Vous êtes sur la page 1sur 82

1.

— Le Seigneur ne tardera plus à le rappeler à Lui.


Le vieux prêtre avait servi des générations de Mondelli dans leur localité natale de Varenna, nichée
au bord du lac de Côme. Il passa une main aux doigts noueux dans sa chevelure blanche et adressa un
regard de compassion aux deux petits-enfants de Giovanni Mondelli, personnage emblématique de la
mode italienne qui allait bientôt s’éteindre.
— Il est maintenant temps de lui dire au revoir.
Son ton grave reflétait la peine du village tout entier. Rocco Mondelli eut l’impression de recevoir
un coup de poignard en plein cœur. Son grand-père représentait tout pour lui : le père qu’il n’avait pas
vraiment eu, son mentor, son ami, son confident. Il lui avait tout appris, lui prodiguant ses conseils avisés
après lui avoir confié la direction générale du groupe familial, et l’aidant à faire de la célébrissime
maison de couture italienne une entreprise florissante, ancrée dans le XXIe siècle.
Il ne pouvait pas l’abandonner maintenant. Pas si tôt.
Le cœur en staccato, Rocco luttait pour ne pas laisser éclater son chagrin. Sa sœur, Alessandra,
avait quant à elle capitulé. Les larmes coulaient sans retenue, baignant son visage. Elle s’agrippa à son
bras.
— Je… Je n’y arriverai pas, balbutia-t-elle, éperdue. Tout cela est si soudain.
Rocco déglutit péniblement dans l’espoir de desserrer l’étau qui lui broyait la poitrine. Il se
revoyait à l’âge de sept ans, debout sur le pont du bateau, frissonnant dans son petit costume gris
anthracite, tandis que son père répandait les cendres de sa mère dans les eaux sombres du lac. Il s’était
dit que la vie n’était pas juste. Elle lui avait donné une sœur, mais lui avait repris celle qu’il chérissait
alors le plus au monde. Et voilà que, de nouveau, elle le privait d’un être essentiel à son bonheur.
— Si, tu vas y arriver. Il le faut, sorella. Nous ne pouvons pas le laisser partir sans un mot.
Ressaisis-toi. Nous n’avons plus beaucoup de temps.
Tremblante, Alessandra se serra contre lui. Orpheline de mère dès sa naissance et affublée d’un
père qui avait cherché l’oubli dans le jeu et la boisson, elle était toujours venue trouver réconfort et
protection auprès de son frère aîné.
Aujourd’hui toutefois, Rocco ne se sentait pas de taille à la soutenir. Il avait assez à faire pour
essayer de ne pas craquer lui-même. Il l’écarta doucement.
— Est-il conscient, docteur ? demanda-t-il au petit homme chauve qui se tenait un peu en retrait.
— Oui, mais plus pour très longtemps, je le crains.
Rocco prit la main d’Alessandra.
— Allons-y.
Ensemble, ils entrèrent discrètement dans la chambre de Giovanni.
Rocco avait entendu dire par les vieux du village que, quand la mort frappe à votre porte, sa
présence se sent, elle imprègne tout, jusqu’à l’air que vous respirez. Ici, pourtant, rien de tel. Bien au
contraire, l’atmosphère semblait encore chargée de cette belle énergie que Giovanni Mondelli mettait
dans tout ce qu’il entreprenait. Rocco avait l’impression d’entendre encore résonner le rire franc, à mi-
chemin entre la gaieté et l’ironie, de son grand-père. De sentir son parfum épicé et raffiné flotter dans la
pièce.
Toutefois, la vision de son aïeul au teint cireux, perdu dans un océan de draps blancs, lui ôta tout
espoir.
— Va, chuchota-t-il à sa sœur en la poussant en direction du lit.
Alessandra s’assit presque timidement au bord du matelas et prit la main de son grand-père entre les
siennes. Celui-ci entrouvrit les paupières et une larme coula à la vue de sa petite-fille au visage ravagée
par le chagrin.
C’en fut trop pour Rocco. Il se détourna et s’approcha de la fenêtre, fixant le lac sans le voir.
En apprenant la nouvelle, Alessandra et lui avaient sauté dans un hélicoptère et parcouru les
cinquante kilomètres depuis Milan en un temps record. Il était malheureusement déjà trop tard. Toute la
journée, Giovanni avait ignoré les douleurs qui lui comprimaient la poitrine. A présent, la médecine ne
pouvait plus rien pour lui.
Quel vieil entêté ! Si seulement il s’était soigné ! Mais il avait sans doute jugé le moment opportun
pour tirer sa révérence, à l’apogée de sa gloire, juste avant le lancement de la plus somptueuse collection
automne hiver que sa maison de couture ait jamais créée. Car le grand couturier ne dédaignait pas, de
temps à autre, une certaine mise en scène. Il savait aussi recourir à la manipulation lorsque ses intérêts
l’exigeaient.
Il avait tenu bon durant vingt ans, depuis le décès de Rosa, la grand-mère de Rocco, refusant de
s’abandonner au désespoir, vivant chaque instant avec intensité. Maintenant, il lâchait prise pour
rejoindre enfin l’épouse qu’il adorait.
Un sanglot étouffé tira Rocco de ses sombres pensées. Il se retourna au moment où Alessandra
s’enfuyait de la chambre.
— Elle aura du mal à s’en remettre, murmura-t-il d’une voix étranglée par l’émotion.
— Je ne m’inquiète pas pour elle, lui répondit son grand-père dans un souffle, le simple fait de
parler semblant lui demander un effort considérable. Ta sœur a de l’énergie à revendre. Viens, assieds-toi
près de moi.
Rocco obtempéra.
— Nonno…
— Chut ! Ecoute-moi, mio figlio. Le temps presse. Je n’en ai plus pour très longtemps et j’ai des
choses importantes à te dire. Tout d’abord, sache que je suis fier de toi. Ce que je t’ai donné, tu me l’as
rendu au centuple.
Rocco sentit sa gorge se serrer affreusement.
— Aie confiance en tes capacités, mon grand. Ne doute jamais de l’amour que j’ai pour toi et tâche
de comprendre que j’ai agi uniquement pour ton bien… dans ton intérêt.
Epuisé, il ferma les yeux.
— Nonno, non ! S’il te plaît.
Les paupières rougies s’entrouvrirent, mais le regard autrefois si perçant était devenu vague.
— Promets-moi de prendre soin d’Olivia, marmonna encore le vieil homme.
— Olivia ?
La question resta sans réponse. Les paupières se refermèrent, cette fois définitivement. c’en était fini
du fondateur de la maison Mondelli qui avait régné sur le monde de la mode italienne pendant un demi-
siècle. La flamme s’était éteinte.
Rocco émit un gémissement rauque et, alors seulement, il s’autorisa à pleurer celui à qui il devait
tout.

* * *

Rocco réussit à ne rien laisser paraître de sa peine durant la semaine qui suivit le décès de son
grand-père. Aidé d’Alessandra, il entreprit d’organiser les obsèques et de régler la succession. Dans un
cas comme dans l’autre, ce n’était pas une mince affaire. Les Mondelli possédaient en effet des propriétés
et des intérêts financiers dans le monde entier. Par ailleurs, les funérailles prenaient une ampleur qui
dépassait largement le cadre familial et amical. Célébrités, personnalités politiques en vue, membres du
gouvernement : tous ceux et toutes celles que Giovanni habillait depuis des décennies tenaient à lui rendre
un dernier hommage.
Sans oublier, bien sûr, les trois mousquetaires, trois étudiants avec lesquels Rocco s’était lié d’une
amitié indéfectible dès son arrivée à l’université de Columbia. Réunir le quatuor tenait toujours de
l’exploit, car ses compères avaient un agenda aussi chargé que le sien. Christian Markos, petit génie de la
finance, se partageait entre sa ville natale d’Athènes et Hong Kong. Stefan Bianco, le beau Sicilien
ténébreux de la bande, brassait des millions comme spécialiste de l’immobilier de luxe. Bien que
domicilié officiellement à Manhattan, il passait le plus clair de son temps à bord de son jet privé où il
négociait des transactions portant sur des sommes astronomiques. Quant au cheikh Zayed Al Afzal, il
avait fort à faire pour maintenir l’ordre et la justice dans son royaume de Gazbiyaa, perdu en plein désert
d’Arabie.
La pensée que ces trois hommes qu’il considérait plus comme des frères que des amis allaient
traverser le globe pour le soutenir dans cette épreuve lui réchauffait le cœur.
Memento vivere, « n’oublie pas de vivre », telle était la devise du groupe. Chacun d’eux
l’appliquait au pied de la lettre, vivant à cent à l’heure, sûr du soutien inconditionnel de ses trois acolytes
en cas de coup dur.
— Pouvons-nous commencer ?
La voix du notaire et ami très proche de Giovanni le tira de sa rêverie.
— Oui, bien sûr. Excuse-moi, Adamo.
Le juriste jeta un rapide coup d’œil au testament qu’il connaissait certainement par cœur pour avoir
participé à sa rédaction.
— Giovanni a réparti son patrimoine immobilier entre Alessandra et toi, ce qui, je le sais, ne te
surprendra pas, puisque vous en aviez discuté ensemble. Ta sœur hérite de la villa de Saint-Barth et de
l’appartement de Paris ; toi, de la Villa Mondelli et de l’appartement de New York.
Rocco ne fut effectivement pas étonné de ce partage. Alessandra, que son métier de photographe
entraînait aux quatre coins du globe, avait toujours prétendu que la propriété familiale était bien trop
grande pour elle et qu’elle y errerait comme une âme en peine si jamais elle devait y vivre seule. Rocco,
en revanche, adorait ce lieu. C’était son refuge, son point d’ancrage.
— Et mon père ?
— Pour lui, il n’y aura pas de changements. Giovanni a laissé une coquette somme destinée à
Sandro. Charge à toi de gérer cet argent selon vos arrangements actuels.
Rocco acquiesça d’un signe de tête.
Depuis des années, son père résidait gratuitement dans un appartement en plein Milan et recevait,
chaque semaine, de quoi se nourrir et subvenir à ses besoins, ce qui pour lui consistait à se livrer à son
passe-temps favori : le jeu. Souvent, il perdait son allocation hebdomadaire en une seule nuit à la
roulette, et venait quémander un supplément. En cas de refus, il se livrait alors à toutes sortes d’excès,
comme cette fois où il était arrivé à la soirée du vingt-cinquième anniversaire d’Alessandra
complètement ivre. S’excuserait-il, un jour, d’avoir dilapidé sa fortune au point de devoir vendre leur
maison et de perdre la garde de ses enfants ? Rocco l’avait longtemps espéré ; maintenant, il n’y croyait
plus.
— Giovanni possédait un autre pied-à-terre à Milan qui ne figure pas dans l’héritage. Il l’avait
acheté l’an dernier.
— Comment cela ?
Son grand-père n’aimait pas habiter en ville, préférant rentrer chaque soir à la villa en voiture ou en
hélicoptère.
Adamo rougit légèrement sous son hâle. Il semblait embarrassé.
— L’appartement est au nom de Giovanni, mais c’est une femme qui l’occupe. D’après mes
informations, il s’agirait d’une certaine Olivia Fitzgerald.
— Le mannequin ?
— A priori, oui. Il n’a pas été facile d’obtenir des renseignements, car elle utilise un faux nom.
Rocco tombait littéralement des nues. Top model parmi les plus demandés, Olivia Fitzgerald avait
signé avec un groupe de cosmétiques français avant de disparaître un an plus tôt, rompant son contrat de
façon unilatérale, lequel ne représentait pas moins de trois millions de dollars. Les paparazzis l’avaient
recherchée en vain.
Elle se cacherait donc à Milan, chez Giovanni ?
— Faut-il en déduire qu’ils avaient une liaison ? s’enquit Rocco, incrédule.
— Je n’en ai pas la certitude, répondit Adamo, le visage de plus en plus empourpré. Néanmoins,
tout porte à le croire. D’après les voisins, Giovanni rendait visite régulièrement à la jeune femme, le soir
en général. Ils sortaient parfois dîner au restaurant, bras dessus, bras dessous, sans crainte apparemment
du qu’en-dira-t-on.
Rocco se massa les tempes, tentant de refouler la colère et le dégoût qui l’envahissaient. Il n’en
revenait pas. Comment son grand-père, un homme qui avait largement dépassé les soixante-dix ans, avait-
il pu prendre comme maîtresse une femme de vingt-cinq ans tout au plus ? Et, qui plus est, une adepte des
soirées débridées qui dépensait son argent plus vite qu’elle ne le gagnait ? Cela paraissait impensable.
Et pourtant…
« Promets-moi de prendre soin d’Olivia. »
N’étaient-ce pas les mots prononcés par le vieil homme juste avant de rendre son dernier soupir ?
Cristo ! Hors de question de laisser cette intrigante qui n’en voulait qu’à l’argent des Mondelli se
pavaner chez lui !
— Communique-moi les renseignements dont tu disposes à son sujet. Je me charge de régler ce
problème.
— Entendu. Mais ce n’est pas tout.
— Per favore, ne me dis pas que mon grand-père entretenait un harem !
— Non, rien de tel, le rassura Adamo avec un sourire toutefois gêné.
— Alors, quelle est l’autre mauvaise surprise ?
— Giovanni t’a légué cinquante pour cent des parts du groupe Mondelli. Les dix pour cent restants
reviennent temporairement à Renzo Rialto. Celui-ci te les restituera au moment qu’il jugera le plus
opportun.
Abasourdi, Rocco s’efforça d’encaisser ce nouveau coup, plus terrible encore que le précédent. En
agissant ainsi, son grand-père le privait du contrôle de l’entreprise familiale et le livrait en pâture au
conseil d’administration. Et pour couronner le tout, il confiait les dix pour cent qui lui auraient garanti le
pouvoir au président, un homme qui, manifestement, ne le portait pas dans son cœur.
— Giovanni jugeait préférable de ne pas te transférer trop de responsabilités d’un coup. Il voulait te
donner le temps de trouver tes marques.
— Trouver mes marques ! ?
Cette fois, la colère s’était muée en une rage sourde, attisée par la déception, la frustration. Il la
sentait pulser à travers tout son corps.
— Si la société connaît une notoriété mondiale, c’est grâce à moi et à personne d’autre. C’est moi
qui ai poussé pour développer les ventes à l’international. Moi qui ai modernisé une maison de couture
certes florissante, mais qui, à l’époque où j’ai pris mes fonctions, se contentait du marché italien. Alors,
qu’on ne vienne pas me parler de « trouver mes marques » !
Adamo leva les mains dans un geste d’apaisement.
— Reconnais tout de même que tu as une fâcheuse tendance à enfreindre les règles fixées par les
administrateurs et à te moquer de leurs conseils.
— Parce que leurs directives sont archaïques. Ces gens se comportent comme des dinosaures. Sans
mon initiative, nous aurions eu du mal à franchir le cap du XXIe siècle.
— Je suis d’accord avec ton analyse. Toutefois, le conseil ne partage pas forcément ce point de vue.
Bon nombre de ses membres s’accrochent à leurs idées conservatrices et ont la nostalgie des vieilles
recettes qui ont jadis contribué au succès du groupe. Tu vas devoir faire preuve de finesse pour les
convaincre.
De finesse ? En réalité, ce dont ces diplodocus avaient besoin pour bouger, c’était d’un bon
électrochoc !
— Qui plus est, ta vie privée leur pose problème. Ils ne te considèrent pas comme le candidat idéal
pour diriger l’entreprise dans le respect des principes moraux qui l’ont toujours guidée.
— Ne t’aventure pas sur ce terrain ! gronda Rocco.
Cette fois, Adamo soutint son regard sans ciller.
— La situation était délicate, tu ne peux le nier.
— Cela ne justifie pas une condamnation sans appel de leur part.
— Il s’agit de l’épouse d’un juge. Et puis, il y a l’enfant.
— Qui n’est pas de moi, précisa Rocco. L’analyse ADN l’a prouvé.
— En effet. Trop tard, malheureusement, pour permettre d’étouffer le scandale. Cette histoire a
causé du tort à l’image de la maison Mondelli. Tu avances parfois tes pions trop vite, sans prendre le
recul nécessaire. Or, les administrateurs craignent qu’avec la disparition de ton grand-père ce défaut ne
s’accentue.
Voilà donc pourquoi Giovanni avait jugé bon de lui affecter un baby-sitter ! Afin de l’empêcher de
déraper. Cette idée lui donnait envie d’exploser.
— La femme dont tu parles aurait pu m’aviser qu’elle était mariée. Par ailleurs, je suis directeur
général et je n’ai que faire des opinions d’une bande de notables englués dans leur conformisme.
Adamo haussa les épaules avec fatalisme.
— Dommage, car tu ne pourras pas te dispenser de leur aval. Tes cinquante pour cent ne te
permettront pas de passer en force. La clé du pouvoir réside entre les mains de Renzo Rialto, le seul à
même de changer la situation à ton avantage.
Rocco se leva et s’approcha de la baie vitrée.
« Tâche de comprendre que j’ai agi uniquement pour ton bien », lui avait dit son grand-père avant de
mourir.
Il avait beau s’y efforcer, il n’y parvenait pas. C’était comme si Giovanni avait voulu lui faire payer
des pratiques commerciales un peu trop agressives à son goût, le punir pour ses nombreux succès auprès
des femmes. Pourtant, il avait toujours veillé à séparer vie privée et mission professionnelle — une
mission qu’il avait réussie au-delà de toutes les espérances. Cette défiance n’allait pas avec le discours
que lui avait servi son grand-père : « Sache que je suis fier de toi. Ce que je t’ai donné, tu me l’as rendu
au centuple… »
Tout cela n’avait aucun sens.
A moins qu’échaudé par l’échec de Sandro Giovanni ait préféré répartir les responsabilités ?
S’imaginait-il que son petit-fils risquait lui aussi de craquer ?
— Je n’ai rien de commun avec mon père, déclara Rocco à voix haute.
— Je le sais. En revanche, tu cumules les conquêtes féminines comme lui, les dettes de jeu.
— Mon palmarès est largement exagéré.
— Pas tant que ça. N’oublie pas, mon grand, que je t’ai vu naître et que je te connais bien.
— Que devrais-je faire, à ton avis ? Me marier ?
— Ce serait une excellente chose, en effet. Cela prouverait que tu as mûri, que tu es capable de
t’engager dans une relation durable et de fonder une famille.
— N’y compte pas trop, répliqua-t-il sèchement. En avons-nous terminé ?
— Presque.
Ils passèrent en revue les dispositions mineures du testament, puis Rocco prit congé du notaire.
Il s’engouffra dans son coupé sport Lamborghini, un petit bijou auquel il tenait comme à la prunelle
de ses yeux. Il allait tout d’abord rendre une visite de courtoisie à Renzo Rialto. Ensuite, il s’attaquerait
au second problème : Olivia Fitzgerald.
2.

Rocco s’attendait à trouver une jolie femme. Il avait admiré le visage aux traits réguliers encadrés
d’une cascade de cheveux blonds, les yeux lumineux et le corps aux formes voluptueuses des dizaines de
fois sur les pages glacées des magazines ou sur les panneaux d’affichage un peu partout en ville. Or, la
réalité dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer : Olivia Fitzgerald était tout simplement d’une beauté
stupéfiante.
Mais ce qui le surprit encore davantage, ce fut sa propre réaction en voyant cette superbe créature,
sans fard ni maquillage d’aucune sorte, vêtue d’un simple jogging. Elle exerça aussitôt sur lui une réelle
fascination.
La jeune femme buvait un verre avec deux amies — visiblement deux belles Italiennes à la peau
mate et à la chevelure sombre — à la terrasse d’une trattoria installée au bord d’un des canaux milanais.
Quant à lui, il avait pris place à une petite table légèrement en retrait, mais suffisamment près pour lui
permettre d’entendre le son de sa voix, d’observer l’éclat particulier de ses yeux dont le bleu évoquait
celui des lacs de montagne.
Pas de doute, cette fille avait un charme fou, et elle le savait. Elle avait dû en déployer des trésors
de séduction pour convaincre Giovanni d’acheter un appartement d’une valeur de trois millions d’euros,
le long du corso Venezia !
Il sentit son hostilité grandir.
Elle avait manifestement repéré qu’il s’intéressait à elle, car ses compagnes coulèrent un regard
amusé dans sa direction, l’obligeant à se concentrer sur la carte. Il commanda un verre de vin.
Le détective privé dont Adamo avait loué les services pour découvrir l’identité de la jeune femme
s’était révélé une mine d’informations. Olivia Campbell — ainsi qu’elle se faisait désormais appeler —
n’avait guère de vie sociale. Elle passait le plus clair de son temps enfermée chez elle. En revanche, tous
les jeudis soir, elle se rendait à un cours de yoga avec ses amies et terminait la soirée dans cette trattoria
des Navigli.
En somme, une vie apparemment sans histoires.
Une chance que Rocco connaisse les patrons de cet endroit très branché. Sinon, il n’aurait jamais
réussi à obtenir une table aussi bien placée. Au départ, il avait envisagé d’aller débusquer la belle
intrigante dans son luxueux cocon, puis il s’était ravisé, optant pour une approche moins directe qui lui
donnerait l’occasion d’observer la jeune femme avant de l’aborder.
A priori, la disparition de son protecteur ne l’avait pas affectée tant que ça. Elle devisait avec ses
copines, et le ton de la conversation semblait plutôt léger. S’apprêtait-elle déjà à fondre sur une nouvelle
proie pour remplacer celui qui avait prématurément tiré sa révérence ? Voilà pourquoi elle lui lançait des
œillades de moins en moins discrètes. Après le grand-père, le petit-fils !
Rocco adressa un sourire forcé à la serveuse qui venait de lui apporter son verre. Il but une longue
gorgée. Il ne s’était jamais senti d’une humeur aussi massacrante. D’autant que sa réunion avec Renzo
Rialto lui avait laissé un goût amer. Il s’était passé exactement ce qu’Adamo avait prévu. Rialto n’avait
pas caché ses doutes sur la capacité de Rocco à agir avec discernement sans le soutien de Giovanni.
« Pose-toi un peu, lui avait-il dit. Prouve-moi que tu as la maturité suffisante pour assumer l’entière
responsabilité du groupe et je te la confierai. »
Rocco serra des poings rageurs.
Se poser ? Si ce vieil arrogant, imbu de sa personne, espérait le convaincre de renoncer à sa vie de
célibataire pour se passer la corde au cou, il en serait pour ses frais ! Car Rocco avait bien l’intention de
profiter des plaisirs de l’existence le plus longtemps possible.
D’ailleurs, Olivia Fitzgerald allait lui en fournir l’occasion sous peu !

* * *

Il avait manifestement flashé sur elle.


