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08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion


Sharon Cullen

Convaincue que les histoires qui se passaient dans sa tête


étaient plus intéressantes que celles du monde réel, elle a écrit
son premier livre à l’âge de neuf ans. Diplômée d’un master
de journalisme, elle est aujourd’hui auteure de romances histo-
riques, contemporaines, paranormales, et de romantic suspense.
Une passion rebelle
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

LA FIERTÉ DES HIGHLANDERS


1 – Le secret des Sutherland
N° 12441
Sharon
CULLEN
LA FIERTÉ DES HIGHLANDERS – 2

Une passion
rebelle
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Lionel Évrard
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Titre original
MACLEAN’S PASSION
Éditeur original
Loveswept, an imprint of Random House, a division of
Penguin Random House LLC, New York
© Sharon Cullen, 2016
Pour la traduction française
© Éditions J’ai lu, 2019
Ce livre est dédié à mon mari, John,
qui écume pour moi les librairies à la recherche
de livres historiques. On ne peut rêver
meilleur partenaire que celui qui vous soutient
à cent pour cent dans votre passion.
1

Fort Augustus, Écosse, juin 1746

« Je te l’avais bien dit ! » auraient triomphé les


frères de Colin MacLean s’ils avaient pu le voir. Ce
qui ne les aurait pas empêchés d’être surpris  de le
savoir emprisonné dans les cachots du duc de Cum-
berland – ou peut-être ne l’auraient-ils pas été. Quoi
qu’il en soit, cela n’avait au fond aucune espèce
d’importance.
Pour l’instant, l’inepte chef du clan MacLean avait
quelques problèmes autrement plus urgents à régler
que l’opinion de ses frères. Ligoté par les poignets
et maintenu en extension par une corde passée dans
une poulie, torse nu et la pointe des pieds touchant
à peine le sol, il attendait d’être fouetté sous les yeux
d’une petite foule trop nombreuse à son goût.
Ce n’était pas la première fois, mais Colin était à
peu près certain que ce serait la dernière. Il avait
entendu des gardes affirmer qu’il serait pendu dès
le lendemain. D’une certaine manière, ce serait un
soulagement pour lui. Si les coups de fouet à répéti-
tion ne finissaient pas par avoir sa peau, l’infection
des bronches qu’il avait contractée le ferait.
Du groupe des spectateurs émergea un homme,
qui s’approcha. Colin reconnut le capitaine anglais

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08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
Richard Abbott. Tous deux s’étaient rencontrés
quelques semaines plus tôt, quand Abbott avait eu la
bonne fortune – qui n’avait pas été celle de Colin – de
l’arrêter. Dans ses activités de contrebande, il avait
joué au chat et à la souris avec cet officier anglais
en charge de la côte occidentale. Abbott avait fait
de sa capture une affaire personnelle, et Colin s’était
fait un devoir de lui compliquer la tâche. Ce en quoi
il avait parfaitement réussi –  jusqu’à ce qu’Abbott
finisse par l’attraper.
Colin s’était volontairement laissé capturer quand
il avait réalisé que Brice Sutherland, son ami et frère
d’armes, était sur le point de l’être. Il savait que
Sutherland luttait clandestinement contre les Anglais
et que la découverte de ses activités entraînerait la
mort de bien des Écossais. Ce qu’il n’avait pas anti-
cipé, c’était de devenir la proie d’Abbott, qui lui fai-
sait vivre un enfer. L’homme avait en lui un fond
de cruauté qui aurait fait pâlir d’envie le Boucher,
autrement dit le duc de Cumberland.
Abbott s’arrêta devant lui, les yeux plissés, visible-
ment réjoui de la posture humiliante dans laquelle
il se trouvait. Colin se drapa dans le peu de dignité
qui lui restait. Son tortionnaire n’était pas parvenu
jusque-là à le briser comme il s’y était attendu, ce
qui le rendait furieux.
—  Tu n’as toujours pas appris ta leçon, pas vrai ?
Colin demeura impassible.
—  Tu n’as pas entendu la nouvelle ? reprit Abbott.
Tu dois être pendu demain…
Il faisait mine de le déplorer, mais il prenait un
malin plaisir à le lui révéler. Tout juste regretterait-il
de ne plus avoir sous la main son jouet préféré. Pen-
ché vers lui, il le dévisagea d’un air pensif et ajouta :
— Pensais-tu réellement t’en tirer ? Imaginais-tu
que je te laisserais vivre ?
10
Un petit rire mauvais lui échappa. Colin serrait
les dents. Au stade où il en était, peu lui importait
de survivre ou de mourir –  encore qu’il aurait pré-
féré cette seconde solution, uniquement pour agacer
Abbott.
Les lèvres pincées, l’Anglais finit par s’écarter,
adressant un signe de tête au soldat qui attendait,
fouet en main.
Colin entendit le claquement sec que celui-ci
produisit en heurtant son dos. Comme il y était
accoutumé à présent, la douleur ne se fit pas ins-
tantanément sentir. C’était ce délai qu’il détestait
le plus, lorsque l’attente de la douleur se révélait
presque pire que la douleur elle-même –  presque,
mais pas tout à fait.
Il refusa néanmoins de détourner le regard de
celui d’Abbott. Le fouet le cingla de plus belle. Cette
fois, il ne put s’empêcher de frémir. Il le regretta
aussitôt en découvrant le sourire satisfait du capi-
taine anglais, mais comment rester de marbre en
étant soumis à cette torture ?
La lanière de cuir entama l’épiderme de son épaule
droite, faisant couler un filet de sang qui alla se
perdre dans la ceinture de son pantalon. À chaque
nouveau coup de fouet, le visage d’Abbott pâlissait et
ses traits se tendaient, si bien qu’il finit par détour-
ner les yeux. Colin aurait voulu s’en réjouir, mais la
souffrance était trop forte. C’était la première fois
qu’il gagnait à ce jeu, et même si c’était une petite
victoire, elle lui suffisait.
Abbott tourna les talons et s’éloigna, fendant la
foule qui s’écartait sur son passage.
On détacha les mains de Colin, et il lui fallut faire
appel à d’ultimes ressources de volonté pour ne pas
tomber à genoux. Il resterait debout, même si Abbott
n’était plus là pour le constater.
11
Ensuite, il se concentra sur la seule nécessité de
mettre un pied devant l’autre pour regagner sa cel-
lule. Celle-ci empestait l’égout, le moisi et les corps
depuis trop longtemps privés d’eau et de savon. Il
la partageait avec un garçon qui passait la majeure
partie de son temps tapi dans un coin, sans parler
mais toujours aux aguets.
En entendant claquer le verrou de la porte der-
rière lui, Colin poussa un soupir de soulagement.
Lentement, le visage grimaçant, il enfila sa chemise
en lambeaux sur ses plaies suintantes et se laissa
glisser avec précaution sur le sol. Il prit appui contre
le mur de pierre, dont le contact avec son dos et ses
épaules en feu le fit à peine tressaillir. Il avait déjà
enduré de pires raclées, et sa tête et sa poitrine le
faisaient souffrir bien davantage. Par la grâce du
bourreau ou par celle de la fièvre, il était certain de
ne pas voir le jour se lever le lendemain.
Curieusement, cette perspective n’était pas à ses
yeux aussi sombre qu’elle aurait dû l’être.
À travers le fouillis de cheveux noirs qui lui cou-
vrait les yeux, son compagnon de cellule l’observait.
Colin l’ignora et ferma les paupières. Réprimant un
gémissement, il étendit les jambes sur le sol.
Il n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé,
quand un bruit de pas dans le couloir le mit instan-
tanément sur ses gardes. Il était bien trop tôt pour
le dîner, et une visite à cette heure ne présageait
rien de bon.
Lentement, Colin leva les yeux vers la grille de la
porte et jura sourdement.
—  Tu viens te repaître du spectacle ? demanda-t‑il
d’une voix rauque au nouveau venu.
Iain Campbell, puissant chef de clan écossais, le
dévisagea sans se formaliser.
12
—  Te voilà dans le pétrin, mon garçon… constata-
t‑il.
Avec un reniflement dédaigneux, Colin détourna
les yeux. Il n’avait que mépris pour cet homme qui
s’était rangé du côté des Anglais.
—  Viens ici, ordonna celui-ci.
—  Va en enfer !
— Viens donc… répéta Campbell d’une voix
radoucie.
—  Je serai pendu demain, annonça Colin.
Au prix d’un gros effort, il réussit à plier la jambe
et à s’accouder dessus.
—  Je sais, reconnut son visiteur.
—  Pardonne ma franchise, mais je n’ai rien à dire
à quelqu’un comme toi la veille de mon exécution.
—  Je pense pourtant que tu le devrais.
Un sourcil arqué – et même cela lui faisait mal ! –,
Colin s’étonna :
—  Ah oui ?
Campbell hésita un instant avant d’annoncer :
—  C’est Sutherland qui m’envoie.
Colin se figea. Brice Sutherland, son meilleur ami,
ne haïssait pas Campbell autant que lui, mais il n’en
était pas proche pour autant. Pourquoi diable le lui
aurait-il envoyé ? Lentement, il se redressa sur ses
jambes flageolantes, serra les dents et glissa d’un
pas traînant jusqu’à la grille, furieux que Campbell
le voie dans cet état. En le fixant droit dans les yeux,
il fit remarquer :
— Il est plutôt culotté de te prendre pour mes-
sager…
Campbell esquissa un demi-sourire et répondit :
— Sutherland n’a pas comme moi ses entrées
dans le camp de Cumberland.
—  Tu veux dire que lui n’est pas un traître…
13
Son vis-à-vis laissa transparaître une émotion
–  rien de plus qu’une contraction des lèvres, mais
cela suffisait à Colin. À ses yeux, déplaire à Camp-
bell était la meilleure chose à faire de ses dernières
heures sur terre.
— Voilà des paroles bien téméraires, de la part
de quelqu’un que les Anglais s’apprêtent à mettre
à mort.
Cette fois, ce fut à Colin de trahir sa contrariété.
Il n’avait pas peur de mourir, mais il ne supportait
pas l’idée de finir sa vie aux mains de l’ennemi.
—  Cette nuit, ta porte restera déverrouillée, mur-
mura Campbell en se rapprochant. Prends sur ta
gauche. Au bout du couloir se trouve une fenêtre qui
ne sera pas fermée non plus. Une fois dehors, cours
droit vers les arbres. Mes hommes t’y attendront.
Sous l’effet de la surprise, Colin se sentit chan-
celer. La tête lui tournait. Il la secoua dans l’espoir
de se clarifier les idées, ce qui provoqua une vive
douleur dans sa nuque.
—  Tu m’aides à m’évader ? constata-t‑il sans par-
venir à y croire.
—  Aye.
—  Pourquoi ?
La tête inclinée sur le côté, Campbell ne répondit
pas à sa question et ajouta simplement :
—  Tiens-toi prêt à courir, MacLean.
Sur ce, il tourna les talons et s’éloigna.
Longuement, Colin contempla la grille, l’esprit
vide. Et lorsqu’il se retourna, il surprit son compa-
gnon de cellule, tapi dans son coin, qui l’observait.
Lui-même retourna s’asseoir, adossé au mur. Le
temps passa. Il se surprit à sommeiller. Sa tête lui
faisait mal, ses membres étaient gourds et la dou-
leur qui avait élu domicile dans sa poitrine s’intensi-
fiait. De temps à autre, il entendait son compagnon
14
changer de position. En somme, rien d’autre qu’un
jour de plus aux mains de ces satanés Anglais. Son
dernier jour sur terre, peut-être –  ou pas. En tout
cas, son dernier jour en tant que prisonnier.
Pouvait-il faire confiance à Campbell ? Il aurait
aimé le croire, mais il savait ne pouvoir y compter.
Pourquoi celui-ci aurait-il voulu lui venir en aide ?
Les MacLean ne constituaient qu’un tout petit clan,
alors que les Campbell comptaient parmi les plus
puissants d’Écosse.
Campbell prétendait vouloir faire une faveur à
Sutherland. Cela pouvait se concevoir. Il était pos-
sible que son ami ait intercédé pour lui, même si
Colin détestait cette idée.
Le dernier repas du jour arriva, énième bol de
brouet à peine mangeable auquel il n’accorda pas un
regard. L’idée d’ingérer quoi que ce soit lui retour-
nait l’estomac. Il donna sa part à son compagnon
de cellule, qui ne se fit pas prier.
La nuit tomba. La seule lumière qui leur parvenait
était celle des torches du corridor extérieur. Colin
sentait ses paupières lourdes tomber d’elles-mêmes
et devait lutter pour les maintenir ouvertes.
Il était tard déjà lorsque se firent entendre des
pas.  En temps ordinaire, les gardes ne repas-
saient  pas après le dernier repas. Une clé tourna
dans la serrure, puis le bruit de pas s’éloigna.
Colin ne parvenait toujours pas à y croire. Camp-
bell lui tendait-il un piège ? Mais à quelles fins ? Il
était condamné à mourir le lendemain : être abattu
lors d’une évasion ratée ne ferait qu’accélérer le pro-
cessus. Il était vrai qu’échapper à Abbott constituait
une tentation irrésistible. L’homme serait fou de rage
s’il parvenait à se tirer de ses griffes.
Avec une prudente lenteur, Colin se dressa sur
ses jambes. Il dut prendre appui sur le mur afin de
15
rassembler ses forces, tant il se sentait faible. Après
avoir gagné la porte, il la poussa et celle-ci s’ouvrit
silencieusement. Le corridor baigné d’ombres mou-
vantes était désert. Seuls se faisaient entendre les
bruits venus des autres cellules.
Colin se décida à sortir mais, pris d’un regret,
il jeta un coup d’œil derrière lui. Son compagnon
de cellule le regardait. Il était bien trop jeune pour
mourir dans une prison anglaise.
Des éclats de rire venus de la salle de garde le
firent sursauter.
—  Suis-moi… ordonna-t‑il.
Le garçon ne bougea pas d’un pouce.
— Dépêche-toi ! insista Colin. Nous n’avons pas
toute la nuit…
Enfin, l’autre se leva avec l’agilité de la jeunesse.
—  Ne fais pas de bruit…
Colin commençait à regretter sa décision impul-
sive. La fièvre le rendait sans doute imprudent, mais
il n’aurait pu se résoudre à s’évader seul. C’était à
peine s’ils avaient échangé deux mots, tous les deux,
mais ils avaient traversé ensemble le pire des cau-
chemars.
Le garçon le suivit sans bruit au bout du corri-
dor. Avec l’agilité d’un chat, il se hissa sur le bord
de la fenêtre et sauta. Moins de cinq minutes après
avoir quitté leur cellule, ils franchissaient en courant
l’étendue de terre caillouteuse qui les séparait d’un
bosquet.
Le cœur de Colin battait à tout rompre. Il était
certain qu’à tout moment, une balle allait le stopper
dans sa course. Ses pieds lui semblaient de plomb.
Il était à bout de souffle. Son dos et ses épaules lui
faisaient un mal de chien. Un filet de sang coulait
le long de son flanc.
16
Son compagnon de cellule, quant à lui, détalait
comme un lapin sans le moindre effort apparent.
Ils atteignaient les arbres quand les premiers cris
se firent entendre et les chiens se mirent à aboyer.
2

Colin fut surpris de découvrir Campbell qui l’at-


tendait à cheval, un groupe d’hommes derrière lui et
une monture disponible à son côté. Il réalisa alors
qu’il avait pensé jusqu’à cet instant tomber dans un
piège.
Le souffle court et les poumons en feu, il s’arrêta.
Si les chiens ne finissaient pas par avoir sa peau,
songea-t‑il, cette fichue inflammation des bronches
le ferait.
Campbell le salua d’un hochement de tête.
— En route ! lança-t‑il. Il n’y a pas un instant à
perdre.
— Il vaut mieux que nous ne restions pas
ensemble.
En réponse, Campbell arqua un sourcil.
— Ils ont lâché les chiens, expliqua Colin. Nous
ne pourrons les semer qu’en nous séparant.
Ce qu’il n’était pas prêt à avouer, c’est qu’il ne
voulait pas mettre son sauveur en danger en restant
à ses côtés, quand bien même il ne le portait pas
dans son cœur. Pour lui avoir sauvé la vie, il lui
devait au moins cela.
Non sans mal, Colin se mit en selle. L’animal
s’ébroua.
—  Qui est-ce ? demanda Campbell.
18
Du regard, il désignait le garçon.
—  Mon compagnon de cachot, répondit Colin. Je
peux le prendre en selle derrière moi.
Campbell toisait l’intéressé comme pour le jauger.
Ce dernier grimpa d’un bond derrière Colin, à qui
Campbell venait de remettre une épée, un pistolet
et un poignard. Le garçon, lui, eut droit à un sgian
dubh, un petit couteau.
—  Provisions et vêtements, expliqua Campbell en
désignant un ballot attaché à la selle.
Colin le remercia d’un hochement de tête. Il serait
heureux de se débarrasser au plus tôt de sa chemise
déchirée et maculée de sang.
—  Où comptes-tu aller ? s’enquit Campbell.
—  Chez moi, par des chemins détournés.
Ce qui n’était ni la vérité ni un mensonge non plus.
— Prends ton temps pour y arriver, suggéra
Campbell. C’est le premier endroit où ils iront te
chercher.
Colin eut une pensée pour ceux de son clan, espé-
rant qu’Abbott ne passerait pas sa colère sur eux. Ce
n’était pas leur faute s’ils avaient pour chef un bon
à rien qui ignorait comment assurer leur survie et
les protéger.
Avant d’engager sa monture vers le nord, Colin
hésita un instant. Les chiens se rapprochaient. Il
pouvait entendre les cris de leurs poursuivants. Der-
rière lui, il sentit le garçon s’agiter.
— File ! conseilla Campbell. Je m’occupe de
détourner l’attention des Anglais.
Colin enfonça les talons dans les flancs de sa mon-
ture sans cesser de se demander ce qui lui valait cette
faveur de la part de Campbell. S’il était un sympa-
thisant des Anglais – et cela ne faisait aucun doute
qu’il en était un –, pourquoi l’aidait-il à s’enfuir ?
19
Dans son dos, il sentait le garçon bouger en
rythme avec les mouvements du cheval, en cava-
lier accompli. Colin se concentrait sur le chemin
qu’ils suivaient et qui allait en s’étrécissant, tant et
si bien que bientôt leur cheval dut se mettre au pas.
Ils avaient toujours les chiens aux trousses, mais
n’entendaient plus les cris des soldats.
Baissant la tête pour éviter une branche basse, il
fit obliquer sa monture vers la droite. Il savait où
il voulait se rendre. Il existait des centaines – voire
des milliers  – de cavernes plus ou moins cachées
dans ces montagnes.
Il lui fallait juste retrouver celle qu’il avait en
vue. Tout ce que Colin désirait, c’était se glisser à
l’intérieur de cet abri et s’écrouler. Le sommeil ferait
des miracles… Il suffirait de quelques heures pour
désarçonner les chiens, décourager les soldats et lui
permettre de recouvrer quelques forces.
De temps à autre, le garçon derrière lui se retour-
nait pour surveiller leurs arrières. Il aimait se savoir
secondé dans cette fuite éperdue.
Tandis que la nuit s’écoulait, la fièvre de Colin
atteignit des sommets. Son souffle entrecoupé d’une
toux rauque et inquiétante se fit sifflant, mais il n’en
poursuivit pas moins cette chevauchée dont leur sort
dépendait.

Margaret Sinclair avait de plus en plus de mal à


tenir le dos droit et à se retenir d’entourer de ses bras
le guerrier qui chevauchait devant elle. Elle aurait
désespérément voulu pouvoir appuyer la tête contre
son dos et fermer un instant les yeux.
Les heures qui venaient de s’écouler s’étaient révé-
lées miraculeuses, surprenantes et effrayantes à la
fois. Elle ne parvenait pas à croire qu’elle était libre
20
à présent, qu’elle traversait de nuit une forêt, en selle
avec Colin MacLean.
Durant des semaines, elle n’avait eu pour but que
de cacher aux yeux de tous qu’elle était une femme.
Si les Anglais l’avaient découvert… elle avait bien
une idée de ce qui se serait produit, mais elle pré-
férait ne pas y penser. Elle s’était rendue invisible,
n’ouvrant pas la bouche et n’utilisant la tinette que
de nuit. Cela lui avait gâché ses journées, mais elle
avait tenu le coup.
Son voisin de cellule –  l’homme qui l’accompa-
gnait  – l’avait fort heureusement laissée tranquille,
lui facilitant les choses. Elle trouvait cela appré-
ciable, mais elle devait s’avouer que plus d’une
fois elle avait eu envie de lui adresser la parole, ne
serait-ce que parce qu’elle n’avait parlé à personne
depuis des semaines. Comme c’était inenvisageable,
elle s’était contentée de l’observer, tapie dans un coin
de la cellule.
C’était un homme impressionnant, large d’épaules,
mais il n’était pas aussi grand que le frère de Marga-
ret. C’était aussi un homme calme, au tempérament
méditatif. Lorsqu’il la regardait, on aurait dit que
ses pâles yeux gris passaient à travers elle –  ce qui
était une bonne chose.
Il avait été régulièrement fouetté, et l’obstination
qu’il mettait à rester stoïque en dépit de la douleur
l’avait conduite à lui vouer une certaine admiration.
Elle avait été triste et apeurée d’apprendre qu’il
devait être pendu le lendemain. Elle avait apprécié
ce compagnon de cellule qui ne posait pas de ques-
tions, et elle avait redouté que son remplaçant ne se
montre pas aussi discret. Margaret avait également
redouté d’être exécutée après lui.
Pour leur épargner ce sort, un miracle s’était pro-
duit. Après que lord Campbell lui eut donné quelques
21
indications à voix basse, Colin avait pu quitter la cel-
lule en lui ordonnant de le suivre. Ils chevauchaient
à présent à bride abattue à travers les Highlands. Le
seul problème était que plus ils passaient de temps
ensemble, moins elle serait susceptible de garder
son secret. Quant à savoir quelle serait sa réaction…
L’entendant tousser violemment, Maggie fronça
les sourcils. Elle savait que sa santé était compro-
mise. Son souffle s’était fait court et sifflant ces jours
derniers, et ses joues avaient rougi sous l’effet de la
fièvre derrière son épaisse barbe noire. À présent,
une toux rauque le secouait, et même à travers les
couches de vêtements qui les séparaient, elle pouvait
sentir la chaleur qui irradiait de lui.
La fièvre pulmonaire s’était répandue dans toute
la prison. Ses victimes avaient commencé à mourir.
Maggie avait prié pour ne pas l’attraper, car elle ne
pouvait se permettre d’être examinée par le médecin.
Lentement, elle se pencha et posa la joue contre
le dos solide du cavalier, en prenant garde d’éviter
la zone que le fouet avait rendue sensible. En dépit
de sa captivité, il gardait une musculature puissante,
et même si elle était apte à se protéger elle-même,
se tenir à l’abri de ces larges épaules la rassurait.
Sans qu’elle l’ait voulu, ses yeux se fermèrent.
Pour ne pas s’endormir, elle se redressa en sursaut
et secoua la tête. Heureuse de se rendre utile au
moins de cette façon, elle jeta un coup d’œil der-
rière eux. Elle avait espéré que les chiens auraient
suivi Campbell, mais ce n’était pas le cas et elle les
entendait toujours.
MacLean fit obliquer le cheval vers la droite. Leur
monture trébucha avant de se reprendre. En tout, la
jeune femme l’imitait, inclinant le buste pour éviter
les branches basses. Ils ne suivaient plus un chemin
tracé mais se frayaient le leur à travers une épaisse
22
broussaille, de manière à rendre la poursuite moins
aisée.
Ils parvinrent bientôt à un ruisseau, dont Maggie
entendit le murmure avant d’en distinguer les reflets
à la lumière de la lune.
—  Les chiens ne pourront plus nous suivre, expli-
qua MacLean. Ils vont perdre notre trace dans l’eau.
En entendant sa voix faire vibrer son dos, Maggie
s’aperçut qu’elle s’appuyait de nouveau à lui et se
redressa vivement. Il lui fallait rester aux aguets,
mais cette chaleur anormale qui émanait de lui sem-
blait un attrait irrésistible.
Ils suivirent le cours d’eau pendant ce qui parut
une éternité. Ses bottes ne tardèrent pas à être trem-
pées, puis l’humidité gagna son pantalon. Ses pieds
furent les premiers à être engourdis, puis ses mollets,
jusqu’aux genoux. C’était un maigre prix à payer
pour fuir les prisons anglaises, mais elle espérait
néanmoins qu’ils cesseraient bientôt de patauger.
Alors que l’aube éclairait le sommet des mon-
tagnes, MacLean fit enfin gravir à leur cheval une
pente raide. Maggie réprima un soupir de soulage-
ment. L’eau glacée n’était plus qu’un souvenir, mais
l’air ambiant ne valait guère mieux…
Plié en deux sur le pommeau de sa selle, MacLean
fut soudain pris d’une quinte de toux. Maggie s’écarta
de lui, ne sachant que faire. Chez elle, elle s’était
toujours tenue à l’écart des gens malades. Contrai-
rement à la plupart des filles d’Écosse, elle n’avait
jamais appris à soigner.
Lorsqu’il se redressa en grognant, elle posa la
main sur son dos et la retira aussitôt.
—  Vous êtes brûlant, constata-t‑elle tout bas.
Elle s’était efforcée de maquiller sa voix, comme
chaque fois qu’il lui fallait parler.
—  Pas beaucoup plus qu’avant, grogna-t‑il.
23
Était-ce censé la rassurer ?
Le cheval continuait de grimper. Ils se dirigeaient
vers les montagnes auréolées de lumière, derrière
lesquelles le soleil achevait de se lever. Cela faisait
des semaines que Maggie ne l’avait pas vu. Elle se
rendit compte qu’à un moment donné de sa déten-
tion, elle avait perdu tout espoir de le revoir un jour.
—  Nous allons laisser le cheval ici.
Déjà, MacLean avait mis pied à terre. Elle s’em-
pressa de l’imiter, palpant ce faisant le sgian dubh
remis par Campbell. Il était bon de se savoir armée…
Après avoir noué la bride de sa monture à une
branche, MacLean entreprit d’escalader un raidillon.
—  Suis-moi, ordonna-t‑il.
Maggie s’exécuta en s’efforçant de ne pas se laisser
distancer.
3

Colin ne pensait plus qu’à rejoindre au plus vite la


caverne cachée au sommet de la montagne, mais il
ignorait si celle-ci était encore loin. Il n’était même
pas sûr d’avoir emprunté la bonne direction.
Machinalement, il avait noté que son compagnon
le suivait sans peine. Ses pas étaient si légers qu’il
ne les entendait pas. Il ignorait quelle était l’histoire
de ce gamin, mais une chose semblait certaine  : il
avait l’entraînement d’un guerrier, ce qui pour son
âge était impressionnant.
—  Surveille nos arrières… lui lança-t‑il, pantelant.
—  Toujours, répondit l’autre tranquillement.
Quand ils atteignirent le sommet, Colin dut s’arrê-
ter afin de reprendre son souffle, mais plus pro-
fondément il inspirait, plus se faisait impérieux le
besoin de tousser. Plié en deux par une quinte, les
mains sur les genoux, il vit son compagnon s’appro-
cher de la paroi et lui demanda d’une voix rauque :
—  Est-ce qu’on y est ?
L’autre écarta un rideau de lierre et disparut der-
rière. Colin se redressa, sans avoir tout à fait réussi
à apaiser sa toux. Bien que trempé de sueur, il était
secoué de frissons et c’était à peine s’il tenait encore
debout, ce qui le mettait dans une rage noire.
25
Pourquoi fallait-il que la maladie le rattrape à pré-
sent ? Chaque instant était compté. S’ils voulaient
échapper à leurs poursuivants, il leur fallait trouver
un refuge.
Le garçon réapparut sur le seuil de la grotte et lui
jeta un coup d’œil à travers les cheveux noirs et sales
qui lui tombaient constamment sur les yeux.
— Il y a de la nourriture et des couvertures là-
dedans, annonça-t‑il d’un air suspicieux.
Au prix d’un gros effort, Colin parvint à franchir
les quelques pas qui le séparaient de l’abri. Il y fai-
sait si noir qu’il dut cligner des yeux, mais la tête
lui tournait et il ne parvint pas à y voir plus clair.
—  Pourquoi ? insista le gamin. Que font ces pro-
visions et ces couvertures ici ?
Vaincu et à bout de forces, Colin se laissa tom-
ber à genoux. En lâchant un juron, son compagnon
tenta de le rattraper, mais il était trop lourd pour
lui. Tout juste le gamin eut-il le temps de glisser un
bras sous sa tête avant que celle-ci ne percute le sol.
Un instant plus tard, les ténèbres l’engloutissaient.

Après avoir amorti de son mieux la chute de Colin,


Maggie se retrouvait le bras coincé sous sa joue.
Perplexe, elle se mit à genoux et tenta, dans la
position inconfortable qui était la sienne, de se libé-
rer. Mais elle eut beau tirer, rien n’y fit. Vivement,
elle lui secoua l’épaule sans provoquer la moindre
réaction de sa part.
— Bon sang, bouge de là, espèce d’escogriffe !
s’impatienta-t‑elle.
Elle fit une nouvelle tentative, tirant de toutes
ses forces, et cette fois réussit à libérer son bras
engourdi. En secouant la main pour rétablir la cir-
culation, elle examina Colin et réfléchit à haute voix.
26
— Que diable suis-je censée faire de toi, main-
tenant ?
L’écho qu’elle fit naître dans la caverne la fit sur-
sauter. Il inspira longuement et eut une quinte de
toux grasse qui la fit grimacer. Cela n’augurait rien
de bon. Elle ne pouvait faire abstraction de tous les
prisonniers qui avaient attrapé cette maladie et n’en
avaient pas réchappé. La peur lui mordit les tripes
à l’idée qu’il pourrait ne pas se remettre.
Les poings sur les hanches, Maggie examina
leur refuge. Il ne faisait pas assez clair pour dis-
tinguer les recoins les plus éloignés, mais près de
l’entrée –  assez loin cependant pour éviter qu’elles
ne prennent l’humidité – des couvertures avaient été
déposées, à côté desquelles se trouvait un fagot de
bois sec. Comment MacLean avait-il eu connaissance
de cet endroit ?
Tout en préparant un feu, elle continua d’y réflé-
chir. Par peur que les Anglais ne soient alertés par
un panache de fumée, elle ne le disposa pas trop près
de l’entrée, au risque d’enfumer les lieux. Il suffisait
d’un regard au corps frissonnant de MacLean pour
comprendre qu’elle devait tout faire pour le réchauf-
fer. Mais puisqu’il était brûlant de fièvre, était-ce une
si bonne idée que ça ?
Près du feu –  mais suffisamment loin pour qu’il
ne risque pas de se brûler en se retournant  – elle
aménagea avec quelques couvertures une couche
sommaire sur le sol. À présent, il ne lui restait plus
qu’à l’y amener… Son regard courut du corps ina-
nimé de Colin au feu, et revint à son point de départ.
Couché à l’endroit où il était tombé, il avait les bras
coincés sous le torse, la joue posée à même la pierre
et la bouche ouverte.
En grimaçant sous l’effort, Maggie entreprit de le
faire rouler vers le lit qu’elle avait préparé. Il n’était
27
certes pas gros, et l’on trouvait plus de muscle que de
graisse sur lui, mais cela ne l’en rendait pas moins
lourd. En réponse au grognement qu’il poussa, elle
dit avec agacement :
— Je n’aurais pas à faire ça si tu ne t’étais pas
écroulé comme une masse !
Elle tira sur son épaule de toutes ses forces, et il
roula une nouvelle fois sur le ventre. Pour éviter qu’il
ne reste trop longtemps le visage dans la poussière,
elle s’empressa de renouveler l’opération. Cette fois,
cela fut plus facile, si bien qu’emportée par son élan
elle perdit l’équilibre et se retrouva sur les fesses.
—  Bon sang ! Tu ne pourrais pas m’aider un peu ?
Colin ne réagit pas plus qu’il ne lui répondit.
Au prix de quelques efforts et jurons supplé­
mentaires, il se retrouva enfin où elle avait voulu
l’emmener.
— Et voilà ! se réjouit-elle en s’époussetant les
mains.
Il était allongé sur le dos, une main sur la poitrine,
l’autre reposant à côté de lui, jambes légèrement flé-
chies. Du bout de sa botte, elle souleva ses pieds l’un
après l’autre pour les allonger. À présent, il avait tout
d’un défunt lors d’une veillée avant ses funérailles…
— Seigneur, Maggie ! se reprocha-t‑elle à voix
basse. Ce n’est pas fini, ces idées noires ?
D’un grand geste, elle déplia la dernière cou-
verture, dont elle recouvrit Colin. Comme celle-ci
lui cachait le visage, elle se hâta de la replier, tant
l’idée de se retrouver avec un cadavre sur les bras
l’épouvantait. Comment pourrait-elle expliquer aux
membres du clan MacLean que leur chef était mort
alors qu’il se trouvait sous sa garde ? Elle préférait
ne pas en arriver là.

28
Sans doute devait-il être en train de rôtir dans les
feux de l’enfer. Rien au monde ne pouvant être aussi
brûlant, Colin ne voyait pas en quel autre endroit il
aurait pu se trouver. Cela n’était pas vraiment une
surprise pour lui. Sa mère lui avait souvent répété
qu’il y finirait un jour s’il ne s’amendait pas. Il avait
toujours cru qu’elle disait cela pour l’impressionner,
mais apparemment elle ne s’était pas trompée, car
c’était réellement en enfer qu’il était.
Tout son corps lui faisait un mal de chien. Les
flammes du démon lui léchaient les talons, rous-
sissant sa peau et cuisant sa chair. Chaque inspira-
tion lui était une torture. Il n’aurait jamais imaginé
devoir respirer en enfer, mais là aussi il s’était appa-
remment trompé.
— Je savais bien que tu finirais mal, asséna
­Dougal.
Le visage de son frère mort flotta devant lui. Colin
tendit la main pour le toucher, mais il se déroba.
—  Désolé… parvint-il à coasser douloureusement.
Sa gorge semblait tapissée de ronces.
Dougal secoua tristement la tête. Colin détourna
la sienne, car ses remords étaient presque aussi
cuisants que les feux de l’enfer. Et de ce côté-ci,
c’était un autre enfer – la bataille de Culloden – qui
l’attendait.
Les Anglais, ayant pris les Highlanders par sur-
prise, se frayaient dans leurs rangs une percée
meurtrière. Colin n’avait jamais rien vu de tel. Ils
avançaient, implacable machine de guerre parfaite-
ment entraînée, laissant derrière eux des monceaux
de cadavres déchiquetés.
Colin se trouvait à côté de son autre frère, Fergus,
qui tentait comme lui de résister à l’avancée des
ennemis. La massive claymore de Fergus dégoulinait
29
de sang et lui maculait la main jusqu’au poignet. Il
rageait et jurait à chacun des coups qu’il portait.
Colin se battait quant à lui contre un adversaire à
peine sorti de l’adolescence. Ce gamin était mort de
peur, et cela se sentait dans sa façon de se battre. Il
commettait des erreurs qu’aucun véritable guerrier
n’aurait commises. Colin aurait pu se sentir désolé
pour lui si les Anglais n’avaient pas été là pour enva-
hir son pays.
Fergus poussa un cri qui lui fit tourner la tête.
Son épée, devenue trop glissante, lui avait échappé
et gisait dans la boue. Son adversaire saisit l’oppor-
tunité. Colin voulut s’interposer en bloquant le coup
destiné à son frère, mais le jeune soldat l’en empê-
cha en passant lui-même à l’attaque. Instinctivement,
Colin para et leurs épées s’entrechoquèrent. Il était
trop tard : en se sauvant lui-même, il avait sacrifié
son frère. Il ne put que regarder Fergus s’écrouler,
terrassé par le coup fatal que le soldat anglais venait
de lui assener.
Les yeux écarquillés, Fergus verrouilla son regard
au sien. Colin poussa un cri et vit son frère ouvrir
la bouche, mais jamais il ne saurait quelles auraient
été ses dernières paroles, car le soldat anglais mit
un genou à terre et dégaina un poignard avec lequel
il lui trancha la gorge.
Submergé par une rage mortelle, Colin plongea
son épée dans le ventre de son adversaire, avant
d’embrocher dans le dos le meurtrier de son frère.
Dans un grand cri, celui-ci s’écroula sur sa victime.
Colin le fit rouler d’un coup de pied rageur et tomba
à genoux près de Fergus, dont il saisit la tête à deux
mains.
Il était trop tard, et c’était lui le responsable. Il
aurait dû assurer les arrières de son frère et ne pas
perdre son temps avec le jeune soldat inexpérimenté.
30
À présent, les flammes de l’enfer lui léchaient le
visage, les mains, les pieds, le faisant gémir. Elles
allaient finir par le consumer tout entier. Cela ne
faisait aucun doute pour lui, tout comme il était
certain désormais de ne plus jamais revoir ses frères.
Il tourna la tête pour échapper à la scène de
bataille. Une quinte de toux grasse lui déchira la
poitrine.
—  Buvez ceci…
La voix, dans les ténèbres, le fit sursauter. Il ne
la reconnaissait pas.
Il sentit qu’on pressait quelque chose contre ses
lèvres. Un liquide frais dévala sa gorge. Il s’étrangla
et faillit s’étouffer, ce qui mit en colère la bonne âme
qui avait tenté de le faire boire.
—  Pas comme ça, idiot ! Vous êtes censé l’avaler…
4

Maggie ne savait plus quoi faire. Cela faisait


trois jours qu’ils croupissaient dans cette grotte, et
MacLean ne s’était toujours pas réveillé.
La veille, elle avait entendu les chiens aboyer, ce
qui signifiait que les Anglais n’avaient pas renoncé
à les rattraper et qu’il leur faudrait partir bientôt.
Cependant, le fait que la meute n’ait pas retrouvé
leur trace quand ils avaient suivi le ruisseau était
encourageant. Le crépuscule approchait, et elle
n’avait entendu ce jour-là aucun aboiement. Cela
signifiait-il qu’ils étaient tirés d’affaire ? Très sincè-
rement, elle l’espérait.
Qui plus est, l’état de MacLean semblait s’amélio-
rer. Sa fièvre était tombée tôt ce matin-là, le laissant
trempé de sueur. Elle avait cru qu’il allait se réveiller,
mais cela n’avait pas été le cas. De temps à autre,
il gémissait et s’agitait tant qu’elle devait quasiment
s’asseoir sur lui pour l’empêcher de rouler dans le
feu. Il avait ainsi rouvert plusieurs plaies dans son
dos, qui saignaient de nouveau.
À un moment, il avait marmonné à plusieurs
reprises les noms d’un certain Fergus et d’un certain
Dougal. En vain avait-elle cherché à le faire boire.
Ses lèvres étant sèches et craquelées, elle avait pensé
32Licence eden-3029-7a74eb839e39b30-R932836104-619032 accordée le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
que cela pourrait l’aider, mais chaque fois il s’était
étranglé.
Dans le paquet que Campbell leur avait remis, elle
avait trouvé de la farine d’avoine qui lui avait permis
de préparer du bannock, le pain écossais. Cela fai-
sait trop longtemps qu’elle restait claquemurée dans
cette caverne. Elle s’était bien aventurée quelques
fois à l’extérieur afin de reconstituer la réserve de
bois, aller chercher de l’eau au ruisseau ou satisfaire
des besoins naturels, mais à part cela, elle était res-
tée au chevet de MacLean.
Voilà qu’il marmonnait de plus belle, le visage
couvert de sueur. N’aimant pas se sentir impuis-
sante, elle déchira une bande dans une couverture, la
trempa dans l’eau froide et l’essora. S’il avait chaud,
cela ne pourrait que lui faire du bien, non ?
Après s’être assise à côté de lui, elle s’émerveilla
de sa stature athlétique. Certes, elle avait déjà vu
des guerriers plus grands –  son frère en était un  –,
mais aucun qui soit aussi puissamment musclé.
Doucement, elle lui tamponna le visage et étala la
­compresse sur son front. Colin tourna la tête vers elle
et reprit son marmonnement, mais plus calmement
cette fois. Elle eut soudain envie de lui murmurer de
douces paroles réconfortantes, mais se ravisa. Cela
n’aurait-il pas été parfaitement ridicule de s’adresser
à un adulte dans la force de l’âge comme s’il n’était
qu’un enfant ?
Roulant des yeux effarés, Maggie se reprit et fit
glisser le linge humide le long de son cou et sur
sa large poitrine. Il avait repoussé sa couverture
depuis longtemps, et elle avait fini par renoncer à
la remettre en place. S’il estimait ne pas en avoir
besoin, de quel droit aurait-elle pu soutenir le
contraire ? Afin de faire baisser la fièvre, elle avait
déboutonné sa chemise, mais cela n’avait pas servi
33
à grand-chose. Pouvait-elle faire plus ? Après tout,
déchirée et tachée comme elle l’était, celle-ci ne
valait plus rien.
Empoignant le tissu à pleines mains, Maggie tira
d’un coup sec. Le tissu se déchira sans difficulté,
révélant un torse sculpté et luisant de sueur. Sans
le quitter des yeux, elle se rassit à côté de lui et
attendit son réveil.
—  Si tu crois m’impressionner, dit-elle, c’est raté.
L’affirmation avait un goût de mensonge. Aga-
cée, Maggie se détourna de l’homme inconscient.
Si elle avait un quelconque attachement pour lui,
tenta-t‑elle de se convaincre, c’est parce qu’il pou-
vait l’aider à se tirer de ce mauvais pas, et pas pour
autre chose.
Dans cette grotte plongée dans le noir où régnait
un silence oppressant, il n’y avait pas grand-chose
d’autre à faire que penser. Elle s’y employait donc
activement, cherchant à déterminer un plan d’action.
Elle s’était retrouvée cernée par les Anglais au
terme de la bataille de Culloden et mêlée au reste
des prisonniers –  ce qui lui avait convenu tout à
fait. MacLean, lui, avait été capturé bien après,
elle ignorait pourquoi. Quoi qu’il en soit, il sem-
blait clair que les soldats n’ignoraient pas à qui ils
avaient affaire.
Le frère de Maggie lui manquait terriblement.
Penser à Evan, à ce qu’elle lui avait fait en allant se
joindre au combat, lui était presque insupportable.
Dans les premières heures de sa captivité, elle avait
nourri le fol espoir qu’il puisse venir la délivrer de
son cachot, mais naturellement cela n’avait aucun
sens. Evan était un partisan de la cause jacobite
qui s’était lui aussi battu à Culloden. Il ne pouvait
débarquer dans un camp anglais et exiger qu’on la
libère.
34
Et s’il n’avait pas survécu à Culloden ?
Voilà que cette exaspérante voix intérieure revenait
hanter ses pensées… Ses questions perfides la tarau-
daient plus que les souvenirs pénibles de la bataille.
Elle faisait de son mieux pour la faire taire. Evan
était en vie. Il le fallait. Il était le chef de leur clan,
celui qui à ses yeux remplaçait père et mère. Vivre
sans lui était impossible.
Mais s’il n’avait pas survécu à Culloden ?
—  Ferme-la !
Maggie bondit sur ses jambes et plaqua les mains
sur ses oreilles dans l’espoir de faire taire la voix
insidieuse qui ne la laissait plus en paix depuis des
semaines. MacLean bougea sur sa couche, mais ne
se réveilla pas.
Si ton frère n’est jamais venu, c’est qu’il est mort…
—  Arrête !
En toute hâte, elle se rua à l’extérieur et se mit
à courir dans le soir tombant, mais partout la voix
la suivait.
Tombant à genoux, elle répéta tout bas :
—  Il ne l’est pas… Il ne l’est pas…
Elle plongea les doigts dans la terre meuble devant
elle. Ses yeux restaient secs – elle ne pleurait jamais.
Maggie n’avait pas versé une larme à la mort de
sa mère, pas plus qu’à celle de son père quelques
semaines plus tard, ni quand elle avait vu ses compa­
triotes tomber par centaines autour d’elle sous les
coups de l’ennemi.
Elle se laissa pourtant aller à injurier le Ciel,
tant sa peine était grande. Elle jura et pesta jusqu’à
s’écrouler en une masse inerte sur le sol, épuisée
par  le combat contre sa voix intérieure autant
que par son rôle de guérisseuse improvisée. Quand
le soleil ne fut plus qu’une faible lueur à l’horizon,
35
elle laissa le souvenir de MacLean, malade et seul
dans la caverne, la rappeler à la réalité.
Vaille que vaille, elle trouva la force de se lever et
de retourner près de lui.

En gémissant, Colin roula sur le dos. À l’exception


des lueurs projetées par le feu sur les parois, il faisait
noir. Il tourna la tête et découvrit son compagnon de
captivité, assis à même le sol et adossé à la roche,
ses courts cheveux noirs tombant comme d’habitude
sur ses yeux. L’espace d’un instant, il redouta d’être
de retour dans leur cellule, mais si cela avait été le
cas, il n’y aurait pas eu de feu et il n’aurait pas été
enveloppé de couvertures.
Après s’être redressé, il ferma les yeux pour
attendre que le monde cesse de tourner autour de
lui, ce qui ne fut pas rapide. Sans doute était-il
encore plus faible qu’il ne l’avait craint.
— Depuis combien de temps sommes-nous ici ?
s’enquit-il d’une voix rauque.
Colin passa une main dans ses cheveux et grimaça.
Il avait l’impression que même ceux-ci lui faisaient
mal…
—  Trois jours, répondit l’autre.
En jetant un coup d’œil aux flammes, il se sou-
vint à quel point il avait été brûlant durant tout ce
temps. Ce n’était pas, après tout, les feux de l’enfer
qui l’avaient rongé mais la fièvre.
—  Qui est Fergus ?
La question le fit tressaillir.
—  Comment es-tu au courant de son existence ?
Le gamin haussa les épaules et répondit :
—  Vous l’avez appelé une fois ou deux.
Colin détourna le visage, embarrassé. Son compa-
gnon ne se le tint pas pour dit et insista :
36
—  Qui est-ce ?
— Personne.
Le garçon se leva et alla tisonner les flammes avec
une branche, avant de commenter :
—  Vous étiez bien malade.
Colin poussa un grognement sourd.
— Je te remercie d’être resté pour t’occuper de
moi.
Nouveau haussement d’épaules de la part du
gamin.
— C’était toujours mieux que d’aller me fourrer
dans les pattes de ces maudits Anglais.
Colin ne put réprimer un sourire.
—  As-tu entendu les chiens ? s’enquit-il.
—  Pas depuis hier. Je pense qu’ils ont abandonné.
Colin pressa ses tempes entre ses mains et tenta
de remettre ses idées en place. Il se sentait si fatigué
qu’il aurait pu dormir une journée de plus, mais le
temps leur était compté et il ne pouvait se payer
ce luxe.
—  Il va falloir s’enfoncer plus au nord, déclara-t‑il.
Son compagnon cessa de tisonner le feu et tourna
la tête vers lui :
—  Comment saviez-vous qu’il y aurait ici du bois
sec et des couvertures ? Et pourquoi y en avait-il,
au juste ?
—  Aucune importance.
Pour rien au monde Colin n’aurait révélé à ce
gamin l’existence des refuges secrets de Suther-
land. Il était juste soulagé d’être parvenu à retrou-
ver celui-ci.
L’autre plissa les yeux, que Colin discernait à peine
derrière le rideau de boucles brunes. Il n’était pas
bien épais et probablement trop jeune pour avoir
combattu à Culloden, encore qu’il était difficile
d’en juger. Bien des combattants à peine sortis de
37
l’enfance avaient pris part à la bataille pour défendre
l’Écosse.
—  Quel est ton nom ? demanda Colin.
Le garçon tourna la tête et tisonna le feu de plus
belle.
—  J’ai fait du bannock, annonça-t‑il sans répondre
à la question. Il est froid mais encore mangeable, si
vous avez faim.
Ce n’était pas le cas, mais il valait mieux se res-
taurer avant qu’ils lèvent le camp.
Tout en grignotant le pain que son compagnon
lui avait tendu, Colin poursuivit son interrogatoire.
—  De quel clan es-tu ?
Les lèvres pincées, l’autre refusa de répondre.
— Quels sont tes plans ? insista Colin. Tu dois
avoir une famille auprès de laquelle trouver refuge ?
Il n’avait pas besoin de s’encombrer d’un gamin
sur lequel il lui faudrait veiller. Il espérait pouvoir le
remettre à ceux qui avaient sa garde et poursuivre sa
route. Il n’y avait rien de mieux que devoir regarder la
mort en face dans un cachot pour vous donner le sens
des priorités. Colin n’était pas taillé pour devenir chef
de clan. Il n’avait pas appris de quelle manière assu-
mer cette charge et n’en avait jamais eu la moindre
envie. Dans leur fratrie, cela avait été depuis toujours
à Dougal de remplir ce rôle, puis à Fergus après lui.
Colin était le plus jeune, le propre à rien, celui qui
ne prenait jamais rien au sérieux. Il n’était même pas
sûr de pouvoir s’occuper de lui-même.
—  J’ai une famille, grommela le garçon.
—  Et quel est son nom ?
Les dents serrées, le jeune le fixa dans les yeux.
—  Sinclair, avoua-t‑il enfin.
—  Cela tombe bien que nous allions vers le nord,
se réjouit Colin. Nous allons traverser les terres des
Sinclair.
38
Il vit luire dans le regard de son vis-à-vis une lueur
de colère, ce qui l’étonna. Il aurait dû se réjouir qu’il
soit disposé à le ramener chez lui…
— Et si je ne veux pas rentrer chez moi ? fit
celui-ci.
Dans un haussement d’épaules, Colin rétorqua :
— À ta guise, ce n’est pas mon problème. Mais
tu ne peux pas rester avec moi.
—  Où comptez-vous vous rendre ?
—  Chez moi. Un jour ou l’autre.
Peut-être ferait-il halte chez Sutherland, pour voir
si ce dernier n’avait pas besoin d’aide et pour savoir
de quelle manière il avait convaincu Campbell de lui
venir en aide. Il lui faudrait aussi voir où en étaient
ses activités de contrebande.
—  Mais je vais d’abord te déposer chez toi, reprit-il
en engloutissant le reste du petit pain. Y en a-t‑il
encore ?
Un sourcil arqué, le jeune Sinclair s’étonna :
—  C’est la première fois qu’on apprécie ma c­ uisine.
—  La fièvre m’a donné une faim de loup.
Après lui avoir remis un autre petit pain, son
­compagnon jeta un coup d’œil vers l’entrée de la
caverne et annonça :
—  Puisque vous allez mieux, je vais aller m’occu-
per… de certaines choses.
Colin hocha distraitement la tête et le vit à peine
quitter leur abri. Il était à peu près certain qu’il
pouvait lui faire confiance pour assurer sa propre
sécurité et se tenir à l’écart des chemins fréquentés.
Après tout, c’était ce qu’il avait fait tout le temps
qu’il était malade.
Après avoir fait un sort au pain en quelques bou-
chées, il décida de tester ses jambes. Dès qu’il se
fut mis debout, il vit la caverne onduler autour de
lui. Sa vision devint trouble. Il se sentit chanceler.
39
Les dents serrées, il bloqua ses genoux et se força à
rester debout en prenant appui de l’épaule contre la
paroi rocheuse. Il réalisa alors qu’il était torse nu.
Pourtant, il était sûr d’avoir porté une chemise avant
que la fièvre ait raison de lui. Il jeta un coup d’œil
autour de lui pour la trouver, mais il faisait trop
sombre et il avait d’autres priorités. S’il ne faisait
pas quelque chose, il allait de nouveau s’écrouler.
Il se sentait aussi faible qu’un nouveau-né, et
même s’il lui en coûtait de l’admettre, il aurait
eu besoin de plus de temps pour récupérer. Mais
comme il n’était pas entièrement convaincu que les
Anglais avaient renoncé à le retrouver, il n’avait pas
envie de s’attarder pour le vérifier.
Colin risqua un pas hésitant. Son estomac se
rebella, menaçant de rendre les deux bannocks. Il
ravala sa salive et se retint de vomir en faisant un
autre pas.
— Enfer et damnation ! grogna-t‑il, les dents
­serrées.
Il parvint à l’entrée de la caverne, après avoir
attrapé au passage les vêtements fournis par Camp-
bell. Il devait pour avancer faire violence à son corps.
Parvenu à l’extérieur, il exposa son visage au vent
et laissa sécher son front moite en emplissant ses
poumons. Il se sentait mieux à l’air libre, même
si les bannocks avaient encore des velléités de lui
échapper et que ses jambes n’étaient toujours pas
des plus fermes.
Résolument, il dévala le flanc de la montagne.
Un jour de plus ou de moins dans ce trou, cela ne
pouvait pas faire grande différence, tenta-t‑il de se
convaincre.
Il entendit le ruisseau avant de le voir et se souvint
qu’ils l’avaient suivi un long moment afin de trom-
per le flair des chiens. Assoiffé, il passa une langue
40
brûlante sur ses lèvres sèches et se mit presque
à courir, dans sa hâte à se désaltérer. Tombant à
genoux au bord de l’eau, il puisa celle-ci entre ses
mains et but longuement. Il aurait pu défaillir de
bonheur, tant cela lui semblait bon…
Un bain n’aurait pas été de refus non plus. Il se
sentait poisseux de sueur.
Colin se désaltérait de plus belle lorsqu’il enten-
dit un bruit d’éclaboussure sur sa gauche, non loin
de lui. Il se figea en réalisant qu’il ne s’était pas
muni de son épée – il n’avait même pas un poignard
sur lui.
Lentement, il leva la tête. S’il s’agissait de ces
« maudits Anglais », ainsi que Sinclair les appelait,
il pourrait peut-être se glisser dans les buissons et
disparaître.
Mais il ne s’agissait pas des Anglais – c’était Sin-
clair lui-même qui procédait à ses ablutions, le dos
tourné vers lui. Ce garçon avait décidément besoin
de faire du muscle, songea-t‑il en observant ses
maigres épaules et les os qui pointaient sous la chair.
Naturellement, le régime de la prison n’aidait pas à
garder la forme, l’occupant anglais étant connu pour
mal nourrir ses prisonniers.
En voyant Sinclair lever les bras, Colin fronça
les sourcils, intrigué. Qu’est-ce qui clochait chez ce
gamin, fluet au point d’être maigre ?
Lorsqu’il se retourna d’un coup, lui donnant sans
le savoir la réponse qu’il attendait, Colin en tomba
sur les fesses, les yeux écarquillés, la bouche arron-
die sur un cri silencieux. Sinclair ne l’avait pas vu et
ignorait tout de sa présence à quelques pas de lui…
ou plutôt d’elle, car ce drôle de garçon n’en était pas
un, du simple fait que c’était une fille !
C’était bien une paire de seins qui s’offrait à ses
regards –  jolis, qui plus est  – et des épaules frêles
41
tout aussi harmonieuses. La fraîcheur de l’eau fai-
sait pointer fièrement ses mamelons. Elle se pencha
vers l’arrière pour tremper ses cheveux, exposant sa
poitrine de manière plus suggestive dans le soleil
déclinant.
Elle se redressa vivement et passa les mains dans
sa chevelure mouillée, qu’elle chassa de son visage.
C’était la première fois que Colin avait l’occasion
de véritablement observer celui-ci. Elle avait pris
soin jusque-là de le cacher sous ses cheveux, et il
comprenait à présent pourquoi. L’inconnue avait de
grands yeux sombres, des sourcils noirs parfaitement
dessinés, des pommettes hautes et des traits délicats.
Elle était magnifique…
Un bras relevé, elle lissait sa chevelure une nou-
velle fois lorsqu’elle finit par l’apercevoir. Avec un
petit cri de stupeur, elle s’immobilisa, puis se laissa
couler prestement dans le courant jusqu’à ne plus
laisser émerger que sa tête.
—  Qu’est-ce que vous foutez là ? cria-t‑elle.
Machinalement, Colin nota qu’elle jurait comme
un vrai Highlander. De manière plus consciente, il
s’aperçut que son sexe gonflé se rappelait à lui.
—  Je suis…
— Arrêtez de bigler comme ça et remettez vos
foutus yeux dans votre tête !
—  Je ne…
—  Ça ne vous gêne pas trop d’envahir mon inti-
mité ?
— Je…
—  C’est tout ce que vous savez dire ?
Si ces grands yeux noirs avaient été capables
de lancer des dagues, Colin aurait été mort sur-le-
champ. Elle était furieuse, mais il n’aurait su dire
si c’était parce qu’il avait découvert son secret ou
parce qu’elle était nue.
42
— C’est tout ce que vous m’avez laissé dire !
protesta-t‑il en se redressant.
Son érection allait en diminuant, mais pas assez
pour passer inaperçue. Le regard de la fille Sinclair
s’y fixa et son visage s’empourpra.
— Arrêtez de bigler comme ça et remettez vos
foutus yeux dans votre tête ! l’imita-t‑il.
Précipitamment, elle détourna le regard. Elle
avait les joues en feu mais, sans doute sous l’effet
de la fraîcheur de l’eau, elle tremblait et claquait
des dents.
— C’est vous qui avez commencé, marmonna-
t‑elle.
—  Je croyais regarder un garçon.
Colin poussa un soupir et désigna du regard la
pile de vêtements abandonnés par l’inconnue sur
la berge.
— Habillez-vous, ordonna-t‑il sèchement. Vous
allez attraper froid. Nous reparlerons de tout ça
autour du feu.
5

À la grande surprise de Colin, ce fut sans manifes-


ter la moindre gêne que la jeune femme le rejoignit.
Elle pénétra dans la caverne la tête haute, les yeux
brillant d’une lueur de défi. Pas la moindre trace de
regret sur son visage.
Et quant à ce visage… Sans conteste, elle devait
être la plus belle femme qu’il ait jamais vue. Il ne
pouvait lui en vouloir de s’être donné tant de mal
pour cacher qui elle était. Si les soldats anglais
l’avaient su… il n’osait imaginer ce qui serait advenu
d’elle.
Il s’en voulait en revanche de ne pas avoir vu ce
qui à présent crevait les yeux, et cela suscitait d’au-
tant plus son admiration pour la bravoure dont elle
avait fait preuve. Elle se campa de l’autre côté du
feu, les pieds écartés, les bras le long du corps. Elle
avait rejeté ses cheveux encore humides dans son
dos et soutenait son regard sans ciller.
—  Cela change tout, constata-t‑il simplement.
—  Cela ne change rien du tout.
Son timbre de voix était profond, mais indubi-
tablement féminin. Comment avait-il pu ne pas le
remarquer ? Pas étonnant qu’elle ait la plupart du
temps gardé le silence…
44
—  Comment pouvez-vous prétendre ça ? répliqua-
t‑il.
—  Qu’est-ce que ça peut bien changer ? s’entêta-
t‑elle. Nous avons passé des semaines dans la même
cellule.
— Comment diable avez-vous fait ? Comment
êtes-vous parvenue à cacher votre…
D’un vague geste de la main, il laissa sa phrase en
suspens tandis que le souvenir de son buste magni-
fique s’imposait à sa mémoire.
Dans un haussement d’épaules, elle répondit :
—  Il suffisait de ne pas attirer l’attention.
— Mais…
Colin ne sut qu’ajouter. Si elle avait été un homme,
il aurait pu s’expliquer clairement, mais elle était une
femme et cela changeait vraiment tout, quoi qu’elle
puisse en dire.
— J’utilisais la tinette quand vous dormiez,
expliqua-t‑elle d’un air bravache.
Elle le défiait, et il aurait eu tort de le prendre à
la légère. Manifestement, elle avait la langue bien
pendue et l’esprit vif.
—  Êtes-vous réellement une Sinclair ? s’enquit-il.
—  Je le suis.
Colin réprima un soupir agacé.
—  Votre prénom ! Comme vous appelez-vous ?
Elle pinça les lèvres, plus provocante encore, mais
il tint bon et se contenta de la dévisager en attendant
qu’elle se décide à répondre. Il avait tout son temps,
étant donné qu’il se sentait encore trop faible pour
voyager.
—  Margaret, dit-elle enfin. On m’appelle Maggie.
Ce nom ne lui disait rien.
—  Le chef de votre clan sait-il où vous êtes ?
Elle détourna le regard, mais pas assez vite pour que
Colin n’y remarque pas une expression de détresse.
45
— Evan est mon frère, expliqua-t‑elle. Il ne sait
pas où je suis. Pas plus que nous ne savons où nous
sommes.
Il préféra ne pas relever. Lui le savait parfaite-
ment, mais elle n’avait pas besoin d’être mise au
courant.
— Racontez-moi… la pressa-t‑il. Comment une
femme peut-elle se faire emprisonner par les Anglais
sans qu’ils se rendent compte de ce qu’elle est ?
Maggie croisa les bras. Il fut alors frappé par
l’opulence de sa poitrine. En butte à son silence,
il ajouta :
— J’ai tout le temps pour avoir mes réponses,
Sinclair…
Il répugnait à l’appeler « Maggie ». Sans doute
parce qu’il n’était pas encore habitué à voir en elle
une femme.
—  Mais j’avoue, reprit-il, que je ne cracherais pas
sur un autre de ces bannocks, si vous vouliez m’en
donner un.
Les mâchoires serrées, elle le foudroya du regard.
—  Vous avez mangé le dernier.
—  Il doit rester de quoi en faire d’autres ?
— Je ne suis pas votre servante. Faites-les vous-
même, ces foutus bannocks, si vous en avez envie.
Il n’aurait pas dû être surpris de l’entendre utili-
ser ce vocabulaire. Elle l’avait déjà fait devant lui,
mais c’était avant qu’il découvre la vérité la concer-
nant. Qu’est-ce qui l’avait amenée à se vêtir et à se
conduire en homme ?
—  Je suis faible, dit-il. Je relève d’une forte fièvre.
Les yeux plissés, elle rétorqua :
—  Et moi, je ne suis pas une cuisinière.
—  Vos bannocks ne sont pourtant pas mauvais.
—  Je ne suis pas une cuisinière.
46
Du regard, elle semblait le défier de dire ce qu’il
avait véritablement en tête. Pour observer sa réac-
tion, il se fit un plaisir d’obtempérer.
—  Vous êtes une femme. Vous savez cuisiner.
Un grognement sourd monta de la gorge de la
jeune femme, qui porta la main à son sgian dubh.
Colin leva les mains devant lui en guise de reddi-
tion et se mit à rire.
—  Je plaisantais, lass… Pas la peine d’en arriver
à de telles extrémités.
Elle laissa retomber sa main, comme à regret.
—  Cela n’a rien de drôle, grogna-t‑elle.
— Ainsi, vous ne cuisinez pas, résuma-t‑il, vous
portez des vêtements d’homme, et je présume
que  vous maniez comme personne ce couteau que
­Campbell vous a donné. Vous êtes une femme…
intéressante.
Beaucoup plus qu’elle n’aurait dû l’être.
De nouveau, il vit un muscle jouer sur sa mâchoire.
La colère montait en elle, il le sentait. Colin était
doué pour lire l’état d’esprit de ses interlocuteurs
sur leur visage. Trop souvent, il avait dû ne se fier
qu’à son instinct pour réagir de manière adéquate
à une situation critique. La plupart du temps, il ne
se trompait pas.
— J’aime davantage me battre que cuisiner,
expliqua-t‑elle. Et porter le pantalon permet de mon-
ter à califourchon.
Cette précision fit naître dans son esprit une image
explicite n’ayant que peu à voir avec l’art équestre,
qu’il s’empressa d’écarter. Quel crétin inconscient
il faisait ! La femme qu’il avait devant lui, avec ses
pommettes rougies, ses jambes légèrement écartées,
son torse bombé, était sur ses gardes et prête à tout :
s’enfuir comme combattre.
47
— Je ne suis pas en condition pour me battre
avec vous, lass… avoua-t‑il d’un ton empreint de
lassitude. Asseyez-vous.
Elle hésita un instant puis s’exécuta gracieuse-
ment, les jambes repliées sous elle.
En dépit des deux bannocks avalés plus tôt, l’esto-
mac de Colin se mit à gronder. Ce n’était pas avec
cela qu’il allait récupérer des forces, surtout après
des jours de jeûne forcé.
— Si vous me disiez où sont les ingrédients,
suggéra-t‑il, je pourrais me préparer à manger.
D’un regard, elle désigna un endroit de la caverne
où se trouvaient une pile de couvertures et un stock
de bois sec. Colin s’activa à préparer la pâte et à
raviver le feu, près duquel il mit ses pains à cuire.
Après avoir mené à bien ces tâches domestiques, il
dut s’empresser de s’asseoir, épuisé.
Durant tout ce temps, Maggie l’avait observé d’un
air méfiant. Il réalisa qu’elle ne s’était pas départie de
cette attitude, dans la cellule qu’ils avaient partagée.
Comme elle avait dû être inquiète que son secret soit
éventé… Il savait quel sort les Anglais faisaient subir
aux femmes écossaises qui tombaient entre leurs
griffes. Sans doute ne l’ignorait-elle pas non plus.
Pourtant, ce n’était pas la frayeur qui dominait en
elle, mais bien plus la méfiance et la prudence. Vigi-
lante, elle était prête à faire face à toute situation.
—  Evan vous a-t‑il appris à vous battre ? demanda-
t‑il.
—  Vous connaissez mon frère ?
Elle avait posé la question d’une voix égale mais
non sans une touche d’incertitude, ce qu’il jugea
intéressant. Pourquoi cette réaction ?
— Nous nous sommes rencontrés une ou deux
fois.
48
C’était à l’abbaye d’Abernathy qu’il avait croisé
Evan Sinclair pour la dernière fois, quand Alasdair
Graham avait rassemblé une dizaine de chefs de
clan afin de leur demander de protéger le peuple
écossais contre les Anglais. Mais le plus grand secret
pesait sur cette rencontre, et Colin n’était pas prêt
à le trahir.
Prenant garde à ne pas se brûler, il éloigna du
feu la pierre de cuisson pour mettre ses bannocks
à refroidir. Son estomac se mit à protester de plus
belle. Il lui tardait de pouvoir s’offrir un véritable
repas, avec de la viande. Y penser suffisait à lui
amener l’eau à la bouche.
Du coin de l’œil, il vit la sœur de Sinclair étouffer
un bâillement sous sa main.
— Depuis quand n’avez-vous pas dormi  ?
s’enquit-il.
Elle haussa les épaules et s’abîma dans le spec-
tacle des flammes dansantes, mais rapidement il la
vit piquer du nez.
— Sinclair…
En sursaut, elle se redressa et soutint son regard.
—  Avez-vous dormi depuis que nous sommes arri-
vés ici ? insista-t‑il.
—  Un peu. Vous étiez agité. Vous appeliez un cer-
tain Fergus dans votre sommeil, et ça me réveillait.
Devait-il comprendre qu’elle était restée éveillée
pour prendre soin de lui ?
—  Je suis réveillé, à présent. Cela ne risque plus
de se produire. Pourquoi ne vous reposeriez-vous
pas un peu ?
Il la vit hésiter. Elle avait du mal à lui faire confiance.
Comment aurait-il pu ne pas le comprendre ?
— Si je dors, plaisanta-t‑elle, vous allez manger
tous les bannocks. Ils ont l’air meilleurs que les
miens.
49
—  Comme vous voudrez.
Colin haussa les épaules, songeant qu’il avait
insisté autant que possible sans la mettre en colère.
Il comprenait que son attitude était dictée par la
nécessité –  vitale pour elle  – de ne pas baisser sa
garde.
Elle devrait admettre par elle-même qu’elle pou-
vait avoir confiance en lui. Le lui certifier ne servirait
à rien. Elle finirait bien par s’en rendre compte – du
moins l’espérait-il.

