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Franz Bartelt

Les Nœuds

le dilettante
19, rue Racine
Paris 6e
www.ledilettante.com
TABLE
Couverture
Titre
Table
Copyright
Soir après soir et d’un soir à l’autre, toujours plus
encombrée de chaises, de tables, de meubles délabrés, d’un lit
et d’une quantité asphyxiante de cordes en tous genres, la salle
de séjour faisait toujours plus fonction d’atelier et de chambre.
Tout en exécutant des nœuds, Basile Porquet considérait d’un
œil machinal le désordre qui se développait dans ces lieux où
ne subsistait des vieilles splendeurs qu’une enseigne où était
inscrite, en lettres dont l’orgueil s’effaçait petit à petit, la
raison sociale de la famille :

« PORQUET, PÈRES ET FILS, CORDES À NŒUDS ».

Au mur, entre des fenêtres occultées par des morceaux de


carton, un modèle de téléphone, antique et gros comme une
boîte à outils, sonnait. Chaque sonnerie semblait remuer de la
poussière. Basile tournait la tête et criait : « Ta gueule ! », en
variant les intonations, en frappant du pied sur le sol. C’était
toujours à peu près la même réaction : il faisait durer le plaisir
de croire que quelqu’un l’appelait, lui, personnellement.
Après un certain temps, il posait la corde sur un tas de
cordes, par terre, devant lui, et, en bougonnant, il obtempérait,
se dirigeait d’un pas d’Apache épuisé vers le téléphone, sans
cesser de proférer des « Ta gueule ! » dont il pensait qu’ils
possédaient des propriétés apaisantes. Il décrochait et
raccrochait, sans porter le combiné à son oreille.
Puis il revenait à sa place, reprenait la corde et la confection
de nœuds.
« Où en étais-je ? se disait-il. Des nœuds. Des nœuds. Basile
tu fais des nœuds. Qu’est-ce qu’il fait, Basile ? Il fait des
nœuds. Basile fait des nœuds.
« Pourquoi Basile fait-il des nœuds ?
« Vas-tu répondre, Basile ? Je t’ai posé une question. Je t’ai
demandé :
« Pourquoi fais-tu des nœuds ?
« Tout le monde ne fait pas des nœuds.
« À ma connaissance, tu es le seul à faire des nœuds.
« Basile Porquet fait des nœuds. Basile Porquet est le seul
faiseur de nœuds de la région. Il n’y a donc que lui qui puisse
répondre à cette question élémentaire : Pourquoi fais-tu des
nœuds, Basile ?
« Réponds ! Réponds ou je te pends haut et court ! »
C’était toujours, sans cesse, à longueur de jour et de nuit, les
mêmes questions, mais, avec les étirements du temps, ces
questions prenaient une tournure impérieuse, exigeaient des
réponses que ni lui ni personne ne pourrait jamais apporter.
Alors, parfois, il se levait et, résolu à obtenir par la force ce
qui résistait à tous ses efforts de persuasion, il se passait la
corde autour du cou.
« Là, tu ne ris plus, Basile Porquet. Tu sens que l’heure est
venue de répondre à la question : Pourquoi fais-tu des
nœuds ? »
Allongeant son bras au-dessus de lui, il tirait sur la corde et
mimait un début de pendaison qui lui remontait le menton et
rejetait sa tête en arrière. Ce simulacre de supplice ne durait
que le temps d’obtenir des aveux :
« Ça va, ça va, j’ai compris, je dis tout. »
Et, en effet, il disait tout :
« Je fais des nœuds parce que mon père Émile Porquet
faisait des nœuds.
« Parce que mon grand-père Achille Porquet faisait des
nœuds.
« Parce que mon arrière-grand-père Cyrille Porquet faisait
des nœuds.
« Moi, Basile Porquet, sain de corps et d’esprit autant qu’on
peut l’être en assumant une hérédité transmise par les nœuds,
je perpétue la tradition et je fais des nœuds aussi naturellement
que le printemps fait des bourgeons ou que l’hiver fait des
glaçons. »
Selon lui, cette réponse avait belle allure. Une fois de plus,
elle lui sauvait la vie. Provisoirement.
Il laissait tomber la corde, se frottait le cou à pleine pogne et
soupirait, à peine rassuré :
« Une fois encore je l’ai échappé belle… »
C’était un soulagement de principe, mais ce soulagement,
tout de principe qu’il fût, n’était pas sans faire naître en Basile
Porquet un vague sentiment de satisfaction, qu’au nom de la
gratitude universelle il se croyait tenu de manifester à grand
bruit.
« Basile, reprenait-il donc, je vais te dire une chose :
Bravo !
« Tu as eu raison de déballer ce que tu avais sur le cœur.