Olivia s’évertuait à feindre l’indifférence, mais comment rester de marbre sous le regard ténébreux
de ce bel Italien d’une rare élégance ? Pourquoi éprouvait-elle un tel trouble ? Dans le cadre de son
métier, elle avait pourtant côtoyé des apollons de tous horizons et aucun, jusqu’à présent, n’avait suscité
en elle une réaction aussi instantanée. Elle en avait presque honte, sans compter que sa tenue
vestimentaire ne la mettait pas à son avantage.
L’aurait-elle déjà rencontré quelque part ? Le visage racé et viril de cet homme lui semblait
familier. Peut-être s’agissait-il d’un mannequin avec lequel elle avait travaillé ? Non, impossible. Il
n’était pas de ceux qu’on oublie facilement.
Violetta étouffa un bâillement, rejeta ses cheveux en arrière et vida son verre d’un trait.
— Il faut que je rentre pour réviser. Ce n’est pas juste, ajouta-t-elle sur le ton de la lamentation. Ce
type te dévore littéralement des yeux. C’est comme si Sophia et moi étions transparentes.
— Pas étonnant ! renchérit celle-ci, moqueuse, Olivia est une vraie déesse. Et puis, c’est bien
connu, les Italiens ont un faible pour les blondes au teint de lait et aux grands yeux d’azur.
— Tandis que moi, j’envie votre peau mate et lumineuse.
— Je dois partir, moi aussi, déclara Sophia en attrapant son sac de sport.
— Vous n’allez pas me planter là, toute seule ! protesta Olivia.
— Je te parie que tu ne le resteras pas longtemps, rétorqua Violetta d’une voix malicieuse en jetant
un coup d’œil appuyé en direction de l’inconnu. Il est subjugué par toi, ma belle. Alors, lâche prise, Liv.
Il a tout pour plaire : un physique renversant, un regard de braise et une Rolex qui vaut certainement dans
les vingt-cinq mille euros ! Depuis que nous nous connaissons, tu n’as encore jamais regardé un homme.
Or, celui-ci mérite le coup d’œil.
Les deux jeunes femmes réglèrent leurs consommations, se levèrent et se dirigèrent vers la bouche
de métro, non sans avoir prié Olivia de les appeler pour leur raconter des détails croustillants.
Olivia ne leur ferait pas ce plaisir, car elle n’avait aucune intention de s’attarder. Ce soir, elle était
sortie dans l’unique but de se changer les idées. Sans Giovanni pour l’aider à se construire une nouvelle
vie, elle se sentait à la dérive. La disparition de son mentor avait creusé un vide immense en elle.
Ensemble, ils avaient travaillé à la création de sa collection de prêt-à-porter haut de gamme. Il lui avait
appris toutes les astuces du métier de styliste. Il l’avait encouragée, guidée grâce à ses conseils avisés et
à son expérience. Et maintenant, elle se retrouvait livrée à elle-même.
La séance de yoga et la compagnie de ses amies avaient réussi à dissiper quelque peu sa tristesse et
son anxiété, lesquelles revenaient en force depuis leur départ.
Olivia explora son sac à main à la recherche de son porte-monnaie. La précarité de sa situation
financière actuelle achevait de lui saper le moral. Ce n’était pas avec ce qu’elle gagnait comme serveuse
dans un café qu’elle pourrait payer un loyer, et encore moins continuer à vivre dans l’appartement mis à
sa disposition par Giovanni. Ce dernier avait généreusement subvenu à ses besoins durant un an, mais
elle avait tenu à assurer un job d’appoint. Il en allait de sa dignité.
Inutile de céder à l’angoisse ! Elle trouverait une solution pour s’en sortir, comme toujours.
Une ombre se dessina sur la table. Olivia vit apparaître une paire de chaussures italiennes
manifestement très coûteuses dans son champ de vision. Elle releva la tête.
— Bonsoir.
De près, il était encore plus beau, avec son regard très brun auquel la lueur des chandelles donnait
des reflets ambrés. Grand — pas loin du mètre quatre-vingt-dix, estima Olivia d’un œil exercé par des
années de mannequinat —, et particulièrement bien bâti.
— Puis-je m’asseoir ? demanda-t-il dans un anglais absolument parfait.
Il avait dû remarquer qu’elle parlait l’italien avec un léger accent.
— Je m’apprêtais à partir, répliqua Olivia, mal à l’aise.
— Je meurs d’envie de vous offrir un verre, insista-t-il en lui adressant un sourire éblouissant.
J’étais venu ici pour profiter du crépuscule, mais au lieu d’admirer le paysage, je n’ai fait que vous
contempler, vous.
Elle sentit son cœur s’emballer et une rougeur intempestive gagner ses joues. Une vraie midinette.
C’était pathétique ! Cet inconnu cherchait sans nul doute une aventure d’un soir.
— Je dois vraiment rentrer… Il est tard, objecta-t-elle sans grande conviction.
— S’il vous plaît ! Juste un verre. Il n’est que 21 heures, autant dire le début de la soirée en Italie.
Etait-ce parce que la mort de Giovanni l’avait rendue vulnérable, ou parce qu’elle était persuadée
que cet homme beau comme un dieu n’avait pas besoin de draguer à la terrasse d’un café pour faire des
conquêtes ? Toujours est-il qu’elle s’entendit répondre :
— Je vous en prie, asseyez-vous…
Il obtempéra. A peine leva-t-il le doigt que la serveuse accourut. Il commanda deux verres de
chianti dans un italien rapide et chantant.
Pour une raison obscure, Olivia se sentit tout de suite plus détendue. La compagnie de cet étranger
avait quelque chose de rassurant.
— Etes-vous un habitué de la trattoria ?
— L’établissement appartient à de vieux amis. Je m’appelle Tony.
— Et moi, Liv.
Elle serra la main qu’il lui tendait, soulagée qu’il ne l’ait pas reconnue.
— Joli nom. Vos amies sont parties précipitamment. J’espère ne pas les avoir fait fuir.
— Je crois, au contraire, que vous n’attendiez que ça.
— Touché ! admit-il avec un sourire enjôleur. Voilà ce que j’aime avec vous autres, les
Américains : vous n’y allez pas par quatre chemins. Vous faites preuve d’une franchise désarmante.
— Mon accent new-yorkais est-il si évident ?
— Je le reconnaîtrais entre mille. J’ai effectué mes études supérieures à l’université de Columbia.
— Ah, je comprends mieux… Permettez-moi donc de me montrer directe : pourquoi venir seul ici ?
D’ordinaire, les clients s’y retrouvent plutôt entre amis.
Une lueur étrange traversa le regard ténébreux.
— Je cherchais des réponses à certaines questions que je me pose.
— Et vous les avez trouvées ? s’enquit-elle, intriguée.
— Possible.
Il l’examinait d’un regard inquisiteur, comme s’il essayait de lire en elle.
— Et vous, Liv, que faites-vous dans la vie ?
Elle hésita. Depuis son arrivée à Milan, un an plus tôt, elle n’avait parlé de son projet qu’à trois
personnes : Giovanni, bien sûr, Violetta et Sophia.
— Je suis créatrice de mode. Je travaille actuellement sur ma première collection.
Il eut l’air à la fois surpris et intéressé.
— Envisagez-vous de collaborer avec une maison de couture italienne ?
— C’est en effet mon objectif.
— Où avez-vous suivi votre formation ?
— A New York, au Pratt Institute. Vous le connaissez ? ajouta-t-elle en voyant son expression
visiblement impressionnée.
— De réputation seulement.
— Pourquoi avoir choisi de vous lancer à l’étranger et non aux Etats-Unis ?
Pour tourner la page et tenter d’oublier.
Mais cela, il n’avait pas besoin de le savoir.
— Pour prendre un nouveau départ, se contenta-t-elle d’expliquer.
— En matière de mode, Milan est la ville parfaite pour se lancer.
Il sourit à la serveuse qui leur apportait leurs consommations et attendit qu’elle ait tourné les talons
pour lever son verre.
— Aux nouvelles… amitiés.
Elle l’imita tandis que son pouls s’accélérait.
— Et aux réponses que vous espérez trouver.
— Cette rencontre constitue peut-être la meilleure d’entre elles, dit-il avec un sourire énigmatique.
Troublée, elle but une gorgée de chianti pour se donner une contenance. Il s’agissait d’un bien
meilleur cru que celui qu’elle avait commandé précédemment.
— Avez-vous déjà approché des maisons de couture locales ?
— Oui. J’avais posé quelques… jalons, mais un douloureux événement a stoppé net ce projet.
Maintenant, je ne sais pas très bien comment tout cela va tourner.
— Je suis sûr que d’autres opportunités se présenteront.
— Et je compte bien les saisir. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour réaliser mon rêve,
répliqua-t-elle.
— Je n’en doute pas un instant, commenta son interlocuteur.
Sa voix était soudain devenue sèche, et l’expression de son visage, crispée.
— A votre tour de me parler de vous ! lança Olivia pour détendre l’atmosphère. Dans quel domaine
travaillez-vous ?
— Les affaires. Je m’évertue à rendre rentables les idées de génie des créatifs, précisa-t-il, de
nouveau sur le ton de l’humour.
Décidément, cet homme avait le don de souffler le chaud et le froid.
— Ne vous moquez pas, car le monde serait bien terne sans eux.
— Tout à fait d’accord.
Un silence pesant s’installa entre eux. Tony, très à l’aise, ne la quittait pas des yeux. Quant à elle,
elle cherchait désespérément quelque chose à dire. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas flirté
qu’elle ne savait plus comment s’y prendre. La dernière fois, c’était avec Guillermo Villanueva. Elle
avait rencontré le photographe lors d’un défilé de mode et avait vécu quelque temps avec lui, malgré
l’absence de passion qu’elle éprouvait à son égard. Leur rupture datait de plus d’un an. Depuis, elle tenait
les hommes à distance.
— Avez-vous dîné ? s’enquit Tony.
La question la prit de court.
— Je comptais le faire en rentrant chez moi.
Il parcourut la carte et, sans la consulter, commanda un assortiment d’amuse-bouche. Curieusement,
elle, qui plaçait son indépendance au-dessus de tout, ne s’en offusqua pas. Pire encore : cette initiative la
séduisit. En fait, tout chez Tony lui plaisait : son physique viril, ses manières élégantes, jusqu’à sa
conversation qui démontrait un quotient intellectuel nettement supérieur à la moyenne et une culture
approfondie. Tout en grignotant, ils parlèrent politique, littérature, musique…
— Pourquoi avoir choisi l’université de Columbia ? demanda-t-elle enfin. Avez-vous de la famille
aux Etats-Unis ?
— Comme vous, j’avais besoin de changer d’air, de déployer mes ailes. New York correspondait
parfaitement à mes aspirations.
— Et vous êtes donc devenu un as de la finance, habitué à brasser des fortunes, plaisanta-t-elle.
— Un as, je n’irais pas jusque-là. En revanche, il est vrai que certains contrats se chiffrent en
millions.
Elle se surprit une nouvelle fois à fixer sa bouche. Quel effet cela ferait-il de l’embrasser ? Bon
sang, elle délirait complètement ! Furieuse contre elle-même, elle reposa son verre vide d’un geste
brusque.
— Un autre ?
— Non merci. Je dois rentrer. J’ai une longue journée de travail en perspective, demain.
— Dans ce cas, je vous raccompagne.
Il demanda l’addition.
— Ce n’est pas la peine, je vous assure, murmura-t-elle alors qu’elle mourait d’envie d’accepter.
Il interpréta sans doute sa réticence comme une preuve de méfiance, car il se tourna vers la serveuse
pour obtenir son soutien.
— Cecilia, j’aimerais escorter cette jeune femme jusque chez elle. Auriez-vous la gentillesse de me
recommander auprès d’elle ?
La jeune brune éclata de rire et se tourna vers Olivia.
— Vous n’avez rien à craindre de ce monsieur, je vous le confirme.
A en juger par l’émoi qu’il suscitait en elle, Olivia n’en était pas si sûre ! Néanmoins, elle céda et le
suivit jusqu’à une rue adjacente où se trouvait garé un superbe bolide jaune. Galant, il lui ouvrit la
portière et l’aida à monter. Elle frémit au contact de sa main sur son bras.
Lorsque le coupé sport démarra dans un rugissement de moteur, elle éprouva une sorte d’ivresse.
Elle avait l’impression de revivre, après des mois passés à tenter de se reconstruire, de chasser les
cauchemars et les souvenirs douloureux.
Qui était-elle aujourd’hui ? Elle ne le savait même pas.
Tony ne parla guère durant le trajet. Il semblait connaître Milan comme sa poche, navigant sans
hésiter dans les rues du quartier huppé qui reliait le corso Venezia à la Via Palestro.
Olivia éprouva une curieuse émotion lorsqu’ils longèrent les avenues élégantes du fief milanais de
la mode, bordées de beaux bâtiments baroques et néoclassiques. Parmi ces splendeurs figurait le
splendide palais qu’elle admirait depuis sa terrasse à chaque fois qu’elle s’accordait une pause pour
boire un café et nourrir les oiseaux. Ici, elle se sentait chez elle, et la perspective de devoir partir lui
vrillait le cœur. Elle s’y était réfugiée après que New York fut devenu pour elle une prison et, quand
Giovanni lui avait montré l’appartement qu’il venait d’acquérir, elle avait eu le coup de foudre.
Tony s’engagea dans l’allée de l’immeuble.
— Y a-t-il un parking ? Je tiens à vous raccompagner jusqu’à votre porte.
Elle sentit son estomac se nouer d’appréhension. Jamais encore elle n’avait invité un homme chez
elle dès leur première rencontre. Et pourtant…
— Il y a un parking souterrain là-bas, s’entendit-elle répondre, la bouche sèche, en indiquant
l’entrée située à l’extrémité.
Tony gara son véhicule à la place qui, il y a peu, accueillait quotidiennement ou presque la voiture
de Giovanni, puis il la suivit dans l’ascenseur.
— Bel endroit pour une artiste débutante, commenta-t-il nonchalamment.
— Un ami me prêtait son appartement.
Il arqua les sourcils.
— Un ami ?
— Pas un petit ami, si c’est ce que vous voulez savoir, précisa-t-elle, notant au passage le ton
légèrement agressif de son interlocuteur.
— Un homme ne prête pas un appartement de plusieurs millions d’euros à une femme sans avoir une
idée derrière la tête.
— Eh bien lui, si !
Heureusement, la cabine s’immobilisa au dixième étage, coupant court à la conversation.
— Me voici arrivée.
— J’insiste pour vous escorter jusqu’à votre porte.
Le cœur battant la chamade, elle introduisit la clé dans la serrure, puis se retourna pour prendre
congé de Tony. Il se tenait à un mètre d’elle à peine et cette proximité acheva de la déstabiliser.
— Merci, balbutia-t-elle d’une voix étranglée.
Il lui adressa un sourire ravageur.
— Vous ne me proposez pas un expresso ?
Elle eut l’impression que ses jambes ne la portaient plus.
— Je… je ne sais pas.
La bienséance aurait voulu qu’elle réponde par la négative, mais le charme de Tony semblait la
priver de toute volonté.
— Liv, s’il te plaît.
Etait-ce parce qu’il était passé au tutoiement ou parce qu’il avait franchi la distance qui les séparait
encore ? Elle céda, et quand il se pencha vers elle, elle n’essaya pas de s’esquiver. Il posa ses lèvres sur
les siennes. Sa bouche était à la fois douce et exigeante. Leurs langues s’unirent dans une danse d’un
érotisme fou et elle sut alors avec une certitude absolue que sa raison avait perdu la partie.
Lorsqu’il tourna la clé dans la serrure pour ouvrir la porte, elle ne songea même pas à protester.
Une petite voix soufflait à Rocco qu’il n’avait pas besoin de pousser ce petit jeu plus loin. Il avait
obtenu la preuve qu’il cherchait : malgré ses réticences initiales, Olivia Fitzgerald était prête à tomber
dans les bras d’un inconnu possédant une montre de luxe et une voiture de sport pour tenter d’échapper à
sa situation précaire. La vulnérabilité qu’il percevait pourtant en elle n’avait pas à entrer en ligne de
compte. Il s’agissait sans doute d’une comédie soigneusement mise au point.
La partie moins rationnelle de son cerveau lui dictait néanmoins de poursuivre cette mascarade pour
en avoir le cœur net, pour découvrir jusqu’où irait la jeune femme.
Rocco posa le trousseau de clés sur la console de l’entrée et referma la porte derrière eux.
— Tout bien réfléchi, je me passerais volontiers de café. Pas toi ?
Elle se contenta de hocher la tête, adossée contre le mur, les bras ballants comme si elle ignorait
quelle contenance adopter, ses petites dents blanches martyrisant sa lèvre inférieure.
Il s’approcha et plaqua les mains de part et d’autre de son visage. Comment pouvait-il éprouver un
désir aussi fort, sachant qui elle était et ce qu’elle avait représenté pour son grand-père ? C’était
inconcevable. Choquant, même.
Pourtant, il avait une envie folle de la toucher, de sentir le parfum de son corps. Il glissa les doigts
sous son T-shirt et caressa la peau de son ventre, douce comme de la soie. Olivia avait de quoi faire
perdre la tête à n’importe quel homme, même le plus raisonnable, à commencer par son grand-père qui ne
s’était jamais intéressé à une femme depuis la mort de sa Rosa. Elle poussa un soupir et ferma les yeux,
attendant visiblement qu’il l’embrasse.
— Tu as le pouvoir d’envoûter les hommes, et tu le sais, n’est-ce pas, Liv ? murmura-t-il contre sa
bouche.
Elle arqua les sourcils, entrouvrit les lèvres, et il en profita pour s’en emparer. Tout d’abord, il la
sentit se raidir puis, très vite, elle se détendit et répondit à son baiser.
— Lève les bras, ordonna-t-il d’une voix rauque.
Elle obtempéra et garda son regard rivé au sien tandis qu’il lui ôtait son T-shirt. Son buste mince aux
seins fermes et au maintien aussi droit que celui d’une danseuse évoquait une sculpture.
Incapable de résister à tant de beauté, Rocco se pencha. Il saisit entre ses lèvres l’une des pointes
rose tendre qui se tendaient vers lui. Il se mit tour à tour à la caresser et à la titiller de la langue. Olivia
poussa une plainte de volupté et il sentit son propre sexe se durcir davantage jusqu’à en devenir presque
douloureux.
— Tony, gémit-elle à son oreille.
Il ne fallut pas plus que cet aveu de reddition pour que Rocco reprenne brutalement pied avec la
réalité. Il avait la confirmation de ce qu’il pensait.
— Dans la vraie vie, je m’appelle Rocco, déclara-t-il en s’écartant.
Il vit la stupéfaction se peindre sur le visage d’Olivia dont les prunelles bleues virèrent presque au
violet. Dans un geste instinctif, la jeune femme se couvrit la poitrine de ses mains.
— Rocco ? balbutia-t-elle enfin. Pourquoi as-tu prétendu…
— Mon deuxième prénom est Antonio.
— Rocco Antonio… Tu… tu es le petit-fils de Giovanni ?
— Exact. Quel effet cela procure-t-il de séduire deux générations de Mondelli ?
— Tu dis n’importe quoi ! Giovanni et moi n’avions pas de relation de cette nature.
Rocco faillit sortir de ses gonds. Cette intrigante ne manquait décidément pas de toupet pour nier
l’évidence avec autant d’aplomb.
— Tu espères me faire croire qu’un homme achèterait un appartement de trois millions d’euros pour
une femme par pure bonté ? Par sens de l’amitié ? Mon grand-père n’a pas parlé de toi une seule fois, ce
qui prouve qu’il ne se sentait pas très à l’aise.
Olivia ramassa son T-shirt et l’enfila à la hâte.
— Ma présence à Milan devait rester secrète. Giovanni protégeait mon anonymat. Il était mon
mentor, mon ami, et non mon amant. Comment peux-tu imaginer ça ? C’est absurde !
— Pas plus que de croire que tu t’intéressais à ce septuagénaire pour autre chose que son argent,
rétorqua-t-il, furieux. Il faut reconnaître que tu sais t’y prendre avec les hommes.
Il intercepta sa main juste avant qu’elle ne vienne le gifler.
— Comment oses-tu proférer de telles accusations ?
— Je connais mon grand-père. Il était très amoureux de ma grand-mère et il n’aurait jamais eu une
aventure avec une autre, a fortiori de l’âge de sa petite-fille, s’il n’avait pas été complètement dépassé
par ses pulsions.
— Tu te trompes.
— Si tu n’as rien à te reprocher, pourquoi te caches-tu ?
— Cela ne te regarde pas. Et maintenant, va-t’en ! rétorqua-t-elle d’une voix vibrante de colère.
— Je t’informe, ma chère, que désormais je suis ici chez moi. Une chose m’intrigue : pour quelle
raison as-tu jeté ton dévolu sur un vieux monsieur ? Tu peux attirer dans tes filets n’importe quel homme
tout aussi riche, et bien plus jeune.
— Je te répète que tu fais fausse route, gronda-t-elle en serrant des poings rageurs.
— Alors, explique-moi pourquoi Giovanni te versait régulièrement de l’argent.
Elle le défiait du regard, mais il surprit dans ses yeux une lueur d’émotion.
— Les chèques permettaient de régler les fournisseurs. Nous travaillions ensemble sur ma future
collection.
— Je dirige le groupe familial, affirma Rocco. Je collaborais à chacun des projets sur lesquels
travaillait Giovanni parce que, comme tout créatif, il avait une fâcheuse tendance à privilégier le
développement d’idées nouvelles sans se soucier de leur rentabilité. Or, je n’ai jamais entendu parler du
tien.
Sans dire un mot, elle le contourna et se dirigea vers le hall d’entrée. Il la suivit jusqu’à une pièce
spacieuse et lumineuse, située au fond de l’appartement. Il y découvrit avec surprise un véritable atelier
de couture. Des vêtements s’alignaient sur des cintres. Sur une table trônait une machine à coudre ; sur
une autre s’accumulaient des croquis.
Il choisit au hasard quelques créations. Toutes étaient taillées dans des étoffes de qualité et
affichaient une véritable originalité, associée au penchant de Giovanni pour la symétrie. Un parti pris
d’élégance, de simplicité et de liberté unique en son genre.
Rocco sentit une étrange émotion lui serrer la gorge.
— Cela ne prouve rien, si ce n’est que tu te servais de mon grand-père pour parvenir à tes fins.
Qu’as-tu dit à la trattoria ? Ah oui, que tu ferais tout ce qui est en ton pouvoir pour réaliser ton rêve.
— Cette phrase est sortie de son contexte, observa-t-elle froidement.
— Peut-être, mais elle décrit très bien la situation. Tu n’as pas hésité à boire un verre avec un
parfait inconnu. Sans doute voyais-tu déjà en moi ton futur mécène ? Quand je pense que tu étais prête à
remplacer Giovanni sept jours seulement après son décès ! Cette pensée me répugne !
— Tu as tout manigancé depuis le début ! s’exclama-t-elle, livide.
— En fait, l’idée de te séduire m’est apparue quand je t’observais sur la terrasse, en train de
plaisanter avec tes amies, alors que ton amant venait de mourir. Je voulais comprendre exactement à quel
type de femme j’avais affaire avant de la jeter à la porte de chez moi.
— Je sais que ton grand-père et toi étiez très proches. Toutefois, tu n’as pas le monopole de la
douleur. Moi aussi, j’aimais Giovanni, et je ne te laisserai pas salir la relation que nous partagions avec
tes insinuations écœurantes.
— Mais vraies.
— Pas le moins du monde.
— Alors, explique-toi.
Elle parut peser le pour et le contre, puis prit une profonde inspiration comme pour se donner du
courage.
— Giovanni a vécu deux grandes histoires d’amour, dont l’une avec ma mère, Tatum.
— Tu mens !
— Absolument pas.
— Ils ont eu une liaison quand ma mère était mannequin chez Mondelli, dans les années 1980.
Giovanni était écartelé entre Rosa et Tatum. Il a finalement choisi de rester avec sa femme et a rompu tout
lien avec ma mère.
Une liaison avec Tatum Fitzgerald ? Rocco refusait de le croire. Le couple de ses grands-parents
était le symbole même de l’amour. Jamais il n’avait vu une telle osmose entre deux êtres. Ils s’étaient
mariés très jeunes et étaient restés amoureux jusqu’à ce que la mort de Rosa les sépare.
— Comment as-tu appris cette histoire ? demanda-t-il à Olivia d’un ton soupçonneux.
— Je traversais une période difficile. Giovanni s’est présenté lors d’une réception professionnelle,
à New York, et m’a tout raconté. Il s’en voulait certainement au sujet de ma mère car, après leur rupture,
elle a fait une grave dépression et sa carrière en a pâti. Elle a ensuite épousé mon père dont elle a fini par
divorcer, quelques années plus tard.
— Sa culpabilité l’aurait donc poussé à t’héberger gratuitement dans un appartement de luxe ? Pour
une aventure terminée depuis des décennies ? Désolé, mais cela tient de l’affabulation.
— J’avais besoin de quelqu’un sur qui compter. Il a été là pour moi.
— Et ce soir, tu es sortie pour tâcher de l’oublier ? conclut Rocco, sarcastique. Dis-moi : te
comportes-tu toujours de la même manière avec les hommes qui t’offrent un verre ?
— C’est toi qui as cherché à me séduire, s’insurgea-t-elle.
— Admets que tu ne t’es pas fait prier.
Olivia Fitzgerald avait un sacré cran, car elle encaissa l’injure sans ciller.
— Puisque tu ne veux pas me croire, va-t’en. Ne t’inquiète pas, j’aurai déménagé d’ici à la fin de la
semaine prochaine.
Jamais elle n’arriverait à trouver en si peu de temps un local assez grand pour y installer son atelier,
songea Rocco en jaugeant du regard l’enfilade des portemanteaux.
— Je te laisse un mois. Après, je récupérerai les clés.
Il ne s’attendait pas à ce qu’elle le raccompagne jusqu’à la porte. Aussi ne fut-il pas déçu. Tout juste
un peu troublé par la détresse qu’il crut lire dans les magnifiques yeux bleus.
3.

Rocco se trouvait avec Christian Markos sur le tarmac de l’aéroport de Milan Linate. Dernier du
quatuor de Columbia à partir après les obsèques de Giovanni, Christian se rendait à Hong Kong pour
affaires. Comme à chaque fois qu’il quittait ses amis les plus chers, Rocco éprouvait un sentiment de vide
immense au fond de lui. Il savait pourtant qu’il les reverrait bientôt, les quatre compères s’étant promis,
avant de s’élancer chacun de son côté à la conquête du globe, de se réunir chaque trimestre. Un rituel
auquel nul n’aurait dérogé pour rien au monde.
Comme s’il lisait dans ses pensées, Christian lui mit la main sur l’épaule.
— Il se peut que j’aie un week-end libre le mois prochain. Pourquoi ne pas en profiter pour faire
une sortie avec ton bateau ?
— A moins que tu ne décroches encore l’affaire du siècle qui t’oblige à t’envoler à l’autre bout de
la Terre ! J’y croirai quand nous serons en train de boire une Peroni sur le pont, fratello.
Christian prit un air indigné.
— Ma dernière affaire en date représentait plusieurs centaines de millions de dollars. Je ne pouvais
tout de même pas laisser passer une telle occasion !
— Pas plus que la brune pulpeuse qui participait aux négociations.
— Exact. A propos, qui est la superbe créature blonde avec laquelle tu as eu un accrochage, tout à
l’heure ?
En effet, Olivia Fitzgerald avait assisté aux funérailles de Giovanni. Scandalisé, Rocco l’avait priée
de partir en des termes peu amènes, ce qu’elle avait refusé catégoriquement. Il avait fini par céder afin
d’éviter une scène. Et comme si cela ne suffisait pas, son père, passablement éméché, avait lui aussi fait
une apparition.
— Olivia Fitzgerald. Elle est venue sans y être invitée.
— Le top model ? Je ne l’ai pas reconnue. Je croyais qu’elle avait disparu de la circulation.
— Elle se terre à Milan depuis un an. Elle estimait mon grand-père et tenait à lui dire un dernier
adieu.
— En quoi cela te pose-t-il un problème ?
— C’est… compliqué.
— Avec toi, tout est toujours compliqué. Au lieu de l’éjecter, tu ferais mieux, au contraire, de lui
proposer un contrat. Le conseil d’administration te baiserait les pieds si tu parvenais à signer avec elle.
— Elle préfère rester dans l’ombre.
Pourquoi ? Il l’ignorait toujours.
Le Grec eut un sourire amusé.
— L’un de mes collaborateurs avait une photo d’elle, à moitié nue sur la plage, en fond d’écran. Je
lui ai demandé d’en changer. Cela nuisait à sa concentration.
— Tu m’étonnes !
Rocco connaissait l’image en question. La publicité pour la célèbre marque de maillots de bain
avait fait le tour de la planète ou presque. Olivia y figurait dans un bikini qui ne cachait pas grand-chose
de ses appâts.
Les moteurs du jet privé de Christian se mirent à ronronner.
— Désolé pour le décès de ton grand-père, ajouta-t-il. Je sais à quel point tu l’aimais. Et pour ton
père aussi. Cela n’a pas dû être facile pour toi de le voir arriver dans cet état.
— Heureusement que Zayed et toi vous êtes chargés de l’encadrer.
— Ne porte pas cette croix sur tes épaules toute ta vie, mon ami.
Ils se donnèrent une accolade fraternelle, puis Rocco resta planté là, tandis que l’avion s’éloignait
pour rejoindre la piste de décollage. Malgré ses multiples préoccupations, il ne parvenait pas à chasser
de sa mémoire le souvenir de la soirée avec Olivia et ce qu’elle lui avait révélé. Y avait-il une part de
vérité ?
Rocco avait tout à coup l’impression que certains aspects de la personnalité de son grand-père lui
avaient échappé. Giovanni avait-il réellement trompé Rosa alors qu’il l’adorait ? Certes, il nourrissait
une sorte de fascination à l’égard des femmes, mais quoi de plus naturel pour un créateur de mode épris
d’esthétisme ? De là à penser qu’il ait été infidèle, il y avait un pas que Rocco se refusait à franchir.
Le vieil homme était-il tombé amoureux d’Olivia Fitzgerald, laquelle avait le tiers de son âge ? Ces
derniers mois, il avait quelque peu perdu son ironie cinglante, il s’était adouci. Le devait-il à la jeune
femme ? Après la mère, la fille…
A cette idée, Rocco éprouva une sensation étrange qu’il préféra ne pas analyser.
A en juger par le génie qui avait inspiré leurs créations communes, ces deux êtres étaient
incontestablement liés par une profonde complémentarité.
Après tout, pourquoi s’en soucier ? Olivia Fitzgerald ne tarderait pas à sortir de sa vie.
Tout à coup, son visage, quand elle était entrée dans l’église, aujourd’hui, resurgit dans son esprit.
Ses traits crispés exprimaient alors toute une palette d’émotions : la crainte d’être reconnue malgré le
foulard dont elle s’était coiffée et qui dissimulait en partie son visage, la rancune, quand elle l’avait
aperçu, le défi, lorsqu’elle avait refusé de partir et, surtout, la peine.
C’est parce que cette peine paraissait réellement sincère qu’il n’avait pas eu le cœur de la jeter
dehors. D’ailleurs, elle s’était éclipsée dès la fin de l’office. Elle occupait toujours l’appartement ;
Rocco tenait l’information du concierge de l’immeuble. Sans doute avait-elle des difficultés à trouver un
endroit abordable pour vivre et travailler.
Rocco regardait sans le voir le jet disparaître à l’horizon. C’est alors que les paroles de son ami lui
revinrent en mémoire : « Le conseil d’administration te baiserait les pieds si tu parvenais à signer avec
elle. »
Christian n’avait pas tort. L’association de deux sommités de la mode permettrait, à coup sûr,
d’accroître considérablement les ventes. La disparition inexpliquée d’Olivia, alors au firmament,
continuait de faire couler beaucoup d’encre.
Plongé dans ses pensées, Rocco reprit la direction du parking. Il imaginait déjà les gros titres de la
presse spécialisée. Un sacré scoop. Seul hic : Olivia avait, semble-t-il, tiré un trait définitif sur son
passé. Pour quelle raison, si ce n’était pas pour fuir ses créanciers ? Pourquoi avait-elle rompu
unilatéralement un contrat de trois millions de dollars au lieu d’aller jusqu’au bout, puis d’aborder sa
reconversion professionnelle ?
Sans Giovanni, ses chances de réussir à lancer sa propre collection avaient fondu comme neige au
soleil. C’en était fini de son rêve. A moins qu’elle ne déniche un nouveau partenaire financier…
Rocco s’immobilisa. Soudain, une idée lumineuse venait de se faire jour dans son esprit. En tant que
directeur général d’une des maisons de couture les plus renommées au monde, il pouvait apporter à
Olivia l’aide dont elle avait besoin. La jeune femme, pour sa part, servirait ses intérêts si elle acceptait
de devenir l’égérie de Mondelli pendant un an. Sa notoriété et le mystère qui l’entourait donneraient une
nouvelle dimension à l’entreprise. Qui plus est, ce coup d’éclat permettrait à Rocco de récupérer les dix
pour cent qui lui manquaient pour avoir les coudées franches vis-à-vis du conseil d’administration.
Rocco sentit l’adrénaline s’infiltrer dans ses veines, lui procurant un regain d’énergie. Il devait faire
à Olivia une proposition si alléchante qu’elle ne pourrait pas la refuser. C’est alors qu’il songea à une
option supplémentaire, la cerise sur le gâteau en quelque sorte. En se fiançant à l’icône de la mode, il
gagnerait à coup sûr la confiance et la gratitude de tous les administrateurs. Renzo Rialto viendrait lui
manger dans la main.