Les paupières de Maggie tombaient. Encore et


encore, elle devait se forcer à les maintenir ouvertes.
Elle avait eu froid en se baignant dans le ruisseau
et appréciait d’autant plus le confort d’être assise
au coin du feu. Elle savait ne pouvoir s’y fier, mais
la caverne, la flambée et même le guerrier avec qui
elle la partageait lui procuraient un sentiment de
sécurité.
Il aurait été stupide de sa part de s’y laisser
prendre. Ce qui lui semblait certain, c’est qu’elle
était plus fatiguée qu’elle ne l’avait été de toute son
existence – épuisée jusqu’à la moelle des os, jusqu’au
fond de l’âme.
La guerrière en elle lui fit rouvrir grand les pau-
pières. Ce sentiment de sécurité ne pouvait qu’être
trompeur. Il lui fallait rester sur ses gardes. Elle
ignorait ce que valait Colin MacLean en dehors d’une
cellule. De plus, les Anglais pouvaient fort bien ne
pas être loin. Il était certes réconfortant de se trou-
ver au coin du feu, mais c’était une fausse quiétude.
Pour ce qu’elle en savait, les loups pouvaient guetter
à l’extérieur – peut-être même l’un d’eux l’observait-il
de l’autre côté du foyer.
50
L’incident du ruisseau lui revint en mémoire.
Comment avait-elle pu être assez stupide pour se
laisser surprendre ? Cette erreur de novice aurait pu
lui coûter cher. Si MacLean avait été une tunique
rouge… elle n’osait imaginer ce qui se serait produit.
Maggie était furieuse contre elle-même d’avoir baissé
sa garde uniquement pour le plaisir de se tremper
dans l’eau. Il lui fallait à tout prix éviter que cela
se renouvelle.
—  Dormez… conseilla MacLean.
Constatant qu’elle se tassait, elle se raidit et répli-
qua :
—  J’attends que les bannocks refroidissent.
Cela le fit sourire.
—  Vous tombez de sommeil, constata-t‑il. Je vous
promets d’en laisser pour vous.
Maggie émit un grognement sarcastique.
—  Je ne vous crois pas. Je prendrai ma part quand
ils auront refroidi.
—  Depuis quand n’avez-vous pas fermé l’œil ?
Dans un haussement d’épaules, elle marmonna :
—  Je dors quand cela m’est possible.
—  Quand cela vous est-il possible ?
—  Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Les yeux plissés, il répondit :
— Puisque nous voyageons ensemble, cela me
regarde.
Le buste de Maggie plongeait insensiblement vers
le sol. S’y allonger juste un instant, c’était tout ce
dont elle avait besoin. Au dernier moment, elle par-
vint à se redresser. Après s’être éclairci la voix, elle
constata :
— Vous êtes donc disposé à voyager en compa-
gnie d’une femme ?
La question était stupide. Elle regrettait de l’avoir
posée, mais elle avait toujours été trop franche.
51
—  Nous ne sommes pas si loin des terres du clan
Sinclair. Je vous remettrai saine et sauve à votre
frère.
Même si Evan lui manquait, cette perspective
n’était pas pour lui plaire. Ce n’était pas pour rien
qu’elle était partie, et il y avait tout à parier que
les raisons qui l’avaient poussée à le faire n’avaient
pas disparu et l’attendaient à son retour. Son esca-
pade à Culloden ne lui avait rien apporté d’autre que
la peur. Elle ne tenait pas à s’humilier davantage
encore en devant admettre sa défaite.
—  Où irez-vous ensuite ? s’enquit-elle pour se dis-
traire de ses propres problèmes.
MacLean tourna le visage vers le feu et resta pensif
un moment.
—  Chez moi, probablement.
Maggie avait peu entendu parler des MacLean.
Elle savait juste qu’il s’agissait d’un petit clan. Evan
ne lui en avait jamais rien dit. Sans doute Colin
MacLean ne devait-il pas être un prétendant inté-
ressant, puisque conclure pour elle un beau mariage
figurait en tête des priorités de son frère. À moins
qu’il ne soit déjà marié ? Il n’en avait jamais rien dit.
— Où se trouvent les terres des MacLean ?
questionna-t‑elle.
— Pas sur cette côte, mais sur l’autre. Celle que
borde l’océan Atlantique.
—  Je n’ai jamais vu l’Atlantique.
—  Cela ressemble beaucoup à la mer du Nord, en
un peu plus chaud.
De nouveau, les paupières de Maggie lui jouaient
des tours, et cette fois son esprit battait la campagne.
Elle ne se souvenait plus d’avoir déjà été aussi lasse.
Durant sa captivité, il lui avait fallu rester constam-
ment sur ses gardes. Le luxe d’une complète nuit
52
de sommeil lui avait été interdit, sous peine qu’un
soldat anglais découvre qu’elle était une femme.
Que MacLean sache la vérité la concernant lui
était un soulagement, tout compte fait.
6

Le lendemain matin, Colin regagna la caverne


après s’être immergé dans le ruisseau et avoir enfilé
les habits propres remis par Campbell. Ce plongeon
matinal avait beaucoup fait pour le ragaillardir. Il ne
se sentait pas au mieux de sa forme, mais beaucoup
moins faible que la veille.
Ils allaient lever le camp sans attendre. Et il se
débarrasserait de l’encombrante compagnie de lady
Sinclair en la déposant au plus vite chez son frère.
Il ne savait pas encore précisément ce qu’il ferait
ensuite. Rejoindre les terres des MacLean et se
mettre en relation avec le régisseur de son frère – le
sien à présent – était une possibilité, mais reprendre
les rênes de son activité de contrebande constituait
une autre priorité.
Ses frères et son père auraient considéré qu’il lui
fallait y renoncer, à présent qu’il était le chef de leur
clan. Colin, lui, ne voyait pas les choses  de cette
manière. Aujourd’hui plus qu’hier encore, ses compa­
triotes avaient besoin d’avoir recours à la contre-
bande pour survivre. De toute façon, il était doué
pour cela et les siens avaient besoin de l’argent que
cette activité rapportait. Le fait de continuer ainsi
à narguer Abbott n’était pas à négliger non plus…
54
Mais d’abord, il allait rendre à visite à Sutherland
pour voir où lui-même en était de ses activités illi-
cites, et ce qu’il était advenu de la jeune Anglaise à
qui il avait permis de se cacher. Voilà, il tenait au
moins l’ébauche d’un plan. Ce qu’il appréciait sur-
tout, c’était d’avoir des choix à faire et de ne plus
être aux mains de ces satanés Anglais…
Tout à ses pensées, il pénétrait dans la caverne
quand une ombre se glissa derrière lui et qu’un sgian
dubh fut pressé fermement contre sa gorge. Colin
se figea.
—  C’est moi, lass… grogna-t‑il.
La jeune femme le lâcha et s’écarta de lui en
jurant, ce qui le fit sourire. Au chapitre des jurons,
elle n’avait rien à envier au plus hardi des High­
landers…
—  Vous feriez mieux de ranger cette arme avant
que je ne vous en débarrasse, menaça-t‑il.
—  J’aimerais vous voir essayer, répliqua-t‑elle en
se postant devant lui.
En un tournemain, le couteau avait disparu dans
ses vêtements sans qu’il puisse deviner ce qu’elle
en avait fait.
—  Si je le voulais vraiment, je le pourrais.
Il s’abstint de la toiser de la tête aux pieds. Elle
avait parfaitement réussi à cacher sous ses vêtements
ses formes féminines, mais à présent qu’il en connais-
sait l’existence, il lui était difficile de les ignorer.
En réponse à son grognement sarcastique, il
insista en gagnant l’autre extrémité de leur abri :
— Rien que cette nuit, j’aurais pu. Vous avez
dormi à poings fermés.
—  Certainement pas.
Cette réponse le surprit. Pour quelle raison restait-
elle sur la défensive, même à propos du simple fait
de dormir ?
55
—  Vous avez même ronflé toute la nuit.
En réponse à cette pique, elle se contenta de rou-
ler des yeux. De nouveau, Colin se surprit à sourire.
Tout compte fait, il appréciait son cran et son culot.
Pour une femme, elle n’avait pas peur de dormir à
la dure, de jurer et d’assurer ses arrières quand il
le fallait.
— Nous allons devoir partir, expliqua-t‑il en
ramassant sa couverture pour la plier. Il me semble
avoir aperçu au loin quelques soldats anglais. Ils ne
sont peut-être pas à notre recherche, mais nous
ne pouvons prendre de risques. Il est plus que temps
de lever le camp.
Maggie acquiesça d’un hochement de tête et plia
sa propre couverture.
—  Je vous ai gardé des bannocks, indiqua-t‑il en
désignant d’un regard la pierre de cuisson.
Elle en prit un et le croqua à belles dents. Colin
la regarda faire, un peu estomaqué. Toute autre
femme aurait grignoté le pain avec retenue, mais il
­commençait à se rendre compte que Mlle  Sinclair
n’avait rien d’une lady comme les autres. Et cela
l’intriguait.
— Où allons-nous ? s’enquit-elle entre deux
­bouchées.
—  Je vais vous déposer chez votre frère.
Son visage se figea. Colin vit passer dans ses yeux
un mélange d’émotions –  douleur, tristesse, confu-
sion – qui lui serra le cœur. Elle détourna le regard
et se débarrassa des miettes en se frottant les mains,
sans oser le regarder.
—  Vous ne voulez pas rentrer chez vous ? s’étonna-
t‑il, pris d’un soupçon. Redoutez-vous que les Anglais
ne vous y trouvent ?
Elle secoua la tête :
—  Ce n’est pas ça.
56
— Ignorant qui vous êtes, ils ne savent pas où
vous chercher, expliqua-t‑il. C’est donc chez vous
qu’il me faut vous conduire.
Elle l’aida en silence à ranger le reste de leurs
affaires. Ils s’assurèrent que le feu était bien éteint,
et Colin jeta un dernier coup d’œil avant de sortir.
Ils remirent en place le rideau de lierre. Ils n’avaient
même pas besoin d’échanger par la parole pour
savoir ce que chacun d’eux avait à faire. Colin tenait
Sutherland pour son meilleur ami, mais même avec
lui une telle complicité n’existait pas.
Quand tout ceci fut terminé, il sentit la fatigue
s’abattre sur lui, mais il était déterminé à ne pas
laisser sa faiblesse les retarder. Il lui fallait rendre
Sinclair à sa famille et trouver un endroit où se
cacher pour attendre de meilleurs jours et récu-
pérer. La fièvre l’avait diminué bien plus qu’il ne
l’aurait souhaité. Après s’être acquitté de son devoir
auprès de Sinclair, il irait chez Sutherland. Son
ami était doué pour soustraire aux Anglais ceux
qui cherchaient à leur échapper. Il lui faisait une
entière confiance.
Ayant opté définitivement pour ce plan d’action, il
tourna le dos à la caverne et ils se mirent en route.
La jeune femme chevaucha derrière lui comme
cela avait été le cas à leur arrivée, mais cette fois
tout était différent  : Colin n’était plus brûlant de
fièvre et ne luttait plus pour rester en selle. Qui plus
est, il savait désormais qui elle était, et le contact
permanent entre leurs corps ne pouvait plus le lais-
ser insensible.
Comme la première fois, elle ne cessait de se
retourner afin de surveiller leurs arrières, ce dont il
se félicitait. Sinclair avait bien entraîné sa sœur. Elle
était bien plus apte au combat que n’importe quelle
57
femme et même que certains hommes qu’il avait
croisés. Quant à ses yeux, sombres et provocants…
Colin secoua la tête, dégoûté de la tournure prise
par ses pensées. En quoi ses yeux, sombres ou non,
pouvaient-ils faire une différence pour lui ? Il se pro-
mit de cesser de penser à eux et crut y être parvenu…
avant que son esprit ne se porte sur la magnifique
paire de seins dont il avait eu un aperçu au bord
du ruisseau.
Qu’est-ce qui lui prenait, au juste ? La fièvre
avait-elle endommagé son cerveau ? Il devait rester
concentré sur la nécessité de la ramener à son clan.
La journée s’écoula, et Colin sentit la fatigue peser
sur lui. Ses muscles lui faisaient aussi mal qu’au
terme d’une farouche bataille. Il avait la tête en feu
et sa vision commençait à se troubler. Derrière lui,
Sinclair s’agitait, à la recherche d’une position plus
confortable. Ils allaient devoir s’arrêter. Qui plus est,
leur monture avait besoin de nourriture et de repos.
Pourtant, un vague sentiment le dissuadait de faire
halte. Quelque chose lui disait de continuer.
—  Il va falloir s’arrêter.
La voix de Maggie, le tirant de ses pensées, l’avait
fait sursauter. C’était la première fois qu’elle s’adres-
sait à lui depuis leur départ.
— Pas question, répondit-il un peu trop sèche-
ment. Nous devons continuer encore un peu.
—  Si nous épuisons notre monture, insista-t‑elle,
il nous faudra marcher. Et je ne pense pas que vous
soyez en état de faire le reste du chemin à pied.
Colin redressa le dos.
— Je suis parfaitement en état de marcher,
protesta-t‑il.
Elle émit un grognement sarcastique, et il n’eut
pas à se retourner pour savoir qu’elle levait les yeux
au ciel.
58
— Parfaitement… répéta-t‑il un peu moins vive-
ment.
Il se rendait compte que ce n’était pas vrai, mais
pour une raison qui lui échappait, il ne voulait pas
passer pour faible aux yeux de la jeune femme, même
si elle l’avait déjà vu en état d’extrême faiblesse.
— Faites comme vous voulez, dit-elle tranquille-
ment. Moi, je m’arrête.
—  Au cas où cela vous aurait échappé, c’est moi
qui tiens les rênes.
— Il y a plus d’un moyen pour descendre de
­cheval.
Plaisantait-elle ? Colin ne pouvait en être sûr.
Elle était imprévisible et ne reculait devant rien. Il
n’avait aucune idée de ce dont elle était véritable-
ment capable, mais il lui semblait que ses menaces
n’étaient pas à prendre à la légère.
—  Je poursuivrai mon chemin sans vous.
Lui aussi pouvait se montrer menaçant.
—  Vous ne feriez jamais cela, objecta-t‑elle.
—  Bien sûr que si.
—  Bien sûr que non.
Soudain, il ne sentit plus la pression de son
corps contre le sien. Tournant la tête, il l’aperçut à
quelques pas de là, plantée au beau milieu du che-
min, les poings sur les hanches, un sourire triom-
phant aux lèvres.
—  Mais qu’est-ce que…
Il fit faire demi-tour à sa monture.
—  Vous allez vous remettre bien vite en selle, ou
je vous plante là et il faudra vous débrouiller seule !
—  Faites donc… Ce cheval a besoin de se reposer.
Et vous aussi.
—  Certainement pas !
Maggie fit rouler ses yeux d’un air effaré.
59
—  Cessez donc de faire l’enfant ! lança-t‑elle.
Colin en resta bouche bée. L’enfant ? Comment
osait-elle ? Tout ce qu’il essayait de faire, c’était de
la mettre à l’abri le plus vite possible et de laisser
les Anglais loin derrière eux. Était-ce à ses yeux se
conduire en enfant ?
D’un ton un peu radouci, elle ajouta :
—  J’ai faim, vous avez faim, et ce cheval doit être
aussi affamé et assoiffé que nous.
Colin se sentit fléchir. Il pouvait ignorer sa faim, car
il était trop las pour avoir de l’appétit, mais quel genre
d’homme était-il s’il ne pourvoyait pas aux besoins de
sa monture ? C’était pour ne pas reconnaître qu’elle
avait raison qu’il lui tenait tête…
En marmonnant pour lui-même, il mit pied à terre
de mauvaise grâce. Ils remontèrent le chemin à pied,
menant le cheval par la longe, avant de s’engager
dans une brèche parmi le feuillage dense vers un
ruisseau. Pendant qu’il conduisait l’animal au bord
de l’eau et le dessellait, Sinclair déballa leur ballu-
chon de fortune pour en tirer les bannocks qui leur
restaient.
Sur une roche plate au bord de l’eau baignée par
un rayon de soleil, ils mangèrent en silence. Sans ces
maudits Anglais qui pouvaient surgir à tout instant,
cela aurait pu être aux yeux de Colin un aperçu du
paradis.
Il n’avait pas encore vu l’ombre d’un soldat, mais
quelque instinct obscur semblait lui signaler leur
approche. Ils étaient partout en Écosse, désormais,
harcelant le peuple quand ils ne le torturaient ou ne
le massacraient pas. Il y avait tant de veuves, tant
d’orphelins que cela le rendait malade et lui inspirait
une rage noire. Il aurait tant voulu pouvoir arracher
l’Écosse des griffes de l’Angleterre.
60
Sutherland menait le combat à sa manière. Gra-
ham, le plus âgé et le plus respecté des chefs écos-
sais, avait tenté de fédérer les Highlanders. Tous
faisaient de leur mieux pour accomplir leur devoir…
sauf lui. Sa seule tentative pour se rendre utile l’avait
conduit directement en prison, où il n’avait pu être
d’une grande aide à ses compatriotes.
Le problème était que Colin ne se sentait pas
bon à grand-chose. Dans son enfance, il avait été
le pire des cancres, décourageant la bonne volonté
de nombre de précepteurs. Jamais il n’avait pris
au  sérieux les conseils dispensés par son père. Il
ne s’était jamais consacré avec assiduité qu’à ses
entraînements guerriers. Il se sentait également
doué  pour la contrebande. Pendant des années, il
avait mené les opérations du plus vaste réseau en
Écosse. Cependant, faire entrer de manière illégale
des marchandises dans le pays n’avait rien d’un
accomplissement glorieux.
À côté de lui, Sinclair contemplait le ruisseau en
mâchant ses bannocks. Colin observa un instant son
profil, son menton volontaire. Puis il la vit engloutir
le dernier morceau et suçoter sur ses doigts quelques
miettes. Ses lèvres étaient roses et pleines ; ses cils,
recourbés et aussi noirs que ses cheveux. Il ne s’était
guère intéressé jusque-là aux cils féminins, mais
ceux-ci lui semblaient fascinants.
Au prix d’un gros effort, il détourna le regard et
se reprocha sa faiblesse. Qu’est-ce qui lui prenait de
se laisser distraire ainsi ?
— Pourquoi les Anglais vous ont-ils emprison-
née ? finit-il par demander.
Maggie s’essuyait les doigts sur son pantalon sale,
qui lui allait comme un gant. Cette manie de s’ha-
biller en homme l’intriguait également b ­ eaucoup.
61
Qu’est-ce qui avait pu la pousser à le faire ? Et à quoi
ressemblerait-elle en robe ? Il n’osait l­’imaginer.
—  Parce que j’ai combattu à Culloden, répondit-
elle.
7

Colin eut l’impression qu’elle lui avait planté son


sgian dubh en plein ventre en lui faisant part sans
ménagement de cette information.
— Vous avez combattu à Culloden ! Votre frère
vous a laissée combattre à Culloden ?
Plus qu’une question, c’était son incrédulité qu’il
avait exprimée. Il avait entendu dire que des jeunes
garçons avaient participé à cette bataille, mais… une
femme ? Et quel genre de frère fallait-il être pour
laisser sa sœur partir au combat ? Evan Sinclair
baissait dans son estime.
Dans un haussement d’épaules, Maggie précisa :
—  Il n’était pas au courant.
—  Comment diable pouvait-il ne pas l’être ?
Cet homme n’était donc pas capable de veiller sur
les femmes qui dépendaient de lui ?
Au silence buté par lequel elle lui répondit et à
ses lèvres pincées, Colin comprit qu’elle n’était pas
décidée à lui en dire davantage.
—  Je pense qu’il vaudrait mieux me raconter toute
l’histoire, dit-il.
— J’ai combattu, et j’ai été capturée, répliqua-
t‑elle. Il n’y a rien d’autre à raconter.
—  Bon Dieu, si !
63
En temps ordinaire, il n’aurait pas juré devant
une femme, mais ne s’en étant elle-même pas pri-
vée, sans doute ne lui en voudrait-elle pas. Il prit
alors conscience de l’ambivalence de leur relation.
Il ne pouvait que la considérer comme une femme…
mais il se surprenait à ne pas la traiter comme telle.
Quelle étrange situation…
— Bon Dieu, non ! s’obstina-t‑elle. Il n’y a rien
d’autre à ajouter.
—  Pour que votre frère ne l’ait pas su… vous êtes-
vous enfuie de chez lui ?
Elle détourna les yeux. Il comprit qu’il avait vu
juste.
—  Il doit être furieux contre vous, poursuivit-il.
Elle pinça les lèvres de plus belle. Colin aurait juré
qu’il avait vu son menton trembler.
—  Vous a-t‑il laissée moisir en prison ?
— Non.
—  Croit-il que vous avez péri au combat ?
—  Je vous l’ai dit : il ignore que j’ai combattu.
—  Dans ce cas, où pense-t‑il que vous êtes ?
Elle se leva brusquement en décrétant :
—  Nous ferions mieux d’y aller.
—  Pas encore. Selon vous, le cheval avait besoin
de repos. Attendons encore un peu.
Colin s’allongea, en appui sur les coudes, et laissa
le soleil réchauffer son corps douloureux. Dieu que
cela faisait du bien de récupérer ainsi… Il ne pou-
vait oublier qu’ils devaient échapper à ces maudits
Anglais et qu’il ne devait pas relâcher sa vigilance,
mais il avait besoin de ce moment de paix.
— Alors dites-moi où votre frère s’imagine que
vous êtes, insista-t‑il sans se laisser décourager.
Elle se tourna vers lui, et comme elle était debout
et lui allongé, il dut lever la tête, les yeux mi-clos
pour supporter la lumière du soleil qui l’éclairait à
64
contre-jour. Et quelle vision s’offrait ainsi à lui ! Si
son visage n’avait été à ce point renfrogné, il aurait
pu s’imaginer avoir affaire à un ange tombé du ciel…
— J’ignore où il s’imagine que je suis, répondit-
elle. Mon dernier contact avec lui remonte à… avant
la bataille.
Colin entendit sa voix se briser et se demanda
pourquoi. De nouveau, son menton trembla. Le soleil
fit briller les larmes que ses yeux ne contenaient plus
qu’à peine. Elle était la plupart du temps si farouche
et indomptable que la découvrir soudain si fragile
lui donna envie de la protéger.
—  Och, lass… lâcha-t‑il dans un soupir.
—  Pas la peine de vous apitoyer, MacLean ! Des
tas de femmes ont perdu leurs frères, leurs fils, leurs
époux ou d’autres membres de leur clan. Je n’ai rien
de spécial.
Colin n’était pas de cet avis, mais pour rien au
monde il ne l’aurait reconnu.
— Certes.
Un instant, il s’agita à la recherche d’une position
plus confortable. Un rocher au bord de l’eau n’était
pas l’endroit le plus adapté pour cela, mais il était à
l’extérieur, au soleil, et il était libre. Cela lui suffisait.
Et comme il devenait difficile pour lui de garder les
yeux ouverts, il les ferma.
—  Et qu’en est-il de vous ? questionna Sinclair.
—  Moi ? s’étonna-t‑il.
La chaleur du soleil lui faisait tant de bien qu’il
sentait son corps, insensiblement, se détendre.
—  Avez-vous perdu un être cher ?
— Pas un… avoua-t‑il, la gorge serrée. Deux.
À Culloden.
Un silence méditatif s’ensuivit. Pour un peu, il
aurait pu l’entendre penser…
—  Désolée pour vous, glissa-t‑elle tout bas.
65
Parce qu’il ne savait comment réagir autrement,
Colin poussa un grognement. Il n’avait aucune envie
de parler de ses frères. Cette fois, le silence était
pour lui un réconfort, et sans même s’en apercevoir,
il glissa dans le sommeil.
Un instant après, lui sembla-t‑il, on le réveillait en
pointant avec insistance quelque chose contre son
flanc. Colin se redressa en clignant des yeux et décou-
vrit Sinclair penchée au-dessus de lui, braquant sur
lui ses yeux sombres avec agacement et inquiétude.
— Je me demandais si vous finiriez par vous
réveiller, avoua-t‑elle.
Jamais Colin n’avait vu d’yeux aussi sombres.
Son regard se porta sur ses lèvres roses, légèrement
écartées. Machinalement, il passa la langue sur les
siennes et vit l’attention de Maggie se fixer sur elles.
Lentement, Colin leva la tête. Elle était si proche
qu’il n’avait pas un gros effort à consentir. Tout dou-
cement, par paliers, elle se baissa de façon que leurs
bouches entrent presque en contact. L’instant sembla
s’éterniser. Chacun d’eux retenait son souffle. Il allait
l’embrasser… Ce serait sûrement la pire décision de
toute son existence, mais il s’en moquait. Il avait plus
qu’envie de le faire. C’était un besoin tyrannique qui
le tenaillait.
Colin fit le dernier pas, entrant en possession de
ses lèvres pleines et chaudes, encore humides de l’eau
du ruisseau. Elle sembla l’espace d’un instant se prê-
ter à ce baiser. Il eut le sentiment grisant qu’aucun
homme avant lui ne l’avait embrassée.
Mais soudain, elle s’écarta brusquement et se
remit debout. Colin se laissa retomber sur la roche
avec un grognement de protestation et se cacha le
visage sous un bras. La protubérance qui se manifes-
tait à son entrejambe, il ne pouvait rien y changer.
Restait à espérer qu’elle ne la remarquerait pas.
66
— Nous n’avons pas de temps à perdre avec
ces bêtises ! lança-t‑elle. Nous avons assez paressé
comme ça.
Bêtises ? Paresse ? Ce n’était pas ainsi qu’il voyait
les choses. Les multiples douleurs dont son corps
était perclus se rappelèrent à lui quand il se releva.
Les mains sur les hanches, il la regarda aller cher-
cher leur monture. Il n’était pas nécessaire qu’elle
lui reproche son comportement, il s’en chargeait
­lui-même. C’était mal de l’embrasser –  et même
simplement d’avoir envie de le faire.
Au lieu de l’embrasser, ou de penser à l’embras­ser,
ou d’avoir envie de le faire, il avait à la reconduire
sans encombre chez son frère, avant de chercher
lui-même à se tirer d’affaire. L’ennui, c’est que cela
le laissait en tête à tête avec sa solitude. Sinclair
avait son frère, sa famille, son clan pour l’attendre.
Lui n’avait personne. Bon sang ! Même Sutherland
avait à présent une femme. Colin, lui, n’avait plus
aucune famille. Il ne lui restait que son clan, qui
selon toute vraisemblance ne voudrait pas de lui.
En voyant la jeune femme entrer dans la clairière
avec le cheval, il réprima un soupir. Chaque fois qu’il
songeait à ce qui aurait dû être son foyer, le même
sentiment de vide l’envahissait. Il ignorait totalement
comment diriger un clan. Son père et ses frères se
seraient retournés dans leur tombe s’ils avaient su
qu’il n’avait pas remis les pieds chez eux depuis
un mois, et qu’il n’envisageait de le faire que pour
reprendre ses activités de contrebande.
—  Arrêtez donc de bayer aux corneilles et mettez-
vous en selle !
Colin fit face à la jeune femme qui le dévisageait
en fronçant les sourcils – ce qu’elle faisait souvent.
Plus amusé que vexé, il répliqua :
67
— Bayer aux corneilles, paresser, faire des
bêtises… Vous avez décidément une haute opinion
de moi !
Cela ne fut pas de nature à la dérider, au contraire.
— Il nous faut déguerpir avant que ces foutus
Anglais nous mettent la main dessus pour nous jeter
en prison.
D’un geste impatient, elle désigna le cheval.
Renonçant à argumenter, Colin s’exécuta. Il la sentit
se glisser souplement derrière lui sans avoir besoin
de son aide. Ses bras minces ceinturèrent sa taille.
Ce contact le troubla tant qu’il ne put s’empêcher
de frissonner. Il était trop conscient de sa présence
derrière lui. C’était une distraction qu’il ne pouvait se
permettre. Après tout, ce n’était rien d’autre qu’une
femme à la langue bien pendue et aux manières
autoritaires. Mais qu’il était agréable et doux de la
sentir se presser contre son dos…
Le soleil amorçait sa descente dans le ciel lorsqu’ils
se mirent en route. Ils avaient passé trop de temps au
bord de ce ruisseau, mais il aurait préféré s’empaler
sur sa claymore plutôt que devoir le reconnaître. Du
reste, leur monture était à présent reposée, c’était
tout ce qui comptait.
Il était de toute façon préférable de voyager de
nuit. Cela leur permettrait de parvenir aux terres
des Sinclair le lendemain en fin de matinée. Cela les
mettrait aussi à l’abri de leurs ennemis, car il était
rare de tomber sur une patrouille anglaise après le
crépuscule.
Il ne lui vint pas à l’idée de faire part à Sinclair de
ses plans, aussi fut-il surpris de l’entendre proposer
de faire halte, tard dans la soirée.
— Enfer et damnation, femme ! s’emporta-t‑il.
Vous aimez décidément prendre tout votre temps…
68
Je pensais que vous seriez pressée de rentrer chez
vous.
—  J’aimerais arriver chez moi sans avoir l’arrière-
train en compote, si ça ne vous fait rien ! En plus,
des besoins naturels se rappellent à moi.
Dans un soupir, Colin fit stopper sa monture au
milieu du chemin. Il avait failli lever les yeux au ciel,
mais s’en était abstenu en songeant que cela devait
être contagieux.
—  Ça vous convient ? lança-t‑elle. Ici ?
Colin fit mine d’examiner les alentours.
—  Je ne connais pas d’auberge ou de taverne dans
la région, plaisanta-t‑il. Donc : oui, ça me convient.
Désignant un bosquet, il ajouta :
—  Faites votre petite affaire et ne traînez pas.
En grommelant, Sinclair mit pied à terre et dis-
parut entre les arbres. Colin ne put s’empêcher de
sourire. Il ne servait à rien de nier qu’il l’appréciait
de plus en plus, en dépit du fait qu’elle portait le pan-
talon et qu’elle jurait et maniait le couteau comme
un homme.
Il n’était pas certain qu’Evan Sinclair ait décidé
d’éduquer sa sœur pour parvenir à ce résultat, mais
il en était quant à lui presque satisfait. Presque, seu-
lement, car quand elle le voulait, elle savait se rendre
insupportable avec sa langue acérée et son incapacité
à obéir aux ordres.
Ne la voyant pas revenir, il s’apprêtait à la
rejoindre lorsque lui parvint, sur sa gauche, un bruit
de conversation qui lui fit tendre l’oreille. Ils se trou-
vaient au beau milieu des terres du clan MacKenzie,
à la frontière du territoire contrôlé par Sutherland,
mais il était presque certain d’avoir reconnu un
accent anglais. Bon sang !
En silence, Colin descendit de cheval et mena
celui-ci à l’abri des regards en pénétrant dans le
69
bois, à l’endroit où Sinclair avait disparu quelques
minutes plus tôt. Les voix semblaient se rapprocher.
Un homme se mit à rire pendant qu’un autre conti-
nuait de parler.
Dans la pénombre du sous-bois, il percuta Sinclair
en se retournant. Il lui fit signe, l’index posé sur les
lèvres, de garder le silence. Sans se troubler, elle
acquiesça d’un signe de tête et dégaina son couteau.
Sa faculté à faire face en toute circonstance éveillait
son admiration, et même s’il n’avait pas eu l’occa-
sion de tester ses capacités au combat, il lui faisait
confiance sur ce plan également.
Tandis que les voix gagnaient en intensité, ils s’en-
foncèrent de quelques pas supplémentaires dans le
bosquet. Les Anglais étaient au nombre de quatre :
trois se déplaçaient à pied et le quatrième à cheval.
Colin se figea en reconnaissant le cavalier. À côté
de lui, il sentit Sinclair réagir également, mais il
savait pouvoir compter sur elle pour ne pas trahir
leur présence.
L’homme à cheval examinait les alentours, son
regard courant d’un côté à l’autre du chemin. Colin
avait immédiatement reconnu Abbott et mourait
d’envie de se jeter sur lui, de le faire tomber à bas
de son cheval, et de le battre aussi cruellement qu’il
l’avait fait battre lui-même à de nombreuses reprises.
Il n’était pas habituel pour un officier de son grade
de patrouiller dans l’arrière-pays écossais, accompa-
gné seulement de trois hommes. De toute évidence,
il avait voulu superviser lui-même les recherches,
pressé d’exercer sa vengeance contre lui.
Colin se savait de taille à venir à bout de chacun
de ces quatre adversaires. Le seul à se tenir sur ses
gardes était Abbott, mais il commettait l’erreur de
ne pas surveiller ses arrières. Comme il aurait été
satisfaisant pour Colin de se débarrasser rapidement
70
des trois gardes, en laissant à son ennemi intime
le temps de réaliser qu’il se retrouvait seul et à sa
merci…
Hélas, à quoi cela lui aurait-il servi ? Il y aurait
eu quelques soldats anglais de moins sur le sol
écossais, mais il y en aurait eu beaucoup plus pour
se lancer avec plus de détermination encore à ses
trousses et à celles de Sinclair. Mieux valait éviter
le remue-ménage que la mort d’Abbott provoquerait
immanquablement. Chaque chose en son temps, et
le capitaine anglais ne perdait rien pour attendre…
À côté de lui, Sinclair regardait les quatre hommes
passer avec le plus grand calme. Son couteau au
bout de son bras semblait une excroissance d’elle-
même, tant elle le maniait avec aisance.
Lorsqu’ils se furent suffisamment éloignés, Colin
laissa fuser son souffle trop longtemps retenu.
—  Nous aurions pu facilement les avoir, murmura
la jeune femme en rengainant son arme.
—  Pour quoi faire ?
Colin jeta un coup d’œil vers l’ennemi qui lui
échappait. Un bref instant, il regretta l’opportu-
nité manquée, avant de se raisonner. Laisser la vie
sauve à Abbott ne constituait qu’un moyen de rester
lui-même en vie, sans compter qu’il évitait ainsi de
mettre en danger celle qu’il devait rendre à son frère.
Aussi longtemps qu’elle resterait sous sa garde, il
devait agir en homme responsable, même si cela
n’était guère dans ses habitudes.
— Bon sang ! Mais qu’est-ce qui vous a pris si
longtemps ? demanda-t‑il sèchement.
Ce n’était ni très habile, ni très intelligent de pas-
ser ses nerfs sur elle et il le savait, mais il n’avait
pu se retenir.
Sinclair lui décocha un regard noir :
71
—  Il n’est pas aussi facile à une femme qui porte
des pantalons qu’à un homme de pisser dans les
bois.
La verdeur de son langage le laissa un instant
muet de surprise.
— C’est votre frère qui vous a appris à parler
comme ça ? s’enquit-il enfin.
—  À votre avis ?
8

Au fur et à mesure qu’ils approchaient des terres


du clan Sinclair, Maggie devenait de plus en plus
nerveuse. Et s’ils ne trouvaient pas Evan à leur arri-
vée ? Si celui-ci était mort ? Pire encore : et s’il était
toujours vivant mais si furieux contre elle qu’il la
chasserait ?
De toutes ces éventualités, la dernière lui parais-
sait la plus terrible. Evan avait toujours été compré­
hensif avec elle, mais elle savait qu’il avait aussi ses
limites, et elle craignait de les avoir atteintes avec sa
dernière escapade. S’il lui tournait le dos, elle aurait
du mal à s’en remettre, outre qu’elle se retrouverait
sans toit.
— Arrêtez donc de vous agiter comme ça ! pro-
testa MacLean d’une voix sourde.
Elle se força à rester immobile. Elle ne sentait
plus son derrière depuis belle lurette, elle avait des
crampes dans les jambes, mais pour rien au monde
elle ne se serait plainte. La verdeur de son langage
l’avait choqué, et il ne lui avait pas adressé la parole
depuis.
Une part d’elle-même était embarrassée d’avoir
parlé ainsi devant lui, et une autre s’en moquait. Une
part d’elle-même aspirait à ce que ce voyage prenne
fin, et une autre aurait voulu qu’il ne cesse jamais.
73
En dépit de leurs divergences, elle se surprenait à
avoir pour cet homme une certaine affection. Cela
constituait en fait un problème supplémentaire dont
elle se serait bien passée.
—  Lass… grogna-t‑il. Vous m’empêchez de res-
pirer.
—  Oh ! Pardon…
En hâte, Maggie desserra les bras.
— Vous m’avez l’air de plus en plus tendue,
constata-t‑il. C’est parce que nous allons arriver
chez vous ?
Elle préféra ne pas répondre. Elle aurait été inca-
pable de lui expliquer pour quelle raison elle aspirait
à ce retour et le redoutait à la fois.
C’était Evan qui l’avait élevée. C’est lui qui lui avait
permis de devenir la femme qu’elle était devenue  :
capable de manier une épée, de boire une pinte et de
jurer comme un Highlander. Il l’avait aimée comme
un père et avait été envers elle aussi tolérant qu’un
frère.
Voilà pourquoi elle avait été tellement choquée, un
jour, de l’entendre annoncer qu’il lui avait trouvé
un  mari. La dispute qui s’en était suivie resterait à
n’en pas douter dans les annales des Sinclair. Elle
s’était conclue par sa fuite précipitée et par sa parti-
cipation à la bataille de Culloden, destinée à prouver
à son frère qu’elle n’avait pas besoin d’un homme
pour prendre soin d’elle et la protéger.
Les paroles sur lesquelles ils s’étaient quittés
n’étaient pas des plus aimables. Elle le regrettait vive-
ment et aurait voulu ne les avoir jamais prononcées.
Si elle s’en excusait, Evan lui pardonnerait-il ? Mais
elle n’avait toujours aucune envie de se marier…
En fin de matinée, elle eut son premier aperçu de
la forteresse des Sinclair – son foyer. La construction
avait tout d’une étrange accumulation d’éléments
74
disparates, ajoutés les uns aux autres au fil des
siècles pour des raisons défensives ou purement
esthétiques. L’ensemble, au sommet d’une colline
boisée, était ceint par des remparts sans doute plus
ornementaux qu’opérationnels.
Maggie eut un coup au cœur. Des larmes stupides
coulèrent sur ses joues, qu’elle s’empressa de sécher
sous ses doigts. Tel était l’endroit où elle s’était tou-
jours sentie chez elle, où elle avait grandi, où elle
était acceptée telle qu’elle était, en dépit de ses excen-
tricités.
Tel était son sanctuaire, son refuge, depuis tou-
jours. Qu’Evan puisse lui demander de le quitter
pour suivre un étranger et construire avec lui un
autre foyer l’effrayait. Elle espérait qu’il avait oublié
ou au moins mis de côté ce ridicule projet de la
marier… et qu’il serait prêt à lui pardonner.
MacLean fit stopper leur monture et mit pied à
terre, la tirant de ses réflexions.
—  Qu’est-ce que vous faites ? s’étonna-t‑elle.
Il leva la tête et soutint calmement son regard
avant d’ordonner :
— Descendez.
—  Nae ! Nous sommes si près… Allons jusqu’au
bout.
—  C’est ce que vous allez faire. Mais descendez.
Dans un soupir, Maggie se laissa glisser souple-
ment à terre et se campa devant lui. Scrutant son
visage, il reprit :
—  J’ai remarqué que plus nous approchions, plus
vous sembliez… nerveuse.
—  Nerveuse ? répéta-t‑elle d’une voix trop aiguë.
Je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire.
—  Pourquoi redoutez-vous de rentrer chez vous ?
—  Je ne le redoute pas, mentit-elle. Je veux ren-
trer chez moi.
75
Elle s’était efforcée de soutenir son regard.
— Mmm… grogna-t‑il d’un air dubitatif. Vous
savez, je n’aime pas beaucoup que l’on me mente.
Sous le coup de l’indignation, Maggie redressa les
épaules et s’écria :
—  Je ne mens pas !
—  Avez-vous peur de votre frère ?
—  C’est ridicule ! Pouvons-nous y aller, à présent ?
—  J’ai besoin de savoir que vous ne risquerez rien
après mon départ.
—  Votre départ ?
Comment se faisait-il qu’il lui semblait soudain
impossible de respirer ?
—  Aye, lass… Nos routes se séparent. À partir
d’ici, vous pouvez rentrer chez votre frère en toute
sécurité. Il est temps pour moi de vous laisser.
—  Déjà ? murmura-t‑elle, le regrettant aussitôt.
Maggie détestait l’idée de devoir se séparer de lui.
Elle avait su, naturellement, que ce serait inévitable
mais elle avait imaginé…
Qu’avait-elle imaginé, au juste ? Qu’il s’attarderait
un peu ? Que peut-être il resterait ? C’était ridicule…
—  Avez-vous peur de votre frère ? s’enquit-il une
nouvelle fois, plus doucement.
—  Non, certainement pas !
Evan était incapable de lui faire du mal. Il ne
l’avait jamais corrigée ni enfermée dans sa chambre.
Il ne l’avait même jamais réprimandée en public.
C’était sa réaction – ou plus exactement son rejet –
qu’elle redoutait.
Colin avait rivé les yeux aux siens, comme s’il
cherchait la vérité au fond de son regard. En dépit
de tous ses efforts, il lui fut impossible de ne pas
baisser la tête.
—  Dites-moi la vérité, lass…
76
Ses épaules retombèrent, et elle confia tout bas :
— Je vous dis la vérité. Mon frère est incapable
de s’en prendre physiquement à moi.
Elle redressa la tête et demanda :
— Faut-il réellement que vous partiez mainte-
nant ? Pourquoi ne viendriez-vous pas jusque chez
moi, faire la connaissance de mon frère ?
Ce que Maggie espérait en fait, c’est que la pré-
sence de Colin suffirait à détourner la colère d’Evan
–  ou au moins à la différer. Ce faisant, elle avait
conscience de se conduire en lâche.
Mais avant même qu’elle ait achevé sa phrase,
Colin avait secoué la tête.
— J’ai un certain nombre de choses à faire,
répondit-il.
Le ton qu’il avait employé semblait indiquer qu’il
n’y tenait pas vraiment. Regrettait-il de devoir la
quitter autant qu’elle le regrettait elle-même ? Colin
ne pouvait être la réponse à ses prières. Il n’empê-
cherait pas Evan de la marier à un étranger. Elle
était folle d’espérer que sa présence chez eux durant
quelques jours puisse suffire à convaincre Evan de
changer d’avis.
— C’est donc ici que nous nous séparons ?
demanda-t‑elle tristement. Ici que nous nous disons
adieu ?
Toutes les nuits qu’ils avaient passées ensemble
en cellule lui revinrent en mémoire – lui d’un côté,
elle de l’autre. Elle se souvenait de tout ce qu’il avait
subi aux mains des hommes d’Abbott, et de l’espoir
fou qui s’était emparé d’elle lorsqu’il avait ouvert la
porte et lui avait ordonné de le suivre.
— C’est bien la fin de notre bout de route
ensemble, confirma-t‑il.
Il tendit la main et effleura son nez, avant de la
retirer bien vite et d’ajouter :
77
— Vous êtes une formidable guerrière, Sinclair.
J’ai apprécié de vous avoir à mes côtés. Et je vous
remercie d’être restée près de moi quand j’étais
malade.
Afin de chasser les larmes qui lui piquaient les
yeux, elle plaisanta :
—  Vous étiez un patient déplorable qui recrachait
l’eau que je voulais lui faire boire…
Cela le fit sourire, et Maggie retint son souffle.
— Adieu, lass…
Le menton de la jeune femme se mit à trembler
sans qu’elle puisse l’en empêcher.
—  Ach, au diable tout ça ! lança-t‑il d’une voix
grondante.
L’instant d’après, il lui attrapa les épaules et l’at-
tira puissamment à lui. Alors, il l’embrassa. Avec
urgence, ses lèvres couvrirent les siennes et ses bras
se refermèrent autour d’elle.
Elle le sentit caresser du bout de la langue le
contour de ses lèvres et les entrouvrit sous l’effet
de la surprise. Aussitôt, sa langue s’insinua dans sa
bouche. Ce baiser lui sembla aussi stupéfiant qu’ir-
résistible. Eût-elle voulu s’écarter de lui qu’elle ne
l’aurait pu, tant ses bras forts la serraient contre lui.
Maggie aurait dû être alertée par le léger bruit qui
venait de se faire entendre derrière elle. En temps
normal, elle l’aurait été, mais à cette minute, seules
les sensations que faisait naître cet audacieux bai-
ser lui occupaient l’esprit, tandis que trois hommes
surgissaient du sous-bois.
Colin eut le temps de la pousser sur le côté, mais
pas de dégainer son épée. Assailli par ses adversaires,
il chuta avec eux lourdement sur le sol.
Maggie reconnut le plaid des Sinclair et se jeta
sur le dos de Gilroy, l’un des meilleurs guerriers de
son frère.
78
—  Lâchez-le ! cria-t‑elle.
Elle tira si fort les cheveux de Gilroy que sa tête
partit violemment vers l’arrière. Avec un grogne-
ment furieux, il la repoussa. Bien vite, elle repartit
à l’assaut, le saisissant par la taille pour l’extirper
de la mêlée. Elle parvint à l’écarter de quelques pas
avant qu’il ne se campe solidement sur ses pieds.
—  Lass ! protesta-t‑il. Lâche-moi…
—  Nae !
Cela faisait des années que régulièrement elle se
battait contre Gilroy. Physiquement, il la surpassait,
à tel point que sa seule chance d’avoir le dessus
consistait à utiliser sa souplesse et sa rapidité – mais
ici, cela ne l’aiderait en rien.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle
vit que MacLean passait un sale quart d’heure sous
les coups des deux autres. Aussi lâcha-t‑elle Gilroy
et tenta-t‑elle de lui venir en aide, tirant un bras ici,
une jambe là, arrachant des cheveux aux uns et aux
autres, mais sans résultat.
—  Arrêtez ! ne cessait-elle de hurler.
Nul ne lui prêtait attention. Cela faisait des années
qu’elle s’entraînait régulièrement avec ces hommes.
Elle était bien placée pour savoir que face à leur
force brute, ses efforts ne serviraient à rien.
Le combat parut durer une éternité. Elle grima-
çait à chaque grognement de douleur poussé par
MacLean, qui bientôt ne fut plus de taille à résister.
Quand il se retrouva assommé et ligoté de la tête
aux pieds, le pugilat prit fin.
Maggie était satisfaite de constater qu’un des yeux
de Gilroy était poché et que Hubert boitait quelque
peu. Fitzroy, quant à lui, avait à la pommette une
blessure qui saignait. MacLean avait vendu chère-
ment sa peau.
79
— Tu vas le libérer immédiatement, Gilroy
­Sinclair  !
Les mains sur les hanches, elle se campa devant
lui. Elle devait lever les yeux pour soutenir son
regard, mais il ne l’intimidait pas. Comme il aurait
pu écarter un insecte importun, il la repoussa et alla
ramasser le corps inanimé de Colin, qu’il installa
derrière sa selle.
— Il n’a rien fait ! insista-t‑elle. Vous n’aviez
aucune raison de le traiter comme ça !
Sans lui répondre, Gilroy grimpa sur son cheval.
—  Ne fais pas la sourde oreille ! s’emporta-t‑elle.
—  Mets-toi en selle, Maggie. Ton frère t’attend.
Il n’en fallut pas davantage pour la faire taire.
Evan l’attendait ? Mieux encore, il était vivant ? En
silence, Maggie alla récupérer le cheval de MacLean.
L’angoisse qui lui nouait l’estomac ne fit que
croître à mesure qu’ils approchaient de la forteresse
des Sinclair. Un détonant mélange d’émotions lui
faisait tourner la tête. Le soulagement de savoir son
frère en vie se mêlait à l’inquiétude que lui inspirait
l’accueil qu’il allait lui faire.
Pour ne rien arranger, il régnait dans leur petit
groupe un silence pesant. MacLean, plié en deux à
l’arrière de la monture de Gilroy, n’avait pas repris
connaissance. Quant aux expressions affichées par
les trois guerriers du clan Sinclair, elles n’auguraient
rien de bon.
Enfin, le portail fut en vue. Malgré le nœud qui lui
serrait l’estomac, Maggie sentit son cœur s’emballer.
Gilroy salua d’un geste de la main le garde posté à
l’entrée. Les sabots de leurs chevaux firent résonner
bruyamment les pavés du sombre tunnel d’accès.
Enfin, après avoir passé la herse et la double porte
en bois, ils débouchèrent en pleine lumière.
80
Elle fit son entrée le dos droit, un œil sur la porte
du château et l’autre sur MacLean. Celui-ci n’avait
pas bougé mais elle le soupçonnait d’avoir repris
connaissance.
Ils firent halte au milieu de la cour. Maggie se
glissa à bas de son cheval alors que Gilroy, après
avoir fait de même, remettait sans douceur son pri-
sonnier sur ses jambes. Celles-ci flanchèrent quelque
peu, mais Colin parvint à rester debout et jeta un
coup d’œil à ce qui l’entourait. L’un de ses yeux était
presque totalement fermé, il avait un hématome sur
la joue, un genou en sang… et il paraissait être dans
une rage noire.
De son œil valide, il la foudroya du regard, comme
s’il la tenait responsable de la situation. Maggie écarta
les bras d’un air gêné pour lui indiquer qu’elle n’y
était pour rien, mais cela ne parut pas le convaincre.
La grande double porte fut fermée derrière eux
dans un bruit sec qui fit sursauter Maggie. Il lui
était impossible de se rappeler la dernière fois où
une telle précaution avait été prise en plein jour. Ce
n’était pas bon signe.
Tous ceux qui se trouvaient dans la cour cessèrent
aussitôt leurs activités et se tournèrent vers elle. Sou-
dain, les portes du château s’ouvrirent à la volée,
livrant le passage à Evan, qui se précipita à sa ren-
contre avec sur le visage l’expression la plus féroce
qu’elle lui ait jamais vue. Pourtant, elle éprouva une
joie intense de le revoir, tant sa peur de le perdre
et de ne pouvoir effacer les terribles paroles qu’ils
avaient échangées avait été grande.
Evan. Son frère. L’homme qui l’avait élevée à la
mort de leurs parents. Celui qui lui avait appris à se
battre et à jurer comme un guerrier. Celui qui s’était
chargé de soigner les multiples bobos que lui avait
valus son enfance de garçon manqué. Elle avait été
81
folle de rage contre lui quand elle l’avait quitté pour
aller se battre à Culloden… Pourtant, il lui suffisait
de le revoir pour que tout l’amour qu’elle lui portait
la submerge de nouveau.
Spontanément, Maggie courut vers lui et lui sauta
au cou, comme elle l’avait fait des centaines de fois
alors qu’elle n’était pas plus haute que trois pommes.
Sans hésiter, il referma sur elle ses bras fermes, à
l’étreinte si familière. Avant même qu’elle ait pu s’en
rendre compte, des larmes dévalèrent ses joues. Elle
riait et pleurait à la fois.
— Bon Dieu, Maggie ! s’exclama-t‑il. Où diable
étais-tu passée ? Voilà des semaines que nous
sommes malades d’inquiétude !
Evan s’écarta d’elle. La tenant à bout de bras, il
la toisa de pied en cap. Maggie s’essuya les joues et
secoua la tête d’un air désolé, trop submergée par
l’émotion pour parler.
Gilroy les rejoignit et entraîna Evan à l’écart. Mag-
gie, alors, se souvint de MacLean. Pivotant sur ses
talons, elle le chercha du regard. Les mains toujours
liées dans le dos, il observait ces retrouvailles, un
sourire amusé au coin des lèvres. En croisant son
regard, elle se souvint du désir féroce qu’elle avait
vu passer dans ses yeux juste avant de…
Seigneur Dieu ! Il l’avait embrassée. Elle s’était
laissé embrasser par Colin MacLean… et elle avait
adoré cela !
C’était son premier vrai baiser, et elle éprouvait
une joie délirante que ce soit lui qui le lui ait donné.
Plus sa conversation avec Gilroy s’éternisait, plus
le visage d’Evan se renfrognait. Lorsqu’ils en eurent
terminé, une rage meurtrière déformait ses traits.
—  Evan ! lança-t‑elle en faisant un pas vers lui.
MacLean, lui, demeurait indifférent, droit et fier
en dépit de l’état dans lequel il se trouvait.
82
—  Pas maintenant, lass ! gronda son frère.
À mi-voix, il donna ses instructions à Gilroy. D’un
geste, ce dernier les transmit à Fitzroy, qui acquiesça
d’un hochement de tête et conduisit MacLean vers la
salle de garde, sous laquelle se trouvait la prison du
château. Maggie nota que Colin boitait. Elle savait
également qu’il n’avait pas encore totalement récu-
péré de sa fièvre.
—  Evan… plaida-t‑elle. Tu dois m’écouter.
—  Nous en parlerons tout à l’heure.
Sans s’attarder davantage, il tourna les talons.
Maggie courut se camper devant lui pour l’empê-
cher d’avancer.
—  Il faut m’écouter, insista-t‑elle. MacLean…
Le visage figé, il lui adressa un regard d’avertis-
sement qu’elle ne put ignorer.
Maggie recula d’un pas et regarda autour d’elle.
En s’avisant que tous ceux qui se trouvaient là les
observaient, elle réalisa l’erreur qu’elle avait ­commise
en contestant une décision du chef de clan. Même
s’il lui tardait de lui faire entendre raison, ce n’était
ni le lieu ni l’heure.
— Je t’attends dans le salon familial, précisa-t‑il
d’une voix un peu radoucie.
Il s’éloigna, la laissant seule et désemparée au
milieu de la cour. Elle adressa un regard noir à
Gilroy et lui demanda sèchement :
—  Que lui as-tu dit ?
—  Juste la stricte vérité, lass.
Sur ce, il tourna les talons, emboîtant le pas à
Evan.
Maggie les suivit et pénétra dans le château. Dans
la grande salle, il n’y avait que peu de monde, juste
quelques servantes portant des piles de linge vers les
chambres et une autre occupée à nettoyer le foyer.
Maggie n’en sentit pas moins leurs regards peser
83
sur elle. Ce n’était vraiment pas ainsi qu’elle avait
imaginé son retour. Que diable Gilroy avait-il pu
dire à Evan ?
Elle fit son entrée dans le salon familial avant
son frère et s’affala dans un fauteuil. Un coup d’œil
à son pantalon lui arracha une grimace de dégoût.
Celui-ci était maculé d’une multitude de taches dont
elle préférait ne pas se rappeler l’origine.
Evan était furieux contre elle, MacLean croupis-
sait dans un cachot et, pire encore, elle ignorait tota-
lement comment régler le problème.
Un bruit derrière elle la fit se redresser promp-
tement et essuyer ses larmes d’un revers de main.
Puis, après avoir jeté un coup d’œil par-dessus le
dossier du fauteuil, elle grommela en se tassant sur
elle-même :
—  Oh, c’est vous…
Durant des années, Maggie avait adoré sa vie. Elle
aimait qui elle était. Elle détestait porter des robes
et rester assise près du feu pour coudre, broder et
faire ce genre de bêtises. Elle préférait fréquenter
les salles d’armes et les terrains d’entraînement, se
battre avec les hommes et sortir le fumier des écu-
ries. Evan n’y trouvait rien à redire. Il l’avait même
encouragée et s’était montré fier de la petite guer-
rière qu’elle était devenue.
Jusqu’à ce qu’un jour, sans crier gare, il décide
qu’elle devait changer. Il avait commencé à insinuer
que, pour son propre bien, elle devait se montrer
plus féminine. Maggie n’avait rien compris à ce revi-
rement. Elle s’était sentie blessée et trahie.
Des semaines plus tard, elle avait compris ce qui
avait motivé ce changement : Innis, la jeune femme
parfaite, aux parfaits cheveux blonds, aux parfaits
yeux bleus et au maintien non moins parfait. Elle ne
jurait jamais, élevait à peine la voix. Elle parvenait
84
à se faire obéir des servantes en arquant à peine un
sourcil. Evan était tombé amoureux. Maggie détes-
tait Innis.
Dès cet instant, elle n’avait plus entendu dans la
bouche de son frère que louanges à propos de sa
nouvelle idole  : « Innis ceci… » et « Innis cela… ».
Soudain, il n’était plus convenable pour elle de se
battre et de jurer comme un homme.
Innis la rejoignit en semblant glisser sur le sol.
C’est ainsi qu’elle se déplaçait : non pas en marchant
mais en glissant. Comment elle s’y prenait demeurait
un mystère.
—  Je suis heureuse de vous revoir, dit-elle de son
insupportable voix douce.
Maggie se tint plus mal encore et plongea le men-
ton dans sa poitrine. Elle avait bien conscience de
se conduire comme une enfant, mais ne pouvait s’en
empêcher. Selon elle, sa vie idyllique avait cessé avec
l’apparition d’Innis.
—  Est-ce que vous allez bien ? insista celle-ci.
—  Ça peut aller, mentit Maggie.
—  Evan était inquiet.
Maggie se redressa pour adopter une posture un
peu plus appropriée.
— J’imagine qu’en mon absence vous vous êtes
mariés, hasarda-t‑elle.
Innis croisa les mains devant elle. Impossible
de lire dans son attitude la moindre réprobation.
Sa sollicitude faisait que Maggie se sentait à côté
d’elle méchante et inadaptée. Innis était tellement…
­parfaite.
— Nous avons pensé attendre, répondit-elle.
Quand des semaines se sont écoulées sans que vous
reveniez… eh bien, nous avons envisagé le pire. Evan
était dévasté.
—  Pas tant que ça, apparemment.
85
Donc, son frère l’avait crue morte et avait décidé
de se marier. Elle était blessée de l’apprendre.
—  Il n’était que l’ombre de lui-même, assura Innis.
Ce qui, dans sa bouche, ne constituait pas un
reproche. Lui arrivait-il même d’avoir des pensées
mauvaises ?
— Je suis heureuse que vous soyez revenue,
enchaîna-t‑elle. Evan aussi est transporté de joie.
—  Ce n’est pas l’impression que j’ai eue.
—  Il sera en colère quelque temps, mais faites-moi
confiance, il est ravi de vous savoir ici.
Un silence inconfortable retomba. Maggie ne savait
que dire à cette femme qui faisait maintenant partie
de sa famille mais avec qui elle ne partageait rien.
— Avez-vous besoin de quelque chose ? s’enquit
Innis.
— Un bain, mais j’imagine que cela attendra
qu’Evan m’ait flagellée ?
—  Il ne vous flagellera pas.
Maggie poussa un grognement sarcastique.
—  Vous le connaissez donc si bien que ça ?
—  Il sait qu’il aurait à en répondre devant moi.
Elle s’était exprimée d’une voix si pleine d’autorité
que Maggie redressa la tête, étonnée. Mais avant
qu’elle ait pu émettre le moindre doute, la porte
s’ouvrit et Evan fit son entrée.
Aussitôt, Maggie se dressa sur ses jambes et essuya
ses paumes moites sur son pantalon. Elle jeta un
coup d’œil à la femme de son frère mais le regretta
aussitôt, car celle-ci le regardait avec tant d’amour
dans les yeux qu’elle en fut révoltée. Evan était son
frère, pour l’amour de Dieu ! Elle n’avait pas besoin
d’assister à ça. Quant à lui, il eut en croisant le
regard d’Innis un sourire béat qui le fit ressembler
à un idiot.
86
—  Je vais vous laisser, annonça Innis. Vous avez
des choses à vous dire.
—  Non, reste ! protesta Evan.
Elle lui offrit sa joue, sur laquelle son mari déposa
un baiser avant de l’enlacer furtivement. Avec sou-
plesse, Innis se déroba et lui sourit.
—  Je vous laisse parler ensemble, répéta-t‑elle.
Puis, à l’adresse de Maggie :
—  Faites-moi appeler si vous avez besoin de moi.
En acquiesçant d’un vague hochement de tête,
Maggie la regarda glisser hors de la pièce, de plus
en plus perplexe. Pourquoi cette femme semblait-elle
prendre son parti ?
La porte se referma doucement derrière elle. Mag-
gie se retourna pour affronter la colère de son frère
en ravalant son appréhension.
9

Evan poussa un gros soupir en se frottant le visage.


—  Maggie… murmura-t‑il.
Elle redressa le menton.
— Tu dois relâcher MacLean ! lança-t‑elle sans
préambule.
Evan laissa retomber sa main et la dévisagea avec
incrédulité.
— Je dois le relâcher ?
Son ton doucereux faillit avoir raison de sa fer-
meté. Il ne l’utilisait que lorsque sa fureur était sur
le point d’éclater. Stupidement, elle décida de ne
pas en tenir compte.
—  Tu le dois, répéta-t‑elle.
—  Cet homme t’a molestée ! s’écria-t‑il, la faisant
sursauter.
C’était donc cela que Gilroy était allé lui raconter ?
—  Il ne m’a pas molestée, mais embrassée.
—  C’est la même chose !
Maggie leva les yeux au plafond. Evan pointa un
index accusateur dans sa direction et poursuivit :
—  Ne le prends pas sur ce ton avec moi, lass, car
tu es dans un sale pétrin !
— Je suis peut-être dans le pétrin, s’entêta-t‑elle,
mais ce n’est pas pour avoir embrassé MacLean. Il m’a
sauvé la vie, Evan ! Tu dois le libérer. S’il te plaît…
88
Mais son frère paraissait sourd à ses arguments.
—  Gilroy vous a vus !
— Bien sûr qu’il nous a vus  : comment aurait-il
pu ne pas voir que nous nous embrassions ?
—  Selon lui, il te molestait.
Le doute semblait se faire jour en lui, mais il
n’était pas encore prêt à le reconnaître.
—  Gilroy est un âne ! lança-t‑elle.
—  Je te l’ai déjà dit : surveille ton langage.
—  Pourquoi ?
—  Parce qu’il n’est pas très féminin.
Maggie lança les bras en l’air d’un geste exaspéré.
—  M’as-tu bien regardée ? s’emporta-t‑elle. Je n’ai
jamais été très féminine… J’ai toujours juré, bataillé
et porté le pantalon.
Evan ouvrit la bouche, sans produire le moindre
son. Depuis un moment, ils ne pouvaient plus s’adres-
ser la parole sans s’agresser l’un l’autre. D’abord,
Maggie avait voulu y voir l’influence d’Innis, mais
elle n’en était plus tout à fait sûre.
— Je t’ai très mal élevée, Maggie… confia-t‑il
enfin. Je m’en rends compte à présent. Je serais
affreusement embarrassé si notre mère pouvait te
voir t’habiller et te conduire ainsi.
Blessée et humiliée, Maggie ne sut que répondre.
Même si leur relation n’avait pas toujours été de
tout repos, jamais il ne lui avait tenu de tels propos.
— Désolée de t’embarrasser, dit-elle, la gorge
­serrée.
Maggie était le cinquième enfant issu de l’union
de Marion et Matthew Sinclair. Les trois autres, nés
entre Evan et elle, étaient décédés : deux à la nais-
sance, et un autre d’une fièvre pulmonaire alors qu’il
n’avait que quatre ans. Leur père avait survécu cinq
ans à la mort de leur mère, mais Evan disait toujours
que Matthew Sinclair n’avait plus été le même après
89
avoir perdu son épouse. Evan avait quinze ans quand
il était mort, Maggie en avait cinq.
Evan ne connaissait rien à l’éducation des petites
filles. Maggie avait eu des gouvernantes qui avaient
tenté de la rendre plus civilisée, mais elle adorait son
frère et ne faisait que s’échapper pour le retrouver.
Finalement, elle était devenue son ombre. S’il s’en-
traînait, elle s’entraînait aussi. S’il portait un pan-
talon, elle voulait le même. Cela n’avait pas semblé
poser le moindre problème. Jusqu’à maintenant.
—  Tu ne m’embarrasses pas, rectifia-t‑il d’un air
las. Mais il est plus que temps que tu finisses par
te conduire comme ce que tu es.
—  Et que suis-je, au juste ?
—  Une femme.
—  Je ne veux pas me conduire comme une femme.
—  Que tu le veuilles ou non, tu le dois, insista-t‑il
avec une certaine exaspération. Que vas-tu faire du
reste de ton existence ? Penses-tu pouvoir continuer
à t’enfuir pour aller au combat ? Bon sang, Maggie !
Sais-tu ce que ça m’a fait quand j’ai su que tu étais
allée te battre à Culloden ?
Sa voix se brisa, et quoi que Maggie ait eu l’inten-
tion de répliquer, les mots moururent sur ses lèvres.
Elle constatait à présent l’empreinte du temps sur
ses traits. De pattes-d’oie encadraient ses yeux et il
semblait plus grave, plus vieux. Était-elle respon-
sable de ce changement pour avoir réagi comme
elle l’avait fait ?
—  Je suis désolée d’être partie, avoua-t‑elle piteu-
sement. Mais tu ne m’as pas laissé le choix.
— Je suis désolé que tu l’aies pris ainsi, dit-il,
mais un contrat de mariage n’est pas une sentence
de mort.
Ainsi, comprit-elle, il n’avait pas renoncé à sa déci-
sion, comme elle l’avait espéré. Quant à elle, son
90
escapade l’avait rendue plus déterminée encore à
ne pas se marier. Comment aurait-elle pu accepter
l’emprisonnement du mariage ? Elle sortait à peine
de prison et ne tenait pas à y retourner, quand bien
même il s’agissait d’une forme différente de privation
de liberté.
—  Je n’épouserai pas ce crétin de Fraser ! décréta-
t‑elle sèchement.
Evan produisit un gémissement étranglé.
—  Maggie, protesta-t‑il. Ton langage…
—  N’empêche que c’est ce qu’il est, et je ne l’épou-
serai pas, quoi que tu puisses en dire.
Evan se fit soudain plus grave.
—  Tu l’épouseras, que cela te plaise ou non.
—  Pourquoi ? Qu’ai-je fait pour que tu me haïsses
au point de me faire épouser ce fils de…
— Arrête ça tout de suite ! l’interrompit-il d’une
voix cassante, l’index pointé sur elle.
Cette fois, elle préféra se le tenir pour dit.
Avec un grondement sourd, Evan se détourna pour
faire les cent pas dans la pièce. En passant une main
nerveuse dans ses cheveux, il poursuivit :
— Tu as failli me tuer, lass, en disparaissant
ainsi ! Et plus encore quand j’ai appris que tu te
battais à Culloden. Je t’ai cherchée en vain sur le
champ de bataille. Que crois-tu que cela m’a fait
de te savoir au milieu de cette hécatombe et de ne
pouvoir te protéger ? Et quand tu n’es pas rentrée…
Que devais-je imaginer ?
Chaque parole la faisait se sentir plus petite. Elle
avait envie de disparaître dans un trou de souris.
Elle avait été en colère contre Evan pour avoir projeté
cette union avec Fraser. C’était pour cela qu’elle était
partie, s’imaginant que cela le ferait changer d’avis.
Mais elle n’avait pas eu la moindre idée de ce à quoi
ressemblait vraiment une bataille. Elle s’était bercée
91
de rêves de gloire et de victoire. Elle s’était vue tuer
quelques maudits Anglais… mais elle  avait décou-
vert  que beaucoup étaient aussi jeunes et aussi
effrayés qu’elle-même, bien que mieux équipés et
mieux entraînés. Elle avait vu des choses qui l’empê-
chaient de dormir la nuit et la hantaient durant le
jour. Des choses qu’elle n’oublierait jamais.
Ensuite, elle avait été jetée dans cette prison
anglaise et elle s’était aperçue quelle idiote elle avait
été, et combien Evan l’avait protégée des périls du
monde. Mais, en dépit de cela, elle s’accrochait à sa
décision de ne pas épouser Fraser.
S’immobilisant au centre de la pièce, Evan se
tourna vers elle.
— Je t’ai laissée n’en faire qu’à ta guise toute ta
vie, dit-il, mais ma décision est prise et elle est irré-
vocable. Fraser sera notre invité d’ici quelques jours
et tu le traiteras avec respect. Qui plus est, tu por-
teras une robe et tu te conduiras en véritable lady.
Effondrée, Maggie dévisagea son frère sans parve-
nir à y croire. Evan se débarrassait d’elle en l’offrant
à un homme qu’elle connaissait à peine. Elle ne pou-
vait rien faire d’autre qu’accepter son sort ou repartir
sur les routes. Étant donné ce qui lui était arrivé la
dernière fois qu’elle s’y était risquée, était-elle prête à
supporter un autre séjour dans les geôles anglaises ?
Penché sur son bureau, Evan posa les poings
­dessus.
—  Te conduire en garçon quand tu n’étais encore
qu’une jeune fille ne prêtait pas à conséquence. Mais
tu n’es plus une jeune fille, et je dois penser à ton
avenir. J’ai expliqué ton absence en prétendant que
tu étais en visite chez des amis. Si qui que ce soit
– et surtout Fraser – découvre ce que tu as fait…
Evan n’acheva pas sa phrase. Maggie préférait de
toute façon ne pas savoir ce qui arriverait si les gens
92
apprenaient qu’elle avait combattu à Culloden et fait
un séjour derrière les barreaux.
Rattrapée par la colère, elle laissa fuser la pre-
mière chose – mais sans doute pas la plus avisée –
qui lui passa par la tête.
— Mon comportement ne te posait aucun pro-
blème jusqu’à ce qu’elle arrive !
Un sourcil arqué, il s’étonna :
—  Elle ?
D’un geste vague, Maggie désigna la porte et pré-
cisa :
— Innis.
—  Innis n’a rien à voir avec ça.
De son point de vue, Innis avait tout à voir avec
ça, mais elle préféra garder cette certitude pour elle.
En son absence, la situation avait évolué.
—  Je ne me marierai pas, répéta-t‑elle.
Mieux valait choisir ce terrain-là. Se disputer à
cause d’Innis ne servait à rien. Ils étaient mariés et
visiblement amoureux l’un de l’autre.
—  Tu ne pourras pas rester ici toute ta vie, dit-il
d’une voix douce.
Maggie en demeura sans voix. Un coup du plat de
l’épée sur le ventre ne lui aurait pas fait plus d’effet.
Le menton fièrement pointé, elle tenta de dissimu-
ler sa souffrance. Apparemment, elle n’était plus la
bienvenue en ces lieux, qu’elle soit mariée ou non.
Meurtrie dans sa fierté, elle décida que puisqu’il en
était ainsi, elle trouverait une solution. Tout valait
mieux qu’être livrée à un homme qui lui ferait por-
ter des robes, repriser ses chaussettes puantes,
porter  ses enfants et probablement mourir en leur
donnant la vie.
MacLean pouvait toujours la prendre avec lui.
Bien sûr, il commencerait par refuser, mais finale-
ment il se ferait une raison, parce qu’elle lui avait
93
prouvé qu’il pouvait lui faire confiance et qu’elle était
douée pour ce qu’elle faisait.
—  Vas-tu te décider à libérer MacLean ? demanda-
t‑elle d’un ton qu’elle ne parvint pas à rendre indif-
férent.
—  Dis-moi d’abord de quelle façon il t’a sauvé la
vie, et pourquoi il te molestait.
La voyant réagir, il l’interrompit d’un geste et
­rectifia :
—  Pourquoi il t’embrassait.
En quelques mots, elle raconta sa participation
à la bataille de Culloden, et comment elle avait fait
semblant d’être un garçon quand elle avait été arrê-
tée –  un rôle qui lui allait comme un gant. Elle lui
expliqua également qu’elle avait partagé une cellule
avec MacLean et que Campbell était venu lui rendre
visite. Enfin, elle détailla les circonstances de leur
évasion et comment ils avaient échappé aux Anglais.
— Rien ne l’obligeait à m’emmener avec lui,
conclut-elle. Il me connaissait à peine. Nous avons
échangé une dizaine de paroles pendant les deux
semaines que nous avons passées ensemble.
— Campbell ! répéta Evan avec dégoût. J’espère
que MacLean n’est pas un allié de ce salaud.
—  Il ne semblait pas le porter dans son cœur. Il le
lui a d’abord fait sentir clairement, puis il l’a rejoint
à la grille et je n’ai pu entendre ce qu’ils se disaient.
— Intéressant, que Campbell ait cherché à faire
libérer MacLean. Je me demande ce que ça signifie…
Maggie n’en savait rien et s’en fichait. Grâce à
Campbell, elle était libre.
—  Alors ? Vas-tu faire libérer MacLean ?
Elle n’aima pas le regard qu’Evan lui lança. Il avait
manifestement quelque chose en tête, et cela la fit
se tenir sur ses gardes.
94
— Cela dépend, répondit-il avec un temps de
retard.
Les yeux plissés, elle soutint son regard.
—  Cela dépend de quoi ?
—  Je veux ta parole que tu te montreras aimable
avec Fraser, que tu porteras des robes tout le temps
qu’il sera là et que tu te conduiras en lady digne de
ce nom.
Maggie ne pouvait croire à cette trahison. Son
frère la plaçait devant le plus horrible choix  : sa
liberté en l’échange de celle de Colin.
En butte à son silence, Evan s’impatienta :
— Margaret…
—  Ne m’appelle pas comme ça !
Elle détestait son prénom, qu’elle trouvait vieux
jeu et guindé.
MacLean avait risqué sa vie pour sauver la sienne.
Par comparaison, que signifiait le fait de devoir por-
ter quelques stupides robes et de dire des banalités à
un homme qu’elle n’aimait pas et n’aimerait jamais ?
Cela ne l’engageait en rien.
—  D’accord, répondit-elle. Je le ferai.
Elle avait du mal à croire qu’elle venait de prendre
cette décision, mais elle avait plus de mal encore à
accepter le fait qu’Evan lui ait imposé ce marché.

Colin fut surpris quand celui qui l’avait attaqué


– Gilroy ? – vint ouvrir la porte de son cachot et lui
fit signe de sortir.
—  Tu es libre, dit-il. Mais le laird veut te parler.
Redoutant un piège, Colin hésita à obtempérer.
Gilroy attendit qu’il se décide. C’était un homme
impressionnant, au visage toujours renfrogné. Il
l’observait avec suspicion, prêt si nécessaire à se
95
défendre, ce en quoi il avait tort. Tout juste Colin
avait-il la force de se tenir debout.
L’éclat du soleil qui l’attendait à l’extérieur l’as-
somma et le fit chanceler sur ses jambes. La correc-
tion qu’il avait subie à son arrivée se faisait encore
sentir. Ses côtes lui faisaient un mal de chien. Qui
plus est, il n’avait pas tout à fait récupéré de la fièvre.
Que ce soit mentalement ou physiquement, il
n’était pas prêt à rencontrer Evan Sinclair, mais
il n’avait pas le choix. À n’en pas douter, l’homme
devait être furieux qu’il ait embrassé sa sœur.
Gilroy lui fit traverser la cour et la grande salle.
Colin observait attentivement, cherchant Maggie du
regard. Il était surpris de constater à quel point il
avait envie de la revoir. Sans doute parce qu’elle
était en ces lieux sa seule alliée. Mais c’était aussi
par sa faute qu’il se retrouvait dans cette situation.
Il se rappelait avec quelle fougue elle s’en était
prise à Gilroy et à ses deux autres assaillants. Une
ourse défendant ses petits n’aurait pas montré plus
de férocité. Dans le feu de l’action, il n’avait pu
qu’admirer sa combativité. Il n’avait pas oublié non
plus le regard qu’elle lui avait lancé à leur arrivée
dans la cour de la forteresse et, plus que tout, le fait
qu’elle se soit dressée contre son frère pour prendre
fait et cause pour lui.
En ne la découvrant pas dans la grande salle, il
tenta de contrôler son désappointement. Peut-être
était-elle avec son frère et allait-il la retrouver. Il
devait presser le pas pour ne pas se laisser distancer
par son guide, qui ne se préoccupait pas de savoir s’il
suivait. Ce n’était guère avisé de laisser un prisonnier
derrière soi. Colin aurait facilement pu l’attaquer
par-derrière, mais bien sûr il n’en ferait rien. Il devait
se considérer en territoire ennemi et dépassé par
le nombre, à un contre cent. Qui plus est, Gilroy
96
avait dit qu’il était libre. Restait à vérifier ce que
cela signifiait.
Ils gravirent quelques marches pour atteindre ce
qui devait être un salon privé. Au sommet, Colin dut
reprendre son souffle et maudit sa faiblesse.
Evan n’était pas seul, mais ne se trouvait pas pour
autant en compagnie de Maggie. Une belle femme
était assise au bord d’une chaise, les mains sagement
croisées dans son giron. Colin n’avait jamais ren­
contré quelqu’un d’aussi éthéré, d’aussi parfait à tout
point de vue, de sa longue chevelure d’un blond pâle
en passant par sa peau d’albâtre et ses yeux azur.
Elle lui adressa un sourire de bienvenue qui lui fit
l’effet d’un rayon de soleil. Evan s’éclaircit la voix,
attirant son attention.
— Colin MacLean, dit-il en se portant à sa ren-
contre. C’est un plaisir pour moi de faire votre
connaissance, même si vous me voyez désolé des cir-
constances de cette rencontre. Je suis Evan Sinclair,
laird des Sinclair, et je vous présente mon épouse,
Innis Sinclair.
L’intéressée se leva et salua d’un signe de tête.
—  Je vous laisse entre hommes, annonça-t‑elle.
Même sa voix était parfaite.
—  Si vous avez besoin de quoi que ce soit, reprit-
elle en s’adressant à Colin, faites-moi appeler.
Les sourcils froncés, elle scruta son visage et
ajouta :
—  Est-ce que ça va ?
— Non, répondit-il franchement. Mais je survi-
vrai.
Les yeux plissés, elle lança un regard sévère à son
mari et expliqua :
—  Je vais vous faire préparer une chambre et un
bain. Un peu de sommeil vous fera du bien.
97
Colin était du même avis, et il était soulagé d’en-
tendre qu’il ne retournerait pas au cachot. Peut-être,
après tout, était-il réellement libre.
Lorsque Innis les eut laissés seuls, Evan le toisa
de pied en cap et déclara :
—  J’ai entendu parler de vous, MacLean.
Généralement, une telle entrée en matière n’augu-
rait rien de bon.
—  Moi aussi, Sinclair.
Colin trouvait étrange d’appeler cet homme ainsi.
Pour lui, jusqu’à présent, « Sinclair » n’était autre
que Maggie.
—  Margaret m’a dit que vous lui avez sauvé la vie.
Margaret… Ce prénom ne lui convenait guère.
Maggie lui allait beaucoup mieux.
—  Elle a elle-même sauvé la mienne, précisa-t‑il.
Evan arqua un sourcil, manifestement surpris. De
toute évidence, Maggie n’avait pas jugé utile de l’en
informer.
—  Ah oui ? s’étonna-t‑il.
—  J’étais malade. Elle m’a soigné et a veillé sur moi.
—  Malade ? À quel point ?
Colin haussa les épaules.
— Au point de rester inconscient pendant plu-
sieurs jours. Elle nous a protégés des Anglais lancés
à notre recherche. C’est une guerrière accomplie…
— Vous avez donc passé plusieurs jours et plu-
sieurs nuits seul avec ma sœur, résuma Evan.
Colin ne put s’empêcher de rire, ce qui ne fut pas
du goût d’Evan Sinclair, qui le foudroya du regard.
— J’ai fait plus que passer quelques jours et
quelques nuits avec elle, expliqua Colin. Nous
sommes restés dans la même cellule pendant des
semaines. Si vous vous imaginez que quoi que ce
soit d’inconvenant s’est passé entre nous à cette occa-
sion, Sinclair, vous vous mettez le doigt dans l’œil.
98
J’ignorais même qu’elle était une femme jusqu’à ce
que nous nous évadions. Ensuite, j’étais bien trop
malade pour que ça ait la moindre importance.
Cela parut de nature à rassurer quelque peu le
frère de Maggie, qui scruta le visage de Colin et
déclara :
—  J’ignorais que vous aviez été malade. Êtes-vous
guéri à présent ?
Pour toute réponse, Colin haussa les épaules.
—  Parlez-moi de la prison, reprit Evan.
—  Nous étions à Fort Augustus. Elle s’y trouvait
depuis plus longtemps que moi, je ne peux donc
vous dire quand elle est arrivée. Moi j’y suis resté
une quinzaine de jours.
—  Comment vous êtes-vous évadé ?
C’était en scrutant son visage qu’il avait posé cette
question. Colin comprit que Maggie avait tout dit
à son frère. Il ne pouvait l’en blâmer, n’ayant pas
exigé le secret.
—  C’est Campbell qui m’a fait évader.
Il ne comprenait toujours pas pourquoi celui-ci
l’avait aidé.
—  Campbell est un foutu traître, décréta Evan, le
visage dur. Pourquoi vous acoquiner avec ce salaud ?
—  Je ne le porte pas dans mon cœur non plus.
—  Il vous a pourtant aidé.
C’est d’un ton plus que soupçonneux qu’Evan avait
fait cette remarque. À moins d’être de mèche avec
les Anglais, nul ne tenait à être associé à Campbell.
—  Je n’allais tout de même pas refuser de m’en-
fuir, fit valoir Colin. Et vous devriez en être satisfait,
parce que ça m’a permis d’emmener Maggie.
—  Pourquoi ?
—  Pourquoi Campbell m’a-t‑il aidé, ou pourquoi
ai-je emmené Maggie ?
—  Les deux.
99
—  J’ignore complètement quelles peuvent être les
motivations de Campbell.
Colin ne tenait pas à lui expliquer le rôle joué par
Sutherland.
—  Quant à Maggie, reprit-il, je l’ai emmenée avec
moi parce que je ne pouvais imaginer ne pas le faire,
et parce que j’admirais son cran.
—  Vous pensiez alors qu’elle était un garçon ?
—  Aye.
Mal à l’aise, Colin se remémora la scène qu’il avait
surprise au ruisseau, lorsqu’il avait découvert le pot
aux roses en la voyant torse nu. Il s’empressa de
chasser cette idée, de peur qu’Evan ne remarque
son trouble. Si possible, il préférait lui cacher qu’il
avait vu les seins de sa sœur.
— Je vous remercie, MacLean… déclara Evan
d’une voix rauque. Merci d’avoir ramené ma sœur
à la maison.
Colin hocha la tête.
— Mais il y a autre chose que je dois mettre au
clair avec vous, reprit Evan d’un ton sévère. Gilroy
affirme que vous la molestiez et que c’est pour cela
qu’il est intervenu.
—  Je ne la molestais pas. Je l’embrassais. Ce n’est
pas du tout pareil.
Le visage d’Evan s’assombrit quand il reconnut :
—  Maggie m’a dit la même chose.
—  Maggie dit la vérité, et Gilroy se trompe. Je ne
prends pas à la légère d’être accusé de maltraiter
une femme, Sinclair.
Il n’avait pas eu à se forcer pour faire passer dans
cette remarque l’indignation et la colère qu’il ressen-
tait. Tout homme qui se laissait aller à maltraiter
une femme ne méritait que le mépris.
Evan paraissait songeur.
100
Colin avait réellement eu l’intention de faire ses
adieux à Maggie. Il avait prévu de ne pas la quitter
des yeux, de loin, pour s’assurer qu’elle parvenait
sans encombre à destination, puis de partir de son
côté sans se retourner. Il lui avait suffi de plonger
dans ses yeux sombres pour céder au besoin urgent
de l’embrasser. Une folie, assurément, mais qu’il ne
regrettait en rien.
Evan laissa fuser un long soupir.
— Connaissant Maggie, je veux bien croire que
vous n’êtes pas le seul à blâmer. J’imagine qu’elle
ne vous a pas dit qu’elle était fiancée ?
Colin se figea, le souffle coupé. Les paroles d’Evan
lui faisaient l’effet d’un coup de poing à l’estomac.
— Je constate qu’elle ne l’a pas fait, conclut
celui-ci.
Colin tentait de se convaincre que cela n’avait
aucune importance, que de toute façon il se prépa-
rait à la quitter quand ils s’étaient embrassés… mais
il n’y parvenait pas.
— C’est à cause de cela qu’elle s’est enfuie et
qu’elle a été se battre à Culloden, expliqua Evan.
Nous avions… une différence d’opinion à ce sujet,
et sur quelques autres.
Il avait beau s’y efforcer, Colin ne parvenait pas
à se concentrer sur ce que disait le frère de Maggie.
Il ne pouvait penser à rien d’autre qu’à ce baiser,
et à ce moment d’intimité entre eux, sur une pierre
plate au bord d’un ruisseau. Qu’est-ce que ça peut
bien faire, espèce d’idiot ? conclut-il pour lui-même.
Ce n’est pas comme si tu pouvais la revendiquer
comme tienne.
Evan lui assena une tape amicale sur l’épaule.
— Est-ce que ça va, l’ami ? s’inquiéta-t‑il. Peut-
être n’êtes-vous pas tout à fait guéri. Vous devriez
101
aller vous reposer. Vous êtes ici le bienvenu, aussi
longtemps qu’il vous plaira.
— Je…
La gorge sèche, Colin dut ravaler sa salive.
—  Je vous remercie.
D’un pas raide, il gagna la porte.
—  Une dernière chose… lança Sinclair. Il ne sau-
rait y avoir d’autres baisers avec ma sœur, qu’elle
vous y autorise ou pas. Vous comprenez pourquoi,
j’en suis sûr…
10

Colin entendit la porte de sa chambre s’ouvrir.