Après tout, tu n’as jamais rien eu à cacher.
« Tu es limpide comme de l’eau en bouteille. Tu ne crains
pas les vérités qui te concernent. Ni celles qui ne te concernent
pas. »
En général, le téléphone sonnait de nouveau. Les téléphones
avaient toujours des insistances. Il arrivait un moment où le
plus indifférent des malheureux ne jugeait plus tellement
avantageux de les laisser sonner dans le vide.
Empruntant de nouveau le sentier de la guerre qui serpentait
entre les chaises et des entassements de cordes hauts comme
des montagnes, Basile Porquet se déplaçait jusqu’à l’appareil.
Il décrochait sans hâte, avec des manières fumantes et des
gesticulations de grand singe à moitié endormi.
« Non, madame, répondait-il après avoir prêté l’oreille un
instant à ce qu’on avait à lui dire, ce n’est pas le service des
urgences de l’hôpital municipal.
« Si vous n’avez pas un besoin urgent de nœuds, le numéro
que vous avez composé est nul. Et non avenu.
« Car, ici, madame, le nœud règne en maître.
« Mais je ne plaisante pas, madame ! Je vous prie de bien
vouloir recomposer le numéro que vous demandez en veillant
à ne pas en inverser les deux derniers chiffres.
« Le gnagna gnagnagnagna gna quarante-huit, c’est chez
moi, Basile Porquet, nœuds en tous genres et de toutes
dimensions. Et le gnagna gnagnagnagna gna quatre-vingt-
quatre, c’est le service des urgences de l’hôpital municipal.
« Avec tous mes compliments, madame. Bonsoir, bonne
chance et prompt rétablissement ! »
S’il y avait bien une chose dont Basile Porquet était sûr,
c’était que sur les six ou sept milliards d’individus qui
peuplaient en même temps que lui la vallée de larmes et de
débâcle, pas un seul n’aurait pu avoir envie de s’entretenir
avec le dernier représentant des nœuds sur la terre. Situation
normalement désespérante.
« Dès que le téléphone sonne dans cette maison, quelqu’un
quelque part dans le vaste monde est en train de commettre
une erreur.
« Les temps ont changé. Aujourd’hui les gens appellent plus
souvent le docteur que le fabricant de cordes à nœuds.
« Si j’en juge par le nombre de fois où on me prend pour
l’hôpital municipal, il doit être devenu bien dangereux de
vivre à notre époque.
« Ah, que c’est triste ! »
Comme il ne trouvait jamais rien de mieux à faire, il se
frappait le front ou la poitrine, du plat de la paume, en tournant
sur lui-même, comme quelqu’un qui chercherait la sortie.
« Comme mon cœur est lourd !
« À moi ! À moi !
« Notre-Dame de la Consolation, venez à mon secours ! »
Mais les saints et les saintes n’ont jamais répondu
spontanément aux prières des misérables. Ceux qui les
invoquaient devaient les débusquer au fond des cachettes où
l’imagination supposait qu’on avait une chance de les trouver.
Comme le placard, par exemple, dont Basile Porquet
manœuvrait avec précaution la porte mal équerrée. Sur
l’étagère, une bouteille d’alcool. Le bouchon en était surmonté
d’une figurine d’inspiration clairement saint-sulpicienne. D’un
mouvement des deux mains, Basile Porquet la saisissait à la
manière du prêtre qui prend le vase sacré. Puis il allait la poser
religieusement sur la table.
Sans la quitter des yeux, il reculait d’un pas, se figeait dans
un garde-à-vous impeccable, avant d’exécuter un salut
militaire à l’américaine, l’index et le majeur droits sur la
tempe, le petit doigt gauche sur la couture du pantalon.
« Merci d’être venue, Notre-Dame de la Consolation. »
Le temps de reprendre son souffle, il continuait, d’une voix
qu’il aurait voulue aussi blanche que possible, sans y réussir
vraiment, car la vie lui en avait trop fait voir de toutes les
couleurs et cela l’avait marqué :
« Merci de vouloir bien m’assister dans cette soirée qui
s’annonce aussi pénible que toutes celles qui l’ont précédée
depuis que je suis relié au monde par le fil d’un appareil
téléphonique directement branché sur la misère, sur l’urgence,
sur le chagrin.
« Sur l’accident.
« Si vous saviez combien j’ai besoin de votre présence et de
vos grâces.
« Si vous saviez comme le temps pèse sur mes épaules,
comme la vie m’est lourde à porter, comme la vallée de larmes
me semble longue à traverser !
« Ah ! que n’ai-je vu le jour dans une maison sans
téléphone, sainte Mère du Soir Tombant et des Nuits
Interminables !