* * *

Olivia finissait de rassembler ses croquis dans un carton quand quelqu’un frappa à sa porte avec
insistance. Il s’agissait sans doute de Violetta, venue lui prêter main-forte pour son déménagement.
N’importe quelle distraction susceptible de lui remonter le moral serait de toute façon la bienvenue.
Lorsqu’elle vit qui se tenait sur le seuil, elle changea d’avis. N’importe quelle distraction, hormis le
beau Rocco Mondelli, d’une élégance rare dans le costume sombre qu’il portait ce matin aux obsèques de
Giovanni. Malgré sa détermination à le haïr, elle ne put empêcher son cœur de marquer un temps d’arrêt.
— Tu m’avais accordé un mois de sursis.
— Exact, répondit-il en entrant sans attendre d’y être invité. Et je tiendrai parole. As-tu déjà trouvé
un autre appartement ?
Comme si elle pouvait se fier à sa parole !
Elle le toisa du regard et referma la porte derrière lui.
— Non, mais il m’a semblé judicieux de commencer à empaqueter mes affaires avant que tu ne
m’envoies les huissiers.
— Ce ne sera pas utile. Cette fois, je prendrai volontiers un expresso.
— Tu as failli me mettre dehors, à l’église, et tu te figures que je vais te préparer un café !
s’exclama-t-elle, abasourdie par son audace.
— J’ai une proposition qui devrait t’intéresser, répondit-il sans se démonter.
Garde-la pour toi ! songea-t-elle, furieuse.
— Allez, Olivia, offre-moi un café, s’il te plaît.
Elle céda à contrecœur. Après tout, elle ne se trouvait pas vraiment en position de force. Il avait le
pouvoir de la jeter à la rue quand bon lui semblerait. Mieux valait transiger et écouter ce qu’il avait à lui
dire.
— Ta peine m’a paru sincère, ce matin.
— J’aimais Giovanni.
— Parce qu’il s’agit d’amour, maintenant ! lança-t-il avec une ironie détestable. Vous filiez la
parfaite idylle, j’imagine !
— Si tu engages la discussion sur ce ton, autant t’en aller tout de suite. Je ne me laisserai plus
insulter par toi.
— Nessuno, Liv. J’ai quelque chose à te proposer que tu ne pourras pas refuser et qui nous
permettra, à tous les deux, de nous tirer de cette situation délicate.
— Après la façon dont tu m’as traitée, rien ne saura me convaincre d’avoir quoi que ce soit à voir
avec toi.
— Ne parle pas trop vite, écoute d’abord. Tu n’as pas les moyens de payer le loyer d’un
appartement de cette taille, même dans un quartier moins chic. Or, un trois pièces serait trop petit pour y
loger et y installer ton atelier. Tu m’as expliqué que tu ne souhaitais ni reprendre ta vie d’avant, ni
renouer avec tes amis ou ta famille. Donc, la seule personne susceptible de t’aider, c’est moi.
— Je ne veux rien de toi. Je trouverai une solution par moi-même.
— Et si je te disais que je suis prêt à honorer les engagements pris par mon grand-père ? Voire à
aller plus loin, en mettant à ta disposition les moyens techniques et marketing de Mondelli ? Tu créerais ta
collection sous notre nom et nous la lancerions l’année prochaine.
Olivia n’en croyait pas ses oreilles. Il envisageait de commercialiser ses créations sous le nom
prestigieux de Mondelli alors que, manifestement, il avait une piètre opinion d’elle. Pour quelle raison ?
— Tu as quelque chose qui m’intéresse, reprit-il comme s’il lisait dans ses pensées. Mondelli a
besoin d’une nouvelle égérie. Le contrat avec Bridget Thomas expire à la fin du mois et je ne compte pas
le renouveler. En contrepartie, tu recevrais cinq millions de dollars. Ton retour ferait sensation et
permettrait d’augmenter notre chiffre d’affaires de façon exponentielle.
Olivia sentit une boule d’angoisse, hélas familière, se former au creux de son estomac.
— J’ai quitté le métier.
— Je le sais. Toutefois, le jeu en vaut la chandelle, non ? Un an de ta vie en échange d’une coquette
somme et de l’assurance de voir ton rêve se réaliser. Ce n’est pas si cher payer.
— Non ! répondit-elle avec véhémence. Inutile d’insister.
— Pourquoi ? Que s’est-il passé pour te dégoûter à ce point du mannequinat ?
Sa dernière apparition sur un podium… L’overdose de son amie juste après avoir défilé dans ce
même lieu, quelques mois plus tôt…
Les souvenirs qu’elle s’appliquait à refouler remontaient à la surface, plus sombres et terrifiants que
jamais. Olivia serra les poings jusqu’à ce que ses phalanges blanchissent. Ce soir-là, elle avait
complètement craqué, et le stress avait fini par épuiser ses capacités de résistance. Pour ne pas sombrer
dans l’abîme, dans ce puits sans fond, comme son amie, elle avait définitivement tourné le dos à cette vie
qui menaçait de l’engloutir.
— Peu importe la raison, je ne remonterai pas sur un podium.
— Quitte à renoncer à ton projet ? Il ne te sera pas facile de trouver une telle proposition ailleurs.
Or, si tu lances ta collection sous le nom de Mondelli, tu connaîtras un succès immédiat. Pas besoin
d’aller frapper aux portes pour obtenir une aide financière ou technique. Après, tu pourras tirer un trait
définitif sur le mannequinat, et il t’appartiendra de tracer ta route dans le monde du stylisme.
Olivia se massa les tempes. Rocco avait raison et son offre était vraiment tentante. Elle avait
remercié sa bonne étoile quand Giovanni l’avait prise sous son aile, parce que son soutien allait lui
permettre de se faire un nom dans un univers impitoyable où percer tenait du miracle.
Devait-elle pour cela reprendre le métier de top model ? Se mettre de nouveau en danger ? Une
bouffée de panique la saisit. Les paumes moites, les oreilles bourdonnantes… Elle ne connaissait que
trop bien ces symptômes, annonciateurs d’une crise d’angoisse…
Non, impossible ! Car cette fois elle risquait de perdre non seulement la santé, mais aussi son âme.
— Désolée. Je ne peux pas accepter.
— Même si j’ajoute au package le remboursement des trois millions que tu dois à la Société
française de cosmétiques pour rupture de contrat ?
Décidément, il ne reculait devant rien pour la convaincre. Rocco avait l’art de remuer le couteau
dans la plaie. Il semblait même y prendre un certain plaisir.
— Non, répéta-t-elle.
— Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à continuer à faire tes cartons, lança-t-il froidement.
— Tu as eu un aperçu de mes créations. J’ai du talent, ne le nie pas ! Laisse-moi te présenter les
autres modèles. Cette collection correspond à l’esprit de la griffe Mondelli, et l’association du nom de
Giovanni et du mien suffira à susciter le buzz que tu recherches.
Il secoua la tête.
— Tu n’as aucune cote sur le marché en tant que styliste. Dans un premier temps, je te veux comme
égérie. C’est à prendre ou à laisser.
— Alors je laisse.
Plutôt mendier dans les rues que de défiler de nouveau !
— A ta place, j’y réfléchirais à deux fois. D’ailleurs à ce propos, je souhaite te parler du second
volet de mon offre : l’annonce de nos fiançailles.
— Comment ? s’exclama-t-elle, abasourdie.
— Cela créerait un coup de tonnerre médiatique. Songe un peu : l’alliance du patron — célibataire
endurci, de surcroît — de l’une des maisons de couture les plus connues et de la belle, de la superbe
Olivia Fitzgerald, top model parmi les mieux payés au monde.
— C’est ridicule.
— Au contraire, c’est génial. Nous bénéficierions tous les deux des retombées publicitaires.
— Mais nous nous détestons ! objecta-t-elle.
Il eut un sourire cynique.
— En effet. Toutefois, nous éprouvons l’un pour l’autre une attirance physique incontestable, bella.
Je te parie que nous serions très convaincants dans le rôle de tourtereaux. De toute façon, cela ne durerait
que le temps de ton contrat de mannequinat. Ensuite, nous romprions en douceur. Tu aurais ta propre
collection chez Mondelli et ma promesse de t’apporter toute l’aide nécessaire.
— Tu m’en demandes vraiment trop.
— A toi de voir. Tu as une semaine pour revenir vers moi avec une réponse définitive. En cas de
refus, dépêche-toi de te trouver un plan B… et un logement.
Sur ces mots, il tourna les talons, claquant la porte derrière lui.
Pétrifiée, Olivia ne tenta pas de le retenir. Elle avait beau chercher, elle n’entrevoyait aucune
solution de secours. Quel que soit l’angle sous lequel elle envisageait sa situation, elle parvenait à la
même conclusion : elle était coincée… Et Rocco le savait pertinemment.
4.

Olivia avait consacré le reste de la semaine à explorer Milan à la recherche d’un appartement
correspondant à ses besoins. En vain. Ceux dont la taille aurait pu convenir se situaient largement au-
dessus de ses moyens, même en les partageant avec une colocataire. En comparaison, celui que Giovanni
avait mis à sa disposition s’apparentait à un véritable palace.
Abattue, elle ôta son tablier. Elle venait de terminer sa journée au café. Elle se servit un expresso et
sortit le boire en terrasse. Elle devait libérer les lieux demain et s’était résignée à l’idée de s’installer
momentanément dans la maison déjà bondée qu’occupait Violetta. Ensuite, il lui faudrait frapper à la
porte de tous les stylistes locaux pour leur proposer ses services, sans grand espoir de succès compte
tenu de la concurrence féroce qui régnait sur ce marché.
Autre option : rentrer piteusement à New York et réactiver quelques contacts sur place. Mais là-bas
non plus ce ne serait pas chose facile, et la perspective d’avoir à répondre à une batterie de questions sur
les raisons de sa fuite la paniquait. Elle n’était pas prête à affronter ce passé, pas encore.
Elle s’obligea à inspirer profondément. Si elle avait mieux contrôlé ses finances, elle ne se serait
pas retrouvée dans une telle situation. Elle avait eu tort de confier à sa mère la gestion de leur argent.
Happée par les contraintes de sa profession, toujours entre deux aéroports quelque part dans le monde,
elle l’avait laissée dilapider ce qu’elle gagnait — des sommes colossales, fruit d’un travail acharné.
Après que sa carrière de mannequin eut brutalement pris fin, Tatum n’avait jamais réussi à se
reconvertir. Elle avait fini par épouser Deacon Fitzgerald qui avait fui neuf ans plus tard. Olivia n’avait
alors que huit ans. Son père avait tout abandonné — femme, enfant, métier — pour reconstruire sa vie
ailleurs, dans l’espoir d’oublier celle qui lui avait brisé le cœur. Dans un premier temps, Olivia et sa
mère avaient vivoté grâce à la pension qu’il leur versait néanmoins. Puis Olivia avait fait une entrée
fracassante dans l’univers de la mode et avait très vite pu subvenir à leurs besoins à toutes les deux.
Du moins le croyait-elle jusqu’au jour où elle avait découvert que, malgré ses dires, Tatum n’avait
pas placé le moindre dollar. Le choc, ajouté à celui de la mort de Petra, avait achevé de la détruire.
Solliciter une aide financière auprès de son père ne faisait pas non plus partie des options possibles.
Depuis qu’elle avait atteint l’adolescence, ils ne se téléphonaient quasiment plus et se voyaient encore
moins.
Pour ce qui était de sa famille, elle n’était franchement pas gâtée, songea Olivia en se mordillant la
lèvre.
Elle n’avait personne vers qui se tourner.
Acculée. Elle se retrouvait acculée avec pour seule alternative de renoncer à son rêve ou d’accepter
la proposition de Rocco Mondelli, ce qui supposait de renouer avec une profession qu’elle s’était juré de
quitter définitivement, une profession qui avait failli lui voler son âme.
« La passion, ragazza mia, il n’y a que ça qui donne du piment à la vie. Il faut t’y cramponner et ne
jamais lâcher quoi qu’il t’en coûte. »
Ce conseil prodigué par Giovanni au début de leur rencontre lui revint subitement en mémoire.
Alors, elle sut ce qu’elle devait faire.

* * *

Olivia Fitzgerald se présenta à son bureau quarante-huit heures plus tard que Rocco ne l’avait
prévu.
— Vous pouvez rentrer chez vous, Gabriella, dit-il à son assistante. Je m’apprêtais, d’ailleurs, à
partir. Buona serata.
La secrétaire prit congé, le laissant en tête à tête avec Olivia qui lui opposait un visage
indéchiffrable. Seul le léger tremblement de ses mains trahissait une certaine nervosité.
De toute évidence, la jeune femme n’avait pas soigné sa mise. Sans doute un acte volontaire de sa
part. Elle portait un jean noir qui moulait néanmoins agréablement ses formes et un chemisier tout aussi
ajusté. Elle s’était abstenue de tout maquillage et avait coiffé ses cheveux blonds en une simple queue-de-
cheval. Même ainsi pourtant, elle était d’une beauté à couper le souffle.
Malgré lui, Rocco sentit un désir brûlant s’éveiller en lui, comme lors de leur première soirée.
— Je peux revenir demain, suggéra Olivia d’un ton froid.
Il se leva et attrapa son attaché-case.
— Pas du tout. Ce soir, je reste à Milan, dans mon appartement. Nous y serons mieux pour discuter.
— Inutile. Je ne te retiendrai pas très longtemps.
— Tu viens m’annoncer que tu acceptes ma proposition, je suppose ?
— Oui, répondit-elle, manifestement à contrecœur.
— Dans ce cas, nous avons beaucoup de choses à nous dire. Nous discuterons pendant le dîner.
— Je ne voudrais pas te gâcher la soirée. Pourquoi ne pas…
— Olivia, l’interrompit-il, jouons cartes sur table. Dorénavant, c’est moi qui fixe les règles. Toi, tu
te contentes de les suivre. Compte tenu de ce que cette transaction va me coûter, ne t’attends surtout pas à
ce que nous traitions d’égal à égal.
— Je n’ai encore rien signé ! objecta-t-elle en le fusillant du regard.
— Tu vas signer. Sinon, tu ne serais pas venue me trouver.
Il fourra une pile de documents dans sa mallette qu’il referma d’un coup sec.
— Traites-tu toutes celles qui cèdent à tes avances comme des esclaves ?
— Habituellement, je fais preuve de plus d’élégance, rétorqua-t-il, comprenant l’allusion à demi-
mot. En l’occurrence, je n’en vois pas l’utilité. Sache que ce baiser, l’autre soir, n’avait qu’un objectif :
découvrir à quel genre de femme j’avais affaire. Rien d’autre.
Hors de question d’admettre devant elle qu’il avait cédé à ses pulsions. D’autant qu’elle avait été la
maîtresse de Giovanni. Leur relation se bornerait à des rapports d’ordre professionnel, et il avait la
ferme intention de garder ses distances vis-à-vis de sa prétendue fiancée.
Elle releva le menton dans une attitude de défi.
— Félicitations ! Tu joues formidablement la comédie. Un peu plus, et je m’y serais laissé prendre
tant tu as mis d’ardeur à me convaincre.
— Désolé de te décevoir, mais tu n’es pas mon type. J’ai un faible pour les Italiennes brunes et
pulpeuses. Une chance pour toi. Ainsi, tu n’as pas d’inquiétudes à avoir à ce sujet.
Une ombre furtive obscurcit les beaux yeux saphir. Bene. Plus ils nieraient leur attirance physique
l’un pour l’autre, mieux cela vaudrait pour le succès de l’opération.
— Je te plains, car te voici lié pour un an à une blonde américaine qui, pour comble de malheur, n’a
pas l’habitude de mâcher ses mots !
Il ne put s’empêcher de sourire.
— Ta sollicitude me touche. Toutefois, n’oublie pas que je possède tous les atouts. Dans cette
partie, que tu le veuilles ou non, c’est moi qui détiens le pouvoir.
— Tu as néanmoins un point faible : ton arrogance incommensurable. Explique-moi comment tu vois
les choses. Ta libido exacerbée n’est un secret pour personne. Envisages-tu d’entretenir une ou deux
liaisons discrètes tandis que nous jouons les amoureux transis ?
— Qui a parlé de libido exacerbée ? Moi, je la trouve normale pour un homme de mon âge en bonne
santé.
— Ta réputation te précède.
Elle marqua un silence avant d’ajouter :
— Selon Giovanni, cela reflète un certain… manque de maturité affective. Il pense qu’en multipliant
les conquêtes tu cherches à fuir tout engagement émotionnel.
Le coup était bas. Dans leur joute verbale, elle venait de marquer un point.
— Il a vraiment dit ça ?
— Oui. D’après lui, Alessandra et toi avez souffert de l’absence de vos parents. Il a fait de son
mieux pour combler ce vide, mais rien ne remplace l’amour parental.
Il éprouva un sentiment de trahison. Etait-ce ce manque de maturité supposé qui avait incité son
grand-père à ne pas lui léguer tout de suite la majorité du contrôle au sein du groupe familial ? Et puis,
pourquoi Giovanni avait-il confié ses pensées les plus intimes à cette femme qu’il connaissait à peine,
alors qu’il se livrait si peu d’ordinaire ? Des confidences sur l’oreiller ?
— T’a-t-il révélé d’autres scoops de ce genre ? s’enquit Rocco en s’efforçant de ne rien laisser
paraître de sa frustration.
Elle lui lança un regard prudent, comme si elle craignait d’être allée trop loin.
— Giovanni restait très discret concernant sa vie privée et sa famille. Tout juste un ou deux
commentaires, à l’occasion de nos conversations.
Pas si discret que ça !
Il préféra revenir au sujet principal de la discussion.
— Ni toi ni moi ne devrons avoir d’aventures au cours des douze prochains mois. Il est hors de
question de risquer de faire capoter un projet qui me coûte cinq millions de dollars — ou plutôt huit,
puisque je vais également avoir à rembourser ta dette auprès de la Société française de cosmétiques —
pour satisfaire des pulsions sexuelles.
Il vit ses joues s’empourprer.
— Je cherche simplement à comprendre les principes de base.
— Je te les expliquerai en détail pendant le dîner.
Olivia ne prononça pas un mot au cours du trajet et Rocco lui en sut gré. Il avait du mal à accepter
que son grand-père ait pu se fier suffisamment à une étrangère pour évoquer avec elle des sujets aussi
personnels.

* * *

Rocco occupait les trois derniers étages d’un bel immeuble moderne, dans le quartier central de
Galeria Passarella. Il avait choisi ce triplex pour sa vue imprenable sur Milan, mais aussi et surtout pour
son jardin luxuriant, avec piscine, aménagé aux deux étages supérieurs.
Après avoir commandé un repas léger à la gouvernante, il conduisit Olivia à son petit paradis de
verdure auquel on accédait par un escalier en pierre. A en juger par l’expression de son invitée, elle
tomba aussitôt sous le charme du lieu.
— Jamais je n’aurais imaginé qu’un tel endroit puisse exister en plein Milan.
— C’est ce qui m’a décidé à l’acheter. J’ai également fait installer un système de chauffage qui
permet d’y maintenir une température agréable toute l’année.
Il sortit le contrat de sa mallette et le lui tendit.
— Tiens, lis ça pendant je nous sers un verre.
Elle arqua les sourcils.
— Tu étais si sûr de ma réponse ?
— Poursuivre son rêve amène à faire des compromis.
Elle ouvrit la bouche, comme pour protester, mais ne dit rien.
— Que veux-tu boire ?
— Un verre de vin, s’il te plaît.
Il débouchait une bouteille de rosé bien frais lorsqu’il l’entendit s’exclamer :
— Une clause de toxicologie !
— Il s’agit d’une condition standard.
— Uniquement pour les mannequins ayant souffert d’addiction.
— Avoue que lorsqu’un top model réputé pour sa conscience professionnelle commence à arriver
systématiquement en retard aux séances photo, flanche lors de défilés ou rompt un contrat de trois
millions de dollars, il y a de quoi se poser des questions. Je m’efforce de protéger mes arrières.
— Je n’ai jamais eu de problèmes de drogue, déclara-t-elle sur le ton du défi. A moins que tu
considères comme un abus quelques coupes de champagne lors d’une soirée.
— Oui, si cela nuit à la qualité de ton travail.
— Cela n’a pas été le cas.
— Pourquoi as-tu tout plaqué alors que tu te trouvais au sommet de la gloire et que, contrairement à
bon nombre de tes consœurs, tu bénéficiais d’une excellente réputation ?
— L’hérédité finit toujours par nous rattraper, répondit-elle, la mine butée. Je suis la fille de ma
mère, après tout !
— Au début de ta carrière, tu l’étais aussi, ce qui ne t’a pas empêchée de réussir brillamment.
Elle haussa les épaules et prit le verre qu’il lui tendait.
— Peut-être ai-je fini par me lasser ?
Il n’en croyait pas un mot.
— As-tu fui New York à cause d’un homme ?
— Il n’y a eu que Guillermo Villanueva dans ma vie, et nous nous sommes séparés en bons termes.
Villanueva, Vénézuélien d’origine, était l’un des meilleurs photographes de mode. Il n’avait pas son
pareil pour donner un relief nouveau à un visage, un corps ou un paysage pourtant photographié des
centaines de fois. L’homme était également réputé pour son physique de don Juan et la facilité avec
laquelle il arrivait à ses fins avec les mannequins les plus capricieux. En avait-il été ainsi avec Olivia ?
Rocco chassa de son esprit cette question incongrue.
— Votre relation a duré combien de temps ?
— En quoi cela concerne-t-il notre affaire ?
— Une fois nos fiançailles annoncées publiquement, nous serons sous les feux de la rampe. J’ai
besoin de connaître un certain nombre de choses sur ton passé.
— Trois ans, soupira-t-elle.
Trois ans ? Autant dire une éternité ! Pour lui, rester deux mois avec la même femme tenait de
l’exploit. Il se demanda si Villanueva avait trompé Olivia. Cela n’aurait rien eu d’étonnant, avec ces
splendides créatures qui papillonnaient autour de lui.
— As-tu fui les Etats-Unis à cause de lui ?
Il surprit une lueur d’émotion dans le regard d’Olivia.
— Guillermo a été l’élément le plus stable de mon existence d’alors.
— Dans ce cas, pourquoi l’as-tu quitté ?
Elle demeura silencieuse un long moment, les yeux fixés sur les cascades qui alimentaient la piscine.
— J’ai cessé de l’aimer. Je n’étais pas avec lui pour les bonnes raisons.
Le détachement de son ton raviva la colère en lui. A priori, Mlle Fitzgerald avait une fâcheuse
tendance à se servir des hommes qui succombaient à son charme. Elle s’était intéressée à Giovanni pour
son argent et sa réputation de styliste. Qu’en était-il pour Villanueva ? L’avait-elle utilisé aussi comme
mentor, parce qu’il lui servait de tremplin pour satisfaire ses ambitions professionnelles ?
Rocco éprouva soudain une profonde compassion pour le photographe. Sans doute le pauvre
n’avait-il rien vu venir, aveuglé qu’il était par la beauté rayonnante de sa compagne ? Comme Stefan, qui
avait tout sacrifié pour une femme jusqu’à ce qu’il se rende compte que celle-ci était surtout attirée par
son compte en banque ! Confiant par nature, le brillant Sicilien était devenu le plus dur du quatuor de
Columbia.
C’était cela, l’amour. Dans un couple, il y en avait toujours un qui aimait plus que l’autre et qui
finissait par souffrir.
— Termine la lecture du document. Il nous reste pas mal de points à discuter.
Il ne s’attendait pas à ce que le contrat lui pose problème, car il comportait des conditions assez
standard. Olivia réservait l’exclusivité de son image à la maison Mondelli durant les douze prochains
mois. En contrepartie, elle recevrait cinq millions de dollars, puis un accord de partenariat de stylisme
prendrait le relais.
— Cela me convient, déclara-t-elle après avoir achevé de lire le document. Sauf en ce qui concerne
la clause de toxicologie.
— Olivia…
— Non ! Ce n’est pas négociable. Soit tu me fais confiance, soit cela ne marche pas.
Il lui faisait autant confiance qu’à un serpent venimeux. Pour autant, il fallait qu’elle signe. Il
s’inclina.
— OK. Toutefois, à la moindre incartade de ta part, sache que le contrat deviendra aussitôt nul et
non avenu. Peux-tu faire valider ce document par ton avocat dès demain ? J’ai également préparé celui
relatif au remboursement de ta dette.
— Pas de problème… Et merci. Tu m’ôtes un grand poids de la conscience.
Cet aveu le surprit. Il y avait de la vulnérabilité en elle, une fragilité qu’elle cachait avec soin, mais
qui surgissait par moments, quand la spontanéité prenait le dessus.
— Je compte sur toi pour observer tes engagements cette fois, lança-t-il durement. Le monde de la
haute couture va avoir les yeux braqués sur nous, et des millions de dollars sont en jeu. Oublie une seule
séance photo, bâcle un seul défilé, et tu le regretteras amèrement, crois-moi.
Intimidation, colère, animosité ? Un rictus qu’il ne sut déchiffrer crispa le visage de la jeune femme.
— Je mènerai à bien cette mission de la manière la plus professionnelle possible, rétorqua-t-elle en
le regardant droit dans les yeux. Je t’en donne ma parole. Quant à toi, veille à respecter la tienne.
— N’aie aucune inquiétude à ce sujet. A propos, que dirais-tu de travailler avec Mario Masini ?
— Tu es sérieux ? s’exclama-t-elle, manifestement partagée entre le doute et l’enthousiasme.
— Je ne plaisante jamais en affaires.
Rocco comprenait sa réaction. Dans l’univers de la mode, Masini était une légende. Il s’était
associé avec Giovanni quand ils avaient tous deux une vingtaine d’années. Ses modèles, dont le
classicisme éclairé avait l’art de mettre en valeur la qualité des étoffes et la perfection de la coupe,
habillaient les grands de ce monde.
— Bon, venons-en maintenant aux détails, reprit Rocco en remplissant de nouveau leurs verres.
Nous n’avons qu’une année devant nous, et donc pas de temps à perdre.
Olivia se contenta d’acquiescer d’un hochement de tête.
— Un colloque se tient à New York la semaine prochaine. Nous y assisterons ensemble et nous te
présenterons comme la nouvelle égérie Mondelli le jour de l’inauguration, lors de la conférence de
presse.
Elle pâlit subitement.
— Déjà !
— On ne saurait rêver plus belle opportunité. Tout le gotha sera là.
Elle se mit à se mordiller la lèvre — un tic qu’elle allait devoir corriger.
— Et pour ce qui concerne nos fiançailles ?
— Nous laisserons la rumeur faire son œuvre. Nous irons acheter une bague demain. Les experts en
ragots ne manqueront pas de remarquer qu’une énorme pierre orne ton annulaire gauche.
De pâle, elle devint livide.
— Et ta famille ? Quand comptes-tu l’informer ?
— Nous dînerons demain avec Alessandra. Tu l’as déjà rencontrée, je crois ?
— Oui, il y a quelques années, lors d’un show.
— Bene. Je préfère ne pas la mettre dans la confidence. Ma sœur est une incorrigible bavarde.
— Ne vaudrait-il pas mieux se passer des fiançailles ? Mon retour sur les podiums suffira à créer le
buzz.
— Je ne veux pas me contenter d’un coup de pub éphémère.
— Que se passera-t-il quand nous romprons ?
— Les médias s’empareront de la nouvelle avec délectation. Ils adorent les histoires d’amour qui
tournent mal.
Elle le regarda comme s’il avait réponse à tout.
— Je ferai transporter tes affaires à la Villa Mondelli cette semaine. Il s’agit de ma résidence
principale. En revanche, tu ne t’y installeras effectivement avec moi qu’après notre retour de New York,
car d’ici là je dois m’absenter à Londres plusieurs jours.
Le visage de la jeune femme perdit le peu de couleur qui lui restait.
— Parce que nous allons vivre ensemble ?
— Bien sûr, Liv. Je te rappelle que nous sommes éperdument amoureux l’un de l’autre.
— D’accord, mais… ne pourrions-nous pas simplement prétexter une surcharge de travail et habiter
chacun chez soi ? Tu voyages beaucoup et il en ira bientôt de même pour moi. Il suffirait que, de temps en
temps, nous…
— … couchions l’un chez l’autre ? l’interrompit-il. Désolé de te décevoir, bella, je n’ai pas
l’intention de dormir sur ton sofa dans le seul but d’alimenter les rumeurs.
— Que comptes-tu faire de l’appartement de Giovanni ?
— Le garder. Il s’agit d’un bon investissement. Et si, cette fois-ci, tu ne gaspilles pas ton argent, qui
sait, je te le vendrai peut-être par la suite.
La pique parut la blesser, mais elle n’y répondit pas.
— Nous allons devoir préparer notre scénario avec minutie. Nous parviendrons sans trop de
difficulté à convaincre Alessandra. Elle est d’un romantisme incorrigible. En revanche, avec Stefan —
qui voudra absolument nous voir à New York —, ce sera une autre paire de manches.
— Comment cela ?
— A l’université de Columbia, je me suis lié d’amitié avec trois condisciples. Tous des célibataires
endurcis, comme moi. Pour leur faire croire à une volte-face de ma part, il va falloir que nous jouions la
comédie de l’amour à la perfection.
— Que suggères-tu ?
— De raconter que nous nous sommes rencontrés dans un café et qu’entre nous ç’a été le coup de
foudre immédiat.
— Quand cela a-t-il eu lieu ?
— Il y a un mois. Nous avons préféré garder notre liaison secrète, mais ton retour sur les podiums
nous oblige à l’annoncer officiellement. Qui dois-tu prévenir en priorité ?
— Mes parents. Je le ferai une fois à New York.
— Pas avant ?
— Inutile. Nous ne sommes pas très proches.
— Des frères et sœurs, des amis ?
Une ombre obscurcit le beau regard bleu.
— Je suis fille unique, répondit-elle d’un ton détaché qui contrastait avec la tristesse de son
expression. Il faudra juste que j’informe mes deux amies milanaises, Violetta et Sophia.
— Y a-t-il d’autres détails que je doive connaître ?
— Non. Et en ce qui te concerne ? Que suis-je censée connaître de mon fiancé, en dehors de son
cynisme et de son arrogance ?
— Christian Markos et Zayed Al Afzal sont les deux autres membres du quatuor de Columbia. Petit
génie de la finance, Christian vit à Athènes. Zayed vient, quant à lui, de rentrer dans son pays pour
succéder à son père sur le trône.
— Il est roi ?
— Cheikh. Gazbiyaa se trouve au cœur du désert.
— Et Stefan ? Que fait-il ?
— Il sévit dans l’immobilier, et ne s’intéresse qu’aux transactions supérieures à dix millions de
dollars.
— Si je comprends bien, je vais avoir affaire à la bande des surdoués ! s’exclama-t-elle en souriant.
Dio ! Quand elle souriait, elle devenait encore plus craquante.
— Nous avons également créé une fondation pour aider des jeunes défavorisés à s’insérer dans le
monde du travail. Le siège se trouve à New York, mais nous menons aussi des actions dans nos pays
respectifs.
— Quelle belle idée !
— Elle vient de Christian. Celui-ci a grandi dans les rues d’Athènes. Il n’avait pas de père et a dû
lutter pour se sortir de la pauvreté.
— Ces trois amis semblent te connaître par cœur. Je crains qu’ils ne se laissent pas duper.
— Comporte-toi comme le soir de notre première rencontre. Comme si tu brûlais de désir pour moi
et ne pouvais t’empêcher de me toucher, de te lover contre moi… Cela suffira à les convaincre.
Il vit ses joues s’empourprer.
— Cela sera beaucoup moins facile maintenant que je sais quel genre d’homme tu es, rétorqua
Olivia vertement.
Il lui adressa une grimace ironique.
— Par chance, cara, la production des phéromones n’obéit pas au cerveau.
Elle ne releva pas l’insulte mais, à en juger par la façon dont ses doigts se crispèrent autour de son
verre, il comprit qu’elle l’aurait volontiers giflé.
Olivia Fitzgerald avait du répondant. Aucun doute à ce sujet. Restait à espérer qu’elle se montrerait
à la hauteur du rôle qu’il lui demandait d’interpréter. Car dans cette partie il risquait gros : c’était quitte
ou double.
5.