Au cours des dernières vingt-quatre heures, des
serviteurs étaient entrés et sortis pour veiller à son
confort, le soigner et le nourrir. Durant tout ce
temps, il n’avait pas bougé, tant le moindre geste
lui était une torture. Il avait l’impression d’être passé
sous les sabots d’une dizaine de chevaux. Tout son
corps le faisait souffrir, et peut-être la fièvre n’en
était-elle pas seule responsable.
La violence de sa réaction lorsqu’il avait appris que
Maggie était promise à un autre l’effrayait quelque
peu. Il ne cessait d’y réfléchir et de se demander
en quoi cela lui importait. Il avait conclu que ce ne
pouvait être en raison de ce seul baiser – après tout,
il avait embrassé nombre de femmes.
Mais la réaction de Maggie le surprenait davan-
tage encore. Pourquoi avait-elle répondu avec tant
de fougue à ce baiser alors qu’elle était fiancée ?
Elle aurait dû le prévenir tout de suite, ou du moins
lorsqu’il l’avait surprise dénudée au bord du ruisseau.
Ainsi ruminait-il ces mystères concernant Maggie
et l’annonce de ses fiançailles lorsqu’il entendit la
porte s’ouvrir et la vit pénétrer dans sa chambre. Sa
première réaction fut de lui sourire, mais la colère
prit le dessus et l’en empêcha.
103
—  Vous voulez vraiment que votre frère me tue ?
grommela-t‑il.
Elle eut un geste vague de la main.
—  Il ne sait pas que je suis ici.
—  Il pourrait l’apprendre.
En la voyant refermer la porte derrière elle sans
tenir compte de l’avertissement, il réprima un gro-
gnement de consternation. D’une manière ou d’une
autre, cette femme aurait sa peau.
—  Vous feriez mieux de sortir, lass…
—  Vous sentez-vous mieux ?
—  Beaucoup. À présent, partez.
Sans répondre, elle fit le tour de la pièce, effleu-
rant ici le dossier d’une chaise, là le plateau d’une
table. Elle devait avoir quelque chose en tête, mais
venir le lui confier dans sa chambre n’était pas la
meilleure chose à faire. Non seulement Colin avait
à s’inquiéter de la réaction d’Evan s’il l’apprenait,
mais aussi du futur mari de Maggie.
—  Vous êtes en colère contre moi, constata-t‑elle
en cherchant enfin son regard.
Elle était vêtue d’un pantalon propre et d’une che-
mise couleur safran glissée dans sa ceinture. Elle
paraissait menue, mais il savait à quel point l’appa-
rence pouvait être trompeuse. Maggie était suffisam-
ment forte en tout cas pour manier l’épée, et pour
avoir transporté son corps d’un bout à l’autre de la
caverne alors qu’il était inconscient. Pourtant, elle
lui avait semblé si fragile lorsqu’elle s’était pressée
contre lui tandis qu’il l’embrassait.
Enfer et damnation, imbécile ! se gronda-t‑il. Vas-tu
cesser de réfléchir avec ta braguette ?
—  Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous étiez
fiancée ?
Maggie fixait la petite table sur laquelle était posée
la dague de Colin, qu’elle touchait du bout du doigt,
104
s’amusant à la faire pivoter d’un côté et de l’autre.
Elle avait passé les courtes boucles brunes de  ses
cheveux derrière ses oreilles. Toutes les femmes que
connaissait Colin avaient les cheveux longs, mais il
aimait les siens, bouclés et ondulés, qui mettaient
en valeur ses pommettes hautes.
—  Il vous a dit ça ? demanda-t‑elle simplement.
N’y voyant qu’une simple question en l’air, il
s’abstint d’y répondre. Le silence retomba entre eux
tandis qu’elle continuait son petit jeu. Il remarqua
alors qu’elle avait les épaules raides et les mâchoires
crispées.
—  Cela a-t‑il de l’importance ? s’enquit-elle enfin.
—  Cela aurait été plus correct de me le dire avant.
Avant que je vous embrasse.
Maggie tourna la tête et posa sur lui ses grands
yeux noirs insondables.
— Oui, reconnut-elle. Sans doute. Mais cela
aurait-il eu de l’importance ?
—  Aye. Cela en aurait eu.
—  Pourquoi ?
—  Je ne vous aurais pas embrassée.
Ses joues s’empourprèrent. Elle détourna le regard.
— Je ne veux pas l’épouser, avoua-t‑elle, mais
Evan insiste.
L’espace d’un instant, Colin eut envie de l’emmener
loin d’Evan Sinclair, de la soustraire à ce mariage.
Fort heureusement, la raison reprit le dessus. Il ne
savait rien de la situation. Son fiancé pouvait être le
meilleur des hommes. Peut-être Maggie réagissait-
elle de manière trop épidermique. Il avait également
du mal à imaginer que son frère la force à se marier.
— Est-ce pour cette raison que vous êtes allée
vous battre à Culloden ?
Sa décision de rester à l’écart des problèmes des
Sinclair n’avait pas fait long feu…
105
Maggie acquiesça d’un hochement de tête.
— Evan ne voulait rien entendre, raconta-t‑elle.
Il n’a d’ailleurs pas changé d’avis. Il tient à me voir
mariée.
Colin avait pris son lot de décisions irresponsables
au cours de son existence. Plus d’une fois, il avait
agi de manière impulsive, mais pas au point de se
précipiter au cœur d’une bataille sans tenir compte
du danger.
—  Quoi qu’il en soit, vous auriez dû me le dire.
—  Aye, admit-elle doucement. C’est vrai.
Colin ne pouvait s’empêcher de penser à ce baiser
et au fait qu’elle n’avait jamais été embrassée aupa-
ravant. Quel genre d’homme pouvait être celui qui
ne tentait même pas d’embrasser sa future femme ?
Tiens-toi à l’écart, s’ordonna-t‑il. Ne te mêle pas
de ça. Va-t’en.
— Je partirai dès que possible, annonça-t‑il cal-
mement.
De nouveau, elle soutint son regard.
—  Pour quelle raison ? s’enquit-elle.
— Parce que nous savons vous et moi que nous
ne pouvons faire comme si rien ne s’était passé. Et
parce que je ne peux prétendre que je n’ai pas envie
de recommencer.

Lorsque Maggie vit Colin arriver dans la grande


salle, un jour et demi après cette scène dans sa
chambre, il paraissait aller beaucoup mieux. Son œil
avait désenflé, même s’il prenait une vilaine teinte
violette, et il semblait reposé et alerte. La maladie
qui l’avait terrassé après leur évasion paraissait cette
fois définitivement vaincue.
Leurs regards se croisèrent. Maggie se redressa et
soutint crânement le sien, mais il alla s’asseoir loin
106
d’elle en lui tournant le dos. Plus que jamais, elle
en voulait à son frère d’avoir révélé à Colin qu’elle
était fiancée.
Une servante vint lui apporter un plat de haggis.
Colin lui sourit, et Maggie sentit une drôle de sen-
sation se faire jour en elle. Jamais elle ne l’avait
vu sourire ainsi. La plupart du temps, il paraissait
soucieux, ou renfrogné, quelquefois agacé. Prise au
dépourvu elle aussi, la jeune servante se troubla tant
qu’elle détala en rougissant, non sans avoir lancé
par-dessus son épaule un regard à MacLean qui
mangeait d’un bon appétit.
Sans même réfléchir à ce qu’elle faisait, Maggie
repoussa son siège et le rejoignit. Elle ignorait ce
qu’elle allait lui dire. En y réfléchissant, elle risquait
de perdre tout courage, et il lui restait si peu de
temps qu’elle ne pouvait se le permettre.
En la voyant s’installer face à lui, il redressa la
tête et cessa de mâcher.
—  Ça va mieux ? demanda-t‑elle.
Colin prit le temps de déglutir avant de lui
répondre.
—  Beaucoup mieux.
—  Evan dit que vous pouvez rester ici autant que
vous voudrez.
— C’est très aimable de sa part, mais je préfère
ne pas m’attarder.
—  Pourquoi ?
—  J’ai des choses à faire.
—  Par exemple ?
—  Des choses.
—  Que faites-vous de votre vie, Colin MacLean ?
La rumeur prétend que vous êtes rarement chez vous
et que c’est un régisseur qui dirige votre clan.
Elle avait également entendu le concernant
d’autres bruits qu’elle préférait ne pas répéter ici.
107
—  Tout cela n’est pas faux, admit-il.
Dans un haussement d’épaules, Colin jeta un coup
d’œil à son assiette presque vide et conclut :
—  Je crois que le temps est venu de rentrer chez
moi et d’assumer mes devoirs.
— N’est-ce pas imprudent ? s’inquiéta-t‑elle. Les
Anglais vont sûrement vous chercher là-bas.
Après avoir reposé sa cuillère, Colin prit appui de
ses deux coudes sur la table et posa le menton sur
ses mains jointes, avant de demander :
—  Que voulez-vous au juste, Maggie Sinclair ?
Maggie retint son souffle. Sa voix basse et rauque
évoquait des promesses de baisers dans le noir et
d’autres choses plus brûlantes encore, dont elle
n’avait qu’une vague idée –  tous ces secrets de
l’amour dont les servantes discutaient entre elles à
voix basse en gloussant.
Les lèvres de Colin se retroussèrent en un sourire
amusé. Elle vit flamber dans ses yeux une lueur de
désir qui lui donna envie de détourner le regard,
mais elle ne voulut pas lui offrir cette satisfaction.
— Si vous continuez à me regarder comme ça,
susurra-t‑il sans cesser de plonger au fond de ses
yeux, je risque de vous prendre ici même, sur cette
table.
Cette fois, elle ne put tenir et détourna la tête, les
joues en feu.
—  Jamais vous ne feriez ça, dit-elle sans convic-
tion.
S’ensuivit une longue pause, au cours de laquelle
elle n’osa pas le regarder, puis elle l’entendit deman-
der d’une voix grondante :
—  C’est ma mort que vous voulez, femme ?
—  Ce n’est pas exactement mon plan.
—  Alors quel est-il ?
108
Du bout du pouce, elle suivit une crevasse dans le
bois de la table, s’efforçant de retrouver les paroles
longuement préparées qui pourtant lui échappaient.
Autour d’eux, la salle commençait à se vider de ses
convives, qui retournaient à leurs occupations.
—  Evan veut se débarrasser de moi, confia-t‑elle.
—  J’en doute.
—  En mon absence, il a épousé Innis. Ils veulent
vivre leur vie ensemble. Ils n’ont pas besoin que
j’encombre les lieux avec… mes manières.
—  Vos manières ?
Maggie prit une profonde inspiration et précisa :
— Il ne veut plus que je porte de pantalon. Ou
que  je participe à l’entraînement des guerriers.
Ou que je jure.
— Eh bien… tout ceci peut paraître un peu
bizarre, chez une femme.
Vivement, elle tourna la tête vers lui.
—  Vous me trouvez bizarre ?
—  Différente ? suggéra-t‑il sans paraître se t­ roubler.
Maggie se détendit quelque peu.
—  Je préfère.
— Et qu’en est-il de votre fiancé ? questionna
Colin.
Poussant un grognement sarcastique, elle enfouit
de plus belle son pouce dans la crevasse. La main de
MacLean apparut dans son champ de vision et vint
se poser sur la sienne. Ses ongles étaient courts, ses
doigts encore écorchés suite à la bagarre avec Gilroy
et ses hommes.
—  Sinclair… prévint-il.
Elle aimait qu’il l’appelle ainsi, plutôt que par son
prénom ou son diminutif.
—  Il se nomme Hugh Fraser, répondit-elle. Je ne
l’ai rencontré qu’une fois, il y a quelques années.
109
— Et vous avez décidé de ne pas l’aimer après
cette seule rencontre ?
—  Je ne l’aime pas parce qu’il attend de moi que
je me conduise comme une lady. Il veut que je porte
des robes et que je fasse tourner sa maison. Il ne
me laissera plus manier des armes ou m’entraîner.
Maggie entendit MacLean glousser doucement.
Elle redressa la tête mais il avait repris son sérieux,
même si une lueur malicieuse flottait encore dans
ses yeux. D’un coup sec, elle retira sa main de sous
la sienne.
—  Vous trouvez ça drôle ?
—  Nae, prétendit-il. Bien sûr que non. Et il vous
a dit tout cela quand vous l’avez rencontré il y a
des années ?
—  Oui. Enfin, non.
Un soupir d’exaspération lui échappa avant qu’elle
n’ajoute :
—  Evan n’arrête pas de me répéter que je dois por-
ter des robes et me conduire comme une lady lorsque
Fraser arrivera. Pourquoi me le demanderait-il si ce
n’était pour lui être agréable ?
Il parut y réfléchir un instant, avant de conclure :
—  Vous pourriez avoir raison, mais à votre place
je lui laisserais une chance. Vous ignorez qui il est,
au juste.
Maggie sentit ses épaules s’affaisser sous le poids
de la défaite. Elle s’était bêtement imaginé que
MacLean prendrait son parti contre Evan, mais il
paraissait décidé à rester neutre. Le baiser qu’ils
avaient échangé ne représentait-il rien à ses yeux ?
Et lorsqu’il prétendait vouloir la prendre sur la
table ? Devait-elle y voir une plaisanterie grivoise
et rien d’autre ?
— Ça ne vous fait donc rien ? s’entendit-elle
demander d’une voix suppliante. Je veux dire… après
110
tous les dangers que nous avons traversés, après que
je vous ai soigné et…
Maggie laissa sa phrase en suspens. Ses arguments
ressemblaient à des gémissements à ses propres
oreilles, ce qui était bien le dernier effet qu’elle
voulait produire. MacLean ne voudrait jamais d’une
pleurnicheuse.
— Maggie…
Il prit son menton entre ses doigts pour l’obliger
à le regarder avant d’ajouter :
—  Je ne peux me mêler de ce qui se passe entre
votre frère et vous. Ce n’est pas mon rôle.
—  Ça l’est, puisque vous êtes mon ami.
Elle retint son souffle. Elle vit passer dans ses
yeux cette lueur qu’elle avait vue dans la clairière,
avant qu’il ne l’attire à lui pour l’embrasser. Elle
se pencha vers lui, juste un petit peu plus. Elle le
vit fixer ses lèvres et fut presque certaine de l’avoir
entendu gronder.
Colin inclina légèrement la tête sur le côté. Leurs
lèvres étaient si proches qu’elle pouvait sentir son
souffle sur les siennes. Plus que tout, elle voulait
qu’il lui donne un baiser à lui faire perdre la tête, un
baiser qui mettrait son monde sens dessus dessous.
Soudain, une servante laissa échapper une cruche
qui se brisa à grand fracas sur le sol. Le bruit les fit
sursauter et s’éloigner l’un de l’autre. Colin se dressa
sur ses jambes. En proie à la frustration, Maggie
poussa un gémissement sourd.
—  Bon sang, Sinclair ! s’exclama MacLean en pas-
sant une main tremblante dans ses cheveux. Ce doit
vraiment être ma mort que vous voulez !
Il se détourna, prêt à déguerpir. Maggie sentit sa
dernière chance lui filer entre les doigts.
—  MacLean ! lança-t‑elle.

Licence eden-3029-7a74eb839e39b30-R932836104-619032 accordée 111


le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
Lentement, il pivota vers elle. Le désir sans fard
qui se lisait sur son visage lui fit battre le cœur à
tout rompre.
— Ce que je veux, confia-t‑elle dans un souffle,
c’est que vous m’emmeniez avec vous.
11

—  Vous emmener avec moi ?


Colin était toujours sous le coup de ce qui avait
failli se produire un instant plus tôt. Son sexe en
érection sous son pantalon se laissait difficilement
ignorer, et il ne savait s’il devait remercier ou étran-
gler la maladroite servante qui les avait interrom-
pus. Dire qu’il avait été à deux doigts d’embrasser
Sinclair, après avoir promis à son frère de ne pas
le faire… Qui plus est, au beau milieu de la grande
salle, où tout le monde pouvait les voir ! Qu’est-ce
qui clochait chez lui ? Et à présent, voilà qu’elle vou-
lait qu’il l’emmène avec lui. C’était impossible pour
tellement de raisons qu’il ne pouvait même pas en
faire le compte.
—  C’est impossible, assura-t‑il fermement.
—  S’il vous plaît…
Du diable s’il ne se sentait pas déjà faiblir… Pour-
quoi était-il si faible dès lors qu’il s’agissait de Sin-
clair ?
—  Nae.
—  Pourquoi ?
— Comment pouvez-vous poser la question ?
Ce serait inapproprié. Evan me tuerait, et venant
d’échapper à une exécution, je préfère en éviter une
seconde – surtout dans la même semaine.
113
Sans compter qu’elle était fiancée. Ce qui signi-
fiait qu’une convention de mariage avait été conclue.
Voilà ce qu’il ne devait pas perdre de vue chaque
fois qu’il avait envie de l’embrasser.
—  Ce ne serait pas plus inapproprié que de par-
tager une cellule pendant deux semaines ou une
caverne pendant quelques jours.
Un peu de la lumière qu’abritaient ses yeux s’étei-
gnit quand elle ajouta :
—  De toute façon, Evan serait probablement ravi
que vous le débarrassiez de moi.
Colin se raidit pour ne pas se laisser prendre au
piège de sa voix défaite. Il lui avait fallu faire appel
à tout son courage pour défendre son fiancé. Il serait
spontanément tombé d’accord avec elle au sujet de
ce mariage s’il s’était écouté, mais il avait choisi
la voie honorable en essayant de la convaincre que
Hugh Fraser était peut-être un homme acceptable
– alors qu’il aurait voulu le réduire en bouillie.
—  Vous êtes folle, protesta-t‑il.
—  Me voilà donc démente et bizarre ?
Elle détourna le regard, mais pas assez vite pour
que Colin puisse ne pas remarquer ses yeux embués.
—  N’en parlons plus, conclut-elle avant de ­s’éclipser.
— Maggie…
Il ne se lança pas à sa poursuite. Qu’aurait-il pu
dire d’autre ? Il n’allait pas l’emmener avec lui, et il
valait mieux pour lui ne pas se mêler des affaires
des Sinclair.
Après avoir regagné sa place à table, Colin prit sa
tête entre ses mains. Il regrettait de s’être fourré dans
une telle histoire. S’il n’avait pas pris l’initiative de
ce malheureux baiser, il serait déjà parvenu à l’heure
qu’il était chez son ami Sutherland, où il aurait été
en sûreté. C’était bien la preuve qu’un homme n’avait
114
jamais rien à gagner à laisser ses bourses supplanter
son cerveau.
Comme si cela ne suffisait pas, Evan vint bientôt se
glisser sur le siège que sa sœur venait d’abandonner.
—  Maggie paraissait en colère, dit-il en l’observant
d’un air suspicieux.
Colin soupira.
—  Elle l’est… admit-il, laconique.
—  Avez-vous encore essayé de l’embrasser ?
En le foudroyant du regard, Colin parvint à mentir
avec un certain aplomb :
—  Nae.
—  Pourquoi l’avez-vous mise en colère, dans ce cas ?
—  Je ne l’ai pas mise en colère. C’est à cause de
vous qu’elle l’est.
—  Moi ? s’étonna Sinclair, manifestement surpris.
Que lui ai-je fait ?
—  Apparemment, vous lui auriez fait comprendre
que vous ne voulez plus d’elle ici.
— Comment ça ? Je n’ai jamais dit une chose
pareille !
—  Alors vous lui avez dit quelque chose qu’elle a
interprété de cette façon, parce qu’elle a l’air convain-
cue que c’est le cas. Elle veut que je l’emmène avec
moi quand je partirai.
Evan le dévisagea sans mot dire un moment, puis
il ferma les yeux et se frotta longuement le front.
Ce n’était pas la première fois que Colin le voyait
faire ce geste, et il était prêt à parier qu’à cause de
Maggie il devait le faire souvent. Soudain, il fut pris
d’un élan de pitié pour le futur époux de Margaret
Sinclair  : Hugh Fraser avait tout intérêt à avoir de
la patience à revendre.
—  Elle doit être en colère à cause des fiançailles,
marmonna Evan.
—  Elle a dit quelque chose de ce genre, en effet.

Licence eden-3029-7a74eb839e39b30-R932836104-619032 accordée 115


le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
—  Fraser est bien nanti. Elle ne manquera de rien.
Mais Fraser lui permettra-t‑il d’être la femme qu’elle
veut être ? À la voix qui venait de s’exprimer au fond
du crâne de Colin, la même voix répondit  : Ne te
mêle pas de ça, idiot !
Evan laissa son poing s’abattre sur la table, si fort
que Colin sentit le plateau vibrer sous son coude.
— Bon sang, MacLean ! s’exclama-t‑il. Elle ne
peut tout de même pas passer le reste de sa vie
ici. Elle doit fonder un foyer, construire sa propre
existence. En plus, Fraser est…
Intrigué de le voir laisser sa phrase en suspens,
Colin insista :
—  Il est… quoi ?
Evan poussa un soupir.
—  Fraser est un sympathisant des Anglais, et c’est
ce dont j’ai besoin en ce moment.
Colin s’écarta de la table, effaré et en colère.
—  Vous allez donc vendre votre sœur à un parti-
san des Anglais par convenance personnelle ?
—  Nae. Ce n’est pas du tout ça.
—  Cela y ressemble grandement.
Colin n’aimait pas la tournure prise par la conver-
sation. Il ne parvenait pas à imaginer Maggie, qui
avait combattu à Culloden, mariée à un allié des
ennemis de l’Écosse. Cela risquait de mal se terminer.
—  Nous savons tous que les mariages ne sont pas
conclus par amour mais pour des raisons politiques,
objecta Evan. Or c’est de nouvelles alliances que j’ai
besoin. Je me suis battu à Culloden. Mes hommes
se sont battus à Culloden. Bon sang ! Ma sœur elle-
même s’y est battue. Les Anglais sont intraitables
avec ceux qu’ils suspectent. En épousant Fraser,
Maggie offrira une protection efficace à notre clan.
— Ce n’est pas ainsi qu’il faut raisonner. On ne
marie pas sa sœur à un partisan de l’ennemi.
116
— C’est un homme bien. Il la traitera convena-
blement.
—  Même quand il découvrira qu’elle s’est battue
à Culloden ?
Evan détourna le regard.
—  Vous ne comprenez pas, murmura-t‑il. Je n’ai
pas le choix, je dois le faire.
—  Les jacobites sont nombreux…
Colin jeta un coup d’œil alentour pour s’assurer que
nul ne les écoutait. Il n’y avait plus qu’eux dans la
salle, mais il baissa néanmoins d’un ton pour ajouter :
—  … et les chefs jacobites qui réussissent à faire
prospérer leur clan ne manquent pas.
—  Ah oui ?
Evan n’était visiblement pas convaincu.
—  Je n’en suis pas si sûr que vous, poursuivit-il.
Ils seront pourchassés, torturés, tués. Je ne veux pas
de cet avenir pour mon clan.
— Vous préférez le déshonneur ? Si cela se pro-
duit, il faudra faire ce que vous avez déjà fait : repar-
tir au combat.
Un muscle se contracta sur la mâchoire d’Evan
Sinclair. Colin soutint son regard sans ciller. Il
n’éprouvait à cette minute aucune sympathie pour
cet homme. À ses yeux, on adoptait la cause jacobite
ou non. Il n’était pas possible d’opter pour un camp
puis pour l’autre en fonction de ses intérêts. Cette
ligne de conduite n’était autre que celle de Campbell,
et qui aurait voulu lui ressembler ?
—  Je dois faire ce qui est le mieux pour les Sin-
clair et leur avenir, conclut le frère de Maggie.
Mais, ce disant, il n’avait pu s’empêcher de détour-
ner le regard.
—  Aye, approuva Colin en se levant. Faites ce que
vous imaginez être le mieux.

117
Colin alla se défouler de ses frustrations sur le
terrain d’entraînement. Apprendre à se battre avait
été le seul des legs transmis par son père qu’il avait
apprécié. Cela faisait un moment qu’il n’avait pu
confronter sa force et son habileté à celles d’un
autre. Il se sentait faible, ses instincts n’étaient plus
ce qu’ils avaient été. Il lui fallait remédier à cela.
Écartant de ses pensées la conversation qu’il
avait eue avec Evan, il laissa ses émotions prendre
le contrôle. Il sentit sa colère se déverser à travers
ses bras en repoussant son adversaire. Il ne pensait
pas avoir jamais été aussi furieux qu’il l’était pour
l’heure. Sa rage ne pouvant se traduire en mots, il
laissa ses actes parler pour lui.
Au bout d’un moment, rattrapé par sa faiblesse, il
lui fallut s’arrêter. Sa volonté se rebellait à l’idée de
déserter le terrain d’entraînement, mais son corps
refusait de suivre.
En essuyant la sueur qui noyait son visage, il aper-
çut un jeune homme frêle qui se mesurait à Gilroy.
Bien vite, il réalisa son erreur. Comment pouvait-il
encore prendre Maggie pour ce qu’elle n’était pas ?
Et comment avait-il pu ne s’apercevoir de rien
durant leur captivité ? Sans doute parce qu’elle était
douée pour tromper son monde. Mais désormais, il
se jurait de ne plus tomber dans le piège.
En compagnie de quelques autres appuyés à la
clôture, il observa le combat. Maggie était vrai-
ment douée. Elle semblait anticiper chaque geste
de Gilroy. Même s’ils devaient avoir l’habitude de
s’affronter, il était manifeste qu’elle avait un instinct
de combattante qui avait été amené par la pratique
à une certaine perfection. Qui plus est, elle était
agile et se dérobait à son adversaire au bon moment,
réduisant sa tactique à néant et provoquant son exas-
pération. Or un combattant exaspéré finit par perdre
118
ses moyens et commettre des erreurs –  de fatales
erreurs.
C’était un spectacle étonnant de la voir se battre
le sourire aux lèvres, avec des gestes si gracieux
qu’elle semblait danser. Maggie utilisait son corps
comme une arme, provoquant et déstabilisant son
adversaire, lui laissant espérer un instant la victoire,
avant de se dérober avec un rire cristallin emporté
par le vent.
En définitive, Maggie était même plus que douée.
À sa grande surprise, Colin sentit le désir lui mordre
les tripes rien qu’à la regarder.
Pantelant, trempé de sueur, Gilroy finit par recon-
naître sa défaite en pointant son épée vers le sol.
Maggie alla le rejoindre et le prit quelques instants
dans ses bras, avant de gagner la sortie du terrain.
Apercevant Colin, elle fit halte devant lui et scruta
son visage, les yeux mi-clos pour se protéger du
soleil. Des mèches restaient plaquées à ses tempes
humides de transpiration. Ses vêtements moulaient
son corps aux endroits les plus inappropriés. Colin
avait beau s’efforcer de garder les yeux rivés aux
siens, il ne pouvait faire abstraction de ses seins.
—  Eh bien ? demanda-t‑elle, le faisant sourire.
—  Eh bien quoi ?
Maggie leva les yeux au ciel.
—  Qu’avez-vous pensé du combat ?
—  Je pense que vous êtes assez douée.
Elle émit un grognement sarcastique.
—  « Assez » seulement ?
—  Peut-être un peu plus que cela.
Elle pointa un doigt sur sa poitrine, mais Colin
sentit ce contact jusque dans son entrejambe.
— Je suis bien plus qu’assez douée, et vous le
savez.
Un sourcil arqué, il fit remarquer :
119
—  Ce genre d’attitude trop confiante pourrait vous
faire tuer sur un champ de bataille.
Maggie haussa les épaules.
—  Je peux m’en débrouiller.
Décrochant un linge d’un des poteaux de la clô-
ture, elle débarrassa son visage de la sueur et de la
boue qui s’y étaient accumulées. Contrairement à
la plupart des hommes qui ne sentent pas la rose
à l’issue d’un combat, il émanait d’elle une odeur
fraîche de grand air, de verdure, qui suffit à porter
l’érection de Colin à son apogée.
Puis, se remémorant ce qu’Evan lui avait confié,
il sentit sa colère renaître de plus belle. Comment
pouvait-il faire cela à sa sœur ? Comment pouvait-il
la vendre à l’ennemi, dans l’espoir d’une paix illu-
soire ? Mais, même si ce n’était pas correct, que
pouvait-il y changer ? Il n’était pas un Sinclair. Il
n’était personne – juste un étranger de passage. Pour-
tant, l’idée de partir en laissant Maggie derrière lui,
à la merci de son frère, lui était insupportable.
—  Moi aussi, je vous ai vu combattre, dit-elle.
Colin réprima une grimace. Cela n’avait pas été
sa meilleure performance…
—  Vous êtes assez doué, mais sans plus.
Sur ce, elle lui adressa un clin d’œil et tourna les
talons. Colin ne put empêcher son regard de se por-
ter sur son arrière-train, parfaitement moulé dans
son pantalon, qui mettait en valeur la perfection de
ses hanches.
Le spectacle était si émouvant qu’il ne lui en vou-
lut pas d’avoir eu raison.
12

Plus tard ce jour-là, Colin vit Gilroy entraîner


Evan à l’écart pour avoir une discussion avec lui.
L’homme de confiance du laird paraissait soucieux.
Colin ne put saisir au vol que quelques répliques,
mais elles le décidèrent à les rejoindre, même si la
voix de la raison lui intimait de s’occuper de ses
propres affaires.
—  Qu’a dit le chirurgien ? demandait Evan.
— Il doit rester alité. Il ne pourra pas marcher
pendant des semaines.
—  Pardonnez-moi, intervint Colin en les abordant.
Je n’ai pu faire autrement que surprendre vos paroles
au passage. Vous avez un soldat qui s’est brisé la
jambe ?
Les deux hommes le dévisageaient d’un air méfiant.
—  Il est tombé dans l’escalier, précisa Gilroy d’une
voix grondante.
—  Il va nous manquer. Certaines de mes troupes
sont… occupées ailleurs, expliqua Evan en dévisa-
geant Colin.
Il ne lui fut pas nécessaire de réclamer des pré-
cisions. Tous deux avaient participé à cette réunion
au cours de laquelle Alasdair Graham avait exigé
de chaque participant qu’il contribue à la formation
d’une force commune. Entre ceux qui fuyaient le
121
pays parce qu’ils étaient poursuivis par les Anglais
et ceux qui n’étaient pas revenus du champ de
bataille, l’époque était rude pour la plupart des lairds
confrontés à la nécessité d’assurer la permanence de
leur clan. Evan n’y échappait pas. Colin eut envie
de lui demander s’il pensait améliorer la situation
en mariant sa sœur à un partisan des Anglais mais
il se retint, car cela n’aurait pas servi son objectif
du moment.
—  Je vais remplacer votre homme, proposa-t‑il.
Ce devait être la pire décision de son existence,
mais il était parvenu à la conclusion qu’il ne pourrait
laisser Maggie se débrouiller seule avec son frère
et Fraser. Il ne s’en irait que lorsqu’il aurait vérifié
qu’elle ne risquait rien.

Quelques heures plus tard, accoudé aux remparts,


Colin observait la voûte céleste cloutée d’étoiles. Cela
ne le dérangeait pas d’assurer la garde de nuit. Outre
qu’il y trouvait une certaine paix, cela lui rappe-
lait le temps où son père lui infligeait cette veille
nocturne. Cela n’avait, déjà à l’époque, rien d’une
punition pour lui, mais pour rien au monde il ne
l’aurait révélé à son géniteur.
Il n’y avait guère de châtiments dans son enfance
qui lui faisaient véritablement effet, mis à part l’oc-
casionnelle fessée. Au moins celle-ci ne durait-elle
pas longtemps, et le fait de le savoir aidait à la sup-
porter. C’était dans le même état d’esprit qu’il avait
affronté les coups de fouet anglais. D’une certaine
manière, peut-être son père, sans le savoir, l’avait-il
préparé à survivre à cela.
En grandissant, il était devenu une constante
source d’ennuis pour ses parents, puis pour ses
frères. Comme il était ironique que le mauvais gar-
çon, celui dont tout le monde répétait qu’il ne ferait
122
jamais rien de bon, soit à présent le seul survivant…
Sans doute son attitude de casse-cou l’avait-elle aidé
à survivre, et c’était une autre ironie amère dont il
se serait bien passé.
Colin aurait volontiers cédé sa place à l’un de ses
frères. Le clan MacLean aurait été autrement mieux
dirigé par un Dougal ou un Fergus que par lui, voyou
sans foi ni loi qui avait tourné le dos aux siens.
Un bruit de pas sur le dallage, dans son dos, lui
fit faire volte-face. Sa main se porta à la poignée de
son épée, mais avant même qu’elle ait émergé des
ténèbres, il avait perçu la présence de Maggie. Il était
étrange de constater à quel point son corps réagissait
instinctivement à sa proximité. Elle le rendait fou
avec ses sourires effrontés et sa langue bien pendue,
mais il admirait également sa capacité à être celle
qu’elle voulait être en dépit de tout.
—  Songeur ? demanda-t‑elle.
Maggie s’installa à côté de lui, les bras croisés
sur le parapet, et plongea ses regards dans le noir.
Colin lui répondit d’un grognement indistinct. Le
confortable silence nocturne retomba entre eux, et
ils n’éprouvèrent ni l’un ni l’autre le besoin de le
rompre. Cela aussi, il l’appréciait beaucoup  : elle
ne jacassait pas comme une pie juste pour faire du
bruit.
—  Avez-vous réfléchi à ma proposition ? s’enquit-
elle ensuite.
Il lui fallut un moment pour réaliser qu’elle évo-
quait son idée folle de s’enfuir avec lui.
—  Nae, avoua-t‑il.
Un autre mensonge. Qu’il ait fait plus qu’y réflé-
chir, pour rien au monde il ne l’aurait admis. L’em-
mener loin de chez son frère aurait certes permis à
Maggie d’échapper au mariage avec Fraser, mais il
en aurait résulté pour lui d’innombrables problèmes,
123
non seulement avec Evan mais aussi avec le préten-
dant bafoué, voire avec les Anglais. Il ne pouvait se
permettre ce genre de complication pour l’instant.
Pourtant, il n’envisageait plus de partir sans elle. Du
diable s’il n’était pas tombé dans un piège !
Maggie se contenta de pousser un profond soupir.
Finalement, songea Colin, ils avaient tous deux
bien plus en commun qu’il ne l’avait cru. Comme lui,
elle refusait le rôle qu’on lui imposait et cherchait
à se faire accepter pour ce qu’elle était et à trouver
sa place dans l’existence.
Lentement, il tourna la tête vers elle. Le clair de
lune conférait à ses cheveux noirs une teinte bleutée.
Ses yeux sombres semblaient absorber la lumière. Ils
attiraient les siens dans leurs profondeurs.
Son regard se porta sur ses lèvres lorsque, du bout
de la langue, elle les humecta. Colin réprima un
grondement sourd. Il allait l’embrasser. Il ne pour-
rait renoncer à cette opportunité de le faire, et même
s’il savait qu’Evan pouvait le tuer pour cela, à cette
minute peu lui importait. L’attirance qu’elle exerçait
sur lui était irrésistible. Dès qu’ils étaient proches
l’un de l’autre, sa raison le quittait.
Il se pencha vers elle lentement. Elle fit de même
et leurs lèvres se joignirent à mi-chemin. Elle sou-
pira contre sa bouche, comme si elle avait attendu
désespérément cet instant. Maggie se tourna pour
lui faire face, et avant qu’il ait pu réaliser ce qu’il
faisait, Colin la saisit par les hanches et la pressa
contre lui.
Elle était menue, mais forte. Il sentait ses muscles
jouer sous sa peau. Elle était agile et souple, bâtie
pour la vitesse et l’endurance. Pas une once de
graisse superflue en elle, ce qui ne la rendait pas
moins douce et tendre au toucher. Sans pouvoir s’en
124
empêcher, Colin remonta sa chemise couleur safran
et caressa sa peau chaude et satinée.
Elle émit alors un petit cri qui lui enflamma les
sens au point de lui faire perdre tout contrôle. Pan-
telante, elle se livrait sans retenue à ses caresses. Il
sentait la pointe durcie de ses seins s’écraser contre
sa poitrine. Le besoin de la faire sienne le possédait
si totalement qu’il aurait pu la prendre là, debout,
adossée au parapet. Pourtant, il parvint à refréner
son désir, au prix d’un effort de volonté dont il ne
se serait pas cru capable. Profiter de ce baiser divin
était déjà une suprême récompense.
Maggie entoura sa taille de ses bras et verrouilla
ses mains au creux de ses reins, comme pour le
retenir contre elle à tout jamais. C’est alors que Colin
entendit derrière eux quelqu’un s’éclaircir la voix. En
hâte, il mit fin au baiser et se libéra de son étreinte.
Chancelante, elle lui lança un regard surpris. Il se
retourna pour faire face à son frère.
La main sur son épée, Evan les foudroyait du
regard.
—  Je devrais vous tuer sur-le-champ, gronda-t‑il.
Ayant récupéré ses esprits, Maggie vint se placer
résolument devant Colin. Bien qu’appréciant le geste,
il n’avait pas besoin qu’une femme le protège. Gen-
timent, il tenta de la pousser sur le côté, mais elle
ne se laissa pas faire et il dut la contourner pour se
placer devant elle.
—  Vous embrassez ma sœur, constata Evan d’une
voix glaciale. Encore une fois.
—  C’est peut-être moi qui l’embrassais ! intervint
Maggie en se portant de nouveau au premier plan.
Colin émit un grognement étouffé.
—  Toi, file dans ta chambre ! ordonna Evan.
— Je ne suis plus une enfant qu’on mène à la
baguette !
125
Les yeux plissés par la colère, son frère répliqua :
—  Alors arrête de te conduire comme une enfant !
Le menton pointé, elle lui tint tête fièrement :
—  Un tel baiser n’a rien d’un jeu d’enfant !
—  Maggie… prévint Evan, à bout de patience.
Elle prit une profonde inspiration, comme s’il lui
fallait reprendre le contrôle de ses émotions.
—  Très bien, dit-elle enfin. Mais il ne sert à rien
de passer ta colère sur MacLean. Il faut être deux
pour s’embrasser.
Sur ce, elle s’éloigna, sous les yeux de son frère
au profil aussi granitique qu’un piton des Highlands.
Dès que Maggie eut disparu dans l’escalier, Sin-
clair passa à l’attaque. Prenant Colin au dépourvu,
il l’agrippa au col et le poussa violemment au-dessus
du parapet. Déséquilibré, Colin était à sa merci et à
deux doigts de basculer dans le vide.
—  À quoi diable pensiez-vous donc, MacLean ?
Il lui était impossible de répondre alors que sa
main lui serrait si fortement la gorge. Mais alors
qu’il voyait déjà sa fin arriver, Evan le redressa et
le lâcha, avant d’exiger :
—  Expliquez-vous !
—  J’ai embrassé votre sœur.
Qu’aurait-il pu dire d’autre ? Sinclair les avait sur-
pris. Il ne servait à rien de nier.
—  J’aurais dû vous laisser choir dans le vide, mau-
gréa l’autre.
—  Pourquoi ne pas l’avoir fait ?
Sinclair secoua la tête.
— Parce que Maggie a raison  : il faut être deux
pour s’embrasser, et elle n’est pas exempte de
tout reproche. Je ne sais plus quoi faire avec elle,
MacLean. Elle ne peut continuer à vivre ici comme
cela. Elle a besoin de stabilité, d’un réel avenir.
126
—  Êtes-vous donc aveugle ? protesta Colin. Votre
sœur est une femme magnifique, qui n’a pas son
pareil. Vous ne pourrez rien changer à cela.
— Aucun homme n’épouserait une femme qui
jure et se bat mieux que lui.
Moi, je l’épouserais.
Colin tressaillit, effaré par cette certitude qui
soudain s’était emparée de lui. Il ne voulait pas de
Maggie pour femme. Enfin… il voulait bien d’elle,
mais il ne pouvait la faire sienne, ni lui faire une
place dans sa vie.
—  Le jour va bientôt se lever, constata-t‑il en chas-
sant ces pensées. Je vais me coucher.
Il s’apprêtait à s’engager dans l’escalier lorsque
Sinclair le héla.
— MacLean…
Par-dessus son épaule, Colin lui jeta un coup d’œil
et l’entendit conclure :
—  Je vous remercie de suppléer à l’absence d’un
de mes hommes. Mais n’embrassez plus ma sœur.
C’est le dernier avertissement que je vous donne.
Après l’avoir salué d’un vague signe de tête, Colin
descendit les marches, l’esprit confus.
13

Assise seule à une table de la grande salle, Maggie


laissait libre cours à son irritation de n’avoir plus
revu Colin. Cela faisait deux jours qu’ils s’étaient
embrassés, et depuis elle n’avait pu le croiser.
Elle avait pourtant espéré lui voler un autre bai-
ser, parce qu’il embrassait vraiment bien et qu’elle
aimait décidément ça, mais on aurait dit qu’il faisait
tout pour l’éviter. Cela la rendait triste et furieuse
à la fois.
Elle n’avait pas réalisé jusque-là à quel point elle
aimait l’avoir à ses côtés, et combien en fait elle cher-
chait délibérément sa compagnie. Pas seulement
pour les baisers – encore qu’il s’agissait sans conteste
d’un aspect très intéressant – mais aussi parce qu’elle
aimait échanger avec lui. Il paraissait ne pas être
intimidé ni gêné par ce qu’elle était. C’était sur un
pied d’égalité qu’il parlait avec elle.
Coudes sur la table, tête entre les mains, elle était
toute à ses pensées lorsque Innis vint s’installer face
à elle. Elle lui fut presque reconnaissante de sa
compa­gnie, ce qui en disait long sur son état d’esprit.
—  Quels sont vos plans pour aujourd’hui ? s’enquit
sa belle-sœur.
Maggie haussa les épaules et répondit laconique-
ment :
128
—  Entraînement, équitation.
Le nez parsemé de taches de rousseur d’Innis se
plissa de dégoût.
—  Cela ne semble pas très palpitant.
—  Pas plus que de superviser les tâches de la cui-
sinière et des servantes du château.
—  Vous avez raison. Ce n’est guère palpitant non
plus.
Maggie ne chercha pas à masquer sa surprise.
—  Et moi qui pensais que vous aimiez faire tout
cela…
—  Je ne déteste pas m’en charger, parce que c’est
mon devoir. Je veille aux tâches du foyer pendant
qu’Evan assure la sécurité et la prospérité du clan.
Chacun son rôle. Mais je ne peux pas dire que cela
soit chaque jour pour m’enchanter.
Dans l’esprit de Maggie, il n’avait jusque-là fait
aucun doute qu’Innis adorait repriser les vêtements,
discuter sans fin des menus avec la cuisinière, s’assu-
rer que la domesticité s’occupait correctement des
travaux ménagers.
—  Vous ne m’aimez pas, constata sa belle-sœur.
Pour toute réponse, Maggie détourna le regard.
Sans se formaliser, Innis poursuivit :
—  Je sais que lorsque je suis arrivée ici, votre vie
a changé, et que vous m’en voulez.
—  Je préférerais ne pas avoir cette conversation.
—  Mais moi, je veux que vous sachiez à quel point
je vous admire.
Maggie la dévisagea, incrédule.
—  Moi ? s’étonna-t‑elle. Vous m’admirez, moi ?
—  Bien sûr. Vous avez une volonté à toute épreuve.
Vous dites ce que vous voulez et vous pensez ce
que vous dites. Vous vous habillez comme bon vous
semble, et vous vous fichez de ce que les autres
peuvent penser.
129
— La plupart des gens trouvent cela scandaleux
et embarrassant.
—  Eh bien… je ne le ferais pas moi-même, mais
c’est parce que je ne me sentirais pas à l’aise dans
ces habits-là. Cela ne veut pas dire que je ne vous
admire pas de les porter.
—  Evan déteste ça.
— Je ne le pense pas, non. Je crois qu’Evan est
persuadé que le temps est venu pour vous de vous
conformer à des usages plus courants.
La voyant réagir, Innis se hâta d’ajouter :
—  « Conformer » n’est sans doute pas le mot adé-
quat, reconnut-elle. De vous réformer ?
Maggie se mit à rire et fit remarquer :
—  C’est la même chose, non ?
— Pas tout à fait, assura Innis. Vous n’avez pas
à vous habiller et à vous comporter en permanence
comme une lady. De même, vous n’avez pas à vous
habiller et à vous comporter en permanence comme
un…
La voir hésiter à finir sa phrase fit sourire Maggie,
qui demanda :
—  Comme un quoi ?
—  Comme un garçon manqué !
Toutes deux se mirent à rire de concert. Pour Mag-
gie, c’était une situation étrange de plaisanter avec
Innis, qu’elle n’avait jamais portée dans son cœur.
—  J’admets me comporter en garçon manqué de
temps à autre, reconnut-elle. Je ne le fais pas tou-
jours exprès, vous savez. Parfois, c’est plus fort que
moi, je ne peux m’en empêcher.
Innis eut un geste pour couvrir la main de Maggie
de la sienne, puis sembla se raviser.
—  C’est en cela que devenir une lady pourrait vous
aider, dit-elle. Une lady maîtrise ses impulsions. Une
lady sait quand il est acceptable de se conduire en
130
garçon manqué et quand il vaut mieux ne pas le
faire.
Maggie la dévisageait d’un air sceptique et avait
du mal à en croire ses oreilles.
— Vous arrive-t‑il de vous conduire en garçon
manqué ? questionna-t‑elle.
—  Nae.
—  Vous arrive-t‑il d’en avoir envie ?
Innis réfléchit un instant avant de répondre.
—  De temps à autre, oui.
—  Evan serait très choqué…
Un sourire réjoui fleurit sur les lèvres d’Innis.
—  Cela me semble probable, en effet.
— Il en rejetterait sans doute la faute sur moi,
hasarda Maggie en soupirant.
—  Tout aussi probable, à n’en pas douter.
Elles se sourirent et gardèrent le silence un ins-
tant, avant qu’Innis ne reprenne :
— Si vous ne voulez pas vous marier et si vous
ne voulez pas vous conduire comme une lady, alors
que voulez-vous faire ?
Elle paraissait sincèrement perplexe, comme si
le mariage constituait véritablement le seul horizon
pour une femme. Sans doute était-ce le cas pour la
plupart, mais Maggie ne voyait pas en vertu de quoi
cela aurait dû l’être pour elle. Il était arrivé par le
passé que certaines femmes se retrouvent à la tête de
leur clan. D’autres avaient même régné sur des pays
entiers : la reine Elizabeth et Mary, reine d’Écosse,
pour n’en nommer que deux.
— Je voudrais partir avec MacLean, mais il ne
voudra pas en entendre parler.
Qu’une telle confession ait pu lui échapper la sur-
prit elle-même. Les yeux d’Innis s’arrondirent sous
l’effet de la surprise et elle demanda :
—  Qui cela ? MacLean ou Evan ?
131
— Les deux, sans doute, mais c’est de MacLean
que je voulais parler. Il prétend que c’est inconve-
nant. Avoir combattu à Culloden, avoir été arrêtée
par les Anglais et avoir passé deux semaines en pri-
son avec lui l’est tout autant. Sans parler du fait
d’avoir passé quatre jours dans une caverne en sa
compagnie.
Affolée, Innis jetait des regards inquiets autour
d’elle.
—  S’il vous plaît… supplia-t‑elle. Pas si fort !
Maggie leva les yeux au plafond, exaspérée. Tout
le monde était tellement préoccupé par sa réputa-
tion et par son mariage projeté avec Fraser que plus
personne ne pensait à elle ni à l’épreuve qu’elle avait
traversée. Qui, à part Colin, s’était inquiété vérita-
blement d’elle ?
— Je suis tellement désolée pour vous, Mag-
gie… reprit Innis, qui cette fois céda à l’impulsion
de prendre sa main dans la sienne. Culloden ? Les
Anglais ? La prison ? Tout cela a dû être terrible.
Maggie éprouvait le besoin de lui soustraire sa
main, mais pour une raison qui lui échappait, elle
ne le fit pas.
— Evan était fou d’inquiétude, reprit sa belle-
sœur. Il ignorait ce qui vous était arrivé. Pour proté-
ger votre réputation, il a prétendu que vous étiez en
visite chez des amis. Il vaut mieux que Hugh Fraser
ignore la vérité. Vous ne pouvez le dire à personne.
De nouveau, elle surveillait les alentours.
— Naturellement, approuva Maggie avec amer-
tume.
Innis la considéra un instant avec affection et
ajouta :
— Que cela vous plaise ou non, les apparences
doivent être sauvegardées.
—  Je suppose que oui, admit Maggie.
132
Constater à quel point Innis paraissait affectée lui
permettait de relativiser son point de vue. Même si
elle restait convaincue que tout le monde s’en fai-
sait bien trop à propos d’une réputation dont elle
n’avait elle-même que faire, elle n’ignorait pas ce qui
motivait cette prudence. Une femme ne valait en ce
monde qu’en vertu du mariage avantageux qu’elle
était susceptible de conclure, ce que Maggie trou-
vait aussi injuste que stupide. Si certaines femmes
régnaient sur des pays entiers, de quoi d’autre encore
auraient-elles pu se rendre capables si on les avait
laissées faire ? Aussi infinies qu’inatteignables sem-
blaient les possibilités qui leur auraient été ouvertes.
En secouant la tête, Innis constata :
—  Vous m’émerveillez sans cesse.
— Moi ? s’étonna Maggie. J’étais convaincue de
n’être pour vous qu’une source d’embarras, celle
dont il vaut mieux ignorer la présence et ne pas
parler.
Confuse, Innis baissa les yeux et retira sa main.
—  Je sais que certaines de mes réactions ont pu
vous laisser croire cela… admit-elle. Mais ce n’est
que parce que Evan tient tant à vous. Rien ne l’ob-
sède plus en ce moment que ce mariage qu’il doit
conclure pour vous.
Maggie tressaillit, réprimant un gémissement
de consternation. Elle avait espéré que les choses
auraient changé durant son absence. Elle avait voulu
croire que son frère finirait, après avoir réfléchi, par
prendre ses envies en considération. Hélas, il restait
plus que jamais convaincu qu’elle avait besoin d’un
homme pour contrôler son existence.
—  C’est votre capacité à faire ce que vous voulez
qui m’émerveille, précisa Innis.
— Je ne parviens pas toujours à faire ce que je
veux.
133
—  Evan ne s’en remettrait pas si je me montrais
en pantalon et si je n’en faisais qu’à ma tête…
—  Vous devriez pourtant le faire.
Maggie sentait monter son excitation et l’intérêt
que lui inspirait cette surprenante conversation.
—  Faire quoi ? s’étonna sa belle-sœur.
—  Porter le pantalon.
—  Oh ! Je ne pourrais jamais faire ça ! protesta-
t‑elle, rougissante.
Une servante venait de les rejoindre, qui engagea
avec la maîtresse de maison une conversation sur le
linge à repriser. Maggie put de nouveau tranquille-
ment s’abîmer dans ses pensées à propos de Colin et
des baisers qu’il lui avait donnés. L’art d’embrasser
ne lui était jamais apparu comme un sujet digne
d’intérêt, jusqu’à ce que Colin l’y initie. En fait, il
s’agissait d’un passe-temps des plus agréables…
Mais, de manière étrange, il ne lui serait pas venu
à l’idée de se laisser embrasser par un autre que lui.
La servante retournée à ses occupations, la cui-
sinière l’avait aussitôt remplacée pour discuter
avec Innis des légumes à servir cette semaine-là et
des différents moyens de les accommoder. Maggie
n’écoutait que d’une oreille, en poursuivant ses cogi-
tations. Elle se demandait à quoi pourrait mener un
baiser que lui donnerait Colin et qui ne serait pas
interrompu, et imaginait sans peine à quel point ce
pourrait être merveilleux…
Finalement, après ce qui parut durer une éternité,
la cuisinière retourna à ses fourneaux. Avant que
quiconque ait pu prendre le relais pour accaparer
Innis, Maggie la prit par la main et la fit se lever
en lançant :
—  Allons-y !
—  Mais… où ça ? s’étonna sa belle-sœur.
134
D’un geste de la main, Maggie se débarrassa d’une
autre servante venue réclamer des ordres. Tous ces
gens étaient donc incapables de prendre une déci-
sion par eux-mêmes ?
—  Nous allons vous trouver un pantalon et aller
faire un tour, répondit-elle.
—  Mais… je ne peux tout de même pas…
— Vous pouvez si vous le voulez, l’interrom-
pit Maggie. Je me demande comment vous faites
pour rester ici à longueur de journées à discuter de
légumes à cuire de telle ou telle façon et de linge
à repriser.
—  Mais… c’est important pour la bonne marche
de la maisonnée…
Maggie poussa un grognement indistinct en la fai-
sant entrer dans sa chambre et en refermant derrière
elle. Innis alla se camper au milieu de la pièce. Tor-
dant ses mains devant elle, elle déclara d’une voix
incertaine :
—  Je n’aime pas cette expression sur votre visage.
— Evan m’a demandé de passer plus de temps
avec vous, c’est donc ce que nous allons faire.
En entendant cela, Innis se rembrunit.
—  C’est votre seule motivation ?
Maggie marqua une pause et la dévisagea.
—  Pourquoi ?
Innis haussa les épaules d’un air abattu.
Sans se préoccuper davantage de sa réaction,
Maggie alla fouiller sa garde-robe où se trouvait en
permanence une douzaine de pantalons. Personne ne
voulant tenir ce rôle, elle se passait de chambrière
depuis longtemps. Evan avait bien essayé d’assigner
ce rôle à différentes servantes, mais toutes avaient
renoncé en constatant qu’elle n’avait aucunement
besoin de leurs services.
—  Voici ce qu’il vous faut. Enfilez-le.
135
Elle avait sorti un pantalon trop long pour elle
et le tendait à Innis. En le tenant à bout de bras,
celle-ci l’examina avec perplexité.
—  Comment fait-on ? s’enquit-elle.
—  Tout simplement : une jambe après l’autre.
—  Qu’allons-nous faire qui nécessite que je porte
un pantalon ?
— Ce qu’il nous plaira de faire. Vous allez aussi
avoir besoin d’une chemise.
Maggie replongea dans sa garde-robe, en songeant
qu’une chambrière lui aurait pourtant été bien utile
pour garder celle-ci rangée. Mettant la main sur une
ample chemise couleur safran, elle en rectifia les plis
les plus apparents et suggéra :
—  Voulez-vous que je sorte pendant que vous vous
changez ?
Innis observait les vêtements qu’elle lui avait remis
avec une expression proche de l’horreur. Elle finit par
se reprendre et redressa courageusement les épaules.
— Je ne sais pas si je pourrai m’en sortir seule.
J’ignore totalement comment m’habiller avec ce
genre de choses.
—  D’accord. Pas de panique  : je vais vous aider.
Pour commencer, enlevez cette robe.
Il s’avéra qu’Innis ne pouvait le faire sans aide, la
plupart des boutons, attaches et rubans étant dispo-
sés hors de sa portée.
— On s’étonne après cela que je préfère le pan-
talon… marmonna Maggie en parvenant à ses fins.
La robe d’Innis glissa au sol… en révélant une
autre. Maggie ne put réprimer un grognement
d’exaspération.
—  Combien en portez-vous comme cela ?
Dieu merci, Innis put se débarrasser elle-même
de cette nouvelle épaisseur, et elles s’attelèrent à la
tâche ardue de lui faire enfiler le pantalon.
136
Ce fut sa belle-sœur qui commença à glousser,
mais bientôt Maggie ne put s’empêcher de rire elle
aussi. Quand elles en eurent terminé, elles riaient
tant qu’Innis bascula en arrière sur le lit, les quatre
fers en l’air.
Maggie n’était pas tout à fait certaine de savoir
ce qui les amusait à ce point, mais elles ne parve-
naient ni l’une ni l’autre à retrouver leur sérieux.
Elle dut se laisser tomber dans un fauteuil, le temps
d’essuyer ses larmes. Mais plus elle les essuyait, plus
celles-ci coulaient et plus elle devait recommencer.
Dans l’agitation, les cheveux d’Innis avaient échappé
à ses épingles et pendaient dans son dos. Quand elles
eurent enfin terminé de l’habiller, Maggie s’écarta
pour juger de l’effet produit et lâcha un sifflement
admiratif.
—  Ne laissez pas Evan vous voir dans cette tenue,
commenta-t‑elle. Il pourrait être très en colère.
Innis alla se camper devant le miroir et se tourna
d’un côté et de l’autre, passant les mains sur ses
hanches et le long de ses jambes. Ainsi vêtue, elle
ressemblait à une tout autre personne, très mince et
aux hanches peu marquées. La chemise, glissée dans
la ceinture, accentuait encore sa sveltesse.
— Allons-y avant qu’Evan se mette à votre
recherche, décréta Maggie.
Innis la suivit sans difficulté hors du château, mais
pas par le devant. Une porte peu fréquentée per-
mettait d’accéder à l’écurie sans passer par la cour
intérieure. Maggie s’occupa elle-même de seller sa
monture, et un autre pour Innis.
—  Montez-vous à cheval ? s’enquit-elle ce faisant.
Elle s’était exprimée à mi-voix, ne souhaitant pas
attirer l’attention du maître d’écurie. Celui-ci ne refu-
sait jamais qu’elle prenne une monture à sa guise,
mais il aurait pu s’opposer à ce qu’elle emmène Innis
137
avec elle, ce qui aurait été immédiatement rapporté
à Evan.
—  Je monte en amazone, expliqua Innis.
—  Complètement inutile en pantalon. Je vais vous
montrer comment faire à califourchon.
Maggie mena le cheval destiné à Innis devant un
baquet, qu’elle retourna pour en faire un banc de
monte. Innis parvint à se mettre en selle à la pre-
mière tentative. Une fois installée, elle écarquilla les
yeux.
—  Voilà qui est… intéressant, commenta-t‑elle.
Maggie lui tendit les rênes et alla enfourcher son
propre cheval.
L’essentiel était de parvenir à quitter l’enceinte
du château sans que quiconque les repère et donne
l’alerte. C’était la bonne heure du jour pour ce faire.
Chacun était occupé à sa tâche. Evan se trouvait
dans son étude.
— Gardez la tête baissée, conseilla Maggie. Ne
regardez pas les gardes.
— Ne devrions-nous pas en emmener un avec
nous ?
—  Nae.
—  Nous avons besoin de protection…
—  Je vous protégerai.
Innis n’en était manifestement pas convaincue,
mais Maggie lui prouverait qu’elle se trompait sur
ce point si cela devenait nécessaire, même si elle ne
s’attendait pas à rencontrer le moindre problème.
14

Aussitôt qu’elles eurent quitté la cour intérieure


et se furent éloignées, Maggie se tourna vers Innis
et lui adressa un grand sourire.
—  Maintenant, dit-elle, nous allons pouvoir nous
amuser.
Elle lança son cheval au trot, puis, quand elles
furent en terrain dégagé, au galop. Derrière elle,
Innis l’imita et poussa un cri d’excitation. Bientôt,
sa chevelure blonde libérée de sa capuche flotta der-
rière elle, tel un étendard au vent. Elle riait comme
Maggie ne l’avait encore jamais entendue rire.
Elles suivirent la rivière Thurso jusqu’au loch
Rumsdale. Là, Maggie mit pied à terre et encou-
ragea sa belle-sœur à faire de même. Innis hésita,
examinant les lieux, la main en visière pour se pro-
téger du soleil.
—  L’endroit est-il vraiment sûr ? s’inquiéta-t‑elle.
— Parfaitement sûr. J’y suis venue de nom-
breuses fois et n’y ai jamais rencontré personne.
Nous allons juste faire trempette avant de retourner
au château.
Le jardin secret de Maggie était au bord de ce
loch. Elle y était toujours plus heureuse, en pleine
nature, sans personne pour poser sur elle un regard
désapprobateur. Elle n’était pas certaine que le
139
partager était une bonne idée, mais elle avait la
sensation qu’Innis avait aussi besoin d’un endroit
où se ressourcer.
Maggie l’aida à descendre de cheval. Innis obser-
vait les eaux du loch d’un air sceptique.
—  Nous allons nager… commenta-t‑elle.
—  Il n’y a rien de meilleur par une chaude journée
qu’un petit plongeon dans le loch. Je vous promets
que vous allez aimer.
Déjà, Maggie se débarrassait de ses chaussures et
de son pantalon. D’un ton indulgent, elle précisa :
—  Nous garderons la chemise, au cas où quelqu’un
viendrait…
Couvrant sa poitrine de ses bras, Innis la dévisagea
d’un air horrifié.
—  Jamais je n’enlèverais ma chemise !
Cela fit sourire Maggie.
—  Je viens de vous dire que nous la garderons.
Innis ne parut pas trouver cela rassurant.
—  Il vous arrive d’enlever votre chemise ? s’étonna-
t‑elle. Ici ?
—  Parfois, oui.
—  Oh ! Maggie !
Elle paraissait tellement outrée que Maggie ne put
qu’en rire.
— Je vous assure que personne ne vient jamais.
Nous sommes parfaitement en sécurité, mais pour
aujourd’hui, nous resterons décentes.
—  Je préférerais garder mon pantalon également.
Maggie secoua la tête.
— Faites-moi confiance. Vous apprécierez bien
plus sans le pantalon.
Maggie laissa son épée au bord de l’eau et garda
sa dague sur elle. Elle ne mentait pas en affirmant
que personne ne l’avait jamais surprise ici, mais
140
Evan lui avait appris à demeurer en alerte en toute
circonstance, et son récent séjour dans un cachot
anglais lui avait servi de leçon.
Le loch Rumsdale était situé entre deux pics
montagneux dont les sommets se perdaient dans
les nuages. La plage, longue et large, déclinait en
pente douce. Une multitude d’oiseaux emplissaient
l’air de leurs cris, une créature des bois détalait de
temps à autre en troublant à peine le silence. Il n’y
avait là, pour profiter de la beauté de l’Écosse, qu’elle
et Innis.
Maggie s’engagea résolument dans l’eau en rete-
nant son souffle. Innis restait près de la berge, après
avoir trempé ses pieds, agitant les bras comme un
oiseau sur le point de s’envoler.
—  Oh ! Qu’elle est froide… gémit-elle.
Maggie devait reconnaître que sa belle-sœur n’était
pas celle qu’elle avait cru. De plus, Evan l’aimait, et
comme elle aimait quant à elle son frère, elle devait
avoir confiance en son jugement –  sauf en ce qui
concernait Fraser.
Après avoir achevé d’entrer dans l’eau en lâchant
quelques jurons entre ses dents, Maggie flotta sur
le dos, les yeux rivés au ciel d’azur piqueté de
nuages, sans cesser de réfléchir. Elle avait pensé
que le changement d’attitude de son frère vis-à-vis
de ses habitudes vestimentaires était dû à Innis.
Elle s’était imaginé que celle-ci était embarrassée
d’avoir une belle-sœur qui s’habillait, luttait et
jurait comme un homme. Pourtant, elle se ren-
dait compte qu’Innis n’y était pour rien, et devoir
admettre qu’Evan était seul responsable de ce revi-
rement lui était douloureux.
Maggie était bien consciente qu’elle ne réussirait
jamais à faire un beau mariage si elle continuait
à se conduire comme elle le faisait. Mais sous le
141
pantalon et la chemise il y avait une personne, un
être humain que ne pouvait résumer son habille-
ment. C’était cela  que les gens ne comprenaient
pas. Ils jugeaient les autres en ne se basant que sur
l’apparence.
En entendant de grands bruits d’éclaboussures sur
sa droite, Maggie déduisit qu’Innis avait fini par se
lancer.
— Ce n’est pas si terrible, une fois qu’on est
dedans, assura-t‑elle en claquant des dents.
Maggie lui jeta un coup d’œil et vit qu’elle cara-
colait dans l’eau, bras levés, en restant prudemment
où elle avait pied.
—  Avant longtemps, vous nagerez comme un pois-
son, lui promit-elle.
Innis eut un grognement dubitatif.
— J’en doute. Mais je vous remercie de m’avoir
emmenée ici. C’est tranquille.
—  C’est pourquoi j’y viens. Il y a parfois trop de
monde dans ce château.
—  C’est agréable de profiter d’un peu de tranquil-
lité, reconnut Innis.
Elle replia les bras puis bascula vers l’arrière et
ramena les jambes à la surface, de manière à faire
la planche.
—  Que pensez-vous de MacLean ? demanda-t‑elle
tout à trac.
Maggie haussa les épaules, ce qui la déséquilibra
et lui fit plonger la tête sous l’eau. Elle reprit pied
en crachant et en jurant tout son soûl, sous les rires
d’Innis. Maggie l’éclaboussa vigoureusement, provo-
quant des cris d’indignation et plus d’éclaboussures
encore en guise de représailles. Comme elle la mena-
çait de l’entraîner sous l’eau pour la faire cesser, elle
vit le visage d’Innis se figer et la peur transparaître
sur ses traits.
142
— Personne ne vous a appris à nager ? s’enquit-
elle.
—  Nae. Pas vraiment.
Les bras serrés contre elle, Innis était prise de
tremblements. Cela avait beau être l’été, l’eau dans
laquelle elles barbotaient s’écoulait directement des
montagnes environnantes.
—  Sortons de l’eau et allons nous sécher au soleil,
suggéra Maggie.
Elles trouvèrent près de la berge une grande pierre
plate et s’y installèrent. Appuyée des deux bras, Mag-
gie renversa la tête et se gorgea des rayons du soleil
sur son visage.
—  C’est Evan qui m’a appris à nager, confia-t‑elle.
—  Vous êtes très proche de votre frère, constata
Innis.
— Nous l’étions, rectifia Maggie. Ce n’est plus
vraiment le cas.
—  Depuis mon arrivée ?
Maggie prit le temps d’y réfléchir.
—  Nae, répondit-elle enfin.
Pour être tout à fait honnête, sa relation avec Evan
n’était déjà plus la même avant cela.
— J’ignore pour quelle raison nous ne sommes
plus aussi proches, avoua-t‑elle. Il s’est… éloigné.
— Il a énormément de choses en tête. Il y a
eu cette bataille… Il a peur que l’Écosse, sous la
férule des Anglais, ne perde son identité et que notre
style de vie ne disparaisse.
Maggie ouvrit les yeux et, tournant la tête, lança
un regard étonné à Innis.
—  Vraiment ?
Elle n’avait pas réalisé qu’Evan était à ce point
inquiet de la situation. Elle avait toujours cru que la
présence des Anglais ne serait que temporaire, que
143
les Écossais leur tiendraient tête et parviendraient
à résister.
Pourtant, rester tapie dans une prison anglaise
pendant des jours lui avait appris qu’elle avait
jusqu’alors vécu dans une bulle de naïveté. Certes,
elle n’avait pas ignoré la présence des envahisseurs,
mais elle s’était imaginé que son frère parviendrait
à résoudre le problème. Evan venait à bout de tout.
N’avait-il pas vaincu les démons de ses cauchemars
enfantins ? Toujours, il avait remis à leur place les
garnements qui se moquaient d’elle parce qu’elle
s’habillait en garçon. Evan l’avait protégée et lui
avait appris à se protéger. Tout naturellement, elle
avait imaginé qu’il en serait de même toute sa vie.
Mais en définitive, elle avait de la chance d’être
encore vivante. Elle ne le devait qu’au fait d’avoir
été placée dans la même cellule que MacLean. Si
cela n’avait pas été le cas, elle aurait été démas-
quée tôt ou tard, et probablement tuée lorsque les
soldats anglais auraient fini de se servir d’elle à
leur manière.
Il lui fallait désormais ouvrir les yeux et regarder
la réalité : l’Écosse pouvait fort bien ne pas survivre
à cette invasion.
—  Och, aye ! répondit Innis. Il pense que s’en-
tendre avec les Anglais constitue le meilleur moyen
de protéger le clan.
—  Non ! s’exclama Maggie.
Evan avait toujours haï l’ennemi. Comment
pouvait-il prétendre à présent vouloir s’entendre
avec lui ?
— Vous savez ce qu’on dit  : mieux vaut un mal
connu qu’un bien qui reste à connaître.
Maggie tourna de nouveau son visage vers le ciel
et ferma les yeux, l’esprit en tumulte. L’attitude
nouvelle de son frère l’épouvantait. Lui qui avait
144
Licence eden-3029-7a74eb839e39b30-R932836104-619032 accordée le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
combattu à Culloden, qui savait de quoi les Anglais
étaient capables, envisageait pourtant de s’entendre
avec eux. Cela faisait-il de lui un traître ? Ou un
survivant ?
— Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous
pensez de MacLean… releva Innis.
Sa belle-sœur semblait loin de se douter de la tem-
pête qu’avaient soulevée ses paroles en elle.
— MacLean…
Elle se donnait le temps, en répétant ce nom, de se
reprendre un peu. Plus tard, lorsqu’elle serait seule,
elle pourrait poursuivre son examen des motivations
d’Evan.
—  Il m’a sortie de prison et probablement sauvé la
vie, constata-t‑elle froidement. Je lui en suis recon-
naissante et je me sens en dette vis-à-vis de lui.
Innis lui assena un coup de coude et la dévisagea
avec un sourire entendu.
—  Est-ce vraiment tout ce que vous pensez de lui ?
Maggie se troubla en se remémorant les baisers
enivrants, inoubliables, qu’ils avaient échangés.
—  C’est un bel homme, fit remarquer Innis.
Mue par une brusque émotion, Maggie protesta :
— Vous êtes mariée à mon frère, vous feriez
mieux de ne pas l’oublier !
Innis se mit à rire gaiement.
—  J’aime votre frère de tout mon cœur et je n’ai
d’yeux pour aucun autre homme, assura-t‑elle. C’est
à vous que je pensais.
—  Moi ? répéta Maggie, agacée.
— Je me disais que vous pourriez le trouver bel
homme, et que vous pourriez avoir le béguin pour lui.
— Pfff…
Les joues soudain brûlantes – le soleil n’était pour-
tant pas chaud à ce point ! – Maggie dut détourner
la tête.
145
—  Vous êtes jalouse… commenta sa belle-sœur.
—  Jalouse de quoi ? s’étonna-t‑elle.
— Vous avez cru que MacLean m’intéressait et
vous avez eu une réaction de jalousie.
—  Certainement pas !
Était-ce ce qui pouvait expliquer cette soudaine
colère qu’elle avait ressentie envers Innis ?
— Bien sûr que si ! s’entêta celle-ci. Mais vous
n’avez pas à vous en défendre. MacLean est un
homme brave, et cette lueur dans son regard…
Sans conclure sa phrase, elle poussa un long
­soupir.
Était-ce ainsi que les femmes se conduisaient
entre elles en l’absence des hommes ? Discutaient-
elles de ces sujets aussi ouvertement ? Maggie savait,
pour les avoir entendus, que les hommes ne s’en pri-
vaient pas quant à eux. Ils riaient, se murmuraient
des choses à l’oreille en regardant les belles passer
devant eux d’un pas chaloupé. Maggie s’était tou-
jours promis de ne jamais marcher ainsi, mais elle
devait reconnaître qu’il était agréable d’avoir cette
conversation avec Innis.
Brutalement tirée de ses pensées par un bruit
derrière elles, Maggie se redressa d’un bond. Des
années d’entraînement lui permirent de saisir son
épée sans même s’en rendre compte. Elle s’en félicita
en se retrouvant soudain nez à nez avec deux soldats
anglais. Ils portaient cet uniforme rouge qui han-
tait ses cauchemars. Elle mourait d’envie d’effacer
à coups de dague le sourire lubrique qui déformait
leurs faces grimaçantes.
Innis poussa un petit cri et se rua sur son panta-
lon. Pourquoi ne s’étaient-elles pas rhabillées tout de
suite ? Maggie s’en voulait de n’y avoir pas pensé.
Ainsi, elles auraient été un peu moins exposées.
146
—  Eh bien, eh bien… lança l’un des soldats d’une
voix grasseyante. Regarde ce que nous avons là  :
deux sirènes prenant le soleil sur leur pierre en nous
attendant…
15

