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PATRICIA CORNWELL
Kay Scarpetta – 10
CADAVRE X
Traduit de l’américain
par Hélène Narbonne
CALMANN-LÉVY
Pour en savoir plus
sur Patricia Cornwell :
www.patricia-comwell.com
www.pcornwell-france.com
Titre original américain :
BLACK NOTICE
(Première publication : G.P. Putnam’s Sons, New York, 1999)
© Comwell Enterprises, Inc., 1999
Pour la traduction française
© Calmann-Lévy, 2000
ISBN 2-7021-3092-5
À Nina Salter.
De l’eau et des mots.
« Le troisième versa sa coupe dans
les fleuves et dans les sources
d’eaux – Et ils devinrent du sang. »
APOCALYPSE, XVI, 4.
BW
6 décembre 1996
Epworth Heights
Luddington, Michigan.
Kay, ma chérie,
Je contemple le lac Michigan, assis sous la véranda. Un vent cinglant
vient de se lever, qui me rappelle que je dois me faire couper les cheveux. Je
me souviens de la dernière fois que nous sommes venus ici tous les deux
pour vivre un précieux moment de notre histoire, mettant notre travail et
nos préoccupations quotidiennes entre parenthèses.
Si tu lis ces lignes, c’est que je ne suis plus. Lorsque je me suis décidé à
écrire cette lettre, j’ai demandé au sénateur Lord de te la remettre en main
propre un an après ma mort, au début du mois de décembre. Je sais
combien la période des fêtes de Noël a toujours été difficile pour toi. Elle
est sans doute, maintenant, devenue intolérable. Ma vie a commencé avec
mon amour pour toi. Le seul cadeau que tu puisses me faire est de tenir
bon.
Bien sûr, je sais, Kay. Tu n’as rien réglé. Tu t’es précipitée d’un lieu du
crime à l’autre. Tu as multiplié les autopsies. Tu t’es plongée dans les
affaires judiciaires, dans la gestion de l’Institut, dans tes cours et tes
conférences. Lucy t’a inquiétée, Marino exaspérée. Tu as évité tes voisins et
continué à redouter la nuit. Tu n’as pris aucunes vacances, tu ne t’es jamais
arrêtée, alors même que tu en avais désespérément besoin.
Il est temps que tu cesses de fuir ta peine et que tu me laisses te
réconforter. Pense à moi, prends ma main et souviens-toi de toutes ces fois
où nous avons évoqué la mort. Nous n’avons jamais accepté l’idée qu’une
maladie, un accident ou un acte de violence ait le pouvoir de nous
annihiler, parce que nos corps sont juste des vêtements et que nous sommes
tellement plus que cela.
Alors que tu lis cette lettre, Kay, je veux que tu saches que, d’une
certaine façon, je te suis, je te garde, et que tout ira bien. J’aimerais que tu
fasses quelque chose pour moi, pour célébrer cette vie qui était la nôtre et
dont je sais qu’elle ne mourra jamais. Invite Marino et Lucy à dîner ce soir.
Prépare-leur un de tes délicieux repas et réserve-moi une place à vos côtés.
Je t’aime pour toujours.
Benton.
1
L’UN DES ASPECTS les plus affreux de mon travail, c’était ces
surnoms dont les restes non identifiés se retrouvaient baptisés : « Le
Torse », « La Dame dans la malle » ou « Superman ». Ils dépouillaient la
victime de son identité, de tout ce qu’elle avait fait ou été, plus sûrement
encore que la mort.
Lorsque je ne parvenais pas à identifier quelqu’un que l’on avait confié
à mon expertise, je le ressentais comme une douloureuse défaite
personnelle. J’emballais les os dans des coffres qui ressemblaient à ceux des
banques et les entreposais dans le placard à squelettes, avec l’espoir qu’un
jour ils finiraient par me révéler leur identité. Je conservais intacts dans des
congélateurs des cadavres ou des restes humains, parfois pendant des mois,
voire pendant des années, sans me résoudre à les confier à la fosse
commune avant que tout espoir ait totalement disparu, ou que nous ayons
besoin de place. Nous ne disposions pas d’assez d’espace pour garder tout
le monde.
Le cas de ce matin avait été baptisé « L’Homme du conteneur ». Il était
dans un état effroyable et j’espérais ne pas avoir à le conserver trop
longtemps. Lorsque la décomposition est à ce point avancée, même la
réfrigération ne peut ralentir le processus.
— Quelquefois, je me demande comment vous supportez ça, grommela
Marino.