Le dimanche suivant, dans le jet privé les conduisant à Manhattan, Olivia avait toutes les peines du
monde à refouler le stress qui augmentait à mesure que l’avion avalait les kilomètres. Elle sentait le
masque d’impassibilité qu’elle s’était composé se craqueler de minute en minute.
Il lui semblait même que le diamant ornant sa bague de fiançailles pesait de plus en plus lourd.
L’énorme pierre avait déjà fait couler beaucoup d’encre dans la presse people, des paparazzis les ayant
surpris alors qu’ils sortaient d’une bijouterie de luxe de la via della Spiga. Les journalistes n’avaient pas
tardé à s’emparer de l’histoire avec une voracité décuplée par la disparition, depuis un an, de l’un des
mannequins les plus célèbres du globe.
Olivia était parée pour affronter la curiosité médiatique. Mario Masini avait mis à sa disposition
une garde-robe complète. Coiffure, manucure et formation auprès de l’équipe de communication de la
maison Mondelli afin de délivrer les bons messages : rien n’avait été laissé au hasard.
Au plan psychologique, en revanche, elle n’était pas prête du tout.
Elle coula un regard en coin à son « fiancé » dont le calme contrastait étrangement avec le tumulte
intérieur qu’elle éprouvait. Depuis le décollage, il n’avait quasiment pas relevé la tête d’une pile de
dossiers qui, à en juger par sa concentration, étaient de la plus haute importance.
Elle en profita pour l’examiner à la dérobée. Il n’était peut-être pas attiré par elle, mais elle, le
trouvait très séduisant. Surtout dans ce costume coupé à la perfection qui mettait en valeur sa musculature
et sa virilité. C’était d’autant plus pathétique que, depuis le baiser, il évitait tout contact physique,
exception faite de quelques gestes destinés à convaincre Alessandra, lors du dîner avec sa sœur.
Et puis, de toute façon, il ne fallait pas perdre de vue qu’il la détestait, s’étant mis en tête qu’elle
avait eu une liaison avec son grand-père. Mieux valait garder ses distances avec ce macho arrogant.
Elle soupira et tapota de ses ongles la couverture du magazine posé sur ses genoux. Le battage
médiatique avait au moins un côté positif : elle n’avait pas eu à informer ses parents. Sa mère avait
appelé aussitôt, sans nul doute appâtée par la manne financière inespérée que représentait Rocco
Mondelli. Elle allait vite déchanter !
Olivia songea aux confidences que lui avait faites Alessandra au restaurant, lorsque Rocco les avait
laissées seules pour aller saluer une connaissance. Fascinée par ces soudaines fiançailles et la
réapparition tout aussi inattendue d’Olivia, la jeune femme lui avait livré de précieuses informations sur
la personnalité de son frère, aussi fermé qu’une huître.
« Il n’est pas du genre extraverti, avait-elle reconnu. Toutefois, il faut dire à sa décharge qu’il a, très
jeune, assumé de lourdes responsabilités. Il m’a tout d’abord protégée de son mieux contre les frasques
de notre père, puis il a dû redresser la barre quand notre grand-père, emporté par sa créativité, négligeait
l’équilibre financier de l’entreprise familiale. Et la perte de Giovanni n’arrange rien. Rocco en souffre
terriblement mais, fidèle à lui-même, il intériorise sa douleur. »
Ce portrait dépeignait Rocco sous un jour plus sympathique, plus humain. Pour autant, Olivia savait
qu’il ne dévoilerait jamais cette facette devant elle. La pique qu’il lui lança lui en fournit la preuve.
— Cesse de gigoter sur ton siège ! On croirait une gamine de six ans tout excitée à l’idée de
recevoir le cadeau de ses rêves.
— Désolée, rétorqua-t-elle tout aussi sèchement. La perspective d’affronter la meute des paparazzis
m’angoisse.
— Tu devrais pourtant y être habituée, depuis le temps.
— Je ne me ferai jamais à leur curiosité malsaine. Par ailleurs, je suis un peu anxieuse à l’idée de
rencontrer Stefan ce soir. J’aurais préféré avoir une soirée de tranquillité afin de m’y préparer.
Il lui adressa un sourire ironique.
— Que crains-tu ? De ne pas réussir à contrôler tes pulsions… comme l’autre soir ?
— Oui, notamment celle de t’arracher les yeux !
— Tu vois, ce ne sera pas trop difficile de jouer la comédie. Nous nous disputons déjà comme un
vieux couple.
— Par chance, nous n’aurons pas l’occasion de vieillir ensemble.
Sa repartie lui valut un rire amusé.
— As-tu l’intention de te marier un jour ? lui demanda-t-il sur un ton plus sérieux.
— Cela ne figure pas parmi mes priorités.
— Toutes les femmes rêvent d’une belle robe blanche et de promesses éternelles.
— Pas moi. Je ne pense pas être douée pour ce type d’engagement.
— Idem pour moi ! Voilà pourquoi l’idée de jouer le rôle du fiancé éperdu d’amour me plaît assez.
De nouveau ce cynisme qui, chez Rocco, s’apparentait à une seconde nature. Giovanni et Sandro
avaient aimé passionnément leurs femmes. A priori, il n’en irait pas de même pour la génération
suivante…
L’avion amorça bientôt sa descente, interrompant la conversation. Une limousine avec chauffeur les
attendait à leur arrivée pour les conduire au pied-à-terre new-yorkais des Mondelli.
Tandis qu’ils circulaient dans les rues encombrées, Olivia sentait croître son anxiété. L’énergie
trépidante de la métropole tentaculaire, les concerts de klaxons entrecoupés de sirènes l’oppressaient.
Elle avait pourtant adoré cette ville, y puisant sa vitalité. Aujourd’hui, elle la redoutait, et cette peur la
paralysait.
Lorsqu’elle sortit de la voiture, elle éprouva une sorte de vertige et se retint à la portière pour ne
pas tomber.
— Ça ne va pas ? s’enquit Rocco qui s’était précipité à son secours.
Non, cela n’allait pas. Pas du tout. Ce lieu lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Il avait broyé
Petra et, si Olivia ne l’avait pas fui, il aurait fini par la détruire elle aussi. Sa défaillance lors du défilé
au Lincoln Center avait achevé de la convaincre de partir loin d’ici. C’était une question de survie.
Rocco lui prit le bras pour la conduire dans le hall somptueux de l’immeuble réservé à une élite où
un concierge les accueillit chaleureusement et les escorta jusqu’à l’ascenseur. Perché au vingtième étage,
l’appartement des Mondelli était tout aussi raffiné avec ses tons pastel et ses boiseries en acajou
superbement ouvragées.
Olivia se rendit directement sur la terrasse donnant sur le parc. Rocco ne tarda pas à l’y rejoindre. Il
avait ôté son veston et desserré sa cravate.
— Que se passe-t-il, Liv ? Pourquoi cette ville qui a fait de toi une star te met-elle dans cet état ?
L’inquiétude sincère qu’exprimait son visage, la douceur inhabituelle de son ton, lui donnèrent
presque envie de croire qu’il se souciait réellement d’elle. Toutefois, baisser sa garde avec cet homme
qui, elle le savait, ne lui ferait pas de cadeau, aurait été complètement stupide.
— Elle m’évoque un passé que je préférerais oublier. Je ne suis plus la jeune fille naïve, éblouie
par le strass et les paillettes, que j’étais il y a peu de temps encore.
— Nous avons tous des mauvais souvenirs. Le tout, c’est de ne pas les laisser prendre le dessus.
— Je m’y efforce. D’ailleurs, je m’apprête à dîner dans l’un des meilleurs restaurants new-yorkais,
à rencontrer l’illustre Stefan Bianco et à redevenir l’égérie d’une marque prestigieuse. Que demander de
plus ?
Elle réprima un frisson et rentra. La visite des lieux lui confirma l’une de ses craintes :
l’appartement ne comportait qu’une seule chambre, dotée d’un lit double.
Ils n’allaient tout de même pas pousser la mascarade jusqu’à partager le même lit !
Elle jeta un coup d’œil désespéré autour d’elle, mais ne découvrit rien qui ressemblât de près ou de
loin à un canapé.
Rocco dut deviner son désarroi.
— Désolé, princessa. Il n’y a en effet qu’une chambre. Cet appartement est un pied-à-terre, je te le
rappelle.
Elle inspira profondément. Aborder les problèmes les uns après les autres : voilà ce qu’il convenait
de faire afin de ne pas céder à la panique. La priorité, c’était ce fichu dîner avec l’ami de Rocco —
d’autant qu’elle n’avait plus qu’un quart d’heure pour se préparer. Ensuite, elle aviserait.
Elle attrapa son vanity-case et s’engouffra dans la salle de bains dont elle ressortit dix minutes plus
tard, si précipitamment qu’elle se heurta de plein fouet dans Rocco. Il la retint par la taille.
— Pardon, bredouilla-t-elle, sentant son pouls s’accélérer.
Elle s’écarta et s’aperçut alors qu’il la fixait avec étonnement. Elle en comprit soudain la raison.
Dans sa hâte, elle n’avait pas pris la peine de se rhabiller et ne portait que ses sous-vêtements. L’habitude
de déambuler ainsi à moitié nue lui venait de son ancien métier, les mannequins ne disposant que de très
peu de temps pour se changer entre chaque apparition sur le podium.
L’expression de Rocco trahissait également autre chose que de la surprise. Du désir. Un désir d’une
telle intensité qu’il ne parvenait pas à le cacher. Ainsi, son « fiancé » lui avait menti en prétendant qu’elle
n’était pas son genre…

* * *

Rocco demeura immobile, pétrifié, tandis qu’Olivia se penchait au-dessus de sa valise pour y
choisir une tenue. La jeune femme lui tournait le dos et il put admirer la rondeur de ses fesses que la
dentelle du slip dissimulait à peine, le galbe de ses jambes, qu’il imaginait sans peine enroulées autour de
lui, la finesse de ses chevilles…
Par chance, elle se dépêcha d’enfiler une robe, mettant ainsi fin à la torture de ses fantasmes. Ou
presque, car la soie épousait à la perfection les courbes féminines de cette dangereuse créature ! S’il
n’avait écouté que ses sens, il lui aurait volontiers fait l’amour, là maintenant, par terre. Mais il n’était
pas homme à céder à ses pulsions, surtout lorsqu’elles risquaient de l’entraîner sur un terrain
extrêmement dangereux.
Ils retrouvèrent Stefan au bar du restaurant qu’il venait d’acquérir avec un associé, en plein Chelsea.
— Bienvenue à la Tempesta Di Fuoco ! lança-t-il avec un large sourire qui dissimulait un caractère
bien trempé.
Rocco embrassa son ami.
— Superbe endroit, fratello ! Liv, permets-moi de te présenter Stefan Bianco. Un conseil : ne te fie
pas à son extrême amabilité, car tu as devant toi un jeune loup aux dents aiguisées !
— Tu exagères, je suis doux comme un agneau ! répliqua le Sicilien en riant.
Il s’inclina cérémonieusement devant Olivia.
— Vous êtes encore plus belle en réalité qu’en photo. Je comprends pourquoi mon ami a perdu la
tête.
— Et vous encore plus… charismatique que ne me l’a dit Rocco.
Stefan eut un sourire ironique.
— Je serais curieux de savoir quel portrait il a fait de moi !
— Rassure-toi. Je n’ai rien dit que tu ne connaisses déjà, mon frère.
Rocco et Olivia s’installèrent côte à côte tandis que Stefan prenait place en face d’eux et leur
commandait trois verres de chardonnay en guise d’apéritif.
— J’espère que vous aimez ce cépage.
— Je l’adore, répondit Olivia en lui adressant un sourire enjôleur.
A ce rythme-là, Stefan lui mangerait dans la main d’ici à la fin du repas ! songea Rocco, légèrement
agacé.
— Dites-moi, comment avez-vous réussi à prendre dans vos filets un célibataire endurci tel que
lui ?
— En vérité, c’est lui qui m’a abordée à la terrasse d’un café après s’être arrangé pour faire fuir
mes amies. Au début, il s’agissait plus d’une… attirance physique que d’un coup de foudre.
— Voilà qui me rassure, répondit Stefan, moqueur. Cela lui ressemble plus. Je ne le voyais pas
succomber au premier regard. D’autant que j’aurais parié qu’il attendrait la quarantaine pour épouser une
beauté de la noblesse italienne afin d’assurer sa descendance !
— Charmant tableau ! grommela Rocco.
Olivia tressaillit, mais se ressaisit aussitôt.
Il faillit sursauter lorsqu’elle lui posa la main sur la cuisse.
— J’ai réussi à le détourner du droit chemin, susurra la jeune femme d’une voix langoureuse. N’est-
ce pas, chéri ?
Il ne répondit pas, trop concentré à refouler l’élan de désir qui lui vrillait le ventre.
— Je vous ai aperçue aux obsèques de Giovanni, me semble-t-il, poursuivit Stefan.
— En effet. J’ai quitté l’église dès la fin de la cérémonie. Rocco m’avait fait une crise de jalousie la
veille au soir, au sujet de Guillermo Villanueva, mon ex-petit ami. C’était ridicule ; il sait bien que je n’ai
d’yeux que pour lui.
Elle se mit à lui caresser la cuisse, ses doigts s’approchant dangereusement de la partie la plus
sensible de son anatomie.
— Depuis, il n’a de cesse de se faire pardonner. Bouquets de fleurs, parfum… J’ai même eu droit à
un poème.
Cette fois, elle dépassait les bornes !
Il lui saisit la main et la plaqua sur la table, l’emprisonnant sous la sienne.
— Ne dévoile pas tous nos petits secrets, amore mio, dit-il sur un ton qu’il espérait enjoué, malgré
la colère qui bouillonnait en lui. Je ne crois pas que cela intéresse Stefan.
— Au contraire, objecta ce dernier, hilare, cela me passionne. Avez-vous déjà fixé la date du
mariage ?
Rocco le fusilla du regard. Il avait le sentiment désagréable que la partie se jouait sans lui, qu’il
avait complètement perdu le contrôle de la situation. D’autant qu’Olivia pressait maintenant sa jambe
contre la sienne.
— Pas encore, répondit la jeune femme, apparemment à l’aise dans son rôle de composition. Nous
allons être très occupés cette année, tous les deux. Peut-être l’été prochain.
— Dois-je en conclure qu’un petit bambino se profilera à l’horizon l’année suivante ? s’enquit
Stefan, visiblement réjoui par le tour que prenait la conversation.
C’en était assez de toutes ces inepties ! Rocco se décida à intervenir.
— Hé, pas si vite ! Je n’ai pas changé à ce point. Nous n’en sommes pas encore à envisager d’avoir
des enfants.
— Il ne faudra pourtant pas attendre trop longtemps, mon cœur, insista Olivia. J’ai déjà vingt-six
ans.
Vivement que cette soirée se termine pour que je puisse l’étrangler de mes propres mains !
— Tu as tout le temps de devenir mère, ma chérie. Pour le moment, je ne me sens pas prêt à te
partager avec qui que ce soit. Et si nous commandions ? suggéra-t-il en s’emparant de la carte.
— Inutile. Le chef nous a préparé un menu spécial, à la hauteur de l’événement, rétorqua Stefan, lui
ôtant tout espoir de diversion. Alors profite, fratello !
Profiter ? Rocco s’y employa de son mieux au cours du repas. Il appréciait l’ambiance décontractée
du restaurant, la qualité des mets et la sympathie de la conversation avec son ami de longue date. Le seul
problème, c’était Olivia. Son parfum épicé et entêtant, sa main qu’elle gardait désormais au-dessus de la
table, mais qui venait régulièrement se poser sur son avant-bras, et surtout son pied qu’elle avait
déchaussé et qui ne cessait de lui effleurer la cheville.
Il s’efforça de se concentrer sur le projet que lui soumettait Stefan. Ce dernier souhaitait organiser
un match avec des superstars du basket-ball afin de collecter des fonds pour leur fondation.
— L’idée me paraît excellente. Quand comptes-tu la mettre en œuvre ?
— En septembre prochain.
— Je pourrais peut-être apporter ma contribution, proposa Olivia en se penchant vers Stefan.
Rocco vit son ami faire un effort méritoire pour éviter de plonger son regard dans le décolleté
vertigineux de la jeune femme et, bizarrement, il lui en sut gré.
— J’ai un coup de fil à passer, grommela-t-il. Stefan, je te confie ma fiancée.
— Avec grand plaisir !
Il sortit sur le trottoir et, avant de téléphoner, il inspira à pleins poumons afin d’éteindre le brasier
qu’Olivia avait allumé en lui. Un brasier alimenté par la colère et le désir. Il venait de raccrocher quand
Stefan le rejoignit.
— Besoin de te rafraîchir les idées ? lança celui-ci, goguenard.
Rocco lui adressa un regard noir.
— Où est-elle ?
— Aux toilettes. Dis donc, je ne t’ai jamais vu réagir comme ça. Il faut reconnaître que cette fille est
une vraie bombe.
Rocco se retint de justesse de lui avouer la vérité.
— Je me pose néanmoins une question : ces fiançailles n’auraient-elles pas quelque chose à voir
avec une tentative pour redorer ton blason auprès des administrateurs de Mondelli, par hasard ?
— Je me moque pas mal de leur jugement.
— Pour ne rien te cacher, tout cela me semble un tantinet précipité. J’ai l’impression que tu as pris
ta décision du jour au lendemain. Or, se marier mérite réflexion, surtout pour les célibataires endurcis que
nous sommes.
— C’est la raison pour laquelle nous prolongerons les fiançailles.
Son explication lui valut un regard dubitatif.

* * *

Le claquement de la porte de l’appartement annonça le début des hostilités. Anxieuse, Olivia se


retourna et, à la vue des traits crispés de Rocco, de son regard furieux, elle comprit que ses
appréhensions étaient fondées. Déjà, le mutisme total de son « fiancé » durant le trajet du retour lui avait
donné un avant-goût de la scène qui l’attendait !
— A quoi rimait tout ce cirque ? gronda-t-il sans plus retenir son exaspération.
— Quel cirque ? Tu m’as demandé de me montrer convaincante. Je m’y suis efforcée. Stefan n’aurait
jamais cru à la version du coup de foudre. Il te connaît trop bien. Alors, j’ai choisi de jouer sur un autre
registre.
L’air menaçant, il s’avança à grandes enjambées et s’arrêta à quelques centimètres d’elle. Sa colère
était presque palpable.
— Tu n’as pas essayé de convaincre Stefan, tu as délibérément tenté de me rendre dingue. Au point
de me faire passer pour un pantin !
— Désolée si je suis allée un peu trop loin.
— Un peu trop loin ? Dois-je te rappeler que tu n’as cessé de me caresser la cuisse pendant tout le
début de la soirée ?
Elle sentit ses joues s’empourprer.
— Je te répète que je m’excuse !
— Si tu as déployé un tel numéro de charme avec Giovanni, je ne m’étonne pas que le pauvre n’ait
pas su résister.
Quel goujat !
— C’est décidément une idée fixe ! s’exclama-t-elle, indignée. De toute façon, je ne t’attire pas, tu
me l’as dit toi-même. Alors, je ne comprends pas pourquoi tu te mets dans un tel état. A moins que tu
m’aies menti…
— Si tu veux en avoir le cœur net, cara, pourquoi ne pas finir ce que tu as si bien commencé ?
murmura-t-il d’une voix soudain moins agressive.
Olivia sentit une onde de chaleur l’envahir. Un instant, elle fut tentée d’accepter, malgré la rancune
que cet homme lui inspirait. Avec toute cette énergie, toute cette virilité, qui ne demandait qu’à se libérer,
Rocco devait être un amant passionné.
Cette pensée la fit rougir. Par chance, son cerveau reprit vite le dessus, lui enjoignant de battre en
retraite. La situation était déjà assez compliquée.
— Je me vois dans l’obligation de décliner ta proposition, déclara-t-elle sur le ton le plus neutre
possible. Cela ne ferait que rendre nos relations encore plus explosives. Tenons-nous-en au contrat.
Il lui lança un regard appuyé, comme s’il voulait la mettre en garde.
— Je suis d’accord avec toi. Mais encore une séance de ce genre, et je ne répondrai plus de rien.
— Je saurai m’en souvenir.
Sur ces mots, elle le planta là, au beau milieu du salon, et se dirigea vers la salle de bains.
La première épreuve était passée. Il lui fallait maintenant se préparer à affronter la suivante, celle
de la conférence de presse du lendemain. Rien que d’y songer, elle en avait la nausée.
6.

Dans la salle, l’agitation était à son comble. Les photographes se disputaient les meilleures places
tandis que les journalistes, un énorme gobelet de café à la main, jouaient des coudes pour accéder aux
premières loges. La rumeur d’un scoop imminent circulait, prenant chaque fois plus d’ampleur.
Rien n’a changé…
— On se croirait dans le métro aux heures de pointe, commenta Savanna Piers, l’attachée de presse
du groupe Mondelli. Je les ai rarement vus aussi excités.
En sa compagnie, Olivia attendait avec Rocco dans l’atrium de l’hôtel qui accueillait le rendez-vous
annuel international de la haute couture auquel la conférence de presse donnerait le coup d’envoi. A côté
d’eux se trouvaient les représentants d’autres maisons prestigieuses, originaires des quatre coins du
globe, mais celle qui alimentait toutes les conversations, qui captait tous les regards — le clou de
l’événement en quelque sorte —, c’était Olivia Fitzgerald, le top model qui, au sommet de sa gloire, avait
abandonné sa carrière, rompu un contrat de trois millions de dollars et disparu dans la nature.
Les mains moites, le cœur cognant dans sa poitrine, Olivia respirait laborieusement. Elle avait
l’impression que l’oxygène se raréfiait de minute en minute. Le hall, les gens autour d’elle, tout devenait
de plus en plus flou.
Ces symptômes, elle ne les connaissait hélas que trop bien. Ils annonçaient une crise d’angoisse.
Elle inspira profondément dans l’espoir de refouler la panique qu’elle sentait s’insinuer, telle une bête
sournoise, par tous les pores de sa peau et qui, elle le savait, ne tarderait pas à s’emparer de son esprit,
annihilant toutes ses facultés.
— J’ai besoin d’air, bredouilla-t-elle, avant de battre en retraite.
Elle se réfugia dans un couloir apparemment réservé au service. Accroupie, le dos appuyé contre le
mur et les paupières mi-closes, elle s’obligea à se concentrer sur sa respiration ainsi que le lui avait
appris son psychothérapeute.
Elle souffrait de crises d’angoisse depuis onze ans. Troubles d’anxiété généralisés liés au stress de
devoir toujours être la meilleure sur les podiums et au vide affectif créé par des parents qui n’assumaient
pas leur rôle de protecteurs, avait diagnostiqué le médecin.
Les attaques étaient chaque fois aussi violentes, terrifiantes, paralysantes. La première s’était
déclenchée à Berlin. Olivia n’avait alors que quinze ans. Petra l’avait finalement convaincue de consulter
un spécialiste susceptible de l’aider à gérer ces crises invalidantes qui la terrassaient. Malgré quelques
progrès, elle ne parvenait toujours pas à lutter quand la pression devenait trop forte. Comme lors de cette
soirée, au Lincoln Center, qui avait mis un terme à sa carrière…
— Olivia ?
Rocco l’avait rejointe. Elle ouvrit les yeux, mais tout tanguait autour d’elle et elle s’empressa de les
refermer.
— J’étouffais dans ce hall, murmura-t-elle d’une voix lasse.
Il s’agenouilla devant elle et prit ses mains entre les siennes.
— Détends-toi. Fais le vide dans ta tête.
Elle avait beau s’y efforcer, elle n’y arrivait pas. Elle avait l’impression que ses poumons ne
parvenaient pas à emmagasiner assez d’oxygène pour la tirer de cet état comateux. Lâcher prise, se
soustraire à la réalité, s’enfoncer dans le néant qui la happait…
— Olivia !
La voix impérieuse de Rocco et la pression de ses doigts froids l’empêchèrent de justesse de
sombrer. Peu à peu, l’air revint et sa respiration se fit plus régulière.
— Cela va mieux ? s’enquit Rocco, son regard inquiet cherchant le sien.
— Oui, réussit-elle à articuler.
Il l’aida à se relever.
— La conférence de presse débute dans cinq minutes. Tu te sens prête ?
Elle acquiesça d’un signe de tête.
Il lui offrit le bras et elle s’y accrocha, telle une naufragée, tandis qu’il la guidait vers l’arène.
Savanna les conduisit à côté de l’estrade.
— Concentre-toi sur le conte de fées que vous vivez, Rocco et toi, conseilla-t-elle à Olivia afin de
la rassurer. Aux yeux des Américains, tu es une princesse, alors contente-toi de jouer ce rôle.
Elle avait beau être une princesse, tous attendaient qu’elle leur rende des comptes et explique sa
désertion.
Durant le discours d’introduction du président, elle tenta de se réfugier en elle-même pour y puiser
des forces mais, quand vint le tour de la maison Mondelli de s’exprimer, ses genoux s’entrechoquaient
littéralement.
Rocco lui prit la main. Agrippée à lui, elle le suivit à regret sur l’estrade.
— Calme-toi. Je suis là, lui murmura-t-il.
Malgré l’antagonisme qu’elle éprouvait toujours à son égard, elle lui sut gré de sa sollicitude. Cet
homme était comme un chêne indéracinable, un roc indestructible.
Ils n’avaient pas encore atteint le microphone que les questions fusaient déjà de partout. D’une main,
Rocco imposa le silence.
— Laissez-moi d’abord vous annoncer quelques bonnes nouvelles. Ensuite, vous aurez tout le temps
de poser vos questions.
Le brouhaha cessa peu à peu.
— Je sais qu’elle vous a manqué, et c’est pourquoi je suis particulièrement heureux de souhaiter la
bienvenue à Olivia Fitzgerald, nouvelle égérie de Mondelli.
Le tumulte reprit de plus belle.
Rocco attendit que le calme revienne avant de poursuivre.
— L’association entre un top model aussi talentueux et un couturier de notoriété internationale ne
pourra que bénéficier au monde de la mode. Mais… il y a une autre information dont je tiens à vous faire
part en avant-première et qui, j’en suis sûr, vous réjouira autant que moi : vous avez, en effet, devant vous
la future Mme Mondelli.
Le scoop déclencha une véritable cacophonie. Savanna s’avança sur le devant de la scène pour
orchestrer la séquence des questions-réponses.
— Oui, Francesca ? dit-elle en pointant le doigt vers une femme blonde d’un certain âge.
— Félicitations à tous les deux pour ces excellentes nouvelles. Maintenant, Olivia, pourriez-vous
nous expliquer pourquoi vous vous êtes volatilisée, à l’apogée de votre carrière ?
La bouche sèche, Olivia déglutit péniblement. Pourquoi ces gens s’obstinaient-ils à déterrer le
passé ?
— J’avais besoin de… solitude pour me consacrer à un projet dont je vous parlerai dans un avenir
proche.
— Vous avez rompu un contrat de trois millions de dollars par « besoin de solitude » ? insista la
journaliste, manifestement incrédule.
Et voilà que tout recommençait !
— Cette affaire est désormais réglée. Pour des raisons d’ordre juridique, je ne peux pas vous en
dire plus pour l’instant.
— Toujours est-il que, d’après les rumeurs, la Société française de cosmétiques vous en veut à
mort. Ne craignez-vous pas qu’elle vous mette des bâtons dans les roues ?
— Quel intérêt aurait-elle à nuire à l’ambassadrice d’une maison de couture aussi prestigieuse que
Mondelli ? Elle se décrédibiliserait aux yeux de tous.
La blonde eut une moue dubitative.
— Où vous cachiez-vous ?
La question avait fusé du centre de l’assistance.
— A Milan. C’est d’ailleurs là-bas que j’ai rencontré Rocco, précisa-t-elle, retrouvant un semblant
d’assurance.
— Dan ? intervint Savanna.
— Quand reverrons-nous Mlle Fitzgerald sur un podium ?
— Le mois prochain, répondit Rocco, à la Fashion Week de New York.
Savanna donna ensuite la parole à une rousse qu’Olivia ne reconnut pas.
— La maison Mondelli réussira-t-elle à surmonter la disparition de son fondateur ? Certains
prétendent que Mario aura du mal à s’en sortir seul.
— Il n’est pas seul. Il encadre une équipe d’une demi-douzaine de jeunes talents, tous formés par
Giovanni. Aucune entreprise ne peut se permettre de se reposer sur ses lauriers. C’est pourquoi nous
avons jugé bon d’injecter un peu de sang neuf.
— Olivia, lança une journaliste connue pour ses propos assassins dans les colonnes de la presse à
scandale, à quoi attribuez-vous votre chance d’avoir mis le grappin sur l’un des célibataires les plus
séduisants et les plus riches de la planète ?
— J’ai dû naître sous une bonne étoile.
Rocco passa ostensiblement un bras autour de sa taille.
— Embrassez-vous ! réclamèrent plusieurs photographes de concert.
— Avec plaisir, leur rétorqua Rocco en riant.
Olivia sentit son cœur s’emballer quand il se pencha vers elle et s’empara de ses lèvres dans un
baiser torride. Elle ferma les yeux, s’abandonnant, tandis que les appareils-photo crépitaient de toutes
parts.
Lorsque leurs bouches se séparèrent, elle éprouvait un nouveau trouble, d’une nature très différente
du stress. C’est pourquoi la question suivante, aussi polie que perfide, lui fit encore plus l’effet d’un coup
de massue.
— Mademoiselle Fitzgerald, auriez-vous l’obligeance de nous expliquer ce qui s’est passé au défilé
du Lincoln Center ? Pour quelle raison avez-vous craqué, ce soir-là ?
Olivia se figea. Ce soir-là, la crise d’angoisse avait atteint de telles proportions que Frédéric,
organisateur du show et ami de longue date, avait été contraint de la remplacer au pied levé. Il avait
interdit à tous les témoins de l’incident d’en parler à la presse. Apparemment, quelqu’un avait néanmoins
fini par vendre la mèche.
Que savait précisément ce journaliste ?
Le souvenir cruel de cet épisode peu glorieux de sa carrière surgit dans sa mémoire. Son regard se
voila, ses oreilles se mirent à bourdonner et la sensation d’étouffement reprit de plus belle. Il lui sembla
qu’elle allait s’évanouir.
— Olivia ? chuchota Rocco en accentuant la pression de son bras autour de sa taille.
— Il… Il faisait terriblement chaud en coulisses et j’ai eu un malaise, parvint-elle à articuler.
Rocco prit aussitôt le relais. Il présenta les grandes lignes de la future campagne promotionnelle de
Mondelli et l’esprit de la prochaine collection, avant de remercier l’assistance.
Malgré son épuisement, Olivia parvint à afficher un sourire factice durant tout le temps que dura le
cocktail à l’issue de la conférence de presse. Elle s’était acquittée tant bien que mal de la première
épreuve. D’autres, sans doute plus difficiles, lui succéderaient. Elle le savait et cette perspective la
terrifiait.