Douce, chaude et livrée à lui, Maggie l’observait


de ces yeux sombres dans lesquels passait à présent
la douceur d’un regard de biche. Tendu de tous ses
muscles au-dessus d’elle, Colin faisait son possible
pour garder son désir sous contrôle. Il allait enfin
pénétrer en elle, et de toute la force de son âme, il
savait que ce serait la plus magnifique expérience
qui lui soit arrivée.
Du bout d’un doigt, il repoussa une mèche noire
de ses yeux et lui sourit avec tout l’amour qu’il res-
sentait pour elle. Mais à l’instant où il se préparait
à la pénétrer… la porte de sa chambre s’ouvrit à la
volée et alla claquer contre le mur, fracassant son
rêve en mille morceaux.
Colin se redressa en sursaut dans son lit, pour voir
Evan Sinclair se ruer vers lui. D’instinct, il saisit son
épée posée sur le sol.
—  Où est-elle ? beugla le frère de Maggie.
Heureusement pour Colin, son érection n’avait
pas résisté longtemps à l’intrusion. Ayant accepté
la garde de nuit, il dormait durant le jour, ce qui
bouleversait ses repères.
—  Où est qui ? s’étonna-t‑il d’une voix morne.
—  Maggie !
148
Evan fit le tour de la pièce pour en fouiller les
recoins, ce qui acheva de mettre Colin en colère.
—  Pourquoi saurais-je où elle est ? protesta-t‑il.
Les narines palpitantes, le visage contracté par la
fureur, Evan s’exclama :
—  Par exemple parce que vous aimez l’em­brasser ?
—  Bon sang, Evan ! Que j’aie pu embrasser votre
sœur une fois ou deux ne signifie pas que j’ai envie
de coucher avec elle.
Colin préféra ne pas s’attarder sur le fait que si
Evan n’était pas survenu, c’était exactement ce qu’il
s’apprêtait à faire… du moins en rêve.
— Elle est introuvable, annonça Evan d’un air
défait.
—  Elle est forcément quelque part.
—  Innis est introuvable aussi.
—  Elle doit être au jardin.
Mais Colin voyait mal Maggie s’y trouver égale-
ment.
—  J’ai déjà vérifié, expliqua Evan. S’absenter sans
prévenir n’est pas inhabituel de la part de Maggie,
mais cela ne ressemble pas du tout à ma femme. Elle
reste dans les environs immédiats du château, et si
elle doit s’en éloigner, elle me demande de l’accom-
pagner. Quelque chose a dû se passer.
—  A-t‑on remarqué l’arrivée d’étrangers ?
Evan passa une main tremblante dans ses che-
veux.
—  Les gardes n’en ont rien dit.
Cela n’écartait pas cependant la possibilité que des
ennemis se soient infiltrés par la ruse.
—  Vous dites qu’il arrive à Maggie de s’absenter
sans prévenir, reprit Colin. Cela signifie qu’elle est
libre d’aller où bon lui semble ?
Un sourire amer plissa les lèvres de Sinclair.
149
—  Personne n’est en mesure de contrôler Maggie,
dit-il. Elle va où elle veut.
— Il n’est donc pas inhabituel qu’elle sorte de
l’enceinte du château.
—  Elle n’est pas supposée le faire. Du moins, sans
être accompagnée. Mais occasionnellement…
Colin se sentit quelque peu soulagé de l’apprendre.
Il y avait fort à parier que Maggie avait laissé libre
cours à son envie de fuir le château. Mais en ce qui
concernait Innis, c’était une autre histoire.
—  Nous allons la chercher, décréta-t‑il en rabat-
tant ses couvertures. Avez-vous des hommes dispo-
nibles ?
—  La plupart sillonnent le territoire.
Evan n’eut pas besoin de préciser pourquoi. Les
hommes de Sinclair s’efforçaient au jour le jour de
protéger les Écossais du harcèlement des Anglais.
—  Je doute que les deux femmes soient ensemble,
fit valoir Colin. Selon toute vraisemblance, Innis se
trouve encore ici, quelque part.
Evan secoua la tête.
—  Je vous dis qu’elle n’y est pas ! s’agaça-t‑il.
Sinclair commençait à paniquer. Colin avait besoin
de le ramener à la raison, s’ils voulaient accomplir
quoi que ce soit. En toute hâte, il s’habilla et le
suivit dehors, jusqu’à la porte de l’enceinte, où ils
questionnèrent le garde de faction.
— J’ai vu lady Margaret sortir à cheval il y a
quelques heures de cela, finit par admettre celui-ci.
Je pensais qu’elle était libre d’aller et venir à sa guise.
— Lady Sinclair l’accompagnait-elle ? demanda
Evan.
Le garde écarquilla les yeux.
— Non, milord ! Bien sûr que non. Jamais je
n’aurais laissé lady Sinclair sortir sans escorte.
150
— Y avait-il quelqu’un avec Mag… lady Marga-
ret ? s’enquit Colin.
Comme il était étrange de devoir appeler ainsi
celle qui pour lui restait « Maggie » ou « Sinclair ».
Le garde parut s’absorber dans ses souvenirs. Sou-
dain, il écarquilla les yeux.
— Oui, admit-il en regardant alternativement
Evan et Colin avec appréhension. J’ai cru qu’elle se
faisait accompagner d’un lad, comme cela lui arrive
de temps à autre, mais à la réflexion… il avait une
drôle d’allure.
Sinclair serra les poings.
—  Dans quelle direction sont-ils partis ? demanda
Colin, de plus en plus inquiet.
Où Maggie avait-elle pu emmener Innis, et sur-
tout dans quel but, elle qui ne semblait pas l’aimer
beaucoup ?
D’un doigt tremblant, le garde désigna le sud-
ouest, incapable de prononcer une parole.
Sinclair se rua en direction de l’écurie, où il
ordonna que deux montures soient sellées séance
tenante. Il attendit avec impatience que l’on exécute
ses ordres en faisant les cent pas et en marmonnant
pour lui-même.
— J’ai un mauvais pressentiment, MacLean.
Très mauvais… Que Maggie et Innis soient parties
ensemble ne laisse présager rien de bon. Cela n’a d’ail-
leurs aucun sens. Elles ne s’entendent pas très bien.
Colin n’en menait pas large, lui non plus.
—  Pensez-vous que Maggie ait pu s’enfuir de nou-
veau ?
—  Nae ! s’exclama spontanément Sinclair.
Il marqua une pause dans sa déambulation et
rectifia :
— Je n’en sais rien. Elle est très en colère
contre  moi.
151
—  Ah, vous croyez ?
La réplique sarcastique avait échappé à Colin.
Lui-même était en colère contre Evan.
—  Qu’est-ce que ça veut dire, MacLean ?
—  Ça veut dire que Maggie m’a supplié de l’emme-
ner loin d’ici, répliqua-t‑il un peu trop sèchement.
Voilà ce que cela signifie. Elle s’imagine que vous
ne voulez plus d’elle, et vous avez admis vous-même
vouloir la marier à un sympathisant des Anglais.
Pensez-vous qu’elle ait la moindre raison de s’attar-
der ici ?
Un muscle tressaillit sur la mâchoire d’Evan.
— Je n’aurai pas cette conversation de nouveau
avec vous, prévint-il froidement.
—  Je dis juste qu’il est possible qu’elle ait cherché
à s’enfuir. Elle a des motifs pour cela.
Evan se rapprocha de lui et rétorqua, les yeux
dans les yeux :
—  Vous avez beau jeu de nous juger, moi et mon
clan ! lança-t‑il d’un ton cinglant. Mais dites-moi,
MacLean : qu’avez-vous fait pour protéger le vôtre ?
Leurs chevaux furent amenés. Colin se mit en selle
sans répondre et attendit qu’Evan fasse de même.
Il serrait les dents si fort qu’elles lui faisaient mal.
Qu’aurait-il pu répondre ? Il n’avait aucun argument
à lui opposer, tout simplement parce que Evan avait
raison. Colin n’était pas d’accord avec ses choix, mais
il n’avait aucun droit de le juger alors qu’il n’avait
pas mis les pieds chez lui depuis des semaines.
Ils chevauchèrent en silence, à la recherche de
traces laissées par les deux femmes. Colin était
désormais décidé à s’en aller aussitôt qu’ils les
auraient retrouvées. Il pourrait rester un moment
chez Sutherland, avant de rentrer chez lui et deve-
nir pour son clan le chef que celui-ci méritait. Mais
il lui était difficile de laisser Maggie affronter la
152
perspective d’un mariage avec Fraser, sympathisant
des Anglais.
Pourtant, que pouvait-il y faire ? Rien du tout. S’il
restait, Maggie n’en épouserait pas moins Fraser, et
il lui faudrait tout autant partir en la laissant livrée
à son sort, après s’être attaché à elle plus que de
raison.
—  Regardez ! fit soudain Sinclair. Là…
Il désignait les traces laissées dans l’herbe par
deux chevaux.
— Ce chemin mène au loch Rumsdale, expliqua
Sinclair. Il y a là-bas une plage où Maggie aime se
baigner, surtout en été.
Qu’ils puissent désormais avoir une destination
était pour Colin un soulagement. Avec un peu de
chance, son appréhension n’avait aucun fondement
et Maggie n’avait pas cherché à fuir.
Ils mirent pied à terre et remontèrent la sente à
travers les broussailles jusqu’à la lisière avec la plage.
Au bout d’un moment, Sinclair fit halte si brusque-
ment que Colin le percuta. C’est alors qu’il aperçut
les deux hommes vêtus de rouge qui s’en prenaient
à Maggie et Innis.
Maggie se battait à l’épée contre un soldat anglais
pendant qu’Innis, vêtue en tout et pour tout d’une
chemise d’homme, chevauchait le dos d’un autre en
lui tirant les cheveux à pleines poignées. L’homme
hurlait et tentait en vain de la désarçonner.
Partagé entre l’étonnement et l’effroi, Colin regar-
dait Maggie parer les attaques de son adversaire.
Elle était magnifique, souple et élégante, gracieuse
et fluide, aussi efficace qu’à l’entraînement.
Pendant ce temps, Innis, qui avait lâché prise,
bascula à la renverse sur les fesses, avec un cri tra-
duisant davantage l’indignation que la douleur. Ses
153
cheveux défaits tombaient en désordre sur son visage
et autour de ses épaules.
Remis de sa surprise, Sinclair s’avança à grands
pas, attrapa le soldat par le col de sa tunique rouge,
le tira en arrière et lui plaqua un poignard contre le
cou. L’homme ne tenta pas de résister et demeura
parfaitement immobile. Repoussant ses cheveux hors
de ses yeux, Innis eut un regard furieux, mais Colin
n’aurait su dire s’il visait son adversaire ou Sinclair.
Il alla se placer à côté de Maggie, brandissant son
épée devant lui. Le soldat qui la combattait hésita.
À bout de souffle, trempé de sueur, il préféra aban-
donner et jeter son épée au sol. Maggie avait gagné.
—  Impressionnant… commenta Colin.
—  Merci, marmonna-t‑elle.
Il s’aperçut alors qu’elle non plus ne portait pas
de pantalon et que ses jambes étaient exposées à la
vue de tous.
— Vous pensiez avoir facilement le dessus sur
ces femmes ! lança Colin aux soldats pour leur faire
honte.
Celui qu’il menaçait de la pointe de son épée ful-
mina, mais garda le silence.
— Ce sont elles qui vous ont ridiculisés…
conclut-il.
Maggie fit entendre un petit rire satisfait.
— Habillez-vous ! lança Sinclair d’une voix
­grondante.
Sans lâcher son prisonnier, il rejoignit Colin et
demanda :
—  Qu’allons-nous faire d’eux ?
Colin observa les deux hommes. Celui contre
lequel s’était battue Maggie tremblait de la tête aux
pieds. L’autre semblait les défier à travers ses yeux
mi-clos.
154
Sinclair et Colin échangèrent un regard. Les rame-
ner à leur campement et réclamer justice était hors
de question. En mentant sur ce qui s’était passé, les
soldats n’auraient aucun mal à les faire arrêter. Ce
ne serait pas la première fois qu’une telle chose se
produirait. C’était toujours à ses risques et périls que
l’on demandait justice à l’envahisseur.
— Autant les laisser partir, constata Colin à
­mi-voix.
—  Pas question, décréta Sinclair.
Il rejoignit avec son prisonnier sa monture, de
laquelle il décrocha une longueur de corde. L’espace
d’un instant, Colin pensa qu’il comptait les pendre,
mais il se contenta de les attacher à un arbre après
leur avoir ligoté les mains.
—  Vous expliquerez à vos supérieurs ce qui s’est
passé, dit-il ce faisant. Vous leur raconterez c­ omment
deux Écossaises vous ont terrassés, et vous verrez
comment ils vous féliciteront…
Colin eut un petit rire amusé. Les soldats affi-
chaient une mine querelleuse, mais ils ne protes-
tèrent pas. Peut-être étaient-ils simplement soulagés
de rester en vie. Colin n’aurait rien eu contre le
fait de la leur ôter, mais deux soldats morts auraient
provoqué des remous et risqué d’attirer l’attention.
Leur tâche achevée, Colin et Sinclair rejoignirent
les deux femmes, qui s’étaient rhabillées et qui
patientaient côte à côte. Colin dut réprimer un sou-
rire, tant elles avaient l’air penaudes. Innis gardait la
tête baissée, ses cheveux longs masquant son visage.
Maggie se tenait très près d’elle, comme pour la sou-
tenir, les yeux fixés sur un point au-delà de l’épaule
de son frère.
Le visage empreint d’une expression de colère,
Sinclair alla se camper devant elle. Colin dut faire
appel à toute sa volonté pour ne pas s’interposer.
155
Comme il avait pu le constater à plusieurs reprises,
Maggie était de taille à faire face à son frère –  ce
qui ne diminuait en rien le besoin qu’il ressentait
de la protéger.
— Dieu me vienne en aide, Margaret Sinclair !
rugit Evan. Je devrais te courber sur mon genou et
te donner la fessée ! Tu aurais pu faire tuer Innis !
Le regard de sa sœur, froid et inexpressif, se porta
brièvement sur lui. Elle pinça les lèvres, comme si
elle préférait ne pas le contredire.
—  Evan… intervint Innis d’une voix calme.
—  Pas un mot ! s’emporta-t‑il en se tournant vers
elle. Surtout, pas un mot !
—  Ce n’était pas entièrement la faute de Maggie,
poursuivit sa femme sans tenir compte de l’avertis-
sement.
— C’est toujours la faute de Maggie !
Si Colin n’avait pas observé l’intéressée attenti-
vement, il ne l’aurait sans doute pas vue tressaillir.
— Ce n’est pas juste, protesta Innis sans élever
la voix.
—  Ce qui n’est pas juste, rectifia Sinclair, c’est de
m’avoir forcé à tirer MacLean d’un sommeil bien
mérité pour nous lancer à votre recherche ! Ce qui
n’est pas juste, c’est de duper le garde en faction à
la porte pour aller faire les quatre cents coups !
Il se tourna de nouveau vers sa sœur pour ajouter :
—  Tu ne changeras jamais, n’est-ce pas ?
Ces paroles provoquèrent un écho dans la mémoire
de Colin. Combien de fois les avait-il entendues dans
la bouche de son père ou de ses frères ? Il savait à
quel point elles pouvaient faire mal.
—  Nous ne faisions rien d’autre que nous baigner,
objecta Maggie.
—  Pas besoin de vous mettre en danger pour ça
en vous rendant seules au bord d’un loch aux eaux
156
glacées. Je vous fournis au château tous les tubs
dont vous pouvez avoir besoin, et tous les serviteurs
pour les remplir.
—  Je pensais que tu voulais qu’Innis et moi deve-
nions amies, répliqua Maggie d’un air de défi.
Pendant un long moment, Evan fut incapable de
répondre, mais son expression n’augurait rien
de bon. Colin retint son souffle.
— Ce que je voudrais, tonna enfin Evan, c’est
qu’Innis t’apprenne à te conduire comme une lady,
pas que tu lui enseignes tes manières de garçon
manqué !
—  Evan ! protesta Innis, outrée.
Sinclair cingla l’air du plat de la main.
— Plus un mot ! aboya-t‑il. Innis, tu chevauche-
ras avec moi. J’enverrai un lad récupérer vos mon-
tures. Maggie, tu peux marcher, si tu ne souhaites
pas monter avec MacLean. Peu m’importe ce que
tu choisiras.
Evan aida une Innis aux lèvres pincées à se mettre
en selle. Colin attendit que Maggie se décide à grim-
per sur sa monture. Elle ne bougea pas d’un pouce,
se contentant de fixer son frère et l’épouse de ce der-
nier. Son visage de marbre ne laissait rien paraître
de son état d’esprit. Pour avoir lui-même été maintes
fois placé dans la même situation, Colin devinait
sans peine la teneur de ses pensées.
L’air désolé, Innis coula un dernier regard en
direction de Maggie. Quoi qu’il ait pu se passer au
bord du loch avant leur arrivée, cela avait suffi à
rapprocher ces deux femmes. Ce n’est que lorsque
son frère eut disparu au détour du chemin que Mag-
gie se décida à aller se mettre en selle sur le cheval
de Colin.
Sans rien dire, il s’installa souplement devant elle
et ils se mirent en route. Il prit bien garde à ne pas
157
rattraper Evan et Ennis, devinant qu’il valait mieux
éviter tout contact entre frère et sœur pour l’instant.
Cela lui semblait à présent étrangement familier
de voyager ainsi.
Il sentait Maggie dans son dos frémir d’indigna-
tion de temps à autre. De manière totalement inap-
propriée, le rêve auquel Evan avait mis un terme lui
revint en mémoire. Rapidement, il le chassa de ses
pensées. Le moment était mal choisi…
—  Ce n’étaient que des poules mouillées, expliqua-
t‑elle soudain. Ils ne savaient pas se battre.
Cette remarque sur l’incompétence des soldats
anglais fit sourire Colin. Le silence retomba entre
eux, mais il ne parvenait pas à chasser la tirade
d’Evan de son esprit, si bien qu’il finit par déclarer :
—  Maggie, ce que votre frère a dit…
—  Stop ! l’interrompit-elle. Je n’ai absolument pas
envie d’en parler.
Colin détestait la manière qu’avait Evan de traiter
sa sœur, et davantage encore le sort qu’il lui  réser-
vait. Il aurait désespérément voulu pouvoir lui dire
qu’ils s’enfuiraient tous deux cette nuit-là si tel
était son désir, mais à quoi bon ? Il ne pouvait pas
l’emmener chez lui, où il ignorait totalement ce qui
l’attendait. Aussi, n’ayant à lui offrir que de faux
espoirs, il préféra garder le silence jusqu’à ce qu’ils
parviennent à la forteresse des Sinclair.
Mais là, une autre surprise fâcheuse les attendait.
16

Au milieu de la cour intérieure, Evan s’adressait à


un homme que Colin n’avait jamais vu auparavant
–  ce qui le mit aussitôt sur ses gardes, parce que
l’atmosphère semblait tendue et les mines sombres.
Innis se tenait derrière son mari, les mains sage-
ment croisées devant elle, tête basse et tentant de
se faire oublier autant que possible. Ce qui n’avait
rien d’évident, étant donné sa tenue.
Après avoir rejoint cette étrange scène, Colin glissa
à bas de son cheval, un peu derrière Evan afin de
pouvoir lui venir en aide si nécessaire.
Maggie descendit à son tour. Ce fut son attitude
qui donna l’alerte à Colin. Son visage avait perdu
toute couleur, et ses mains tremblaient. Et lorsque
leurs regards se croisèrent, la tristesse qu’il lut dans
le sien lui donna un coup au cœur.
Evan se tourna alors vers lui et lança :
— MacLean, laissez-moi vous présenter Hugh
Fraser, chef du clan Fraser.
Colin le salua d’un hochement de tête, que l’autre
lui rendit sèchement.
— J’ai entendu parler de votre clan, annonça
­Fraser.
Il n’en dit pas davantage mais, à sa mine pincée,
Colin devina que ce n’était pas en bien.
159
Fraser n’était pas très grand, mais il était de
musculature puissante. Il lui rappelait un peu ces
ours des montagnes qui peuplaient les Highlands.
Colin, n’ignorant pas que les ours pouvaient être
de vicieuses et méchantes créatures, resta plus que
jamais sur ses gardes.
Si l’homme était un sympathisant des Anglais, il
devait savoir que ceux-ci le recherchaient. De toute
façon, Colin n’avait aucune envie de frayer avec des
Écossais qui trahissaient leur pays. Il était assez stu-
pide, cependant, pour rester afin de protéger Maggie
de cet individu.
—  Votre visite nous prend de court, avoua Evan
à son hôte. Nous ne vous attendions pas avant plu-
sieurs jours.
—  J’ai changé mes plans, si bien que je suis arrivé
dans les environs plus tôt que prévu. J’imagine que
lady Margaret est là ?
— Naturellement, assura Evan au terme d’une
courte pause.
—  Je serai ravi de voir ma fiancée. Si tout se passe
bien, peut-être pourrons-nous précipiter un peu les
choses et célébrer les noces lors de cette visite. Cela
m’éviterait d’avoir à refaire le voyage.
Quel imbécile Fraser devait être pour s’imagi-
ner pouvoir fixer la date du mariage à sa guise et
pour son seul confort… Colin savait que les femmes
avaient besoin de temps afin de planifier les réjouis-
sances et faire tailler de nouveaux vêtements – sans
parler qu’on leur fasse la cour.
Mais dans l’esprit de Fraser et d’Evan, sans doute
ne s’agissait-il que d’un contrat commercial. Fraser
offrirait au clan Sinclair sa protection, et celui-ci
lui apporterait en échange… Quoi donc ? Colin se
rendit compte qu’il n’en avait pas la moindre idée.
Quel avantage Fraser comptait-il obtenir ?
160
Maggie contourna Colin et passa devant lui. Il
tenta de l’en empêcher, mais elle le repoussa et
annonça :
—  Je suis lady Margaret.
Evan demeura impassible, le visage figé. Innis
réprima un petit cri de détresse et Colin un gro-
gnement de dépit.
Fraser la toisa de ses yeux noirs, en commençant
par ses bottes usées, son pantalon maintes fois
rapiécé, la chemise encore humide et par endroits
usée jusqu’à la trame, et enfin ses cheveux noirs
décoiffés par le vent de la course. Elle avait même
une marque rouge au menton, là où le soldat anglais
avait réussi à l’atteindre. Elle demeura stoïque devant
Fraser, les épaules carrées, sans gêne ni confusion
apparentes.
Fraser se tourna vers Evan :
—  Que signifie tout ceci ?
Il avait posé cette question d’un ton tellement
policé et froid que Colin eut d’instinct la certitude
que Hugh Fraser n’était pas un homme recomman-
dable.
—  Je vous présente mes excuses pour l’apparence
de ma sœur, répondit Evan en foudroyant Maggie
du regard. Comme je vous le disais, nous ne vous
attendions pas avant quelques jours.
Fraser toisa de nouveau Maggie, comme il aurait
pu le faire d’une pièce de bétail qu’il aurait hésité à
acheter. Cet examen dura si longtemps que même
Colin se sentit gêné.
—  Bonjour, milady, dit enfin Fraser. Je vous pré-
sente mes excuses pour être arrivé sans m’annoncer
et vous avoir trouvée dans un état peu digne d’un
accueil correct.
Les poings serrés, Maggie répondit :
161
— Excuses acceptées, milord. Vous auriez dû
envoyer un messager pour nous prévenir de votre
arrivée. Peut-être alors aurais-je pu vous faire un
accueil digne de ce nom.
Elle redressa le menton un peu plus encore et
ajouta :
—  À présent, si vous voulez bien m’excuser, je vais
me retirer pour enfiler des vêtements secs.
Sur ce, elle s’éloigna, aussi digne qu’une reine.
À cet instant, Colin éprouva pour elle une admiration
que ne lui avait jamais inspirée quiconque.
— Mon épouse va faire préparer votre apparte-
ment, annonça Evan à Fraser.
Sans avoir relevé la tête, Innis s’empressa de rega-
gner le château. Il était inutile de se demander ce
que Fraser pouvait penser de la femme et de la sœur
de son hôte. Colin éprouvait presque une certaine
pitié pour Sinclair, mais en même temps cette scène
incroyable lui donnait envie de rire. Il aurait voulu
applaudir Maggie pour ne pas avoir reculé devant
Fraser, et assener une tape sur l’épaule d’Evan en
lui souhaitant bonne chance avec celui qu’il avait
choisi pour beau-frère.
Mais, d’une certaine manière, toute cette affaire lui
donnait également envie de pleurer. Une affaire dont
il n’avait absolument pas à se mêler, ne cessait-il
de se rappeler, même s’il ne pouvait ignorer le
besoin de protéger Maggie qui l’animait. Peut-être
parce qu’elle avait fait de même avec lui lorsqu’il
était malade et inconscient. Peut-être parce qu’il ne
pouvait s’empêcher de se souvenir des baisers qu’ils
avaient échangés. Peut-être parce qu’il n’était qu’un
idiot, incapable de ne s’occuper que de ses propres
affaires.
— Je retourne me coucher, grommela-t‑il avant
de s’éloigner.
162
Cela valait mieux que de faire quelque chose de
réellement stupide, comme par exemple jeter Maggie
sur son cheval et s’enfuir au plus vite avec elle.

—  Pas question ! Je ne la porterai pas !


Les bras croisés, Maggie défiait Innis, qui se tor-
dait les mains et semblait sur le point de se mettre
à pleurer.
— S’il te plaît, Maggie… implora-t‑elle. Je t’en
supplie. Tu dois porter cette robe.
Maggie était encore sous le choc après avoir
découvert Fraser dans la cour. Entendre prononcer
son nom lui avait toujours donné la nausée, mais
le voir en chair et en os lui donnait envie de vomir.
Non pas que son apparence fût déplaisante. Ce qui
la rendait malade, c’était sa façon de la regarder
comme si elle n’était rien d’autre qu’une pièce de
viande qu’il s’apprêtait à engloutir. Elle ressentait
une bizarre impression à ses côtés, qui n’avait rien
à voir avec celle que lui procurait la présence de
MacLean.
Elle n’aimait décidément pas Hugh Fraser, et elle
ne pouvait l’épouser, cela lui était impossible. Evan
devrait bien finir par se faire une raison. Fraser s’ex-
primait avec une fausse politesse qui masquait mal
un caractère cassant et brutal. Il s’était arrangé pour
lui faire porter la responsabilité de cette rencontre
gênante, alors qu’il avait admis lui-même être arrivé
plusieurs jours à l’avance.
—  Je ne porterai pas cette robe, s’entêta-t‑elle. Ni
cette fois, ni jamais. Si un homme ne m’aime pas
telle que je suis, alors je ne veux pas de lui.
— Il est venu jusqu’ici pour faire ta connais-
sance… plaida Innis, qui s’était quant à elle déjà
changée.
163
Les cheveux relevés et impeccablement coiffés, elle
avait toute l’apparence d’une parfaite maîtresse de
maison – ce à quoi Maggie ne serait jamais capable
de ressembler.
— Il est venu parce que ses plans ont changé et
parce qu’il est pressé de se débarrasser de cette cor-
vée ! rectifia Maggie, la gorge serrée.
À sa grande consternation, elle se sentait elle aussi
sur le point de pleurer – de rage, quant à elle.
Evan entra alors dans la chambre sans s’être
annoncé. Maggie le foudroya du regard.
—  Tu pourrais au moins frapper ! J’aurais pu être
en train de m’habiller !
— Je t’ai entendue crier du bout du couloir. Je
savais donc parfaitement que tu n’étais pas en train
de t’habiller.
—  Nae ! confirma-t‑elle fièrement.
Redressant le menton, elle ravala ses larmes. Fra-
ser ne les méritait pas.
D’un pas rageur, Evan alla chercher la robe éten-
due sur le lit et la lui tendit.
— Tu vas passer cette robe ! ordonna-t‑il d’une
voix grondante de colère.
—  Nae.
— Margaret Rose Sinclair ! Par tout ce qui est
saint, je jure que…
Avec un soupir de dépit, il alla reposer la robe et
plaida, d’un ton radouci :
— Maggie… Il va falloir que cela cesse. Tu ne
peux tout de même pas passer le reste de ta vie en
pantalon.
—  Cela n’a jamais posé aucun problème. Pourquoi
cela devrait-il changer ?
—  Tu n’es plus une enfant, expliqua-t‑il posément.
Tu es une femme  : voilà ce qui a changé. Et il est
temps à présent que tu te conduises comme telle.
164
—  Est-ce vraiment tout ?
Evan redressa la tête et soutint un instant son
regard, avant de détourner les yeux.
— J’avoue avoir pris de mauvaises décisions en
ce qui concerne ton éducation. J’aurais dû t’élever
comme une vraie petite fille, pas comme un garçon.
Tu dois tout de même te rendre compte que ce n’est
pas… naturel ?
Il la regardait d’un air implorant qui acheva de
lui briser le cœur.
—  Alors je suis un monstre, c’est ça ?
—  Ce n’est pas ce qu’il veut dire, intervint Innis en
venant se placer entre eux. Evan a fait de son mieux.
Il n’était lui-même qu’un jeune garçon quand vos
parents sont morts, et tu étais quant à toi si petite…
Mais il est temps pour toi de devenir la femme que
tu es destinée à être. Ce qui ne changera en rien ce
que tu es et resteras : une femme forte et déterminée.
Jamais aucune robe ne pourra changer cela.
—  Je ne l’aime pas, marmonna Maggie.
—  Avec le temps, tu l’aimeras, assura Evan.
Elle aurait pu rire de cet absurde commentaire
si elle n’avait été aussi effrayée. Comment son frère
pouvait-il s’aveugler au point de lui faire épouser
un monstre ?
—  Tu as vu comment il me regardait ?
L’air gêné, Evan lui adressa un faible sourire.
— Parce qu’il ne s’attendait pas à te trouver en
haillons, je présume.
—  Je ne portais pas de haillons !
— Faut-il vraiment que tu me contredises sur
tout ?
— Seulement sur ce qui m’importe le plus. Or
c’est ma vie que tu me demandes de sacrifier pour
ton confort personnel.
Evan tressaillit comme si elle venait de le gifler.
165
—  Tu penses que je fais ça pour ça ?
—  Pour quoi d’autre ?
Il parut sur le point de dire quelque chose, puis
il y renonça et répéta simplement :
—  Je pense vraiment que tu finiras par l’aimer.
Maggie savait fort bien quant à elle que cela ne
risquait pas de se produire, ni maintenant ni jamais.
Pas après l’avoir vu la regarder et l’avoir entendu lui
parler comme il l’avait fait. Fraser n’avait de toute
évidence par le moindre sens de l’humour. C ­ omment
aurait-elle pu épouser un homme que rien ne fai-
sait rire ?
—  Et si ce n’est pas le cas ? demanda-t‑elle d’un
air provocant. Je resterai quand même mariée à lui
jusqu’à la fin de mes jours ?
Pour toute réponse, Evan alla chercher la robe et,
cette fois, la lui fourra dans les bras.
—  Habille-toi ! lança-t‑il. J’exige que tu te montres
pour le dîner habillée de cette robe, et que tu te
conduises pour une fois en vraie lady.
Sur ce, il tourna les talons et sortit en claquant
la porte.
— S’il te plaît, Maggie… implora Innis. Fais ce
que ton frère te demande. Il est important pour lui
qu’il apparaisse comme étant celui qui dirige cette
maison. Tu vas lui faire honte si tu te conduis ainsi
devant Fraser.
Maggie eut l’impression qu’elle venait de lui enfon-
cer un couteau dans le flanc.
—  Et moi qui te prenais pour mon amie, Innis…
—  Je le suis, assura-t‑elle. Mais je suis également
la femme de ton frère. Sa réputation est importante
pour lui et pour moi, mais aussi pour le clan. Tu
dois apprendre à faire ce qui est nécessaire au bien
de tous, même quand cela ne te convient pas.
166
Innis la laissa sur ces paroles, après avoir douce-
ment fermé la porte derrière elle.
Maggie se sentait plus perdue, blessée et en colère
que jamais. Innis et Evan lui demandaient de se
conformer à ce qu’on attendait d’elle, d’épouser Fra-
ser, de devenir une femme qu’elle n’était pas pour
le bien supérieur du clan et pour préserver la répu-
tation de son laird. Ni l’un ni l’autre ne se souciait
de ce qu’elle ressentait. C’était toute son existence
qui était en jeu !
Les yeux embués de Maggie se posèrent sur la
robe d’un rouge sombre, symbole de sa condamna-
tion. Jusqu’à quel point, se demanda-t‑elle, Evan et
Innis s’attendaient-ils à ce qu’elle sacrifie son âme ?
17

Attablé en compagnie des hommes du clan Sin-


clair, Colin partageait l’attente un peu fébrile qui
régnait dans la grande salle. Evan et Innis, richement
vêtus, avaient déjà pris place sur l’estrade d’honneur.
Arrivé quelques minutes plus tôt, Fraser s’était ins-
tallé à côté de Sinclair.
Le bruit s’était répandu que le futur marié n’était
pas satisfait de sa promise. Colin avait entendu toute
la gamme des commentaires allant de « c’était pré-
visible » à « comment ose-t‑il prendre de haut notre
lady Margaret ? ».
Quant à lui, il partageait ce dernier avis. De toute
évidence, l’imbécile n’avait pas conscience du trésor
qui lui était offert. Cependant, il lui fallait admettre
qu’il n’était pas fâché de découvrir à quel point Fra-
ser était un âne. Il ne méritait pas Maggie, et elle
ne voulait pas de son côté avoir affaire à lui. De son
point de vue, si Fraser n’était pas satisfait, il n’avait
qu’à prendre ses cliques et ses claques, évitant à
Sinclair de commettre l’erreur de sa vie.
Hélas, Colin avait la sensation que tel ne serait pas
le cas, ce qui le rendait morose tandis qu’il prenait
son repas sans grand appétit.
Au fil des minutes qui s’écoulaient, les conversa-
tions se firent plus animées. Ici ou là, on prenait
168
discrètement les paris que Maggie ne se montrerait
pas pour le dîner. Colin savait que cela constituerait
l’insulte suprême pour son frère. Serait-elle assez
brave – ou assez inconsciente – pour en arriver là ?
Et soudain, comme une apparition, elle fut là,
au bas de l’escalier, l’air bravache et effrayé à la
fois. Colin suspendit son geste. Sa cuillère resta à
mi-chemin de sa bouche. Autour de lui, les conver-
sations se turent. Lentement, il reposa sa cuillère et
avala une dernière bouchée qui resta coincée dans
sa gorge.
Ce qu’il avait prédit dans la caverne se vérifiait
enfin : habillée en femme, Maggie était magnifique.
Sa robe rouge sombre s’accordait à la perfection à
sa carnation de porcelaine, à ses cheveux noirs et ses
yeux sombres. Elle avait repoussé ses cheveux der-
rière ses oreilles et ceux-ci retombaient en encadrant
sa mâchoire. Ses pommettes sculptées saillaient,
colorées sans que le maquillage y soit pour quoi
que ce soit. Elle rougissait de manière charmante,
mais il était prêt à parier que c’était davantage le
fait de la colère que de la coquetterie.
Le regard de Maggie chercha et trouva le sien, et
l’espace d’un instant, il n’y eut pour lui personne
d’autre qu’elle dans la pièce. Il ne voyait plus que la
peur et l’incertitude que trahissait son expression,
ainsi qu’un muet appel à l’aide au fond de ses yeux,
qu’elle abrégea en baissant la tête.
Colin se sentait cloué à son siège. Il aurait voulu
la tirer de ce mauvais pas, mais il savait que ce ne
pouvait être qu’une chimère : il n’avait rien à lui offrir.
Lui aussi baissa le regard, repoussant son tran-
choir. Il n’avait plus le moindre appétit.
Maggie alla s’asseoir face à Innis et offrit à Fraser
un éblouissant sourire. Non seulement ce dernier
169
n’eut pas la politesse de le lui rendre, mais il tourna
délibérément la tête pour s’adresser à son voisin.
Colin serra les poings sous la table et réprima
de son mieux l’envie d’aller flanquer un coup de
poing à Fraser et d’extirper Maggie de son siège pour
l’emmener avec lui. Si elle lui avait souri ainsi, il lui
aurait rendu la pareille et aurait engagé la conver-
sation, afin de s’assurer que personne d’autre ne lui
volerait ce privilège.
Il dut supporter stoïquement l’interminable dîner,
incapable de ne pas observer ce qui se passait à la
table d’honneur. Maggie avait l’air misérable et ne
parvenait pas à le cacher. Fraser l’ignorait totale-
ment. Innis paraissait mal à l’aise, et Evan fulminait
en lançant des regards furieux à sa sœur. Apparem-
ment, c’était elle qu’il était prêt à blâmer pour le
manque d’attention de son promis.
Avant même qu’une servante soit venue débar-
rasser son tranchoir, Colin se dirigea vers la sortie.
Pour rien au monde il ne voulait être témoin une
minute de plus de cette folie. Il était manifeste que
ce mariage courait à la catastrophe. Personne d’autre
que Maggie ne semblait s’en apercevoir. Mais, à part
en l’enlevant, il ne voyait pas comment la soustraire
au funeste sort qui l’attendait.
Alors qu’il sortait de la salle, il vit Fraser et l’un
de ses lieutenants venir dans sa direction. Par un
réflexe qu’il aurait été incapable de s’expliquer, il se
glissa vivement dans une alcôve avant qu’ils aient pu
l’apercevoir. Et lorsqu’ils passèrent devant lui, il les
suivit discrètement jusqu’à un corridor, dans l’ombre
duquel il se tapit.
— Elle me ridiculise intentionnellement ! fulmi-
nait Fraser. Je ne le permettrai pas !
Son interlocuteur fit un commentaire que Colin
ne put entendre.
170
— Sinclair ne sait pas se rendre maître d’elle,
reprit Fraser. C’est manifeste et regrettable. Ces
cheveux…
Sa voix se fit inaudible. Colin regrettait de ne pou-
voir observer l’expression de son visage. Il adorait
quant à lui la coupe courte qui obligeait Maggie à
remettre ses cheveux derrière ses oreilles pour qu’ils
ne lui tombent pas sur le visage.
Ce qu’il entendait le renforçait dans son impression
que Fraser n’était pas capable d’apprécier l’honneur
qu’on lui faisait. Toutes les différences de Maggie,
il les retenait contre elle, refusant de voir qu’elles la
rendaient unique.

Maggie s’éclipsa de la grande salle dès que cela lui


fut possible. Fraser, Dieu merci, s’était déjà retiré.
Quant à elle, elle préférait gagner sa chambre avant
de se retrouver seule aux prises avec un Evan furieux.
Manifestement, son frère refusait d’admettre que
le mariage qu’il avait arrangé ne pourrait fonction-
ner. Il ne voulait voir que les bénéfices que celui-ci
lui apporterait, et elle avait le cœur brisé de consta-
ter que celui qu’elle avait toujours aimé et admiré
ne voyait plus en elle que l’objet d’un marchandage.
Pour la première fois depuis longtemps, elle regret-
tait que sa mère ne soit plus en vie, car jamais elle
n’aurait laissé faire une chose pareille.
Le cœur battant, les paumes moites et les larmes
aux yeux, elle remontait en toute hâte les corridors
sombres et déserts, pressée de se mettre hors de
­portée d’Evan. Elle comprenait qu’il avait besoin
de  rester dans les bonnes grâces des chefs envi-
ronnants. Elle comprenait qu’avoir combattu pour
défendre l’Écosse plaçait les Sinclair dans une situa-
tion délicate, et que Fraser pouvait constituer un
171
rempart contre les Anglais. Mais tout cela devait-il
se payer au prix de son sacrifice ?
Au détour d’un corridor, elle stoppa net en consta-
tant que Fraser se trouvait à l’autre extrémité, en
compagnie de celui qui lui servait de bras droit.
—  Sinclair est un imbécile, disait Fraser. Et cette
fille est une véritable idiote.
Maggie, qui ouvrait la bouche pour protester,
la referma rapidement, préférant ne pas trahir sa
présence.
— Si je n’avais pas tant besoin de ses pâturages
du nord, je giflerais cette petite gueuse et m’en irais
sans remords.
Stupéfaite, Maggie se plaqua contre le mur, le
souffle coupé. Dans son esprit, qu’un homme puisse
délibérément frapper une femme était inconcevable.
Elle se mit à trembler d’une colère à peine contenue.
C’était donc à ça que son frère voulait la marier ? Et
tout cela pour un peu de terre ? Elle s’était demandé
jusqu’alors ce que ce mariage apporterait à Fraser.
Elle avait à présent la réponse. Il voulait davantage
de terres. Elle allait être vendue en échange d’un
peu plus de foin pour ses bêtes…
—  Elle aurait bien besoin d’être éduquée comme il
convient, reprit-il d’un ton venimeux. Je lui appren-
drai les bonnes manières et comment respecter son
mari, même si je dois le lui enfoncer dans le crâne
à coups de poing.
Maggie se sentit pâlir.
— Vous comptez donc toujours l’épouser ?
demanda son lieutenant.
Fraser sembla y réfléchir un instant. Maggie rete-
nait son souffle, s’abîmant dans une prière pour qu’il
réponde par la négative.
—  Aye, dit-il enfin. Je parlerai à son frère demain
matin et je lui dirai que le prix a augmenté. Je
172
veux les pâtures de l’est également. Il ne sera pas
en mesure de refuser. Dieu sait qu’il ne pourra la
caser auprès de quelqu’un d’autre, et il a tellement
besoin d’une protection contre les Anglais qu’il est
prêt à tout. Je lui dirai également que ma protection
dépendra du comportement de sa sœur. Si elle ne
m’obéit pas, il devra se débrouiller seul.
C’était à peine si Maggie pouvait respirer, tant elle
était stupéfaite. Fraser était un homme dépourvu de
principes et de cœur. Il la tenait en son pouvoir et
le savait. S’il arrivait à ses fins, la sécurité de son
frère et celle de tous les Sinclair reposeraient sur
ses seules épaules.
Elle pressa une main sur son estomac qui se
rebellait. Si le mur contre lequel elle s’appuyait ne
l’avait pas soutenue, elle se serait effondrée. C’était
au diable lui-même que son frère l’avait vendue !
— Je ne serais pas trop payé de ma peine, fan-
faronnait Fraser. Elle est atrocement laide. Sa poi-
trine est minuscule, ses hanches trop étroites. Elle
mourra probablement en mettant au monde mon
premier-né. Quant à ses vêtements…
La fin de sa phrase se perdit dans un haussement
d’épaules. Un frisson parcourut l’échine de Maggie.
Mourir en couches en mettant au monde la descen-
dance d’un tel individu ? C’était la pire des puni-
tions ! Pour ne pas gémir, elle dut presser son poing
contre sa bouche.
— Elle filera doux une fois que nous serons sur
les terres des Fraser, assura-t‑il. Je ne tolérerai pas
une seule de ces bouffonneries !
—  C’est un mariage très avantageux, fit valoir son
homme de confiance.
—  Aye. Très avantageux. Nous serons mariés dès
demain, s’il est possible de trouver un prêtre dans
ce trou. Et elle a intérêt à porter une robe pour la
173
cérémonie, ou elle m’épousera nue comme au jour
où elle est née.
Un goût de bile noya l’arrière-gorge de Maggie,
qu’elle eut du mal à ravaler. Elle dut presser plus
fortement son poing contre ses lèvres. Des larmes
brouillaient sa vision. Fraser et son sbire disparurent
au bout du couloir.
C’en était fait d’elle, désormais. Evan allait la
forcer à épouser ce monstre, qui la battrait jusqu’à
ce qu’elle « file doux » et qui de gré ou de force la
mettrait enceinte. Et si elle refusait de coopérer, son
frère et son clan auraient à en payer le prix.
Lorsqu’elle put chasser les larmes de ses yeux,
à sa grande surprise, elle vit MacLean émerger
d’une alcôve située non loin de l’endroit où les deux
hommes avaient eu leur conversation. Il l’aperçut
aussitôt.
D’une certaine manière, savoir que Colin n’avait
rien manqué de cette conversation aggravait encore
la situation. Elle se sentait sale, déshonorée.
— Maggie…
Il se dirigea vers elle, et l’expression outragée sur
son visage la tira de la paralysie qui l’avait gagnée.
Avec un petit cri de douleur, elle fit volte-face et
courut pour lui échapper, rebondissant d’un mur
à l’autre.
—  Maggie ! appela-t‑il en la poursuivant.
Elle aurait voulu le supplier de la laisser tran-
quille, mais sa gorge nouée l’empêchait de parler.
— Maggie, s’il vous plaît, attendez… suppliait
Colin derrière elle.
Sans trop savoir comment, elle avait emprunté
le chemin de la sortie, et bientôt elle se retrouva
sur les remparts. Appuyée au parapet, elle leva la
tête vers la nuit noire pour aspirer l’air nocturne
174
qui caressait son visage en feu, mais qui ne l’aida
en rien à contenir les sanglots dont son corps était
secoué.

—  Maggie, non !
Durant un bref moment de panique, en la décou-
vrant penchée au-dessus du parapet, Colin avait cru
qu’elle voulait se jeter du haut des remparts. Aussi
avait-il couru vers elle pour la retenir. Mais avant
qu’il ait pu la rejoindre, elle se retourna, le bras
tendu devant elle afin de le tenir à distance.
— Allez-vous-en ! parvint-elle à ordonner entre
deux sanglots. Laissez-moi…
Son visage ravagé par les larmes lui serra le cœur.
—  Maggie, s’il vous plaît… plaida-t‑il.
Une main plaquée sur la bouche, elle secoua la
tête longuement. Colin s’approcha à pas lents. Tant
elle était consumée par le chagrin, elle parut ne
même pas s’en apercevoir.
—  Laissez-moi… répéta-t‑elle d’une voix brisée.
Parvenu devant elle, Colin prit son visage en coupe
entre ses mains, surpris de constater à quel point
elle tremblait.
—  Regardez-moi, Maggie… Regardez-moi !
Son regard se fit moins lointain, moins perdu. Ses
yeux parurent le voir enfin.
—  Je vais aller voir Evan, expliqua-t‑il. Je lui dirai
ce que j’ai entendu. Il ne pourra pas vous forcer à
épouser cet homme quand il sera mis au courant
de ses intentions.
Il était impossible que Sinclair s’entête, Colin en
était convaincu. Il devait y avoir une solution, et il
se jurait de ne pas quitter les lieux avant de l’avoir
trouvée. Il n’avait pas sauvé Maggie des griffes des
175
Anglais pour la voir tomber aux mains d’un monstre
tel que Fraser.
—  Il a dit…
De nouveau, son regard se faisait vague.
—  J’ai entendu ce qu’il a dit, la tranquillisa Colin.
J’irai parler à votre frère.
Elle se remit à pleurer à chaudes larmes. Ne
sachant que faire pour la consoler, il la prit dans ses
bras et la serra contre lui, en une farouche étreinte
dont il espérait qu’elle l’aiderait à cesser de trembler.
Maggie s’abandonna contre sa poitrine. Ses pleurs
redoublèrent, mais son corps cessa progressivement
de trembler. Colin caressait doucement son dos en
lui murmurant des mots de consolation à l’oreille.
Finalement, les sanglots s’espacèrent et finirent
par cesser. Au bout d’un moment, Maggie s’écarta
de lui et frotta ses yeux rougis.
—  Je me sens comme une idiote, confia-t‑elle en
riant d’un air gêné.
—  Pourquoi ?
Sous ses pouces, Colin essuya ses dernières larmes.
Sa peau était douce et souple. L’idée que quelqu’un
puisse lui faire violence, marquer cette chair tendre,
lui faisait horreur et l’emplissait de fureur.
—  Pour avoir pleuré ainsi, répondit-elle. Cela ne
m’arrive jamais.
—  C’est pourtant compréhensible.
Cela la fit rire doucement.
—  J’ignore ce que j’aurais fait si vous n’aviez pas
été là pour tout entendre, vous aussi. Evan ne m’au-
rait sans doute jamais crue si j’avais été lui raconter
une telle histoire. Je vous remercie, MacLean.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa
un baiser sur ses lèvres. Colin en fut tellement sur-
pris qu’il resta statufié sur place. Leurs regards se
176
croisèrent. Au fond de ses yeux écarquillés, il la
découvrit elle-même surprise de son audace.
De nouveau, il serra ses joues entre ses mains et
se pencha pour l’embrasser vraiment. Ce baiser fut
aussi délectable que le précédent, et même mieux
encore car Maggie n’était plus novice et ce fut d’elle-
même qu’elle ouvrit la bouche pour permettre à sa
langue de s’y glisser. Il était satisfait de savoir qu’il
avait été le premier à l’initier, et d’autant plus furieux
contre Fraser qui voulait forcer une âme aussi belle
et aussi pure qu’elle.
Il la sentit entourer sa taille de ses bras et l’attirer
tout contre elle, comme si elle voulait pour se ras-
surer ne plus faire qu’un de leurs deux corps. Lui-
même n’aurait rien trouvé à y redire si cela avait pu
la mettre à l’abri de Fraser. À défaut, Colin souleva
doucement Maggie et la fit asseoir sur le parapet
afin de placer leurs lèvres à la même hauteur. Il
redoubla d’ardeur pour l’embrasser, goûtant sur ses
lèvres le sel de ses larmes, savourant contre la sienne
la chaleur de sa langue. Ces saveurs de femme, de
sel et de vin mêlées étaient un divin aphrodisiaque.
Un bruit se fit entendre derrière eux. Avec un petit
cri de surprise, Maggie le repoussa. D’instinct, Colin
resserra l’emprise de ses bras afin de l’empêcher de
basculer à la renverse. D’un regard par-dessus son
épaule, il constata que non seulement Sinclair les
observait, une lueur meurtrière dans le regard, mais
également Fraser, le visage figé en une expression
glaciale qui le fit frissonner. Il eut pour première
réaction d’adresser à ce dernier un regard de défi,
mais il préféra se concentrer sur Evan.
— Lamentable… commenta Fraser avec un sou-
rire mauvais. Quelle honte, pour une lady, d’être
surprise dans une telle posture !
177
Puis, s’adressant à son hôte :
—  Vous avez un problème avec les occupants de
votre maison, Sinclair. Une sœur qui s’habille en
homme et qui agit comme une catin prête à séduire
un subalterne supposé vous protéger, vous et votre
famille… Il serait temps d’y mettre bon ordre.
Sachant quand il valait mieux ne pas répondre
à la provocation, Colin préféra se taire. Fraser ne
cherchait qu’à le pousser à se battre, et il ne tenait
pas à lui donner cette satisfaction. Il était de toute
façon préférable qu’il le prenne pour un subalterne
plutôt que pour un chef de clan recherché par les
Anglais.
Sans rien ajouter, Fraser tourna les talons et rega-
gna le château. Colin fit un pas sur le côté et s’inter-
posa entre Maggie et son frère, même s’il savait que
cela ne servait à rien.
—  Je veux vous voir tous les deux dans mon étude
à la première heure demain matin.
Evan s’apprêtait à partir lui aussi, quand une idée
lui fit faire volte-face.
—  Margaret ! lança-t‑il sèchement. Tu viens avec
moi.
Le regard baissé, pour une fois docile et vaincue,
Maggie s’exécuta. Colin dut faire appel à toute sa
volonté pour ne pas la retenir par le bras. Il lui
fallait reconnaître que la précaution prise par Sin-
clair se justifiait. Pourquoi aurait-il laissé sa sœur
avec celui qui était constamment surpris en train
de l’embrasser ?
Il n’en demeurait pas moins qu’il avait peur pour
elle et redoutait les représailles qu’elle pourrait
subir. Même si Sinclair ne semblait pas être le genre
d’homme à frapper une femme, sous le coup de la
colère, qui pouvait dire de quoi il était capable ? Plus
178
que jamais, le besoin de protéger Maggie le plongeait
dans une terrible frustration.
Pour ne rien arranger, avant de suivre son frère
dans l’escalier, la jeune femme lui jeta par-dessus
son épaule un regard effrayé qui ne fit qu’attiser
ses craintes.
18

Maggie ne tenta pas de parler à son frère quand


celui-ci la raccompagna jusqu’à sa chambre. Elle
le connaissait suffisamment pour savoir quand il
valait mieux se taire, ce qui était indiscutablement
le cas. Evan était fou de rage, plus furieux qu’elle
ne l’avait jamais vu, mais elle ne l’était pas moins.
Furieuse de n’être rien d’autre pour lui qu’un objet
de marchandage, de ne pas valoir plus à ses yeux
que le bétail qu’il revendait.
D’un geste sec, il ouvrit la porte de sa chambre et
s’y adossa pour la laisser entrer.
—  Tu ne sortiras pas d’ici jusqu’à ce qu’on vienne
te chercher demain matin, dit-il d’un ton mena-
çant. Je vais laisser un garde en faction devant ta
porte. Dieu m’en préserve, si tu t’avises de me déso-
béir, Maggie, il me faudra te corriger. Est-ce bien
­compris  ?
Maggie acquiesça d’un hochement de tête. Elle
était soulagée d’apprendre que sa porte serait gardée
cette nuit-là. Pour rien au monde elle n’aurait voulu
prendre le risque que Fraser vienne lui rendre visite.
Elle se déshabilla, jetant sa robe honnie dans
un coin, avant d’enfiler une de ses amples che-
mises préférées. Une fois entre ses draps, elle fixa
le plafond, les yeux secs mais le corps parcouru de
180
tremblements. Elle devait admettre qu’elle avait été
jusque-là naïve et inexpérimentée. Culloden, puis la
prison anglaise, le lui avaient fait sentir. Sa ren-
contre avec Fraser achevait de lui ouvrir les yeux.
Qui était-elle pour s’imaginer pouvoir s’opposer
toute seule à un mal tel que celui-là ?
Maggie frissonna en se remémorant de quelle
manière froide il s’était promis de lui apprendre « les
bonnes manières ». Comme si cela ne prêtait pas à
conséquence. Comme si elle n’était qu’un chien qu’il
s’agissait de dresser.
Rattrapée par l’angoisse, Maggie se roula en boule
et pressa son poing contre sa bouche pour ne pas
gémir. Elle ne pouvait se départir du pressenti-
ment d’une catastrophe. Colin devait absolument
convaincre Evan d’annuler ce mariage. S’il n’y par-
venait pas…
Par pitié, mon Dieu, faites que mon frère se laisse
convaincre. Si vous répondez à ma prière, je jure de ne
plus jamais porter de pantalon…
Épuisée par l’émotion, Maggie s’endormit au
milieu de sa prière. Son sommeil fut peuplé de rêves
atroces dans lesquels elle se voyait s’enfuir, courir
sans fin et sans jamais arriver nulle part. Quelqu’un
la pourchassait, qui se rapprochait sans cesse. Elle
sentait qu’il finirait par la rattraper et il n’y avait
rien qu’elle puisse faire.
Elle se réveilla en entendant une servante pénétrer
dans sa chambre.
—  Voilà pour votre toilette, dit-elle en posant un
broc d’eau sur la table. Le laird vous attend dans
son étude.
Maggie se glissa hors de son lit et passa rapide-
ment un pantalon et une chemise, sans accorder
le moindre regard à sa robe. Le cœur lourd, elle
s’aspergea le visage d’eau glacée. C’était avec des
181
pieds de plomb qu’elle entamait cette journée qui
déciderait du reste de son existence. Dans l’heure
qui allait suivre, son destin serait fixé, et elle igno-
rait totalement quel tour il prendrait. Evan pou-
vait facilement annuler ses fiançailles, et tout aussi
facilement l’obliger à épouser Fraser. Que MacLean
ait réussi à le convaincre de renoncer à son projet
constituait son seul espoir.
En pénétrant dans l’étude de son frère, elle croisa
immédiatement le regard de Colin, y cherchant une
réponse. Rapidement, il secoua négativement la tête
et elle sentit son cœur sombrer. Qui lui signifiait-il ?
Qu’il n’avait pu convaincre Evan, ou pas réussi à
lui parler ? Dans un cas comme dans l’autre, cela
n’augurait rien de bon.
Elle reporta son attention sur son frère, assis der-
rière le bureau. Il semblait avoir encore plus mal
dormi qu’elle – de même que Colin, qui était quant
à lui resté de garde toute la nuit.
—  Fraser est reparti dès cette nuit, annonça Evan.
Les fiançailles sont rompues, mais il m’a fallu en
dédommagement lui concéder une partie de ta dot.
Son regard se fit glacial quand il poursuivit en la
regardant droit dans les yeux :
— Tu as réussi à ruiner une fantastique oppor-
tunité.
Le soulagement que ressentait Maggie était tel
qu’elle se sentit chanceler sur ses jambes. Elle crai-
gnit de tomber, mais peu lui importait. Fraser était
parti, elle était libre. Restait à espérer qu’un jour
Evan lui pardonnerait.
—  Si je peux me permettre… intervint Colin.
Evan tourna vivement la tête et le fit taire d’un
regard noir.
— Non ! lança-t‑il sèchement. Vous ne le pou-
vez pas.
182
Un muscle tressaillit sur la mâchoire de Colin, qui
garda néanmoins le silence.
Le regard perçant d’Evan revint se poser sur sa
sœur.
—  Es-tu satisfaite ? demanda-t‑il.
—  Aye.
Elle ne pouvait mentir, et le soulagement qu’elle
ressentait confinait à l’euphorie.
Le visage d’Evan s’empourpra.
—  Tu as tout fait rater, Margaret ! J’ai essayé de
te donner une belle vie, de te trouver un bon mari,
mais tu as choisi de ruiner délibérément mes efforts !
Maggie prit ces paroles en pleine face, comme
des gifles. Elle aurait voulu disparaître au fond d’un
trou. Elle se sentait la plus vile des femmes sur terre,
parce que son frère avait raison sur un point  : elle
avait été trop gâtée et n’avait jamais considéré autre
chose que son propre bien-être. Mais pour ce qui
était de ces fiançailles, elle savait qu’il s’était trompé
et n’en démordrait pas. Elle espérait qu’il finirait par
comprendre que cette union avec Fraser n’aurait rien
apporté de bon, ni à elle ni au clan.
Evan croisa les bras et les dévisagea l’un après
l’autre, avant d’ajouter :
— Vous ne me laissez pas le choix. MacLean,
puisque vous ne pouvez vous empêcher d’embrasser
ma sœur ; Maggie, puisque tu n’écoutes rien de ce
que je te dis et t’obstines à ruiner tous mes efforts,
il ne me reste d’autre solution que de vous marier.
Un silence ébahi ponctua cette déclaration. Ce
n’était nullement ce à quoi Maggie s’était attendue.
Elle jeta un coup d’œil à Colin et constata que son
visage avait pris une teinte rouge brique. Il paraissait
sur le point d’exploser.
— Quoi ! s’exclama-t‑il enfin. Mais qu’est-ce que
vous racontez ?
183
Evan posa les mains sur son bureau et se redressa
en y prenant appui.
—  Vous avez fait en sorte que plus aucun homme
ne veuille jamais d’elle ! répliqua-t‑il. Fraser va se
faire un plaisir de clamer partout que les fiançailles
ont été rompues parce que vous avez été surpris en
train de vous embrasser, et que Dieu seul sait ce
que vous faites ensemble derrière une porte close !
Cela lui donnera le beau rôle, et il se fiche bien de
ruiner au passage la réputation de Maggie.
Evan secoua tristement la tête et conclut, plus
calmement :
—  Elle est à vous désormais, MacLean. Je me lave
les mains de toute l’affaire.
Campé solidement sur ses deux jambes, Colin
croisa les bras.
—  Et si je refuse ? demanda-t‑il d’un air de défi.
Le cœur de Maggie battait si fort qu’il aurait pu
jaillir de sa poitrine. En l’entendant poser cette ques-
tion, elle eut cependant l’impression qu’il s’arrêtait.
Était-il réellement disposé à refuser ?
Les dents serrées, les deux hommes s’affrontèrent
un instant du regard.
—  Essayez donc, répliqua enfin Evan. Vous aurez
à m’en répondre l’épée à la main. Par la mort de
l’un de nous : c’est ainsi que cela se réglera, et je ne
plaisante pas. Vous l’avez embrassée devant témoins
pas moins de trois fois, et Dieu sait ce qui serait
arrivé si nous ne vous avions pas surpris hier sur
les remparts. Des ragots vont courir, c’est inévitable.
Il n’y a qu’une façon de les faire taire.
— Elle s’est enfuie de chez vous pour aller se
battre à Culloden et a passé quinze jours, habillée en
garçon, dans une prison anglaise. Si sa réputation est
ruinée, m’est avis que c’est davantage à cause de cela
que de mes baisers, et parce que vous aviez prévu
184
de la fiancer au diable en personne. J’ai entendu
les intentions de cette brute la concernant, et vous
devriez avoir honte, Sinclair, d’avoir voulu vendre
votre sœur en échange d’une protection contre les
Anglais ! Si la réputation de qui que ce soit mérite
d’être ruinée, c’est la vôtre !
Maggie laissait son regard courir de l’un à l’autre,
incapable du moindre geste, le souffle coupé. Elle
n’avait jamais vu ni son frère ni Colin dans une
telle colère.
Evan ne paraissait pas disposé à se laisser faire.
— Vous osez parler de ma réputation ? fit-il en
allant se camper devant MacLean. Vous qui avez
celle d’un chef qui a abandonné les siens ? Un chef
qui s’est défaussé de toute responsabilité ? Au moins,
je n’avais quant à moi en tête que le bien et la sécu-
rité de mon clan !
Maggie reporta son attention sur Colin, redoutant
sa réponse. Fulminant de colère, il avait porté la
main à sa dague. Il était à craindre que cette dispute
ne se termine dans le sang.
— Peut-être aviez-vous en tête le bien de votre
clan, répliqua-t‑il, mais sûrement pas celui de
votre sœur.
Elle admirait Colin d’oser se dresser devant son
frère, de lui dire ce qu’elle-même n’aurait jamais
osé lui dire.
— J’ai fait appeler le prêtre, annonça Evan,
comme si cela suffisait à régler le problème. Dès
qu’il sera arrivé, il procédera à votre union.
Sur ce, il tourna les talons et quitta la pièce, met-
tant un terme à la conversation. Quand il fut sorti,
Maggie reporta son attention sur Colin et découvrit
qu’il lui lançait un regard noir. Sans rien ajouter,
à son tour il quitta la pièce, en claquant la porte
derrière lui.
185
Demeurée seule, Maggie eut la sensation que sa vie
s’étendait toute tracée devant elle, morne et désolée.
Personne ne voulait d’elle, ni Evan, ni Fraser – Dieu
merci !  –, ni Colin, qui semblait estimer qu’elle ne
valait pas la peine d’être épousée, même s’il ne pou-
vait s’empêcher de l’embrasser.
19

Il plut des trombes d’eau, de manière ininter-


rompue, deux jours durant. Un temps à ne pas
mettre un chien dehors. Et durant ces deux jours,
Maggie n’eut pas le plus petit aperçu de Colin.
Mortifiée et effrayée par l’avenir, elle se cloîtra
dans sa chambre, où elle prit même ses repas. Les
rares fois où elle s’aventura dans la grande salle,
il lui fut impossible de croiser celui qu’elle devait
épouser.
Ce n’était pas de cette manière qu’elle aurait aimé
passer ses dernières heures dans le foyer qui l’avait
vue naître, mais elle redoutait d’avoir à affronter les
membres de son clan. Car même si Fraser ne valait
pas grand-chose, sa réputation ne pouvait qu’avoir
souffert que Maggie ait été surprise dans les bras
d’un autre homme que celui qu’elle devait épouser.
Bien que n’étant pas du genre à se cacher et à ne pas
affronter ses responsabilités, c’était précisément ce
qu’elle faisait, ce qui ajoutait encore à son embarras.
Que lui arrivait-il donc ? Elle ne se reconnaissait
plus. Et tout cela à cause de ces satanés hommes !
Entendant que l’on actionnait le loquet de sa
porte, elle sursauta en se maudissant d’être à ce
point sensible au moindre son.
—  Ouvrez, Maggie.
187
Elle aurait voulu crier à Colin d’aller se faire
pendre, mais ce n’était sans doute pas la meilleure
manière d’entamer leur vie conjugale, aussi préféra-
t‑elle aller ouvrir, s’effaçant sur le seuil pour le lais-
ser entrer.
Elle avait presque oublié, au cours de ces deux
jours, à quel point il était impressionnant physique-
ment. Debout l’un en face de l’autre, ils se canton-
nèrent un moment dans un silence gêné.
—  Je me suis dit que nous devrions parler avant…
le mariage.
Colin semblait avoir du mal à prononcer ce mot,
ce qui ne faisait qu’accentuer le malaise qu’elle res-
sentait.
—  Je suis sûre que vous m’en voulez d’avoir ruiné
votre vie, hasarda-t‑elle d’un air morose.
—  Je n’ai pas vraiment de vie à ruiner. Comprenez-
vous cela, Maggie ? Je n’ai rien à vous offrir.
—  Cela ne semble pas être l’avis de mon frère.
—  Votre frère est furieux, et incapable de réfléchir
correctement.
—  Vous ne voulez donc pas de moi pour femme ?
— Peu importe ce que je veux. Je ne peux pas
avoir de femme. Je n’ai rien. Cette caverne où nous
avons dormi est le seul foyer que j’ai à vous offrir
pour l’instant.
—  Cela n’a aucune importance.
—  Cela a de l’importance. Pour moi.
Colin passa une main nerveuse dans ses cheveux.
— Lorsqu’un homme prend une épouse, ajouta-
t‑il, il est supposé prendre soin d’elle et être capable
de la nourrir, de l’habiller, de mettre un toit sur
sa tête.
Maggie pouvait comprendre que cela le préoccupe,
mais elle n’y voyait quant à elle aucun obstacle. Si
c’était nécessaire, elle aurait vécu avec lui n’importe où.
188
— Je suis capable de me nourrir moi-même,
­ it-elle. J’ai déjà des vêtements, et une caverne est
d
un abri comme un autre pour y passer la nuit.
—  Ne comprenez-vous pas, Maggie ? Cela fait de
moi l’idiot que je suis.
— Certainement pas un idiot, protesta-t‑elle. Un
homme intègre et passionné, mais pas un idiot.
Colin pinça les lèvres. Ils se regardèrent un long
moment, les yeux dans les yeux.
— Quand je vous ai dit que je voulais partir avec
vous, expliqua-t‑elle enfin, ce n’était pas ce que j’avais
en tête. C’est en tant que guerrière que je voulais vous
accompagner, pas en tant qu’épouse. Quelqu’un pour
vous aider et surveiller vos arrières : une… compagne.
Tout cela semblait si ridicule, à présent…
—  Bien sûr, poursuivit-elle, je sais que les femmes
ne sont pas censées être des guerrières, et qu’elles ne
sont pas davantage censées suivre un homme ainsi
sans susciter la réprobation. Du moins, hors des
liens du mariage – or nous serons mariés.
Maggie avait conscience de se justifier laborieuse-
ment. Elle s’en rendait compte mais ne pouvait s’en
empêcher. Pendant ce temps, il la regardait sans
réagir et sans qu’elle puisse avoir la moindre idée
de ce à quoi il pensait.
Elle le sut un instant plus tard, quand il déclara
sans la quitter des yeux :
— Vous êtes une formidable guerrière, Maggie
Sinclair. Vous avez si souvent et si bien surveillé
mes arrières qu’il me serait impossible de prétendre
le contraire. Evan vous a bien éduquée.
Maggie émit un grognement sarcastique, ce qui
le fit sourire.
—  Je suis heureux que vous ne deviez pas épouser
Fraser, avoua Colin. Quoi qu’il puisse se passer, il y
a au moins cela pour me réjouir.
189
— Mais êtes-vous pour autant heureux de
m’épouser ?
Maggie retint son souffle, regrettant d’avoir posé
la question.
Colin garda le silence. Elle détourna le regard
quand la durée de celui-ci devint gênante.
—  Je ne commencerai pas notre mariage par un
mensonge, répondit-il enfin. Une épouse n’est pas
pour le moment ce qu’il y a de mieux pour moi.
—  Je vois, dit-elle en s’obligeant à le fixer de nou-
veau droit dans les yeux. Eh bien… vous n’en vou-
liez pas, mais vous en aurez une contre votre gré.
Mais je peux vous promettre une chose, MacLean :
je continuerai à surveiller vos arrières. Je peux me
battre s’il le faut. Si vous ne voulez pas d’épouse, je
continuerai d’être à vos côtés une guerrière.