« Je vous salue, Notre-Dame de la Consolation. Et je vous
supplie de me laisser poser les lèvres sur le goulot frais de
votre corps inspiré, afin que j’y suce la charité glorieuse qui
répandra le feu de la joie dans mon âme et le soleil de
l’espérance dans l’ombre angoissée de mon estomac. »
Cependant, il persistait dans ses routines ces traces de bonne
éducation qui interdisaient à l’honnête homme ou à ce qu’il en
restait dans la dégringolade d’assouvir sa soif en se branchant
directement au goulot de la bouteille. C’était pourquoi, plutôt
que d’emboucher le flacon avec cette grossièreté de la
précipitation, il optait encore pour un semblant de raffinement
et poussait sur le coin de la table un verre à pied qu’il
remplissait, dans un style de buveur aguerri, d’eau-de-vie plus
transparente que la lumière.
Avec une ampleur proverbiale qui lui mettait des frissons
dans la voix, il ne se retenait pas de proférer :
« Qui a bu boira, disait le prophète, révéré patron des
bouilleurs de cru et des pompistes en liquides biéreux.
« Sa prédiction se révèle juste et bonne en ce qui concerne
le plus humble de vos serviteurs, chère sainte Dame de la
Consolation.
« J’ai bu, je bois et je boirai, puisqu’il faut que l’Écriture
s’accomplisse et que les bouteilles pleines soient vidées. »
Par un louable souci de précision, il ajoutait ce complément
d’information :
« Mais comme vous ne pouvez l’ignorer, vous qui voyez
tout et qui entendez tout, je ne suis pas de ces solitaires qui
dédaignent la compagnie des autres humains, s’ils sont de
qualité et partagent avec moi le goût des alcools forts et de la
discrétion absolue. »
Après quoi, ayant spécifié tout ce qu’il maîtrisait de
généralités, il avait envie de lever son verre à la santé ou, plus
exactement, à la mémoire des ancêtres qui l’avaient précédé
dans la corporation.
Pour ce faire, il campait sur des chaises trois tableaux
magnifiques sur la toile desquels apparaissaient dans la
chronologie et la bonne humeur l’arrière-grand-père, le grand-
père et le père. Les trois, chacun à leur époque, portaient la
même corde à nœuds sur l’épaule et le même verre d’eau-de-
vie à la main.
Basile Porquet entreprenait de faire les présentations, en
remontant le temps.
« Émile Porquet, mon père.
« Achille Porquet, le père de mon père.
« Cyrille Porquet, le père du père de mon père.
« Voilà d’où je viens. Voilà où je ne saurais pas retourner.
Voilà avec qui je peux trinquer en toute mondanité. »
Et il trinquait comme eux-mêmes n’avaient jamais eu
l’infortune de trinquer :
« Salut à vous, hommes honnêtes, intègres artisans, buveurs
invétérés, grands dévots de Notre-Dame de la Consolation. »
Les mots lui venaient facilement aux lèvres, portant les
souvenirs de famille, la belle histoire, le passé noueux, les
détails mémorables :
« Notre industrie a périclité. Le modernisme a frappé au
nœud. Il ne demeure de votre empire, mes chers ancêtres, que
ce local si pauvre que même les rats et les cafards l’ont déserté
et sont partis gagner leur pitance chez le couple de chômeurs
qui habitent de l’autre côté de la rue. Eux, les chômeurs, ils ont
encore assez de dignité pour ne pas s’abaisser à manger les
croûtes du fromage. »
Il marquait une pause qui se révélait être un modèle de
transition entre le présent renfrogné et ses aimables
antécédents.
« Cyrille a été peint par Blandin de Fripondrouart, dit
Blandin de velours.
« Achille, fils du précédent, par Sandrin de Fripondrouart,
dit Sandrin de tarlatane.
« Émile, fils du précédent, par Rosin de Fripondrouart, dit
Rosin de treillis.
« Et moi, moi, fils du précédent, je n’ai pas eu les moyens
d’être portraituré par Christin de Fripondrouart, dit Christin de
serpillière. »
Sans être la plus cruelle des avanies, le fait de n’avoir pas
été peint par Christin de Fripondrouart, dit Christin de
serpillière, constituait pour lui un regret d’autant plus
regrettable que ce regret ne pouvait pas même prétendre à
l’éternité.
Par compensation, il s’était procuré un cadre vide et, à la
suite des grands hommes dont il était l’héritier, il s’y encadrait
en se condensant dans la position des trois autres, corde sur
l’épaule, verre à la main.
« C’est ainsi, déclarait-il, que certains soirs je me donne
l’illusion de rejoindre la place qui est la mienne dans la galerie
des ancêtres. Et que je pose pour une postérité tellement
aléatoire qu’elle ne retiendra rien de mes traits. Ni la sensualité
de ma bouche ni la lueur subtile de mon regard. Ni la fraîcheur
de mon teint ni la forme de mes oreilles.