* * *

Trois heures plus tard, après une réception ennuyeuse à mourir, Rocco s’efforçait de contenir sa
mauvaise humeur. En dépit de leurs tentatives répétées, ni lui ni Savanna n’avaient réussi à convaincre
Olivia de leur confier son secret. Les attaques des médias ne se borneraient certainement pas à celle de
ce soir, et mieux aurait valu mettre en place un pare-feu pendant qu’il en était encore temps. Mais, pour
cela, il fallait connaître la vérité. Or, Olivia se fermait comme une huître dès qu’ils abordaient le sujet.
« Pour quelle raison avez-vous craqué, ce soir-là ? »
La phrase du reporter résonnait encore dans la tête de Rocco, attisant son sentiment de frustration. Il
avait la conviction qu’elle était la clé de tout. Que s’était-il réellement passé au Lincoln Center ? Il avait
posé la question durant le cocktail à Frédéric Beaumont, l’organisateur du show, qui avait montré un bel
exemple de solidarité.
— Comme l’a expliqué votre fiancée, la chaleur était insupportable en coulisses, ce soir-là. Les
mannequins n’en pouvaient plus !
Rocco tendit à Olivia un verre de brandy et s’en servit un. Depuis leur retour à l’appartement, la
jeune femme n’avait pas desserré les dents et sa pâleur faisait peine à voir.
— Comment veux-tu que je t’aide si tu refuses de me parler ?
— Je n’ai pas besoin d’aide. C’est de l’histoire ancienne.
— Pas si ancienne que ça. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, elle a resurgi ce soir, et cela se
répétera aussi longtemps que tu n’auras pas livré à la presse une version plus crédible.
— C’est pourtant vrai : on étouffait dans les coulisses et j’ai eu un malaise.
— Le journaliste a évoqué une crise de nerfs ou quelque chose dans le genre.
— Tu les connais, il faut toujours qu’ils dramatisent.
Si elle s’imaginait qu’il allait gober son mensonge, elle se trompait ! Il sentit la moutarde lui monter
au nez. Cette affaire représentait la bagatelle de cinq millions de dollars, sans compter les trois
supplémentaires destinés à libérer sa nouvelle égérie du précédent contrat qu’elle n’avait pas honoré.
— Dans ce cas, pourquoi t’es-tu littéralement liquéfiée quand il t’a posé la question ?
— Parce que j’en ai assez que ces gens fouillent dans mon passé à la recherche de quelque détail
croustillant. Ma vie privée ne regarde que moi.
— Faux ! Que tu le veuilles ou non, la renommée a fait de toi un personnage public, admiré par des
millions de fans.
Elle se mura dans un silence buté.
— Bon sang, Olivia, gronda-t-il, excédé, il serait temps que tu retrouves ton professionnalisme
légendaire !
Il la vit se recroqueviller un peu plus dans son fauteuil, tel un animal acculé.
— Pour toi, je ne représente qu’un investissement, j’en ai parfaitement conscience. Alors, ne
t’inquiète pas, tu ne dépenseras pas une fortune en vain. Je respecterai notre accord à la lettre.
— La question n’est pas là. Je souhaite réellement te venir en aide.
— Ah oui ? s’exclama-t-elle, les yeux luisant de colère. Comme lorsque tu m’as séduite, le premier
soir, afin de savoir à quel genre de femme tu avais affaire ? Ou que tu m’as forcée par le biais d’un
chantage à reprendre un métier que j’en suis venue à détester ? Allons, Rocco, jouons franc-jeu, veux-tu,
et cessons de prétendre que nous éprouvons une quelconque sympathie l’un pour l’autre !
N’eussent été la vulnérabilité et la tristesse insondable que trahissait son regard ou l’extrême pâleur
de son visage, il se serait laissé prendre à sa bravade.
Il s’accroupit devant elle et l’obligea à le regarder.
— Parle-moi, s’il te plaît !
Il fut surpris de la tendresse de son ton. Elle aussi, manifestement, car elle le fixa de ses belles
prunelles bleues, incrédule.
Dio ! Que lui arrivait-il ? Pourquoi éprouvait-il un tel besoin de la protéger, une telle envie de la
toucher, de la prendre dans ses bras et de lui faire l’amour pour chasser les démons qui la hantaient ?
Etait-il en train de tomber amoureux ?
Non, impossible !
Elle dut deviner le cours de ses pensées, car elle se leva brusquement et posa sur la table basse le
verre de brandy auquel elle n’avait pas touché.
— Excuse-moi, mais je suis épuisée. Je vais me coucher. Bonsoir.
Il ne tenta pas de la retenir. La veille au soir, il avait attendu longtemps afin d’être sûr qu’elle
dormait. Puis, il s’était glissé dans le lit et était resté un long moment allongé, immobile, le plus loin
possible d’elle, sans trouver le sommeil. A son réveil, à 5 heures du matin, il avait risqué un coup d’œil
en direction d’Olivia avant de se lever, et le spectacle de la jeune femme endormie, ses cheveux blonds
formant une auréole autour de son ravissant visage, l’avait ému. Oui, ému.
Rocco avala une grande lampée de brandy.
Olivia avait menti ce soir. De même qu’elle avait menti lors de la conférence de presse. A ces deux
occasions, son regard était devenu absent, comme si elle prenait de la distance autant vis-à-vis des autres
que d’elle-même. Or son visage s’était au contraire animé quand elle avait nié avec véhémence toute
liaison avec Giovanni, ou parfois assombri lorsqu’elle avait répondu sans se dérober aux innombrables
questions qu’il lui posait afin de parfaire leur scénario.
Ce qui signifiait que la jeune femme avait aussi dit la vérité en affirmant que sa mère et Giovanni
avaient vécu une grande histoire d’amour…
Un commentaire de Frédéric Beaumont lui revint en mémoire. Cette sommité française de la mode
l’avait félicité d’avoir capturé dans ses filets « la créature la plus délicieuse avec laquelle il ait jamais
travaillé ». Puis, il avait ajouté quelque chose concernant l’attirance que semblaient éprouver les
Mondelli pour les Fitzgerald, mère et fille. Devant le froncement de sourcils de Rocco, il s’était
empressé de se justifier, déclarant que Tatum avait été l’unique muse de Giovanni.
Maintenant, tout bien réfléchi, Rocco mesurait son erreur concernant la fille. Olivia n’avait pas été
la maîtresse de son grand-père. Elle avait simplement insufflé un second souffle à une imagination un peu
vieillissante. Les modèles que les deux stylistes avaient créés ensemble le prouvaient.
Il vida son verre d’un trait, contemplant sans les voir les lumières de Manhattan.
Quoi qu’il en soit, cela ne changeait rien à la nature de ses relations avec la protégée de Giovanni.
Leur alliance était, et resterait, professionnelle et non sentimentale. Il ne permettrait pas à la jeune femme
de trouver le chemin de son cœur. Il avait été le témoin et la victime collatérale de la déchéance à
laquelle mène parfois l’amour. Cette déchéance, il l’avait surprise dans le regard coupable de son père le
jour où Giovanni était venu leur demander, à Alessandra et à lui, de rassembler leurs affaires avant que
les huissiers ne saisissent la maison de son enfance.
7.

Il y avait maintenant une semaine qu’ils étaient rentrés à Milan, et le plan de Rocco fonctionnait à
merveille. L’annonce du retour d’Olivia sur les podiums en tant qu’égérie du couturier Mondelli faisait
couler beaucoup d’encre dans la presse. Certains journalistes continuaient à spéculer sur les raisons de
son absence mais, dans leur grande majorité, ils se félicitaient de cette association, et plus encore de
l’union prochaine entre le top model et l’un des célibataires les plus convoités du monde de la mode.
Rocco jeta un regard satisfait à la couverture d’un hebdomadaire qui, d’ordinaire, s’intéressait à
l’actualité des familles royales. On l’y voyait en train d’échanger un baiser torride avec sa fiancée, lors
de la conférence de presse de New York.
Olivia, quant à elle, avait recommencé à sourire dès qu’ils avaient quitté le sol américain. Elle avait
séduit le personnel de la Villa Mondelli, qui devançait ses moindres désirs, et aimait se promener dans le
parc de la propriété familiale. Le seul moment de la journée où la tension se manifestait de nouveau entre
eux, c’était le soir, au moment du coucher. Aussi Rocco avait-il pris l’habitude de se cloîtrer dans son
bureau jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Songeur, il but son expresso à petites gorgées. Ses efforts pour juguler son attirance vis-à-vis de la
jeune femme portaient leurs fruits. Tant qu’il saurait garder ses distances, il ne risquerait pas de
succomber au désir fou qu’elle lui inspirait.
Un coup discret frappé à la porte interrompit le cours de ses pensées. Une seconde plus tard,
Gabriella entrait dans son bureau.
— Si vous ne partez pas maintenant, vous ne serez pas à l’heure pour votre déjeuner.
— Même avec mon style de conduite ? rétorqua-t-il avec un sourire amusé.
— Même !
— Bon, j’y vais.
Une demi-heure plus tard, Rocco pénétrait dans le célèbre restaurant de fruits de mer où Renzo
Rialto lui avait donné rendez-vous. Le président du groupe Mondelli était attablé près de la baie vitrée.
Rocco le vit consulter ostensiblement sa montre. Une façon de lui signaler qu’il avait cinq minutes de
retard.
— J’ai estimé qu’il convenait de célébrer ton succès médiatique et j’ai commandé une bouteille de
vin.
— Excellente idée.
— Faire d’Olivia Fitzgerald l’ambassadrice de notre griffe et ta future femme : il fallait y penser.
Bravo ! Je me suis dit que tu avais pris mon conseil sacrément au pied de la lettre. Toutefois, compte tenu
de ton aversion notoire pour le mariage, j’avoue avoir été surpris.
— J’ai, en effet, révisé mon jugement, répondit prudemment Rocco. Vous m’avez demandé de faire
passer les intérêts de l’entreprise avant les miens ; je me conforme à votre requête.
— Ce qui me gêne néanmoins, c’est la rapidité avec laquelle tu as réagi. Nous ne sommes pas en
train de disputer une partie d’échecs. C’est l’avenir de la maison de couture fondée par ton grand-père
qui est en jeu. Quand je t’ai parlé de stabilité à long terme, lors de notre dernière discussion, je songeais
à un engagement durable de ta part, et non à un écran de fumée.
— Où voulez-vous en venir ? Vous semblez oublier que c’est en grande partie grâce à moi que la
valeur boursière de Mondelli a quadruplé en seulement deux ans. Les intérêts de l’entreprise familiale me
tiennent tout autant à cœur qu’à vous. Et cette alliance stratégique le prouve, non ?
— Je ne nie pas qu’Olivia Fitzgerald réunisse un certain nombre d’atouts, notamment en termes de
sex-appeal. Elle a tout ce qu’il faut pour faire craquer un homme, même le célibataire le plus convaincu !
En revanche, compte tenu de son passé récent, permets-moi de douter de sa fiabilité.
— Vous vous trompez, répliqua sèchement Rocco, exaspéré par une telle suffisance.
Renzo Rialto l’examina longuement avant de revenir à la charge.
— Tu ne veux décidément pas comprendre.
— Comprendre quoi ?
— La faiblesse des Mondelli, de père en fils, dès qu’il s’agit des femmes.
— Je…
Rialto l’interrompit d’un geste de la main.
— Giovanni a perdu tout bon sens à cause de Tatum Fitzgerald. Obsédé par cette femme, il en a
oublié ses priorités, et la société en a souffert. Pourtant, il était marié, et heureux en ménage, me semble-t-
il. Quant à ton père, la passion l’a conduit à une certaine… déchéance. Ne t’égare pas à ton tour.
Rocco sentit son pouls s’accélérer sous l’effet de la colère. Il se pencha vers son interlocuteur et
planta son regard dans le sien.
— Je ne suis ni mon père, ni mon grand-père, Renzo. Je suis celui qui a su redresser la barre d’une
entreprise certes renommée, mais fragile financièrement. Vous avez besoin de moi, ne le perdez pas de
vue.
— Tu as tout autant besoin de nous. La maison Mondelli te doit beaucoup, en effet. Personne ne
prétend le contraire. Je te donne simplement un conseil d’ami.
— Maintenant que c’est chose faite, nous pourrions peut-être passer à autre chose ?
— Fixe une date.
— Pardon ?
— Si tu veux convaincre le conseil d’administration que tu t’es vraiment assagi, fixe une date de
mariage.
— Vous plaisantez ! protesta Rocco, abasourdi.
— Le contrôle du groupe ne te reviendra pas avant que tu aies démontré davantage de maturité au
plan personnel. C’est le deal et je dois rendre des comptes aux actionnaires sur ce sujet. Or, pour le
moment, ceux-ci te considèrent comme un électron libre. Puisque Olivia Fitzgerald semble être l’élue de
ton cœur, épouse-la. Va jusqu’au bout de tes intentions.
— Nous sommes trop occupés pour le moment.
— Je n’en doute pas. Pour autant, je t’incite vivement à réfléchir à la question.
Le regard appuyé de Rialto contenait un avertissement.
— Vous me demandez de précipiter mon mariage dans le seul but d’améliorer mon image auprès des
administrateurs ? insista Rocco, incrédule.
— Nous devons tous, un jour ou l’autre, consentir des sacrifices afin d’obtenir le pouvoir. A
commencer par moi. Je n’aime pas ma femme. Je l’ai épousée parce qu’elle avait le profil parfait pour
tenir le rang auquel j’aspirais.
Rocco se retint de justesse de lui répondre que son cynisme l’écœurait. Pour autant, Renzo n’avait
pas complètement tort : ce qui comptait avant tout, c’était la confiance des administrateurs. Or, ceux-ci
hésitaient à la lui accorder du fait de sa jeunesse et de son caractère parfois trop impétueux à leur goût.
Rocco n’avait jamais envisagé de se marier par amour. Alors, pourquoi ne pas épouser Olivia ?
Finalement, cela ne ferait que donner plus de crédibilité à son plan.
Il était également d’accord avec Renzo sur un autre point : il ne fallait pas sous-estimer le potentiel
de séduction de la jeune femme. Il croyait peut-être maîtriser la situation, mais en réalité elle représentait
un danger pour lui. Tout comme Tatum pour Giovanni…
Hors de question de répéter l’erreur de son grand-père !

* * *

Olivia discutait de certains modèles avec Mario Masini quand Rocco fit son apparition dans
l’atelier, plus élégant que jamais, et plus sexy aussi. Depuis leur retour de New York, il ne lui avait pas
accordé beaucoup de son temps précieux, s’absorbant dans son travail quatorze heures par jour et ne
daignant lui adresser que quelques mots lors du dîner, seul moment de la journée où ils se retrouvaient en
tête à tête.
Il l’évitait, ce qui, pour être franche, l’arrangeait elle aussi. Alors, pourquoi ce sentiment de
frustration en arrière-plan, cette impression désagréable de rejet ?
Mario embrassa Rocco avec effusion.
— Ciao, se contenta-t-elle de murmurer, un peu mal à l’aise. Est-il déjà l’heure de partir ?
— Rien ne presse, nous dînons à la maison, ce soir.
Elle aurait nettement préféré passer la soirée à la Villa Mondelli dont les pièces immenses
permettaient de garder ses distances au sens propre comme au sens figuré. Toutefois, elle avait une
séance photo avec Alessandra le lendemain matin à 7 heures. Aussi Rocco avait-il proposé de séjourner
à l’appartement de Milan, afin de lui éviter de se lever aux aurores.
— Ta fiancée a du talent à revendre, déclara Mario avec emphase. Il ne lui faudra pas longtemps
pour s’imposer et devenir l’une des stars du stylisme.
Olivia sentit son cœur se gonfler de gratitude. Elle s’attendait à rencontrer une certaine réserve chez
le couturier qui, au contraire, faisait preuve depuis le début de leur collaboration d’un enthousiasme
inespéré. Elle le remercia d’un sourire. Grâce à ce mentor aussi généreux qu’expérimenté, son rêve allait
enfin devenir réalité.
— Tu prêches un convaincu. Continuez à travailler sans vous occuper de moi. J’ai des e-mails à
envoyer.
Mais il n’en fit rien et se mit, au contraire, à fureter dans l’atelier. Olivia avait beau essayer de se
concentrer sur sa discussion avec Mario au sujet des étoffes les mieux adaptées pour telle ou telle pièce
de la collection, elle n’y parvenait pas. Le couturier finit par émettre un commentaire amusé sur la tension
presque palpable entre les « jeunes tourtereaux », puis il déclara qu’ils en avaient terminé pour
aujourd’hui et s’éclipsa, les laissant seuls.
— Tes talents de comédienne s’améliorent-ils de jour en jour ou ma présence te rend-elle
réellement nerveuse ? lança Rocco en la regardant d’un œil moqueur.
— C’est la première fois que tu te donnes la peine d’étudier de près mes modèles. Or, mon avenir
de styliste dépend en grande partie de ton avis. Comment voudrais-tu que je ne me sente pas fébrile ?
— Et moi qui y voyais l’effet de mon sex-appeal, bella !
— Cette remarque m’étonne venant d’un homme qui se force à travailler jusqu’à 1 heure du matin de
peur de se retrouver dans la même chambre que sa prétendue fiancée ! répondit-elle du tac au tac. Prends
garde, on pourrait croire que ton self-control commence à présenter des signes de faiblesse.
— Vu la façon dont tu m’as allumé lors du dîner avec Stefan, il est effectivement mis à rude
épreuve. Certains soirs, quand je te rejoins dans le lit et que tu m’obliges à dormir au bord du matelas
parce que tu prends toute la place, la tentation est grande de te toucher. D’autant que la chasteté n’a
jamais été mon fort et que, j’en suis sûr, tu ne demanderais pas mieux.
Partagée entre l’indignation et les images érotiques que faisait naître une telle suggestion, Olivia
frémit malgré elle.
— Mais cela ne se produira pas, n’est-ce pas, Rocco ? Comment pourrais-tu poser la main sur la
maîtresse de ton grand-père ?
— Je te dois des excuses à ce sujet, dit-il, soudain beaucoup moins arrogant. Les faits m’ont induit
en erreur. Giovanni a tout de même acheté un appartement spécialement pour toi. Il te versait de grosses
sommes d’argent et n’a jamais mentionné ton existence. Reconnais qu’il y avait de quoi se poser des
questions.
— Toujours est-il que cela ne te donnait pas le droit de me traiter comme tu l’as fait.
— Je m’excuse, répéta-t-il.
A en juger par la crispation de son visage, cela ne lui arrivait pas souvent !
Un silence pesant s’installa entre eux.
Pour se donner une contenance, Olivia se mit à ranger les croquis éparpillés sur la table tandis que
Rocco s’approchait des portemanteaux où s’alignaient ses toutes dernières créations.
— Mario a raison, tu as vraiment du talent, finit-il par dire, lui tournant le dos. A ce propos, il y a
un changement dans notre accord.
Elle se figea, attendant la suite. Une angoisse sourde lui tordit l’estomac. Allait-il tout remettre en
question alors qu’elle touchait au but ? L’idée de devoir renoncer à son rêve lui donnait presque la
nausée.
— J’ai rencontré le président du groupe aujourd’hui. Selon lui, le conseil d’administration et les
actionnaires redoutent qu’en l’absence de Giovanni je ne devienne un électron libre. Ma façon de gérer
les affaires tambour battant heurte leur sensibilité, semble-t-il. Et celle de mener ma vie, aussi. Ils
souhaitent que je me pose… Que je me marie.
Un sentiment de malaise envahit Olivia. Voilà donc pourquoi Rocco avait imaginé toute cette
mascarade. Les administrateurs n’appréciaient guère d’avoir pour directeur général un jeune célibataire
dont l’impétuosité et la réputation de séducteur n’étaient un secret pour personne.
— Mais nous venons juste d’annoncer nos fiançailles, objecta-t-elle. Cela ne leur suffit pas ?
— A priori, non. Ils veulent que nous fixions une date ferme et définitive.
Elle sentit ses jambes se dérober sous elle et dut s’appuyer contre la table de travail.
— Tu parles de noces officielles, avec robe de mariée et échange d’alliances ?
— Exactement, cara.
Elle n’aimait pas du tout son air à la fois rusé et déterminé, comme s’il avait déjà tout prémédité.
Elle eut l’impression que le piège se refermait inexorablement sur elle.
— Rassure-toi, les grandes lignes de notre contrat demeurent inchangées. Tu seras notre égérie
durant un an et nous t’aiderons à lancer ta collection sous le nom de Mondelli. Seule modification à nos
accords initiaux : nous nous marions dans six semaines.
— Six semaines ! s’écria-t-elle, horrifiée.
Rocco haussa les épaules avec une désinvolture exaspérante.
— Nous divorcerons à l’amiable au bout d’un an, voilà tout. Tu m’as déclaré toi-même que tu
n’envisageais pas de te marier un jour. Alors, fiancée ou mariée, qu’est-ce que ça change pour toi
puisqu’il s’agit d’une union factice ?
Qu’est-ce que ça changeait ? Olivia sentit monter une rage sourde. Elle comprenait maintenant cette
douceur insolite, ces compliments au sujet de ses modèles… Rocco cherchait à flatter son ego pour mieux
la manipuler.
— Désolée, mais tu m’en demandes trop.
— Cette comédie me déplaît autant qu’à toi, insista-t-il. Toutefois, je crains qu’il n’y ait pas
d’échappatoire, ni aucune autre solution pour parvenir à nos objectifs respectifs.
Olivia se remémora le battage médiatique qu’avaient suscité leurs fiançailles. Un mariage aussi
précipité allait déchaîner la meute des paparazzis. L’angoisse de se retrouver encore plus exposée à la
curiosité malsaine de la presse à scandale lui étreignit la gorge.
— Dis au conseil d’administration que je ne me marierai pas à la va-vite pour leur faire plaisir.
Invente n’importe quelle excuse, mais une chose est sûre : cette cérémonie n’aura pas lieu.
8.

Les photographes de mode n’étaient pas connus pour leur extrême subtilité. Olivia en avait croisé de
toutes sortes : des manipulateurs usant et abusant de leur pouvoir de séduction, des êtres froids et distants
à l’ego démesuré, ou encore des caractériels qui se mettaient dans des colères terribles et vous lançaient
au visage que vous n’arriviez pas à la cheville du modèle précédent.
Alessandra, quant à elle, faisait exception à la règle. Elle se montrait d’une patience infinie et savait
donner confiance aux mannequins avec lesquels elle travaillait. Pour autant, Olivia ne parvenait pas à se
glisser dans la peau du personnage qu’elle était censée incarner, celui d’une jeune femme qui, appuyée
contre une barrière, attendait avec une impatience fébrile l’homme de sa vie. Elle portait pour l’occasion
une fabuleuse robe en crêpe de soie, l’un des fleurons de la future collection automne hiver de Mondelli.
Quatre heures déjà qu’elle tentait vainement de retrouver les automatismes du métier. C’était comme
si elle avait perdu le talent et la grâce qui l’avaient propulsée sur le devant de la scène.
— Faisons un break, finit par suggérer Alessandra en posant son appareil-photo. Nous reprendrons
dans quinze minutes.
Olivia lui sut gré de ne pas ajouter : « Profites-en pour te ressaisir, parce que ton manque de
professionnalisme commence à me taper sur les nerfs ! »
— Je suppose que mon frère n’est pas étranger à ces ombres que l’on devine sous tes yeux malgré le
maquillage, déclara la photographe avec un sourire malicieux.
Elle ne croyait pas si bien dire ! Simplement, elle se méprenait sur la raison de cette insomnie. Car
si Olivia n’avait effectivement pas réussi à trouver le sommeil avant le petit matin, ce n’était pas à cause
d’ébats nocturnes, mais de la perspective de devoir épouser Rocco.
— Ton frère a-t-il toujours cette fâcheuse tendance à se comporter en dictateur ?
Alessandra s’esclaffa.
— Oui, lorsqu’il est persuadé du bien-fondé de ses décisions, et il parvient généralement à ses fins !
— Il veut que nous nous mariions dans six semaines.
— Six semaines ! s’exclama la jeune femme, stupéfaite. Pourquoi si tôt ?
— C’est le souhait du conseil d’administration et, a priori, une condition pour qu’il accorde sa
totale confiance à Rocco.
La photographe esquissa une moue.
— La façon dont Rocco menait sa vie de célibataire, sans trop se soucier des convenances, a
toujours agacé les administrateurs. Or, mon frère se trouve pieds et poings liés, car Giovanni ne lui a pas
légué dans l’immédiat une part de capital lui permettant de contrôler la stratégie du groupe.
— Pourquoi avoir agi ainsi ? s’étonna Olivia.
— Pour lui laisser le temps de prendre complètement ses marques. Il a confié les dix pour cent
manquants à Renzo Rialto, l’actuel président, qui les transmettra à Rocco lorsqu’il l’estimera prêt à
assumer le rôle de P-DG. Mon frère est brillant et c’est grâce à lui que la société connaît un tel succès
international. Toutefois, Giovanni était là pour le coacher.
Les pièces du puzzle s’assemblaient. Voilà pourquoi Rocco n’avait pas envoyé paître les
administrateurs. Il ne pouvait pas.
Olivia poussa un soupir d’écœurement.
— J’ai besoin de prendre l’air.

* * *

Au fond de lui, Rocco savait qu’il venait vérifier si tout se passait bien. Ce matin, Olivia n’avait
quasiment pas desserré les dents. Allait-elle refuser la nouvelle condition qu’il lui imposait ? Il fallait
qu’il s’assure du contraire, car la campagne promotionnelle pour la future collection automne hiver allait
coûter dans les dix millions de dollars. Ce qui justifiait sa présence sur les lieux du shooting alors qu’il
aurait dû se trouver enfermé dans son bureau avec le directeur financier à passer en revue les chiffres du
mois.
Alessandra l’accueillit avec un sourire moqueur.
— Tu fais un petit tour d’inspection ?
— Pas exactement. Comment se débrouille-t-elle ?
— Elle est extrêmement tendue et a beaucoup de mal à se concentrer. Rien à voir avec le top model
que j’ai photographié il y a deux ans. Je me demande ce qui a bien pu lui arriver.
— Je l’ignore. Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé de comprendre, crois-moi, mais dès
que j’aborde le sujet, elle se ferme.
— Peux-tu aller lui parler, s’il te plaît ? La séance photo de ce matin n’a rien donné d’exploitable.
Si cela continue comme ça, nous aurons perdu la journée.
Rocco rejoignit Olivia sur la terrasse. Accoudée au garde-corps, elle regardait la cour en contrebas.
Elle paraissait si vulnérable…
Aussitôt, le sentiment de culpabilité resurgit.
Il s’empressa de l’enfouir au plus profond de lui. Après tout, la jeune femme ne perdrait pas au
change. Jouer la comédie pendant douze mois, ce n’était pas cher payer pour réaliser son rêve.
Elle ne cacha pas sa surprise en l’apercevant.
— Je pensais que tu avais un emploi du temps chargé aujourd’hui.
— Je passe juste prendre de tes nouvelles, puis je m’éclipse. Tu n’avais pas l’air bien, ce matin.
Un éclair de colère traversa ses magnifiques yeux bleus.
— Comment veux-tu que j’aille bien ? Tu me forces à t’épouser, à mentir sur mes sentiments devant
un prêtre. Excuse-moi, je trouve que tu pousses la mascarade un peu loin !
— Je l’admets, mais je n’ai pas le choix.
— Et moi, ai-je le choix ? Mon projet me tient trop à cœur. Hors de question d’y renoncer
maintenant. J’accepte donc, mais à une condition : que ma collection soit lancée sous mon propre nom et
non celui de Mondelli.
— Il nous faut l’aval de Mario.
— Obtiens-le. Sinon, cherche-toi une autre fiancée.
A son expression butée, il comprit que, cette fois, elle ne céderait pas.
— Entendu. Y a-t-il autre chose qui te contrarie ?
Ses traits se crispèrent davantage.
— Alessandra a dû te dire que j’avais été complètement nulle.
— Pas nulle. Simplement pas toi-même.
Elle se détourna.
— J’ai l’impression d’avoir perdu tout talent. J’ai beau m’efforcer de me concentrer, le déclic ne se
produit pas. Avant, j’adorais poser, je savais d’instinct ce que le photographe attendait de moi, alors
qu’aujourd’hui…
Elle n’acheva pas sa phrase. L’angoisse semblait la ronger de l’intérieur.
— Olivia…
Il passa un bras autour de sa taille et la contraignit à se tourner vers lui.
— Ce qui s’est passé il y a un an et dont tu refuses de parler, c’est de l’histoire ancienne. Ne laisse
pas le passé compromettre ton avenir.
— Et si jamais je n’y arrivais pas ? murmura-t-elle d’une voix étranglée. Si je te faisais perdre cinq
millions de dollars parce que je ne me montre pas à la hauteur ?
— Cela ne se produira pas. Le talent, tu l’as toujours en toi. Seulement, tu l’empêches
inconsciemment de s’exprimer. Débarrasse-toi de ce blocage et tout ira bien.
Elle eut une moue dubitative.
— Tu sais que j’ai raison.
— Pour toi, tout semble facile. Evidemment, puisque tu n’as jamais eu à douter de tes capacités !
— Détrompe-toi. Mes débuts chez Mondelli n’ont pas été glorieux. Mon impatience m’a joué des
tours. Contre l’avis de Giovanni, j’ai signé un premier gros contrat qui a bien failli mener l’entreprise
droit à la faillite.
Médusée, elle écarquilla les yeux.
— Comment Giovanni a-t-il réagi ?
— Il ne m’a pas fait la morale. Il m’a simplement expliqué que les erreurs permettaient de
progresser dans la vie à condition d’en tirer les leçons. Il m’a fallu des mois pour m’en remettre. J’avais
peur de me tromper dans mes décisions. Puis, peu à peu, j’ai appris à me fier de nouveau à mon jugement
et à mon instinct. Il n’y a aucune raison pour qu’il n’en aille pas de même pour toi.
Olivia demeurait sceptique.
Voulait-il la convaincre, l’aider à se décontracter ? Il n’aurait su le dire mais, oubliant toute
prudence, il l’attira contre lui.
— Qu’est-ce que…
Il ne lui laissa pas le temps de protester et s’empara de ses lèvres. Il n’y pouvait rien, c’était plus
fort que lui. Cette fille l’attirait comme un aimant. Le désir resurgit, intact, inassouvi.
Quand elle entrouvrit les lèvres, il lui sembla qu’elle s’abandonnait à la douceur de ce baiser.
Une toux discrète interrompit ce moment d’intimité. Alessandra les avait rejoints sur la terrasse.
Elle les observait avec un sourire amusé.
— Désolée, les amoureux, le quart d’heure de pause est largement écoulé.
Olivia s’écarta à la hâte.
— J’ignore ce qui t’a pris, murmura-t-elle, manifestement furieuse, une fois Alessandra partie. Que
cherchais-tu à prouver cette fois-ci ?
— Rien du tout, répliqua Rocco sur le même ton. J’essayais juste de t’apporter un peu de réconfort.
Que tu le veuilles ou non, nous formons une équipe.
— Une équipe ? J’ai plutôt l’impression que tu me considères comme un investissement.
— Et si nous marquions une trêve au lieu de nous affronter sans cesse ?
— Pardonne-moi, mais j’ai un peu de mal à te suivre. Qu’est-ce qui me vaut cette soudaine volte-
face ?
— Ils t’attendent, tu devrais y retourner, se contenta-t-il de répondre, piqué par l’ironie de son ton.
Elle l’examina un moment sans rien dire, avant de tourner les talons.
Il resta seul, accoudé au garde-corps. Que lui arrivait-il ? Pourquoi la vulnérabilité de la jeune
femme, perceptible malgré ses efforts pour la dissimuler, le touchait-elle à ce point ?
Il étouffa un juron.
Plutôt que de se laisser envahir par les émotions, il ferait mieux de se concentrer sur son objectif
professionnel. Rien d’autre ne devait compter !