Le jour fixé pour les noces se leva. Consciente


qu’il lui fallait faire sa toilette, s’habiller, descendre,
rejoindre le futur marié qui ne voulait pas d’elle,
Maggie n’en avait pourtant ni l’envie ni le courage.
Heureusement, elle fut sauvée de son incapacité à
agir quand Innis la rejoignit dans sa chambre.
— C’est aujourd’hui le jour de tes noces ! lança
gaiement sa belle-sœur en ouvrant les rideaux.
Comme s’il était besoin de le lui rappeler… Maggie
la regarda s’agiter dans la pièce en se demandant ce
qui la mettait en joie. Innis dut se rendre compte de
son manque d’enthousiasme, car elle se rembrunit
et chercha son regard avant de déclarer d’un air
soucieux :
— Je suis désolée, Maggie, que les choses aient
tourné ainsi pour toi.
—  Ah oui ?
190
— Parfaitement. Tu es la première amie que je
me suis faite ici. Avec qui vais-je pouvoir aller au
loch Rumsdale, à présent ?
Maggie se mit à rire mais, à sa grande consterna-
tion, bien vite le rire céda la place aux pleurs, puis
aux sanglots. Le loch Rumsdale… son endroit favori.
Le reverrait-elle un jour ? Colin l’autoriserait-il à
rendre visite à sa famille ?
—  Ach, lass… ne pleure pas.
Innis la rejoignit et la prit dans ses bras. Maggie
s’accrocha désespérément à elle. Comme tout cela
était étrange… Elle n’avait jamais autant pleuré de
sa vie.
Innis la conduisit gentiment jusqu’au lit et s’y assit
à côté d’elle.
—  Puisqu’il n’y a pas de femme de ta parenté pour
te parler, commença-t‑elle, je suppose que c’est à moi
de te dire ce qui se passera quand tu seras mariée.
Maggie tendit les mains devant elle, comme si elle
avait pu en faire un barrage contre les paroles de
sa belle-sœur.
—  Oh non, c’est inutile ! s’exclama-t‑elle. Colin et
moi, nous n’aurons pas ce genre de mariage.
Il avait dit ne pas vouloir d’épouse dans sa vie, et
elle avait promis d’être là pour assurer ses arrières.
N’était-ce pas à cela que se limiterait leur couple ?
Elle n’avait à se soucier de rien d’autre.
Innis eut un sourire entendu et se pencha pour
murmurer à son oreille :
— Ce n’est pas si terrible qu’on le dit, tu sais…
En fait, c’est même assez agréable.
Maggie bondit du lit et alla se réfugier à l’autre
bout de la pièce.
—  Stop ! s’écria-t‑elle. S’il te plaît. C’est de l’inti-
mité de mon frère et de la tienne que tu es en train
de parler.
191
—  Je veux juste que tu n’appréhendes pas ta nuit
de noces. Si Colin est aussi doué que…
—  Innis ! lança Maggie dans un cri de protestation.
Le visage de sa belle-sœur se fit sévère.
—  Ne me dis pas que tu as déjà sauté le pas… Et
si tu l’as fait, j’espère au moins que c’est avec Colin.
—  Non ! répondit Maggie un ton plus bas. Nous
n’avons pas… et je n’ai pas. Mais cette conversation
est complètement inutile, je t’assure.
Maggie avait une connaissance rudimentaire de
ce qu’Innis voulait lui expliquer. Elle savait quelles
parties allaient à quel endroit, par la grâce d’une
blanchisseuse qui l’avait initiée quand elle avait eu
ses premières règles. Cette femme lui avait expliqué
en quoi ce flux menstruel était nécessaire dans la vie
d’une femme. Cela lui suffisait. Elle n’avait pas envie
d’entendre sa belle-sœur évoquer les performances
sexuelles de son frère.
—  N’as-tu aucune question à me poser ? demanda
Innis.
—  Nae. Aucune.
—  Tu en es certaine ?
— Absolument.
Innis paraissait à moitié convaincue, mais Maggie
espérait qu’elle n’insisterait plus sur le sujet. Pour
faire diversion, elle précisa :
—  Je me disais… que je pourrais porter une robe
aujourd’hui.
Le visage d’Innis s’illumina aussitôt et elle se mit
à applaudir.
—  Oh, Maggie… se réjouit-elle. Tu es sûre ?
—  Tout à fait sûre.
Innis se leva et vint la serrer contre elle, avant
d’aller ouvrir en grand les portes de la penderie.
—  Nous allons te faire belle ! lança-t‑elle.
192
Puis, se mordant la lèvre, elle lui lança par-dessus
son épaule un regard gêné.
—  Je ne voulais pas dire que…
—  Ne t’inquiète pas, la tranquillisa Maggie. Je sais
ce que tu voulais dire.
Innis sortit de la penderie les deux robes que
celle-ci contenait. Evan les avait fait tailler à l’époque
où il s’était mis en tête de trouver un mari pour sa
sœur – peu avant l’arrivée d’Innis. L’une, de couleur
rouge sombre, était celle que Maggie avait portée
lors du dîner auquel assistait Fraser. Il était hors de
question pour elle de se marier dans cette robe. Il ne
restait donc que l’autre, d’un beau vert printemps,
qui ferait l’affaire.
Innis alla ouvrir la porte et fit signe à la servante
qui patientait dans le couloir d’entrer. Commença
alors un ballet bien rodé que Maggie supporta tant
bien que mal.
Une heure plus tard, alors qu’elle commençait à
perdre patience, elle se retrouva lavée, parfumée et
coiffée, mais toujours pas habillée. Enfin, avec un
luxe de précautions, Innis souleva la robe et la lui
enfila par la tête.
Le vêtement, taillé sur mesure, tomba en place
du premier coup, ce qui n’empêcha pas Maggie de
le trouver bien plus lourd et moins confortable que
sa tenue favorite. Impossible de courir dans de tels
atours, et naturellement, elle n’aurait pu y cacher
un sgian dubh ni accrocher une épée à sa ceinture.
Mal à l’aise, elle tira sur les jupons verts de sa
robe, pour les voir aussitôt retomber en place autour
de ses jambes. Elle se sentait nue sans ses armes.
Ces préparatifs lui avaient permis de se sortir de la
tête la raison pour laquelle ils étaient nécessaires,
mais à présent qu’ils étaient terminés… il ne lui était
plus possible d’y échapper.
193
Elle avait longuement réfléchi à la conversation
qu’elle avait eue avec Colin et pensait avoir bien
compris ce qu’il avait dit. En homme intègre, il se
sentait en fait écartelé entre deux devoirs qui s’impo-
saient à lui avec la même urgence. De son point de
vue, il ne pouvait que l’épouser pour l’avoir compro-
mise dans son honneur, mais il n’en ressentait pas
moins du regret parce qu’il n’avait rien à lui donner.
Pourtant, contrairement à ce qu’il s’imaginait, il
avait bien quelque chose à lui offrir : sa présence, sa
compagnie, sa camaraderie, sa capacité à l’accepter
telle qu’elle était. C’était beaucoup, pour elle. En
regard de tout cela, les choses matérielles n’avaient
que peu d’importance, mais elle comprenait qu’il
puisse se montrer sceptique quand elle le lui cer-
tifiait.
Pour se donner du courage, Maggie tenta d’inspi-
rer à fond, mais elle était si étroitement prise dans
son corset qu’il lui fallait ne respirer qu’à peine. Il lui
semblait qu’une nuée de papillons avait commencé
à prendre son envol dans son estomac.
Quand la servante fut repartie, elle posa la main
sur son ventre et demanda à Innis :
—  Est-ce que tu l’as vu ?
Sa belle-sœur pliait et rangeait ses affaires.
—  Qui donc ?
—  Colin. Est-ce que tu l’as vu aujourd’hui ?
Innis marqua une pause, avant de se remettre à
l’ouvrage.
—  Non, répondit-elle. Il se tient à l’écart.
En lui adressant un grand sourire, elle prit Maggie
par les épaules et la conduisit devant le miroir.
Maggie retint son souffle, convaincue que la per-
sonne qui soutenait son regard dans la glace était
une étrangère. Pour briser l’illusion, elle tendit le
bras et toucha son reflet. Ce n’était pas une étrangère
194
qu’elle avait sous les yeux. C’était elle-même –  ou
plutôt, une image d’elle-même qu’elle ne connaissait
pas.
—  Mon Dieu… murmura-t‑elle.
Innis s’écarta d’un pas pour mieux admirer son
œuvre.
—  Qu’en penses-tu ? demanda-t‑elle.
—  Il me semble que je ressemble… à une femme.
Quand cela s’était-il produit ? Depuis quand
arborait-elle ces courbes qui allaient en s’évasant
vers les hanches ? À quelle époque cette poitrine
avait-elle commencé à pousser ? Elle avait toujours
trouvé ses seins gênants, parce qu’ils ne lui facili-
taient pas toujours la tâche au combat, mais elle
devait reconnaître que sans eux, cette robe aurait
eu beaucoup moins d’allure.
Le vert conférait au noir de ses cheveux plus de
noirceur encore. Innis avait discipliné ses boucles
jusqu’à ce qu’elles encadrent délicatement son visage.
— Naturellement, tu ressembles à une femme !
s’exclama-t‑elle en riant. Tu en es une. Et il n’y a
aucun mal à s’habiller en femme de temps à autre.
—  Je suppose que non.
—  Te sens-tu prête ?
Maggie prit une inspiration, pas trop ample à
cause de sa robe, mais suffisante pour retrouver un
peu de courage. Sa vie était sur le point de changer,
et elle n’avait aucune idée de ce que ce changement
amènerait. Une fois de plus, elle était obligée d’épou-
ser un homme. Et une fois de plus, cet homme ne
voulait pas d’elle.
—  Je suis prête, s’entendit-elle déclarer.
20

Lorsque Maggie retrouva Evan à l’extérieur de la


chapelle, elle constata qu’il ne paraissait plus aussi
fâché contre elle. Sa colère avait eu le temps de
s’apaiser, et il y avait une certaine tendresse, ainsi
qu’un peu de tristesse, dans ses yeux.
—  Ach, lass… Tu es magnifique. Laisse-moi
­t’admirer.
Il recula d’un pas, la toisa de pied en cap et ajouta :
—  Une bien belle robe…
Ne sachant que faire du compliment, Maggie
jouait nerveusement avec les plis de son jupon.
Une lueur malicieuse faisait briller le regard
d’Evan. Tel était le frère dont elle aimait se rappe-
ler, qui riait de ses bêtises et s’accommodait de ses
excentricités. Hélas, celui dont elle avait partagé le
quotidien ces dernières années n’avait que rarement
ri. Elle réalisait à présent quel poids énorme lui était
brusquement tombé sur les épaules.
— MacLean m’a rapporté ce que Fraser a dit à
son second, confia-t‑il d’un air attristé. Tu m’en vois
désolé, lass. Affreusement désolé. Si j’avais su…
Maggie tenta de prétendre d’un haussement
d’épaules que cela n’avait plus d’importance, mais
elle découvrit que certaines choses pesaient d’un
196
poids trop lourd pour qu’on puisse facilement s’en
débarrasser.
— Je sais que tu avais besoin que je l’épouse
pour que nous profitions de sa protection contre
les Anglais, dit-elle. Je sais aussi qu’il avait besoin
de ces terres que tu devais lui donner.
Un sourire amer flotta sur les lèvres d’Evan, qui
précisa :
—  Des terres qu’il aura tout de même récupérées
en grande partie.
—  Je suis désolée, Evan.
—  Ach, lass…
Il la serra contre lui en une chaleureuse, brusque
et rapide étreinte d’ours, avant de poursuivre :
—  C’est moi qui devrais m’excuser. Je n’aurais pas
dû t’échanger contre la sécurité de notre clan.
Maggie redressa la tête et chercha son regard.
— Tu sais que je ferais n’importe quoi pour le
clan.
—  Sauf épouser Fraser.
Un frisson la secoua.
—  Tout, sauf ça !
Elle avait à présent la gorge serrée, car elle réa-
lisait que c’était sans doute la dernière occasion
qu’elle aurait de parler à son frère en tant que Mag-
gie Sinclair.
— Quoi ? protesta-t‑il en lui caressant la joue.
Qu’est-ce donc que cela ? Des larmes ?
Il les sécha sous ses pouces, exactement comme
il le faisait quand elle était gamine et s’écorchait
les genoux.
—  Je pense que MacLean sera un bon mari pour
toi, dit-il.
— Il ne m’aime pas beaucoup, constata-t‑elle
tout bas.
197
— Pour le moment, peut-être, reconnut Evan. Il
est en colère, mais ça lui passera.
—  J’espère que tu as raison.
— Je ne pense pas me tromper. À présent, es-tu
prête à prendre époux ?
Maggie poussa un soupir et acquiesça d’un signe
de tête. Evan eut un petit rire et lui offrit son bras.
—  Laisse-moi te conduire à l’autel.
Elle fut heureuse de pouvoir prendre appui sur
lui en pénétrant dans la fraîche pénombre de la
chapelle, éclairée uniquement par quelques cierges.
Sans même s’en rendre compte, elle avait crispé les
doigts sur l’avant-bras d’Evan, qui lui tapota la main
et sourit d’un air rassurant.
Colin se tenait déjà devant l’autel, grand et fier,
droit comme un « I », les mains croisées derrière le
dos. Depuis son arrivée, il ne portait que des panta-
lons et des chemises que lui prêtait son hôte, mais
ce jour-là il avait revêtu son kilt. Comment il avait
pu se le procurer, Maggie n’en avait aucune idée,
mais le tartan rouge et vert du clan MacLean était
du plus bel effet sur lui.
Ils s’arrêtèrent au bout de l’allée, à côté de lui.
Evan se pencha pour embrasser Maggie sur le som-
met du crâne, comme il l’avait fait des milliers de
fois depuis qu’elle était petite. Furtivement, elle
essuya les larmes qui s’étaient remises à couler.
Colin prit ses mains glacées dans les siennes, avec
une douceur surprenante. Elle prononça les paroles
que l’homme de Dieu lui demandait de réciter. Colin
fit de même. Tout le reste parut se fondre dans
une brume indistincte, jusqu’à ce que le prêtre les
déclare enfin mari et femme. Alors seulement, le
monde parut se remettre à tourner avec une bru-
tale clarté.
198
Colin se détournait d’elle pour accepter les félici-
tations d’Evan. Innis prit Maggie dans ses bras et
versa quelques larmes elle aussi.
Tous se rendirent ensuite dans la grande salle, où
un festin devait se dérouler pour célébrer l’événe-
ment. Maggie et Colin s’assirent aux places d’hon-
neur sur l’estrade.
—  Eh bien, lass… lui dit-il tout bas. Nous l’avons
fait.
—  Aye, répondit-elle. Nous l’avons fait.
Ce constat lui donnait un peu le vertige. Était-ce
parce qu’elle ne s’était pas encore habituée à sa
nouvelle identité de Maggie MacLean ? Elle avait
toute la vie pour y parvenir, mais elle n’avait pas la
moindre idée de ce que l’avenir lui réserverait. Au
lieu d’en concevoir de la frayeur, elle se découvrait
bizarrement excitée.
—  Qu’est-ce que cela vous fait ? s’enquit Colin.
Il était en train de lui servir les meilleurs mor-
ceaux de son tranchoir.
—  C’est plutôt à vous qu’il faudrait poser la ques-
tion. Je sais que ce n’est pas ce que vous souhaitiez.
Il répondit d’un bref haussement d’épaules et se
tourna pour accepter les félicitations de Gilroy. Tous
deux discutèrent et rirent quelques instants, comme
si le furieux combat qui avait marqué leur rencontre
n’avait jamais existé.
Quand Colin se retourna vers elle, il reprit leur
conversation où il l’avait laissée.
— Nous sommes désormais mariés, dit-il. Et il
n’y a rien que nous puissions y faire, à part aller de
l’avant. Ce n’est pas votre avis ?
Même si ce n’était pas la réponse qu’elle avait
espérée, il aurait été stupide de sa part d’attendre
plus.
—  Aye, approuva-t‑elle.
199
— Evan m’a dit que nous pouvons rester ici
jusqu’à ce qu’il soit moins dangereux de retourner
chez moi.
Maggie ne chercha pas à dissimuler sa surprise.
—  Vous êtes donc décidé à rentrer chez vous ?
Il prit le temps de réfléchir avant de répondre :
—  Aye, je crois que le temps est venu.
— En êtes-vous tout à fait sûr ? Je veux dire…
Abbott pourrait vous y attendre.
—  Abbott n’est pas un homme patient. Il va finir
par se trouver une autre victime à tourmenter.
Maggie n’en était pas si certaine. Cette décision
la mettait d’autant plus mal à l’aise qu’elle ignorait
tout du clan MacLean.
Colin se retourna une nouvelle fois pour accepter
les vœux de bonheur d’un autre guerrier. Maggie
picora sans enthousiasme sa nourriture. Elle avait
toujours eu bon appétit et se souciait peu de ce que
l’on pouvait penser de son coup de fourchette, mais
dernièrement elle avait rarement faim.
Libéré de ses obligations, Colin put revenir à son
tranchoir. Il régnait autour d’eux une atmosphère
festive qui étonnait la jeune femme. Elle devait se
forcer pour admettre que l’on célébrait son propre
mariage, ce qui la rendait un peu nauséeuse.
Enfin, tables et bancs furent débarrassés pour
faire de la place aux danseurs. Colin couvrit la main
de Maggie avec la sienne, entremêlant leurs doigts.
Ce contact lui fit du bien. Elle l’en remercia d’un
sourire et découvrit qu’il l’observait avec une expres-
sion qu’elle n’aurait su définir.
—  Vous avez l’air songeur… commenta-t‑elle.
—  Aye, admit-il avec le plus grand sérieux.
—  À quoi songez-vous ?
Colin secoua la tête et reporta son attention sur
les danseurs.
200
—  À rien de précis, prétendit-il.
Bien que déçue, Maggie n’insista pas. Avec le
temps, espérait-elle, il apprendrait à se confier à
elle. Mais pour l’instant, elle était décidée à ne pas
attendre de lui plus qu’il n’était prêt à offrir. Elle lui
avait promis d’être une guerrière plus qu’une épouse
à ses côtés. Elle était décidée à tenir parole.
Au bout de quelques minutes, il se pencha vers
elle et lui murmura à l’oreille :
—  Je pense qu’il est temps de nous retirer.
—  Nous retirer ? s’étonna-t‑elle. Mais… pourquoi ?
Son regard s’assombrit quand il demanda :
— Faut-il vraiment que je vous fasse un dessin,
lass ?
Maggie fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas
où il voulait en venir. Il précisa d’un air gêné :
—  Ils s’attendent à ce que nous… vous savez.
Maggie écarquilla les yeux.
—  Mais… je ne… pensais pas que…
Une lueur d’amusement fit flamber son regard.
—  Vous ne pensiez pas quoi ?
Difficilement, elle ravala sa salive.
— Rien.
Colin se leva sans la quitter des yeux. À présent
très sérieux et presque solennel, il lui offrit sa main.
Dans l’estomac de Maggie, les papillons avaient
repris leur sarabande.
Dans la grande salle, tout le monde s’était figé et
les regardait. Avec un sang-froid qu’elle était loin de
posséder, Maggie posa sa main dans celle de Colin
qui l’aida à se lever. Le voir s’incliner vers elle la fit
sourire. L’attention de Maggie se porta sur Evan,
qui observait la scène avec le plus grand sérieux. Il
lui fit cependant un clin d’œil et hocha légèrement
la tête en signe d’encouragement, ce qui l’aida à se
sentir mieux.
201
Elle suivit son nouveau mari dans l’escalier.
Chaque marche se révélait plus difficile à gravir
que la précédente. Derrière eux, la fête avait repris
dans la grande salle. Maggie dut faire un effort pour
ne pas courir s’y réfugier. Les papillons menaient
une sarabande d’enfer dans son ventre. Elle avait la
bouche sèche. Elle avait dit à Innis qu’elle et Colin
n’auraient pas « ce genre de mariage », mais elle ne
parvenait pas à se souvenir ce qui l’avait amenée à
penser cela. Le lui avait-il dit ? Elle était incapable
de s’en souvenir.
Colin la prit par la main et emprunta le corridor
menant à la chambre de Maggie. Sur le seuil, la
voyant hésiter, il précisa :
— Je me suis dit que vous vous sentiriez plus à
l’aise dans votre propre chambre.
Plus à l’aise pour quoi ? faillit-elle répliquer. Mais
elle avait beau refuser l’évidence, Maggie ne l’igno-
rait pas, et son cœur battait fort sous le coup de
l’appréhension.
Doucement, Colin referma la porte derrière eux.
Le silence se fit étouffant. Incapable de prendre l’ini-
tiative, il se tenait au milieu de la pièce, les yeux
fixés sur le bout de ses souliers, aussi perdu qu’elle
de toute évidence.
—  La situation est plus délicate que je ne le pen-
sais, finit-il par reconnaître.
—  Est-ce que vous…
Elle dut s’humecter les lèvres pour pouvoir pour-
suivre.
—  Est-ce que vous regrettez de m’avoir épousée ?
Les épaules de Colin s’affaissèrent. Il se frotta les
yeux et bougonna :
— On peut dire que vous vous y entendez pour
me faire perdre mes moyens, Maggie Sinclair.
—  Maggie MacLean… rectifia-t‑elle.
202
—  Aye. Maggie MacLean.
— Êtes-vous fatigué ? s’enquit-elle. Parce que si
vous avez besoin de dormir… je comprendrai.
Cela le fit sourire.
—  Je ne suis pas fatigué, répondit-il. Et je ne veux
pas dormir.
Maggie baissa la tête. Elle tenta de se réfugier,
comme Colin l’avait fait précédemment, dans l’obser-
vation de ses souliers, mais elle se rendit compte que
sa robe en cachait l’extrémité.
Son regard se porta sur son lit. Elle l’avait tou-
jours trouvé suffisamment grand pour pouvoir s’y
étirer à son aise, mais soudain il paraissait bien trop
petit pour deux. Peut-être, songea-t‑elle, aurait-elle
dû laisser Innis lui faire son discours à propos de
la nuit de noces…
— Maggie.
Tournant la tête, elle regarda Colin et en eut le
souffle coupé, tant son regard posé sur elle s’était
fait provocant.
Sans qu’elle ait pu comprendre comment il avait
fait, soudain il fut devant elle. Maggie sentit ses
jambes la lâcher. Elle se raidit juste à temps pour
ne pas tomber. Colin prit ses mains dans les siennes
et la regarda droit dans les yeux.
—  Nous voilà mariés, constata-t‑il.
—  Aye.
—  Vous voilà liée à moi, j’en ai peur.
—  Aye.
Elle aurait voulu pouvoir lui répondre de manière
plus intelligente mais elle s’en sentait incapable, tant
sa langue semblait paralysée et sa gorge sèche.
—  Lass…
Colin prit une main de Maggie et la plaça sur
sa poitrine. Il ferma les yeux et elle sentit sous ses
203
paumes le battement précipité de son cœur, ce qui
l’étonna. Était-il aussi nerveux qu’elle ?
Colin rouvrit les yeux et demanda :
—  Que vais-je donc pouvoir faire de vous ?
—  Je ne connais rien au mariage.
—  Moi non plus, lass.
—  Nous apprendrons ensemble.
—  Si pragmatique… constata-t‑il en souriant. Et
si naïve…
—  Si je suis naïve, répliqua-t‑elle, vous n’avez qu’à
m’apprendre à ne plus l’être.
—  Vous apprendrez avec le temps.
—  Qu’est-ce que j’apprendrai ?
Colin secoua la tête.
—  Pas maintenant, dit-il.
Alors il l’attira contre lui, referma les bras autour
d’elle et cala sa tête sous son menton. La main de
Maggie se trouvait toujours où il l’avait placée : juste
sur son cœur, pressée entre eux.
Il lui embrassa le sommet du crâne, puis ses lèvres
glissèrent jusqu’à sa tempe. Il s’écarta suffisamment
pour lui donner un baiser léger et presque joueur,
qui bientôt se fit plus passionné et exigeant. Maggie
ouvrit la bouche d’elle-même, sachant qu’il aimait
cela et pressée de sentir sa langue contre la sienne.
Ils étaient si proches qu’elle sentit son sexe tres-
saillir et se bander entre eux. Elle en fut d’abord
alarmée, mais elle en connaissait suffisamment sur
le sujet pour savoir que c’était là le cours normal,
naturel et désirable des choses. Ce qui ne l’empêchait
en rien d’être nerveuse…
Les lèvres de Colin exploraient à présent sa gorge.
Cela lui procurait une sensation tellement incroyable
et délicieuse qu’elle leva la tête pour mieux se prêter
à ses baisers et ferma les yeux. Alors qu’elle s’imagi-
nait qu’il était arrivé au plus bas, elle le sentit tirer
204
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08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
sur son encolure et mordiller doucement la nais-
sance de ses seins.
Maggie gémit doucement. Le contact de ses dents
sur sa peau tendre faisait naître de délicieux frissons
dans tout son être. En défaisant fébrilement quelques
boutons, Colin était parvenu à dénuder l’un de ses
seins. Ses lèvres se refermèrent sur le bourgeon de
chair durci de son mamelon, et Maggie crut défaillir
de plaisir. Heureusement, il était là pour la retenir.
Sa main libre se porta dans les cheveux de Colin
et s’y perdit. Elle s’en voulait un peu d’être si pas-
sive, de prendre sans rien donner, mais elle ne savait
comment lui rendre la pareille, et n’était pas certaine
d’y parvenir.
Avec sa bouche, avec sa langue, avec ses dents,
Colin se démenait sur elle. Entre sa poitrine et sa
bouche, il semblait être partout à la fois. Maggie
sentait naître à son entrejambe une impatience, une
lourdeur dont elle ne savait que penser. Était-ce
censé se passer ainsi ?
Les caresses et les baisers de Colin la plongeaient
dans une frénésie d’envies, de besoins dont elle igno-
rait tout et dont elle n’avait jamais fait l’expérience.
Toute à ces sensations nouvelles, elle n’entendit pas
la porte de sa chambre s’ouvrir à la volée et claquer
contre le mur.
Colin, lui, était déjà en alerte et l’avait repoussée
derrière lui, prêt à faire face à la menace.
21

Tandis qu’Evan se ruait dans la chambre, Mag-


gie remit rapidement en place son bustier et vint
se placer à côté de Colin. Elle n’était pas femme
à se  réfugier peureusement derrière son mari au
moindre danger.
— Fraser est en chemin avec un contingent de
tuniques rouges ! lança Evan. Je crains qu’il n’ait
appris que vous étiez recherché par les Anglais,
MacLean.
Maggie accueillit la nouvelle avec un gémissement
de consternation.
—  Prépare tes bagages ! lui lança Colin. Nous par-
tons dans l’heure.
— C’est après vous qu’ils en ont, MacLean…
objecta Evan. Laissez Maggie ici.
—  Maggie est ma femme. Elle vient avec moi.
—  Elle serait plus en sûreté…
— Vous avez voulu nous marier, l’interrompit
Colin. Ma femme reste à mes côtés.
Les deux hommes s’affrontèrent du regard.
—  Hors de question que je quitte mon mari, inter-
vint Maggie, s’adressant à Evan.
— Très bien, admit celui-ci en soutenant son
regard. Comme tu voudras.
—  Prépare tes bagages, répéta Colin. Le minimum.
206
Debout au centre de la pièce, Maggie regarda les
deux hommes sortir, encore sous le coup de ce qui
venait de se produire. Tout s’était passé si vite…
L’instant d’avant, aussi excitée qu’effrayée, elle était
encore en proie, sous les caresses et les baisers de
son époux, à une fièvre sensuelle dont elle découvrait
les délices. Le pire était que celle-ci ne l’avait pas
tout à fait abandonnée : elle en ressentait encore à
son entrejambe les prémices troublantes.
En jurant tout bas, elle acheva de se rhabiller et
se força à se reprendre. Les Anglais étaient sur leurs
traces, son mari était en danger : le moment n’était
pas à rêvasser, il fallait agir.
Moins d’une heure plus tard, Maggie se retrouva
dans la cour intérieure du château, occupée à sangler
sa monture. Elle avait fourré au hasard quelques
affaires dans un sac. Sans trop savoir ce qui lui serait
utile, il était difficile de faire un choix rationnel.
Colin se préparait au départ lui aussi, le visage
fermé, les lèvres pincées. Ils étaient mari et femme
depuis à peine six heures, et déjà ils devaient s’enfuir
pour survivre. On ne pouvait dire que ce mariage
s’annonçait sous les meilleurs auspices, mais elle
était satisfaite qu’il ait insisté pour qu’elle l’accom-
pagne. Elle serait la guerrière qui veillerait sur ses
arrières, comme elle le lui avait promis.
— Maggie… murmura Innis qui l’avait rejointe,
la mine soucieuse. Reste ici, s’il te plaît. Les Anglais
ne sont pas à ta recherche.
—  Je pars avec mon mari.
Davantage pour ne pas voir les larmes dans les
yeux de sa belle-sœur que parce que c’était néces-
saire, Maggie vérifia une fois encore le harnache-
ment de son cheval.
—  J’ai peur pour toi, confia Innis.
—  C’est inutile.
207
—  Mais… les Anglais…
—  Je t’assure qu’il est inutile d’avoir peur.
Elle s’était exprimée un peu vivement, mais ce
n’était pas parce que Innis insistait. Il était à craindre
que cet énervement trahisse sa propre peur de l’An-
glais qui approchait, qui était presque là… Elle savait
bien ce que cela signifiait. Si elle était capturée en
compagnie de Colin, son dernier séjour en prison
serait idyllique, en comparaison de ce qui risquait
de lui arriver.
— C’est parce que tu es une amie que j’ai peur
pour toi, fit valoir Innis d’une voix tremblante.
Maggie fut touchée par cette confidence. Elle
n’avait jamais eu d’amie. Il avait été agréable, ces
dernières semaines, de découvrir ce que c’était
d’en avoir une. De manière impulsive, elle prit sa
belle-sœur dans ses bras et la serra longuement
contre elle.
—  Sois prudente, mon amie… murmura Innis.
— Je le serai. Et toi, assure-toi que mon frère
file droit…
Innis s’écarta d’elle et sourit en essuyant ses
larmes.
— Si c’est possible, dit-elle, fais-nous savoir que
tout va bien quand vous serez tirés d’affaire.
Maggie acquiesça d’un signe de tête, en se deman-
dant s’il lui serait possible de tenir cette promesse.
— Il est temps de partir, annonça Colin en sur-
gissant derrière elles.
Maggie jeta un dernier coup d’œil à l’imposante
bâtisse qui avait été son seul foyer durant l’intégra-
lité de son existence. En franchirait-elle de nouveau
les portes ? Remettrait-elle un jour les pieds dans
cette cour ? Se battrait-elle de nouveau avec Gilroy ?
Avant que ses propres larmes n’aient pris le dessus,
208
elle se retourna, s’apprêtant à se mettre en selle.
Evan, qui l’avait rejointe, l’en empêcha.
— Tout ira bien, assura-t‑il en verrouillant son
regard au sien. Colin prendra soin de toi.
De nouveau, Maggie eut un hochement de tête,
trop émue pour s’exprimer. Elle savait que Colin
prendrait soin d’elle, et elle se savait capable de
prendre soin de lui. C’était la peur de ne plus revoir
son frère qui lui faisait monter les larmes aux yeux.
— Ah, Maggie… murmura Evan d’une voix
rauque. Je t’aime tellement ! Mais c’est à toi, désor-
mais, d’étendre tes ailes et de t’envoler.
—  Moi aussi, je t’aime, avoua-t‑elle tout bas.
Elle ne se rappelait pas le lui avoir dit, et elle
regrettait à présent toutes les fois où elle avait
négligé de le faire.
Un sourire entendu flotta sur les lèvres d’Evan.
—  Je sais, assura-t‑il.
— Maggie…
Colin, déjà en selle, s’impatientait. En jetant un
coup d’œil à son mari, elle acquiesça de la tête et
grimpa sur son cheval. Cette fois, il était vraiment
temps d’y aller.
— Souviens-toi de tout ce que je t’ai appris,
conseilla Evan en retenant un instant sa monture
par le harnais. Tu risques d’en avoir besoin dans
les jours à venir.
Evan lâcha le harnais et s’écarta. Colin prit la tête,
traversa la cour et passa sous la herse. Maggie jeta
un dernier coup d’œil à son frère et à Innis qui se
tenaient côte à côte, le bras d’Evan enserrant la taille
de sa femme. Chacun d’eux agitait la main en un
ultime adieu.
Dès qu’ils furent à l’extérieur, la herse se baissa et
l’épaisse double porte en bois fut refermée.

209
—  Est-ce que tu connais bien le secteur ? demanda
Colin lorsqu’ils se furent éloignés de la forteresse.
—  Aye, répondit Maggie.
—  Moi, je ne le connais pas. Je compte donc sur
toi. Nous devons aller vers le sud, vers Dornach.
—  Chez Sutherland ?
Colin acquiesça d’un hochement de tête. Ils allaient
du moins prendre cette direction. Il connaissait bien
le pays et quelques caches où attendre de meilleurs
jours. Sutherland l’aiderait, à n’en pas douter, mais
il voulait s’assurer pour commencer que les Anglais
ne l’attendaient pas à Castle Dornach. Son amitié
avec Brice Sutherland étant de notoriété publique,
ce n’était pas à exclure.
Maggie imprima à leur course une allure endia-
blée. La nuit était tombée depuis longtemps. On n’y
voyait pas grand-chose, mais cela ne la ralentissait
en rien. Elle n’était pas du genre à se plaindre ou à
lambiner, comme elle le lui avait déjà prouvé. Cette
femme avait un cœur de guerrière, et il n’en était
pas peu fier.
Elle méritait tellement mieux que lui, un homme
qui rechignait à rentrer chez lui par peur de ne pou-
voir diriger son clan, un homme qui avait toujours
été une déception pour tous ceux qui l’avaient aimé.
Il n’avait rien à lui offrir, et pourtant il avait accepté
de l’épouser, alors qu’il aurait mieux fait de tourner
les talons et de ne plus revenir. Et voilà qu’à présent
il avait une femme à protéger, à vêtir et à nourrir.
Colin passa une main lasse sur son visage. Cette
responsabilité nouvelle pesait lourdement sur ses
épaules. L’expression de confiance qui avait trans-
paru sur son visage, quand elle s’était donnée à lui
dans la chapelle, lui avait presque brisé le cœur. Il
avait vu passer sur ce beau visage autant de peur
que d’espoir, et pour être tout à fait honnête, c’était
210
ce qu’il ressentait également, ainsi qu’un farouche
besoin de protéger cette femme étonnante qui avait
débarqué dans sa vie au plus mauvais moment. Il
voulait par-dessus tout éviter qu’elle se sente aban-
donnée ou qu’elle ait faim ou froid, et pourtant il
ne savait comment éviter cela.
Quel mauvais tour lui avait-il donc joué ?
—  Evan retiendra Fraser et les Anglais aussi long-
temps qu’il le pourra, dit-elle.
—  Tant mieux.
Colin comptait là-dessus. C’était leur seul espoir.
Cela, et les caches aménagées par Sutherland. S’ils
pouvaient se cacher durant le jour et voyager la nuit,
ils avaient une chance de s’en sortir. Mais combien
de temps leur faudrait-il fuir ainsi ? Devraient-ils
vivre comme des bêtes pourchassées le reste de leur
existence ?
Il s’en voulait à présent de n’avoir pas laissé Mag-
gie auprès de Sinclair. Evan aurait été en mesure
de la protéger. Il n’avait pu, cependant, se résoudre
à la laisser derrière lui. Pour le meilleur comme
pour le pire, elle était sa femme et c’était à lui de
la protéger, pas à son frère. De toute façon, elle était
une guerrière accomplie, et il ne voulait personne
d’autre pour assurer ses arrières que Maggie Sin-
clair –  enfin, Maggie MacLean  : il allait lui falloir
du temps pour s’y habituer.
Maggie fit halte et Colin la rejoignit au bord de
la rivière Thurso, qui roulait ses eaux gonflées par
les pluies avec une force inaccoutumée.
—  Il va nous falloir traverser, annonça-t‑elle.
Colin observa les alentours, puis les flots tumul-
tueux.
—  Ici, c’est trop étroit.
Les goulets d’étranglement étaient les plus dan-
gereux à traverser. Avec un peu de chance, il leur
211
serait possible de découvrir en remontant la rive un
gué plus adéquat, mais ils risquaient ce faisant de
perdre un temps qu’ils n’avaient pas.
—  Combien de temps ton frère pourra-t‑il retenir
Fraser ? s’enquit-il.
—  Un jour, tout au plus.
— Ils étaient à une demi-journée de chevauchée
de la forteresse quand nous sommes partis.
Si la chance était de leur côté, ils trouveraient
un point de passage sans trop tarder. Dans le cas
contraire… tout pouvait rapidement dégénérer.
22

Maggie observait avec inquiétude le débit de la


rivière. Il lui était arrivé de traverser des ruisseaux
à pied, ou des lochs en bateau, mais jamais une
rivière en crue à cheval.
À en juger par l’expression soucieuse de Colin, la
situation n’était pas bonne. Ils avaient les tuniques
rouges sur le dos et une rivière leur barrait la route.
En tirant sur ses rênes, il lui fallut rappeler à l’ordre
sa monture qui s’impatientait. Même les chevaux
étaient nerveux.
Ils avaient chevauché toute la nuit. C’était à pré-
sent le milieu de matinée. Traverser la rivière en
plein jour pouvait s’avérer dangereux non seulement
à cause du courant, mais aussi parce qu’ils seraient
parfaitement visibles.
Ils longèrent la rivière un bon moment. Colin cher-
chait le meilleur endroit pour traverser, et Maggie
surveillait quant à elle l’éventuelle arrivée de leurs
ennemis. Plus le temps passait, plus elle devenait
nerveuse. Trouver un point de passage leur prenait
trop de temps.
Soudain, Colin fit halte et déclara :
—  Cela ne sert à rien de poursuivre dans ce sens.
Nous ne trouverons pas de meilleur endroit pour
traverser. Allons plutôt vers l’amont.
213
Ce qui impliquait de revenir sur leurs pas avant
de poursuivre leur exploration : un temps précieux
gâché.
—  Très bien, approuva simplement Maggie.
Elle fit faire demi-tour à son cheval. Une autre
heure s’écoula. C’était déjà le milieu de l’après-midi,
et ils avaient passé une demi-journée à chercher un
gué introuvable. Ils n’avaient même pas fait halte
pour manger. L’estomac de Maggie grondait, mais
elle aurait préféré traverser à la nage que perdre du
temps à se restaurer.
—  Ici, finit par décréter Colin en faisant halte. Il
faudra que ce soit ici.
Maggie mit sa main en visière et observa l’autre
rive. Les rayons du soleil faisaient étinceler les vague-
lettes. Le courant était fort, mais moins qu’ailleurs
en cet endroit où il y avait moins de fond.
Colin se glissa à bas de son cheval et fouilla dans
ses fontes. Il en sortit deux morceaux de viande
séchée et en donna un à Maggie. Elle mastiqua en
le regardant examiner les alentours, à la recherche
de deux perches qu’il finit par trouver, aussi hautes
que lui et de la grosseur de son poing.
Il lui en donna une en expliquant :
—  Nous allons utiliser ceci pour sonder la rivière
devant nous. Si tu ne parviens pas à trouver le fond,
essaye à un autre endroit.
Maggie mit pied à terre et saisit la longue branche.
—  Tu mèneras ton cheval par la longe, expliqua-
t‑il. Je ferai pareil et je passerai devant. Essaye de
mettre tes pas exactement dans les miens.
En hochant la tête, elle jeta un coup d’œil angoissé
au courant.
— Je n’ai jamais traversé une rivière comme
celle-ci, confia-t‑elle.
214
Il la rassura d’un sourire qui manquait de
conviction.
—  Contente-toi de me suivre, et tout ira bien.
Colin vérifia le chargement et resserra les sangles.
Les chevaux roulaient des yeux fous et piaffaient
devant l’eau écumante. Pour un peu, Maggie aurait
fait de même…
Prêt à s’engager dans l’eau, Colin adressa un der-
nier regard à Maggie. Il tendit sa main libre et serra
ses doigts glacés entre les siens.
— Tout ira bien, répéta-t‑il en cherchant son
regard. D’accord ?
Maggie hocha la tête. Colin retira sa main avant de
s’engager dans le courant. Elle attendit qu’il se soit
un peu éloigné de la berge et le suivit. Le contact
de l’eau glacée lui coupa le souffle. Celle-ci remplit
d’abord ses bottes, puis monta jusqu’à ses genoux
et enfin jusqu’à ses hanches quand elle se pencha
pour avancer.
Avec une régularité de métronome, Colin sondait
la rivière devant lui et risquait un pas, sondait de
nouveau et risquait un autre pas. Maggie s’efforçait
de ne jamais le quitter des yeux, de peur de ne pas
suivre exactement le même chemin.
Plus ils s’éloignaient de la rive, plus le courant se
faisait puissant et cherchait à la déstabiliser. Si elle
avait porté une robe, elle aurait été entraînée sous la
surface et on ne l’aurait plus revue. Déjà ses bottes,
son pantalon et sa chemise trempés entravaient ses
mouvements. En dessous de la taille, elle ne sentait
plus ses membres. Son corps était secoué de trem-
blements, elle ne pouvait se retenir de claquer des
dents, mais elle continuait vaille que vaille à suivre
Colin pas à pas.
Quand elle eut l’impression d’avoir presque
atteint l’autre rive, elle quitta Colin des yeux pour
215
risquer un  regard devant elle. Ce qu’elle découvrit
lui donna  un coup au cœur  : ils n’étaient encore
qu’à mi-chemin.
Peu après, Colin trébucha et disparut sous les
flots. Cela s’était passé si vite que Maggie eut peine
à y croire. Heureusement, il reprit rapidement pied
et la rassura d’un sourire, trempé comme une soupe,
avant de se remettre en route. Le cœur battant à
tout rompre, Maggie serra plus fort dans sa main
la longe de sa monture et l’imita.
Sonder, avancer, sonder, avancer  : cela devint
pour elle une routine familière qui lui engourdis-
sait l’esprit comme l’eau glacée lui engourdissait le
corps. De temps à autre, elle jetait un coup d’œil par-
dessus son épaule afin de vérifier que les tuniques
rouges ne les avaient pas rejoints, mais au bout
d’un moment elle cessa de le faire. Cela n’avait plus
aucune importance, puisque eux aussi auraient à
traverser la rivière.
Maggie ne remarqua pas à quel moment les nuages
commencèrent à s’accumuler au-dessus de  leurs
têtes, masquant le soleil et la seule source  de cha-
leur qui leur restait. Elle nota en revanche le premier
coup de tonnerre. Colin, quant à lui, jeta un coup
d’œil chargé d’inquiétude vers le ciel.
La pluie se mit à tomber dru d’un coup, noyant sa
bouche et ses yeux, l’aveuglant et manquant l’étouf-
fer. Elle glissa mais parvint à reprendre pied, ce qui
lui fut un salutaire rappel qu’il lui fallait à chaque
instant rester vigilante. Colin, lui, continuait d’avan-
cer sans faiblir, traçant sa voie dans les eaux tour-
billonnantes. Maggie devait prendre exemple sur lui.
Elle ignorait désormais comment elle parvenait
encore à tenir debout. Son corps était devenu insen-
sible. Son esprit commençait à dériver. Elle rêvait
d’un bon feu et de couvertures chaudes. Dans un
216
moment d’inattention, elle finit fatalement par ne
pas marcher dans les traces de Colin. Le bout de
sa perche ne rencontra pas le fond. Mais au lieu
de la retirer et de recommencer à sonder ailleurs…
elle commit l’erreur, en équilibre sur un pied, de
chercher à poser l’autre pied. L’instant d’après, elle
lâchait la longe, la rivière s’emparait d’elle et l’em-
portait sous les flots.

Colin entendit un petit cri étranglé derrière lui.


Quand il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule…
Maggie n’était plus là. D’elle, il ne restait qu’une
main délicate au-dessus des flots, qui bientôt dis-
parut aussi. Quelques secondes plus tard, un peu
plus loin, il vit un pied crever la surface ; puis, plus
loin encore, sa tête, bouche grande ouverte pour se
remplir avidement les poumons, avant de replonger
de nouveau.
—  Maggie ! cria-t‑il.
Le fracas de la rivière et de la pluie étouffa sa
voix. En jurant tout son soûl, il faillit céder à l’envie
de plonger pour lui porter secours. Mais en voyant
la tête de Maggie émerger beaucoup plus loin, il
comprit que le courant l’emportait si vite que cela
ne servirait à rien. S’il voulait garder un espoir de
la sauver, il lui fallait rejoindre l’autre berge au plus
vite. Récupérant les rênes des deux montures, il se
remit en route, courbé en deux sous l’averse, ne son-
dant plus qu’à peine la rivière devant lui.
— Vers la rive ! murmurait-il pour lui-même.
Contente-toi de rejoindre la rive. Ne panique pas.
Réfléchis !
Mais il n’arrivait plus à réfléchir. Rien d’autre
n’occupait son esprit que le visage terrifié de Maggie
lorsqu’elle avait brièvement fait surface. Savait-elle
217
au moins nager ? C’était probable, puisqu’elle était
allée se baigner dans le loch avec Innis.
Il aurait dû trouver un meilleur endroit pour tra-
verser, se reprochait-il. Il aurait mieux fait de la
laisser chez son frère !
S’il la perdait…
Colin refusait d’y penser. Maggie était une guer-
rière. Elle allait lutter. Elle allait vaincre. Elle le
devait.
Il n’allait pas la perdre.
Lorsqu’il rejoignit la berge, Colin se laissa tom-
ber à genoux, épuisé et luttant pour retrouver son
souffle. Les chevaux fournirent un dernier effort afin
de s’extirper de l’eau et partirent en trottant se réfu-
gier à l’abri d’un bosquet tout proche.
Colin se força à se lever et alla les chercher. Liant
la longe de sa monture à celle de Maggie, il les
entraîna au pas de course vers la rive, mais il avait
les membres si gourds qu’il ne cessait de trébucher.
Désespérément, il passa au crible la rivière et ses
berges, à l’affût du moindre signe.
Maggie…
— Pitié, pitié, pitié… ne cessait-il de murmurer,
encore et encore.
Au bout d’un moment, il laissa filer les longes des
chevaux et se mit à courir en criant son nom, sans
même se soucier que d’éventuels Anglais puissent
l’entendre. Autour de lui, l’orage se déchaînait, le ciel
zébré d’éclairs, mais il n’y prêtait aucune attention.
Colin tremblait de tous ses membres. Le froid
intense n’y était pour rien. La peur l’avait envahi
tout entier. Où était-elle à présent ? Elle pouvait être
n’importe où, loin en aval de la rivière.
Ou au fond de la rivière.
—  Non, non ! protesta-t‑il d’une voix étranglée.
218
Épuisé, il tomba à genoux et ne parvint à se rele-
ver que pour s’effondrer de plus belle. Il ne sentait
plus ni ses jambes ni ses pieds.
Colin fut sur le point d’abandonner, mais par un
ultime effort de volonté il parvint à mettre un pied
devant l’autre, s’arrêtant régulièrement pour son-
der du regard la rivière et la berge. Au fond de sa
poitrine, son cœur cognait à tout va, ses poumons
étaient en feu. Un sanglot restait coincé au fond de
sa gorge.
Il l’avait perdue.
Il avait suffi qu’ils soient mariés une seule et
unique journée pour qu’il la perde…
Il pouvait presque entendre ses frères se moquer
de lui, là où ils étaient, lui répétant qu’il ne serait
jamais bon à quoi que ce soit. Comment pouvait-il
imaginer prendre soin d’une femme alors qu’il n’était
pas capable de prendre soin de lui-même ?
Il tomba une dernière fois, sans trouver la force de
se relever. Vaincu, il laissa échapper un long gémis-
sement douloureux.
Tu l’as tuée.
Rien qu’en épousant Maggie, il l’avait tuée.
Combien de temps resta-t‑il ainsi, à quatre pattes
dans le sable, trop épuisé pour bouger, tandis que
se déversait sur lui toute l’eau du ciel ?
Finalement, il parvint à se remettre debout et à
avancer d’un pas chancelant, la vision brouillée tout
autant par ses larmes que par la pluie qui ne ces-
sait de tomber. La main en visière, il examina sans
espoir les alentours. Le cœur lourd, il réalisa que s’il
tombait une fois encore, il ne pourrait plus jamais
se redresser.
C’est alors qu’il aperçut quelque chose. L’espoir fit
battre son cœur. Il détestait l’espoir plus que tout
autre chose. Maggie était morte, et ce qui avait attiré
219
son attention n’était rien d’autre qu’une souche. Il se
dirigea néanmoins dans cette direction. Hélas, plus il
approchait du but, plus ses suspicions se trouvaient
confirmées.
Cette chose, ce n’était qu’un tronc d’arbre noirci
recraché par les flots. Il continua néanmoins de se
diriger vers lui, car qu’aurait-il pu faire d’autre ?
S’allonger et mourir ?
En atteignant enfin le tronc d’arbre, Colin se pen-
cha pour le toucher. L’écorce humide céda sous ses
doigts.
Il s’effondra sur la souche et se mit à pleurer
comme il ne l’avait jamais fait. Les sanglots le
secouaient si fort qu’il s’étonnait de ne pas tomber
en morceaux. Ses pleurs jaillissaient d’un endroit
sombre et secret, tout au fond de lui-même, où il
les avait relégués il y avait tant d’années…
Assis à même le sol, il s’adossa au tronc, laissant
les sanglots décroître. La pluie, elle aussi, tombait
désormais moins fort. Il vit que les chevaux l’avaient
suivi et se tenaient à l’abri des arbres, mais peu lui
importait. Maggie était morte par sa faute – par sa
faute, comme toujours.
23

Adossé au tronc, amorphe et résigné, Colin


regardait les ténèbres tomber autour de lui. Les
chevaux s’étaient lancés à la recherche d’un peu
d’herbe mais restaient dans les parages. Que lui
importait, au fond ? Quel usage pouvait-il en faire
désormais ?
Machinalement, son regard se porta à l’endroit où
il avait tenté la traversée de la rivière avec Maggie.
Si les Anglais devaient surgir, c’était de là qu’ils
viendraient. Ils n’avaient qu’à le prendre. Il s’en
moquait.
Du coin de l’œil, il vit une ombre bouger. Colin
s’essuya les yeux et cligna des paupières, sans par-
venir à éclaircir sa vision. La silhouette paraissait
humaine. Un Anglais ? Si c’était le cas, celui-ci ne
portait pas l’habituelle tunique rouge et n’était pas
physiquement très impressionnant.
En titubant et en tombant de temps à autre,
l’ombre ne cessait de se rapprocher. Incapable de
rassembler l’énergie nécessaire pour se porter à sa
rencontre, Colin demeurait assis contre le tronc.
Ce n’est que lorsque la silhouette fut suffisamment
proche qu’il trouva la force de se dresser sur ses
jambes, sans en croire ses yeux. Enfin, l’ombre lui
tomba dans les bras.
221
—  Maggie ? murmura-t‑il d’une voix rauque.
Il chancela. Seigneur Dieu ! Maggie était vivante…
Elle avait le visage couvert de boue. Trempée de
la tête aux pieds, elle tremblait si fort que ses trem-
blements se communiquaient à lui –  ou peut-être
n’étaient-ils que les siens ? Où se trouvait-elle durant
tout le temps où il l’avait cherchée ? Comment avait-
elle fait pour survivre ?
Elle tentait de s’exprimer, sans doute pour le
lui dire, mais ses paroles n’avaient aucun sens.
Colin la souleva dans ses bras et l’emporta vers
un rideau d’arbres. D’un claquement de langue,
il attira l’attention des chevaux, qui les suivirent
docilement.
C’était à peine s’il réussissait à la porter, tant ses
bras tremblaient, mais il parvint à le faire jusqu’à
trouver ce qu’il cherchait. Deux rochers, qui sem-
blaient avoir été dressés là par la main de Dieu en
personne, avec juste assez de place entre eux pour
qu’ils puissent s’y glisser tous deux, et surmontés
d’un autre rocher faisant office de toit.
Doucement, Colin posa Maggie et ramassa une
longue branche pour vérifier qu’aucune bête sau-
vage n’y avait élu domicile. Quand il fut sûr que
l’endroit était libre de tout occupant, il alla chercher
leurs affaires. Sur le dessus, les vêtements étaient
humides, mais au fond du sac de Maggie, il parvint
à en trouver qui étaient restés secs.
En enlevant ses habits détrempés, il s’entendit lui
confier :
—  J’étais si inquiet pour toi…
Son corps était couvert de bleus et de coupures.
Bon sang ! Elle avait déjà tellement souffert, alors
que leur voyage ne faisait que commencer…
Il souleva ses jambes, l’une après l’autre, pour les
faire rentrer dans le pantalon, mais faute d’avoir
222
pu les sécher et les réchauffer, cela ne lui fut pas
facile. Quand ce fut fait, il se retrouva pantelant,
mais il était trop inquiet du sort de Maggie pour
s’apitoyer sur lui-même. Elle ne cessait de claquer
des dents.
—  Dès que tu auras passé des vêtements secs, ça
ira mieux, assura-t‑il sans trop y croire.
Il était heureux qu’elle n’ait pas porté de robe, car
il aurait été beaucoup plus difficile de la lui enlever,
sans compter qu’ainsi vêtue elle n’aurait pas survécu
à son plongeon dans la rivière.
Lorsqu’il eut terminé, Colin se changea à son
tour rapidement, étendit une couverture sur le sol
de leur abri improvisé et retourna chercher Maggie
à l’instant même où la pluie se remettait à tomber
plus fort.
—  Peux-tu te lever ? demanda-t‑il.
Maggie acquiesça d’un signe de tête, mais ne bou-
gea pas d’un pouce. Il dut lui prendre les mains et
la tirer vers lui pour la mettre sur pied. Comme elle
était trop faible pour se tenir debout, il la soutint
jusqu’à leur abri de fortune. Elle trouva le courage de
se glisser elle-même entre les roches. Colin rassem-
bla ce qu’il pouvait de leurs affaires et la rejoignit.
Il y avait juste assez de place pour leurs deux corps
allongés l’un près de l’autre.
Tendrement, il la prit dans ses bras.
—  Tellement f-f-froid… gémit-elle.
—  Tu vas bientôt commencer à te réchauffer.
Colin songea qu’après tout, l’orage qu’ils avaient
essuyé pouvait être une bénédiction. Par ce temps,
il était peu probable que les Anglais ne se mettent
pas à l’abri. Par ce temps, tout le monde avait besoin
de répit.
Maggie se lova contre lui et glissa ses mains gla-
cées entre leurs deux corps.
223
—  D-d-désolée… dit-elle.
Il attira sa tête sous son menton.
—  De quoi ?
—  D’avoir failli me noyer.
Colin ne put réprimer un sourire, et il s’émerveilla
que même dans ces circonstances dramatiques elle
parvienne à l’amuser.
—  Nous avons tous nos mauvais jours… répondit-il.
Maggie eut un rire, qu’un gémissement vint
­abréger.
—  Tu as mal ? demanda-t‑il.
Étant donné les bleus et les coupures qui parse-
maient son corps, la question n’avait aucun sens  :
elle ne pouvait qu’avoir mal.
—  Partout, acquiesça-t‑elle. Mais rien de grave.
Colin ferma les yeux et tenta d’oublier le cauche-
mar qu’il avait traversé lorsqu’il avait cru l’avoir
perdue pour toujours. Il ne la méritait pas, et elle
aurait sans doute mieux fait de se passer de lui, mais
durant le temps où il l’avait cru morte, il avait voulu
mourir lui-même.
—  Colin ?
—  Aye ?
—  Ce n’est pas ta faute. Un moment d’inattention,
et la rivière m’a emportée.
— Tu n’aurais jamais dû te trouver dans cette
foutue rivière.
Elle redressa la tête pour le regarder. Il fut heu-
reux de constater qu’un peu de couleur était revenue
sur son visage et que ses yeux n’étaient plus aussi
vides et éteints.
—  Et où aurais-je dû être ? s’enquit-elle.
—  Avec ton frère. Fuir devant les Anglais n’est pas
une vie pour toi. Je réalise que j’ai fait une erreur.
Maggie plissa les yeux et commenta froidement :
224
—  Je suis ta femme.
Colin s’abstint de toute réponse et tenta de rame-
ner sa tête dans le creux de son cou, mais elle résista.
—  Tu dois te reposer, Maggie.
—  Tu ne voulais pas m’épouser.
Il aurait voulu pouvoir lui assurer le contraire,
mais les paroles refusaient de se former sur ses
lèvres. L’esprit vide, il laissa le silence s’éterniser,
tant et si bien qu’elle finit par reposer la tête contre
sa poitrine.
—  Ah, Maggie… confia-t‑il. J’aimerais tant être un
chef de clan responsable, quelqu’un qu’une femme
telle que toi pourrait être fière d’avoir épousé, mais
je ne suis rien de tel. Je ne sais pas… Je ne sais pas
quoi faire de toi.
—  Quoi faire de moi ?
Elle redressa la tête et le considéra avec amu-
sement. Et même si des bleus commençaient à se
former sur son menton et sa joue, elle parvint à rire
presque gaiement.
—  Tu n’as rien de spécial à faire de moi, assura-
t‑elle.
—  Tu vois ? Je ne le savais même pas.
—  Tu es drôle, Colin MacLean.
—  Drôle parce que je te fais rire, ou parce que tu
me trouves étrange ?
—  Parce que tu me fais rire.
—  Je suppose que c’est déjà ça…
Maggie bâilla longuement et approuva :
—  En effet.
Il sentit son corps se détendre contre le sien et
son souffle se faire plus profond et plus régulier.
En continuant de la serrer contre lui, Colin fixait le
plafond de pierre de cette chambre improvisée où
ils passaient la deuxième nuit de leur lune de miel.
225
Voilà tout ce qu’il avait à lui offrir  : un rocher en
guise de toit, une couverture pour leur servir de lit
et un bout de viande sèche pour tout dîner.
Vraiment très drôle, Colin MacLean…
24

Maggie s’éveilla dans un monde qui n’était plus


que douleur. Doucement, elle s’extirpa des bras
chauds de Colin, surprise d’avoir bien dormi, et plus
surprise encore de se sentir reposée.
En poussant un gémissement sourd, Colin replia
un bras sur ses yeux.
—  Il a cessé de pleuvoir, annonça-t‑elle.
Colin jeta un rapide coup d’œil à l’extérieur et
frotta sous sa main le chaume de barbe noire qui
lui donnait l’apparence d’un hors-la-loi.
—  Il va falloir que tu sortes d’abord pour que je
puisse le faire aussi, constata Maggie. Nous sommes
en quelque sorte coincés.
—  Comment te sens-tu ?
—  J’ai mal partout. Et j’ai besoin de satisfaire un
besoin urgent.
Avec les mains, elle lui fit signe de déguerpir.
Même ce geste infime lui valut une série de douleurs.
Colin rampa hors de leur abri, et Maggie l’imita
en s’efforçant de ne pas gémir. Elle s’empressa de
disparaître dans les broussailles pour faire ce qu’elle
avait à faire. Lorsqu’elle revint, elle le trouva en train
de préparer leurs chevaux au départ.
La forêt était encore détrempée des pluies de la
veille. Une âcre odeur d’humidité s’élevait de partout.
227
Maggie préférait ne pas s’attarder sur l’odeur qui
devait émaner d’elle-même, car il n’y avait rien
qu’elle pût y faire pour l’heure.
Colin lui tendit un morceau de viande séchée, et
ils mâchonnèrent leur maigre repas en silence. Elle
aurait voulu dire quelque chose, mais ne savait quoi.
Leur conversation de la veille tournait en boucle
sous son crâne, comme la rivière l’avait fait tourner
dans ses eaux tumultueuses. Ses sentiments envers
Colin étaient à peu près dans le même état  : sens
dessus dessous.
—  Tu penses pouvoir monter à cheval ? s’enquit-il.
—  Ai-je le choix ?
—  Nae.
—  Alors je devrais pouvoir le faire.
—  Tu as besoin d’aide ?
Après avoir jeté un coup d’œil à sa monture, Mag-
gie acquiesça d’un signe de tête. Elle détestait avoir
à le reconnaître, mais il lui semblait impossible de
parvenir seule à se mettre en selle.
Colin l’aida précautionneusement, puis il enfour-
cha sa propre monture.
— Sais-tu où nous devons aller à partir d’ici ?
demanda Maggie.
—  Vers les terres de Sutherland. En direction du
sud.
Ils chevauchèrent toute la matinée, et s’arrêtèrent
en début d’après-midi pour laisser les chevaux se
reposer.
— Marche un peu, suggéra Colin. Tu dois être
engourdie…
Dès qu’elle mit pied à terre, Maggie grimaça.
—  Je ne suis plus qu’une plaie vivante… constata-
t‑elle en amorçant quelques pas maladroits.
Les chevaux s’abreuvaient au ruisseau près duquel
ils s’étaient arrêtés. Colin alla satisfaire quelque
228
besoin urgent dans les broussailles. À son retour, il
se lava les mains et tira de leurs bagages deux autres
morceaux de viande séchée. En mordillant le sien,
Maggie se promit de ne plus jamais en manger de
sa vie, si cela lui était permis.
Colin s’adossa à un arbre pour manger sa ration,
les jambes croisées devant lui et le regard perdu
au-delà du ruisseau.
— On dirait que ces fichus Anglais ne sont pas
décidés à nous rattraper, fit-elle remarquer.
—  La pluie d’hier a dû les ralentir.
—  Sommes-nous proches de notre destination ?
— De plus en plus proches. Si nous ne perdons
pas trop de temps, nous arriverons à Castle Dornach
demain après-midi.
La perspective d’une autre journée de chevauchée
arracha une grimace à Maggie.
—  Allons-y, suggéra Colin dès qu’ils eurent achevé
leur frugal repas. Ne perdons pas de temps.
De nouveau, il dut l’aider à se mettre en selle.
À la tombée de la nuit, Colin leur fit quitter le
chemin parfaitement tracé qu’ils suivaient depuis
un moment.
—  Nous y sommes presque, dit-il.
Maggie avait si mal qu’il lui fallait faire appel à
tout son courage pour rester en selle sans gémir de
douleur. Colin dut s’en apercevoir, car il lui jeta un
regard inquiet et fit presser le pas à son cheval sur
le flanc de colline qu’ils escaladaient.
Soudain, il annonça :
—  Nous y sommes.
Cette fois, il dut la recueillir dans ses bras pour
la faire descendre de cheval – jamais elle n’y serait
parvenue par elle-même. Elle se blottit contre lui, le
corps perclus de douleurs. Colin la tint longuement
dans ses bras pour lui donner le temps de récupérer.
229
Elle se serait volontiers endormie là, sur-le-champ,
s’il ne l’avait reposée sur ses jambes en déclarant :
—  Je vais m’occuper des chevaux. En attendant,
tu peux entrer.
—  Entrer ?
En clignant des yeux, elle observa les alentours,
à la recherche d’un quelconque abri.
D’un geste de la main, Colin désigna un sombre
recoin, à flanc de rocher.
—  Là-bas, dit-il.
En y regardant de plus près, il y avait bien là
une sorte de hutte branlante. L’ensemble penchait
dangereusement sur un côté, près de s’écrouler, et
le chaume du toit était largement dégarni, mais il
y avait bien quatre murs et une porte. Réprimant
un cri de joie, elle se rendit jusqu’à celle-ci et entra.
L’intérieur de la cabane ne ressemblait en rien
à l’extérieur. La pièce était saine, parfaitement
étanche et nullement de guingois, comme l’aspect
de la bâtisse aurait pu le laisser craindre. L’aména-
gement était sommaire, une couchette et un placard,
mais il y avait un âtre où faire du feu, et la couche
était garnie de couvertures tout comme le placard
de victuailles.
L’ensemble lui faisait penser à la caverne qui leur
avait servi de premier refuge. Comment Colin avait-il
eu connaissance de l’existence de ces abris ? Et à
quoi servaient-ils ?
25

En la rejoignant dans la cabane, Colin perçut dans


ses yeux la question qu’elle se posait mais préféra
ne pas y répondre. Il tourna les talons pour aller
vaquer à ses occupations.
Le visage de Maggie était couvert de bleus et
d’écorchures. Pour l’avoir déshabillée la veille, il
savait qu’il en allait de même sur tout son corps. Il
n’avait pas un grand effort d’imagination à fournir
pour se représenter à quel point elle devait souffrir.
Après s’être emparé d’un seau sur le côté de la
cabane, il alla au ruisseau le remplir. Ensuite, il prit
tout son temps et même plus encore, explorant les
alentours pour s’assurer que nul ne les avait suivis.
Enfin, lorsqu’il ne put faire autrement, il regagna
la cabane. Maggie se tenait toujours au milieu de la
pièce, les mains sur les hanches, les yeux plissés.
Elle avait un vilain bleu sous l’œil droit et un autre
le long de sa mâchoire. Une coupure ensanglantée,
de l’autre côté, courait de l’oreille au menton.
Colin alla poser le seau près de l’âtre et s’accroupit
pour faire un feu.
—  Voilà un endroit intéressant, commenta-t‑elle.
Il me rappelle la caverne où nous avons séjourné.
Sans se laisser impressionner par son silence, elle
insista :
231
—  Comment se fait-il que tu connaisses l’emplace-
ment d’une caverne équipée pour y survivre et d’une
cahute qui donne l’apparence de tomber en ruine
mais qui pourrait soutenir un siège ?
—  Cette cabane ne soutiendrait jamais un siège.
Maggie se tint silencieuse si longtemps qu’il dut
lui jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle
continuait de l’observer.
Colin soupira et fit mine de s’occuper du feu, qui
n’en avait guère besoin et craquait gaiement.
—  Viens t’asseoir devant les flammes, Maggie. Ça
te réchauffera.
— Tu ne pourras pas toujours éluder mes ques-
tions, prévint-elle.
Elle s’assit près de lui et insista :
— Comment se fait-il qu’il y ait une telle abon-
dance de couvertures ici ? Il y a quelque chose que
tu ne me dis pas.
Elle avait vu juste, mais il était hors de ques-
tion pour lui de révéler quoi que ce soit. C’était un
secret que bien peu connaissaient, et ceux qui étaient
au courant étaient déjà trop nombreux. Un secret
dangereux qui pouvait valoir la mort à celui qui le
découvrait, et il n’allait pas la mettre en danger plus
qu’elle ne l’était déjà.
—  Tu dois me faire confiance, dit-il en s’abîmant
dans la contemplation des flammes. C’est mieux
ainsi.
— Donc, cette hutte et la caverne de l’autre fois
ont quelque chose en commun.
—  Cela suffit, Maggie.
Colin s’était exprimé d’une voix égale, mais avec
suffisamment d’autorité pour qu’elle comprenne qu’il
valait mieux ne pas insister.
Maggie le dévisagea longuement. Il pouvait
presque l’entendre réfléchir…
232
—  Très bien, dit-elle enfin.
Soulagé de s’en tirer à si bon compte, Colin attira
à lui un de leurs sacs et demanda :
—  Encore un peu de viande sèche ? C’est ce que
j’ai de mieux à t’offrir.
—  Il y a des flocons d’avoine dans le placard. Nous
pourrions faire des bannocks.
— Je préfère que nous laissions ces provisions
pour d’autres qui en auraient besoin plus que nous.
—  C’est donc bien d’une cache qu’il s’agit ?
— Maggie…
— Tu devrais savoir que je ne trahis jamais un
secret. Surtout s’il s’agit de protéger les nôtres.
— Certaines informations sont dangereuses à
connaître, et je ne veux pas te mettre en danger.
Il dut détourner le regard, parce que c’était exacte-
ment ce qu’il venait de faire en lui faisant traverser
cette satanée rivière et en l’enlevant à la garde de
son frère.
—  Donc, tu me protèges ? résuma-t‑elle.
Elle souriait et une lueur d’amusement dansait
dans ses yeux, comme si elle trouvait cela comique.
—  Je sais que tu es capable de te protéger toute
seule, mais…
—  J’aime que tu veuilles me protéger, l’interrompit-
elle.
—  C’est vrai ?
—  C’est vrai. Cela montre que tu tiens à moi.
—  Tu es ma femme.
— Est-ce la seule raison pour laquelle tu veux
me protéger ?
—  J’ai promis à ton frère de le faire.
—  Je vois.
Mais Colin était prêt à jurer qu’elle ne voyait rien
du tout.
233
— Un mari est supposé protéger son épouse,
insista-t‑il.
—  Et une épouse, qu’est-elle censée faire ?
—  Plaire à son mari.
Un sourcil arqué, Maggie objecta :
—  Alors qu’un mari ne doit pas plaire à sa femme ?
— Si, bien sûr. Mais son devoir de protection
passe en premier.
—  Je vois, répéta-t‑elle.
Il commençait à comprendre que lorsqu’elle disait
cela, c’était tout autre chose qu’elle voulait signifier.
Désarçonné par la teneur de cette conversation,
Colin testa la température de l’eau avec son doigt.
Comme elle n’était guère moins fraîche que lorsqu’il
l’avait puisée, il rapprocha le seau des flammes. Mag-
gie le regardait faire avec attention.
—  Est-ce que je te plais ? demanda-t‑elle.
Colin ne put masquer sa surprise.
—  Comment ?
—  Tu disais qu’une femme est supposée plaire à
son mari. Est-ce que je te plais ?
—  Nous ne sommes mariés que depuis deux jours.
—  Et alors ? Qu’est-ce que ça fait ?
—  Tu reconnaîtras que notre vie de couple a été
jusque-là… inhabituelle. Me plaire n’a pas été une
priorité. Survivre en était une bien plus importante.
—  Tout à fait exact.
—  Mais jusqu’à présent, tu m’as plu, Maggie.
C’était la stricte vérité. Même s’il n’avait que faire
d’une femme et ignorait comment la traiter.
En voyant les yeux de Maggie s’illuminer, Colin
fut satisfait de s’être montré honnête avec elle. Il
adorait voir ses yeux sombres s’éclairer ainsi.
De nouveau, il testa la température de l’eau et la
trouva cette fois plus acceptable. Dans la pile de
234
couvertures, il saisit la plus usée et en arracha un
morceau.
— Tourne-toi vers moi, ordonna-t‑il. Besoin
d’aide ?
—  Ça va aller, assura-t‑elle en grimaçant.
Quand elle lui fit face, Colin trempa le morceau
de couverture dans l’eau et commença à enlever
doucement le sang et la boue qui maculaient son
visage.
D’un air méfiant, Maggie le regarda faire et tres-
saillit quand il effleura une zone plus sensible. Préfé-
rant éviter de plonger dans les sombres profondeurs
de ses yeux, Colin se concentrait sur sa tâche. En
examinant la longue coupure à gauche de son visage,
il commenta :
—  Ce n’est pas très joli.
Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’il sentait
son souffle sur ses joues. La culpabilité qui l’assail-
lait le rongeait de l’intérieur.
—  Tu t’imagines que c’est ta faute, murmura-t‑elle.
Comment savait-elle à quoi il pensait ? Cela sem-
blait irréel, et assez gênant.
—  Parce que c’est vrai, bougonna-t‑il.
—  Je suis entrée de moi-même dans cette rivière,
bon sang ! C’est même moi qui t’ai demandé de la
traverser.
—  C’était à moi de veiller à ta sécurité.
Maggie se recula, laissant dans le vide la main de
Colin qui tenait la compresse.
—  Je suis assez grande pour assumer mes propres
décisions, décréta-t‑elle fermement.
Elle paraissait si vindicative qu’il ne put que
­sourire.
—  Silence, femme ! J’essaye de te soigner.
—  Je peux prendre soin de moi-même.