« J’aurai vécu, j’aurai existé et ça ne se verra pas. »
C’étaient des vérités difficiles à digérer, pour un homme
revenu de presque tout, mais baignant encore dans d’infimes
nostalgies, comme tout ce qui a une âme sur la terre.
« Le nœud ne fait plus recette, expliquait-il. Je parle du
nœud véritable. Chanvre noué à la main, sur mesure, selon le
caprice de la clientèle.
« À la demande.
« Et des cordes de la longueur qu’on voulait. Trois, quinze,
trente, cinquante mètres. J’ai fabriqué des cordes qui
comportaient plus de trois centaines de nœuds.
« C’est fini.
« Peut-être pas tout à fait fini. Mon père me disait ce que lui
disait son père dont le père avait dit :
– Mon fils, n’aie jamais peur du lendemain. Le monde aura
toujours besoin de nœuds.
« Je commence à comprendre que les anciens ouvraient la
bouche aussi pour dire n’importe quoi.
« Eh oui, arrière-grand-pépé, le monde n’a plus besoin de
nœuds.
« Autant dire que le monde n’a plus besoin de moi.
« Parce que le nœud c’est moi. Et le nœud, il est là : il me
coince la gorge. Il me coince les tripes. Et il me coince la
cervelle aussi. Je suis un nœud.
« Je suis le nœud. Le nœud, c’est moi. Et le nœud est en
moi. Donc je suis en moi. Si je suis en moi, c’est que je suis
dans le nœud puisque le nœud c’est moi.
« Par conséquent, le nœud est dans le nœud, moi je suis en
moi, le nœud est en moi, je suis dans le nœud. »
À l’heure des bilans, ce discours strictement identitaire
renfermait tout ce qu’il fallait pour devenir fou d’amertume.
Basile Porquet se prenait la tête à deux mains, par référence
à des actualités pathétiques et il s’écriait :
« Mais autour de moi, autour du nœud, qu’y a-t-il ?
« Des vieux meubles ! Un téléphone qui ne sonne jamais
pour moi ni pour le nœud ! Une table ! Des chaises ! Et des
nœuds ! Des tas de nœuds ! Des montagnes de nœuds ! Des
mois et des années de nœuds ! Quatre générations de nœuds !
« Tant de gloire familiale pour en arriver où j’en suis,
dernier nœud de la corde à nœuds, dernier nœud avant le vide,
dernier nœud avant la corde lisse.
« Plus un seul nœud pour se retenir de tomber. »
Par moments, il se révoltait contre les ancêtres qui avaient
été des huiles et le demeuraient dans la peinture :
« D’abord, vous, vous avez assez bu ! »
Ou bien, il s’adressait à lui-même. Il hurlait, se suppliait,
s’implorait :
« Calme-toi, Basile ! Basile, du calme !
« Ne te fâche surtout pas.
« Ce n’est pas le moment de se démolir le système central. »
Il se prodiguait de sages recommandations, qu’il observait
sans plus tarder :
« Respire profondément. Assieds-toi. Essaie de réfléchir à ta
vie. Essaie d’établir un bilan. Essaie de qualifier ce qui te
manque. Prends le temps de méditer.
« Penche-toi sur ton passé. »
Comment se pencher sur son passé quand on avait encore la
force de vouloir relever la tête ? Même dans les pires
moments, l’homme digne de ce nom avait envie de regarder
encore un peu le ciel. Basile Porquet s’adjurait de fléchir, de
ployer, en un mot : de flancher une bonne fois pour toutes :
« Vas-y, penche-toi sur ton passé ! »
Mais il ne parvenait pas à se voûter, ne fût-ce que d’un
degré.
« Autant s’accouder sur le bord d’un pot de chambre », se
lamentait-il.
Mais il se persuadait qu’à force il viendrait à bout de ses
propres résistances. Aussi ne se décourageait-il pas de réussir
un jour à céder vraiment au découragement. Il travaillait à
vaincre en lui d’ultimes illusions.
« Pose-toi les questions qu’un homme doit se poser quand il
atteint l’âge que tu as, Basile, quatrième de la dynastie
Porquet.
« Demande-toi si tu es heureux. »
Il se le demandait, bien franchement, en articulant chaque
syllabe :
« Es-tu heureux, Basile ? »
Sa réponse lui brisait la voix et se dispersait en de multiples
hésitations d’où ressortait que rien de ce qu’il avait vécu ne
méritait d’être rapporté :
« Je ne saurais dire, Basile, disait-il, car vois-tu le nœud a
tellement envahi ma vie qu’il a même pris la place du
bonheur. »
Même quand les circonstances lui en imposaient
l’obligation, l’homme avait du mal à faire abstraction du
nœud, qui plus était, lorsqu’il était, comme Basile Porquet, un
pur produit du nœud. Mais, héroïque, il s’infligeait d’examiner
son existence sans le nœud.