Nous nous trouvions dans le vestiaire attenant à la morgue, et rien, ni
porte ni mur de béton, ne pouvait complètement repousser l’odeur qui
filtrait.
— Rien ne vous oblige à être là, lui rappelai-je.
— Je ne manquerais ça pour rien au monde.
Nous revêtîmes deux blouses superposées, des gants, des protège-
coudes, des protège-chaussures, des calots de chirurgie et des masques
protecteurs. Aucun de mes médecins n’avait intérêt à se faire remarquer en
train d’étaler du Vicks sous les narines, même si les flics, eux, le faisaient
tout le temps. Si un médecin légiste n’est pas capable de supporter les
désagréments de ce travail, mieux vaut qu’il change de métier.
Plus important encore, les odeurs sont essentielles, et racontent leur
propre histoire. Une odeur de bonbon peut révéler la présence d’alcool
isoamylique, une odeur de poire le chloral hydraté. Les deux peuvent laisser
penser à une overdose d’hypnotiques, tandis qu’une vague odeur alliacée
oriente le diagnostic vers l’arsenic. Les phénols et les nitrobenzènes
évoquent respectivement l’éther et le cirage, et l’éthylène-glycol sent
l’antigel, dont il est l’un des constituants majeurs. Parvenir à isoler des
odeurs qui peuvent avoir une signification au milieu de l’horrible puanteur
de cadavres sales ou de chair en décomposition n’est pas très éloigné du
travail de l’archéologue. L’objet de la recherche exige toute la concentration
possible, et les pitoyables circonstances environnantes doivent être
reléguées au second plan.
La chambre de décomposition, comme nous l’appelions, était une
version miniature de la salle d’autopsie. Elle disposait de sa propre glacière,
d’un système de ventilation autonome et d’une seule table à roulettes que je
pouvais déplacer et accoler à un grand évier. Tout l’aménagement, y
compris les portes et les placards, était en acier inoxydable. Une couche de
peinture acrylique non absorbante, capable de supporter les lessivages les
plus corrosifs à grands jets d’eau de Javel et de désinfectants, recouvrait les
murs et le sol. Les portes automatiques s’ouvraient à l’aide de boutons
d’acier suffisamment grands pour être actionnés d’un coup de coude, sans
qu’il soit besoin d’y poser les mains.
Lorsque la porte se referma derrière Marino et moi, je fus surprise de
découvrir Anderson appuyée contre un comptoir, à côté du cadavre enfermé
dans sa housse. Un corps est une pièce à conviction. Jamais je ne laissais un
enquêteur seul avec un cadavre qui n’avait pas encore été examiné, surtout
depuis les dérapages du procès d’O. J. Simpson, où tout le monde avait été
attaqué au tribunal sauf l’accusé lui-même.
— Que faites-vous ici, et où est Chuck ? demandai-je à Anderson.
Chuck Ruffin était le surveillant de ma morgue. Il aurait dû être au
travail depuis un certain temps, afin de vérifier les instruments de chirurgie,
d’étiqueter les tubes à essais et de s’assurer que je disposais de tous les
formulaires nécessaires.
— Il m’a fait entrer puis il est parti, je ne sais où.
— Il vous a laissée ici et est parti ? Il y a combien de temps ?
— Une vingtaine de minutes, répondit-elle en regardant Marino avec
circonspection.
— Mais n’est-ce pas du Vicks ? remarqua doucement celui-ci.
La pommade brillait au-dessus de la lèvre supérieure d’Anderson.
— Tu vois ce désodorisant industriel, là-haut ? fit Marino avec un signe
de tête en direction du système d’aération spécifique installé au plafond. Eh
ben, tu sais quoi ? Quand on va ouvrir la fermeture Éclair de ce truc, il ne
servira à rien.
— Je n’ai pas l’intention de rester, répliqua-t-elle.
C’était une évidence : elle n’avait même pas enfilé de gants de
chirurgie.
— Sans vêtements de protection, vous ne devriez même pas être là,
remarquai-je.
— Je voulais juste vous prévenir que j’allais interroger des témoins, et
je veux que vous m’appeliez sur mon pager dès que vous aurez des
informations sur ce qui lui est arrivé.
— Quels témoins ? demanda Marino. (Son souffle embua sa visière.)
Bray t’expédie en Belgique ?
Je ne croyais pas une seconde qu’Anderson soit venue dans cet endroit
déplaisant pour me dire quoi que ce soit. Elle avait en tête autre chose. Je
regardai la housse à cadavre rouge pour voir si on y avait touché d’une
quelconque façon, tandis que la paranoïa s’emparait de moi. Je jetai un coup
d’œil à la pendule murale. Il était presque 9 heures.