Licence eden-3029-7a74eb839e39b30-R932836104-619032 accordée 235


le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
Mais elle paraissait s’être radoucie, aussi tenta-
t‑il de saisir son menton entre le pouce et l’index
pour continuer à lui nettoyer le visage sans qu’elle
se dérobe.
— Tu ne peux pas te rendre coupable de ce qui
s’est produit, insista-t‑elle.
—  Je le peux, et je le veux.
—  C’est ridicule !
—  C’est toi qui es ridicule. À présent, silence…
Elle ne répliqua pas immédiatement, mais conti-
nua de braquer sur lui ses yeux sombres. De fait,
elle ne tarda pas à ajouter :
— J’ai commis une erreur. Je n’ai pas sondé
comme il le fallait l’endroit où j’ai posé le pied, et
cela a suffi. Une seule petite erreur, et la rivière m’a
avalée tout entière.
Secouée par un frisson, elle ferma les yeux. Colin
s’en félicita, car sa main tremblait et il ne tenait pas
à ce qu’elle le remarque.
— L’instant d’avant je surveillais nos arrières,
reprit-elle, et l’instant d’après je me suis retrou-
vée loin de toi. Cette rivière avait une puissance
incroyable. Elle m’a entraînée comme un fétu et je
ne savais plus où étaient le haut et le bas. J’ai avalé
tellement d’eau que c’est un miracle que je ne me
sois pas noyée. J’ai dû aussi m’érafler contre des
souches et me cogner à des rochers, mais je n’en
garde pas le souvenir. Mon corps, lui, s’en souvient.
Colin descendit le long de son cou, sillonné d’une
vilaine estafilade qui disparaissait sous la chemise.
Sa voix, douce et bien timbrée, mêlée à la chaleur
de leurs corps et à celle du feu, créait autour d’eux
une sorte de charme protecteur. La hutte bancale,
le monde extérieur, les Anglais  : plus rien n’avait
d’importance. Il n’existait plus que Colin et Maggie,
ainsi que leur précaire foyer d’une nuit.
236
—  Et puis, la rivière m’a recrachée, expliqua-t‑elle.
Comme si elle ne voulait plus de moi. D’abord, je
n’y ai pas cru. J’étais convaincue que j’allais mourir.
J’avais accepté mon sort.
Maggie rouvrit les yeux, mais ses paupières lourdes
retombèrent aussitôt.
— Je suis restée là, à plat ventre sur la rive,
raconta-t‑elle. Des vaguelettes me léchaient les pieds,
comme pour me prévenir que si je ne me décidais
pas à bouger, la rivière me reprendrait. Je me suis
donc mise à ramper pour m’éloigner. Je n’avais
aucune idée de l’endroit où tu pouvais te trouver,
alors je me suis redressée et j’ai marché au hasard.
Un petit sourire ironique effleura ses lèvres avant
qu’elle n’ajoute :
—  Encore heureux que je sois tombée sur toi. Tu
paraissais un peu perdu…
Maggie ouvrit de nouveau les yeux et, cette fois,
ne les referma pas. Colin interrompit sa tâche quand
leurs regards se croisèrent. D’une voix malicieuse,
elle conclut :
—  Comme si tu avais perdu quelque chose…
Elle avait achevé sa phrase sur une note interro-
gative.
— J’avais perdu ma femme et je me demandais
comment j’allais pouvoir l’expliquer à son frère, pré-
tendit Colin en se remettant à l’ouvrage.
Maggie laissa retomber le silence entre eux, avant
de constater :
—  Tu es un homme têtu, Colin MacLean.
Cela le fit sourire.
— Venant d’une femme qui ne l’est pas moins,
ce doit être vrai.
— Tu ne voudras jamais l’admettre, mais je
connais la vérité. Je l’ai découverte sur ton visage
quand je t’ai retrouvé.
237
Colin se faisait l’effet d’un garnement surpris les
doigts dans le pot de confiture. Sa main retomba
et il corrigea :
—  Tu t’imagines savoir la vérité.
— Je n’imagine rien du tout, répondit-elle. Je la
sais.
Alors, elle se pencha pour l’embrasser.
26

Lorsque Maggie mit fin au baiser, elle s’écarta et


découvrit devant elle le visage fermé de Colin.
—  Tu ne sais rien du tout, assura-t‑il.
Elle savait au moins une chose –  et même plu-
sieurs, en fait. Elle savait que ce baiser l’avait affecté,
parce que son regard ne cessait de venir buter sur
ses lèvres. Elle savait également que tout au fond de
lui, dans un endroit secret, il tenait plus à elle qu’il
n’était prêt à le reconnaître.
Mais comment le lui faire admettre ? Par la séduc-
tion ? Maggie voulait bien s’y essayer, mais ignorait
totalement comment faire et avait peur de se ridi-
culiser.
Elle tenta de bouger ses jambes raides et grimaça
sous la morsure de la douleur.
—  Va t’allonger, suggéra Colin.
—  J’essaye de me lever, mais mes jambes… Ouille !
Elle renonça et laissa les larmes envahir ses yeux,
en partie à cause de la frustration qu’elle ressentait,
mais surtout parce qu’elle avait mal.
Colin se dressa près d’elle. Bientôt, Maggie se sentit
soulevée puis reposée doucement sur le ventre, dans
le nid de couvertures qu’il avait arrangé près du feu.
Elle versa d’autres larmes quand elle dut étendre les
jambes. Il allait lui falloir du temps pour récupérer.
239
Résignée à se laisser faire, elle nicha sa tête dans
ses bras repliés. Comment aurait-elle pu séduire son
mari, vu l’état dans lequel elle se trouvait ?
— Ce qu’il faut, c’est chasser la raideur de tes
muscles, assura Colin.
—  Comment y parvenir alors que je suis incapable
de faire un geste ?
Elle le sentit poser une jambe de part et d’autre de
son corps et s’accroupir au-dessus d’elle, les fesses
sur les talons. Tournant difficilement la tête, elle
s’étonna :
—  Mais… qu’est-ce que tu fais ?
—  Chut ! Reste allongée et ferme les yeux.
Elle le dévisagea avec méfiance. Colin fronça les
sourcils, la tête inclinée sur le côté.
— Te rappelles-tu tes vœux devant le prêtre ?
demanda-t‑il. C’est la partie « obéissance » dont il
est question.
—  J’ai promis une chose pareille ?
Les lèvres de Colin s’ourlèrent d’un demi-sourire
devant lequel Maggie se sentit fondre. Son mari
était si séduisant quand il se laissait presque aller
à sourire comme il venait de le faire… Elle aurait
voulu avoir l’expérience nécessaire pour en profiter
et l’embrasser. Mais, même si elle l’avait voulu, elle
ne l’aurait pu dans l’état où elle se trouvait…
L’esquisse de sourire se mua en moue désappro-
batrice. Il fit mine de la foudroyer du regard, mais
Maggie n’était pas dupe, pas plus que de l’ordre qu’il
lui donna.
—  Obéis-moi, femme !
Elle n’aimait pas qu’il lui dise ce qu’elle devait
faire, mais en définitive il était plus facile de ne pas
s’élever contre sa volonté.
Aussitôt qu’elle se fut exécutée, il posa les mains
à plat sur ses omoplates.
240
—  Eh ! Ça fait mal ! protesta-t‑elle.
— Du calme, lass… Ça fait un peu mal mainte-
nant, mais je t’assure qu’ensuite tu te sentiras beau-
coup mieux.
Colin commença à masser, à malaxer ses muscles,
se concentrant sur un point situé entre les omo-
plates. Cela restait douloureux, mais en même temps
elle sentait une certaine détente s’instaurer dans le
sillage de ses doigts. Ceux-ci pétrissaient le moindre
de ses muscles, pinçant, poussant et exerçant une
telle pression qu’elle allait sans doute se retrouver
aussi plate qu’un bannock…
Elle ne pouvait s’empêcher de gémir de temps à
autre, mais quand il en eut terminé avec ses épaules,
elle sentit un soulagement intense dans le haut de
son dos.
Il souleva ensuite chacun de ses bras, massant
avec énergie ses muscles entre ses paumes. Mag-
gie serra très fort les paupières afin de retenir ses
larmes. Elle ne pouvait faire abstraction du fait qu’il
était installé au-dessus d’elle à califourchon, en une
pose troublante à laquelle l’ombre projetée par le feu
sur les murs de la cabane donnait une dimension
fantastique.
Il ne parlait pas, mais elle entendait son souffle
alternativement haché ou profond. Vint un moment
où ses massages se firent caresses, qui la firent fris-
sonner. Sans se lasser, comme il l’avait promis, il
chassait raideurs et douleurs de son corps.
Doucement, il écarta ses jambes. Maggie se sen-
tait tellement détendue qu’elle le laissa faire sans
difficulté. Ses doigts forts explorèrent les muscles
de ses cuisses. Elle poussa un nouveau gémissement
douloureux, car ses jambes étaient les plus atteintes.
— Détends-toi, a leanbh… susurra-t‑il.
241
— Où as-tu… appris de telles tortures ? Chez
ces… foutus Anglais ?
Il se mit à rire, mais elle était trop occupée à
respirer malgré la douleur pour l’imiter.
—  Un vieux guérisseur m’y a initié, expliqua-t‑il.
—  C’est… atroce ! gémit-elle.
—  Tu mens.
—  Oui. Et alors ?
Colin se mit à rire de bon cœur. L’espace d’un ins-
tant, Maggie cessa de penser à son corps douloureux
et se délecta de son rire. C’était un son merveilleuse-
ment plaisant, qui la remuait profondément. L’ins-
tant était presque magique, dans cette hutte à moitié
écroulée qui en fait ne l’était pas du tout, avec le feu
qui pétillait dans l’âtre et Colin qui riait librement,
comme s’ils étaient les meilleurs amis du monde.
L’espace de quelques instants, tout lui parut
parfait… jusqu’à ce qu’il atteigne un endroit par-
ticulièrement à vif qui la fit crier de douleur. Elle
aurait voulu se retenir qu’elle ne l’aurait pu. Mais,
loin d’arrêter ce qu’il était en train de faire, Colin la
massa avec plus de vigueur encore.
—  Tu es… un vrai bourreau ! protesta-t‑elle dans
un souffle. Que t’ai-je donc fait…
Elle grogna de plus belle quand il s’acharna sur un
nœud particulièrement résistant, avant de conclure :
—  … pour mériter ça ?
— Tu me remercieras demain, quand tu seras
capable de te mettre en selle et de chevaucher sans
raideurs et presque sans douleurs.
—  Permets-moi d’en douter.
Colin ne répondit pas, tant il était concentré à
défaire ce satané nœud qui donnait envie à Maggie
de disparaître dans le sol.
Enfin, il atteignit ses pieds. Gentiment, il retira
ses chaussures et les jeta à côté d’elle. Du bout des
242
pouces, il laboura la plante de ses pieds, la faisant
gémir de plus belle, mais plus sous l’effet de la souf-
france. Elle n’aurait jamais imaginé que cela pouvait
apporter tant de plaisir.
—  C’est… délicieux, avoua-t‑elle dans un murmure.
Il lui était arrivé une fois au château des ­Sinclair,
après une longue journée d’entraînement, de s’attar­
der avec les plus jeunes guerriers tandis que les anciens
gagnaient leur lit. À leur exemple, elle avait commencé
à boire et à chahuter. C’était ce qu’elle avait connu
de plus proche de l’ivresse, et le traitement que lui
faisait subir Colin s’en approchait un peu. Prise d’un
léger vertige, elle se sentait légère et avait l’impres-
sion de flotter au-dessus du sol.
Aussi fut-ce avec une certaine déception qu’elle
sentit finalement Colin s’installer à côté d’elle et
annoncer :
—  C’est terminé.
Maggie se retourna, surprise de constater combien
cela lui était facile. Elle était toujours un peu raide
et ses douleurs n’avaient pas tout à fait disparu, mais
un grand mieux se faisait sentir dans tout son corps.
Colin était toujours assis sur les talons, les mains
posées sur ses cuisses. Lors de leurs noces, il portait
son kilt et c’était dans cette tenue qu’il avait traversé
la rivière, mais depuis il s’était changé et avait passé
un pantalon usé et une confortable chemise cou-
leur safran qui donnait plus d’ampleur encore à ses
larges épaules. Les mèches brunes de ses cheveux
retombaient sur son front et bouclaient derrière ses
oreilles. Il avait le regard sérieux, mais ses lèvres se
retroussaient d’un côté, comme s’il ne se décidait
pas à sourire comme il en avait envie.
Cet homme, qu’elle connaissait peu mais qu’elle
avait envie de connaître mieux, était son mari.
Elle empoigna sa chemise et l’attira à elle pour
243
l’embrasser. Pris au dépourvu, il n’offrit aucune
résistance. Serrant ses joues entre ses paumes, il
se prêta avec enthousiasme à ce baiser. Elle fut un
peu étonnée de sentir battre contre sa cuisse son
membre dressé. Un homme pouvait-il être excité en
si peu de temps, ou était-ce le résultat du massage
qu’il lui avait offert ?
— Je pense que tes bons soins m’ont été très
utiles, constata-t‑elle d’une voix languissante. Je me
sens nettement plus souple.
Il sourit contre ses lèvres.
—  Ah oui ?
Colin plaça ses mains à plat sur le sol, de chaque
côté de ses flancs, et se positionna au-dessus d’elle
en ajoutant :
—  Es-tu certaine de vouloir cela, lass ?
Le voulait-elle ?
—  Je ne sais pas, reconnut Maggie. Mais ce que je
sais, c’est que nous sommes à présent mari et femme
et que nous avons à mener ce processus à son terme.
Je veux devenir ton épouse, Colin. Pas seulement
par le nom que je porte, mais aussi dans ma chair.
Un long silence ponctua cette déclaration, unique-
ment troublé par les craquements du feu. Maggie
commença à se sentir mal à l’aise. Colin se conten-
tait de la regarder dans les yeux, le visage indéchif-
frable. Hésitait-il ? Ne souhaitait-il pas consommer
leur union ?
—  Es-tu chagriné d’être marié à moi au point de
ne pouvoir aller jusqu’au bout ? finit-elle par lancer.
Colin écarquilla les yeux.
—  Je te demande pardon ?
—  Je disais : es-tu…
Il posa l’index sur ses lèvres et fit jouer contre la
cuisse de Maggie son sexe bandé.
244
—  Est-ce que je te donne l’impression de ne pas
pouvoir « mener le processus à son terme », comme
tu dis ?
D’un signe de tête, elle répondit par la négative.
Il paraissait assurément prêt à tout.
— À l’avenir, reprit-il en souriant, je te serais
reconnaissant de ne pas mettre en doute ma virilité.
Es-tu en état de le faire, lass ? Tu n’as pas trop mal ?
Elle attendit qu’il ait retiré son doigt pour parler.
—  Grâce à toi et à ta magie, mes muscles revivent.
Je suis prête.
—  Prête à tout ?
Le sourire de Colin s’épanouit brusquement sur
ses lèvres, illuminant tout son visage. Maggie en eut
le souffle coupé et ne put répondre que d’un hoche-
ment de tête.
Son sourire s’effaça lentement. Il pencha la tête
vers elle et l’embrassa. Ce baiser léger sur ses lèvres,
promesse de ce qui allait suivre, acheva de mettre à
vif les nerfs de Maggie.
—  Je compte sur toi pour me dire si je te fais mal.
Lentement, Colin laissa ses lèvres descendre jusqu’à
son menton, puis au creux de son cou. Avant que le
frère de Maggie ne vienne les interrompre lors de leur
nuit de noces, il l’avait déjà embrassée ainsi, et ces bai-
sers lui donnaient toujours l’impression de se liquéfier.
À cette minute, alors qu’il continuait à embras-
ser sa gorge, son oreille, son épaule, les douleurs et
raideurs dont son corps était perclus n’étaient plus
qu’un lointain souvenir. Lentement, il entreprit de lui
enlever sa chemise. Maggie connut alors un moment
d’appréhension. Elle n’avait pas réalisé que dans le
« processus » il lui faudrait être nue devant lui.
Dans un moment de panique, elle réalisa qu’il y
avait trop de lumière, que le feu éclairait trop vive-
ment la scène. Elle passa mentalement en revue tout
245
ce qui était loin d’être parfait chez elle. Elle ne s’était
jamais préoccupée à l’excès de son corps de femme,
sauf pour maudire ses seins quand ils la gênaient
dans son entraînement et qu’elle devait les bander,
ou le flux de sang menstruel qui la handicapait tout
autant.
Mais à présent, c’était autre chose qui l’inquiétait.
Ses seins n’étaient pas aussi volumineux que ceux
d’autres femmes. Elle était plus petite que la plupart
et, à cause de la vie au grand air qu’elle avait menée,
son teint était loin d’être de lait. Elle avait également
quelques cicatrices mal placées, et le…
—  Arrête de penser si fort, lass, conseilla soudain
Colin. Tu recommences à te raidir.
—  Ah oui ?
Pourquoi fallait-il que sa voix soit si haut per-
chée ?
Colin repoussa du bout des doigts quelques
mèches sur son front.
—  Oui, répondit-il. Si c’est trop pour toi…
—  Nae !
Elle s’accrocha à lui, de crainte qu’il n’abandonne
et qu’ils ne puissent une fois de plus mener les choses
à leur terme. Un sourcil arqué, Colin insista :
—  Nae ?
—  Je… Je veux le faire, balbutia-t‑elle en détour-
nant le regard. Mais je ne l’ai jamais fait.
Colin laissa fuser un éclat de rire.
—  Seigneur Dieu, femme ! J’espère bien que non !
— Tu trouves ça drôle, mon manque d’expé-
rience ? s’insurgea-t‑elle.
Soudain très grave, il assura en la fixant dans les
yeux :
— Crois-moi, si je devais découvrir que tu as
connu l’amour avec un autre homme avant moi, je
serais loin de trouver cela drôle ! Ah, lass…
246
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08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
Il inspira longuement et déposa un autre baiser
sur ses lèvres, avant de conclure :
—  C’est vraiment la première fois pour toi, n’est-ce
pas ?
—  Je viens de te le dire.
Il redressa la tête.
—  Dans ce cas, nous serons deux.
Maggie écarquilla les yeux.
—  Tu veux dire que tu n’as jamais… ?
— Non, lass, la détrompa-t‑il. Je veux dire que je
n’ai jamais couché avec une femme qui était…
Il n’acheva pas sa phrase, la laissant parvenir à
ses propres conclusions.
— Ah… fit-elle, faute de savoir comment réagir.
Et ces autres femmes, elles étaient…
De nouveau, il la fit taire en posant un doigt sur
ses lèvres et décréta :
—  Nous ne discuterons pas de ça.
— Cela ne me semble pas juste. Je veux dire…
toi, tu connais mon… histoire.
Cette fois, ce fut par un baiser qu’il la fit taire.
Bientôt, Maggie eut complètement oublié ce qu’elle
voulait dire. Entourant ses épaules de ses bras, elle
l’attira tout contre elle. C’est à peine si elle le sentait
peser sur elle, mais elle ne pouvait ignorer son sexe
en érection, ni ses mains qui exploraient son corps.
Lentement, Colin releva sa chemise sur son torse.
Ses mains effleurant sa peau au passage la firent
frissonner. Pressée d’en finir, elle se redressa et se
débarrassa de sa chemise en la faisant passer par-
dessus tête.
Ses seins n’étaient pas retenus par un bandeau
et elle ne portait pas de sous-vêtement. Ce genre
d’accessoire ne faisait pas bon ménage avec une che-
mise d’homme. Elle était à présent torse nu devant
247
lui, et elle retint son souffle lorsque le regard de
Colin partit en exploration.
—  Seigneur Dieu, lass…
N’osant pas la toucher, il approcha ses doigts d’un
bleu impressionnant qui contournait sa hanche et
disparaissait dans son dos.
— Ça ne fait pas mal, assura-t‑elle. Du moins…
pas trop.
Retenant son souffle, Colin effleura un autre
hématome sur son ventre.
—  Tu aurais pu être tuée…
—  Mais je ne l’ai pas été, ajouta-t‑elle fièrement.
J’ai lutté contre la rivière, et j’ai gagné.
Colin hésita, puis murmura :
—  Cela aurait pu se terminer différemment.
—  Mais ça n’a pas été le cas.
Elle prit son visage entre ses mains et riva son
regard au sien avant de conclure :
—  Je suis là, Colin. Je suis ici, avec toi, dans cette
hutte. Vivante.
27

Colin ferma les yeux. Il avait massé chaque muscle


endolori de Maggie, avait vu ses blessures et ses
bleus, mais celui qui lui ceignait la hanche était le
pire. Il lui rappelait à quel point elle était passée
près de la mort, combien elle avait été malmenée
par cette rivière en furie, ballottée d’un rocher à un
autre. Y penser suffisait à lui inspirer une frayeur
rétrospective qu’il avait du mal à contrôler.
— Colin…
Il ouvrit les yeux et la contempla. Maggie était
à présent sa femme, son épouse. Il n’avait aucune
idée de ce qu’il pouvait bien faire d’elle, il n’y avait
aucune place dans sa vie pour elle, mais néanmoins
elle était là – vivante, avait-elle dit.
—  Fais-moi l’amour, ajouta-t‑elle dans un murmure.
Comment aurait-il pu ne pas accéder à une telle
requête ? Il était prêt – plus que prêt. Les émotions
des derniers jours se bousculaient en lui, aussi vio-
lentes que le flot de la rivière qui avait failli la lui
enlever.
Du bout de la langue, il goûta la pointe dressée
d’un de ses seins. Ceux-ci étaient moins plantu-
reux que ceux des femmes avec qui il avait couché
jusqu’à présent, mais il découvrait qu’il aimait cela.
La poitrine de Maggie était ferme et bien formée.

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le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
Ses pointes roses et dressées semblaient se signaler
désespérément à son attention. Quand sa bouche
se referma sur l’une d’elles, elle s’arc-bouta sur la
couche, les doigts enfouis dans ses cheveux.
Maggie émit un gémissement quand il entreprit
de baisser doucement son pantalon sur ses jambes,
en prenant garde à ne pas lui faire mal. Elle n’avait
quant à elle pas ce genre de prudence. En un tour-
nemain, elle eut enlevé et jeté le vêtement au loin.
—  À ton tour ! lança-t‑elle impatiemment en tirant
sur sa chemise. Tu as bien trop de vêtements sur
toi, MacLean.
Colin ne se fit pas prier et se débarrassa de sa
chemise, qui alla rejoindre le pantalon de Maggie.
Aussitôt, les mains de la jeune femme furent partout
sur lui, caressant sa peau, titillant ses aréoles et le
faisant gémir de plaisir. Ses doigts s’attardèrent sur
de vieilles cicatrices, mais ne s’arrêtèrent pas avant
d’avoir atteint sa ceinture. Une lueur malicieuse dans
le regard, elle glissa la main dessous et caressa l’ex-
trémité de son sexe dressé.
L’entendre grogner de plaisir et le sentir se raidir
la rendit plus aventureuse. Du bout des doigts, elle
risqua une autre caresse à laquelle son pénis réagit
de manière plus manifeste encore. Réalisant quel
pouvoir elle avait sur lui, elle s’enhardit, laissant ses
doigts modeler la longueur de son sexe, l’empoigner
fermement, alterner différents rythmes, différentes
pressions.
Elle fit tant et si bien que bientôt Colin n’eut plus
qu’une crainte : qu’elle cesse ses caresses et le laisse
en plan. Maggie apprenait vite, découvrant ce qui le
faisait réagir, frémir ou jouer des hanches pour se
ruer au creux de sa main. Il était alternativement
pantelant et gémissant, conquérant et soumis, si près
250
d’exploser qu’il ne savait s’il devait le redouter ou
aspirer à ce que cette douce torture prenne fin.
Incapable de s’en empêcher, il commença à faire
coulisser son membre entre ses doigts, son gland
frottant contre sa paume. Il allait jouir dans sa main,
et peut-être valait-il mieux qu’il en soit ainsi. Elle
était sa femme, et son devoir consistait à perpétuer
avec elle la lignée des MacLean, mais il était encore
moins prêt à accueillir un enfant dans son existence
qu’une épouse. Il ignorait même s’il avait encore un
foyer et un clan à leur offrir…
Ces préoccupations étaient cependant secondaires,
en comparaison de son excitation. Dans un cri, après
s’être une dernière fois rué entre les doigts de Mag-
gie, il lui saisit le poignet et retira sa main de son
pantalon.
—  Tiens-tu à ce que ce soit terminé avant d’avoir
commencé ?
Maggie baissa les yeux. Sa bouche s’arrondit sous
l’effet de la surprise en découvrant l’extrémité cra-
moisie de son sexe qui pointait hors de sa ceinture.
Colin se mit à genoux, se déboutonna et se débar-
rassa aussi vite que possible d’un pantalon devenu
encombrant. Soudain libéré, son sexe jaillit entre
eux, monopolisant l’attention de Maggie. Une cer-
taine appréhension transparut sur son visage. La réa-
lité se rappelait brutalement à eux, et Colin ignorait
s’il devait brusquer les choses de peur qu’elle ne
change d’avis ou mettre tout de suite un terme à
cette folie.
Les secondes s’égrenèrent. L’instant parut s’éterni-
ser. Finalement, Maggie redressa la tête et chercha
son regard, avant de lancer d’un air provocant :
—  Serais-tu devenu timide ?
—  Petite insolente…
251
Elle lui répondit d’un sourire et la décision, dès
lors, n’appartint plus à Colin. Elle était sa femme et
devait le devenir totalement ou pas du tout.
Il se positionna au-dessus d’elle, écartant ses
jambes avec ses genoux. De nouveau, l’appréhension
se lisait sur le visage de Maggie.
—  Ça va faire mal, la prévint-il. Dis-moi si tu veux
que j’arrête.
—  Je suis plus forte que tu ne le penses.
—  Ça, je n’en doute pas, lass…
Colin chercha sous son doigt le bourgeon de son
clitoris niché entre les replis de chair. Maggie eut un
petit hoquet étranglé quand il l’eut trouvé. Roulant
des hanches, elle se prêta activement à ses caresses.
—  Continue… l’encouragea-t‑il.
De manière timide tout d’abord, puis de plus en
plus énergiquement, elle s’exécuta. Les yeux bril-
lants, le souffle retenu, concentrée sur ce qu’elle
ressentait, Maggie explora son propre désir. Colin
l’observait attentivement, captivé par les émotions
qui passaient sur son visage, guettant la montée de
son plaisir.
Devinant qu’elle était proche de l’extase, il accéléra
le rythme de ses caresses et inséra un doigt en elle,
la faisant gémir. Penché sur elle, il lui murmura à
l’oreille :
—  Laisse aller…
—  Mais… quoi donc ? s’étonna-t‑elle.
—  Ce qui doit venir. Laisse-toi aller, mo chridhe…
Son souffle se fit court, les mouvements de son
bassin devinrent plus impérieux. Les jambes rai-
dies, elle s’arc-bouta sur la couche et poussa un
petit cri ­étranglé. Autour de son doigt, Colin sentit
ses muscles internes se contracter. Alors il cessa ses
caresses et la pénétra. Maggie poussa un cri –  de
douleur cette fois  – mais elle était encore sous le
252
coup de l’orgasme, et les pulsations de son sexe
eurent raison de la retenue de Colin, qui jouit en
elle sans même avoir eu besoin de jouer des reins.
Avec un grognement sourd, il nicha la tête au
creux de son épaule. Dans le silence revenu, leurs
souffles s’apaisèrent progressivement. Colin se retira
et s’allongea sur le dos à côté d’elle, tournant la tête
afin de voir le visage de Maggie. Elle contemplait
le plafond. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait au
rythme de sa respiration.
—  Je ne pensais pas que ce serait ainsi, reconnut-
elle.
Colin se mit à rire, sans savoir s’il devait se sentir
offensé.
—  Comment t’imaginais-tu que ce serait ?
—  Je ne sais pas. Juste… pas comme ça.
Cette fois, il était tout à fait inquiet. Prenant appui
sur un coude, il demanda :
—  Cela t’a plu, ou non ?
Maggie lui adressa un sourire rassurant.
—  J’ai adoré, dit-elle.
Avec un soulagement qui l’étonnait lui-même,
Colin se laissa retomber sur le dos. Bien que tou-
jours soucieux de la satisfaction de ses partenaires,
il était surpris d’être à ce point inquiet des réactions
de Maggie.
Elle se tourna sur le flanc et lui caressa le visage.
—  Merci… murmura-t‑elle.
Colin sentit son cœur se serrer.
—  Tourne-toi, dit-il.
Maggie pivota vers le feu, lui présentant son dos.
Colin l’attira à lui. Il tira une couverture sur eux et
entoura sa taille d’un de ses bras.
Maggie se lova amoureusement contre lui. Il la
sentit progressivement se détendre. L’idée qu’ils
venaient peut-être de concevoir un enfant le frappa
253
alors de plein fouet. Cette perspective lui glaçait le
sang. S’il se sentait incapable d’accueillir une femme
dans sa vie, que ferait-il d’un bébé ? Il ferma les
yeux  dans l’espoir de trouver le sommeil, mais
­Maggie s’endormit bien avant lui.
Il s’efforçait d’écarter les pensées qui le mainte-
naient éveillé. En vain. Soit il se laissait aller à des
cogitations déprimantes, soit il se livrait mentale-
ment à des fantaisies érotiques dans lesquelles celle
qu’il enlaçait tenait un grand rôle. Enfin, il finit par
céder au sommeil, mais celui-ci lui sembla n’avoir
duré que quelques minutes quand la porte de la
cahute s’ouvrit brusquement.
Colin fut debout en un instant, brandissant son
épée qui ne quittait jamais son chevet. Maggie se
mit sur pied à peine une seconde après, serrant la
couverture contre elle. Sans ménagement, il la fit
passer derrière lui.
Brice Sutherland fit son entrée, jeta un coup d’œil
à la scène qui s’offrait à lui et se couvrit les yeux.
—  Oh ! Seigneur Dieu !
Colin laissa retomber son épée jusqu’à ce que la
pointe touche le sol.
— Bon sang, Brice ! s’exclama-t‑il. Qu’est-ce que
tu fais là ?
Sutherland fit volte-face, de manière à leur pré-
senter son dos, et répliqua :
—  Je te cherchais, espèce d’ingrat !
Colin attrapa son pantalon et l’enfila rapidement
avant d’entraîner Sutherland par le bras à l’extérieur.
— Habille-toi ! ordonna-t‑il à Maggie par-dessus
son épaule.
Il commençait à pleuvoir de nouveau. Les gouttes
tambourinaient doucement mais de manière régu-
lière sur les feuilles des arbres et le toit de la cabane.
Les deux hommes allèrent s’abriter sous un grand
254
chêne. Colin observa les alentours, s’attendant à
découvrir une escorte d’hommes de son ami, mais
il semblait être venu seul.
—  Pourquoi me cherchais-tu ? s’enquit-il.
—  Campbell m’a expliqué qu’il t’avait aidé à t’éva-
der il y a des semaines de cela. Comme tu ne te
montrais pas, je commençais à m’inquiéter. Je me
demandais si les Anglais ne t’avaient pas rattrapé,
même si Campbell soutenait que c’était impossible
sans qu’il l’ait su. Alors je me suis dit que tu atten-
dais peut-être de meilleurs jours dans une de nos
caches. Voilà pourquoi je suis venu voir.
Colin dévisagea son ami de longue date, reconnais-
sant qu’il se soit inquiété pour lui, et chagriné de ne
pas lui avoir fait savoir qu’il allait bien.
—  Tu sembles bien proche de Campbell, dis-moi…
À cette remarque, Brice se contenta de répondre
en haussant les épaules et demanda :
—  Qui est cette femme avec toi ?
Colin détourna le regard.
—  C’est ma femme, avoua-t‑il tout bas.
Un long silence s’ensuivit, au terme duquel Suther-
land s’enquit d’une voix étranglée :
—  Je te demande pardon ?
—  Tu m’as parfaitement entendu.
—  J’en doute. C’est ta… quoi ?
Colin foudroya son ami du regard.
—  Ma femme ! répéta-t‑il vivement.
Sutherland se mit à rire de bon cœur.
— Je veux connaître toute l’histoire ! s’exclama-
t‑il.
—  Nae.
—  Allez… tu me dois bien ça.
—  Je te dois beaucoup plus que ça.
Estimant avoir laissé à Maggie suffisamment de
temps, Colin regagna la hutte, Sutherland sur les
255
talons. La jeune femme se tenait au milieu de la
pièce, entièrement habillée.
Sutherland se figea sur le seuil, lâchant un hoquet
de surprise.
—  Oh, mon Dieu !
Soudain, Colin se sentit agrippé par la chemise et
violemment tiré vers l’arrière.
—  Espèce de salaud ! s’écria Sutherland.
Le poing brandi, il s’apprêtait à frapper. Avant que
Colin ait pu réagir, Maggie s’interposa en plaquant la
pointe de sa dague sous le menton du nouveau venu.
—  Reculez… ordonna-t‑elle d’une voix ferme.
Sutherland lâcha Colin, leva les mains devant lui
et recula d’un pas.
—  Lâche cette arme, Maggie… fit Colin.
Elle ne bougea pas d’un pouce, prête à tout, le
regard farouche. Si Colin n’avait pas été si embar-
rassé que sa femme vienne à son secours, il aurait
été impressionné.
Sans quitter des yeux Maggie, Sutherland recula
d’un nouveau pas.
—  Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda Colin.
D’un regard, son ami désigna le visage de la jeune
femme.
—  Les bleus, expliqua-t‑il.
Sutherland avait donc conclu que Colin avait battu
Maggie. C’est lui qu’il aurait dû battre pour l’avoir
imaginé capable de traiter une femme ainsi…
— Une mauvaise chute dans la rivière, expliqua
Maggie de manière laconique.
Elle rengaina son arme, mais n’en continua
pas moins de surveiller Sutherland d’un œil soup­
çonneux.
— Tu ne fais pas les présentations ? s’étonna
celui-ci.
Colin s’exécuta de mauvaise grâce.
256
—  Sutherland, Maggie. Maggie, Sutherland.
— L’ami dont tu m’as parlé ? demanda Maggie,
les yeux plissés.
—  Aye.
Cela parut réjouir l’intéressé au plus haut point.
—  Tu lui as parlé de moi ?
—  Juste pour dire du mal de toi.
En entendant que dehors la pluie tombait plus
fort, Colin réalisa qu’ils se retrouvaient tous trois
coincés dans cette hutte pour le reste de la nuit.
—  Où sont tes hommes ? questionna-t‑il.
— Je suis seul. Comme je te l’ai expliqué, j’étais
assez inquiet, quand tu ne t’es pas montré, pour me
lancer seul à ta recherche.
— Et vous êtes venu tout droit à cette cabane,
pensant l’y trouver ? s’étonna Maggie.
Sutherland la considéra un instant.
— Pas du tout, mentit-il. J’y suis venu pour me
mettre à l’abri.
—  Curieux que cet endroit perdu dans les bois se
retrouve soudain si peuplé.
La remarque avait été délivrée le plus innocem-
ment du monde, mais Colin ne fut pas dupe. D’un
regard, il prévint son ami de tenir sa langue. En
butte au silence des deux hommes, Maggie alla
s’adosser au mur et reprit :
— Ce qui est encore plus intéressant, c’est que
MacLean et moi avons partagé une caverne aména-
gée de manière similaire.
Son regard s’attarda sur l’un, puis sur l’autre, sans
parvenir à leur arracher le moindre commentaire.
—  Comme vous voudrez, conclut-elle. Ne me dites
rien, mais n’essayez pas de me faire croire que la
situation est tout à fait normale.
—  Maggie… prévint Colin.
257
D’un hochement de tête, elle lui signifia qu’elle
en avait terminé.
—  Où comptez-vous vous rendre ?
À la question de Sutherland, Colin répondit :
—  Dornach. Les soldats sont après nous – ou plus
exactement après moi. Il n’est pas prudent pour l’ins-
tant de rejoindre le clan MacLean.
— Naturellement.
—  Et Eleanor ? demanda Colin. Elle est toujours
là ?
—  Nous sommes mariés.
Le sourire de Sutherland, empreint de fierté, était
également un peu niais.
Colin leva les yeux au plafond, sous le regard de
Maggie qui ne manquait rien de cet échange. En
jetant un coup d’œil aux couvertures étalées devant
le foyer, il regretta leur intimité perdue. L’arrivée de
son ami changeait tout. Dorénavant, il allait devoir
estimer le degré de danger que les Anglais faisaient
peser sur lui et prendre une décision : rentrer chez
lui, ou continuer à fuir.
Fuir impliquait de tout laisser derrière lui – peut-
être même l’Écosse  – et il ne se sentait pas prêt
à y réfléchir pour l’instant.
28

Au grand dam de Colin, Sutherland prit ses aises


en s’asseyant à terre, le dos calé contre un mur.
—  Je me rappelle fort bien cet endroit, expliqua-
t‑il. Eleanor et moi y avons passé une nuit, coincés
par la tempête.
Un coup d’œil à Maggie apprit à Colin qu’elle avait
repris les habitudes acquises à Fort Augustus. Réfu-
giée dans un coin, elle ne quittait pas Sutherland de
ses yeux sombres, parfaitement immobile pour ne
pas attirer l’attention.
Sutherland, quant à lui, ne semblait pas réaliser
qu’il avait débarqué au plus mauvais moment. Ou
s’il en était conscient, il en faisait abstraction.
—  Dis-moi tout de cette prison anglaise, demanda-
t‑il à Colin.
— Pas grand-chose à dire. C’était l’enfer. Je me
suis évadé.
— Mon cher ami… je ne te remercierai jamais
assez de ce que tu as fait pour moi et Eleanor.
Colin vit que Maggie avait reporté son attention
sur lui.
—  Tu l’as sauvée, ce jour-là, précisa Sutherland.
—  Je doute que j’aie sauvé Eleanor, protesta Colin.
—  Sans ce que tu as fait, il n’y…
—  Inutile d’en dire davantage.
259
Un sourcil arqué, Colin désigna d’un regard Mag-
gie à son ami. Celui-ci, ayant saisi l’allusion, n’insista
pas et demanda :
—  Campbell est donc parvenu à te faire sortir sans
incident ?
Colin poussa un soupir. Il ne souhaitait pas davan-
tage discuter de cela.
—  Aye, répondit-il laconiquement. Mais pour-
quoi lui ?
—  Parce qu’il me l’a proposé.
Colin poussa un grognement. Maggie ne perdait
pas une miette de la conversation. Il savait qu’elle
essayait de se fondre dans le décor afin de se faire
oublier, mais il aurait pu difficilement la chasser
de sa mémoire.
Sutherland, quant à lui, semblait avoir oublié sa
présence.
—  Campbell m’a expliqué que tu t’étais évadé avec
un jeune garçon, reprit-il. Qu’est-il devenu ?
—  Tu me parais être devenu très proche de Camp-
bell, ces derniers temps…
Sutherland eut un haussement d’épaules.
—  Il n’est pas si mauvais.
—  C’est un traître, rectifia Colin.
— Peut-être. Encore que parfois… je me le
demande.
—  Ne tombe pas dans ce piège. C’est exactement
ce qu’il cherche à te faire croire.
— Il y a différentes facettes chez un homme. Et
nul ne peut les connaître toutes.
Colin éclata de rire.
—  Tu t’imagines qu’il lutte en secret en faveur de
l’Écosse ? Tu es fou.
De nouveau, Sutherland haussa les épaules. Il
n’avait pas tout à fait oublié la présence de Maggie,
car il se tourna vers elle pour lui demander :
260
—  Où avez-vous fait la connaissance de cet abruti ?
Maggie posa ses yeux sombres sur Colin, avant de
revenir à Sutherland. Sans doute était-elle en train
de mesurer ses paroles, voire de se demander si elle
devait répondre.
— Je suis le jeune garçon avec qui il s’est enfui,
expliqua-t‑elle enfin.
Un long silence s’ensuivit. Colin s’appuya de
l’épaule contre un mur pour observer les retombées
de la révélation qu’elle venait de faire. Sutherland
semblait estomaqué.
—  Le… Le garçon ? balbutia-t‑il.
Un demi-sourire apparut sur les lèvres de Maggie.
De nouveau, Colin fut frappé de plein fouet par l’évi-
dence : il était marié à cette femme !
—  Je sens qu’il y a là une histoire intéressante.
Sutherland étendit ses jambes devant lui, comme
s’il lui tardait de l’entendre.
—  Peut-être une autre fois, suggéra Colin.
— Pourquoi ? fit mine de s’étonner son ami. Tu
es attendu quelque part ?
— Il n’y a rien à raconter, intervint Maggie. Je
me  suis fait passer pour un garçon afin de pou-
voir  me battre à Culloden. Je me suis retrouvée en
prison avec Colin, et il m’a permis de m’évader avec lui.
—  Et tout naturellement, ajouta Sutherland, vous
avez fini mariés…
—  Aye.
Un silence inconfortable s’éternisa quelque peu.
—  Et ? insista Sutherland.
—  Et nous voilà à présent mariés, répondit Colin,
espérant mettre un terme à la conversation.
Sutherland, qui les regardait à tour de rôle,
insista :
—  Depuis combien de temps ?
—  Deux jours, peut-être trois.
261
Le regard de Sutherland se porta sur les couver-
tures étalées devant l’âtre, et il parut enfin se rendre
compte de la situation. Ses joues prirent une teinte
rouge brique.
—  Ah, fit-il. Je… Peut-être qu’il vaudrait mieux…
—  Nae, décréta Maggie depuis le coin d’ombre
où elle se tenait tapie. Vous ne dormirez pas dehors
par ce temps.
Bien que du même avis, Colin ne put s’empêcher
d’être désappointé. Lui et Maggie –  son épouse !  –
avaient eu une seule nuit pour eux. C’était leur
nuit de noces qu’ils vivaient à retardement, et ils
ne pouvaient même pas en profiter entièrement. Il
ignorait ce que l’avenir leur réserverait, et même où
ils seraient le lendemain, une semaine ou un mois
plus tard. Cette nuit, commencée sous de si bons
auspices, serait peut-être leur seul répit.
— Nous devrions dormir, suggéra-t‑il d’une voix
lugubre. Ce fut une dure journée, et Maggie est
­blessée.

Maggie, à sa grande surprise, parvint à dormir


assez bien. Le traitement réservé par Colin à ses
muscles avait fait merveille. Elle se sentait certes
encore endolorie, mais beaucoup moins que la veille.
Les deux hommes commencèrent à s’agiter aux
premières lueurs de l’aube.
—  Vous allez me suivre à Castle Dornach, ordonna
Sutherland en les aidant à tout remettre en ordre.
Eleanor serait extrêmement déçue d’apprendre que
je vous ai vus sans vous inviter à la maison.
Jetant un coup d’œil à Maggie, il ajouta :
— Elle serait encore plus en colère d’apprendre
que MacLean s’est marié et qu’elle a manqué l’occa-
sion de faire connaissance avec son épouse.
262
— Dans ce cas, s’il s’agit de faire plaisir à Elea-
nor… conclut Colin d’un ton sarcastique.
Ils se mirent en route alors que le soleil n’avait pas
tout à fait fini d’apparaître à l’horizon. Maggie ne
put réprimer un dernier regard nostalgique à la hutte
dont l’apparence extérieure était si peu en rapport
avec le confort qu’elle offrait.
Faire l’amour avec Colin avait été pour elle une
expérience fascinante, qui ne ressemblait en rien à
ce qu’elle s’était imaginé. Non qu’elle ait souvent
réfléchi à la question par le passé – enfin, pas trop
souvent.
Elle n’aurait en tout cas jamais imaginé une expé-
rience aussi saisissante. Les choses qu’il lui avait
faites, les caresses qu’il lui avait données la cho-
quaient et l’excitaient à la fois. Après coup, son esprit
s’était retrouvé aussi bouleversé que son corps. Elle
devait même admettre que l’arrivée de Sutherland,
bien qu’inattendue, constituait en quelque sorte un
soulagement. C’était l’occasion pour elle de mettre à
distance ce qui s’était passé, de retrouver un certain
équilibre et de s’habituer aux conséquences.
Hélas, même des heures après, elle n’était pas
capable de réfléchir sereinement à ce qui s’était
produit. Chaque fois qu’elle s’y risquait, son corps
semblait saisi par une inconfortable fièvre, et il lui
fallait conjurer des images de Colin en train de
lui  faire l’amour, sa silhouette puissante se décou-
pant sur la lueur du feu. Le pire était de se souvenir
de cette sensation nouvelle de l’avoir senti en elle.
Elle avait entendu dire que la première fois était
douloureuse et s’accompagnait d’un épanchement
de sang. Or elle avait à peine souffert, et pas une
goutte de sang n’avait taché les couvertures. Était-ce
étrange ? Devait-elle s’en inquiéter ?
263
Le trajet jusqu’à Castle Dornach lui laissa plus
de temps qu’elle ne l’aurait souhaité pour réfléchir
à tout cela. Elle fut donc soulagée lorsque, en fin
d’après-midi, alors que le soleil achevait sa descente
à l’horizon, le but de leur voyage apparut.
C’était une construction d’aspect formidable, qui
semblait le siège d’une constante animation. En fait,
cette forteresse ressemblait tellement à celle de son
enfance qu’elle sentit les larmes lui monter aux
yeux. Une vague de nostalgie la submergea. Evan
lui ­manquait.
Elle battit des paupières et inspira amplement
pour chasser ses larmes, car elle aurait été mortifiée
que les deux hommes les aperçoivent.
Ensuite, il leur fallut moins d’une heure pour
parvenir à destination. Dans la cour intérieure, un
homme d’allure impressionnante vint à leur ren-
contre. Son visage se fendit d’un sourire étonnam-
ment jovial quand il salua Colin en lui assenant une
tape sur l’épaule.
—  Heureux de te revoir, l’ami ! lança-t‑il.
—  Heureux d’être de retour, assura Colin.
Il y eut du mouvement du côté de la porte prin-
cipale du château, au seuil de laquelle apparut une
jeune femme qui vint se jeter dans les bras de Colin.
Maggie, sous l’effet de la surprise, recula d’un pas,
sourcils froncés.
Sutherland, avec un grand sourire, tapa dans le
dos de son ami :
—  Puis-je embrasser ma femme ?
Réalisant sa méprise, Maggie détourna le regard,
gênée d’avoir éprouvé un sentiment de jalousie envers
une inconnue sur la base d’un simple salut amical.
La jeune femme passa des bras de Colin à ceux
de son époux, qu’elle serra aussi dans ses bras mais
à qui elle donna un baiser passionné.
264
— Et je n’étais parti qu’une nuit… commenta
celui-ci en arquant un sourcil.
—  Tu m’as manqué pour cette seule nuit, assura-
t‑elle.
Maggie écarquilla les yeux en constatant à son
accent que l’épouse de Sutherland n’était autre
qu’une satanée Anglaise. Comment avait-il pu l’épou-
ser, et comment pouvaient-ils, tous, l’accepter parmi
eux ?
L’Anglaise la considéra de ses yeux bleus et rieurs.
Prudemment, Maggie recula d’un pas. Épouse de
Sutherland ou pas, elle ne voulait avoir aucun rap-
port avec les Anglais, mais elle ne put cependant que
noter à quel point l’intéressée était jolie.
Jusqu’alors, Innis avait été aux yeux de Maggie la
plus belle femme qu’elle eût rencontrée, mais celle-ci
la détrônait sans difficulté. La taille mince, le cou
élancé, elle avait une silhouette idéale. Ses cheveux
blonds étaient rassemblés en un chignon à la base
de sa nuque. Sa robe impeccable tombait en plis
élégants jusqu’au sol.
Arquant un parfait sourcil blond, elle désigna
Maggie du regard et demanda aux deux hommes :
—  Vous ne nous présentez pas ?
Maggie serra les dents. Elle ne voulait pas avoir
affaire à cette jeune beauté anglaise, surtout dans
l’état où elle se trouvait. Elle n’osait plus regarder
son pantalon, tant il était taché et dans un état
innommable. Quant à l’odeur qui devait émaner
d’elle, elle préférait ne pas y penser.
Mais, pour sa plus grande consternation, Colin
s’écarta afin de laisser le chemin libre jusqu’à elle.
Tout comme Innis, l’épouse de Sutherland glissa au-
dessus du sol et la rejoignit. Comment faisaient-elles
pour accomplir ce prodige ?
265
—  Eleanor, commença Colin, j’aimerais vous pré-
senter ma femme, Margaret MacLean.
La châtelaine lui lança un regard surpris.
—  Votre femme ? répéta-t‑elle.
Elle se tourna vers Maggie et lui adressa un grand
sourire avant d’ajouter :
—  Il faudra me raconter toute l’histoire !
Sur ce, elle prit ses mains dans les siennes, et
Maggie se retint à grand-peine de les lui retirer. Cette
Eleanor se montrait ouverte et amicale. Ce devait
être ainsi que se conduisaient les Anglais.
—  Mais je vous en fais grâce pour ce soir, reprit
la femme de Sutherland. Vous avez l’air épuisée et,
si je ne me trompe pas, vous n’avez pas dû faire
un repas correct depuis des jours. Rentrons, nous
allons y remédier.
Cette fois, Maggie retira ses mains et déclara :
—  Je dois d’abord aller m’occuper des chevaux.
—  Absurde ! intervint Sutherland.
Il fit signe à un lad, qui s’empressa de venir cher-
cher leurs montures pour les conduire à l’écurie.
Maggie regarda les bêtes placidement le suivre en
regrettant de ne pouvoir faire de même.
—  Allez, viens… la pressa Colin à mi-voix en lui
prenant le coude. Eleanor ne mord pas.
Les Sutherland marchaient devant eux, leurs têtes
penchées l’une vers l’autre.
—  C’est une Anglaise ! chuchota Maggie.
—  Aye, reconnut tranquillement Colin. De nais-
sance. Mais dans son cœur, elle est écossaise.
Maggie refusait d’y croire. Un maudit Anglais le
demeurait à jamais.
Elle ne fut pas surprise de constater que tout
dans la grande salle était magnifique, propre et
ordonné. De toute évidence, en plus d’être d’une
266
beauté étonnante, Eleanor se révélait une parfaite
maîtresse de maison.
De la nourriture fut apportée des cuisines. Colin
et Maggie furent invités à s’asseoir. Elle se sentait
mortifiée de s’installer à table dans une telle tenue.
Mais soit son hôtesse s’en moquait, soit elle n’avait
rien remarqué. Cela ne l’empêcha en tout cas nulle-
ment de venir s’asseoir près d’elle et de veiller à ce
qu’elle se serve abondamment.
—  Colin… dit-elle une fois qu’ils eurent terminé.
Je voulais vous remercier pour ce que vous avez fait
pour nous, l’autre fois…
Le regard de Colin se porta brièvement sur Maggie.
—  Ce n’était rien, assura-t‑il.
Eleanor tendit le bras et posa sa main sur la
sienne.
—  Je ne suis pas de cet avis, rectifia-t‑elle avec le
plus grand sérieux. C’était énorme. Vous avez risqué
votre vie…
— Je n’ai rien fait que Brice n’aurait fait à ma
place.
De nouveau, son regard vint effleurer Maggie, qui
n’était pas dupe. Il y avait quelque chose qu’il ne
voulait pas qu’elle sache, et il n’aimait pas que Brice
ou sa femme aborde le sujet. Alors seulement, elle
réalisa qu’elle n’était au courant de rien au sujet de
son mari. N’était-il pas gênant d’avoir confié sa vie
à un homme qui gardait tant de secrets ?
Après avoir tapoté gentiment sa main, Eleanor
la retira.
— Eh bien, je vous en remercie néanmoins,
conclut-elle.
Puis, se tournant vers Maggie avec un grand sou-
rire :
—  Je sais qu’il est malséant de vous le demander,
mais… qu’est-il arrivé à votre visage, ma chère ?
267
Maggie toucha du bout des doigts le bleu qui mar-
quait sa mâchoire. Ses blessures ne lui faisaient plus
autant mal.
—  Je me suis battue contre une rivière, expliqua-
t‑elle.
Eleanor fit la grimace et commenta :
—  Je préfère ne pas imaginer à quoi ressemblait
cette rivière.
— C’était une vilaine bête qui m’a avalée toute
crue et recrachée à moitié morte. Je ne devais pas
être à son goût…
Eleanor se mit à rire gaiement. Maggie eut envie
de se joindre à elle, mais n’osa pas. Cette femme
n’était-elle pas une Anglaise, après tout ?
Eleanor se leva et fit signe à une servante
­d’approcher.
— Préparez s’il vous plaît un bain pour
Mme  MacLean. Je suis sûre qu’elle a besoin de se
détendre et de se débarrasser de la crasse du voyage.
Puis, s’adressant à Maggie :
—  Avez-vous des bagages qu’il faudrait monter ?
— Juste ce que nous transportions sur nos che-
vaux, intervint Colin. Nous avons dû quitter le clan
Sinclair précipitamment.
Comme si cela n’avait rien que de très normal,
Eleanor lança :
—  Fort bien. Je vais vous montrer votre chambre.
Maggie jeta à Colin un regard inquiet. Elle n’ai-
mait pas du tout l’idée d’être séparée de lui, même
brièvement. Cela ne leur était jamais arrivé depuis
le jour où ils s’étaient mariés.
29

—  Tu ne sembles pas très heureux, dit Sutherland


à Colin une fois que les deux femmes eurent quitté
la pièce.
Une servante vint leur apporter une pinte de bière.
Colin but une longue gorgée sans prendre la peine
de répondre.
—  Le mariage n’a-t‑il pas d’attrait pour toi ?
Sutherland avait beau tenter de cacher son amu-
sement, Colin le percevait dans le ton de sa voix.
—  Prends patience, poursuivit Brice. Cela ne fait
que… combien de jours, au fait ?
— Trois, grogna Colin avant d’avaler une autre
gorgée.
Un sourcil arqué, Sutherland répéta :
—  Trois ? Pas étonnant que tu paraisses complè-
tement perdu dès qu’elle sort de la pièce où tu te
trouves !
Il se mit à rire, et il fut le seul.
Ce n’était pas à propos de sa nouvelle épouse que
Colin broyait du noir. Sans doute était-il inquiet des
réactions de Maggie. Il était manifeste qu’elle ne fai-
sait pas confiance à Eleanor après avoir découvert
que celle-ci était anglaise. Mais, à la réflexion, le
problème n’était même pas là. Il faisait confiance
269
à la femme de son ami pour tenir sa langue et gérer
la situation au mieux.
En fait, il ne parvenait pas à définir ce qu’il res-
sentait vraiment. Un sentiment… d’inadéquation.
Toute sa vie, il s’était senti inadéquat. Récemment,
lorsqu’il était par la force des choses devenu le chef
de son clan, cela avait tourné à l’obsession. Maggie
n’était qu’une autre de ces responsabilités qu’il ne
se sentait pas prêt à assumer.
Sans doute les tumultueuses émotions qui l’agi-
taient trouvaient-elles là leur origine. Il ne savait
toujours pas ce qu’il allait faire d’elle. Il savait en
revanche ce qu’on attendait de lui… et cela ne faisait
que renforcer son malaise.
Colin se réfugia dans la dégustation de sa bière et
quand il eut vidé sa pinte, il regarda d’un air morose
la servante la remplir. Au bout d’un moment, Elea-
nor les rejoignit.
— Elle est délicieuse, commenta-t‑elle en s’as-
seyant à côté de son mari.
Au passage, elle ne put s’empêcher de déposer un
baiser sur sa joue, auquel Sutherland se fit un devoir
de répondre par un autre sur les lèvres. Du coin de
l’œil, Colin les observait avec fascination. Il n’y était
toujours pas habitué, même s’il avait été présent dès
les débuts de leur histoire d’amour – encore que le
terme n’était sans doute pas adapté, étant donné les
périls qu’ils avaient traversés.
—  Où avez-vous déniché une jeune femme aussi
charmante ? lui demanda Eleanor.
—  En prison.
Sans se préoccuper d’être déjà un peu gris, Colin
acheva sa deuxième pinte. L’espace d’une nuit, il
voulait tout oublier, se sentir irresponsable. L’espace
d’une nuit, il voulait échapper aux rappels lancinants
270
de ses devoirs : retourner chez lui, prendre les rênes
de son clan, procurer un foyer à sa légitime épouse.
Il ne rêvait que d’être fin soûl, et il était bien déter-
miné à parvenir à ses fins.
Eleanor avait accueilli sa confidence par un silence
éberlué, son époux par un éclat de rire. Colin choisit
de les ignorer tous deux.
—  En prison ? répéta-t‑elle. C’est une histoire que
j’aimerais entendre.
—  Elle partageait un cachot avec moi. Je l’ai aidée
à s’évader. Avec l’aide de Campbell, naturellement.
En jetant un regard noir à Brice, il ajouta :
—  Explique-moi d’ailleurs pourquoi c’est lui, entre
tous, que tu as chargé de me libérer ?
Son ami secoua la tête sans rien dire. D’un air
absent, il faisait rouler sa pinte entre ses mains.
Eleanor pencha la tête pour étudier Colin plus atten-
tivement et annonça :
— Elle est en train de prendre un bain. Je suis
sûre que vous voudrez bientôt la rejoindre. Elle
m’a dit que vous n’étiez marié que depuis quelques
jours…
—  Je resterai ici, marmonna-t‑il. Je veux lui lais-
ser une bonne nuit de sommeil. Elle a failli mou-
rir, vous savez… La rivière que nous traversions
l’a emportée. Juste devant mes yeux. Nous étions
mariés de la veille et déjà, j’ai failli tuer ma femme.
Confusément, Colin se rendit compte qu’il en
disait peut-être trop. Sans doute avait-il intérêt à
parler moins et à boire plus.
Brice et Eleanor l’observaient à la dérobée, sans
pouvoir cacher la surprise et la pitié qu’il leur ins-
pirait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t‑il en faisant signe
à la servante de remplir sa pinte.
271
— Vous n’allez pas la rejoindre dans votre
chambre cette nuit ? s’étonna Eleanor.
—  Cela vaut mieux ainsi.
Eleanor se leva et demanda sèchement :
—  Mieux pour qui ? Pour elle, ou pour vous ?
Sans attendre de réponse, elle tourna les talons
et s’en alla. Elle était en colère contre lui, mais du
diable si Colin était capable de comprendre pour-
quoi. Il faisait une faveur à Maggie en restant loin
d’elle. S’il la rejoignait, il risquait de lui faire un
enfant, ce qui était sans conteste ce dont ils avaient
le moins besoin pour le moment.
Du moins était-ce ce dont il essayait de se
convaincre. Il y avait une raison logique à son
­comportement. Cela ne faisait aucun doute.

Après s’être longtemps baignée et avoir évacué les


raideurs et la crasse du voyage, Maggie s’enveloppa
dans une grande couverture et s’installa au coin du
feu, laissant la chaleur infuser dans son corps meur-
tri. Jamais elle ne s’était sentie aussi fatiguée. Mis à
part son séjour en prison, les journées qui venaient
de s’écouler avaient été les plus éprouvantes de son
existence, aussi bien physiquement qu’émotionnel-
lement.
Qu’il était doux de paresser devant un bon feu en
attendant que son mari la rejoigne…
La certitude qu’ils allaient de nouveau faire l’amour
l’emplissait d’un mélange d’anxiété et d’impatience.
En bâillant, elle serra ses jambes entre ses bras et
se nicha plus confortablement dans sa couverture.
Elle sentait que ses cheveux étaient secs et préférait
ne pas imaginer à quoi ils ressemblaient. Elle n’avait
pas la chevelure disciplinée d’Eleanor qui se laissait
docilement coiffer en un sage chignon. Furtivement,
272
elle se demanda à quoi elle pourrait ressembler avec
les cheveux plus longs. Elle trouvait les siens trop
bouclés, ce qui l’incitait à les garder courts.
Ses doigts se mêlèrent à ses boucles indiscipli-
nées. Colin les préférerait-il un peu plus longues ?
Aimerait-il la voir un peu plus féminine ? Eleanor
aussi bien qu’Innis étaient de parfaits exemples
de féminité. Maggie avait toujours été convaincue
qu’être une femme –  et d’autant plus une lady  –
consistait à succomber aux désirs d’un homme et à
n’agir qu’en fonction de ceux-ci. Pourtant, ni Innis
ni Eleanor n’étaient ainsi –  surtout cette dernière.
L’autorité qui émanait d’elle n’était pas loin d’égaler
celle de son mari. Quant à Innis, elle avait le chic
pour obtenir d’Evan ce qu’elle voulait sans qu’il s’en
doute.
L’idée que Maggie se faisait de la féminité était-
elle à ce point éloignée de la réalité qu’elle s’était
leurrée elle-même, ou Eleanor et Innis étaient-elles
des exceptions ? Il n’y avait pas eu de femme auprès
d’elle, dans sa jeunesse, pour répondre à ces ques-
tions. Elle aimait sa vie, mais elle commençait à se
demander si quelque chose d’important, nécessaire
à toute femme pour achever son développement, ne
lui avait pas échappé.
Bâillant de plus belle, Maggie réalisa que les bou-
gies s’étaient consumées presque intégralement.
Colin prenait décidément son temps…
Quittant le fauteuil qu’elle occupait, elle s’étira,
laissant la couverture tomber à ses pieds. Un coup
d’œil à son corps nu lui arracha une grimace. Elle
était tout en angles, là où il aurait dû n’y avoir que
courbes et rondeurs. Sa poitrine était trop petite.
Elle n’était en rien bâtie comme Innis ou Eleanor.
Cela chagrinait-il Colin ? Aurait-il préféré une femme
273
non seulement plus féminine, mais aussi plus épa-
nouie et mieux en chair ?
La tournure prise par ses pensées lui arracha un
grognement de consternation. Qu’est-ce qui lui pre-
nait, au juste, de se comparer à Innis et Eleanor,
deux femmes à qui elle n’aurait en rien voulu res-
sembler ?
Ramassant la couverture, elle gagna le lit, qu’elle
ouvrit pour se coucher. Mais au moment de s’y ins-
taller, prise d’un remords, elle s’enveloppa de nou-
veau dans la couverture et alla entrouvrir sa porte.
Depuis la grande salle montaient des bruits de voix
et des éclats de rire indéniablement masculins.
Maggie referma la porte et la contempla quelques
instants d’un air songeur. Puis, sur un coup de tête,
elle retourna s’habiller d’une chemise et d’un panta-
lon propres, même si la voix de la raison la prévenait
de ne pas faire ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Ignorant cet avertissement, elle quitta sa chambre
et rejoignit le rez-de-chaussée. À cette heure, il n’y
avait quasiment plus que des hommes dans la grande
salle, les quelques femmes présentes –  parmi les-
quelles ne se trouvait pas Eleanor – s’étant regrou-
pées dans un coin. Colin et Sutherland occupaient
une table à eux seuls. En pleine discussion, ils
tenaient de grandes chopes de bière, et il paraissait
évident que Colin n’en était ni à sa première, ni à
sa deuxième, ni même à sa troisième…
Plusieurs jeunes hommes, à quelques tables de
distance, étaient occupés à boire et à discuter entre
eux. Motivée par la colère qu’elle ressentait, Maggie
alla se joindre à eux.
Ce n’était sans doute pas la plus prudente de
ses décisions, mais pour leur troisième nuit de vie
­commune, elle était décidée à ne pas laisser s’ins-
taller une routine de ce genre entre elle et Colin.
274
Après tout, ce mariage était également le sien, et
elle aurait son mot à dire.
Quelqu’un lui tendit une pinte, qu’elle accepta
en remerciant et à laquelle elle but longuement. La
discussion en cours concernait Culloden. Maggie
écouta les histoires que se racontaient ces jeunes
guerriers et qui suscitaient en elle les échos de sa
propre expérience. Cependant, pour ne pas attirer
l’attention, elle se garda d’intervenir.
Plus il se faisait tard, plus les histoires prenaient
des allures fantasques, et bientôt des salves de
rire secouèrent tout le groupe. C’était dans cette
ambiance, mêlée à un groupe de fanfarons trop
occupés à leurs forfanteries pour s’intéresser à elle,
que Maggie se sentait le mieux. Elle était chez
elle  dans ce monde, qui n’avait rien de commun
avec celui dans lequel évoluaient Eleanor, Innis et
leurs semblables.
— Et toi ? demanda soudain l’un d’eux. T’es-tu
battu à Culloden ?
Le reste du groupe reporta son attention sur elle.
—  Aye, répondit-elle simplement.
Intrigué, l’homme la dévisageait plus attentive-
ment.
—  N’es-tu pas une…
—  Aye, l’interrompit-elle.
Maggie n’avait jamais été du genre à se faire pas-
ser pour ce qu’elle n’était pas – sauf dans une prison
anglaise. Les hommes de son frère l’avaient accep-
tée telle qu’elle était. Elle avait eu droit à quelques
remarques salaces et l’un ou l’autre s’était risqué à
un geste désobligeant, avant de découvrir sous la
menace de sa dague qu’il valait mieux ne pas s’y
risquer. Ensuite, plus personne ne l’avait embêtée.
Le jeune homme laissa échapper un éclat de rire
tonitruant. Du coin de l’œil, Maggie vit Colin et Brice
275
Sutherland redresser la tête et jeter un regard dans
leur direction.
— Tu mens ! lança le fanfaron. Les femmes ne
vont pas au combat.
— La femme que je suis y est allée ! répliqua-
t‑elle.
—  Ah oui ? Avec qui as-tu combattu ?
Il se tourna en riant pour prendre ses compagnons
à témoin, mais ceux-ci accordaient leur attention à
Maggie bien plus qu’à lui.
—  Les Sinclair, répondit-elle.
—  Je ne te crois pas.
Maggie haussa les épaules.
—  Peu m’importe que tu me croies ou non.
Les autres se mirent à rire nerveusement. Maggie
vit le visage de son accusateur s’empourprer vio-
lemment. Colin et Sutherland accordaient toute leur
attention à cette scène, ce dont les jeunes guerriers
n’étaient pas conscients.
—  Dans ce cas, reprit l’autre, tu as sans doute une
histoire à ajouter aux nôtres.
—  Assez, Douglas… prévint l’un de ses camarades.
—  Nae. Je ne peux pas croire qu’une femme irait
combattre sur un champ de bataille.
Du regard, il la défia de lui donner la preuve du
contraire. Un grand silence s’était fait dans la salle.
Tout le monde retenait son souffle.
30

Du coin de l’œil, Maggie vit Colin tenter de se


lever, mais Sutherland, posant une main sur son
bras, le força à se rasseoir. Les autres la regardaient,
attendant sa réaction. Maggie n’avait aucune envie
de raconter son histoire, et surtout pas à Douglas,
qui se comportait comme si Culloden n’avait été
qu’une grande aventure.
—  J’ai combattu, dit-elle.
Sur ce, elle avala une rasade de bière et s’en tint là.
Douglas émit un grognement sarcastique, ce qui
acheva de mettre Maggie en colère.
—  J’ai été arrêtée et emprisonnée par les Anglais
à Fort Augustus, expliqua-t‑elle en le foudroyant du
regard. J’ai vu des hommes mourir de maladie et
d’autres être battus à mort pour avoir tenté de sauver
leur pays. Est-ce ce que tu voulais entendre ?
Les autres, gênés, avaient détourné les yeux, mais
Douglas ne s’avouait pas vaincu.
—  Tu veux dire qu’à Fort Augustus, personne ne
savait que tu étais une femme ?
—  Aye. Les Anglais sont des idiots qui ne savent
pas faire la différence entre un homme une femme
si elle ne porte pas une robe.
Un silence de mort ponctua cette déclaration,
avant que tout le groupe n’éclate de rire. Douglas en

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le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
prit ombrage. Il n’appréciait pas qu’elle puisse mono-
poliser l’attention de ses camarades à ses dépens.
—  Personne ne s’évade de Fort Augustus, décréta-
t‑il.
—  Moi, je l’ai fait.
Maggie but une nouvelle gorgée de bière en sou-
tenant son regard.
—  Comment ? insista-t‑il.
Maggie reposa calmement sa pinte.
—  Cela, je ne te le dirai pas.
—  Dans ce cas, je ne te croirai pas.
Maggie haussa les épaules.
— Je te l’ai déjà dit  : peu m’importe que tu me
croies ou non.
Le visage de Douglas se figea. Il n’avait visiblement
pas renoncé à la provoquer. Peut-être cherchait-il à
lui faire perdre son calme. Peut-être aurait-il aimé se
battre avec elle. Maggie n’y était pas opposée, s’il le
fallait, mais elle n’en voyait pas l’utilité. Elle pouvait
triompher de lui par la seule force de l’éloquence.
C’était plus satisfaisant.
Une ombre impressionnante fut soudain proje-
tée sur la table. Maggie se retourna, pour décou-
vrir derrière elle Colin et Sutherland. Autour de la
table, chacun aurait de toute évidence souhaité se
trouver ailleurs. En apercevant les deux impression-
nants Highlanders qui le toisaient, Douglas pâlit
brus­quement.
— Allez viens, femme… lança Colin, une main
tendue vers Maggie. Ça suffit, maintenant.
Elle nota que sa main ne tremblait pas, même
si ses yeux trahissaient son état d’ébriété. Douglas
était à présent vert de peur. Elle se demanda briè-
vement quelle conduite adopter. Ignorer Colin ou
le suivre ? Elle opta finalement pour cette dernière
solution, comprenant qu’elle avait suffisamment tiré
278
sur la corde. Mais, au lieu de saisir la main que lui
tendait son mari, elle marcha droit vers l’escalier
après s’être levée.
Colin ne la suivit pas immédiatement. Il dévi-
sageait Douglas, une expression menaçante sur le
visage.
—  Tu as traité ma femme de menteuse ? demanda-
t‑il.
Maggie se figea et se retourna. Il régnait un tel
silence dans la pièce qu’on aurait pu entendre les
souris détaler dans les coins.
—  Nae… répondit Douglas d’une voix étranglée.
La tête inclinée sur le côté, Colin le dévisagea un
long moment avant d’ajouter :
— Je peux me porter garant de ce qu’elle t’a
raconté, parce que j’étais en prison avec elle. Nous
nous sommes évadés ensemble. Tu as d’autres ques-
tions ? Besoin de davantage de preuves ?
Rendu muet, Douglas détourna le regard en
secouant la tête.
Colin fit volte-face et gagna l’escalier sans attendre
Maggie. Il avait le visage impassible, le regard déter-
miné et, en dépit de tout l’alcool qu’il avait bu, le
pas assuré.
—  On se retrouve demain ! lui lança Sutherland.
Maggie suivit Colin dans l’escalier, étonné qu’il
puisse le gravir avec une telle assurance sans prendre
appui sur la rambarde. Elle-même avait la tête qui
tournait, et si elle dut une ou deux fois s’appuyer
au mur pour ne pas tomber, qui aurait pu le lui
reprocher ?
Ils pénétrèrent dans leur chambre, où le feu brû-
lait encore et où le lit semblait n’attendre qu’eux.
Dès qu’elle eut refermé la porte derrière elle, Colin
lui fit face.
279
— Que diable faisais-tu en bas ? lança-t‑il d’un
ton accusateur.
—  La même chose que toi.
Du regard, il désigna la porte et bégaya :
—  Tu… Ce n’était… Il ne faut…
Colin avait beau marcher droit, son esprit refusait
de suivre la même ligne. Maggie se retint à grand-
peine d’éclater de rire.
—  C’était… complètement inacceptable, parvint-il
enfin à conclure.
—  De boire en compagnie de ces hommes ?
—  Aye.
Il croisa les bras et hocha la tête, comme s’il n’y
avait rien d’autre à dire sur le sujet.
Maggie laissa libre cours à sa colère.
—  N’est-ce pas ce que tu étais toi-même en train
de faire ?
—  Je suis un homme !
—  Et moi, je suis une femme.
—  Les femmes ne boivent pas.
Cette fois, elle ne put s’empêcher de rire.
—  Ma femme ne boit pas comme un homme avec
les hommes ! s’emporta-t‑il, les narines frémissantes.
Tu m’as fait passer pour un imbécile aux yeux de
tous.
Maggie cessa de rire. Il n’avait pas tort. À aucun
moment elle n’avait envisagé quelles répercussions
ses actes pourraient avoir. Elle s’était simplement
laissé dominer par la colère en constatant qu’il était
prêt à se soûler en compagnie de Sutherland au lieu
de passer avec elle la quatrième nuit de leur mariage.
— Je m’excuse d’avoir été pour toi source d’em-
barras.
—  Tu n’as pas été « source d’embarras » pour moi.
Maggie leva les yeux au plafond.
280
—  Je ne te comprends plus. Soit je t’ai fait passer
pour un imbécile, soit ce n’est pas le cas. Ce que tu
oublies de dire, c’est que tu m’as abandonnée pour
aller te soûler – tu m’as abandonnée, Colin !
Elle détestait la note de tristesse qu’elle avait lais-
sée transparaître dans ce constat. Elle dut s’éclaircir
la voix pour ajouter :
—  Et donc, je me suis moi aussi trouvé quelques
amis pour aller boire et discuter.
Colin chancela sur ses jambes et la dévisagea, un
œil mi-clos. Elle aussi commençait à se sentir prise
de vertiges. L’alcool qu’elle avait absorbé faisait son
œuvre.
—  Je t’ai manqué ? demanda-t‑il, surpris.
—  Je n’ai pas dit ça.
Il eut un petit sourire satisfait et insista :
—  Je t’ai manqué.
—  Nae !
Il tenta de la foudroyer du regard, mais vu l’état
dans lequel il se trouvait, le résultat n’était pas
impressionnant.
— À l’avenir, reprit-il en pointant sur elle un
index vengeur, tu t’abstiendras d’aller boire avec
les autres. Les femmes ne font pas ça ! C’est une
affaire d’hommes.
Les mains sur les hanches, en dardant elle aussi
sur lui un œil noir, elle rétorqua :
— Au cas où tu ne t’en serais pas aperçu, je me
fiche de ce qui est une affaire d’hommes ou pas.
Colin laissa retomber sa main et secoua la tête
d’un air découragé.
—  Bon sang, Maggie ! Je ne sais vraiment pas quoi
faire avec toi.
Soudain, il paraissait perdu, presque effrayé. Il le
fut davantage encore en concluant :
—  Il n’y a pas de place dans ma vie pour une femme.
281
Maggie eut l’impression qu’on lui arrachait le
cœur. Elle avait su, bien sûr, que ce mariage ne l’en-
chantait guère, mais l’entendre déclarer une chose
pareille était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
— Dans ce cas, pourquoi m’avoir épousée ?
s’enquit-elle d’une voix étonnamment assurée.
Colin pinça l’arête de son nez entre le pouce et
l’index et ferma les yeux.
— Ce n’est pas le meilleur moment pour avoir
une telle discussion, dit-il. Nous sommes tous les
deux soûls.
—  Pourquoi l’avoir fait ? insista-t‑elle.
— Parce que je n’avais pas le choix. Parce que
j’avais ruiné ta réputation et mis ton frère dans
l’embarras. Parce que je ne voulais pas que Fraser
fasse main basse sur toi. C’est un infâme salaud, qui
ne te mérite pas.
—  Mais tu ne voulais pas vraiment de moi.
Le regard provocant qu’il lui lança ne devait rien
à l’alcool. Maggie sentit son cœur s’affoler.
—  Oh, que si ! répondit-il. Tout comme je conti-
nue à avoir envie de toi.
—  Mais pas en tant qu’épouse.
Il n’hésita qu’un court instant avant de recon-
naître :
—  Nae.
Maggie laissa brièvement son regard dériver
jusqu’au lit. Quand elle fixa de nouveau son atten-
tion sur Colin, il fit un pas vers elle :
—  Bon sang, Maggie ! Je…
Elle dressa une main devant elle pour l’inter-
rompre.
—  Nae. Je préfère connaître la vérité plutôt que
vivre sur un mensonge.
— Je…
282
—  Inutile, le coupa-t‑elle de plus belle. Je vais me
coucher.
Maggie alla se réfugier derrière le paravent et
enfila une chemise trop grande ayant appartenu à
son frère. Elle luttait contre les larmes qui mena-
çaient. Elle n’avait aucun intérêt à pleurer à cause
de Colin MacLean – elle ne le voulait même pas, ni
maintenant, ni jamais. Quoi qu’il en soit, ils étaient
mariés et leurs vies étaient indissolublement liées.
Après avoir pris une ample respiration, elle quitta
l’abri relatif du paravent. Colin lui aussi se désha-
billait. Il marqua une pause pour la regarder, mais
elle se refusa à faire de même, préférant aller se
glisser entre les draps. Après s’être tournée sur le
côté, elle rabattit la couverture sur ses épaules et
ferma les yeux.
L’oreille aux aguets malgré elle, Maggie écouta
Colin déambuler à travers la pièce, souffler les chan-
delles, tisonner le feu et s’assurer que la porte était
fermée. Un instant plus tard, elle sentit à côté d’elle
le matelas s’enfoncer sous son poids. Elle demeura
parfaitement immobile. Le silence retomba comme
une chape de plomb. Elle pouvait l’entendre respirer,
et elle était certaine que lui-même l’écoutait respirer.
Au bout d’un moment, elle sentit qu’il mêlait ses
doigts aux siens.
— Ah… Maggie, lass… murmura-t‑il. Je ne suis
pas un mari très doué. Tu as raison. Je n’aurais pas
dû te laisser seule ce soir, surtout dans cet endroit
où tu ne connais personne.
Maggie sentit des larmes inopportunes s’amas-
ser sous ses paupières. Pourquoi fallait-il, juste au
moment où elle était fâchée contre lui, qu’il fasse
une telle déclaration ?
Sans lâcher sa main, elle se retourna pour lui faire
face.
283
— Je ne suis moi-même pas très douée en tant
qu’épouse, reconnut-elle. Je savais que ce n’était pas
une bonne idée de descendre, mais parfois… je ne
peux m’empêcher d’agir impulsivement. La plupart
du temps, ça ne me vaut que des ennuis.
Colin eut un petit rire.
—  Toi, agir de manière impulsive ?
—  J’ai dit « parfois » !
—  Comme quand tu as foncé à Culloden ?
—  Och, aye !
Maggie marqua une pause et précisa :
—  Mais je ne peux pas dire que je regrette cet acte
impulsif, puisqu’il nous a permis de nous rencontrer.
Colin soupira longuement.
—  On peut dire que nous faisons la paire, pas vrai ?
—  C’est déjà ça. Peut-être pouvons-nous apprendre
l’un et l’autre ce que c’est qu’être marié.
—  Est-ce qu’il t’arrive…
Il parut renoncer à conclure. Maggie serra ses
doigts entre les siens.
—  Qu’allais-tu dire ?
— Rien.
Il faisait si noir dans la pièce qu’il lui était impos-
sible de le distinguer, mais elle sentait son grand
corps chaud contre le sien. Cette intimité conférait
une certaine sincérité à leur conversation. Elle se
sentait autorisée à tout dire et à tout entendre sans
que cela prête à conséquence.
—  Dis-moi, insista-t‑elle.
—  Est-ce qu’il t’arrive d’oublier… que nous sommes
mariés ?
—  Comment le pourrais-je ? Tu ne cesses de me
le rappeler.
— Parfois je l’oublie, confia Colin. Et quand je
suis rattrapé par cette évidence… je me sens rattrapé
par la crainte de ne pas pourvoir à tes besoins.
284
Le cœur de Maggie s’emballa de plus belle. Les
larmes se pressèrent de nouveau à ses yeux.
—  Je ne considère pas que nous ayons conclu un
mariage conventionnel, dit-elle en pressant le front
contre son épaule. Je ne suis moi-même pas une
femme très conventionnelle, et il n’entre pas dans mes
intentions de devenir une épouse conventionnelle.
Colin se tenait parfaitement immobile. Elle aurait
juré qu’il retenait son souffle et l’écoutait attentive-
ment. Elle comprit alors que ce qu’elle allait dire
ne serait pas sans influencer fortement le reste de
leur existence. Pourtant elle n’avait pas peur, car ce
qu’elle avait à déclarer venait du cœur.
— Tu n’as pas à endosser toutes les responsabi-
lités, Colin. Je peux subvenir à mes besoins, et si
nécessaire, je peux même subvenir aux tiens.
Elle s’était attendue à ce que cette déclaration le
fasse réagir, mais ce ne fut pas le cas.
— J’aimerais pouvoir t’offrir plus que ce que je
possède, dit-il simplement.
— Je n’ai pas besoin de plus. Je suis satisfaite
avec ce que j’ai.
À son tour il se tourna sur le flanc, et bien qu’il
fît parfaitement noir et qu’il ne pût la voir, Maggie
eut l’impression de sentir son regard sur elle.
— Et s’il nous arrivait de concevoir un enfant ?
demanda-t‑il. Comment pourrions-nous l’élever ?
—  De la même façon que tout le monde élève un
enfant, j’imagine.
Dans le noir, Maggie tendit la main pour cares-
ser sa joue et sentit sous ses doigts son chaume de
barbe.
—  Inutile de se mettre martel en tête, reprit-elle.
Ce qui doit arriver arrivera.
L’idée de tomber enceinte ne l’avait jusqu’alors
même pas effleurée. Elle avait bien quelque chose
285
d’effrayant, mais s’obnubiler sur des hypothèses ne
servait à rien.
Consciente de l’importance de ses paroles, Maggie
dut ignorer son appréhension pour déclarer :
—  La dernière chose que je voudrais, c’est devenir
une charge pour toi. Ce que je voudrais par-dessus
tout, c’est devenir une bonne épouse pour toi. Mais
tu dois savoir qu’il m’arrivera sans doute de faillir,
parfois…
—  Parce que tu es impulsive ?
— Par exemple. Et aussi parce que j’ignore tout
de ce que je dois faire.
Il se mit à rire de bon cœur, ce qui la fit sourire.
Elle se sentait détendue, heureuse, et avait complè-
tement oublié à quel point elle avait été en colère
contre lui.
—  Il y a quelque chose que tu dois savoir à mon
sujet, avoua-t‑il. Quelque chose que j’aurais dû te
dire depuis longtemps.
— Il y a quatre jours de cela, ou quand nous
étions ensemble en prison ?
—  Il y a quatre jours.
—  C’est grave à ce point ?
—  Ça pourrait l’être.
— Eh bien… je t’écoute, dit-elle, intriguée et un
peu inquiète.
— Il existe un réseau de contrebande très actif
non loin de chez moi.
—  J’ai entendu parler de ce genre de réseaux. Ils
importent illégalement dans notre pays des biens
venus de France et du Continent. En quoi est-ce si
terrible ?
—  C’est moi qui ai mis sur pied ce réseau et qui le
dirige. Du moins, c’est ce que je faisais quand j’étais
sur place. Abbott était au courant de nos activités,
mais il n’a jamais pu nous attraper la main dans
286
le sac. C’était un jeu, au début, de se montrer plus
malin que les tuniques rouges. C’était aussi une lutte
personnelle entre Abbott et moi.
—  Jusqu’à ce qu’Abbott te fasse arrêter ?
—  Plus exactement, jusqu’à ce que je permette à
Abbott de m’arrêter.
Maggie marqua une pause et demanda :
—  Est-ce en rapport avec Brice et Eleanor ?
—  Peu importe pourquoi je…
— Si, cela importe, l’interrompit-elle. Je veux
connaître toute l’histoire.
Colin poussa un long soupir. Sans doute
regrettait-il à présent d’avoir évoqué le sujet, mais
puisqu’il l’avait fait, elle était décidée à en tirer tout
le parti possible.
— J’ai détourné l’attention d’Abbott pour que
Brice et Eleanor puissent s’enfuir, expliqua-t‑il. Ce
n’était rien.
— Tu as détourné son attention en te laissant
toi-même arrêter, et ce n’est rien selon toi ? Pardon
de ne pas être d’accord : c’est beaucoup, selon moi.
Un grognement dubitatif se fit entendre. Du bout
de son pouce, Colin caressa la paume de Maggie et
ajouta :
— Je voulais te le dire pour que tu comprennes
pourquoi Abbott est une telle épine dans mon flanc.
—  Abbott n’a rien d’une épine, rectifia-t‑elle avec
fougue, le faisant glousser. C’est un abruti de pre-
mière !
—  Entièrement d’accord.
Tandis qu’il continuait de caresser doucement sa
main, faisant naître des picotements de plaisir le
long de son bras, Maggie songea à tout ce qu’il venait
de lui expliquer.
— Je suis fière de toi, dit-elle. Fière que tu aies
résisté contre les Anglais en montant ce réseau de
287
contrebande, plus fière encore que tu te sois sacrifié
au profit de tes amis, et même si cela t’a valu de
terribles souffrances. Je suis heureuse que tu aies eu
ce courage, parce que cela nous a permis de nous
rencontrer, et si cela fait de moi une femme égoïste,
tant pis !
Même s’il ne pouvait la voir, elle appuya ses propos
d’un hochement de tête pour faire bonne mesure.
Un long silence s’ensuivit, au terme duquel Colin
renchérit :
—  Je suis heureux d’avoir fait tout ça également,
et d’avoir pu te rencontrer.
Ils replongèrent l’un et l’autre dans leurs pensées,
mais Maggie avait du mal à faire abstraction du
pouce de Colin qui n’avait pas cessé de lui caresser
la main.
— Pourrions-nous nous entraîner ? demanda-t‑il
au bout d’un moment.
—  Nous entraîner à quoi ?
—  Tu as dit qu’il pourrait t’arriver de faillir… et
sans doute cela m’arrivera-t‑il aussi. Je me disais…
que peut-être en nous exerçant l’un et l’autre, cela
aiderait.
Il paraissait penaud. Dans le noir, Maggie esquissa
un sourire. Saisissant sa main, il la guida jusqu’à
son sexe dressé, autour duquel il referma ses doigts.
—  Oh ! fit-elle, le souffle court. S’entraîner…
—  Aye. Rien ne vaut l’entraînement.
— Je pense aussi que s’entraîner est une bonne
idée.
Maggie se sentait la tête légère, et l’alcool n’y était
cette fois pour rien. Entre ses jambes s’éveillait cette
lourdeur, cette impatience qu’elle commençait à
connaître.
— Je te veux désespérément, confia-t‑il dans un
souffle.
288
—  Je peux le sentir, en effet.
— Embrasse-moi.
Maggie lui obéit, parce qu’une épouse digne de ce
nom doit obéir à son mari. Mais uniquement dans
ce domaine. En ce qui concernait l’obéissance sur
d’autres sujets, elle préférait réserver son jugement.
Soudain, Colin l’empoigna et la fit passer au-
dessus de lui. Elle poussa un petit cri, parce qu’elle
ne s’y attendait pas, mais une fois qu’elle fut ins-
tallée de tout son long sur son corps, elle oublia le
reste. Il était tellement plus grand et fort qu’elle, et
tellement plus… poilu. Un duvet soyeux couvrait sa
poitrine, son ventre, son… bas-ventre, aux endroits
les plus intéressants.
—  Tu fais un matelas assez confortable, ronronna-
t‑elle.
Colin joua des hanches, jusqu’à ce que son sexe
bandé vienne se loger contre elle. Pliant les jambes,
Maggie s’installa à califourchon au-dessus de lui et
frotta son sexe contre le sien.
—  Seigneur Dieu, femme ! gémit-il. Tu me rends
fou !
Sous le coup d’une brusque inspiration, elle
demanda :
—  Pouvons-nous… le faire dans cette position ?
Elle sentit ses mains se refermer de manière pos-
sessive sur ses hanches.
—  Aye, répondit-il. Mais ce sera terminé avant
d’avoir commencé si tu continues à me torturer
ainsi.
Colin se positionna, fit jouer un peu son bassin,
puis s’introduisit en elle. Maggie cria de plaisir en
sentant son sexe étirer sa chair intime, la remplir de
toute sa longueur, palpiter en elle. Ils demeurèrent
ainsi quelques instants, le souffle court, unis l’un à
l’autre au plus intime.
289
—  Ah, Seigneur, lass… gémit-il. C’est si bon…
Maggie fit rouler son bassin et amorça un prudent
mouvement de va-et-vient.
—  Que… Que fais-tu ? lâcha-t‑il dans un souffle.
—  Je m’entraîne, répondit-elle candidement.
En l’entendant gémir, Maggie se rendit compte
qu’elle aimait cette position, autant que le pou-
voir qu’elle lui conférait. Elle s’employa donc à explo-
rer tous les avantages qu’elle pouvait en tirer. Elle
n’avait pas réalisé qu’une femme pouvait prendre à
ce point le pouvoir dans les jeux de l’amour. Sans
doute avait-elle encore beaucoup à apprendre, mais
elle était déterminée à le faire vite.
Les doigts agrippés à ses hanches, Colin s’efforçait
de contrôler les mouvements de Maggie, qui ne se
laissait guider quant à elle que par le plaisir intense
que lui procurait le glissement de son sexe en elle.
Elle arqua le dos et ferma les yeux, laissant les sen-
sations affolantes l’envahir tout entière.
Hélas, elle sentait l’orgasme arriver et elle eut beau
tenter de le retenir, son corps était d’un tout autre
avis. Sous elle, Colin poussa un feulement et donna
quelques violents coups de reins en jouissant en elle.
Ce fut ce qui précipita sa propre extase. Incapable de
se retenir, elle émit un long cri de plaisir tandis que
ses muscles internes jouaient autour de la hampe de
chair qui l’investissait totalement.
Ensuite, elle s’effondra de tout son long sur Colin,
luttant pour retrouver son souffle. Il referma les bras
autour d’elle et ils restèrent ainsi longtemps, mêlés
l’un à l’autre.
—  Comment s’est passé l’entraînement ? demanda-
t‑elle enfin d’un air mutin.
—  Pas mal, pour un premier essai.
Elle lui assena une tape sur l’épaule et roula sur
le dos à côté de lui en demandant :
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—  Tu penses qu’il faudra s’entraîner encore ?
— Oh, sans le moindre doute. Il faudra encore
des tas et des tas d’entraînements.