« Aimerais-tu être heureux, Basile ? », demandait-il.
À quoi une seule phrase, à chaque fois identique à elle-
même, lui venait à l’esprit et à la bouche :
« Je serais surtout heureux d’aimer physiquement. »
Aimer physiquement, c’était son désir le plus naturel et le
plus naturellement vain. Il déplorait de n’avoir jamais pu
l’assouvir.
« Tout le monde a aimé physiquement dans la famille.
Quand le nœud était prospère, on ne regardait pas à faire des
enfants.
« Mon arrière-grand-père a été six fois père, dix-huit fois
grand-père. Mon grand-père a été deux fois père et une fois
grand-père.
« Mon père a été père. Une fois.
« Heureusement que j’étais là : il aurait pu mourir sans
héritier.
« Du temps de mon père, le nœud n’était plus aussi
florissant que du temps de mon grand-père où il n’était déjà
plus ce qu’il avait été du temps de mon arrière-grand-père.
« Mon arrière-grand-père fournissait la marine à voile.
Officiellement.
« De mémoire d’homme, la marine à voile a toujours
consommé une quantité respectable de nœuds.
« Comme l’école laïque, gratuite et obligatoire.
« L’épreuve de la corde à nœuds comptait pour l’examen du
certificat d’études.
« La République aimait la corde à nœuds. Elle favorisait son
essor. Il y avait au moins une corde à nœuds par école.
« Et l’armée ? L’armée ne voyait que par la corde à nœuds.
« Aujourd’hui, l’armée, l’école, la marine n’ont plus
d’ambitions. Elles aiment les cordes, elles dédaignent les
nœuds.
« Plus de nœuds. Des cordes lisses. Maintenant tout est
lisse. »
Il se frottait les mains, d’un air ennuyé. Il découvrait que
l’histoire s’écrivait sans l’homme, sans les cordes, sans les
nœuds, bien que tout fût conçu dans l’enseignement pour
assurer la jeunesse du contraire. Armé de tranquilles
certitudes, Basile Porquet s’était avancé dans la vie et dans le
monde comme un mari trompé, comme la victime d’une
gigantesque escroquerie, comme un innocent.
« Avant de mourir, mon père m’a dit :
– Tu verras, fiston, un jour le nœud relèvera la tête.
« J’étais un bon fils : je l’ai cru sur parole.
« Mon père est mort plein d’espérances et de rêves, comme
tous les gens qui n’ont pas le sens de l’avenir. J’ai continué
dans la voie qu’avaient tracée les trois générations de Porquet
qui avaient précédé la mienne.
« Attitude héroïque et folle. »
Pour un peu, il en aurait voulu à ses ancêtres. D’ailleurs, il
n’était jamais longtemps sans leur adresser des reproches :
« Vous voyez où j’en suis ? Dans quel état de dégradation
morale et matérielle.
« Si ce n’était que moral, je crois que je le supporterais. Je
ne suis pas assez psychologue pour que mes souffrances
intérieures ne soient pas soulagées par les vertus des biens de
consommation courante. »
Le cours de ses pensées charriait des calculs d’une
impatiente vénalité. Il se tenait des raisonnements chiffrés au
centime, parce que si la félicité n’a pas de prix, la souffrance
aime beaucoup connaître sa valeur.
« Avec cinq briques par mois, la douleur se tient tranquille.
« Avec dix briques, elle ne connaît plus son nom.
« Avec vingt briques, elle est prête à jurer qu’elle s’appelle
le bonheur.
« Et avec cinquante briques par mois, on commence soi-
même à douter que le mot souffrance ait jamais existé dans le
dictionnaire.
« Le sucre fond dans l’eau. La souffrance se dissout dans
l’argent.
« Quand le sucre est fondu, l’eau est sucrée.
« Mais quand la souffrance est dissoute, l’argent n’a pas pris
le goût de la souffrance.
« Il reste pur, inaltérable, lumineux.
« Miracle ! L’argent remplace tout. L’argent peut tout.
L’argent est tout.
« Quand on a l’argent, on n’a besoin de rien d’autre. On
peut se passer de travail, de diplômes, d’opinion politique, de
philosophie et même de religion. »
Cette logique à connotation fiduciaire le conduisait parfois
aux confins de la métaphysique :
« Qu’est-ce que Dieu peut peser quand on a cent briques
d’avance ?
« Cent briques d’avance, c’est presque la vie éternelle.