* * *

Bouleversée, Olivia vit du coin de l’œil Rocco s’engouffrer dans l’ascenseur. Elle s’efforçait en
vain d’analyser ce qui venait de se passer tout en se prêtant aux retouches de maquillage.
Rocco l’avait-il vraiment embrassée pour lui apporter un peu de réconfort, comme il l’avait
prétendu, ou, une fois de plus, cherchait-il à la manipuler pour mieux l’utiliser à ses fins ? Avait-elle
inventé la passion dans ses yeux ?
Elle avait l’impression de sentir encore sur ses lèvres la brûlure de leur baiser quand elle reprit la
pose près de la barrière.
« Le talent, tu l’as toujours en toi », avait-il affirmé.
Elle s’imagina dans la peau d’une fiancée attendant l’élu de son cœur. Elle se demanda ce qui se
produirait si elle commettait la stupidité de partager réellement ses nuits avec Rocco…
— C’est bon, nous en avons terminé pour aujourd’hui ! annonça Alessandra au bout d’une heure et
demie.
— Tu as ce que tu voulais ? s’enquit Olivia, inquiète de la réponse.
— Bien plus même que je ne l’espérais ! Tiens, regarde.
Elle montra à Olivia l’aperçu de cinq photos numériques. Sur le petit écran figurait une jeune femme
à l’expression éperdument amoureuse…
9.

Durant la Fashion Week, New York, déjà débordante d’énergie en temps normal, était prise de
frénésie. C’était l’occasion ou jamais de voir et d’être vu. Tous les acteurs de la mode, renommés ou
illustres inconnus, déferlaient sur la métropole comme une nuée de sauterelles, prêts à tout pour asseoir
leur notoriété ou se faire un nom. Journalistes et paparazzis s’en donnaient à cœur joie tandis que le
champagne coulait à flots lors des soirées privées organisées un peu partout en ville.
Quelques heures avant le défilé de la célébrissime griffe italienne et le retour non moins attendu sur
les podiums de sa nouvelle égérie, l’ambiance n’était pourtant pas à la fête dans l’appartement des
Mondelli. L’imminence de l’événement, ajoutée aux préparatifs de la cérémonie de mariage, mettait les
nerfs d’Olivia à vif, et Rocco avait l’impression qu’elle risquait de craquer à tout moment.
Campée devant lui, elle le fusillait du regard.
— Choisis la couleur que tu veux pour le mariage. Je m’en moque éperdument. Pourquoi pas noir et
blanc pour symboliser les ténèbres et la lumière ?
Elle lui rendit la liste des invités.
— De mon côté, il n’y aura que mes parents, Sophia et Violetta. Personne d’autre. Et il est hors de
question que mon père me conduise à l’autel.
— Pourquoi ?
— Il a fondé un second foyer. Par ailleurs, je ne sais même pas s’il pourra se libérer et s’il a les
moyens de se payer le voyage.
— L’aspect financier n’est pas un problème. Je lui enverrai l’argent nécessaire pour couvrir ses
frais et ceux de sa famille.
— Je te l’interdis ! Cela fait des années qu’il a coupé les ponts avec ma mère et moi. Cette histoire
ne le concerne plus.
— Dans ce cas, parlons de tes rapports avec Tatum. Pourquoi éprouves-tu une telle animosité à son
égard ? A cause de son ancienne liaison avec Giovanni ?
— Cela n’a rien à voir.
— Alors, pourquoi ? insista Rocco. Je te rappelle que je vais la rencontrer ce soir pour la première
fois, et j’aimerais bien savoir à quoi m’attendre.
— Tout ce qui l’intéresse, c’est d’épater la galerie en affichant des signes extérieurs de richesse.
— Cela n’a pas dû être facile pour elle de perdre Giovanni, puis ton père, objecta-t-il, étonné par la
dureté de ses propos.
— Elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Ce qui ne l’a pas empêchée de faire payer les
membres de son entourage, moi notamment.
— Que veux-tu dire ?
Olivia se mit à quatre pattes.
— Bon sang, où sont passées mes baskets ? lança-t-elle avec agacement en jetant un coup d’œil sous
le canapé. Tu es sûr de ne pas les avoir vues ?
Rocco partit explorer le dressing.
— Les voilà, déclara-t-il en les tenant hors de sa portée.
La jeune femme se releva et fit mine de les attraper.
— Non, réponds-moi d’abord.
— Décidément, avec toi, c’est toujours donnant donnant ! Quand j’ai commencé à avoir du succès,
ma chère mère s’est mise à me considérer comme son gagne-pain. Elle n’avait plus aucun avenir dans le
mannequinat et avait raté sa reconversion. Pour elle, je représentais une aubaine. Elle a donc dépensé
sans compter afin de maintenir son train de vie fastueux. Plus elle se faisait plaisir, plus je devais trimer
pour régler ses factures. Jusqu’à l’épuisement. Un jour, au retour d’une tournée en Europe où ma carte de
crédit avait été refusée, j’ai découvert qu’elle avait complètement vidé mes comptes bancaires sur
lesquels, dans ma grande naïveté, je lui avais donné procuration. Tous, sans exception.
— Qu’a-t-elle acheté avec tout cet argent ?
— Un appartement plus grand, une voiture de sport, des billets d’avion pour aller rendre visite à ses
amies sur la Côte d’Azur, que sais-je encore… Quant à moi, j’enchaînais les déplacements professionnels
à l’étranger. Je n’avais pas le temps de gérer mes finances.
— Et tu lui faisais confiance.
— Normal, non ? Une mère n’est-elle pas censée protéger les intérêts de ses enfants ?
Rocco sentit une boule se former au creux de son estomac. A la colère qu’il ressentait contre cette
femme qui n’avait pas hésité à spolier sa propre fille se mêlait un sentiment de culpabilité désormais
familier. Olivia n’avait pas jeté l’argent par les fenêtres, comme il l’imaginait ; elle avait assumé
financièrement les extravagances de sa mère.
— Mi dispiace, murmura-t-il, embarrassé. Je t’ai mal jugée depuis le début, et je te présente mes
excuses.
L’air surpris, elle l’observa un long moment sans rien dire. Puis elle chaussa ses baskets et se
dirigea vers la porte d’entrée.
— Il faut y aller. Le défilé commence dans une heure et demie.

* * *

Tandis qu’ils rejoignaient à pied le Lincoln Center, situé non loin de l’appartement, Olivia songeait
à l’évolution de ses relations avec Rocco. Celui-ci avait beau l’éviter depuis deux semaines, il se
comportait différemment avec elle. Il lui témoignait du respect. Quant à elle, elle préférait ne pas
s’interroger sur la nature de ses sentiments à son égard.
Il l’accompagna jusqu’en coulisses pour saluer stylistes et modèles. Frédéric, l’organisateur du
défilé, serra Olivia dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues.
— Chasse les nuages de ton regard, ma belle, lui murmura-t-il à l’oreille. Ce soir, tu vas briller,
telle l’étoile que tu as toujours été.
Cette dernière phrase eut pour effet de faire grimper son stress de plusieurs crans.
— A propos, ajouta-t-il, c’est Guillermo qui couvre l’événement en backstage, ce soir.
— Ah ?
Elle se mordilla la lèvre nerveusement. Elle n’avait pas revu le photographe depuis le jour où elle
l’avait quitté, le cœur en miettes.
— Merci pour l’info. Comment va-t-il ?
— Bien. Toujours aussi séduisant… et célibataire, répondit-il en l’entraînant vers la salle de
maquillage.
Olivia s’installa dans le fauteuil. Elle s’efforça de faire le vide en elle. A mesure que l’heure du
show approchait, la tension devenait de plus en plus palpable. Les techniciens couraient en tous sens,
s’interpellant, afin de régler les derniers détails.
La maquilleuse reposait palette, pinceaux et éponges lorsque Olivia entendit une voix familière. A
contrecœur, elle se leva pour accueillir sa mère, tirée à quatre épingles comme à son habitude, et escortée
de Rocco.
— Je croyais que nous devions nous retrouver après le défilé, à la réception, dit-elle froidement.
— Je mourais d’impatience de rencontrer ton prince charmant ! Et puis, bien sûr, je tenais à te
souhaiter bonne chance pour ton retour sur les podiums, ma chérie.
— Merci, maman. Maintenant, si tu veux bien, j’aimerais rester seule.
Tatum fronça les sourcils, visiblement contrariée.
— Tu vas bien ? Tu me sembles fébrile.
Fébrile ? Le mot était faible ! Olivia se sentait au bord de la crise de nerfs, et la présence de sa
mère n’arrangeait rien. Si elle s’était écoutée, elle aurait sauté dans ses vêtements et aurait fui loin de cet
endroit qui ne lui rappelait que des mauvais souvenirs.
Rocco dut le percevoir car il glissa son bras sous celui de Tatum.
— Venez. Je vais vous conduire jusqu’à votre place. Nous aurons tout le temps de discuter après le
défilé.
Tanya, l’une des stylistes, apparut quelques minutes plus tard avec une ravissante robe de cocktail
vert émeraude. Elle aida Olivia à l’enfiler, puis virevolta autour d’elle, procédant à d’ultimes retouches,
avant de se déclarer satisfaite du résultat.
Telle un automate, Olivia rejoignit les autres mannequins qui attendaient, tout excitées, leur entrée en
scène. Son cœur tambourinait dans sa poitrine.
Tu peux le faire, tu peux le faire…
— Livvie !
Guillermo apparut devant elle. Il n’avait rien perdu de sa beauté ténébreuse qui rehaussait l’éclat de
ses yeux verts. Il la contempla avec affection.
— Tu es toujours aussi sublime.
— Merci, Gui. Comment vas-tu ?
Il eut un sourire ironique.
— Mieux depuis que j’ai réussi à digérer notre rupture. Néanmoins, je m’inquiétais pour toi.
Pourquoi t’es-tu ainsi volatilisée ? Tu aurais pu me dire où tu allais, au moins !
— J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas nous revoir pendant quelque temps.
— Et si nous en discutions après le défilé ? Je sais que tu es fiancée à Mondelli, mais…
Olivia se mordilla la lèvre. Elle commençait à comprendre ce qu’une personne pouvait ressentir
lorsque ses sentiments n’étaient pas payés de retour. Elle s’apprêtait à l’éconduire quand elle vit passer
du coin de l’œil une chevelure d’une blondeur familière. Elle se retourna vers le mannequin dont
l’expression trahissait les débuts dans le métier, et sentit ses jambes vaciller.
Ces pommettes hautes constellées de taches de rousseur, ces yeux d’un bleu pâle, ce petit nez
légèrement retroussé qui donnait au visage un air mutin…
Petra ! Mais non, ça ne pouvait pas être elle. Petra était morte…
Guillermo dut percevoir son désarroi car il lui prit la main et la pressa doucement.
— C’est Natasha, lui murmura-t-il à l’oreille. La sœur cadette de Petra.
Olivia sentit son cœur se serrer. La jeune fille ressemblait à s’y méprendre à sa meilleure amie.
L’image de Petra gisant sur le sofa, livide et le regard vague, cette image qui la hantait depuis le drame
s’imposa de nouveau. Olivia eut tout à coup l’impression de revivre la scène. Elle avait aussitôt appelé
les secours, mais il était déjà trop tard.
Elle ne put retenir une plainte sourde et dégagea sa main.
— Liv…
Non, elle ne voulait plus rien entendre. Elle voulait partir, se retrouver seule, loin de tous ces gens,
loin de tout ce stress. Elle vit une expression de surprise se peindre sur le visage de Frédéric lorsqu’elle
le dépassa. Il tenta de la retenir par le bras, mais elle réussit à l’esquiver.
— Olivia, qu’est-ce que tu fais ? Le défilé débute dans dix minutes et c’est toi qui l’inaugures !
— Je ne peux pas, bredouilla-t-elle. Excuse-moi, je ne peux pas.
Elle se réfugia au fond des coulisses, s’assit sur une chaise et se prit la tête entre les mains.
Surtout, inspire profondément et ferme-toi au monde extérieur…
— Liv, que se passe-t-il ?
La voix inquiète de Rocco la tira de son état de prostration.
— Fiche-moi la paix ! parvint-elle à articuler.
— Hors de question, répondit-il en l’obligeant à relever le menton. Regarde-moi. Regarde-moi ! Je
ne te laisserai pas te détruire. Et maintenant, dis-moi ce qui ne va pas.
— Ma meilleure amie est morte d’une overdose après avoir défilé ici. Elle ne supportait plus la
pression. C’est pour ça que j’ai tout abandonné du jour au lendemain.
— Je l’ignorais. Je suis désolé, murmura Rocco, manifestement déstabilisé.
— De nous deux, c’était pourtant elle la plus forte. Elle était toujours là pour me soutenir, pour me
remonter le moral. Et moi, je n’ai pas été là quand elle a eu besoin de moi.
— Tu n’aurais pas réussi à la sauver contre son gré, Olivia. Ton amie souffrait, et ce type de
souffrance requiert l’expérience d’un médecin spécialisé.
Elle ferma les yeux.
— Je n’y arriverai pas. Demande à Frédéric de me remplacer.
Il la prit par les épaules.
— Si, tu y arriveras. Il s’agit de parcourir quelques mètres sur un podium. Rien d’autre. Fais
confiance à ton talent, laisse-le s’exprimer, et tout se passera bien. Si, en revanche, tu t’avoues vaincue ce
soir, si tu fais faux bond à ces gens, tu vas te mettre à dos tous ceux qui comptent dans le monde de la
mode, tous ceux qui ont le pouvoir de donner à tes futures collections l’avenir qu’elles méritent. Tu as du
génie, cara, ne l’oublie pas. Montre-leur de quoi tu es capable.
— Tu n’as pas besoin de dire ça.
— Je le dis parce que je le pense. Le moment est venu de vaincre tes vieux démons une fois pour
toutes.
Olivia sentit son sang se glacer en entendant la musique du show retentir.
— Quatre passages, insista Rocco. Branche le pilote automatique et, tu verras, ton corps retrouvera
d’instinct les bons gestes.
Il avait raison. Si elle gâchait sa seconde chance, elle ternirait définitivement son image. Elle
devrait alors renoncer à son rêve et trahirait par la même occasion les espoirs que Giovanni avait placés
en elle.
— D’accord, murmura-t-elle d’une voix tremblante.
Il lui adressa un sourire d’encouragement.
— Je t’attends ici.
Ensuite, tout s’enchaîna très vite. A quatre reprises, elle s’avança sous le feu des projecteurs
jusqu’au bout du podium de sa démarche chaloupée, le regard rivé au loin, marqua une pause le temps
que les appareils-photo crépitent, avant de pivoter et de revenir sur ses pas. Puis ce fut le tour d’honneur,
avec l’ensemble des mannequins et des stylistes, Mario en tête. Un tonnerre d’applaudissements salua ce
dernier passage.

* * *

Ravi, Rocco écoutait l’hommage des invités. Voilà de quoi faire taire les mauvaises langues qui
prédisaient le déclin de la maison Mondelli après le décès de Giovanni !
Les designers regagnèrent les coulisses. Il les félicita tout en guettant le retour d’Olivia. Le rideau
s’écarta au passage d’une nuée de jeunes mannequins. Elle apparut enfin. Elle semblait épuisée. Indécise,
elle inspecta les lieux du regard comme si elle cherchait quelqu’un.
A cet instant précis, Rocco vit Guillermo s’avancer, s’interposant entre elle et lui. Il sentit son cœur
se serrer douloureusement dans sa poitrine lorsqu’elle se dirigea vers son ex-compagnon. Mais, très vite,
il remarqua que la jeune femme ne semblait pas se soucier le moins du monde de la présence de
Villanueva. C’était vers lui qu’elle marchait.
Leurs regards se soudèrent. La détresse qu’exprimait celui d’Olivia acheva de le bouleverser. Il lui
tendit les bras et elle vint se blottir contre lui. En les voyant ainsi enlacés, Guillermo eut une grimace de
dépit.
— Tu as été magnifique, murmura Rocco à l’oreille de la jeune femme.
Elle lui offrit un pâle sourire.
— Tu avais raison. Il suffisait d’arpenter ce fichu podium.
Suivant à la lettre les instructions de Savanna, Olivia se tira fort bien de l’épreuve de la conférence
de presse. Durant la réception qui suivit, Rocco resta en permanence à ses côtés pour l’épauler. Il
éprouvait un étrange besoin de la protéger contre tous ces gens qui ne cessaient de lui poser des questions
indiscrètes. Le mannequin vedette était manifestement le centre d’intérêt, ce qui n’avait rien d’étonnant.
Elle était absolument sublime dans sa robe fourreau bleu nuit qui épousait ses formes à la perfection et
rehaussait l’éclat de ses yeux ainsi que la blondeur de sa chevelure.
Ils discutèrent avec Tatum Fitzgerald qu’il jugea vaniteuse et narcissique. Hormis une certaine
ressemblance physique, la mère et la fille n’avaient décidément rien en commun. Rocco l’invita à venir
leur rendre visite en Italie. Puis ils s’esquivèrent, tandis que la fête battait encore son plein.
10.

Le calme de l’appartement faiblement éclairé par le halo des lumières de New York contrastait
étrangement avec l’effervescence de la réception.
Rocco ôta sa veste et dénoua sa cravate, tandis qu’Olivia se débarrassait de ses escarpins.
— Tu veux un verre ?
— Volontiers.
Elle s’était postée devant la baie vitrée. Il lui apporta un verre de vin blanc, puis se servit un
whisky.
— Elle n’avait que vingt-cinq ans quand elle est morte, murmura Olivia, comme se parlant à elle-
même. Nous nous sommes rencontrées sur le tournage d’une publicité pour des collants. Nous avions dix-
neuf ans. Le scénario était ridicule, et nous devions nous retenir pour ne pas piquer des fous rires. Après
cela, nous sommes devenues les meilleures amies du monde et nous ne nous sommes plus quittées.
Rocco l’écoutait, admirant son profil parfait qui se découpait dans la demi-pénombre.
— C’est grâce à Petra si j’ai su garder les pieds sur terre. Nous étions si jeunes à l’époque, et déjà
si riches ! Tout nous réussissait. Nous étions les coqueluches de la société branchée new-yorkaise et
enchaînions les soirées bien arrosées. Je buvais trop, mais jamais jusqu’à l’ivresse. Petra, en revanche, a
peu à peu développé une dépendance à l’alcool. Et puis elle s’est entichée de Ben, un amateur de drogues
en tous genres. Plusieurs fois, je lui ai conseillé de rompre. Un soir, après avoir défilé au Lincoln Center,
elle est rentrée avec ce type tandis que je m’attardais à la réception. Elle me semblait assez déprimée,
alors je suis passée chez elle, trois heures plus tard, pour voir comment elle allait. Je l’ai trouvée affalée
sur le canapé, les yeux révulsés. Elle avait cessé de respirer.
— Cela a dû être une expérience horrible.
Il lui prit la main et la serra très fort dans la sienne. Elle leva vers lui un regard embué de larmes.
— Si tu n’avais pas été là pour m’encourager ce soir, je crois que j’aurais de nouveau craqué. Tu
m’as donné le courage d’affronter le passé.
En fait, il n’y était pas pour grand-chose. Il n’avait fait que réveiller en elle son instinct de survie.
Olivia appartenait à la race des battantes. Cette femme n’était pas seulement belle de l’extérieur ; elle
l’était aussi à l’intérieur.
— Est-ce le décès de Petra qui a déclenché tes crises d’angoisse ?
— Non, elles ont commencé à la période de l’adolescence. Je voyageais déjà beaucoup. J’avais une
pression dingue sur les épaules, et personne pour me soutenir. Ma mère n’a pas franchement la fibre
maternelle. Quant à mon père, il était parti et ne se préoccupait guère de moi. J’ai consulté un thérapeute
qui m’a appris à gérer ces crises. Mais je n’ai jamais réussi à m’en débarrasser, ni à les contrôler
vraiment.
— C’est ce qui t’est arrivé lors du défilé au Lincoln Center, l’année dernière ?
— Oui. J’étais complètement tétanisée, dans l’incapacité de raisonner. Après cela, j’ai décidé de
mettre un terme à ma carrière de mannequin.
— Pas définitif. Ce soir, nous avons tous pu admirer ton talent.
Elle eut une moue dubitative.
— Et si nous arrêtions de parler ? suggéra-t-elle presque timidement.
Chez Rocco, l’étincelle du désir rejaillit aussitôt. Un désir puissant, incontrôlable. Un désir comme
il n’en avait encore jamais ressenti pour aucune femme.
Il porta la main d’Olivia à ses lèvres et déposa au creux de sa paume un baiser d’une douceur qui le
surprit lui-même.
— Tu l’aimes toujours ?
— Qui ? Guillermo ? Je ne l’ai jamais vraiment aimé.
— Oui, mais te plaît-il encore ? Physiquement, je veux dire.
— A ton avis ? répondit-elle avec un sourire mutin.
Il posa un peu brutalement leurs deux verres sur la table basse. Il la vit écarquiller les yeux quand il
se pencha vers elle pour lui embrasser l’épaule. Il laissa sa bouche errer sur sa peau douce au parfum si
délicat, s’aventurer jusqu’à la base de son cou fier et gracile.
Elle frémit sous la caresse et il sentit son pouls s’accélérer sous ses lèvres.
— Rocco ? murmura-t-elle dans un souffle.
— Oui ?
— Ce moment est-il bien réel ?
Il se figea. Il eut envie de lui répondre que jamais il n’avait été plus sincère, mais les mots se
dérobèrent.
— Je ne demande pas de grandes promesses, insista-t-elle. Je souhaite simplement savoir si, ce soir,
tu ne joues pas une nouvelle fois la comédie.
Le seul moyen qu’il trouva pour tenter de la convaincre fut de lui prendre la main et de la plaquer
contre sa poitrine où les battements désordonnés de son cœur attestaient de son trouble.
— A ton avis ?
Alors, elle enfouit ses doigts dans ses cheveux et l’attira vers elle. Leurs langues se mêlèrent,
d’abord avec douceur, puis avec fébrilité, pour rattraper tout ce temps perdu, toutes ces semaines de
frustration, de besoin inassouvi.
Quand, à bout de souffle, ils finirent par rompre la magie de ce baiser, ils se regardèrent un long
moment sans rien dire, comme si chacun cherchait à lire en l’autre. Ce fut Olivia qui prit l’initiative. Elle
défit un à un les boutons de la chemise de Rocco avec une lenteur délibérée.
Il retenait son souffle. De nombreuses femmes l’avaient déshabillé, mais aucune n’avait su éveiller
en lui une telle impatience.
— Tu es le plus bel homme que j’aie jamais vu, chuchota-t-elle en effleurant la peau de son torse. Et
pourtant, j’en ai vu un certain nombre.
— Je n’ai pas très envie de parler de tes anciens amants.
— Je n’en ai eu qu’un : Guillermo.
Rocco se rembrunit. Il détestait l’idée que le Vénézuélien ait, le premier, posé les mains sur le corps
d’Olivia. En fait, il détestait ce type, tout court.
Il chassa très vite ces sombres pensées lorsque la jeune femme entreprit d’explorer chaque parcelle
de son torse. Il aimait le contact de ses lèvres sur sa peau, de sa langue qui agaçait ses tétons. Il ferma les
yeux et s’abandonna au plaisir.
— Sur la photo qu’Alessandra a prise de toi, tu pensais à moi ?
— Devine ! répondit-elle avec un petit rire.
Alors, il la souleva dans ses bras et la porta dans la chambre où il la reposa à terre. Ce soir, il avait
la ferme intention de transformer cette pièce, théâtre de leurs affrontements, en un nid d’érotisme et de
volupté.
— Tu sais, je n’ai pas oublié la torture que tu m’as fait subir lors du dîner au restaurant avec Stefan.
Elle rougit violemment, mais ne baissa pas les yeux.
— C’était tellement bon que je n’arrivais pas à me concentrer sur la conversation. J’avais une envie
folle de toi. J’imaginais tes mains sur mon sexe…
Il s’interrompit, tentant vainement de maîtriser le flux de ses émotions, tandis qu’Olivia, sans le
quitter du regard, débouclait sa ceinture, déboutonnait son pantalon et faisait glisser la fermeture Eclair.
Puis, glissant la main dans son caleçon, elle saisit son membre érigé qui se tendit plus encore sous l’effet
de ses caresses.
Il ne put réprimer un gémissement rauque et renversa la tête en arrière.
— Oui, oui, cara, l’encouragea-t-il à mi-voix.
Alors, elle s’agenouilla devant lui, le débarrassa de son boxer-short et le prit entre ses lèvres,
tandis qu’il enfouissait les doigts dans ses cheveux blonds. La chaleur de cette bouche, la douceur de
cette langue contre l’extrémité si sensible de son pénis, faillirent lui faire perdre le peu de contrôle qu’il
lui restait. Et quand il sentit qu’il allait bientôt basculer dans le plaisir, il s’écarta, la releva et l’embrassa
fougueusement, goûtant à la saveur de son propre sexe.
Plaquée contre lui, son désir exacerbé par celui de Rocco, Olivia lui rendit son baiser avec passion.
— A mon tour de te caresser, cara, murmura-t-il contre ses lèvres. Tu veux bien ?
Incapable de prononcer un mot, elle se contenta d’acquiescer, tandis qu’il l’attirait entre ses jambes.
Elle sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, son corps vibrer d’impatience. Quand il fit glisser les
épaulettes retenant sa robe, elle frémit au contact de ses doigts sur sa peau.
— Je sais que tu as autant besoin de moi que moi de toi, chuchota-t-il encore d’une voix rauque.
Ce désir n’allait-il pas la consumer tout entière ? Que se passerait-il ensuite ? Bien que consciente
du caractère irréversible de l’acte qu’elle s’apprêtait à commettre, Olivia chassa aussitôt cette inquiétude
pour profiter de l’instant présent.
Il dégrafa son soutien-gorge qui partit rejoindre la robe sur le parquet. Seul un string bleu marine
protégeait encore sa nudité du regard brûlant de Rocco qui la contemplait avec une envie presque
animale.
Lorsqu’il glissa la main entre ses cuisses, elle ferma les paupières.
— Ouvre-toi, Liv. Et regarde-moi. Je veux voir le désir dans tes yeux.
Elle obtempéra.
Il écarta la dentelle humide du sous-vêtement et effleura du pouce le petit bouton de chair sensible
au cœur de sa féminité. Elle sentit de délicieuses ondes lui parcourir le corps tandis qu’il accentuait sa
pression sur son clitoris, lui arrachant une plainte de volupté.
Il introduisit un doigt, puis deux, et se mit à aller et venir en elle. Surprise par l’intensité et la
rapidité de sa jouissance, elle ne put retenir un cri.
Alors, il la renversa sur le lit et lui ôta son sous-vêtement. Elle crut qu’il allait s’allonger sur elle.
— Viens, gémit-elle en tendant les bras vers lui.
— Non, pas encore.
Il s’agenouilla devant elle et, instinctivement, elle écarta les cuisses, s’offrant sans retenue aux
caprices du plaisir. D’une langue experte, Rocco explora les moindres replis de son intimité, jusqu’à ce
que la caresse devienne supplice. De nouveau, une vague de plaisir monta en elle, l’emportant
inexorablement vers les sommets de l’extase. Cette fois, son plaisir fut plus doux, plus complet.
Lorsque Olivia reprit pied dans la réalité, Rocco avait déjà enfilé un préservatif. Il s’étendit au-
dessus d’elle, entre ses jambes. Alors, elle se cambra et il la pénétra. D’emblée, leurs deux corps se
mirent au diapason, comme s’ils étaient faits l’un pour l’autre, comme s’ils venaient enfin de se trouver
après s’être cherchés trop longtemps.
Olivia sentait contre son oreille le souffle de Rocco devenir de plus en plus saccadé, et l’imminence
du plaisir chez cet homme qui lui en avait tant donné décuplait sa propre excitation. Le rythme de leur
danse érotique s’accéléra jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus retarder l’instant ultime de l’orgasme.
Ensemble, ils lâchèrent prise, et au cri de bonheur d’Olivia répondit le gémissement rauque de Rocco.
Ils restèrent ainsi un long moment, soudés l’un à l’autre, sans échanger un mot, attendant que les
battements affolés de leurs cœurs s’apaisent. Avant de sombrer dans le sommeil, Olivia songea que cette
parenthèse de félicité risquait de lui coûter son âme.