Le lendemain matin, Colin descendit prendre son


petit déjeuner avant Maggie, qu’il avait laissée éten-
due en travers du lit, ronflant doucement. Les confi-
dences et les étreintes de la nuit ne quittaient plus
ses pensées, lui procurant une bienfaisante eupho-
rie. Pour la première fois, il pensait que ce mariage
pouvait réellement fonctionner, et même s’il n’avait
pour l’heure aucun foyer à offrir à sa femme, il se
sentait optimiste.
Cependant, une forte migraine lui faisait payer les
excès de la veille. Il regrettait amèrement les mauvais
choix qu’il avait faits : se soûler et laisser seule son
épouse dans leur chambre. La tête entre les mains,
il contemplait la nourriture posée devant lui lorsque
celle-ci fit son entrée dans la grande salle. Elle ne
l’avait pas encore rejoint qu’un remue-ménage se fit
entendre à la porte du château.
Des bruits de pas pressés résonnèrent sur le dal-
lage de pierre, puis Campbell apparut. Cette fois,
Colin eut envie d’enfouir sa tête entre ses bras et
ne plus la redresser. Qu’est-ce que ce traître pouvait
bien faire là ?
Sutherland le suivait, le visage sombre. Son regard
croisa celui de Colin, qui sentit son estomac se ser-
rer. Il se leva tandis que les deux hommes se diri-
geaient vers lui et Maggie, venue se camper à son
côté.
Campbell le salua d’un signe de tête et lança, avec
son accent caractéristique des Lowlands :
— MacLean…
—  Campbell… marmonna Colin.
291
Le regard du nouveau venu s’attarda sur Maggie,
avant de revenir à Colin, à qui il demanda :
— Le garçon qui s’est évadé de Fort Augustus
avec vous ?
—  Ce garçon s’est avéré être Maggie Sinclair, du
clan Sinclair.
Campbell reporta son attention sur elle. Il ne
manifestait généralement pas d’émotions, aussi
Colin fut-il surpris de le découvrir amusé.
—  Margaret Sinclair… reprit-il. Un plaisir de faire
votre connaissance.
Il lui tendit la main, et Maggie jeta à Colin un
regard inquiet en lui rendant la pareille. Campbell
s’inclina et porta les doigts de Maggie à ses lèvres, sur
lesquelles s’attardait un petit sourire. Colin n’avait
jamais vu cet homme sourire ainsi. Il dut réprimer
un grognement de mécontentement. Il n’aimait pas
Campbell, et il n’aimait pas davantage qu’il embrasse
la main de sa femme ! Rougissante, Maggie récupéra
ses doigts et recula d’un pas.
—  Elle s’appelle désormais Margaret MacLean…
précisa Colin.
Un sourcil arqué, Campbell s’étonna :
—  Vraiment ?
—  Campbell nous apporte des nouvelles, intervint
Sutherland.
D’un geste, il invita le nouveau venu à s’asseoir.
À la grande surprise de Colin, Maggie prit place à
table avec eux. Il aurait voulu lui dire que ce n’était
pas nécessaire. Les femmes n’étaient d’ordinaire pas
présentes lorsque les hommes discutaient. Maggie
n’avait cependant rien d’une femme ordinaire, et
Colin ignorait comment lui suggérer de les laisser
sans la froisser. Les deux autres hommes ne sem-
blaient pas se formaliser de sa présence, si bien que
292
lui-même, qui se sentait nerveux et rassuré de la
savoir près de lui, s’en accommoda également.
— J’ai entendu dire que vous avez dû fuir après
avoir séjourné chez Sinclair ? reprit Campbell.
Sans laisser à Colin l’occasion de répondre, Mag-
gie expliqua :
— Colin a eu une… explication avec Fraser. Ce
salaud l’a reconnu et a été chercher ces fichues
tuniques rouges pour le faire arrêter.
Campbell gardait fixé sur elle son regard dépourvu
de toute émotion. Il ne semblait pas davantage sur-
pris de l’entendre utiliser ce vocabulaire que de la
voir prendre la parole au nom de son époux. Plutôt
que de se sentir mortifié que sa femme soit inter-
venue pour le défendre, Colin réprima un sourire.
Maggie paraissait tellement indignée que c’en était
comique.
— Il pourra rester ici autant qu’il le souhaitera,
indiqua Sutherland. Il a des choix à faire.
Le regard acéré de son ami chercha celui de Colin.
Il allait en effet être placé par la force des choses
devant des choix à faire, et tous deux le savaient. Il
lui était possible d’emprunter la voie du staran, la
porte de sortie que Brice avait mise en place afin
d’exfiltrer les Écossais les plus recherchés par les
Anglais. Colin partirait pour le Canada, sans plus
jamais revoir l’Écosse, renonçant à prendre la tête
de son clan. C’était la solution la plus sûre, mais
c’était aussi celle qui l’amputerait d’une moitié de sa
vie. Pourtant, il ne pouvait faire abstraction du fait
qu’il avait désormais à assurer la sécurité de Maggie
autant que la sienne. Était-il envisageable de rester
et de se battre ?
—  Il y a autre chose à prendre en considération,
ajouta Campbell.
293
—  Que pourrait-il y avoir d’autre ? demanda Colin
d’un ton ironique.
— Les Anglais ont investi la forteresse des
MacLean.
Un coup de poing dans l’estomac ne lui aurait pas
fait plus d’effet. Son sang ne fit qu’un tour.
—  Quoi ? s’exclama-t‑il.
Campbell haussa les épaules.
— Vous m’avez parfaitement entendu. Mais il y
a pire, MacLean. C’est Abbott qui est à leur tête.
31

— Comment ça, je ne viens pas ? s’insurgea


­Maggie.
—  Sutherland te protégera.
—  Sutherland ?
Sa voix était montée d’un ton. Elle se fit plus aiguë
encore quand elle protesta :
—  Sutherland ne sera même pas là ! Il part avec
toi…
Colin reprit l’affûtage de son épée et répliqua :
—  Tu seras plus en sécurité à Castle Dornach.
—  Je veux rester près de toi !
Elle détestait avoir entendu sa voix trembler.
—  Quand la situation sera sous contrôle, je t’en-
verrai chercher.
— C’est…
—  Assez, femme ! Tu as passé l’intégralité de notre
mariage à n’en faire qu’à ta tête. Pour une fois, tu
feras ce que je te demande.
— L’intégralité ? répéta-t‑elle. Tu veux dire les
cinq jours que j’ai passés à fuir les Anglais qui te
cherchaient ?
Elle avait marqué un point. Elle le comprit en
voyant un muscle se contracter sur sa mâchoire. Elle
s’attendit à ce qu’il lui annonce qu’il avait changé
d’avis, qu’il ne voulait personne d’autre qu’elle pour
295
surveiller ses arrières, mais Colin poursuivit sa tâche
sans un mot.
En désespoir de cause, Maggie tourna les talons
et sortit, plus blessée qu’en colère. Après qu’il eut
appris que les Anglais avaient investi la forteresse
de ses ancêtres, elle s’était attendue à ce que son
mari soit fou de rage, qu’il tourne comme un fauve
en cage, mais Colin n’avait rien dit. Il ne pouvait
néanmoins qu’être en colère, mais il ne le mani-
festait nullement et se contentait de préparer son
départ. Pour faire quoi ? Se jeter dans la gueule du
loup ? Tambouriner contre la porte de la forteresse
en exigeant que les envahisseurs s’en aillent ? Elle
n’en savait rien, et elle redoutait que dans un accès
de rage froide il ne prenne les mauvaises décisions.
Le fait qu’il ne veuille pas d’elle lors de cette expé-
dition lui faisait plus de peine qu’elle n’était prête
à l’admettre. Rester en arrière comme une fragile
petite épouse, à se morfondre et à se tordre les
mains sous l’effet de la frustration en attendant le
retour du héros victorieux ? Très peu pour elle ! S’il
s’imaginait qu’elle allait se contenter de ce rôle, il
la connaissait mal.
En débouchant à l’extérieur du château, Maggie
tomba nez à nez avec Eleanor et dut réprimer un
gémissement de consternation. Ce n’était pas qu’elle
n’aimait pas la femme de Sutherland, mais elle
n’avait envie de parler à personne pour le moment,
alors qu’il lui fallait trouver un moyen de convaincre
son mari de l’emmener avec lui.
Comme si elle avait deviné ses tourments, Eleanor
lui emboîta le pas et dit :
—  Je trouve que le jardin est l’endroit le plus pro-
pice quand on a besoin de réfléchir.
—  Je ne veux pas réfléchir, maugréa Maggie. Je veux
avoir le droit de me battre aux côtés de mon mari.
296
Mais, en dépit de ses réticences, ce fut bien vers
le jardin qu’elle se laissa guider. Elle dut reconnaître
que celui-ci n’avait rien à voir avec ce à quoi elle
s’était attendue. Cela faisait un moment déjà que cer-
tains lairds écossais réaménageaient leurs forteresses
afin de les faire ressembler à des manoirs anglais.
Si Sutherland avait tenu à ce que la sienne conserve
un aspect défensif et militaire, le jardin était devenu
le domaine privilégié de la dame du château.
L’ensemble était encore en chantier, mais les allées
de gravier étaient déjà tracées dans le plus pur style
anglais, une fontaine avait été installée et des par-
terres de fleurs prospéraient déjà. En dépit de sa
mauvaise humeur, Maggie devait reconnaître que
le résultat était plaisant.
—  Il veut que je reste ici pendant qu’il ira recon-
quérir la forteresse de son clan, expliqua-t‑elle.
— Vous êtes la bienvenue aussi longtemps que
vous voudrez rester, assura Eleanor. Il est agréable
d’avoir une amie à qui parler.
—  Sans vous faire offense, milady…
—  Appelez-moi Eleanor.
—  … Eleanor, je veux me battre près de mon mari
pour la reconquête de ce qui doit devenir notre foyer.
—  Le lui avez-vous expliqué en ces termes ?
—  Il refuse de m’écouter.
—  Lui avez-vous dit exactement ce que vous venez
de me dire ? insista Eleanor.
—  Aye. Nae !
Maggie poussa un grognement de rage sous l’effet
de la frustration et conclut :
—  Je ne me souviens plus de ce que je lui ai dit.
Quelle importance, puisqu’il ne veut pas m’écouter ?
Eleanor s’arrêta au milieu du chemin, forçant
Maggie à faire de même.
297
— C’est bien pourquoi il vous faut lui expliquer
les  choses tel que vous venez de le faire. Voyez-
vous,  les hommes sont des créatures inconstantes,
Maggie. Il suffit parfois de formuler ce que vous
avez à leur dire de manière adéquate pour qu’ils
vous écoutent.
Maggie laissa fuser un soupir exaspéré.
— Tout ceci est tellement confus, reconnut-elle.
J’ignore totalement comment être une bonne épouse.
Je ne veux pas être une bonne épouse et…
Maggie plaqua une main sur sa bouche, horrifiée
par ce qu’elle venait de dire.
—  Ce n’est pas exactement cela, rectifia-t‑elle aus-
sitôt. Je veux dire… Il est vrai que je ne le voulais pas
quand nous nous sommes mariés, mais je découvre
que ce n’est pas ce que je croyais…
— Parfois, nous sommes obligées de composer
avec des situations qui ne sont pas comme nous
les aurions souhaitées. Mais cela ne veut pas dire
qu’elles doivent rester telles quelles.
Maggie trempa sa main dans la fontaine et regarda
l’eau ruisseler de ses doigts.
— Colin ne voulait pas m’épouser non plus,
confia-t‑elle. C’est mon frère qui nous y a forcés. Il
disait que Colin avait compromis ma réputation et
découragé le seul homme qui voulait bien de moi.
Mais Hugh Fraser n’était qu’un salaud qui…
Maggie adressa à Eleanor un sourire embarrassé.
—  Je vous prie de m’excuser, milady…
L’intéressée se contenta de rire et balaya ses
excuses d’un revers de main.
— Inutile de surveiller votre langage avec moi,
dit-elle. Et c’est Eleanor, pas « milady ». Merci de
ne pas l’oublier. Sommes-nous amies, oui ou non ?
Maggie hocha la tête sans conviction. À part Innis
pour une courte période, elle n’avait jamais eu d’amie.
298
Eleanor lui prit le bras et la fit s’asseoir avec elle
sur le banc situé face à la fontaine avant de résumer :
— Donc, vous et Colin avez été forcés de vous
marier.
—  Aye.
—  Et Colin ne le souhaitait pas plus que vous.
—  Aye. Au début, du moins. Mais je l’aimais bien
quand même.
Maggie marqua une pause pour réfléchir et ajouta :
—  C’est toujours le cas, d’ailleurs. Mais au point
de l’épouser ? Non. Je ne voulais épouser personne !
—  Il existait des sentiments entre vous, avant ce
mariage ?
—  Non. Enfin… peut-être. J’aimais beaucoup qu’il
m’embrasse.
Dans l’espoir de cacher ses joues en feu, Maggie
baissa la tête.
—  Les baisers sont appréciables, n’est-ce pas ?
Quelle drôle de conversation elles avaient là…
Jamais Maggie n’avait parlé à qui que ce soit de
ces choses.
—  J’ai été mariée à un soldat anglais avant d’épou-
ser Brice, révéla Eleanor.
Maggie la dévisagea sans chercher à masquer sa
surprise. Elle ne parvenait pas à imaginer la femme
de Sutherland, si écossaise dans l’âme, mariée à une
damnée tunique rouge.
—  Selon mon père, c’était un parfait gentleman,
poursuivit-elle. Choisi tout exprès pour moi. Mais il
n’y avait pas… d’étincelle entre nous. Il était gentil
et poli avec moi, il me traitait bien et nous nous
entendions…
—  Mais vous ne l’aimiez pas ?
— Pas au début. Parce que je ne le connaissais
pas. Mais avec le temps j’ai appris à l’apprécier et,
finalement, une sorte d’amour est né entre nous.
299
Eleanor se tourna vers Maggie pour conclure :
—  Vous et Colin avez eu de meilleurs débuts que
Charles et moi. Certes, on vous a forcés au mariage,
mais il me semble qu’il existait des sentiments entre
vous. De votre côté en tout cas, et probablement de
celui de Colin. J’ai bien vu de quelle façon il vous
regarde.
Maggie prit le temps d’y réfléchir, puis demanda :
—  Et de quelle façon me regarde-t‑il ?
—  Avec… du désir. Mais il y a encore beaucoup de
confusion en lui. Une fois qu’il aura fait le tri de ce
qui lui encombre l’esprit, je suis sûre qu’il réalisera
que vous êtes faits pour vivre ensemble.
—  Tout cela est très bien, mais il ne veut pas que
je l’accompagne dans cette expédition.
Eleanor lui tapota gentiment le genou.
—  Je dois reconnaître que sur ce point, je ne lui
donne pas tort.
Voyant que Maggie s’apprêtait à protester, elle
s’empressa d’ajouter :
— Quoi qu’il en soit, je comprends pour quelle
raison vous tenez à le suivre, et je comprends que
c’est une question de fierté, de votre part comme
de la sienne.
Eleanor eut un sourire malicieux avant de conclure :
—  J’aimerais être une petite souris dans la pièce où
vous finirez tous deux par vous expliquer à ce sujet…

Plus tard cet après-midi-là, Maggie avait toujours


les paroles d’Eleanor en tête lorsqu’elle rejoignit
Colin, Sutherland et Campbell dans la grande salle.
Son instinct lui dictait d’engager sans attendre
cette explication dont avait parlé Eleanor, afin de
profiter de l’effet de surprise, mais elle y renonça
en se disant que ce n’était peut-être pas l’approche
300
la plus efficace. Et que Maggie Sinclair –  ou plus
exactement Maggie MacLean  – puisse estimer que
la dispute n’était peut-être pas un moyen adéquat
était en soi une petite révolution.
Elle avait également beaucoup réfléchi à la dis-
cussion qu’elle avait eue avec Colin à propos de son
réseau de contrebande. Il avait redouté qu’elle n’en
soit scandalisée, voire même qu’elle ne se détourne
de lui. Peut-être d’autres femmes auraient-elles réagi
ainsi, mais ce n’était pas son cas. Au contraire, elle
ne l’en respectait que davantage. Colin faisait ce qu’il
avait à faire, et si elle l’avait pu, si Evan l’avait laissée
faire, elle se serait elle-même volontiers impliquée
dans une telle action.
À son arrivée, elle trouva les hommes penchés sur
un schéma grossier de la forteresse des MacLean,
les poings plantés sur la table.
—  Vous lancer dans une attaque directe ne servira
à rien, estima Campbell. Il faut opter pour la ruse.
Étant donné qu’aucun d’eux ne faisait attention à
elle, Maggie eut tout le temps nécessaire pour étu-
dier Campbell, qui demeurait un mystère vivant à ses
yeux. Colin était convaincu que cet homme était un
traître. Sutherland n’en était pas si sûr, et elle était
plutôt de cet avis. N’était-ce pas Campbell qui leur
avait permis de s’évader ? Il était également venu
les prévenir de l’invasion de la forteresse MacLean
par les Anglais. Elle avait aussi entendu dire qu’il
avait aidé Eleanor à combattre son persécuteur
et avait  joué un rôle clé dans son arrestation. Ce
n’étaient pas là les actions d’un traître.
— Il y a un passage secret ici, indiqua Colin, le
doigt pointé au nord-ouest de la forteresse. Et un
autre ici. Nous pouvons entrer par l’un ou l’autre.
—  Si les Anglais n’ont pas découvert ces passages
secrets, fit remarquer Sutherland.
301
Maggie remarqua que Campbell parlait très peu.
Il était davantage porté à observer et à écouter, mais
quand il s’exprimait, même Colin l’écoutait.
—  Par bateau ? proposa Sutherland.
— Les vagues feraient s’écraser n’importe quelle
embarcation contre les rochers et tueraient ceux qui
s’y risqueraient, expliqua Colin. C’est pour cette rai-
son que le château a été bâti à cet endroit.
Le silence retomba dans la salle. Chacun des
hommes s’abîma dans ses pensées.
—  Passez par l’entrée principale, conseilla Maggie.
Trois regards incrédules se focalisèrent sur elle.
—  L’entrée principale ? répéta Colin. Pour tomber
sous le feu de l’ennemi ?
—  On peut éviter ça si on s’y prend correctement.
Campbell la dévisagea un instant et demanda :
—  À quoi pensez-vous, au juste ?
— À passer au nez et à la barbe de ces salauds.
Ça leur donnera une bonne leçon.
— Comment t’y prendrais-tu pour faire cela ?
questionna Colin.
Maggie haussa les épaules.
—  Tu m’as bien dit être un contrebandier, non ?
En voyant qu’il paraissait mal à l’aise, elle réalisa
l’erreur qu’elle avait commise.
Campbell balaya le malaise d’un revers de main.
— Je suis au courant, dit-il. Je vous en prie,
­continuez.
Maggie jeta un coup d’œil à Colin, qui lui donna
son autorisation d’un hochement de tête.
—  Je présume que ton réseau est toujours en acti-
vité ? demanda-t‑elle.
—  Je suis à peu près sûr que Duff, mon homme
de confiance, a continué à le faire tourner en mon
absence.
Maggie réfléchit un instant.
302
— Auriez-vous par hasard quelques stocks en
réserve, pour faire face aux mauvais jours ?
—  Aye.
—  Du vin français ?
—  Aye.
—  Du bon vin français ?
Colin parut offensé qu’elle puisse poser la ­question.
— Je ne fais passer en contrebande que du très
bon vin français !
Maggie eut un sourire amusé. S’adressant à Camp-
bell, elle demanda :
—  Accepteriez-vous d’entrer dans la forteresse des
MacLean en ami des Anglais ?
Manifestement surpris, Campbell arqua un s­ ourcil.
Colin se récria aussitôt :
— Tu veux utiliser un sympathisant de l’ennemi
pour entrer dans mon château et faire ami-ami avec
ces foutus soldats anglais qui dorment dans mes lits
et mangent ma nourriture ?
— Oh, par pitié… protesta Maggie. Si tu le pre-
nais vraiment pour un sympathisant de l’ennemi, tu
n’aurais pas permis qu’il reste ici à écouter vos plans.
—  Il a raison, intervint l’intéressé. Vous ne devriez
pas me faire confiance.
—  Foutaises ! s’exclama Sutherland.
—  Pas du tout, insista Campbell. Vous avez tous
entendu les rumeurs qui courent à mon sujet. Elles
ne sont pas complètement fausses.
—  Vous avez aidé mon Eleanor ! protesta Suther-
land.
—  Elle était injustement emprisonnée. Je trouvais
cela scandaleux et insupportable. De toute façon,
nous avons conclu un marché, dont vous m’êtes
toujours redevable.
— Vous nous avez aidés à nous évader, Maggie
et moi, souligna Colin.
303
—  Je l’ai fait par faveur pour Sutherland.
Tout se passait comme s’ils essayaient de se
convaincre que Campbell était de leur côté, et que
lui-même s’efforçait de leur prouver le contraire.
— Si vous êtes un ennemi des MacLean et des
Sutherland, fit remarquer Maggie d’une voix égale,
alors vous feriez mieux de partir tout de suite.
—  Maggie… prévint Colin.
— Elle a raison, estima Campbell. Je vais m’en
aller.
Sans rien ajouter, il tourna les talons et gagna
l’entrée d’un pas sonore avant de disparaître par la
porte principale. La scène était si frappante que les
domestiques s’arrêtèrent dans leurs activités pour
la regarder.
—  Eh bien… fit Sutherland dans le silence revenu.
— Je savais qu’on ne pouvait pas lui faire
confiance ! s’emporta Colin. Bon sang ! Il sait à pré-
sent quels sont nos plans.
Sans quitter des yeux la porte par laquelle Camp-
bell venait de disparaître, Maggie répondit :
—  Je ne pense pas que cela ait grande importance.
Iain Campbell jouait un rôle trouble qu’il n’était
pas facile d’interpréter et dans lequel elle préférait
n’avoir aucune part. Elle avait l’intuition qu’il était
parti non seulement pour les protéger, mais aussi
pour se protéger lui-même. Était-ce parce qu’il ne
voulait pas révéler aux Anglais quels étaient les plans
de Sutherland et MacLean ?
En se tournant vers ceux-ci, qui paraissaient son-
nés, elle déclara d’un ton assuré :
—  Nous pouvons toujours le faire. Nous pouvons
récupérer la forteresse et les terres des MacLean sans
l’aide de Campbell.
—  Et comment ! approuva Colin.
304
Le plan de Maggie était simple : offrir aux intrus
le vin de contrebande préalablement drogué.
—  Une fois qu’ils auront leur compte, conclut-elle,
nous pourrons entrer par les passages secrets –  et
même par l’entrée principale si nous le voulons !
—  Nous ? souligna Colin en fronçant les sourcils.
Maggie soutint son regard sans ciller et s’en tint à
sa résolution de ne pas porter le fer tout de suite. Le
temps viendrait ultérieurement de passer à l’attaque.
—  Et comment te proposes-tu de leur offrir mon
bon vin français ? demanda Colin.
Lui aussi préférait visiblement remettre les hos-
tilités à plus tard.
—  Je n’ai pas encore trouvé, avoua-t‑elle. J’espé-
rais que Campbell voudrait bien s’en charger pour
nous. Ce serait facile pour lui d’entrer dans la for-
teresse.
Elle avait le sentiment que Campbell avait deviné
son idée, et que c’était l’une des raisons pour les-
quelles il était parti. C’était une chose de les aider à
dresser leurs plans, c’en était une autre d’y prendre
part. Elle était convaincue que Campbell jouait son
propre jeu et préférait ne pas les y mêler.
32

Debout au milieu de la chambre, Colin observait


d’un air pensif les braises rougeoyantes dans l’âtre.
Les voix de ses frères morts et de ses parents réson-
naient sous son crâne, lui serinant encore et toujours
ce qu’ils n’avaient cessé de lui répéter tout au long
de leur vie.
Il avait perdu le foyer de ses ancêtres. Son châ-
teau, les membres de son clan, leur style de vie  :
tout était à présent sous la coupe des Anglais. Mais
ce n’était pas tout. Pour retourner le couteau dans
la plaie, c’était Abbott, son ennemi intime depuis
des années, qui occupait la place qui aurait dû lui
revenir. Son poing se serra contre sa cuisse. Seigneur
Dieu ! Abbott se pavanait chez lui. Sa famille, ses
amis : il les avait tous abandonnés.
La porte s’entrouvrit, le tirant de ses pensées. Mag-
gie fit son entrée dans la pièce.
—  Va-t’en ! lança-t‑il sans aménité.
Il ne voulait pas la voir pour le moment. Il n’avait
aucune envie de se disputer avec elle parce qu’elle
voulait l’accompagner, et encore moins qu’elle le voie
dans l’état qui était le sien. Colin avait les nerfs à
vif et n’avait pas l’énergie nécessaire pour dissimuler
ses émotions.
Au seuil de la pièce, elle lança d’une voix hésitante :
306
— Colin…
—  Va-t’en, Maggie… Je ne peux pas te parler pour
l’instant.
—  Je ne m’en irai pas, décréta-t‑elle calmement.
—  T’arrive-t‑il de faire ce qu’on te dit ?
— Rarement.
Colin ferma les yeux. Les flammes du feu dan-
saient sur l’écran de ses paupières closes.
—  Nous trouverons un moyen, assura-t‑elle d’une
voix douce.
Colin laissa fuser ce qui aurait pu être un rire
s’il avait encore eu le courage de rire ou de faire
semblant. Il avait tenu durant si longtemps le rôle
du frère qui ne prend jamais rien au sérieux, qui
parvient à plaisanter même dans les situations les
plus critiques… Cela lui était devenu impossible.
—  Nous ? répéta-t‑il.
—  Je sais que tu ne veux pas de mon aide.
Elle se rapprocha d’un pas, et il fut surpris de
constater qu’elle aussi s’était séparée de ses masques.
Son expression ne trahissait rien de la jeune femme
bravache qui argumentait à tout propos et qui trouvait
à tout une solution. Au fond de ses yeux, il décou-
vrait une certaine souffrance, ainsi qu’un fond de pitié.
— C’est aussi mon foyer, fit-elle valoir. Et ma
famille, mes amis. Je veux les arracher aux Anglais,
à Abbott. T’aider à reprendre tout ça à ce salaud.
—  Et s’il n’y a plus rien à reprendre ?
—  Dans ce cas, nous reconstruirons.
Cette fois, il se mit à rire franchement.
— Tu n’as aucune idée de ce qui nous attend,
Maggie. J’ignore même s’il y a encore qui que ce soit
pour nous aider à reprendre ce château. Et quand
bien même nous y arriverions ? Abbott ne disparaîtra
pas par enchantement. Il me fera arrêter.
Maggie ne se laissa pas impressionner.
307
— Le clan MacLean t’aidera, assura-t‑elle avec
une confiance qu’il aurait aimé pouvoir partager.
—  Tu ne comprends donc pas ? demanda-t‑il. Tu
ne vois donc pas ce qui se passe ? Je les ai abandon-
nés à leur sort. Je les ai laissés sans défense contre
mon ennemi, et mon ennemi est venu et a tout pris.
Bon sang ! Je n’arrive même pas à être en colère
contre lui. À sa place, j’aurais fait la même chose.
Retournant à sa contemplation du feu, Colin
conclut d’un air morose :
—  Tu devrais retourner chez ton frère.
—  Nae. Ma famille, c’est toi, maintenant.
—  Ach, lass… Tu n’as pas gagné au change, je
le crains.
—  Je ne suis pas de cet avis.
—  Je les ai trahis. J’ai trahi leur confiance.
— Peut-être.
Maggie alla le rejoindre devant l’âtre et ajouta :
— Mais je suis décidée à rester à tes côtés pour
tirer le meilleur parti de tout ça.
Un petit sourire effleura les lèvres de sa femme,
qui donna aussitôt envie à Colin de l’embrasser.
Elle qui tenait tant à s’habiller et à agir comme un
homme n’était que féminité dans son sourire et dans
ses yeux.
Passant derrière lui, elle glissa ses bras minces
autour de sa taille et posa la joue contre son dos.
Colin recouvrit ses mains avec les siennes et res-
pira profondément, fermant les yeux afin de mieux
savourer la sensation de plénitude qui l’envahissait
à son contact.
—  Je n’ai rien à t’offrir, protesta-t‑il.
—  Je n’ai pas besoin de beaucoup, murmura-t‑elle.
—  Pourquoi ?
Pourquoi ne parvenait-il pas à accepter qu’elle
pouvait tout simplement l’aimer ? Lui qui n’avait
308
aucun foyer à lui offrir, ni probablement aucun
clan ? Lui, le plus lamentable chef des Highlands ?
Il la sentit hausser les épaules contre son dos.
—  Je ne sais pas, admit-elle. C’est peut-être le défi
que j’aime.
Au moins, elle était honnête. Il l’admirait pour
cela.
Sans desserrer l’anneau de ses bras, elle le
contourna pour lui faire face. Ils étaient pressés
l’un contre l’autre et il n’était qu’un homme, avec
ses besoins.
Il lui donna un baiser et elle se hissa sur la pointe
des pieds pour le lui rendre.
— Je suis incapable de tendresse, murmura-t‑il.
Pas pour l’instant.
—  Ai-je dit que c’est ce que je voulais ?
Colin poussa un grognement sourd.
—  Je ne te mérite pas.
Cet aveu lui avait échappé, mais dans l’urgence
du désir qui soudain le dominait, peu lui importait.
Maggie prit son visage entre ses mains et le força
à la regarder dans les yeux.
— Ne dis plus jamais ça ! ordonna-t‑elle sèche-
ment.
— Je ne peux pas te le promettre. À ce stade, je
ne peux rien te promettre du tout.
Le regard intraitable de Maggie se fit plus doux.
—  Ah, Colin… murmura-t‑elle. Un jour, tu auras
une plus haute opinion de toi-même.
Les mains toujours sur ses joues, elle l’attira à
lui pour un baiser enflammé qui acheva de mettre
le feu à ses sens. Jamais Colin n’avait autant désiré
une femme. Avec elle, le désir qu’il ressentait était
différent, plus profond, plus puissant peut-être. Il
n’aurait su le dire précisément. Il était sous l’em-
prise de ce désir comme d’autres se retrouvent sous
309
celui de l’alcool. Elle lui était devenue presque aussi
indispensable que l’air qu’il respirait.
—  Cela risque d’être un peu brutal… prévint-il.
Seigneur Dieu ! Jamais son sexe ne l’avait à ce
point tyrannisé…
Langoureusement, Maggie frotta son corps mince
et sensuel contre le sien, ce qui lui fit perdre tout
contrôle. Dans un grondement, il la souleva dans ses
bras et alla la jeter sur le lit. Elle s’y enfonça avec un
petit cri de ravissement, une lueur d’excitation dans
les yeux. D’un geste, il lui arracha son pantalon. Des
boutons allèrent rebondir sur le sol.
Sans autre préambule, il s’allongea au-dessus
d’elle, souleva son kilt et s’introduisit en elle. Il se
reprochait de la prendre ainsi, telle une bête en rut,
mais il ne pouvait s’en empêcher. Maggie projeta
son bassin vers l’avant pour mieux l’accueillir. À sa
grande surprise, Colin s’enfonça d’une seule poussée
de ses reins, tant son sexe était lubrifié et ne lui
opposait aucune résistance.
Un cri rauque et bref lui échappa. Son corps fré-
mit, à deux doigts de connaître la jouissance. Colin
fit l’effort de se ressaisir. Il souhaitait que cette
étreinte dure aussi longtemps que possible, mais
il ne se faisait pas d’illusions sur ses capacités de
résistance. Le glissement de son membre dressé dans
l’étroit fourreau moite faisait naître en lui une vague
qui menaçait à tout instant de l’emporter.
Sous lui, Maggie, les yeux fermés, agrippée à ses
hanches, s’arc-boutait tant et si bien que seuls
ses  épaules et ses talons reposaient encore sur le
lit. Il empoigna ses fesses et s’enfouit en elle aussi
loin que possible. Tout son corps tremblait du désir
le plus intense qu’une femme lui eût jamais inspiré.
Maggie gémissait doucement, livrée aux sensa-
tions. Un pli s’était formé entre ses sourcils, comme
310
sous l’effet de la concentration. Autour de son sexe,
il sentit le sien se resserrer. Colin dut lutter pour
garder le contrôle de son érection.
— Laisse-toi aller, mo gradh, gémit-il entre ses
dents. Laisse-toi jouir pour moi…
Si elle ne trouvait pas bientôt la délivrance, il allait
être obligé de laisser exploser son plaisir avant elle,
ce qu’il ne souhaitait pas.
Maggie ouvrit les yeux, pantelante. D’un signe de
tête, il l’encouragea à basculer, incapable désormais
de prononcer la moindre parole. Incapable de se
retenir plus longtemps. Déjà, il sentait ses bourses
se contracter et bientôt, la vague libératrice déferla
en lui.
Un cri guttural monta de la gorge de Maggie.
Elle joua désespérément des hanches tandis que
ses muscles internes se contractaient autour de la
hampe fichée en elle. Ils jouirent ensemble, longue-
ment, comme s’il ne leur restait rien d’autre, comme
si leur vie même en dépendait, jusqu’à perdre la
conscience du monde, jusqu’à oublier la notion du
temps.

—  Tu n’es pas si mauvais, Colin MacLean…


Maggie se tourna sur le flanc pour lui faire face,
pressant son petit corps chaud et tendre contre le
sien. Colin passa un bras autour d’elle et l’attira à lui.
— Eh bien… merci du compliment, Maggie
MacLean. Tu n’es pas mal non plus.
Il assortit sa remarque d’une mimique grivoise.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! protesta-
t‑elle en lui assenant une tape. Je voulais dire que si
tu es convaincu de ne pas valoir grand-chose pour
ne pas avoir protégé les tiens, tu te trompes.
311
Colin sentit la culpabilité qui l’accablait revenir
d’un coup.
—  Durant toute mon enfance, on m’a assuré que
je ne ferais jamais rien de bon de mon existence,
expliqua-t‑il. À présent, cela se vérifie.
—  Je ne suis pas d’accord avec toi.
Colin posa la tête sur sa main et, de l’autre, par-
tit en exploration le long de la cuisse de Maggie. Il
refusait de laisser cette conversation les priver du
moment d’intimité parfaite qu’ils venaient de vivre.
Pourtant, il ne put s’empêcher d’ajouter :
—  J’ai été un fils horrible. Ma mère aimait raconter
que dès que j’ai été capable de marcher, j’ai passé
mon temps à m’enfuir pour lui échapper. Cela a
continué avec les nurses, puis les précepteurs. Je me
cachais, mettant tout le château en émoi. Tout le
monde devait cesser ses activités pour me chercher.
Quand j’ai grandi, je me suis contenté d’échapper à
mes responsabilités. J’avais deux frères plus âgés.
Mon père n’avait pas besoin de moi. Heureusement,
car il n’avait pas une très haute opinion de son cadet.
Je ne peux pas l’en blâmer. J’ai adopté la croyance
que je ne valais pas grand-chose, jusqu’à devenir
ce  que tout le monde s’accordait à penser que je
deviendrais. Un bon à rien. C’est comme cela que
je  me suis investi dans le réseau local de contre-
bande, jusqu’à en devenir le chef.
—  Pourquoi as-tu combattu à Culloden ?
—  Parce que je hais ces salauds d’Anglais. Parce
que je ne savais pas quoi faire, et parce que mes
frères y combattaient. J’y suis donc allé avec eux.
— Ensuite, tes frères ont trouvé la mort, faisant
de toi, contre toute attente, le nouveau chef du clan
MacLean.
Colin roula sur le dos et passa les mains sous sa
tête.
312
—  Aye, répondit-il.
—  Ce que j’espère, conclut Maggie, c’est que nos
fils n’hériteront pas des tendances à l’insubordina-
tion de leur père…
Colin ferma les yeux et gloussa.
— Seigneur Dieu ! s’exclama-t‑il. La perspective
est terrifiante…

Le lendemain matin, Maggie se retrouva dans la


cour, en compagnie de Colin, de Sutherland et d’un
contingent d’hommes de celui-ci. Tous faisaient leurs
préparatifs et leurs adieux pour aller porter assis-
tance au clan MacLean.
Eleanor était triste et ne cherchait pas à le cacher.
Maggie avait le cœur lourd de devoir laisser derrière
elle, une fois de plus, une nouvelle amie.
— Je te souhaite bonne chance, lança Eleanor,
des larmes plein les yeux.
La femme de Sutherland avait réussi à lui prouver
que tous les Anglais n’étaient pas à ranger dans le
même sac, même si Maggie avait toutes les raisons
de penser que l’immense majorité ne valait rien.
— Tu vas me manquer, avoua-t‑elle dans un
­murmure.
—  Oh ! J’ai comme l’impression que nous finirons
par nous revoir. Nos maris ne sont-ils pas les meil-
leurs amis du monde ?
— Tant mieux, parce que j’aurai besoin de
conseils sur l’art et la manière de faire tourner une
mai­sonnée…
Maggie donna une accolade maladroite à son
amie. Les hommes se mettaient en selle et elle ne
tenait pas à les retarder, de peur qu’ils ne partent
sans elle.

Licence eden-3029-7a74eb839e39b30-R932836104-619032 accordée 313


le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
Dans leur convoi, elle se positionna juste derrière
son mari. Elle le comprenait bien mieux, depuis
leurs échanges de la nuit précédente. Toute sa vie,
on lui avait répété qu’il n’était bon à rien. En quelque
sorte, il n’avait vécu que pour confirmer les attentes
de sa famille.
Elle se promettait de changer ça. Elle ignorait
encore comment, mais s’il était un ressort qui ne
lui faisait jamais défaut, c’était la détermination. Que
cela lui plaise ou non, elle amènerait Colin à croire
en lui-même.
Mais d’abord, il leur fallait arracher leur foyer des
mains cupides du terrible Abbott.
33

Plus ils approchaient des terres MacLean, plus


le visage de Colin s’assombrissait. Maggie restait
silencieuse, ne sachant que faire ni que dire pour
le réconforter. Innis aurait su consoler Evan, Eleanor
serait parvenue à redonner confiance à Brice, mais
Maggie n’était ni l’une ni l’autre et ne l’avait jamais
autant regretté.
Colin fit stopper sa monture et leva le poing, don-
nant à tous le signal de s’arrêter. Maggie entendit
le bruit produit par un grand nombre d’épées tirées
du fourreau, parmi lesquelles se trouvait la sienne.
Un impressionnant contingent de guerriers écos-
sais à cheval s’était positionné le long de la ligne de
crête et leur barrait le passage.
Colin se porta à leur rencontre. Sutherland et les
autres restèrent en arrière, prêts à faire face à toute
éventualité.
Un grand silence s’était fait. Maggie retenait son
souffle, consciente que n’importe quoi pouvait advenir :
une charge, un accueil bienveillant, une tuerie de masse.
—  Ce sont des hommes de Campbell, lui murmura
Sutherland. Qu’est-ce que ça signifie ?
La perspective que Campbell ait pu se placer du
mauvais côté était pour elle une grande déception.
Elle l’avait espéré meilleur que cela.
315
— Nous venons en paix, assura le chef de la
troupe à cheval en dressant la main devant lui. Je
m’appelle Adair Campbell, le chef militaire de Iain
Campbell. Si vous nous permettez de nous joindre
à vous, nous espérons pouvoir vous aider.
— C’est Campbell qui vous envoie ? demanda
Colin d’un air méfiant.
—  Aye.
Maggie observait son mari, jaugeant ses réactions,
mais son visage demeurait parfaitement neutre.
À  côté d’elle, Sutherland ne put réprimer un petit
rire amusé.
— Soyez les bienvenus, répondit Colin au bout
d’un long moment. Je vous remercie de votre aide.
Adair acquiesça d’un hochement de tête et fit signe
à ses hommes de se ranger sur le côté. Encadré
par eux, Colin se remit en route, bientôt suivi par
Maggie, Brice et le reste de leur troupe. Un coup
d’œil par-dessus son épaule confirma à Maggie que
les hommes d’Adair Campbell s’étaient joints à leur
convoi.
Le voyage se poursuivit dans une tout autre
ambiance. La présence des nouveaux venus se fai-
sait lourdement sentir. Était-ce un piège ? songeait
Maggie. Les hommes dépêchés par Campbell pou-
vaient fort bien avoir reçu pour consigne de saboter
leur expédition.
Elle garda ses craintes pour elle, décidant de
les tenir à l’œil. Si elle décelait le moindre signe
susceptible de les confirmer, elle en ferait part à
Colin.
Ils firent halte quand il devint impossible d’y voir à
deux pas devant soi. Maggie mit pied à terre non sans
un certain soulagement. Elle avait l’arrière-train en
compote. La tension liée à cette expédition se faisait
douloureusement sentir dans son dos et ses épaules.
316
En s’installant pour la nuit, elle s’attendit à ce que
Colin vienne la rejoindre, mais il ne le fit pas. Elle le
vit s’adosser à un arbre, un peu à l’écart des autres.
Sans doute pensait-il à la bataille qui les attendait.
Ils se mirent en route de bonne heure le lende-
main matin, avant même que le soleil ait achevé
de se lever. À l’exemple de Colin, les hommes res-
taient silencieux. Même Sutherland, habituellement
disert et rieur, se tenait coi. Adair, quant à lui, faisait
preuve d’une réserve polie mais guère amicale.
Maggie devina l’instant où ils pénétrèrent en terri-
toire MacLean. Il lui suffit pour cela d’observer son
mari. Rien n’avait changé autour d’eux, ni le paysage
ni l’ambiance qui prévalait au sein de leur groupe,
mais Colin n’était plus le même. Il émanait de lui une
vigilance, une tension qui se communiquait à elle.
Ils installèrent leur camp dans une clairière située
au sein d’une forêt dense, suffisamment loin de la
route pour ne pas être aperçus. Immédiatement,
Colin organisa un tour de garde. Il ne faisait aucun
doute dans l’esprit de Maggie – et probablement de
tous les autres – que si les Anglais les surprenaient,
c’en serait fait de leur expédition.
Quelques hommes furent choisis pour aller chas-
ser. D’autres explorèrent les alentours. Pour la pre-
mière fois, les hommes de Campbell se mêlèrent à
ceux de Sutherland et, de manière surprenante, il
n’en découla aucun incident.
—  Maintenant, reste à attendre, indiqua Colin.
—  Ah bon ?
Elle haussa les sourcils, étonnée. L’effet de sur-
prise aurait joué en leur faveur, et un tel ­contingent
de Highlanders sur le pied de guerre ne pouvait
demeurer longtemps inaperçu.
—  Pour voir s’il reste dans le secteur des membres
de mon clan, expliqua-t‑il. La nouvelle de mon arrivée
317
va se répandre, et s’ils sont toujours de mon  côté,
ils viendront.
— Combien de temps avons-nous avant que les
Anglais ne nous trouvent ?
—  Pas beaucoup, reconnut Colin.
Maggie passa un bras sous le sien et appuya la
tête contre son biceps, cherchant à le réconforter
autant qu’à lui communiquer sa confiance. Il était
manifeste qu’il croyait qu’aucun des siens ne vien-
drait le rejoindre.
Le jour fit place à la nuit. Les hommes de garde
furent remplacés. Maggie prit son tour et, aux petites
heures du matin, Colin la rejoignit après s’être
prudemment annoncé. Elle tourna la tête et le vit
approcher de l’endroit où elle était assise, l’épée à
portée de main. Elle s’était imaginé qu’il lui serait
difficile  de veiller la nuit, mais elle avait tellement
tourné et retourné d’innombrables pensées que cela
ne lui avait posé aucune difficulté.
Colin vint s’asseoir à côté d’elle.
— Je parie que tu ne t’attendais pas à ça quand
tu m’as épousé, dit-il. Devoir monter la garde la nuit
pour éviter d’être surpris par les Anglais.
Maggie haussa les épaules, gardant son attention
fixée sur la forêt autour d’eux, l’oreille aux aguets
pour détecter le moindre bruit suspect.
—  J’ai trouvé ça… intéressant, répondit-elle.
—  Voilà un mot que tu sembles apprécier.
—  En effet. La même routine, jour après jour, a
vite fait de m’ennuyer.
— Tu es sûre que tu ne veux pas rentrer  à Dor-
nach ?
—  Comme je te l’ai dit, je ne suis pas le genre de
femme qui se satisfait d’attendre à la maison que
son mari rentre en reprisant ses chaussettes.
Elle marqua une pause et ajouta :
318
—  J’espère que tu n’espères pas me faire repriser
tes chaussettes ?
Colin eut un petit rire amusé.
—  Cela ne m’a jamais effleuré l’esprit.
—  Tant mieux.
Ils laissèrent un silence bienfaisant s’installer entre
eux. Maggie était heureuse de l’opportunité qu’il lui
offrait de passer un moment en sa compagnie. Qui
savait ce que le lendemain leur réserverait ? Ils pou-
vaient être découverts par les Anglais et arrêtés.
— Et s’ils ne viennent pas ? murmura soudain
Colin.
L’espace d’un instant, Maggie se représenta le petit
garçon solitaire et un peu sauvage qu’il avait dû être.
Elle se jura que, s’il leur était donné d’avoir des enfants
un jour, jamais elle ne leur dirait qu’ils ne valaient
rien. Elle les aimerait tous, tels qu’ils seraient, avec
leurs bons et leurs mauvais côtés, parce que chaque
être humain sur cette terre avait le droit de vivre
selon sa nature, en suivant ses penchants.
—  Alors, nous trouverons une autre solution.
Elle avait déclaré cela avec une conviction qu’elle
n’était pas certaine de posséder tout à fait, mais son
mari avait besoin de soutien. Et de toute façon,
comme elle le lui avait affirmé, elle n’était pas femme
à attendre en se tordant les mains d’anxiété. Elle
préférait grandement l’action.
Ils tournèrent la tête l’un vers l’autre au même
moment. Colin fut aussi surpris qu’elle de découvrir
le bout de son nez à quelques centimètres du sien. Se
penchant doucement, il déposa un rapide baiser sur
ses lèvres. Ils ne pouvaient se permettre davantage
alors qu’ils étaient de garde, mais Maggie y puisa
un profond réconfort.
—  Je suis heureux que tu sois là, avoua-t‑il tout bas.
34

Au crépuscule du lendemain, Maggie ne tenait


plus en place. Elle n’avait pas la moindre idée de
ce qu’elle pouvait faire pour Colin, ni même s’il y
avait quoi que ce soit à faire pour lui. Plus le temps
passait, plus son expression se faisait sombre et plus
elle  sentait l’accablement le gagner. Les hommes
commençaient à chuchoter entre eux, perplexes
quant à la conduite à tenir. Pouvaient-ils se lancer
seuls à l’attaque du château ? MacLean avait-il inté-
rêt à battre en retraite ?
Colin se tint à l’écart, cette nuit-là. Maggie dormit
mal et resta sur ses gardes, s’attendant à voir surgir
les Anglais à tout instant. Mais les tuniques rouges
ne se manifestèrent pas plus que les membres du
clan MacLean.
Au matin, elle se décida à parler à Colin.
— Les hommes s’interrogent, confia-t‑elle après
s’être assurée que nul ne les entendait. Il va falloir
prendre une décision.
— C’est terminé, annonça Colin. Je vais donner
l’ordre de lever le camp. Nous rentrons chez Suther-
land, et les hommes de Campbell pourront retourner
chez eux.
—  C’est donc la fin ? Tu renonces ?
Il paraissait abattu.
320
—  Que veux-tu que je fasse d’autre ? répliqua-t‑il.
Donner l’ordre d’assaillir la forteresse, malgré la faib­
lesse de nos forces ? Nous nous ferions balayer.
— Donc, Abbott a gagné. Tu laisses les Anglais
triompher ?
—  Je ne nous conduirai pas au suicide. Je préfère
que nous restions en vie.
—  Attends encore une journée.
—  Tu disais toi-même que nous ne pouvons pas
attendre plus longtemps. Le temps est venu de tirer
les conclusions qui s’imposent et de partir.
Se mordillant la lèvre, Maggie fit les cent pas et se
plongea dans d’intenses réflexions. Il était vrai qu’ils
n’étaient pas suffisamment nombreux pour conqué-
rir par la force la forteresse des MacLean. Mais il y
avait sûrement quelque chose à faire.
Profitant de ce que Colin était en grande discus-
sion avec Sutherland et Adair Campbell, Maggie
s’éclipsa et se fondit dans les ténèbres de la forêt,
se tenant à l’écart des sentinelles. Dans l’enclos, elle
récupéra son cheval.

Colin avait donné l’ordre de lever le camp.


De manière surprenante, Sutherland était d’avis
comme Maggie d’attendre encore un peu. Adair
Campbell, quant à lui, affirmait qu’il se plierait à
leur décision.
Il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Colin
que les membres de son clan n’ignoraient pas sa
présence. Ses contrebandiers comptaient parmi
les meilleurs pisteurs du pays et savaient en per-
manence ce qui se passait sur leur territoire. Que
nul n’ait cherché à l’approcher était révélateur. Soit
ses hommes s’étaient tous enfuis, s’ils n’étaient pas
morts ou emprisonnés, soit ils ne lui faisaient plus
321
confiance. Dans les deux cas, il ne disposait pas des
forces nécessaires pour reprendre le château.
Il aurait voulu s’en approcher pour surveiller ce
qui s’y passait, découvrir combien de soldats anglais
y étaient cantonnés, savoir à quelles difficultés il
fallait s’attendre. Mais à quoi bon prendre ce risque
s’il ne disposait pas des hommes nécessaires à la
reconquête ?
En son for intérieur, Colin ne décolérait pas et
maudissait Abbott. Il lui en coûtait énormément
de devoir admettre sa défaite. Il aurait voulu se
battre coûte que coûte, mais il lui fallait penser
aux hommes qu’il avait entraînés derrière lui. Sans
parler de Maggie. Comment aurait-il pu la mettre
en danger ?
Il supervisa le démontage du camp, le cœur lourd.
Les hommes travaillaient rapidement et efficacement.
Certains appartenaient au clan Campbell, d’autres au
clan Sutherland, mais aucun au clan MacLean.
Du regard, Colin chercha sa femme, qu’il n’avait
pas aperçue depuis un moment. Il ne parvint pas
à la trouver, mais il n’y avait probablement pas à
s’inquiéter. Elle avait plus qu’assuré sa part au cours
de cette campagne qui s’avérait désastreuse.
—  Tu es sûr de ta décision ? lui demanda Suther-
land.
Colin soupira.
— Que suis-je supposé faire ? Lancer l’assaut ?
Nous serions massacrés en un rien de temps.
— Laisse-moi explorer les alentours, histoire de
savoir à quoi nous en tenir. Les Anglais n’ont peut-
être laissé que quelques hommes sur place. Ce serait
possible de se glisser à l’intérieur et de l’emporter.
—  Abbott me tend un piège. Il est là, aux aguets,
à m’attendre. Ce qu’il veut, c’est une ultime confron-
tation.
322
Une confrontation à mort. Aucun d’eux ne pouvait
se permettre de laisser l’autre en vie.
— Et tu voudrais le priver de ce petit plaisir ?
plaisanta Brice. Tu accepterais de lever le camp en
laissant tes terres aux mains de ton ennemi ?
—  Ai-je le choix ? s’agaça Colin. Je te rappelle que
nous ne sommes pas assez nombreux.
—  Et les membres de ton clan ?
— Ils ne sont plus là. Soit Abbott les a empri-
sonnés, soit ils se cachent. Je ne veux pas mettre
d’autres vies en danger. Campbell a besoin de ses
hommes, et toi aussi.
—  Mes hommes feront ce que je leur dirai, et ceux
de Campbell feront ce que tu leur diras. Laisse-moi
explorer un peu le terrain.
Colin haussa les épaules avec lassitude.
— Fais comme tu veux, grogna-t‑il. Mais nous
nous mettrons en route d’ici quelques heures.
Sutherland acquiesça d’un signe de tête et se diri-
gea vers l’enclos des chevaux. De nouveau, Colin
chercha Maggie du regard. Il lui semblait être sans
arrêt à sa recherche, sans cesse en train de souhai-
ter sa présence. C’était à la fois un réconfort et une
malédiction.

L’après-midi touchait à sa fin lorsque Colin finit


par admettre que Maggie avait disparu. Une frayeur
intense lui coupa les jambes. Où diable était-elle pas-
sée ? Avait-elle été capturée par les Anglais ?
Il ordonna qu’on se lance à sa recherche et, dans
les minutes qui suivirent, sa peur ne fit que s’inten-
sifier. Elle avait survécu par chance à un emprison-
nement. Il semblait douteux que la chance puisse
être une fois encore de son côté.
323
Lorsque les hommes revinrent sans avoir trouvé
trace d’elle, sa peur se transforma en un sentiment
de panique qui lui assécha la gorge.
—  Sa monture n’est plus là, annonça Adair Camp-
bell après être allé vérifier.
Colin se perdait en conjectures. Était-elle partie
d’elle-même ? Jamais les Anglais ne lui auraient
poliment demandé de les suivre sur son cheval, et
jamais elle ne les aurait suivis sans laisser de traces
derrière elle. Et pourquoi les Anglais s’en seraient-ils
pris à elle plutôt qu’à lui ?
—  Que voulez-vous que nous fassions ? demanda
Adair.
Où es-tu, lass ?
Un cri, derrière lui, sembla répondre à cette prière
intérieure.
—  J’ai trouvé Maggie !
Colin se retourna et vit Sutherland se précipiter
à sa rencontre, hors d’haleine.
35

— Elle est dans une clairière, à deux pas d’ici,


expliqua Sutherland.
Colin ne perdit pas de temps à interroger son ami,
tant son soulagement était grand. Mais, en arrivant
sur place, ce qu’il découvrit lui donna un coup au
cœur.
Maggie se trouvait au centre de la clairière, entou-
rée de contrebandiers et d’hommes et femmes du
clan MacLean.
L’un d’eux sortit du groupe et s’approcha de lui,
le sourire effronté et un œil complètement fermé.
—  Duff ! s’exclama Colin d’un ton joyeux.
— MacLean, vieux brigand ! Où étais-tu passé,
bon Dieu ?
Colin se mit à rire.
Duff attira Maggie à lui et passa un bras autour
de ses épaules avant d’ajouter :
— Cette lass prétend que tu n’as pas tout à fait
perdu ton temps et que tu t’es marié ?
—  Aye. Entre autres choses.
Le sourire de Duff s’effaça. Il laissa retomber son
bras et reprit :
—  J’ai aussi entendu parler de ça. Si j’avais su, je
serais venu te sortir de là.
—  Je n’en doute pas, Duff. Et j’apprécie.
325
Après avoir jeté un coup d’œil par-dessus son
épaule à ceux qui les entouraient, Duff expliqua :
— La situation n’est pas glorieuse. Ces salauds
d’Anglais ont emporté la mise.
— Les femmes ? Les enfants ? s’enquit Colin, la
gorge serrée.
—  La plupart se sont enfuis. Certains ne l’ont pas
pu. Ils servent de larbins à la racaille anglaise.
—  Sont-ils traités correctement ?
—  Nous n’en savons rien.
Un autre homme s’approcha et Colin eut un choc
en l’apercevant. Il avait cru ne jamais revoir tous ces
hommes, et encore moins découvrir qu’ils accepte-
raient de lui parler.
—  Alan MacLean… dit-il, la gorge nouée.
Alan commandait les guerriers du clan depuis des
années. Il l’avait fait sous l’autorité du père de Colin,
puis sous celle de Dougal. Accepterait-il de conserver
cette charge à son service ?
— Nous avons rassemblé autant d’hommes
que possible et les avons cachés à travers le pays,
expliqua-t‑il. Nous n’attendions plus que vous.
— Je m’excuse de n’avoir pas été là quand vous
aviez besoin de moi.
Alan haussa les épaules.
— Vous ne pouviez pas faire grand-chose en
­prison.
—  Certes non.
Comme un garnement surpris en plein mensonge,
Colin passa d’une jambe sur l’autre et baissa les
yeux. Mais tu aurais pu revenir tout de suite après
ton é­ vasion, et même avant d’avoir été arrêté, se dit-il.
—  Mais à présent que te voilà, intervint Duff, tu
peux compter sur nous !
Colin regarda derrière Duff les hommes et femmes
qui l’observaient en silence. La responsabilité qui
326
était sienne pesait lourdement sur ses épaules,
mais il se sentait de taille à l’endosser. Il était prêt
à prendre la tête de son clan et à reconquérir ce qui
lui revenait de droit.
S’éclaircissant la gorge, il attira Maggie à côté de
lui et lança à voix haute et claire :
— Il ne s’agit pas seulement pour moi, en récu-
pérant la forteresse des MacLean, de faire en sorte
que ma nouvelle épouse ait un foyer. Il s’agit aussi
de faire le nécessaire pour que chacun de vous ait
un foyer, un endroit où se réfugier, un chef pour
vous aider à traverser ces temps difficiles.
Il dut marquer une pause, tant il avait la gorge
serrée. Maggie passa un bras autour de sa taille et
lui tapota la hanche en guise d’encouragement. De
nouveau, il lui fallut s’éclaircir la voix.
Les membres de son clan s’étaient attroupés
autour d’eux, avides de l’entendre. Plus que jamais,
il voulait les aider et devenir le chef dont ils avaient
besoin, pour eux, pour lui-même, et pour la famille
qu’il allait bâtir avec Maggie.
Colin baissa la tête et lança un regard à son
épouse. Un sourire réjoui ourlait ses lèvres. Son
regard exprimait une telle confiance qu’il sentit son
cœur se gonfler d’une immense fierté. Il entoura ses
épaules d’un bras et l’attira plus près. Sans elle, il
ne serait jamais parvenu à retrouver son clan. Sans
elle, il aurait renoncé et laissé les siens souffrir aux
mains des Anglais.
Son attention se reporta sur ces braves qui
n’avaient pas craint de rester, en dépit de la menace.
—  J’ai failli à ma mission envers vous, confia-t‑il
d’une voix chargée d’émotion. J’en suis affreusement
désolé. J’ai honte de moi-même pour ne pas avoir été
là au moment où vous aviez le plus besoin de moi.
327
Mais me voici à présent, en compagnie de guerriers
qui sont prêts à nous aider, moi et ma femme…
Il adressa à l’intéressée un sourire avant d’ajouter :
— Une femme qui, comme vous le découvrirez,
est prête elle aussi à se battre pour récupérer ce qui
est à nous.
Duff observait la scène, les bras croisés et le
sourire aux lèvres, un œil comme toujours com-
plètement clos. Le reste de l’assistance était par-
tagé entre ceux  qui écoutaient ce discours avec
méfiance et  ceux, plus nombreux, qui exprimaient
une confiance sans réserve.
— Pour cela, conclut Colin, les hommes que j’ai
amenés avec moi ne suffiront pas. Je ne peux rien
faire sans vous.
Il marqua une nouvelle pause, rassembla son cou-
rage et reprit son souffle avant de demander hum-
blement :
—  M’aiderez-vous ?
L’espace d’un instant qui lui parut durer une éter-
nité, personne ne réagit. Il se sentit mis à nu, exposé,
humilié d’avoir osé demander leur aide alors qu’il ne
la méritait pas. Mais à sa grande surprise, un instant
plus tard, tous se portèrent à sa rencontre comme un
seul homme, parlant tous à la fois, tendant le bras
pour le toucher. Ils souriaient, et beaucoup avaient
les larmes aux yeux.
—  Vous pourrez habiter chez nous, disait l’un.
—  Bienvenue chez toi, MacLean ! lançait un autre.
—  Je n’ai plus rien d’un combattant aguerri, mais
je ferai ce que je peux.
—  Ma femme Mary cuisinera pour vos hommes.
—  Nous serons heureux d’aider autant que ­possible.
Ils lui tapaient sur l’épaule, le prenaient dans leurs
bras, lui touchaient la joue. Maggie lui avait été arra-
chée et devait subir de son côté les mêmes assauts
328
d’amabilité. Elle souriait en s’efforçant de répondre
aux uns et aux autres. Elle n’avait pas l’apparence
d’une châtelaine, mais du diable si elle ne se condui-
sait pas déjà comme telle. Colin se sentait éperdu de
reconnaissance et de fierté à son égard.

—  Dis-moi ce que tu sais.


Colin et Duff étaient assis dans le modeste logis
de Robert MacLean, que ce dernier avait offert de
prêter à Colin et Maggie. Il avait insisté, expliquant
qu’il pourrait s’installer chez sa fille quelque temps.
Maggie avait accepté de bon cœur, même si Colin
avait été davantage enclin à décliner l’offre. À la
dérobée, elle lui avait signifié que son refus aurait
été interprété comme une rebuffade.
Maggie était installée à table avec eux. Le menton
posé au creux de ses mains, elle avait les paupières
lourdes, mais elle avait insisté pour rester.
De tous, Duff était celui qui connaissait le mieux
le pays. Il savait quels endroits les Anglais avaient
rendu peu sûrs, quels étaient leurs effectifs et leurs
objectifs. C’était lui que Colin avait chargé de pour-
suivre les opérations de contrebande. Il avait une
connaissance poussée de chaque recoin, de chaque
caverne, de chaque crique et chaque crevasse sur les
terres MacLean. Colin avait totale confiance en lui.
— La situation n’est pas bonne, dit-il grave-
ment. Ces foutus Angliches ont mis le paquet pour
conquérir le fort. Ceux qui le défendaient n’ont pas
démérité, mais ils étaient condamnés à échouer. Ces
damnées tuniques rouges étaient plus nombreuses
et bien mieux armées que nous.
Colin fit la grimace et demanda :
—  Et qu’en est-il du réseau ?
Duff se redressa sur son siège, tout sourire.
329
— Ces salauds ne nous ont pas encore attrapés.
Nous continuons de faire rentrer des cargaisons
entières de vin, de thé et de soies fines. J’ai effec-
tué une demi-douzaine de voyages en France pour
négocier avec nos fournisseurs et trouver d’autres
soieries. On n’en a plus trop l’utilisation pour le
moment, mais j’en ai tout un stock en réserve.
Colin sourit.
—  Je savais pouvoir compter sur toi pour c­ ontinuer
malgré l’adversité. Je ne sais comment te remercier.
Duff balaya ces mots d’un revers de main.
— Alors ne me remercie pas, dit-il. Nous avons
des stocks disséminés un peu partout dans le pays.
J’ai voulu les mettre à l’abri à l’arrivée des Anglais,
mais ces salauds ont des yeux partout. Tu sais,
Colin…
Il secoua la tête d’un air dépité avant de pour-
suivre :
— Il y a des gens sur qui tu aurais dû pouvoir
compter que tu dois à présent oublier. Balgair, par
exemple.
—  Balgair ?
—  Il fricote avec l’Angliche.
C’était l’un des plus proches amis de son père.
Jamais Colin n’aurait imaginé qu’il puisse trahir.
— Idem pour l’aubergiste. Elle ouvre les jambes
pour ce salaud de capitaine anglais.
—  Dailis ?
Colin se rappelait un épisode de sa folle jeunesse
au cours duquel Dailis avait volontiers « ouvert les
jambes » pour lui. Mais il est vrai qu’elle le faisait
volontiers pour tout ce qui portait culotte – ou kilt –
dans le pays. Restait à espérer qu’elle aurait transmis
à Abbott quelque maladie.
Mais comment aurait-il pu blâmer ces esprits
faibles, alors qu’il s’agissait pour eux de survivre en
330
des temps troublés ? Pouvait-il reprocher à Balgair
et Dailis d’avoir choisi la sécurité quand lui-même
avait brillé par son absence ?
—  Avez-vous du vin en stock ? demanda soudain
Maggie d’une voix ensommeillée.
—  Aye, répondit Duff. Des caisses entières. Vous
en voulez ?
—  Pas pour moi. Et à votre avis, combien sont-ils,
ces foutus Anglais, à avoir investi Castle MacLean ?
Duff s’absorba dans un rapide calcul mental, nul-
lement surpris d’entendre la femme du laird user
d’un langage un peu leste.
—  À peu près une centaine, estima-t‑il. Pourquoi
cette question à propos du vin ?
—  Parce que si les Anglais ont une faiblesse, c’est
le vin français – le bon vin français.
Duff la considéra d’un air admiratif.
—  Vous voulez les attaquer à l’estomac, hein ?
— Exactement.
— J’aime ça ! approuva Duff. Attendre qu’ils
soient fin soûls pour investir la forteresse  : bril-
lante idée !
—  Je pensais plutôt droguer le vin, rectifia ­Maggie.
Avec un rire retentissant, Duff laissa lourdement
tomber son poing sur la table.
—  J’adore ! rugit-il. Ça ne me plaît pas de gâcher
du bon vin français pour ces salauds, mais comme
je le dis toujours  : un Anglais de moins sur le sol
écossais, c’est toujours ça de pris !
—  Tu n’aimes pas cette idée, constata Maggie en
observant la réaction de Colin.
—  Si nous les tuons, nous allons nous retrouver
avec toute l’armée anglaise à nos portes. Il nous faut
penser à tous ceux dont nous devons assurer la sécu-
rité et agir de manière responsable.
331
Duff bougonna, mais s’abstint de commenter.
S’adressant à Maggie, Colin ajouta :
—  Mais cela n’enlève rien à la validité de ton plan.
Au lieu d’un poison, il suffit de mêler au vin un
somnifère.
— Aucun d’eux ne voudra boire s’ils savent que
ce vin leur est offert par les MacLean.
— Nous pourrions le leur faire parvenir par le
biais de quelqu’un en qui ils ont confiance.
— Ces bâtards ne font confiance à personne,
maugréa Duff. Une bande de foutus Angliches aussi
méfiants que prêts à tout.
Ils continuèrent ainsi à dresser des plans une
bonne partie de la nuit. Finalement, Maggie céda
à son envie de dormir et croisa les bras devant elle
pour y poser la tête, pendant que les deux hommes
poursuivaient leur discussion.
Duff partit très tard. Colin souleva Maggie dans
ses bras pour l’emmener jusqu’au lit, sur lequel il la
déposa doucement.
— Viens-tu te coucher aussi ? demanda-t‑elle
d’une voix ensommeillée, en se lovant sous les cou-
vertures.
—  Laisse-moi juste faire le tour de la maison pour
vérifier que tout est fermé.
Sans doute n’entendit-elle même pas la fin de sa
phrase avant de sombrer dans un sommeil de plomb.