« Je ne suis pas le genre à nier les évidences. »
Ensuite, il retombait dans les morosités de l’évidence et
dans les inconforts de la résignation. À la fin de tout, il
convenait de donner raison à la réalité.
« Je ne sais rien faire que des nœuds, acceptait-il
d’admettre. J’ai le nœud dans le sang. Je fais des nœuds
malgré moi.
« Si je rêve, je rêve que je fais des nœuds.
« Si je pense, je pense que je fais des nœuds.
« Si je ne pense à rien, c’est que j’ai tellement de nœuds
dans la tête que toutes mes idées s’en trouvent comme ficelées.
« Mes projets n’espèrent que dans le nœud. Mes souvenirs
n’évoquent que le nœud. Mon cœur est un nœud. Ma vie est
un nœud.
« J’ai la nostalgie du nœud. »
Quoi de plus navrant que la nostalgie du nœud ? Basile
Porquet versait des larmes sur son nœud et sur tous les nœuds
qui avaient servi à nouer la civilisation depuis la plus haute
antiquité, parmi lesquels les nœuds centenaires, illustres et
vénérables pour ainsi dire, de la dynastie Porquet.
« Un siècle ! Un siècle !
« Et rien ne prouve qu’on ne pourrait pas remonter encore
plus loin dans la généalogie des Porquet.
« Au Moyen Âge, peut-être y en avait-il qui travaillaient
déjà dans le nœud.
« Le nœud est préhistorique. Comme la massue. Comme le
couteau en silex. Comme la grotte.
« La grandeur et la sagesse de l’homme sont dans le nœud.
Un exemple. Un seul. Mais puisé aux meilleures sources. »
Pour appuyer sa démonstration, il saisissait un morceau de
corde qu’il tordait et retordait selon les règles de l’art.
« Si, expliquait-il, au lieu d’écouter le serpent tentateur, Ève
l’avait pris de cette façon, une main pour la tête, l’autre pour la
queue, une boucle, la tête passe à travers cette boucle, la tête et
la queue changent de main, on tire et couic !
« Ce simple geste aurait sauvé le paradis terrestre.
« Un seul nœud et le monde des origines restait
éternellement suspendu sous le beau soleil des vérités sans
tracas. Un monde sans conseillers généraux, sans comptables,
sans économie de marché, sans concurrence, sans difficultés
financières, sans faillites, sans misère, sans morosité.
« Ah ! par la suite, il en a fallu, des nœuds, pour faire tenir
ce que faute d’un nœud opportun le serpent tentateur s’est cru
autorisé à démantibuler et à disperser !
« Après avoir succombé à la tentation, Ève a compris que
l’univers avait perdu sa stabilité, que le temps était venu de
concevoir des arrimages, de prendre des mesures de sécurité.
Rien ne tenait plus à rien. Les pommes tombaient des arbres.
Les pommes pourrissaient. Elles se mélangeaient à la terre.
« Et des arbres se mettaient à sortir de ce qui avait été des
pommes. Un cauchemar. Les nuages qui agrémentaient
artistiquement le bleu trop net du ciel se transformaient en
gouttes d’eau, en grêle, en neige. Adam a dû construire une
cabane. Il a assemblé des branches qu’il a maintenues les unes
aux autres avec des lianes, des nœuds simples, des nœuds
coulants, des nœuds d’arrêt.
« Depuis lors, c’est grâce au nœud que le monde est
cohérent.
« Sans nœuds il ne tiendra pas longtemps, j’en suis sûr. Sans
nœuds, c’est-à-dire sans moi, il ne tiendra pas. »
Cette conviction, qui lui octroyait une certaine importance,
lui faisait battre le cœur un peu plus durement. Il la saluait
d’un silence où il aurait aimé lire un signe de réconciliation. Il
espérait encore que la fatalité céderait à ses rêveries et
déléguerait, comme par une reprise de pitié, une autorité, de
préférence plénipotentiaire, sous forme d’un ministre lucide
enfin, qui s’inquiéterait du sort de l’humanité et qui aurait
compris qu’il ne devait son salut qu’au salut de tous les autres.
C’était un fantasme ambitieux.
« Demain, présumait non sans intrépidité intellectuelle
Basile Porquet, on frappera à cette porte. Ce sera le président
de la République.
« Le président de la République demandera :
– C’est bien ici qu’habite le célèbre maître Basile Porquet,
de père en fils et de grand-père en petit-fils fabricant de
nœuds ?
« Moi, je dirai :
– Oui. C’est pourquoi ?
« Le président m’expliquera que notre société se
déstructure. Que des secteurs entiers sombrent dans le chaos.
Que le chaos lui-même se fragmente en multiples chaos qui
dégringolent dans le trou du néant, le rendant moins
néantissime qu’il ne doit l’être par définition et pour le bon
fonctionnement de l’univers.