* * *

Rocco s’éveilla, comme à son habitude, vers 2 heures du matin. Olivia dormait dans ses bras, lovée
contre lui. Pensif, il prit une mèche de ses cheveux blonds et s’amusa à l’enrouler autour de son doigt. Le
souvenir des moments d’intimité qu’ils venaient de partager le troublait profondément. Il avait le
sentiment d’avoir franchi une frontière interdite, de s’être mis en danger. Jamais encore il n’avait fait
l’amour à une femme avec tant de passion, ni éprouvé de telles sensations. N’était-il pas en train de jouer
avec le feu ?
Il se dégagea doucement et se glissa hors du lit. Il enfila en silence son caleçon qui traînait sur le
parquet puis, muni d’une bouteille d’eau fraîche, il s’installa dans le salon. L’insomnie durerait une heure
ou deux, il le savait. Il en était ainsi depuis la mort de sa mère et la descente aux enfers de son père. Que
de fois il s’était réveillé en pleine nuit pour constater que Sandro les avait laissés seuls, Alessandra et
lui, afin de satisfaire son addiction au jeu ! Il veillait alors sur sa sœur jusqu’à ce que ses paupières
deviennent trop lourdes ou qu’il entende le cliquetis de la clé dans la serrure, puis le pas de son père
rendu chancelant par l’abus d’alcool.
Plus tard, quand Giovanni les avait recueillis à la Villa Mondelli, les insomnies avaient persisté. La
nuit, il se faufilait sur la terrasse dominant le lac, et contemplait le plan d’eau sombre, immobile,
angoissant. Pour se rassurer, il s’imaginait que des fées et d’étranges créatures amicales tenaient
compagnie à sa mère, au fond du lac, qu’un jour elles viendraient le chercher pour qu’il lui rende visite,
puis le ramèneraient sur la rive avant l’aube.
Et maintenant, des années plus tard, l’inquiétude qui le tenaillait était d’une tout autre nature. En
voulant aider Olivia à chasser les fantômes du passé, il avait pris un risque considérable : celui de se
perdre lui-même, de détruire ce bel équilibre qu’il avait mis tant de temps à se forger. Il avait rompu la
promesse qu’il s’était faite de ne pas toucher à cette femme. Un acte lourd de conséquences, il en avait
l’intime conviction.
Après ce qui s’était passé entre eux cette nuit, pourrait-il revenir en arrière ? En avait-il seulement
envie ?
Rocco but une longue gorgée d’eau fraîche. Assis dans son fauteuil préféré, devant la baie vitrée, il
contempla Manhattan qui, malgré l’heure tardive, ne dormait pas.
Olivia Fitzgerald avait-elle su trouver le chemin de son cœur ? Impossible. Il était incapable
d’aimer, il s’était juré de ne plus jamais aimer au point d’en souffrir. Tous ceux, ou presque, auxquels il
tenait l’avaient abandonné : sa mère et Giovanni en mourant prématurément, son père en se livrant à ses
excès. Mieux valait n’avoir besoin de personne, ne compter que sur soi-même.
De toute façon, Olivia méritait mieux. Elle méritait un homme comme… Guillermo Villanueva.
Rocco eut un rictus. Il se remémorait l’expression blessée du Vénézuélien lorsque Olivia l’avait
ignoré et avait cherché refuge dans les bras de son prétendu fiancé.
Non. Il ne permettrait pas à la jeune femme de lui faire subir ce genre d’humiliation. Pour autant, à
quoi bon se mentir à lui-même ? Il ne réussirait pas à garder ses distances.
Et si j’abordais le problème à l’envers ? songea-t-il soudain.
Au lieu de lutter, peut-être devait-il au contraire céder sans arrière-pensée à l’attirance qu’il
éprouvait pour Olivia, agir avec elle comme avec toutes les autres femmes, en sachant qu’un jour,
inévitablement, il finirait par se lasser.

* * *

Olivia s’éveilla, désorientée et assoiffée. Il lui fallut quelques secondes pour se souvenir qu’elle se
trouvait à New York, qu’elle avait défilé la veille à l’occasion de la Fashion Week et que Rocco et elle
avaient fait l’amour avec une passion qui resterait probablement à jamais gravée dans sa mémoire.
A en juger par l’obscurité qui régnait dans la chambre, il devait être encore très tôt. Elle tâta la
place vide à côté d’elle. Manifestement, Rocco était levé depuis un bon moment. Il semblait ne jamais
dormir plus de cinq heures par nuit. Giovanni expliquait ces insomnies par le besoin instinctif de veiller
sur Alessandra lors des expéditions nocturnes de Sandro.
Olivia but un grand verre d’eau, enfila un T-shirt qui traînait sur le dossier d’une chaise et partit à la
recherche de Rocco. Elle le découvrit dans le salon, plongé dans ses pensées et vêtu simplement de son
boxer-short.
— Pourquoi ne dors-tu pas ?
Il sursauta.
— Le sommeil n’est pas mon fort.
En s’approchant, elle constata qu’il avait l’air épuisé. Des rides de fatigue marquaient ses yeux et
les commissures de sa bouche.
— Tu devrais apprendre à lâcher prise de temps en temps, hasarda-t-elle. Tu te sens toujours
responsable de tout : de Mondelli, d’Alessandra… Ta sœur a de la chance de t’avoir.
Il haussa les épaules.
— J’ai fait ce que je pouvais pour compenser l’absence de nos parents.
Un silence pesant s’installa entre eux. Olivia hésitait sur la conduite à tenir. Devait-elle rester ou le
laisser seul ? Il ne paraissait pas d’humeur très loquace.
— Pour quelle raison Giovanni ne t’a-t-il pas légué tout de suite un nombre suffisant de parts pour
contrôler l’entreprise familiale ? Cette décision n’a aucun sens.
La question avait surgi spontanément et, maintenant, il était trop tard pour faire machine arrière. Elle
le vit froncer les sourcils.
— Comment l’as-tu appris ?
— Je l’ai entendu dire chez Mondelli.
— Je n’ai aucune idée de ce qui lui est passé par la tête. Sans doute ne me jugeait-il pas à la hauteur
de la mission.
— Tu te trompes. Il avait une haute opinion de toi. Il te considérait comme quelqu’un d’extrêmement
brillant.
Il lui lança un regard acéré.
— Décidément, tu sais beaucoup de choses que j’ignore ! ironisa-t-il.
Le sarcasme la blessa. Elle s’apprêtait à battre en retraite dans la chambre quand il la saisit par la
taille et l’attira sur ses genoux.
— Puisque nous sommes tous les deux réveillés, autant en profiter.
Elle tenta de lui résister, mais elle n’était pas de taille.
— Nous devrions peut-être…
— … recommencer, l’interrompit-il.
Il souleva le T-shirt et prit ses seins en coupe.
— Je les ai négligés hier soir et je tiens à réparer cette omission. Ils sont magnifiques.
Du pouce, il en effleura les pointes qui se durcirent sous la caresse. Olivia retint sa respiration
tandis qu’une onde de chaleur se répandait dans tout son corps, balayant toute envie de fuir. Sous elle, le
membre de Rocco se durcit instantanément.
Il se pencha vers sa poitrine et aspira l’un des mamelons gonflés de désir entre ses lèvres puis,
d’une langue experte, il se mit à le titiller tout en glissant sa main entre ses cuisses. Olivia sentit le plaisir
inonder son sexe.
— Viens, murmura-t-il d’une voix rauque.
Cédant à l’appel de ses sens, Olivia obtempéra. Curieusement, elle n’éprouvait aucune gêne,
seulement un besoin impérieux de satisfaire sa libido.
Elle se leva, lui ôta son caleçon et se débarrassa de son T-shirt. Le regard rivé au sien, elle vint se
placer à califourchon au-dessus de lui et, prenant appui sur les accoudoirs du fauteuil, elle descendit
lentement vers son sexe érigé.
— Doucement, cara, dit-il, les mains plaquées sur ses hanches.
Elle l’introduisit en elle, excitée par l’accord parfait de leurs corps, puis se mit à onduler lentement.
— Continue, murmura-t-il, faisant un effort manifeste pour se retenir.
Ensemble, ils accélèrent le rythme jusqu’à ce qu’incapables de se retenir plus longtemps ils
s’abandonnent au plaisir. L’orgasme, d’une intensité inouïe, les saisit en même temps.
Peu de temps après l’avoir portée jusqu’au lit, Rocco sombra dans le sommeil. Avant de le
rejoindre dans les bras de Morphée, Olivia se félicita d’avoir maintenu son traitement contraceptif car,
dans leur empressement, ils n’avaient même pas pensé à utiliser de préservatif. Elle songea aussi que cet
homme avait tout pour qu’elle en tombe amoureuse, et cette idée lui fit peur.
11.

Rocco envisageait d’aller retrouver Olivia pour l’emmener à la soirée d’inauguration de la Fashion
Week de Milan lorsque Gabriella pointa son nez à la porte de son bureau, la mine horrifiée.
— Ne me dites pas que vous avez oublié votre rendez-vous avec Renzo Rialto ! gronda-t-elle.
Rocco se figea. Bon sang ! Occupé à régler les derniers détails des préparatifs du mariage, il avait
complètement oublié ce rendez-vous.
— Son assistante vient de m’appeler.
Gabriella l’observait avec l’air inquiet d’une mère poule craignant que son poussin ne file un
mauvais coton.
Et elle n’avait pas franchement tort de s’inquiéter à son sujet. Depuis son retour de New York, dix
jours plus tôt, il n’avait plus tout à fait sa tête à lui. Ses tentatives pour rompre le charme qu’exerçait sur
lui sa future épouse avaient échoué lamentablement. Il était distrait, incapable de se concentrer sur son
travail comme avant.
— Mea culpa. Qu’avez-vous inventé comme prétexte pour m’excuser ?
— J’ai raconté que votre précédente réunion s’était prolongée et qu’il vous avait été impossible de
vous en échapper. Que vous étiez vraiment désolé et que vous m’aviez demandé de fixer un autre rendez-
vous.
— Parfait. Que ferais-je sans vous ? répondit Rocco en adressant à sa secrétaire un sourire de
gratitude.
En son for intérieur, il s’en voulait terriblement. Il devait rencontrer le P-DG de Mondelli pour
discuter de la stratégie commerciale aux Etats-Unis, un marché d’une importance cruciale pour l’avenir
de la maison de couture. Renzo Rialto ne manquerait pas de s’interroger sur son sens des priorités, ce qui
n’allait pas arranger ses affaires.
— Quelle date vous conviendrait ?
— Disons la semaine prochaine, même jour, même heure.
Gabriella acquiesça et regagna son bureau.
Rocco assena un coup de poing rageur sur sa table de travail. L’organisation de ce fichu mariage
commençait à prendre trop d’ampleur. Le stress d’Olivia aussi. Et pourtant, la jeune femme démontrait
beaucoup de courage. Elle avait pris sur elle pour surmonter tant bien que mal son anxiété lors du défilé
de la Fashion Week de Londres. Elle affrontait avec dignité les commentaires des journalistes mettant en
doute son talent et se perdant en conjectures sur ce qui s’était passé en coulisses, à New York.
« Olivia Fitzgerald a perdu de son charisme », proclamait un tabloïd. « Le mannequin vedette de
Mondelli, victime d’une crise d’angoisse », titrait un autre, sans doute renseigné par l’un des jeunes
modèles dévorés d’ambition qui avaient défilé ce soir-là au Lincoln Center.
La jeune femme paraissait portée par l’idée qu’au bout de ce chemin de croix son rêve de lancer
enfin sa propre collection se réaliserait. Toutefois, toutes ces critiques la minaient, sapaient son moral.
C’était évident. Elle avait les traits tirés, dormait peu et se nourrissait encore moins. C’était comme si sa
flamme intérieure s’éteignait peu à peu, et Rocco se sentait totalement impuissant.
Il aurait pourtant dû se réjouir que sa partenaire respecte les termes de leur contrat, qu’elle fasse
bonne figure en public. Son avenir en dépendait. Jamais la valeur de l’action Mondelli n’avait atteint de
tels sommets et, grâce en grande partie à la notoriété d’Olivia, les ventes battaient des records.
Il semblait que plus Liv s’étiolait, plus les spéculations à son sujet allaient bon train, et plus le
chiffre d’affaires montait en flèche.
Assailli par un sentiment de culpabilité désormais familier, Rocco se massa les tempes.
Les seuls moments où il la voyait heureuse, c’était lorsqu’elle travaillait avec Mario, à l’atelier de
couture. Ou au lit, avec lui, ce qui créait une source supplémentaire de malentendu entre eux. Pour lui, il
ne pouvait s’agir que d’une relation purement physique, tandis qu’Olivia semblait y attacher une tout autre
importance. L’éclat particulier de son regard après leurs ébats nocturnes la trahissait. Rocco se faisait
alors l’effet d’un profiteur déloyal.
Son regard tomba sur la pile de dossiers qu’il avait préparée en prévision de son rendez-vous avec
Renzo Rialto.
Que lui arrivait-il ? Jamais jusqu’à présent, il n’avait manqué le moindre rendez-vous.
Le souvenir d’une soirée en tête à tête avec Giovanni à la Villa Mondelli lui revint en mémoire. A
l’occasion de sa récente nomination au poste de directeur général, son grand-père avait sorti un excellent
cru de sa cave. Le vin aidant, les langues s’étaient déliées.
— Tu ressembles à ton père quand il avait ton âge, lui avait confié Giovanni. Le même esprit incisif,
le même flair pour les affaires. Malheureusement, Sandro est fragile psychologiquement et cette faiblesse
a maintenant pris le dessus. Malgré l’amour que je continue de lui porter, il me fait honte. Personne ne
m’a autant déçu que lui.
Par la suite, il n’avait plus jamais abordé le sujet, mais cette conversation avait instillé en Rocco
une sourde angoisse qui, depuis, ne le quittait pas : la peur d’avoir hérité de la tare paternelle.
Or, cette crainte revenait en force le tenailler depuis qu’il avait rencontré Olivia. Allait-il lui aussi
se laisser entraîner sur la pente glissante qui mène à la déchéance ?
Hors de question ! Il devait se ressaisir, ne pas perdre de vue son objectif.
Il prit les deux invitations pour la soirée de gala et se rendit à l’atelier de couture où il trouva Olivia
en compagnie de Mario et d’un groupe d’apprenties. Dix paires d’yeux se braquèrent sur lui.
Le programme de coaching.
Encore une chose qui lui était sortie de l’esprit ! Olivia lui en avait pourtant parlé ce matin, dans la
voiture.
D’un signe, la jeune femme lui signifia qu’elle n’en avait plus pour très longtemps. Il choisit un
siège assez éloigné de la table de découpe autour de laquelle les échanges allaient bon train, mais
suffisamment près pour lui permettre d’observer Olivia à son insu. Celle-ci semblait métamorphosée.
L’enthousiasme redonnait un peu de couleur à ses joues et ses prunelles bleues brillaient d’enthousiasme.
Son bonheur manifeste acheva de donner des remords à Rocco.
Voilà ce pourquoi elle était faite, et non pour s’exhiber sur un podium ou poser devant un appareil-
photo. Elle méritait de vivre sa passion, au lieu d’enchaîner les soirées mondaines superficielles et les
défilés de mode.
Il prit aussitôt sa décision : ce soir, il ne lui imposerait pas une nouvelle épreuve.

* * *
Olivia attendit que l’équipe des apprenties ait quitté la salle avant de s’approcher de Rocco,
retardant le plus possible la confrontation avec son « fiancé » qui paraissait d’humeur plutôt sombre.
— J’ai apporté ma robe de cocktail. Je serai prête dans dix minutes. Tu ne mets pas ton smoking ?
— Nous n’allons pas à la soirée.
— Vraiment ? s’étonna-t-elle, s’efforçant de ne rien laisser paraître du plaisir que lui causait cette
nouvelle.
— Vraiment.
— Mais pourquoi ?
— Parce que ni toi ni moi n’en avons envie, et que tu as besoin de te reposer.
— Je peux très bien y assister, tu sais, si tu juges que cette réception est importante
professionnellement. S’est-il produit un événement particulier aujourd’hui ?
— Niente. Simplement, il vaut mieux que tu passes une bonne nuit de sommeil afin d’être en forme
pour le défilé de demain. Ce sera ta première apparition en Italie en tant que mannequin vedette de
Mondelli, et tout le monde n’aura d’yeux que pour toi.
Olivia sentit son estomac se nouer. Une fois de plus, les journalistes guetteraient le moindre faux
pas, tels des prédateurs à l’affût. Combien de temps réussirait-elle à tenir avant de craquer pour de bon ?
— Si tu as l’intention de me parler de l’organisation du mariage, je préfère encore me rendre à la
soirée de gala, dit-elle prudemment.
La noce aurait lieu dans trois semaines et demie, peu après la Fashion Week de Paris.
— Rassure-toi, nous n’aborderons pas le sujet. J’ai néanmoins une question : où en es-tu avec ta
robe de mariée ?
— Mario et moi avons bien progressé. Nous sommes tombés d’accord sur le modèle.
Une vraie robe de princesse de conte de fées, tout en élégance et en simplicité, trop parfaite sans
doute pour un mariage factice.
— Super. Maintenant, rentrons à la villa.
A la perspective d’une soirée tranquille en tête à tête, Olivia éprouva un élan de joie, qu’elle
réprima aussitôt.
Elle était pathétique. Qu’espérait-elle au juste ? Que Rocco finisse par tomber éperdument
amoureux d’elle ? Inutile de se faire des illusions. Il ne ressentait pour elle que du désir, rien d’autre.

* * *

Ils dînèrent dans le patio donnant sur le lac. Rocco se montra particulièrement drôle et prévenant.
Plus Olivia apprenait à le connaître, plus elle succombait à son charme. Cet homme n’était pas seulement
beau et sexy ; il avait de l’humour et une intelligence nettement au-dessus de la moyenne. Sans oublier une
grande sensibilité qu’il s’appliquait hélas le plus souvent à dissimuler derrière un masque d’indifférence
et de froideur.
A la fin du repas, il se leva.
— Prends ton verre et viens avec moi, lui dit-il.
Elle le suivit jusque sur la rive du lac où un escalier en pierre, flanqué de deux statues de divinités
romaines, servait de débarcadère aux invités arrivant à la villa en bateau. Ils s’assirent côte à côte sur la
plus haute marche et achevèrent de déguster leur vin en contemplant le coucher de soleil sur le plan
d’eau.
Rocco fut le premier à rompre le silence.
— Je venais souvent ici la nuit quand j’étais enfant. C’est ici que les cendres de ma mère ont été
répandues.
La gorge serrée, Olivia ne dit rien.
— Le calme de ce lieu m’apaisait. Du haut de mes sept ans, j’essayais de comprendre pourquoi le
destin m’avait privé de mère et avait détourné mon père du droit chemin. Pour combler ce vide affectif, je
m’étais inventé des fées et des créatures imaginaires qui habitaient au fond du lac.
— A quoi ressemblaient-elles ?
— A de gentils monstres recouverts d’écailles vertes et pourvus d’une longue queue.
Emue par la confiance qu’il lui témoignait en lui livrant cette confidence, Olivia glissa sa main dans
la sienne. Ils restèrent ainsi, immobiles, jusqu’à ce que le soleil ait disparu à l’horizon, puis ils
regagnèrent à pas lents la villa.
Elle pensait qu’il se rendrait directement dans son bureau pour travailler, mais il l’accompagna dans
la chambre. Quand elle eut achevé de se déshabiller, il la prit dans ses bras, la déposa sur le lit et lui fit
l’amour avec une douceur qui la bouleversa. Il la regardait avec une telle intensité qu’un instant elle
songea qu’il avait peut-être des sentiments pour elle.
12.

Dominée par son imposante cathédrale gothique, la piazza del Duomo bruissait d’animation. C’est
cette place — la plus grande de Milan — que la maison de couture Mondelli avait choisie pour organiser
le défilé le plus attendu de la Fashion Week de Milan. Pour l’occasion, des spots bleus et verts donnaient
à ce lieu prestigieux un aspect presque irréel.
Rocco se fraya un chemin dans la foule surexcitée en direction de la tente qui abritait les
mannequins. Du coin de l’œil, il vit Renzo Rialto, accompagné de son épouse, lui adresser un signe de la
main. Impossible de se dérober. Il s’approcha.
Bien que sexagénaire, Veronica Rialto symbolisait une élégance tout italienne avec ses cheveux
argentés coupés court et sa robe de cocktail noire. En se penchant pour l’embrasser, Rocco ne put
s’empêcher de se demander à quoi ressemblait une vie de couple sans amour. Il avait toujours pensé qu’il
en serait ainsi pour lui si jamais il se mariait un jour. Toutefois, depuis quelque temps, il se disait
qu’après Olivia il resterait fort probablement célibataire.
Veronica savait-elle que Renzo l’avait épousée par intérêt ? Et le cas échéant, en souffrait-elle ?
— Tu es un véritable magicien ! s’exclama celle-ci avec chaleur. Ces derniers jours, il n’y en a que
pour Mondelli. Il est vrai, ajouta-t-elle avec un sourire taquin, que vous le devez surtout à ta ravissante
fiancée. J’ai hâte de la voir ce soir.
Rocco sentit de nouveau la culpabilité lui tordre l’estomac. Il fallait qu’il parle à Olivia avant le
show. Elle n’avait vraiment pas l’air en forme, ce matin.
— Si vous voulez bien m’excuser. Je m’apprêtais justement à aller la retrouver.
Derrière le rideau qui fermait la tente, il découvrit la frénésie habituelle qui précède les défilés :
modèles à demi-nus, maquilleuses et designers courant en tous sens, les unes armées de leurs pinceaux et
palettes, les autres de leurs épingles et ciseaux.
— Où est Olivia ? s’enquit-il auprès d’un mannequin qui passait à côté de lui.
— Aux toilettes.
Il se dirigeait vers les sanitaires quand il la vit en sortir. Elle était d’une pâleur de cire.
— Va tutto bene ? lui demanda-t-il, au comble de l’inquiétude.
— Oui, merci, je vais on ne peut mieux, répondit-elle d’un ton sarcastique.
Il l’attrapa par le bras.
— Liv, que se passe-t-il ?
Le volume sonore de la musique augmenta, annonçant le début imminent du spectacle.
— Les ennuis gastriques habituels. Je dois y aller, maintenant.
Plongé dans ses pensées, Rocco ne perçut la présence de Savanna que lorsque celle-ci lui adressa la
parole.
— J’ignorais que l’éditorialiste du Fashion Report avait réussi à obtenir un laissez-passer. Avant
que je n’intervienne, il paraît qu’elle n’a pas cessé de harceler Olivia.
Il fit un effort pour ne pas exploser de colère.
— Il faudra veiller à l’avenir à ce que ce genre de désagrément ne se reproduise plus.
— Oui. Je suis désolée.
Rocco gagna sa place au premier rang. Il était furieux contre cette fouineuse qui avait importuné
Olivia au point de la rendre malade. Furieux contre lui-même qui n’avait pas su la protéger. Décidément,
il avait beau diriger un empire pesant plusieurs milliards de dollars, dès qu’il s’agissait d’Olivia, il ne se
montrait pas à la hauteur.
Celle-ci apparut sur la scène, vêtue d’une magnifique robe du soir qui découvrait son dos jusqu’au
creux des reins. Les appareils-photo crépitèrent de toutes parts tandis qu’elle posait sous un spot bleu.
Avec ses cheveux blonds dénoués qui tombaient en cascade sur ses épaules, son regard brillant rehaussé
par un trait de khôl, elle ressemblait à une princesse venue d’un autre monde.
Rocco connaissait chaque parcelle de sa peau soyeuse, chaque courbe de son corps voluptueux.
Pourtant, il avait le sentiment que l’essentiel lui échappait, et continuerait de lui échapper aussi longtemps
qu’il s’évertuerait à maltraiter sa sensibilité.
Après le show, Rocco et Olivia durent se prêter à une série d’interviews. Ils ne s’attardèrent pas à
la réception qui suivit. Le temps de distribuer des poignées de main, d’échanger quelques mots avec les
invités les plus importants, puis ils s’éclipsèrent.
Une fois de retour à l’appartement, Olivia se rendit directement sur la terrasse. Quand il l’y
rejoignit, il la trouva en train de regarder fixement la piscine, l’air absent.
— Que s’est-il passé en coulisses ?
Elle se tourna vers lui.
— Le Fashion Report va publier un article sur moi, la semaine prochaine, avec comme fil
conducteur les crises d’angoisse qui, paraît-il, sont courantes chez les mannequins. L’éditorialiste à qui
j’ai refusé de me confier a l’intention d’interroger d’autres modèles souffrant de troubles liés au stress.
Rocco serra les poings.
— Je ferai interdire la parution ! gronda-t-il.
Elle prit un air résigné.
— A quoi bon ? C’est toi qui m’as dit que je devais cesser de fuir, non ? Alors, laissons les
journalistes écrire leurs ragots. Après, ils finiront peut-être par se lasser.
Sceptique, il ne répondit rien.
— Tu sais pertinemment que plus la presse me salit, plus la cote de Mondelli grimpe, ajouta-t-elle
d’un ton amer. La seule solution pour mettre fin à tout cela serait que tu me libères de mes engagements.
Comme tu ne le feras pas, il me paraît inutile de poursuivre cette discussion.
— Même si je le voulais, je ne le pourrais pas. Les enjeux sont trop importants, ils nous dépassent.
Tu as été superbe, ce soir. Continue sur cette voie. Après la Fashion Week de Paris, la presse te fichera la
paix et tu auras tout le loisir de te consacrer à la création de tes modèles.
— Tu sembles oublier les défilés planifiés l’automne prochain pour présenter la collection
printemps été.
— Je te rappelle que tu as accepté les termes de notre contrat. Tu étais d’accord pour rester l’égérie
de Mondelli pendant un an. Et ce n’est pas en te remplaçant que je te rendrai service, que je t’aiderai à
vaincre tes démons. Au contraire. Cela te placerait en situation d’échec, bien plus que les commentaires
des magazines.
Elle le fusilla du regard.
— Contrairement à toi, je n’ai rien d’une extraterrestre. Je suis incapable de refouler mes émotions
par un simple effort de volonté, de faire passer les obligations professionnelles avant tout le reste.
Cette critique lui fit l’effet d’un coup de poignard.
— Je te trouve particulièrement injuste à mon égard, objecta-t-il froidement. Depuis des semaines,
je te soutiens du mieux que je peux, chaque fois que tu en as besoin. J’ai toujours été là pour ma famille et
pour ceux qui m’entourent. Alors, s’il te plaît, ne m’accuse pas de privilégier le travail à tout prix.
— Tu t’apprêtes à m’épouser pour la seule et unique raison que le conseil d’administration te l’a
implicitement demandé. Quelle autre preuve te faut-il pour admettre qu’en réalité tu es marié à
Mondelli ?
— Donner un an de mon existence ne me paraît pas un sacrifice insurmontable au regard des
bénéfices qu’en tirera l’entreprise créée par mon grand-père.
— Tu apportes de l’eau à mon moulin. Je comprends que cette mascarade ne te pèse pas, d’une part
parce que c’est toi qui en as eu l’idée, et d’autre part parce que tu ne t’autorises jamais à écouter tes
sentiments de peur de ressembler à ton père.
Gêné par le tour que prenait la conversation, il fronça les sourcils.
— De quoi parlons-nous exactement ? Si ma mémoire est bonne, tu as accepté notre accord car tu
ne crois pas plus que moi au grand amour.
— C’était avant de te connaître vraiment.
Il s’aventurait sur un terrain miné et il n’en avait pas la moindre envie !
— Olivia…
— Désolée, Rocco, l’interrompit-elle, tu vas m’écouter jusqu’au bout. J’en ai assez de ta politique
de l’autruche. Que tu le veuilles ou non, je suis tombée amoureuse de toi. Ne prétends surtout pas que tu
ne t’es rendu compte de rien. A quand cela remonte-t-il ? Je l’ignore. De toute façon, peu importe puisque
mes sentiments t’encombrent. J’ai commis l’erreur fatale de m’amouracher d’un Mondelli. L’histoire,
hélas, se répète. Or, j’ai vu les dégâts que cette passion a causés chez ma mère.
Il s’avança vers elle afin de la prendre dans ses bras pour que cesse cet échange stérile, pour
rétablir le contact, mais elle battit en retraite.
— Non, Rocco. Le sexe ne résout pas tout. Cette fois-ci, tu ne réussiras pas à m’amadouer… malgré
des talents indéniables, je te l’accorde. Cela ne marche plus.
— Bon sang, Olivia ! Que veux-tu m’entendre dire ? Que j’éprouve quelque chose pour toi ? C’est
le cas et tu le sais.
— Si cela l’était, tu me rendrais ma liberté. Tu ne m’obligerais pas à jouer un rôle qui me détruit à
petit feu. Et puis, tu m’expliquerais ce que tu ressens réellement pour moi.
— Tu me demandes l’impossible.
Elle eut un sourire triste.
— Giovanni m’a dit un jour qu’il fallait toujours essayer de viser l’impossible. Je m’étonne qu’il ne
te l’ait pas enseigné. J’assurerai le défilé de Paris. Pour la suite, je ne te promets rien.
Il sentit son estomac se nouer en songeant à leur mariage qui devait être célébré sous peu et auquel il
avait invité près de cinq cents personnes.
— Olivia !
— Inutile d’insister. Tu as le pouvoir d’anéantir mon avenir professionnel, j’en ai parfaitement
conscience, mais je ne tiendrai pas un an sous une telle pression.
Sur ces mots, elle tourna les talons, le laissant seul avec un sentiment de frustration tel qu’il n’en
avait jamais connu. Pour la première fois de sa vie, il avait l’impression d’être écartelé entre deux choix.
Pour autant, il ne pouvait se permettre de laisser la situation échapper à son contrôle.
13.