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08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
36

Le lendemain, autour du déjeuner, Colin put


demander à Maggie pour quelle raison les membres
de son clan ne s’étaient pas manifestés à lui.
—  Ils avaient peur, expliqua-t‑elle. Peur que ce ne
soit un piège. Peur que les Anglais ne les attrapent.
Il m’a suffi de frapper à quelques portes pour les
trouver et leur expliquer la situation.
—  Heureusement que tu l’as fait, reconnut Colin.
J’étais loin d’imaginer qu’ils pourraient ne pas oser
s’approcher de moi.
— Mets-toi à leur place. Cela fait des semaines
qu’ils vivent dans la terreur. Ils ont entendu par-
ler des atrocités commises par les Anglais. Ils te
croyaient encore en prison.
— Étaient-ils vraiment satisfaits de m’en savoir
sorti ? demanda-t‑il comme s’il ne parvenait pas à
y croire.
Cela fit sourire Maggie, qui protesta :
— Tu pars du principe que les membres de ton
clan ont de toi la même opinion que tes frères et
tes parents, mais c’est faux !
—  Ils devraient, pourtant.
Maggie lui caressa la joue. Elle ne se lassait pas
de sentir sous ses doigts le contact rugueux de sa
333
barbe naissante. Il lui fallait parfois se pincer pour
réaliser qu’il était vraiment son mari.
— Certainement pas, protesta-t‑elle doucement.
Tu es revenu pour eux, et c’est ce qu’ils attendaient
de toi. Tu leur as rendu l’espoir qu’ils pourront bien-
tôt récupérer leurs maisons, leurs champs.
Du bout de son pouce, elle continuait de caresser
le chaume sur sa joue, qui était au fond à l’image
de l’homme qu’elle avait épousé  : rugueux dans un
sens, doux dans l’autre…
— Je ne peux pas leur promettre de battre les
Anglais, bougonna-t‑il.
— Ils le savent très bien. Mais ils veulent néan-
moins rester à tes côtés.

À peine s’étaient-ils levés de table que Duff se


présenta devant chez eux, conduisant une charrette
remplie de vin français.
— Vous vouliez du vin ? demanda-t‑il avec un
grand sourire. En voilà !
D’un geste du bras, il désigna la voiture et singea
une profonde révérence digne d’un courtisan.
Colin se mit à rire et alla lui assener une tape
amicale sur le dos, avant de tirer quelques bouteilles
du chargement pour en examiner les étiquettes.
—  Tu t’es bien débrouillé, Duff, le complimenta-t‑il.
—  Tu en doutais ? fit l’autre, plus amusé ­qu’offensé.
—  Pas du tout. Je te faisais toute confiance.
Alan MacLean les rejoignit et jeta un coup d’œil
soupçonneux aux marchandises de contrebande.
—  Que comptez-vous en faire ? demanda-t‑il.
—  L’introduire en fraude dans la forteresse, expli-
qua Maggie. En espérant que la plupart des Anglais
y goûteront.
Alan lui adressa un regard sceptique.
334
—  Vous imaginez les soldats anglais si peu disci-
plinés qu’ils vont se soûler à mort simplement parce
qu’ils ont du vin à portée de main ?
—  Nous avons seulement besoin que quelques-uns
le fassent pour nous introduire dans la forteresse,
expliqua Colin.
Alan était un guerrier hors pair, dont l’avis était
à prendre en considération.
—  Cela pourrait marcher, reconnut-il enfin. À leur
place, je garderais mes hommes les moins fiables
à l’intérieur, où ils ont moins de chances de faire
preuve de leur incompétence. C’est sur les remparts
qu’il convient de positionner les meilleurs éléments.
Même si les Anglais n’ont aucune chance face à mes
guerriers !
Alan adressa un clin d’œil à Maggie et lui sou-
rit. C’était un homme bourru et expérimenté qui
n’était plus de première jeunesse, mais il avait dans
le regard une étincelle qui trahissait l’envie d’en
découdre.
—  Te rappelles-tu ce tunnel qui part des cachots
pour déboucher dans les cavernes de la falaise ?
demanda Colin.
—  Och, aye ! répondit Alan avec amusement. Je
me souviens fort bien que c’est par là que tu t’en-
fuyais pour échapper à tes leçons et à tes entraîne-
ments !
L’évocation de ce souvenir fit sourire Colin.
—  Tu imagines passer par là ? ajouta Alan.
—  Il se pourrait qu’il soit moins bien défendu. Je
suis même prêt à parier qu’il ne le sera pas. Peu de
gens sont encore au courant de son existence.
— Il s’agit tout de même des cachots, fit valoir
Alan. Il s’y trouvera sans doute des prisonniers, et
là où il y a des prisonniers, il y a aussi des gardes.
Colin réfléchit un moment, avant de déclarer :
335
— Je continue de croire que les meilleurs élé-
ments ne se trouveront pas à l’arrière. Si nous y
allons suffisamment tard, cela peut marcher.
Alan acquiesça d’un air dubitatif.
—  Peut-être, admit-il.
— C’est la meilleure chance que nous ayons,
insista Colin. Sans compter que ce vin sera drogué
pour les endormir.
— Mais comment ferez-vous pour que le vin
arrive jusqu’à ces soldats ? insista Alan.
—  Nous n’avons pas encore trouvé comment.
—  En le faisant passer par la caverne et le tunnel,
suggéra Duff. Inutile de chercher la complication.
Colin approuva d’un signe de tête.
—  Cela semble jouable. Laisser le vin à un endroit
où ils ne pourront que le trouver. Leur faire croire
à une bonne aubaine.
Maggie trouvait ce plan trop simple et trop
­aléatoire.
— En agissant ainsi, fit-elle remarquer, nous ne
pourrons avoir la certitude qu’ils le découvriront, et
encore moins qu’ils le boiront.
—  À moins de confier à l’un des nôtres la mission
de les faire boire, commenta Alan.
—  Précisément ! approuva Maggie.
Elle adressa à Colin un regard entendu, mais il
ne comprit pas immédiatement l’allusion. Quand ce
fut fait, il se récria :
—  Bon sang, non ! Jamais je ne te laisserai te jeter
dans la gueule du loup !
— Qui d’autre, dans ce cas ? rétorqua-t‑elle.
Les Anglais ne me connaissent pas, alors qu’ils
connaissent ceux de ton clan. Je ressemble à un gar-
çon, je me bats comme un homme et, mieux encore,
je peux boire comme si j’en étais un. Il n’y a qu’à
laisser une des bouteilles sans somnifère. Je boirai
336
celle-ci, et je ferai en sorte que les gardes boivent
les autres.
—  Nae !
— Il faut y réfléchir, MacLean… intervint Alan.
C’est quand même…
Colin se retourna pour lui faire face et décréta
sèchement :
— C’est totalement hors de question. Je ne veux
plus en entendre parler ! Par aucun de vous !
Il leur jeta un regard noir, parvenant à faire taire
son capitaine et le contrebandier, mais pas Maggie.
— Oh, pitié ! lança-t‑elle, exaspérée. Es-tu vrai-
ment prêt à renoncer à notre meilleure chance de
chasser les Anglais de Castle MacLean ?
—  Tu n’iras pas, répéta Colin un ton plus bas.
—  Je peux me conduire comme un soldat anglais,
et je peux entraîner un soldat anglais à boire du vin.
—  Assez, Margaret !
En une tentative assez grossière d’intimidation,
il se pencha vers elle, les poings serrés, les yeux
furibonds.
Sans se laisser impressionner, elle jeta les mains
en l’air et s’exclama :
—  Si je n’y vais pas, qui ira ?
Colin pinça les lèvres sans répondre. À son tour,
elle se pencha vers lui, imitant sa posture.
—  Il… n’y… a… per… sonne ! énonça-t‑elle, sépa-
rant soigneusement chaque syllabe. Sauf moi.
Colin émit un grognement sourd et battit en
retraite dans la maison. Duff essayait sans succès de
masquer son amusement. Alan contemplait fixement
le bout de ses chaussures, rouge jusqu’aux oreilles.
— Où pourrions-nous nous procurer le somni-
fère ? demanda Maggie à Duff.
— Une sorcière qui vit en lisière de nos terres
pourrait nous concocter une puissante potion.
337
—  On peut lui faire confiance ?
—  Och, aye ! Elle aime beaucoup le vin français.
Je lui en ferai porter et elle gardera le silence. De
toute façon, elle déteste l’Anglais plus encore que la
plupart d’entre nous. Son mari et ses fils ont été tués.
— Alors c’est réglé. Commandez-lui cette potion
et donnez-lui suffisamment de bouteilles de vin pour
acheter son silence.
Duff acquiesça de la tête et s’en alla.
Restée seule avec lui, Maggie constata qu’Alan la
dévisageait, l’air songeur.
—  Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t‑elle, s’attendant
à une autre discussion.
Que Colin ait provisoirement renoncé n’indiquait
pas que tout était réglé, et la perspective d’un autre
débat avec Alan n’était pas pour la ravir.
—  Il est très en colère contre vous, constata-t‑il.
Dans un haussement d’épaules, Maggie répondit :
—  Tant pis.
—  Je vous l’accorde. Je trouve juste ça assez drôle.
Les mains sur les hanches, elle le foudroya du
regard.
—  En quoi est-ce drôle, je vous prie ?
—  Je connais MacLean depuis qu’il est tout petit.
On ne peut pas faire plus têtu que lui. Il ne fait
que ce qui lui plaît, quelles qu’en soient les consé-
quences. Cela a rendu ses parents fous de colère et
d’inquiétude. Je trouve assez savoureux que vous
soyez exactement comme lui, et qu’il ait à son tour à
en subir les conséquences. Comme ses parents avec
lui, il ne sait plus quoi faire avec vous.
—  S’il me laisse faire ce que je veux, il n’y a aucun
problème, rétorqua-t‑elle.
Alan se mit à rire.

338
—  Och, aye ! Vous êtes vraiment de la même eau
tous les deux. De bien belles batailles en perspective.
Mais…
Il laissa sa phrase en suspens. Un sourcil arqué,
Maggie attendit qu’il se décide à conclure.
— Mais il se soucie de vous, ajouta Alan d’une
voix douce. Et il ne sait pas quoi faire de cela.
Maggie laissa retomber ses mains le long de ses
flancs. Sa langue semblait paralysée. Elle avait des
nœuds dans l’estomac. Elle aurait voulu pouvoir s’ac-
crocher à ces paroles. Elles représentaient l’espoir
que son mariage puisse fonctionner.
—  Écoutez-moi bien, Alan MacLean ! lança-t‑elle.
Je me faufilerai dans ce tunnel, je forcerai ces soldats
à boire le vin drogué, et je jouerai mon rôle dans la
reprise de leur forteresse par les MacLean.
En le saluant d’un hochement de tête, elle tourna
les talons et rejoignit son mari à l’intérieur, prête à
livrer une nouvelle bataille.
—  Je ne discuterai pas de ça, la prévint-il aussitôt
d’un air morose.
—  Très bien, je n’en discuterai pas non plus.
—  Tu n’iras pas, un point c’est tout.
—  Je croyais que nous n’en discutions pas ?
Colin serra les dents. Maggie vit un muscle palpi-
ter sur sa mâchoire.
—  Tu feras ce que je te demande ! lança-t‑il d’un
ton déterminé.
— Colin… dit-elle dans un soupir de lassitude.
Penses-tu réellement que me donner des ordres de
cette façon va te mener à quoi que ce soit ?
— Maggie…
—  J’ai trompé les gardiens de prison pendant des
semaines ! l’interrompit-elle. Je t’ai donné le change
plus longtemps encore ! Je suis parfaitement capable
de remplir cette mission, et tu le sais.
339
—  Je t’en prie, Maggie. Ne fais pas ça…
Elle alla prendre sa main et la porta à ses lèvres.
— Je fais ça pour toi, dit-elle en cherchant son
regard. Pour nous. Je le fais pour chacun des
MacLean qui se cachent dans ces bois, n’osant en
sortir de peur de croiser un Anglais.
Colin soutint son regard et soupira longuement.
—  L’idée que tu puisses te retrouver là-bas, sans
protection, me terrifie.
La panique et le désespoir qu’elle lisait au fond de
ses yeux eurent presque raison de sa détermination.
—  Je ne supporterais pas de te perdre, conclut-il.
Je n’y survivrais pas.
L’émotion qui avait fait trembler sa voix lui
retourna le cœur.
— Tu ne me perdras pas, assura-t‑elle tout bas.
Je te le promets.
Colin la prit dans ses bras et la serra fort contre
lui.
— Comment peux-tu promettre une chose
pareille ? s’étonna-t‑il tout contre son oreille.
—  Je peux faire de mon mieux.
Il s’écarta légèrement et la dévisagea un long
moment avant de demander :
—  Tu es vraiment déterminée ?
—  Plus que déterminée.
Colin posa son front contre le sien.
— Promets-moi que tu feras tout pour rester en
vie. Et à la moindre alerte, au moindre problème,
jure-moi de te sauver le plus vite possible.
Cela fit sourire Maggie. Elle avait la certitude à
présent que son mari se souciait vraiment d’elle…
—  Je te le promets, dit-elle.
37

—  Ma cousine est blanchisseuse au château, expli-


qua Duff en tendant à Maggie une tunique rouge et
un pantalon blanc. Elle a subtilisé ceci pour vous.
—  Vous la remercierez de ma part.
Maggie inspecta l’uniforme en grimaçant légèrement
d’avoir en main des vêtements qui lui rappelaient de si
mauvais souvenirs. Appuyé au mur, Colin la regardait
faire, la mine soucieuse et les sourcils froncés. Il avait
toujours du mal à accepter le plan retenu, mais il ne
disait plus rien, sachant qu’ils n’en avaient pas d’autre.
Duff ajouta à l’accoutrement une paire de bottes
noires trop grandes pour elle et précisa :
—  Le vin est prêt. N’oubliez pas de ne boire qu’à
la bouteille marquée du signe convenu.
Maggie acquiesça d’un hochement de tête. Ils
avaient répété leur plan d’action encore et encore,
à la recherche des failles qui pouvaient l’entacher. Il
n’en manquait pas, mais le temps leur était compté.
Les Anglais ne pourraient que découvrir sans tar-
der le rassemblement de guerriers sur les terres des
MacLean. Et une fois que ce serait fait, ils passe-
raient à l’attaque.
—  Cette nuit, donc… conclut Maggie.
—  Aye, répondit Duff avec détermination. Cette
nuit.

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le
08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion
Maggie se sentait nerveuse, mais il aurait difficile-
ment pu en être autrement. Cela lui donnait l’énergie
dont elle avait besoin.
—  Laissons-les, à présent, suggéra Sutherland en
s’adressant à Alan et Duff. Nous avons tous besoin
de repos avant ce qui nous attend ce soir.
Duff émit un grognement sarcastique. Alan fit un
clin d’œil en passant devant Maggie.
—  Soyez gentille avec lui, conseilla-t‑il tout bas.
Maggie répondit d’un sourire à sa malicieuse
remarque et assura tout bas :
—  Je suis toujours gentille avec lui.
Alan laissa échapper un gloussement et s’éclipsa.
—  Je n’aime pas du tout ça, grommela Colin dans
le silence que les trois hommes laissèrent derrière
eux.
—  Je sais.
—  Il doit y avoir d’autres moyens.
—  Nous en avons parlé maintes fois. C’est le meil-
leur plan.
Colin passa une main nerveuse dans ses cheveux.
— En nous laissant un peu plus de temps,
répliqua-t‑il, nous pourrions trouver autre chose.
Maggie se porta à sa rencontre.
—  Du temps, c’est justement ce qui nous manque,
dit-elle. Aie confiance.
—  J’ai parfaitement confiance en toi, Maggie. Ce
sont les Anglais en qui je n’ai aucune confiance.
—  Nous allons y arriver. Ensemble.
—  Dans ce cas, laisse-moi y aller avec toi.
— Tu nous ferais repérer en un instant, et tu le
sais. Tu seras dans le tunnel, suffisamment prêt en
cas de besoin.
C’était le compromis sur lequel ils étaient tom-
bés d’accord. Colin, accompagné de quelques-uns de
ses meilleurs guerriers, patienterait dans le tunnel
342
pendant qu’elle-même s’efforcerait de faire boire les
gardes. Si elle appelait à l’aide, ils pourraient ainsi
se précipiter à son secours en un instant. Ce plan
était simple et, avec un peu de chance, il serait éga-
lement efficace.
—  Ne passons pas les heures qui viennent à nous
disputer, supplia-t‑elle. Faisons l’amour.
Maggie vit flamber une lueur dans les yeux noirs
de Colin. Sans ménagement, il l’attira contre lui. Il
avait sur le visage une expression farouche qui aurait
pu, qui aurait dû l’inquiéter, mais qui ne faisait au
contraire que l’exciter davantage. Jamais encore ils
n’avaient fait l’amour ainsi.
Un frisson la secoua tout entière. Colin souriait,
mais ce sourire n’avait rien de chaleureux ou de
tendre. C’était le sourire d’un fauve qui vient de cap-
turer sa proie et qui sait qu’il va pouvoir jouer avec
elle. Maggie se sentit fondre de désir pour lui, déjà
prête à l’accueillir. Elle était consciente de ce qui
était en train de se produire. Pour lui, c’était une
manière de la marquer comme sienne –  ce qu’elle
acceptait, car elle voulait qu’il en soit ainsi. Qu’elle
puisse être à lui ne faisait dans son esprit pas l’ombre
d’un doute ni d’une contestation.
Déjà, il lui dévorait les lèvres en un baiser féroce.
Dans leur hâte à s’unir, leurs dents s’entrechoquaient
et leurs langues s’affrontaient. Colin baissa d’un coup
le pantalon de Maggie, qui alla s’amasser en une
flaque de tissu à ses pieds.
S’il s’imaginait qu’elle allait rester tranquillement
passive, décida-t‑elle, il allait être surpris. Elle vou-
lait donner autant que recevoir. Dans sa hâte à lui
ôter sa chemise, elle la fendit en deux. Il s’écarta
pour l’aider à l’en débarrasser. Maggie laissa courir
ses ongles sur sa poitrine nue, marquant sa peau
343
de sillons rouges. Colin émit un son qui tenait à la
fois du gémissement et du rire, et la plaqua au mur.
Le dos de Maggie percuta la pierre sans douceur.
Elle se retrouvait coincée entre cette surface froide
et la chair brûlante de Colin qui se dressait devant
elle tel un rempart. Ces deux sensations opposées se
révélaient étrangement excitantes.
Colin remonta son kilt d’un geste impatient. M ­ aggie
écarta les jambes, les genoux tremblants, en le sentant
se positionner à l’entrée de son sexe. Elle leva les
yeux et chercha son regard. Les siens étaient mi-clos.
L’excitation animale qui se lisait au fond d’eux était
indéniable. Avec un demi-sourire carnassier, il ras-
sembla ses poignets dans une de ses grandes mains
et les plaqua au mur au-dessus de sa tête.
Maggie était forte, pour une femme. Plus forte
même que certains hommes. Elle aurait pu se libé-
rer, mais il ne lui vint pas à l’esprit de le faire. Elle
s’arc-bouta contre le mur, pointant ses seins dans sa
direction. Colin porta son attention sur eux. Il avait
les lèvres pincées, les narines palpitantes.
Pour seul avertissement de ce qui allait se pro-
duire, elle vit un muscle tressaillir sur sa mâchoire.
L’instant d’après, il pénétrait en elle d’un violent
coup de reins.
Maggie ferma les yeux et râla sourdement en sen-
tant son sexe bandé l’investir totalement, puis se
retirer peu à peu avant de revenir à l’assaut, encore
et encore. Elle se sentait à ce point excitée que tout
allait se terminer trop vite pour elle. Déjà, elle sen-
tait les prémices de la jouissance se manifester. Elle
aurait voulu les repousser, ralentir le temps, mais il
était trop tard. Ni l’un ni l’autre n’aurait pu prétendre
maîtriser ce qui se passait entre eux.
De nouveau, elle sentit la langue de Colin enva-
hir sa bouche avec urgence. Les projections de son
344
bassin vers elle se firent plus amples, plus saccadées.
Elle lui rendait baiser pour baiser, si bien que son
cri de plaisir se perdit dans sa bouche quand l’or-
gasme lui fit tout oublier. Le temps d’un merveilleux
moment, le monde s’estompa autour d’elle et il n’y
eut plus que son corps qui pulsait parmi les étoiles.
L’instant d’après, Colin s’arc-bouta contre elle et
jouit à son tour, déversant sa semence en elle.

Longtemps plus tard, allongés sur leur lit, ils


étaient encore dans les bras l’un de l’autre quand le
crépuscule fit place à la nuit noire. Maggie se sentait
repue de plaisir et prête à affronter ce qui l’attendait,
quoi que cela soit. Il lui répugnait de renoncer au
confort tendre et chaud du corps de son mari pressé
contre le sien.
—  Il est temps, dit-elle cependant.
Elle se doutait que si elle ne se décidait pas à
briser le charme, elle ne pouvait compter sur lui
pour le faire.
—  Reste, grogna-t‑il en la serrant plus fort contre
lui.
—  Je ne peux pas.
—  Je déteste tout cela. Je hais ces fichus Anglais
pour tout ce qu’ils font subir à notre pays, et je
les hais encore plus pour t’obliger à te mettre en
danger ainsi.
—  Si nous parvenons à les jeter hors de chez toi,
nous pourrons nous bâtir une nouvelle vie.
—  De chez nous, rectifia Colin.
—  De chez nous, répéta-t‑elle docilement.
À l’extérieur, elle entendit la voix rauque de Duff
lancer des ordres tandis que montait la rumeur de
dizaines de guerriers se préparant au combat.
—  Il faut que je m’habille, dit-elle.
345
Maggie s’arracha à l’étreinte de Colin et demeura un
instant, nue à côté du lit, telle qu’il l’avait découverte
dans l’eau d’un ruisseau, alors qu’il la prenait encore
pour le garçon qu’elle n’était pas. Il se leva pour la
rejoindre tandis qu’elle endossait l’uniforme de l’en-
nemi. Au moins celui-ci était-il propre et sentait-il
le frais. La cousine de Duff avait fait du bon travail.
— Maggie…
Elle redressa la tête en percevant une note inha-
bituelle dans le ton de sa voix. Il lui prit les mains
et les serra entre les siennes avant d’ajouter :
—  Lass… avant que tu t’en ailles, il y a quelque
chose que je dois te dire.
Ses yeux étaient embués. Il dut ravaler sa salive,
incapable de poursuivre.
—  Oui ? l’encouragea-t‑elle, surprise.
Colin regarda leurs mains étroitement jointes. Il
avait rougi jusqu’à la pointe des oreilles. Il réprima
un petit rire gêné, puis enfin se lança en se forçant
à la regarder.
— Je t’aime, lass. Je t’aime plus que je n’aurais
jamais imaginé pouvoir aimer. Tu me rends parfois
fou de colère et de frustration… mais, même dans
ces moments-là, je t’aime encore.
—  Oh, Colin…
Maggie libéra une de ses mains et lui caressa la
joue tendrement.
—  Je pense que je suis tombée amoureuse de toi
quand ils t’ont ramené dans cette cellule en sang. Je
t’ai admiré parce que pour rien au monde tu n’aurais
trahi ta souffrance devant Abbott.
Colin inclina la tête pour mieux presser sa joue
au creux de la main de Maggie.
—  J’ai peur de ce qui pourrait arriver cette nuit,
avoua-t‑il. J’ai peur de te perdre, alors que je viens
à peine de réaliser ce que tu représentes pour moi.
346
Maggie cligna des yeux dans l’espoir de chasser ses
larmes, mais cela ne servit à rien. Elles dévalaient
ses joues et lui bloquaient la gorge.
— Je promets de te revenir vivante, parvint-elle
à articuler. Nous bâtirons un foyer rien que pour
nous. Que celui-ci doive être un petit cottage ou la
forteresse des MacLean, nous aurons un toit pour
abriter notre amour.
Colin redressa la tête et la regarda intensément. Si
elle avait mis en doute sa déclaration d’amour – ce
qu’elle ne faisait pas –, ce qu’elle lisait au fond de ses
yeux à cette minute aurait dissipé toute équivoque.
Un sourire tremblant passa sur les lèvres de Colin.
— Nous sommes mariés depuis une semaine,
constata-t‑il, et nous avons déjà traversé tant
d’épreuves…
Maggie se mit à rire, puis renifler, avant de rire
encore.
— Espérons que la semaine prochaine sera un
peu plus calme, dit-elle.
Des coups retentirent contre la porte d’entrée.
—  C’est l’heure ! beugla Duff à l’extérieur.
—  J’arrive ! cria-t‑elle.
Ils demeurèrent un moment encore les yeux dans
les yeux, avant que Maggie ajoute :
—  Quand tout ceci sera terminé, je veux m’initier
à la contrebande.
Comme elle l’avait espéré, Colin se mit à rire et
cela suffit à détendre l’atmosphère.
—  Je n’ai pas fini de me ronger les ongles par ta
faute… plaisanta-t‑il.
Un dernier baiser, et tous deux passèrent à l’action.

L’opération d’infiltration de la forteresse reposait


sur trois vagues successives. Maggie constituerait
347
l’avant-garde et s’efforcerait de faire boire aux gardes
le vin drogué. Colin et son commando d’hommes
triés sur le volet arriveraient ensuite. Enfin, Suther-
land, Campbell et leurs hommes viendraient à la
rescousse.
Ils n’avaient qu’une idée imprécise du rapport des
forces en présence, mais ils avaient bon espoir de
pouvoir faire face, avec l’appui des membres du clan
MacLean déjà à l’intérieur.
En plus de son épée, Maggie s’était munie de
multiples dagues et poignards dissimulés dans ses
vêtements. Elle devrait laisser l’épée dans le tunnel,
et revenir la chercher dès que possible.
Colin avait dessiné quelques plans afin qu’elle
puisse se faire une idée de la direction à emprunter
et des points dangereux à surveiller. Les sous-sols du
château abritaient les cachots, et bien que ceux-ci
n’aient plus été utilisés depuis longtemps, il était
probable qu’ils l’étaient de nouveau.
Après être arrivés par bateau, ils empruntèrent le
tunnel menant à la forteresse dans le plus parfait
silence. Chacun prenait garde à ne pas faire cliqueter
ses armes. Il émanait des lieux une forte odeur de
marée, de terre humide et de moisissure. Le cœur
de Maggie battait à tout rompre. Les paumes de ses
mains étaient moites et elle avait la gorge sèche.
La caisse de bouteilles de vin les attendait au
débouché du tunnel. Deux contrebandiers de l’équipe
de Duff s’étaient chargés de l’y déposer plus tôt dans
la journée en allant reconnaître les lieux. Alan se
tenait à l’écart, la mine sérieuse et concentrée. Duff
se mouvait dans la pénombre comme dans son élé-
ment. En guise d’encouragement, il adressa à Maggie
un clin d’œil.
Colin ouvrit lentement la porte et tous retinrent
leur souffle, s’attendant à l’entendre grincer. Par
348
chance, il n’en fut rien et celle-ci pivota sans le
moindre bruit.
Colin croisa le regard de Maggie et haussa un
sourcil. Il n’était plus temps de parler. Le temps des
explications, des argumentations et des regrets était
à présent terminé. Seule l’action déterminerait qui
avait eu raison.
Elle aurait voulu pouvoir lui dire une fois encore
combien elle l’aimait, lui certifier qu’en lui elle
trouvait son foyer, et qu’elle serait heureuse aussi
longtemps qu’ils ne seraient pas séparés. Mais il
n’était plus temps de parler, aussi tenta-t‑elle de lui
­communiquer tout cela d’un regard.
Maggie se baissa pour soulever la caisse de vin.
Celle-ci était lourde, mais elle pourrait s’en débrouil-
ler. À Duff, à peine visible dans le noir, elle adressa
un signe de tête. À Alan, elle offrit un sourire ras-
surant en passant devant lui. Et en passant devant
Colin, elle se frotta délibérément contre lui afin de
sentir une dernière fois sa chaleur.
L’instant d’après, elle pénétrait dans les profon-
deurs de la forteresse. Colin referma la porte derrière
elle, la laissant seule en compagnie des Anglais.
38

Le dos plaqué au mur, Maggie laissa à son cœur


le temps de se calmer et à son souffle celui de se
discipliner.
Elle attendit ce qui lui sembla une éternité. Des
entrailles de la forteresse lui parvenait un bruit de
voix mâles, émaillé de rires gras.
Après avoir empli ses poumons, elle se décida à
avancer en direction des voix, la caisse de vin calée
sur sa hanche. Au passage, elle repéra différentes
niches emplies d’outils agricoles. Enfin, elle débou-
cha dans les cachots.
Elle ralentit le pas en apercevant derrière les
grilles des tas de haillons qui étaient probablement,
hélas, des hommes endormis. Ils lui rappelaient tant
son séjour à Fort Augustus qu’elle sentit son cœur
s’emballer de plus belle. Qui avait eu cette idée folle,
au juste ? Et pour quelle raison avait-elle tenu à la
concrétiser ?
Regrettant de ne pouvoir libérer les prisonniers,
elle se remit en route. Elle s’occuperait d’eux plus
tard. La caisse de vin se faisait lourde et les voix
paraissaient toujours aussi lointaines.
Enfin, elle entra dans ce qui devait être une salle
de garde improvisée, que trois soldats occupaient.
L’espace d’un instant, Maggie se laissa envahir par
350
la panique. Puis elle reprit le contrôle de sa peur et
s’avança à la rencontre des gardes.
Tous trois interrompirent leur conversation en
la voyant débarquer telle une apparition jaillie des
entrailles de la terre. En passant près d’eux, elle leur
lança un sourire enjoué et fit mine de poursuivre
son chemin.
— Holà, copain ! lança l’un d’eux en dépliant sa
massive carcasse pour venir se camper devant elle.
Sa tunique rouge était déboutonnée, mais il était
si gros qu’il n’aurait probablement pu la rebouton-
ner s’il avait voulu le faire. Il y avait des taches sur
ses poignets et sa chemise. Quant à ses bottes, elles
étaient dans un pitoyable état. Maggie savait que les
Anglais, vaniteux comme ils étaient, se souciaient
avant tout de leur apparence. Leurs soldats ne fai-
saient pas exception. Une tenue irréprochable était
primordiale pour eux. Apparemment, cet homme
faisait exception.
— Je peux pas m’arrêter ! répliqua-t‑elle avec ce
qu’elle espérait être un accent anglais passable. Je
dois porter ce vin au cap’taine Abbott.
Le regard de son interlocuteur se porta sur la caisse
qui lui rentrait douloureusement dans la hanche.
—  Du vin ? dit-il en se pourléchant.
— Oui, du vin. C’est moi qui l’ai trouvé. Le
cap’taine était rudement content. Faut dire que c’est
du vin français, rien de moins…
Elle fit mine de le contourner pour passer. Les
deux autres ne pipaient mot mais observaient
attentivement la scène, une expression hébétée sur
le visage. Ces trois-là ne paraissaient pas être des
lumières…
—  Du vin français ? répéta le gros.
—  Y en a plein ! précisa-t‑elle. Toute une cave.
351
En se penchant vers lui, elle ajouta sur le ton de
la confidence :
— M’est avis qu’on devait faire ici de la contre-
bande.
L’homme jeta un coup d’œil à ses deux compères.
Des messages silencieux furent échangés. Maggie fit
mine de se diriger vers l’escalier qui débouchait au
fond de la salle. De nouveau, il vint s’interposer et
demanda :
—  Il y en a plus, dis-tu ?
—  Oh, oui ! Suffisamment pour toute la garnison,
m’est avis.
—  Le capitaine sait-il combien il y en a ?
Maggie singea la perplexité et fit mine de s’agiter
nerveusement.
— Ben, c’est-à-dire… Il n’en sait rien, en fait,
puisque je n’ai pas compté moi-même combien y
en a.
—  Il ne s’apercevrait donc de rien s’il en manquait
quelques-unes, pas vrai ?
—  Oh, non ! protesta Maggie avec une feinte hor-
reur. Je peux pas faire ça. Le cap’taine voudrait ma
tête, pour sûr, s’il savait que je vous en ai donné.
—  Comment pourrait-il le savoir ? rétorqua l’autre
en la dominant de toute sa masse. Si tu ne le lui
dis pas.
— Je…
Maggie laissa délibérément sa phrase en suspens
et recula d’un pas. Elle détestait les hommes qui
abusaient de leur position pour intimider les plus
faibles. Il lui fallait pourtant ne pas oublier quel rôle
elle jouait, et la raison pour laquelle elle était là.
—  Je suppose que s’il n’en sait rien…
—  Ce qu’il ne sait pas ne pourra pas lui faire de
mal, approuva le gros en riant grassement. Et à toi
non plus.
352
Il rit de plus belle à sa plaisanterie. Maggie fit
semblant d’esquisser un sourire.
Les deux autres rigolaient aussi, mais ils n’avaient
d’yeux que pour la caisse de vin. Maggie alla dépo-
ser celle-ci sur la table, consciente qu’il lui restait
peu de temps. Il était convenu que si elle ne donnait
pas signe de vie au bout d’une demi-heure, Colin
et ses hommes débarqueraient quoi qu’il arrive.
C’était l’un des points sur lesquels il n’avait pas
voulu transiger.
— Puisque c’est comme ça, je vais en prendre
aussi, annonça-t‑elle en tendant la main vers la bou-
teille marquée.
Les doigts boudinés de l’Anglais se refermèrent
brusquement autour de son poignet. Elle leva les
yeux vers lui, inquiète. L’avait-il percée à jour ?
—  Quel est ton nom, mon garçon ?
—  Jack. Jack Parsons.
L’autre hocha la tête.
—  Moi, c’est George. Et là, c’est Henry et Edward.
George désignait ses comparses. Tous deux avaient
l’air chétifs et pâlots, comparés à George. Il était
facile de comprendre qu’il était leur chef et que les
deux autres le craignaient.
George leur tendit à chacun une bouteille. Maggie
s’empressa de saisir celle qui lui était réservée et se
cala sur la chaise rudimentaire qui restait dispo-
nible. Elle adressa un sourire de connivence à Henry
et Edward, mais tous deux étaient trop occupés à
déboucher leur butin.
—  Combien de temps as-tu avant que le capitaine
s’inquiète de ne pas te voir arriver ? questionna
George.
Maggie haussa les épaules.
—  Il m’a juste dit de lui en apporter une caisse.
353
Henry et Edward buvaient avidement, comme s’ils
redoutaient de voir surgir leur supérieur pour leur
arracher la bouteille des mains.
George, lui, dégustait en connaisseur. Maggie
aurait souhaité qu’il se montre un peu plus empressé
car, en raison de sa corpulence, le breuvage mettrait
plus de temps à faire effet.
Elle commençait à s’inquiéter. Si Henry et Edward
s’écroulaient avant lui, il se douterait de quelque
chose. D’instinct, elle vérifia que la dague glissée
dans sa manche s’y trouvait toujours. Si le pire
devait advenir, elle pourrait toujours le poignarder.
D’un œil inquiet, elle observa les multiples bourrelets
que ses vêtements ne parvenaient pas à masquer.
De quoi encaisser sans broncher plusieurs coups de
poignard…
— T’es là depuis quand ? s’enquit George après
avoir lâché un rot retentissant.
Chaque fois qu’elle se savait observée, Maggie fai-
sait semblant de faire honneur à sa bouteille. Avant
de répondre, elle s’essuya les lèvres sur sa manche.
—  Quelques jours. J’étais à Fort Augustus, avant.
Elle improvisait ses réponses, en espérant ne pas
s’emmêler dans ses mensonges.
George émit un grognement indistinct. Edward
et Henry buvaient en silence, et ce dernier avait
déjà les yeux vitreux. Maggie s’abîma dans une
prière intérieure pour que le gros Anglais veuille
bien l’imiter.
—  T’es venu avec le capitaine, alors ?
Maggie se figea, la bouteille à mi-chemin des
lèvres.
—  Nan, répondit-elle.
—  Abbott y est resté un moment, précisa George.
À Fort Augustus.
354
— J’étais pas placé directement sous ses ordres,
prétendit-elle. Mais je le connaissais avant de venir ici.
George éleva sa bouteille devant ses yeux pour en
examiner l’étiquette. Maggie vit qu’elle était encore
à moitié pleine.
— On peut dire que ces Français s’y entendent
pour faire du bon vin, commenta-t‑il.
—  Ça oui, approuva Maggie.
Du moment qu’il ne lui parlait plus d’Abbott, elle
était prête à tomber d’accord avec lui sur n’importe
quoi. Pour se donner du courage, elle songea à Colin
et ses hommes tapis dans le tunnel, n’attendant
qu’un signe de sa part pour se lancer à l’assaut de
la forteresse et les débarrasser d’Abbott, de George
et de tous ces maudits Anglais.
Henry commençait à dodeliner de la tête. Il se
reprit en sursautant, écarquilla les yeux et se passa la
main sur le visage. George ne parut pas le r­ emarquer.
—  Perkins, tu disais que tu t’appelles ?
— Parsons.
George hocha la tête, satisfait, et but une longue
rasade au goulot. Henry tomba à cet instant de sa
chaise et s’étala sur le sol, ronflant déjà.
— Ces bleus ne tiennent pas le vin français ! se
moqua George en éclatant de rire.
Les yeux d’Edward roulaient dans leurs orbites.
D’un coup, son buste s’inclina et sa tête alla percuter
la table.
— Y en aura plus pour nous ! se félicita George
en entrechoquant sa bouteille contre celle de Maggie.
Mais bientôt, comme rattrapé par une évidence,
il darda sur elle un œil soupçonneux :
—  Dis-moi… tu es encore moins costaud qu’eux.
Comment ça se fait que tu n’aies pas encore roulé
à terre ?
Maggie but une nouvelle gorgée.
355
— Je tiens bien l’alcool, répondit-elle. Et j’en ai
bu moins qu’eux.
De nouveau, George porta la bouteille à ses lèvres,
mais ses gestes se faisaient hésitants. Reposant le
vin sur la table, il secoua la tête et se frotta les yeux.
—  Je me sens bizarre… marmonna-t‑il d’une voix
pâteuse.
Maggie l’étudia attentivement. Il luttait contre
l’endormissement, mais il ne pourrait plus résister
très longtemps. Après avoir louché en direction de
la bouteille, il lui lança un regard noir et demanda :
—  Qu’est-ce que t’as mis là-dedans ?
Maggie écarquilla les yeux.
— Mais… rien ! protesta-t‑elle, comme choquée
par sa question.
—  Non !
George secoua la tête, semblable à un chien qui
s’ébroue hors de l’eau. Il bondit de son siège de
manière si inattendue qu’elle eut juste le temps de se
jeter sur le côté.
—  Tu mens ! beugla-t‑il. Tu l’as empoisonné !
— Pas du tout ! Je l’ai trouvé dans la cave, c’est
tout…
Il se précipita sur elle, mais outre qu’il était gros et
lent, le somnifère faisait effet. Maggie parvint facile-
ment à lui échapper et alla se réfugier dans un coin.
Elle jeta un coup d’œil vers l’escalier, redoutant que
le raffut ait pu être entendu des cuisines. Comme
George se dirigeait vers elle, elle porta la main au
poignard dissimulé dans sa ceinture. Les yeux dans
le vague, il demanda confusément :
—  Pourquoi ? Pourquoi t’as fait ça ?
—  Ce n’est pas du poison, confia-t‑elle.
Elle avait espéré le tranquilliser, mais ce fut
l’inverse qui se produisit. Avec un rugissement de
356
rage, il bondit de nouveau sur elle. Mais elle n’eut
qu’à s’écarter pour qu’il aille s’étaler sur le sol, enfin
inconscient.
Même si elle avait voulu reprendre ses esprits et
son souffle, Maggie s’en tint au plan et rangea rapi-
dement les bouteilles dans la caisse afin de ne pas
laisser de traces derrière elle. Puis, saisissant celle-ci,
elle rebroussa chemin en toute hâte. La porte s’ouvrit
au signal convenu. Colin la débarrassa de son far-
deau, et la jeune femme récupéra son épée appuyée
à la paroi rocheuse.
—  Il a fallu du temps au plus gros des trois pour
se décider à dormir, expliqua-t‑elle ce faisant. Il se
doutait de quelque chose.
—  Tu t’es bien débrouillée, lass…
Tous se précipitèrent dans les sous-sols de la for-
teresse, prenant le temps de s’attarder auprès des
prisonniers. Certains d’entre eux se contentèrent
de leur jeter un regard las par-dessus leur épaule.
D’autres vinrent jusqu’aux grilles.
Colin pressa les mains qui se tendaient vers lui et
leur adressa quelques mots d’encouragement.
—  Penses-tu pouvoir trouver les clés ? demanda-
t‑il à Maggie.
Elle se précipita dans la salle de garde et fouilla,
non sans une certaine répugnance, les poches de
George. Après avoir trouvé le trousseau de clés, elle
s’empressa de le porter à Colin, qui déverrouilla cha-
cune des cellules, donnant ses instructions à leurs
occupants.
— Vous trouverez Sutherland et ses hommes de
l’autre côté, expliqua-t‑il en leur indiquant la direc-
tion à suivre. Il vous dira comment sortir d’ici.
Réfugiez-vous dans les bois, nous viendrons vous
chercher.
357
La plupart étaient encore valides. Il fallut porter
ou soutenir ceux qui étaient trop faibles ou blessés.
Les moins mal en point vinrent se présenter à Colin.
—  Nous voulons aider, dit l’un d’eux.
Colin acquiesça de la tête.
—  Merci, Rabbie. Combien de soldats y a-t‑il dans
la forteresse ?
—  Ça, je n’en sais rien, hélas.
Il paraissait embarrassé de ne pouvoir répondre.
Colin lui tapota amicalement l’épaule.
—  Ce n’est pas grave, assura-t‑il. Aucune inquié-
tude à avoir. Nous sommes là, et nous allons
reprendre ce qui est à nous.
Un sourire radieux illumina le visage de Rabbie.
—  Ils seront contents de vous voir, assura-t‑il. Les
hommes du clan, je veux dire.
—  Y en a-t‑il beaucoup dans le château ?
—  Quelques-uns. La plupart ont réussi à s’échap-
per. Il reste principalement des femmes pour faire
le ménage et la cuisine. Les tuniques rouges, ces
lâches, préféraient ne pas garder trop d’hommes
autour d’eux.
—  Je vois, fit Colin. Allons-y, maintenant.
Dans la salle de garde, il subtilisa les armes des
hommes inconscients et les répartit entre les prison-
niers qui s’étaient joints à eux. En passant devant
eux, Rabbie cracha. Puis, repérant Maggie dans son
déguisement, il lui adressa un regard féroce.
—  C’est Maggie qui a fait en sorte de droguer les
gardes, expliqua Colin. Et c’est ma femme, pas un
soldat anglais.
Rabbie en resta bouche bée. Maggie le salua d’un
sourire et prit la tête de leur petite troupe en direc-
tion de l’escalier. En chemin, ils purent constater
qu’il ne restait quasiment rien dans les réserves.
Colin observa les rayonnages vides, consterné.
358
—  Les salauds… gronda-t‑il.
Maggie se demanda comment le clan allait passer
l’hiver si les réserves étaient vides. Pour la première
fois, elle eut réellement peur de l’avenir. S’ils par-
venaient à se débarrasser des Anglais en reprenant
le contrôle de la forteresse, un combat plus rude
encore les attendrait pour nourrir ces hommes et
ces femmes qui avaient traversé déjà tant d’épreuves.
Ils gravirent en silence l’escalier menant aux cui-
sines. Si Rabbie ne s’était pas trompé, les cuisinières
seraient de leur côté et ne donneraient pas l’alarme
en les découvrant. Mais ils n’eurent pas à s’inquiéter
pour cela. Tout était tranquille dans la salle. Seule
une petite servante dormait près de l’âtre, avec une
couverture pour lui tenir chaud.
La jeune fille dressa la tête et poussa un petit cri
en les apercevant. Sa couverture serrée devant elle,
elle bondit et alla se réfugier contre un mur. Une
véritable terreur se lisait sur son visage. Qu’avait-elle
donc vécu pour réagir ainsi ? Maggie savait ce que
les soldats anglais faisaient subir aux Écossaises.
Elle se sentait prise d’une rage folle en songeant
à toutes celles qui avaient été forcées de servir ces
barbares.
Colin mena le groupe en direction de la grande
salle. Ils partaient de l’idée qu’Abbott occupait les
appartements du laird –  ceux qui devaient à pré-
sent revenir à Colin. Ils imaginaient aussi qu’il serait
endormi, à cette heure tardive.
Chacun avait son rôle à jouer. Certains devaient
gagner le devant de la forteresse. Colin irait à la
recherche d’Abbott. La majorité d’entre eux reste-
raient dans la grande salle, où la plupart des soldats
anglais dormaient pour la nuit.
Nulle part ils ne trouvèrent de gardes en faction.
Les hommes assignés à l’avant de la forteresse
359
sortirent dans la cour en se faisant aussi discrets que
possible. Colin s’engagea dans l’escalier en compa-
gnie d’une poignée d’hommes choisis avec soin. Mag-
gie les suivit, laissant les autres se poster à l’entrée
de la grande salle. Sa mission consistait à faire en
sorte que tous ceux qui quitteraient les chambres
soient contrôlés.
L’attaque commencerait à un signal lancé par Duff
depuis la grande salle.
Le cœur de Maggie battait fort, mais elle demeu-
rait concentrée, l’esprit alerte et les sens aux aguets.
Elle fit halte sur le dernier palier, où Colin passa
sans même lui accorder un regard. Cette nuit, il
réagissait en tant que guerrier. Elle n’aurait pu être
plus fière de lui.
39

Il avait été convenu que Duff attende que les


hommes de Sutherland soient en place avant de
lancer le signal.
Maggie n’en pouvait plus d’attendre et mourait
d’impatience. Elle bondissait d’une jambe sur l’autre,
tant elle avait hâte de passer à l’action. Colin, posté
devant la porte qui devait être celle d’Abbott, lui
adressait un sourire de temps à autre.
Enfin, Duff poussa le cri convenu. Il s’ensuivit
dans toute la forteresse un tumulte grandissant, au
fur et à mesure que les soldats anglais se réveillaient.
Colin ne perdit pas une seconde. Il ouvrit la porte à
la volée avant de disparaître à l’intérieur des apparte-
ments du laird. Maggie dut se retenir de le rejoindre
pour surveiller ses arrières. Au bout d’une semaine
de mariage, il était surprenant de constater à quel
point c’était devenu une seconde nature pour elle.
L’une des autres portes donnant sur le corridor
s’ouvrit. Un officier apparut en titubant, encore
occupé à enfiler son pantalon. Son regard hébété
se posa sur elle.
—  Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t‑il à Maggie.
L’imbécile ne s’était même pas muni de son épée.
Il la prenait pour l’un de ses hommes.
361
D’un regard, la jeune femme désigna l’escalier et
répondit :
—  Ces maudits Highlanders. Ils sont partout !
L’homme pâlit brusquement.
—  Vous feriez mieux de descendre, lui conseilla-
t‑elle. Moi, je vais prévenir le capitaine.
Acquiesçant d’un signe de tête empressé, il s’exé-
cuta et fut fort surpris de voir quatre Highlanders
en armes surgir devant lui. Au regard qu’il lui
lança, Maggie se contenta de répondre en haussant
les épaules, avant de se ruer dans la chambre qu’il
venait de quitter en brandissant son arme.
Il ne s’y trouvait plus qu’une jeune fille – beaucoup
trop jeune  –, assise dans le lit défait, cachant sa
poitrine nue sous un drap, le visage figé dans une
pure expression de terreur.
Maggie demanda :
—  Écossaise ou Anglaise ?
La jeune fille se mit à sangloter, et Maggie eut
sa réponse. Il était rare de trouver des Anglaises
dans les Highlands. Les Anglais préféraient garder
leurs femmes à l’écart de ces barbares d’Écossais et
coucher avec les femmes de ceux-ci.
—  Je ne te veux aucun mal, assura-t‑elle. Comme
toi, je suis écossaise. Habille-toi vite.
Maggie s’efforçait de mettre de côté l’horreur
qu’elle ressentait en songeant à ce que cette petite
avait enduré. Quand elle eut en hâte passé une che-
mise et une robe, elle lui indiqua comment gagner
le tunnel à partir des cuisines.
— Cours aussi vite que tu peux ! conseilla-t‑elle
en la conduisant à la porte de la chambre. Et bonne
chance !
Dans le corridor, le chaos était indescriptible.
Des soldats anglais quittaient leur chambre pour
être accueillis par des Highlanders furieux qui leur
362
faisaient payer l’humiliation subie. Maggie passa de
pièce en pièce pour vérifier s’il restait d’autres occu-
pantes à qui porter secours. Elle en trouva deux,
aussi jeunes que la première. Cela la rendait furieuse
au point qu’elle en tremblait de rage.
Elle jeta un coup d’œil dans la chambre où était
entré Colin, mais ni celui-ci ni Abbott ne s’y trou-
vaient. Elle ne pouvait qu’espérer que son mari avait
réussi à se rendre maître de son ennemi aussi rapi-
dement et facilement que ses hommes parvenaient
à le faire partout ailleurs.
Elle se rendit dans la grande salle, où des hommes
se battaient encore dans un désordre indescriptible,
le visage grimaçant. Des soldats anglais jonchaient le
sol, certains blessés, d’autres morts, mais heureu-
sement l’ennemi semblait être le seul à avoir subi
des pertes.
Maggie se rendit ensuite à la porte principale et
vit que les Écossais avaient repris la tour de garde.
Un groupe important de soldats anglais se trouvait
rassemblé au milieu de la cour, entouré de Highlan-
ders aux airs farouches. L’ennemi vaincu n’offrait
plus aucune résistance. Pour un peu, Maggie aurait
cédé à la tentation de crier victoire, mais elle n’avait
toujours pas aperçu ni Colin ni Abbott, et cela l’in-
quiétait.

Colin affrontait en face à face son ennemi intime.


Abbott ne paraissait pas décidé à se laisser capturer.
Il l’avait effectivement découvert dans les apparte-
ments du laird mais, revenu de sa surprise, le capi-
taine s’était battu avec la dernière énergie. Après
avoir eu pour cadre l’escalier, le combat se poursui-
vait sur les remparts.
363
Il ne faisait aucun doute que ce serait un combat
à mort. Il ne pourrait y avoir d’autre issue.
Colin avait l’impression de se battre depuis des
heures. La sueur qui coulait de son front l’aveuglait.
Pour chacune de ses attaques, Abbott avait une
parade suivie d’une contre-attaque. Bien qu’ayant
l’avantage, il ne parvenait pas à conclure et se fati-
guait. Pour ne rien arranger, avec son insupportable
accent anglais, son adversaire ne cessait de le pro-
voquer.
—  Tu ne t’imagines tout de même pas que toi, un
barbare écossais, tu pourras battre un soldat anglais
bien entraîné, MacLean ?
Bien que conscient de tomber dans le piège, Colin
ne put réprimer un grondement rageur.
— Crois-tu vraiment que nous n’étions pas pré-
parés à vous accueillir ?
Abbott allongea une botte fulgurante que Colin
eut du mal à parer.
— Nous savions que tu te précipiterais ici en
apprenant que ton château avait été pris. Parce que
tu es un âne.
Colin se fendit. Abbott sauta sur le côté pour éviter
l’assaut. Colin était satisfait de constater que l’An-
glais semblait hors d’haleine, ce qui ne l’empêchait
en rien de déblatérer. Il aurait voulu le faire taire
une fois pour toutes.
—  L’Angleterre ne fait pas de cadeaux à ceux qui
s’évadent de ses prisons.
La colère de Colin menaçait de prendre le dessus.
Il ne put s’empêcher de répliquer :
— T’aurais-je causé des ennuis en m’évadant,
Abbott ?
Le visage de son ennemi, déjà empourpré, prit
une vilaine teinte brique. Colin comprit qu’il avait
visé juste.
364
— Ah, c’est donc ça ! se réjouit-il. Que t’est-il
arrivé quand tes supérieurs ont appris que tu m’avais
laissé filer ?
Abbott trébucha en reculant, mais retrouva bien
vite son équilibre.
— Quelle a été la sanction ? s’interrogea Colin.
As-tu été dégradé ?
Abbott montra les dents, écumant de rage. Colin
en profita pour l’atteindre au bras. Le sang jaillit,
écarlate, éclaboussant sa chemise blanche.
—  Non ! s’exclama-t‑il.
Répondait-il ainsi à sa question, ou déplorait-il
d’avoir été touché ? Colin l’ignorait et s’en moquait.
Ce premier aperçu de la victoire décuplait ses
ardeurs.
Sans doute Abbott le sentit, car il parut jeter ses
dernières forces dans la bataille. Avec un hurlement
de rage, il lança une attaque fulgurante que Colin
para en virevoltant sur lui-même. Déséquilibré,
Abbott fut entraîné par son élan.
Colin saisit l’opportunité qui lui était offerte de
vérifier où en étaient les combats. Ses hommes sem-
blaient avoir le contrôle de la situation. Dans la
cour, l’ennemi défait attendait son sort sous bonne
garde.
Mais ce bref moment d’inattention lui coûta cher.
Abbott tira avantage de sa distraction en le dépos-
sédant de son épée, qui alla rebondir sur le dallage.
Puis il fondit sur lui et l’accula contre le parapet,
le faisant reculer au point que la moitié supérieure
de son corps se retrouva dans le vide. Ses pieds ne
touchaient plus qu’à peine le sol. Comment avait-il
pu être assez stupide pour se laisser surprendre ?
Il imaginait son père et ses frères lever les yeux
au ciel. En une seconde d’inattention, il avait tout
perdu.
365
—  Vous autres, maudits Écossais, vitupérait Abbott
les yeux fous, êtes battus et toute résistance est
­inutile.
Colin sentit les mains d’Abbott se refermer autour
de sa gorge. Déjà, l’air lui manquait et sa vision
se troublait. Les voix de son père et de ses frères
retentissaient sous son crâne.
—  Tu ne feras jamais rien de bon… Quelle décep-
tion, Colin… Tu ne changeras donc jamais ?
Puis, alors qu’il se croyait perdu, le visage sou-
riant de Maggie lui apparut. Ses yeux sombres, ses
pommettes hautes. Il la vit rire. Il la vit quand ils
faisaient l’amour. Il imagina aussi sa souffrance
lorsqu’elle apprendrait sa mort.
Non !
Puisant dans d’ultimes réserves, par la seule force
du désespoir, Colin repoussa brusquement Abbott.
L’expression ricanante de son ennemi fit place au
doute et à la frayeur quand il le vit marcher sur lui,
les poings serrés.
Le premier coup de poing l’atteignit en pleine face.
Un flot de sang jaillit de son nez. Il tituba en arrière.
Colin frappa encore, et encore, sans laisser à son
adversaire le temps de se reprendre. Un déluge de
coups l’atteignait au visage, à la poitrine. Il n’y avait
rien qu’Abbott pût faire pour s’en protéger. Insen-
siblement, il se retrouva à son tour dos au parapet.
Colin, possédé par une force qu’il n’avait jamais
connue, n’aurait pu s’arrêter s’il l’avait souhaité. Le
visage d’Abbott n’était plus qu’une plaie sanglante.
Ses jambes le lâchèrent. Il glissa vers le sol, mais
Colin l’empoigna par le col de sa chemise pour l’em-
pêcher de tomber.
— Pensais-tu réellement t’en tirer ? Imaginais-tu
que je te laisserais vivre ?
366
En reconnaissant dans la bouche de Colin les
paroles qu’il lui avait lui-même adressées à Fort
Augustus, Abbott écarquilla les yeux, terrifié. Resser-
rant l’emprise de ses mains autour de son cou, Colin
sentit le frisson de la victoire lui remonter l’échine.
Aussitôt après, le doute s’empara de lui. Il savait
que s’il laissait la vie sauve à Abbott, celui-ci se char-
gerait de faire de sa vie un enfer. Mais s’il le tuait,
il devrait quitter le pays pour fuir la vengeance des
Anglais.
Soudain, il se figea en sentant une lame froide
plaquée contre son cou. Profitant de ses atermoie-
ments, Abbott avait tiré un poignard de sa botte.
— Qui va tuer qui, maintenant ? triompha-t‑il.
Ta femme… ta veuve –  comment s’appelle-t‑elle,
déjà ? Maggie, c’est cela ? La charmante Margaret
Sinclair… Elle fera une parfaite catin pour moi et
mes hommes.
Avec un hurlement de rage, Colin le fit basculer
en arrière. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte
sur un cri d’horreur qui ne voulait pas sortir, les
bras battant l’air, Abbott bascula dans le vide et alla
s’écraser sur les rochers en contrebas.
Colin demeura un long moment penché au-dessus
du parapet, à observer le cadavre désarticulé de
son ennemi, dont la mer venait lécher les pieds. Il
ne parvenait pas à croire que tout était terminé.
L’homme était mort, et même si c’était pour lui un
soulagement, cela ne pourrait que lui valoir de nom-
breux problèmes. Il n’était qu’un rebelle écossais qui
avait assassiné un officier anglais. En triomphant
d’Abbott, il venait aussi de tout perdre.
Sutherland, Alan et Adair apparurent à ses côtés.
—  Je l’ai tué, annonça froidement Colin.
Brice lui assena une tape dans le dos.
—  Bien joué, bràthair…
367
— Me voilà condamné à mort, reprit Colin d’un
ton lugubre. Un Écossais tuant un officier anglais…
—  J’ignore ce que vous avez vu, lança Sutherland
en s’adressant aux deux autres, mais pour ma part
j’ai vu Abbott sauter dans le vide. Sa défaite avait
rendu fou le pauvre homme. Il redoutait d’avoir à
rendre des comptes à ses supérieurs.
— Campbell soutiendra cette version, estima
Adair. Je m’en porte garant.
Colin les dévisagea d’un air sceptique. Comment
le problème aurait-il pu être réglé ainsi ? Les Anglais
ne se laisseraient pas si facilement duper.
Adair soutint son regard et ajouta :
— Croyez-moi, Campbell prendra fait et cause
pour vous. Parce que nous serons tous en danger si
les Anglais pensent que vous avez tué Abbott.
— Mais pouvons-nous faire confiance à Camp-
bell ? interrogea Alan avec un sourire narquois.
—  Aye, assura solennellement Adair. En cela, vous
pouvez avoir confiance en lui.
Maggie apparut en haut des marches. Elle se pré-
cipita vers eux et se pencha pour examiner le corps.
Il y avait une trace de sang sur son menton et une
marque rouge sur sa joue, mais à part cela, elle ne
paraissait pas blessée.
Abbott ne pourrait plus lui faire de mal, et rien
que pour cette raison, Colin ne pouvait regretter
de l’avoir tué. Au moins était-il arrivé à protéger
son épouse, comme c’était pour lui un devoir de le
faire…
— Bien, se réjouit-elle en se redressant. Je suis
contente qu’il soit mort.
En reportant son attention sur Colin, elle lui
adressa un sourire radieux et ajouta :
—  Bienvenue à la maison, MacLean !
368
Elle paraissait si heureuse, si fière, que Colin mit
tous ses doutes de côté, faisant confiance à ses amis
pour le tirer de ce guêpier.
—  Bienvenue à la maison, lady MacLean.
Pour le moment, il ne voulait que l’embrasser et
profiter de la victoire.
40

Adair Campbell ne s’était pas trompé. Colin ne


sut jamais ce que Iain avait raconté à Cumberland,
mais il ne fut plus question de la mort d’Abbott et
aucun soldat anglais ne vint l’arrêter. Les prisonniers
furent rendus aux Anglais. La vie reprit son cours à
Castle MacLean.
Quelques semaines après leur victoire, Adair
Campbell revint à la tête d’un convoi de vivres et
porteur d’une lettre de Iain. Celui-ci lui souhai-
tait bonne  chance à la tête de son clan et, en gage
de bonne volonté, il le priait d’accepter cette aide qui
permettrait aux MacLean de passer l’hiver.
Ce fut le post-scriptum qui lui déplut. Campbell
l’informait qu’en raison du service qu’il venait de lui
rendre, en convainquant les Anglais qu’il n’avait rien
à voir avec la mort d’Abbott, il lui devait à présent
une faveur, qu’il se chargerait de lui rappeler en
temps utile.
Après avoir lu la missive, Colin jeta un coup d’œil
par la fenêtre de son étude dominant l’océan. Il était
soulagé de ne plus être recherché par les Anglais,
et heureux également de pouvoir nourrir les siens
l’hiver à venir. En revanche, il n’était pas ravi de
devoir une faveur à Campbell. Mais en définitive,
que pouvait-il y faire ? Campbell lui avait sauvé la
370
vie par deux fois, sans compter qu’il avait aussi sauvé
celle de Maggie. Comment aurait-il pu prétendre ne
pas être en dette envers lui ?
Lorsque Maggie vint le rejoindre, il repoussa ces
inquiétudes dans un coin de son esprit. Ce qui devait
arriver arriverait. Il réglerait sa dette le moment
venu parce qu’il n’avait pas le choix et parce que,
grâce à Campbell, il avait désormais la responsabilité
d’un clan et d’une famille. Qu’aurait-il pu demander
de plus à la vie ?
Elle vint l’enlacer et posa la joue contre sa poi-
trine. Il embrassa le sommet de son crâne et la serra
fort contre lui. Les voix de son père et de ses frères
ne le harcelaient plus, désormais. Il ne lui arrivait
plus de se prendre pour un incapable, ou de redou-
ter de n’être pas à la hauteur pour rendre sa femme
heureuse.
Ils avaient travaillé d’arrache-pied pour nettoyer
le château et en faire leur foyer. C’était un chantier
de longue haleine, et Colin s’amusait de voir son
épouse, capable de jurer, se battre et boire comme
un homme, prendre plaisir à choisir des tentures
dans les stocks de soieries de contrebande. Ce qu’il
trouvait non moins amusant, c’était d’observer Duff
l’aider dans cette entreprise. Le vieux renard sem-
blait en effet avoir développé un goût certain pour
la décoration. Il n’était pas inhabituel de voir ces
deux-là, penchés sur des coupons, discuter longue-
ment des mérites respectifs de tel velours grenat ou
de telle soierie bleue pour habiller les fenêtres de
son étude.
Cela ne signifiait pas pour autant que Maggie avait
renoncé à ses anciennes manières. Colin savait que
Duff l’avait entraînée dans quelques expéditions noc-
turnes. Il avait opportunément regardé ailleurs pour
ne pas les en empêcher, parce qu’il savait que sa
371
femme adorait cela, et parce qu’elle était entre de
bonnes mains. Jamais Duff n’aurait pris le risque
qu’il lui arrive quoi que ce soit.
— Alors ? demanda-t‑il. Verrai-je la vie en bleu,
ou en rouge ?
— Ni l’un ni l’autre. Un magnifique rouleau de
soie damassée jaune est arrivé par le dernier bateau.
—  Alors va pour le jaune, approuva-t‑il en répri-
mant un sourire.
—  Ce n’est pas sûr. J’hésite encore.
Elle le dévisagea d’un air soupçonneux et
demanda :
—  Tu ne serais pas en train de te moquer de moi ?
—  Moi ? Jamais de la vie !
Elle fit mine de lui assener une tape sur l’épaule.
— Ne va pas t’imaginer que je suis une autre
femme que celle que tu as épousée parce qu’il m’ar-
rive de m’intéresser à des coupons de tissu, Colin
MacLean !
—  Certainement pas.
En butte à son regard méfiant, il ne put s’empê-
cher de sourire, cette fois.
—  Ah, Maggie lass… Tu ne sais donc pas que je
t’aimerai toujours autant, que tu manies l’épée ou
l’aiguille ?
—  Vraiment ?
Il l’attira de nouveau dans ses bras, parce qu’il lui
était difficile de résister à l’envie de le faire quand
ils étaient ensemble.
—  Vraiment, répondit-il.
—  Qu’ai-je fait pour te mériter ?
—  Tu t’es fait passer pour un garçon, tu t’es éva-
dée de prison avec moi, tu as joué les infirmières
pour me soigner. Ensuite, tu as failli te noyer dans
une rivière et tu t’es battue à mes côtés pour sauver
notre clan.
372
Maggie eut un petit rire ravi.
— On peut dire que notre vie commune est des
plus animées !
—  Difficile de prétendre le contraire. Je vais m’as-
surer qu’elle le sera un peu moins dans les années
à venir.
Elle leva la tête vers lui et cala son menton contre
sa poitrine en demandant :
—  Pas trop calme, j’espère ?
Colin leva les yeux au plafond et se mit à rire. Il
ne faisait pour lui pas l’ombre d’un doute que jamais
sa femme ne pourrait se satisfaire d’une vie rangée.
— Nous pourrons la pimenter de temps à autre
par un peu d’aventure, suggéra-t‑il.
—  Je compte sur toi.
— Qui aurait imaginé que tu t’épanouirais en
retapant un vieux château délabré en bord de mer ?
—  J’en suis moi-même surprise. Mais il n’y a pas
d’endroit sur terre où je préférerais me trouver.
—  Ah, Maggie lass… murmura Colin en la berçant
tendrement. Moi non plus, tu sais…
Remerciements

Avant de m’engager dans l’écriture, j’imaginais


qu’un roman sortait tout droit de la tête de son
auteur, parfaitement pensé et écrit. Rien ne peut
être plus éloigné de la vérité. Il est vrai que l’acte
d’écrire est par nature solitaire, mais la création d’un
livre ne l’est pas.

Je peux toujours compter sur des auteures telles


que Christine Warner et Kristina Knight pour me glis-
ser la bonne idée au bon moment, ou pour me tirer
d’une impasse dans laquelle je me suis moi-même
engagée. Mon agente, Jessica Alvarez, est toujours
prête à répondre à mes e-mails, y compris quand
ils ne sont pas pertinents ou que je lui demande
plusieurs fois de suite la même chose. Sarah Mur-
phy, mon éditrice, est ma plus grande supportrice
et amène les idées les plus étonnantes pour hausser
mes histoires au niveau supérieur. Elle garde en tête
le schéma d’ensemble et sa contribution améliore
toujours mes romans. Elle est aussi l’implacable et
sourcilleuse correctrice qui veille à ce que chaque
phrase et chaque mot soient à leur place. Quand elle
me recommande un terme plus adéquat que celui
qui est sorti de ma plume, je l’écoute toujours.

375
Et puis il y a aussi les concepteurs des couver-
tures  et tous ceux et toutes celles en coulisse qui
mettent au point la sortie des livres, la mise en vente
et toutes les étapes du marketing. Chacun d’eux a
mon livre à cœur et fait de sa réussite un effort
collectif.

À vous tous, je dois un immense merci, du fond


du cœur…
Aventures & Passions
3 avril
Tessa Dare
Le jeu de la préceptrice
Inédit
Chase Reynaud sera prochainement duc. Incorrigible liber-
tin, se marier est la dernière chose qu’il souhaite… Et encore
moins avoir des enfants ! Pourtant, avec le duché dont il
va hériter vient la garde de deux orphelines infernales.
Et la jolie Alexandra Mountbatten, qui toque à sa porte et
le sermonne sur ses mauvaises habitudes, serait parfaite
dans le rôle de préceptrice…


Anna Campbell
Les fils du péché - Le plus précieux des joyaux
Inédit
À Londres, tout le monde sait que feu sir Lester Harmsworth
n’a pas enfanté Richard, qui a subi les insultes et les mo-
queries toute sa vie. Mais, s’il entrait en possession d’un
joyau de très grande valeur qui a longtemps appartenu
à sa famille, peut-être pourrait-il restaurer sa dignité ?
Malheureusement, ce joyau se trouve entre les mains de
Genevieve Barrett, qui refuse obstinément de le lui vendre…


Catherine Anderson
La lune comanche
Les Introuvables
Inédit
Sept ans après le meurtre de ses parents, Loretta Simpson
vit toujours dans la terreur que les guerriers comanches ne
reviennent. Loup Noir, indien, est convaincu que Loretta
est la femme décrite dans l’antique prophétie comme étant
celle qu’il doit honorer pour l’éternité. Mais Loretta ne voit
en Loup Noir que l’ennemi qui l’a enlevée, et elle refuse de
se soumettre…
Grace Burrowes
Les lords solitaires - Andrew
Inédit
Rongé par la culpabilité après la mort de plusieurs de ses
proches, Andrew Alexander, comte de Greymoor, a préféré
quitter le pays. Ce n’est qu’en apprenant que son amour
de jeunesse, Astrid Worthington, est marié qu’il décide de
rentrer en Angleterre. Or, Astrid est veuve, enceinte… et en
danger. Andrew n’a pas d’autre choix que de la protéger…


Amy Jarecki
Les seigneurs - Le commandant des Highlands
Inédit
Fille illégitime d’un comte écossais, Magdalen Keith
accepte malgré elle de danser avec des officiers de la marine
en guerre lors du bal masqué de Whitehall. En dépit
de ses préjugés, sa rencontre avec Aiden Murray, lieutenant
de vaisseau, la bouleverse. Mais lorsqu’il apprend que le père
de Maddie, un comte rebelle défendant la cause jacobite, est
accusé de trahison, le bel Écossais continuera-t-il à écouter
son cœur, au risque d’y perdre la vie ?


Shirlee Busbee
La rose d’Espagne
La bibliothèque idéale
Ennemis de longue date, les Delgato espagnols et les
Lancaster anglais se vouent une haine sans merci. Lorsque
le cruel Diego Delgato saisit le navire de Gabriel Lancaster
et le fait prisonnier, Gabriel est prêt à tout pour assouvir sa
vengeance. Maria, magnifique jeune femme aux yeux saphir
et sœur de Diego, sera l’instrument parfait de sa vengeance !
La passion s’avance pourtant sous le masque de l’orgueil…
Julie Anne Long
Pickpocket en jupons
Jeune avocat, Gideon Cole sait qu’il sera un jour baron.
Il a de grands projets. D’abord épouser lady Constance
dont la beauté n’a d’égale que sa passion pour le luxe. Mais
sera-t-elle capable de patienter jusqu’à ce qu’il hérite ?
Rien n’est moins sûr, et Gideon s’inquiète. Et s’il lui
inventait une rivale pour piquer sa jalousie ? Reste à trouver
une candidate... Pourquoi pas cette voleuse dont il a racheté
la liberté sur un coup de tête ?
3 avril
Molly O’Keefe
Coup d’éclat
Monica Appleby est de retour à Bishop. La réputation
sulfureuse qui la précède, elle la doit au drame familial
qu’elle a vécu des années auparavant, et dont elle souhaite
faire un livre. Or, ce projet n’est pas du goût du maire de la
ville, Jackson Davis. Pourtant, malgré l’apparente hostilité
qu’il lui témoigne, Monica est irrésistiblement attirée par
cet homme de pouvoir…

Confidence pour confidence


Partie en Afrique pour une mission humanitaire, Ashley
Montgomery est faite prisonnière par des pirates somaliens.
Brodie Baxter, ancien garde du corps de la famille, parvient
à la libérer. Il la met à l’abri de la presse et de ses proches.
Mais le répit est de courte durée : une nouvelle aventure,
plus brûlante encore que celle dont ils viennent juste de se
sortir, les attend…
3 avril
Ella Frank
Tentations - Coup de chaud
Inédit
Quatre ans se sont écoulés depuis que Tate a emménagé chez
son bel amant Logan. Leur carrière respective est au beau
fixe, toutefois, une routine s’est peu à peu installée au sein du
couple. Ils se donnent pour objectif de trouver un équilibre
afin de se sentir pleinement épanouis mais tout vacille lorsque
des figures du passé refont surface. Leur tranquille quotidien
vole en éclats, leurs certitudes aussi. Les deux hommes, liés
par un amour passionnel, sont déterminés à protéger leur
bonheur. Y parviendront-ils et à quel prix ?
Ce prix, décerné par un jury de blogueuses spécialistes
et de lectrices, récompensera la meilleure romance
publiée en numérique en 2018. Le nom de la lauréate
sera dévoilé lors du Festival du roman féminin organisé
par Les Romantiques, en mai 2019.

30 titres en lice
Un jury de passionnées
La meilleure romance récompensée

Sélection Sélection Sélection Or :


Bronze Argent la lauréate

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12569
Composition
FACOMPO

Achevé d’imprimer en Italie


par GRAFICA VENETA
le 6 février 2019

Dépôt légal : mars 2019


EAN 9782290207376
OTP L21EPSN002050N001

ÉDITIONS J’AI LU
87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris

Diffusion France et étranger : Flammarion

Licence eden-3029-7a74eb839e39b30-R932836104-619032 accordée le


08 janvier 2023 à Valérie De la asuncion

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