— Appelez-moi, me dit Anderson comme s’il s’agissait d’un ordre.
Les portes se refermèrent derrière elle. Je décrochai le téléphone
intérieur mural et appelai Rose.
— Où est passé Chuck ? demandai-je.
— Dieu seul le sait, répondit Rose sans chercher à dissimuler le mépris
dans lequel elle tenait le jeune homme.
— Trouvez-le et dites-lui de venir ici immédiatement. Il va me rendre
dingue ! Et comme d’habitude, notez cet appel. Que tout soit consigné.
— C’est toujours ce que je fais.
Je raccrochai et dis à Marino :
— Un de ces jours, quand j’en aurai assez, je vais le flanquer dehors. Il
est paresseux et totalement irresponsable. Il a changé, il n’était pas comme
cela avant.
— Ouais ! Il est encore plus paresseux et irresponsable qu’avant,
rétorqua Marino. Ce type a les neurones qui n’impriment pas bien, doc. Il
magouille quelque chose, et, pour votre gouverne, il essaye de se placer
dans le département de police.
— Oh, faites, je vous en prie, prenez-le !
— C’est un de ces velléitaires qui bandent devant un uniforme, un
flingue et un gyrophare, dit-il d’un ton qui perdait de son assurance au fur et
à mesure qu’il descendait la fermeture Éclair de la housse à cadavre.
Il faisait de son mieux pour rester stoïque.
— Ça va ?
— Ouais, ouais.
La puanteur nous assaillit comme une lame de fond.
— Merde ! gémit-il tandis que je retirais les draps qui entouraient le
cadavre. Putain de salopard d’enfoiré !
L’état de décomposition de certains corps est si effroyable que les tissus
finissent par se résumer à une sorte de miasme surréaliste, une combinaison
de couleurs, de textures et d’odeurs anormales qui désoriente, dénature tout,
jusqu’à provoquer l’évanouissement.
Marino se recula précipitamment jusqu’au comptoir, s’écartant autant
que possible du chariot, et je me retins d’éclater de rire.
Il avait l’air parfaitement ridicule dans son attirail de chirurgie.
Lorsqu’il portait des protège-chaussures, il avait tendance à se déplacer
comme s’il patinait sur le sol, et le calot, qui ne trouvait pas de prise sur son
crâne dégarni, se redressait en plissant comme du papier à pâtisserie. Il
l’arracherait de son crâne, comme à l’accoutumée, dans quelques minutes.
— Ce n’est pas de sa faute s’il est dans cet état, lui rappelai-je. Et ça,
c’est un peu hypocrite, ajoutai-je tandis qu’il se fourrait un inhalateur de
Vicks dans le nez.
Les portes s’ouvrirent de nouveau et Chuck Ruffin entra, chargé de
radios.
— Ce n’est pas une très bonne idée d’escorter quelqu’un jusqu’ici puis
de disparaître, lui fis-je remarquer avec bien plus de réserve que je n’en
ressentais. Surtout un enquêteur débutant.
— Je ne savais pas que c’était une débutante, répondit-il.
— Et qu’est-ce que tu croyais qu’elle était ? rétorqua Marino. C’est la
première fois qu’elle vient, et elle a l’air d’avoir treize ans.
— Ça, c’est sûr qu’elle a pas de seins. Pas mon genre, je peux vous dire,
ajouta-t-il en plastronnant. Alerte aux gouines ! Pim, pom, pim, pom ! fit-il
en imitant une sirène et en faisant tournoyer ses mains comme un
gyrophare.
— On ne laisse pas de visiteurs non autorisés seuls avec un corps qui
n’a pas encore été examiné, et cela inclut les policiers, inexpérimentés ou
pas.
J’avais une folle envie de le flanquer à la porte sur-le-champ.
— Je sais, dit-il en essayant de m’amadouer. Encore O. J. Simpson et la
pièce à conviction glissée par les flics.
Ruffin était un grand jeune homme. Ses yeux bruns ensommeillés et sa
chevelure blonde indisciplinée lui donnaient cet air ébouriffé et tout juste
sorti du lit que les femmes semblaient trouver irrésistible. Il n’avait pas
réussi à me charmer et y avait renoncé.
— À quelle heure Anderson est-elle arrivée ce matin ? lui demandai-je.
Pour toute réponse, il fit le tour de la pièce en branchant les plaques
lumineuses, dont les reflets pâles léchèrent le haut des murs.