Olivia passa les quelques jours précédant son départ pour Paris à l’appartement de Milan, Rocco
ayant finalement accepté à contrecœur de lui donner un peu d’espace. Elle consacra le plus clair de son
temps à travailler sur sa collection avec Mario, tout en se préparant mentalement à son dernier défilé en
tant que mannequin. Après ? Elle ne savait franchement pas ce qu’elle allait faire. Et puis il lui fallait
décider si, oui ou non, elle se rendrait à l’église pour épouser un homme qui ne l’aimait pas…
Le Fashion Report publia son article la veille de la manifestation. En réalité, il s’agissait d’un
dossier très complet sur les pressions auxquelles se trouvent confrontées les top models. En le lisant,
seule dans sa chambre d’hôtel — elle avait insisté pour que Rocco reste à Milan —, Olivia apprit que
bon nombre de ses collègues souffraient des mêmes angoisses qu’elle, ce qui la rassura. En revanche,
l’idée que chacun dans l’assistance connaisse ses peurs viscérales rendait le show encore plus intimidant.
Durant le défilé, elle puisa son courage dans la certitude qu’il ne tenait qu’à elle de ne plus jamais
s’exhiber sur un podium, mais aussi dans la volonté de ne pas décevoir Rocco. Sa prestation lui valut les
ovations du public.
Le lendemain, elle fit comme prévu. Au lieu d’embarquer à bord du jet privé des Mondelli à
l’aéroport Charles-de-Gaulle, elle prit un vol à destination de New York.
C’était bien le dernier endroit sur terre où elle avait envie de se rendre mais, si elle voulait vaincre
ses vieux démons, il n’y avait pas d’autre solution.
Elle trouva sa mère en train de préparer ses valises en prévision du mariage et des deux semaines
de vacances qu’elle comptait s’accorder par la suite.
— Ne me dis pas que tu as changé d’avis ! lança Tatum en s’installant dans le superbe canapé en
cuir qu’elle avait acheté avec l’argent de sa fille — tout comme le non moins luxueux appartement au
cœur de Chelsea, d’ailleurs.
— Pourquoi ? Parce que tu crains que je ne laisse échapper le gros lot ?
Sa mère, d’ordinaire impassible, rougit violemment.
— Je mérite ce commentaire, répondit-elle en lui adressant un regard implorant. J’ai abusé de ta
confiance et, crois-moi, je le regrette amèrement. Mais je te jure que j’ignorais que c’était à ce point
difficile pour toi. Sinon, jamais je…
— Peu importe, désormais, l’interrompit Olivia en balayant ses excuses d’un revers de main. Je te
pardonne de m’avoir ruinée. Ce que je ne te pardonne pas, en revanche, c’est de n’avoir jamais été là
pour moi, d’avoir continué à faire pression sur moi alors que j’étais au bord du gouffre.
Tatum baissa les yeux.
— J’ai commis une erreur. Je pensais que tu me ressemblais, que pour toi aussi le stress était un
moteur, non un frein.
— Dois-je te rappeler que j’ai eu mes premières crises d’angoisse à l’âge de quinze ans ? objecta
Olivia dont le ton monta d’un cran. Quinze ans ! Comment pouvais-tu imaginer une seule seconde que je
vivais un conte de fées ?
— Tu as raison. Je suis un monstre d’égocentrisme. Je ne me suis jamais vraiment intéressée aux
autres, j’en ai pris conscience depuis peu.
— Même à Giovanni ?
Elle vit le visage lifté de sa mère se crisper.
— Lui, c’était différent.
— Comment ça, « différent » ?
— Je l’aimais, avoua Tatum en haussant les épaules.
— Ecoute, maman : je n’ai pas parcouru des milliers de kilomètres pour t’entendre me raconter des
banalités dignes de la presse people ! Tu me dois une explication.
— Giovanni avait tout ce que j’attendais d’un homme. Je savais bien qu’il n’était pas libre, mais
c’était plus fort que moi. Je le voulais. Et quand il m’a laissée tomber, j’ai voulu mourir.
Olivia sentit une étrange émotion lui nouer la gorge. C’était la première fois que sa mère montrait un
peu de sincérité.
— As-tu seulement pensé à sa femme ? A ce qu’elle devait endurer ?
— Nous éprouvions l’un pour l’autre une passion unique, dévorante, comme tu n’en connais qu’une
seule dans ton existence — et encore, tout le monde n’a pas cette chance.
Etait-elle comparable à ce que je ressens pour Rocco ? s’interrogea Olivia en se mordillant la
lèvre.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu t’es exposée à souffrir. Tu sortais avec un homme
marié. Qu’espérais-tu ?
— Qu’il me choisisse, moi. J’avais la conviction qu’il quitterait Rosa pour vivre avec moi.
Mais Giovanni en avait décidé autrement. La raison avait fini par primer. Il s’était détourné de
Tatum. Par dépit, celle-ci avait fini par en épouser un autre à qui elle avait ensuite brisé le cœur.
Olivia ne commettrait pas la même erreur que son père. Un couple fondé sur un amour non partagé
était voué à l’échec. Voilà pourquoi elle ne devait à aucun prix s’investir dans sa relation avec Rocco.
Elle observa sa mère en silence. Dans son regard aussi bleu que le sien, elle surprit une lueur de
fragilité.
— Si tu avais le pouvoir d’effacer le passé pour tout reprendre à zéro, te comporterais-tu de la
même manière ?
— Je l’ignore. Toutefois, ce qui importe aujourd’hui, c’est toi. Toi et cette vulnérabilité qui
t’empêche de vivre et dont je m’estime en grande partie responsable. A présent, il est temps pour toi de
tourner la page. Nous ne sommes peut-être pas très proches, mais je peux t’affirmer que ta façon de
regarder Rocco ne laisse pas de place au doute. Tu aimes cet homme. C’est évident. Alors épouse-le et
soyez heureux ensemble.
Sauf qu’il s’agissait d’un mariage factice ! D’une comédie destinée à satisfaire leurs ambitions
professionnelles respectives.
Olivia sentit sa gorge se serrer. Pourtant, il existait entre eux une attirance profonde, une sorte de
lien invisible qui les unissait l’un à l’autre. Leur passion était mutuelle, elle en avait l’intime conviction.
De même qu’elle n’avait pas inventé les attentions dont il l’entourait, ni l’expression de tristesse sur son
visage quand elle avait embarqué pour Paris. Il éprouvait des sentiments pour elle, elle venait juste d’en
prendre conscience. Simplement, il ignorait comment le lui avouer. Ses appels téléphoniques répétés
auxquels elle ne répondait pas signifiaient qu’il avait autant besoin d’elle qu’elle de lui.
Elle refoula les larmes qui lui brûlaient les paupières. Il fallait qu’elle le voie, qu’elle lui parle.
Mais, avant, elle avait une dernière démarche à effectuer.
— Je dois aller quelque part. Veux-tu m’accompagner ?
Sa mère fronça les sourcils.
— Tu te maries dans deux jours, Olivia !
— Je sais.

* * *

Sous le soleil aveuglant de Milan, Rocco attendait non loin de la piste réservée aux vols privés, un
bouquet de lys à la main. Les fleurs fétiches d’Olivia, d’après le peu d’informations que sa fiancée lui
avait dévoilé sur ses goûts et ses préférences. C’était la première fois qu’il accueillait une femme avec ce
genre d’attentions, et il se sentait un peu ridicule.
Il vit son jet amorcer sa descente et éprouva une bouffée d’impatience. Il avait eu tort d’accepter de
rester ici au lieu d’accompagner Olivia à Paris pour la soutenir dans cette épreuve qui clôturait la saison.
Lorsqu’il l’avait imaginée, seule dans sa chambre d’hôtel, en train de lire l’article du Fashion Report, la
veille du défilé, il s’était dégoûté. Quel égoïste ! Sans tenir compte de l’angoisse qui la rongeait, il avait
exercé une pression terrible sur la jeune femme. Et tout ça pourquoi ? Parce que l’égérie de Mondelli
rapportait gros à la maison de couture !
Finalement, Olivia avait raison : il privilégiait les affaires avant toute chose, il avançait tel un
bulldozer, sans se soucier des dommages collatéraux qu’il pouvait causer.
Il se sentait las. Ces derniers temps, il s’était jeté à corps perdu dans le travail afin de la tenir à
distance, alors qu’il n’avait qu’une envie : être avec elle. Et pas uniquement au lit. La présence d’Olivia
illuminait son quotidien. Ce matin, tandis qu’il passait en revue les excellents résultats du mois, il avait
soudain réalisé que l’argent et le succès ne valent rien sans quelqu’un avec qui les partager. Il devait se
sortir de la tête cette idée ridicule selon laquelle aimer rend vulnérable, il devait cesser de se mentir à
lui-même. Olivia était la femme de sa vie, il en avait la certitude absolue. Et il serait un sacré imbécile
s’il laissait passer sa chance d’être heureux.
Le jet atterrit en douceur et vint se garer à quelques dizaines de mètres de lui. Deux des assistantes
de Mario — lequel avait décidé de prolonger son séjour à Paris — en descendirent. Il les salua, notant au
passage un certain embarras dans leur attitude à son égard.
Toujours pas d’Olivia. Que fabriquait-elle donc dans cet avion ?
Il vit Chris, le pilote, débarquer à son tour et s’approcher de lui, l’air manifestement surpris en
apercevant le bouquet de fleurs.
— Olivia ne vous a-t-elle pas prévenu qu’elle prenait un autre vol ?
— Mi scusi ?
Chris rougit.
— Elle n’est pas rentrée avec nous. Elle nous a dit qu’elle avait besoin de faire un break. Je pensais
qu’elle vous avait averti.
Rocco eut l’impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Il avait espéré que les
quelques jours de séparation lui auraient suffi, qu’elle reviendrait pour tirer les choses au clair avec lui.
Il avait attendu trop longtemps et, maintenant, elle lui échappait !
— Elle m’a confié ceci pour vous, ajouta le pilote en lui tendant une enveloppe.
Rocco s’en empara. La lettre se résumait à trois phrases très courtes.

J’ai des affaires à régler à New York. J’ai besoin de temps pour réfléchir. J’espère que tu
comprendras.
Incrédule, il relut le message.
Besoin de temps ? Combien de temps exactement ? Dans deux jours, ils étaient censés se marier
devant cinq cents personnes !
Furieux contre elle, contre lui-même, contre la terre entière, il jeta les lys dans la première poubelle
venue et s’engouffra dans sa voiture.
De retour au siège de Mondelli, il trouva Adamo qui l’attendait.
— Qu’y a-t-il encore ? aboya-t-il.
— Bonjour, répondit calmement le notaire, sans se laisser démonter par cet accès d’agressivité. Je
t’apporte la version définitive du contrat de mariage.
L’ironie de la situation acheva de mettre Rocco en colère. La future mariée ayant pris la poudre
d’escampette, ce fichu document n’avait plus lieu d’être.
Il saisit le contrat et le déchira sous le regard médusé de son visiteur.
— J’ai autre chose d’important pour toi… Je te recommande d’en prendre connaissance avant de le
réduire en confettis.
Adamo se leva, déposa une enveloppe sur le bureau et sortit sans ajouter un mot.
Sur l’enveloppe était indiqué : « A remettre au destinataire juste avant son mariage ». Rocco
reconnut immédiatement l’écriture de Giovanni. Voilà que son grand-père s’adressait à lui depuis le
royaume des morts !
Une sourde appréhension s’empara de lui. Il ouvrit le courrier.

Mon très cher petit-fils,


Quand tu recevras cette lettre, je serai mort depuis un certain temps. Toi mieux que
quiconque sais combien je me réjouis de retrouver ma Rosa après toutes ces années de
séparation. Depuis qu’elle m’a quitté, je ne vis plus qu’à moitié.
Lorsque tu liras ces lignes, tu auras aussi appris ma liaison avec Tatum. Il n’a jamais été
dans mes intentions de trahir les vœux qui m’unissaient à ta grand-mère. Je me doute que la
pilule te paraîtra dure à avaler, toi qui places le sens de l’honneur et des responsabilités au-
dessus de tout. Je souhaite néanmoins que, toi aussi, tu vives une relation passionnelle avec
celle que tu t’apprêtes à épouser. Cela t’aidera, sinon à expliquer mes actes, du moins à les
justifier.
Par ailleurs, tu t’interroges certainement sur les raisons qui m’ont incité à ne pas te léguer
d’emblée toutes mes parts de l’entreprise familiale. Ne t’imagine surtout pas qu’il s’agit
d’un manque de confiance. Tu as plus de droiture et d’énergie que ton père et moi réunis. Ce
faisant, je voulais simplement te laisser le temps de découvrir qui tu es vraiment, au fond de
toi, de comprendre que l’amour ne constitue pas une faiblesse, mais une force.
Si, comme je le pressens et comme je l’espère, l’élue de ton cœur n’est autre qu’Olivia,
sache l’entourer de tendresse. Cette jeune femme est un pur joyau. Elle a traversé des
moments difficiles et a droit au bonheur. Dès que je l’ai rencontrée, j’ai tout de suite su que
vous étiez faits l’un pour l’autre. Je croise les doigts pour que mon intuition ne m’ait pas
trompé.
Poursuis ton chemin comme tu l’as toujours fait, Rocco, avec courage et détermination,
mais n’oublie pas ta sensibilité sur le bord de la route.
Je t’embrasse,
Ton grand-père qui t’aime.

Submergé par l’émotion, Rocco demeura assis un long moment, le regard embué de larmes et perdu
dans le vague.
La clairvoyance de Giovanni le stupéfiait. Ce que le vieil homme n’avait en revanche pas prévu,
c’est que son petit-fils pouvait se montrer lâche quand il s’agissait de s’engager sentimentalement.
Rocco enfouit son visage dans ses mains. Pour la première fois de sa vie, il se sentait impuissant.
14.

Un soleil radieux brillait dans un ciel sans nuages, au-dessus du lac de Côme dont la surface
miroitante reflétait l’écrin des montagnes alentour. Sur les pelouses tondues de près, une foule
d’employés couraient en tous sens, occupés à dresser les tables du cocktail et à installer les bancs devant
la petite chapelle où l’archevêque en personne avait accepté d’unir Rocco Mondelli et Olivia Fitzgerald.
La propriété n’avait jamais été aussi belle.
Un cadre parfait pour le mariage qui fait la une des journaux mondains ! songea Rocco avec
amertume.
A seulement quatre heures de la cérémonie, rien ne manquait… sauf la future mariée.
Debout sur la terrasse, en compagnie de Stefan Bianco, Christian Markos et Zayed Al Afzal, il
observait le spectacle de cette ruche qui s’agitait peut-être en vain.
Olivia allait-elle lui infliger l’humiliation de ne pas venir ? De le planter là, devant l’autel, en face
de cinq cents personnes ?
A leurs mines, Rocco devinait que ses trois compères partageaient son anxiété. Christian
réfléchissait manifestement à un plan B, tandis que Stefan semblait au bord de l’apoplexie.
« Je t’avais bien dit que tu risquais gros avec cette fille », avait-il déclaré à son arrivée, la veille au
soir, lorsqu’il avait appris que la fiancée restait introuvable vingt-quatre heures avant la noce.
Quant à Zayed, il paraissait plutôt choqué. Lui, qui gouvernait pourtant avec intelligence et
perspicacité un royaume de plusieurs millions d’habitants, semblait dépassé par les événements.
— Bon, il faut agir, maintenant, lança Christian. Que fait-on ?
— Si elle m’aime, elle viendra.
— Bien vu ! renchérit Zayed.
— Si je lui mets la main dessus, elle va passer un sale quart d’heure ! explosa Stefan. Je vous le
garantis !
— Cela n’arrangerait pas la situation, objecta Zayed. Je suggère que nous gardions notre sang-froid.
— D’accord, mais dans quatre heures, cinq cents invités vont débouler ici. Alors, si tu as une idée
lumineuse, c’est le moment ou jamais de nous la communiquer !
Rocco se décida à intervenir afin d’éviter que le ton monte.
— Je vais faire un saut à l’appartement de Milan. Olivia adore la terrasse. Elle s’y est peut-être
réfugiée.
— Elle a appris à se servir d’un téléphone portable, non ? rétorqua Stefan. Elle aurait tout de même
pu te passer un coup de fil.
Rocco lui adressa un regard de reproche. Il savait que sa fiancée se trouvait sur le sol italien. Le vol
en provenance de New York avait atterri à Milan en début de matinée. Depuis, la jeune femme n’avait
donné aucune nouvelle. Pourquoi ? Il devait en avoir le cœur net.
— Zayed et toi, vous restez ici et vous supervisez les opérations. Quant à toi, ajouta-t-il en lançant
ses clés de voiture à Christian, tu m’accompagnes. Prends le volant.
Il ne se sentait pas en état de conduire. Il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées, de
réfléchir à ce qu’il dirait à Olivia… si jamais il en avait l’occasion.
Cinquante minutes plus tard, montre en main, le bolide se garait devant l’immeuble milanais. La
gouvernante eut un air scandalisé en apercevant Rocco. Elle se radoucit en apprenant l’objet de sa visite
et répondit que non, elle n’avait pas vu Mlle Fitzgerald depuis une semaine.
Les deux hommes repartirent aussitôt en direction de la Villa Mondelli. Ils étaient à mi-chemin
quand la sonnerie du téléphone portable les tira de leur mutisme.
C’était Stefan.
— J’ai pensé que tu aimerais savoir que ta fiancée a refait surface. Enfin, pas vraiment, puisqu’elle
s’est de nouveau volatilisée, kidnappée par Alessandra et Mario. Ceci dit, tu peux encore changer d’avis
au sujet du mariage. Auquel cas, je me ferai un plaisir de lui transmettre le message.
Rocco sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine. De soulagement. De bonheur ?
— Fiche-lui la paix. Nous rentrons.
Pour comble de malheur, un accident de la circulation bloquait l’autoroute. Rocco reprit le volant et,
pied au plancher, emprunta l’itinéraire secondaire qui menait au lac en priant pour arriver à temps.

* * *

— Ils reviennent, annonça Alessandra.


La future mariée s’arracha à la contemplation du lac et adressa un pâle sourire à sa demoiselle
d’honneur.
La veille, elle s’était rendue avec sa mère à Brooklyn sur la tombe de Petra, pour la première fois.
Cette démarche l’avait aidée à accepter que son amie ait disparu à jamais. L’épreuve avait été plus
douloureuse que prévue, mais Olivia avait quitté New York avec le sentiment que cette ville ne la
hanterait plus, qu’elle pourrait y retourner sans arrière-pensée et peut-être même renouer avec sa mère.
Il était temps pour elle de faire son deuil, de tourner la page pour se consacrer à son avenir. Un
avenir qu’elle n’envisageait plus sans Rocco. Et tant pis si elle s’exposait à souffrir. Ne valait-il pas la
peine de prendre des risques plutôt que de passer à côté du bonheur ?
Il fallait absolument qu’elle parle à Rocco.
— S’il vous plaît, insista-t-elle en lançant un regard implorant à la blonde stressée, chargée de
l’organisation de la réception.
— Impossible, répliqua celle-ci, inflexible. Certains hauts dignitaires doivent partir dès la fin de la
cérémonie, et nous avons déjà une demi-heure de retard sur le planning. Après, vous pourrez discuter
autant que vous le voudrez, mais pas maintenant.
Olivia dut s’incliner.
Elle rejoignit la chapelle en bateau. Elle avait beau se sentir rassurée par la présence d’Alessandra
à ses côtés, elle ne put réprimer un frisson d’angoisse en découvrant les cinq cents invités, en tenue
d’apparat, qui n’attendaient plus qu’elle.
Priorité numéro un : inspirer profondément pour se décontracter et éviter ainsi de gâcher son arrivée
par une chute spectaculaire sur le ponton assez glissant du débarcadère.
Flanqué de ses trois amis, Rocco se tenait debout devant la chapelle, à une trentaine de mètres de la
rive. Il était si beau dans son smoking qu’elle en eut le souffle coupé. Elle riva son regard au sien, comme
cherchant la réponse à la question qui la taraudait : et si elle s’était trompée ? Et s’il ne l’aimait pas ? Il
était hélas trop loin pour qu’elle puisse déceler la moindre émotion dans les yeux sombres qui ne la
quittaient pas.
Le quartet entonna le Canon de Pachelbel. Au prix d’un violent effort, elle refoula les larmes qui
menaçaient de déborder et serra furieusement son bouquet de lys. Elle fit un premier pas vers l’autel, puis
un second. Les suivants lui parurent moins difficiles à enchaîner.
S’apprêtait-elle à sacrifier douze mois de son existence pour réaliser son rêve professionnel ou à
unir son destin à celui qui avait ravi son cœur ? Elle avait besoin de le savoir.
Devinant l’hésitation d’Olivia, Rocco sentit la panique le gagner. Allait-elle rebrousser chemin ? Il
formula une prière muette. Son pouls martelait si fort ses tempes qu’il ne perçut pas les murmures
admiratifs qui accompagnaient la jeune femme tandis qu’elle s’avançait lentement vers lui, un sourire
crispé plaqué sur les lèvres. Elle était absolument magnifique dans sa robe de tulle ivoire qui épousait
ses courbes ravissantes.
A son regard chargé d’appréhension, il sut ce qu’il devait faire. Il alla à sa rencontre et prit ses
mains glacées dans les siennes.
— Tu ressembles à une fée, murmura-t-il d’une voix étranglée par l’émotion.
— Comme celles qui peuplent le fond du lac ?
— Plus belle encore.
— J’avais peur que tu changes d’avis et que tu ne viennes pas. J’avais peur de ne pas pouvoir te
dire ce que je ressens pour toi.
— Dis-le-moi. J’ai besoin de l’entendre.
Indifférent aux centaines de paires d’yeux curieux, interloqués ou attendris, braqués sur eux, il se
pencha vers son oreille. Peu importait l’étiquette. Ce qui comptait maintenant, c’était de lui avouer la
vérité, telle qu’il l’acceptait enfin.
— Olivia Fitzgerald, je t’aime comme un fou depuis le soir où tu t’es réfugiée dans mes bras, à New
York, après le défilé. Quand je t’ai vue te diriger vers Guillermo Villanueva, j’ai cru que mon cœur allait
cesser de battre. Mais je ne voulais pas l’admettre. Je craignais de devenir comme mon père, d’être
faible, de souffrir. Ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’une fois que tu entrerais dans mon univers je ne
voudrais plus t’en laisser sortir.
— Rocco…, marmonna-t-elle, émue aux larmes.
Il posa un doigt sur ses lèvres pour l’empêcher de poursuivre. Il devait aller jusqu’au bout.
— Je te libère de notre contrat, y compris de la clause du mariage si tu le souhaites. Il n’est pas
encore trop tard pour faire machine arrière. Tu pourras toujours compter sur le groupe Mondelli pour
t’aider à lancer ta collection. Une seule chose me préoccupe désormais : ton bonheur.
Quand elle lui adressa un sourire éblouissant, un sourire à faire fondre le cœur le plus endurci, il se
sentit chavirer.
— Je me suis rendue sur la tombe de Petra. Maintenant, je suis prête à tourner la page. C’est
pourquoi je respecterai mon engagement à la lettre, à commencer par ce mariage. Car maintenant je sais
qu’il ne s’agit plus d’une mascarade. Tu ne bluffes pas, n’est-ce pas ?
— Je n’ai jamais été aussi sérieux de ma vie, mon amour.
L’orchestre, indécis, entonna le morceau prévu pour la fin, tandis que la blonde chargée du bon
déroulement de la réception roulait des yeux exorbités. Elle semblait au bord de l’apoplexie.
— Nous avons déjà assez abusé de la patience de nos invités, cara. Je suggère de ne pas les faire
attendre plus longtemps.
Il lui prit la main et ne la lâcha plus de toute la cérémonie, sauf pour l’échange des alliances. C’est
avec une gravité solennelle qu’ils s’engagèrent mutuellement, devant un archevêque quelque peu
désarçonné par la tournure insolite des événements, à se chérir jusqu’à ce que la mort les sépare.
Salué par un tonnerre d’applaudissements, un baiser scella leurs vœux.
* * *

Après que Rocco lui eut déclaré son amour, Olivia eut l’impression de flotter sur un petit nuage.
Félicitations, champagne, petits fours, séance de photographie, puis dîner fin : tout se déroula comme
dans un rêve.
Les jeunes mariés partagèrent leur table avec leurs amis et Alessandra. Stefan et Zayed ne
semblaient pas insensibles au charme de Violetta et de Sophia. Quant à Christian et Alessandra, assis côte
à côte, ils se montrèrent étonnamment silencieux.
Tatum Fitzgerald avait, elle, la mission de surveiller Sandro afin qu’il ne se livre pas à ses excès
habituels, ce qui ne l’empêcha pas de flirter avec son voisin de table, un prince saoudien.
Olivia fut soulagée de constater que son père et sa belle-mère, placés à l’autre bout de la salle,
avaient, eux aussi, fini par se détendre et paraissaient s’amuser en compagnie de proches de la famille
Mondelli.
Une fois les desserts servis, l’orchestre entama un slow langoureux, et elle ouvrit le bal avec Rocco.
— Merci, mon chéri, murmura-t-elle, lovée contre lui. Tout est absolument parfait.
— Il ne manque plus qu’une chose, mais pour cela nous devrons hélas attendre un peu, répondit-il
avec un sourire de connivence.
Olivia valsa ensuite avec son père. Au début, elle fut un peu crispée. Elle avait l’impression de
danser avec un étranger.
— Tu as l’air heureux avec Ella, dit-elle.
— Et toi avec Rocco. Liv, je…
— Inutile de te justifier, papa. Je comprends, je t’assure.
Elle surprit une émotion intense dans le regard paternel.
— Parfois, tu sais, tu lui ressemblais tellement que le simple fait de te regarder me rappelait tout ce
que j’avais perdu.
— Ne parlons plus du passé, veux-tu ? Pensons au présent. Je suis heureuse que tu sois là.
Lorsqu’elle eut dansé avec les trois autres membres du quatuor de Columbia, elle se retrouva enfin
dans les bras de son mari. Entre-temps, celui-ci avait discuté avec son propre père. Il leur restait
beaucoup de chemin à parcourir, mais ils avaient néanmoins franchi un premier pas sur la voie de la
réconciliation.
— Rocco ?
— Oui, tesoro ?
— Et si nous nous éclipsions ?
En guise de réponse, il l’entraîna discrètement à sa suite. Une fois à l’abri des regards indiscrets,
Olivia releva sa robe jusqu’aux genoux, et ils montèrent quatre à quatre les deux étages qui les séparaient
de leur chambre.
Là, ils se donnèrent l’un à l’autre sans retenue, sans arrière-pensée et sans peur du lendemain. Ils
avaient, chacun, terrassé définitivement leurs vieux démons. Il leur appartenait désormais de bâtir un
avenir commun.
Olivia s’endormit tard dans la nuit, comblée, le sourire aux lèvres en songeant à tous les bonheurs
qui l’attendaient.

* * *


Si vous avez aimé Une indomptable fiancée,
ne manquez pas la suite de la série :
« Les mariés de l’été »,
dès le mois prochain dans votre collection Azur !
TITRE ORIGINAL : THE ITALIAN’S DEAL FOR I DO
Traduction française : SOPHIE BRUN

HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe Harlequin
Azur® est une marque déposée par Harlequin
© 2015, Harlequin Books S.A.
© 2016, Traduction française : Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-5420-2

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation de
HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des
événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises Limited
ou à ses filiales, et sont utilisés par d’autres sous licence.

HARLEQUIN
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47
www.harlequin.fr
RETROUVEZ TOUTES NOS ACTUALITÉS
ET EXCLUSIVITÉS SUR

www.harlequin.fr

Ebooks, promotions, avis des lectrices,


lecture en ligne gratuite,
infos sur les auteurs, jeux concours…
et bien d'autres surprises vous attendent !

ET SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX


Retrouvez aussi vos romans préférés sur smartphone
et tablettes avec nos applications gratuites

Vous aimerez peut-être aussi