« Ensuite le président me proposera la fonction, enviable, de
ministre des Nœuds.
« Il ajoutera :
– Sauvez la patrie, je vous en supplie !
« Et il se mettra à genoux, la main sur le cœur, la tête
baissée, les lèvres laissant échapper des prières.
« Le beau spectacle !
« Je dirai :
– Monsieur le président, la dernière fois que quelqu’un a
voulu sauver la patrie, on l’a traîné devant les tribunaux
anglais et on l’a jeté dans le feu du bûcher.
– Par conséquent, c’est à la lumière de ces flammes que je
juge la capacité de gratitude d’une nation envers un de ses
sauveurs.
– Autrement dit, monsieur le président : je me méfie !
Donnez-moi des garanties ! Je veux des garanties, rien que des
garanties, mais toutes les garanties !
« Alors il me dira :
– Tout ce que vous voulez, monsieur Basile Porquet !
« Et moi je lui fais allonger cent cinquante briques.
– Cent cinquante briques !
« Il trouvera que c’est cher pour un sauvetage général. Il
essaiera de discuter.
« Pas question de me laisser attendrir. Je lui dirai, poliment
mais fermement :
– Monsieur le président, si la patrie veut mon nœud, elle
paiera.
– Cent cinquante briques !
– Pas une de moins !
« C’est ce qu’il me faut pour élever le mur qui me protégera
de la peur de manquer.
« Il me dira :
– Cent cinquante ? C’est votre dernier mot ?
« Et là, je lui répliquerai :
– Non, monsieur le président, c’est mon dernier chiffre !
« Dans le milieu des affaires et des affairistes, il ne faut
jamais se départir d’une certaine forme d’humour. De telles
saillies engendrent cette détente et cette complicité de bon aloi
qui ôtent aux propositions transactionnelles le côté sordide et
cru du banal échangisme d’additions.
« Le président rira.
« Les hommes n’hésitent pas à rire quand ils veulent
montrer qu’ils ont encore quelque chose de propre.
« J’ajouterai :
– Cent cinquante briques mais en liquide, petites coupures,
menue monnaie, que ça fasse du volume et du poids. Merci
pour lui, monsieur le président. »
La perspective que lui ouvrait son rêve le laissait songeur.
En effet, à l’intérieur de son rêve, il y avait toujours un autre
rêve où il rêvait qu’il rêvait et ainsi de suite jusqu’à retrouver,
au bout de tous les rêves, le flagrant délit du réel.
« Si une chose pareille devait se produire, disait-il, je jure
que j’irais déposer une gerbe sur la tombe de mon père, sur
celle de mon grand-père et sur celle de mon arrière-grand-
père, fondateur de la maison Porquet.
« Je jure que je ferais exécuter mon portrait par Christin de
Fripondrouart, dit Christin de serpillière.
« Et que je l’accrocherais sur ce mur, à la suite logique de la
série familiale.
« Je jure qu’en hommage à mon illustre parenté j’ouvrirais
sous ce toit le premier musée mondial du nœud. »
À cet endroit des engagements qu’il prenait, il suspendait
son souffle et sa réflexion, pour abandonner une chance à ses
instincts et, paume symboliquement disposée à la romaine, il
prêtait avec solennité un serment d’un ordre plus privé :
« Et je jure que je me marierais pour assurer ma succession
à la tête de ce musée. »
À quoi, aussitôt, il combinait cette prescription qui lui tenait
particulièrement à cœur :
« Je me marierais aussi pour faire l’amour physiquement.
« J’ai dit : physiquement ! »
Comme bien des êtres chauffés à blanc par une solitude
imméritée, il ne s’estimait pas dénué de toute aptitude
conjugale. Il s’imaginait pouvoir rendre une femme heureuse.
« J’insiste : physiquement », insistait-il.
Là était le point fort, le pivot, l’assise de son argumentation.
« Physiquement, insistait-il encore.
« Je l’ai souvent fait en pensée. C’est très bien aussi. Je suis
très content. Il y a de la noblesse, de la grandeur, du style, dans
cette façon de faire l’amour. En pensée.
« Mais à force, ça détraque l’estomac.
« On commence par avoir mal à la tête. On prend des
aspirines. Les aspirines creusent des cratères dans la muqueuse
stomacale. On souffre. Et cette souffrance altère le plaisir
qu’on a à faire l’amour cérébralement.
« Un homme seul, sans argent, sans emploi et qui n’a pour
ainsi dire jamais fait l’amour autrement qu’en pensée, a bien le
droit de se raconter des choses.
« Tout de même, je ne manque pas d’expérience. J’ai lu des
ouvrages. J’en lis encore. Pour me perfectionner. Dans la vie,
on n’en sait jamais assez. »
Il passait toujours par ce détour autobiographique, sans
vantardise, mais avec une sorte de crânerie débonnaire.