Il continua :
— Désolé d’être en retard. J’étais au téléphone, ma femme est malade.
Il avait utilisé cette excuse tant de fois que je finissais par me demander
si sa pauvre femme n’était pas affligée d’une lourde pathologie chronique,
ou hypocondriaque, à moins qu’elle ne soit totalement hystérique ou quasi
morte.
— J’en conclus que Renée a décidé de ne pas rester…, ajouta-t-il en
faisant allusion à Anderson.
— Renée ? l’interrompit Marino. Je ne savais pas que vous étiez
intimes.
Ruffin entreprit de tirer les radios de leurs grandes enveloppes à bulles.
— Chuck, à quelle heure Anderson est-elle arrivée ? demandai-je de
nouveau.
— Très exactement ? (Il réfléchit un moment.) Je dirais à peu près au
quart.
— À 8 heures et quart ?
— Ouais.
— Et vous l’avez laissée dans la morgue alors que vous saviez que tout
le monde serait à la réunion du matin ? remarquai-je tandis qu’il fixait les
radios sur les plaques lumineuses. Seule avec les dossiers, les effets
personnels, sans parler des corps, un peu partout ?
— Elle ne l’avait jamais vue, alors je lui ai fait faire un petit tour…,
continua-t-il. En plus, j’étais là. J’avais des comprimés en retard.
Il faisait allusion à l’innombrable quantité de médicaments qu’on
récupérait chez la plupart des victimes. La tâche assommante qui consistait
à faire le décompte des comprimés avant de s’en débarrasser dans l’évier
était dévolue à Ruffin.
— Ouah, regardez ça !
La partie gauche de la mâchoire avait été suturée à l’aide de fils
métalliques, nettement visibles sur les radios crâniennes prises sous des
angles différents. Les sutures étaient aussi voyantes que les coutures d’une
balle de base-ball.
— « L’Homme du conteneur » a eu la mâchoire cassée, remarqua
Ruffin. Ça suffit à l’identifier, n’est-ce pas, docteur Scarpetta ?
— Sans doute, si nous parvenons à mettre la main sur ses vieilles radios.
— C’est toujours la grande question, dit Ruffin.
Il se sentait en mauvaise posture, et faisait tout son possible pour
détourner mon attention.
J’examinai les formes et les ombres opaques des sinus et des os sans
constater d’autres fractures, déformations ou bizarreries d’aucune sorte.
Néanmoins, lorsque je nettoyai les dents, je découvris un tubercule de
Carabelli, une cinquième protubérance. Toutes les molaires ont quatre
cuspides ou saillies. Celle-ci était excédentaire.
— Qu’est-ce que c’est qu’un Carabelli ? s’enquit Marino.
— C’est le nom de quelqu’un. Je ne sais pas qui.
Je pointai du doigt la dent en question.
— Maxillaire supérieur. Lingual et médial, ou, si vous préférez, vers la
langue et en avant.
— Chouette, dit Marino. Même si je n’ai pas la moindre idée de ce que
vous venez de dire.
— Une caractéristique inhabituelle, sans parler de la configuration des
sinus et de la mâchoire brisée. Nous avons de quoi l’identifier une demi-
douzaine de fois, si nous trouvons un point de comparaison premortem.
— Mais on dit ça tout le temps, doc, rappela Marino. Bon Dieu, vous
avez eu des gens avec un œil de verre, une jambe artificielle, des plaques
métalliques dans le crâne, des cerclages dentaires, n’importe quoi, et on ne
sait toujours pas qui c’est, parce que personne n’a signalé leur disparition.
Ou bien elle l’a été, et le dossier s’est perdu dans les limbes. Ou bien on n’a
pas pu retrouver une seule putain de radio ou de dossier médical.
— Travaux de restauration dentaire là et là, dis-je en désignant plusieurs
plombages métalliques qui se détachaient en blanc brillant sur les formes
opaques de deux molaires. On dirait qu’il a eu un très bon suivi dentaire. Et
il a les ongles parfaitement manucurés. Mettons-le sur la table. Nous avons
intérêt à nous dépêcher. Son état ne devrait pas s’arranger.
12
[1]
Fraternal Order of the Police, association de policiers. (N.d.T)
[2]
Voir Mordoc, Calmann-Lévy, 1998.
[3]
Egg : œuf, et ham : jambon ou bacon. (N.d.T.)
[4]
En français dans le texte. (N.d.T.)
[5]
Tally : « compte », to keep a tally : « tenir le compte (de) ». (N.d T.)
[6]
En français dans le texte. (N.d.T.)