« Je me suis entraîné. Il me suffit de faire le tour de la pièce
pour passer en revue toutes mes aventures amoureuses et
mobilières.
« J’ai fait des trous partout.
« Dans tous les meubles.
« Dans la porte du placard. Quel beau trou, mon Dieu ! Je
l’ai appelé Joceline.
« Bonjour Joceline ! C’est Basile !
« Elle avait la porte qui grinçait, défaut charmant comme
une prothèse articulée chez une femme unijambiste qui fait
l’amour debout.
« Dans le tiroir de la table. Salut Monique ! Tu me remets ?
Je suis Basile Porquet. Tu te souviens ? Tu jouissais avec un
bruit de cuillères et de fourchettes secouées.
« J’avais l’impression d’une fille nue à quatre pattes et
couverte de bijoux. »
Tenant ces propos empreints de poésie intimiste, il se
déplaçait d’un meuble à l’autre, le doigt dispensant des faveurs
à chaque trou, qu’il nommait d’une voix sucrée, encore
chargée du sirop des belles équipées :
« Colette, Françoise, Rosine, Justine, Mathilde, Louise,
Bénédicte, Léa, Clémence, Catherine…
« Ah ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! »
Ces idées roses avaient habité ses plaisirs pendant des
années. Néanmoins, il était conscient des limites de leur
pouvoir. Et il se reprenait, les sourcils froncés :
« Cela dit, j’aimerais bien une vraie femme.
« Avec cent cinquante briques, je pourrais avoir une vraie
femme.
« Et même deux ou trois.
« De tailles et de couleurs différentes. »
Pour aider ses choix et reculer les bornes de ses convoitises,
mais après avoir tourné contre le mur les portraits de ses
ancêtres, il ouvrait un livre épais comme un catalogue, qu’il
feuilletait d’un index voluptueusement humecté de salive, en
poussant de petits cris d’enthousiasme qu’il alternait avec de
brèves phases de mutisme pendant lesquelles il se concentrait
sur la lecture du texte d’accompagnement des images.
« Comme celle-là ! Et comme celle-là ! Et aussi comme
celle-là !
« Turgescent ? C’est un mot nouveau ! Turgescent ! Qu’est-
ce que ça veut bien pouvoir dire ? Turgescent !
« Basile, essaie de replacer ce mot dans son contexte.
« Contexte : À travers ses larmes, Helga aperçut le membre
turgescent de Bob, comme un phare à travers le hublot d’un
bateau perdu dans la tempête.
« Si je m’en tiens strictement au contexte où il est question
de phare, de bateau, de tempête, turgescent signifie : qui émet
par intermittence et régulièrement un signal lumineux destiné
à guider les navires.
« Le phare, je comprends. C’est une image phallique.
« La tempête, je comprends aussi, c’est la fureur des corps
jetés l’un contre l’autre.
« Le hublot ne s’explique que dans la mesure où Helga
porte des lunettes.
« Le bateau, c’est celui dans lequel les amants embarquent
pour Cythère.
« Mais pourquoi le membre de Bob émet-il par
intermittence et régulièrement des signaux lumineux destinés à
guider les navires ?
« Le contexte n’explique pas tout. A-t-on jamais vu un
membre turgescent ?
« Non, non, non, non, non, non, non, turgescent ne peut
absolument pas avoir un rapport avec l’éclairage maritime.
C’est un mot qui doit vouloir dire contondant.
« Quand Helga en reçoit un coup, elle voit des étoiles. Et
ces étoiles sont un signal lumineux.
« Voilà, turgescent, contondant. Le problème est réglé.
« Mais, pourquoi l’auteur a-t-il employé le mot turgescent
alors qu’il était plus indiqué de s’en tenir au mot contondant ?
« C’est une vraie question. »
Les vraies questions accablaient ou énervaient le commun
des mortels, le stupéfiaient ou le suffoquaient, mais elles
jetaient Basile Porquet dans un état d’agitation et de fébrilité
qu’il ne pouvait calmer qu’en allant et venant à travers la salle
de séjour, s’égosillant, et soulignant chaque phrase d’une
pantomime à prétentions discursives.
« À travers ses larmes, Helga aperçut le membre
contondant de Bob, comme un phare à travers le hublot d’un
bateau perdu dans la tempête.
« Le membre contondant comme un phare. Pour qu’un
phare soit contondant il faut qu’il s’écroule sur la tête de
quelqu’un.
« Et si le phare s’écroule, c’est que le membre s’affaisse et
il n’y a plus d’amour possible.
« Dans cette phrase, dans ce mot, il y a un mystère. »
Souvent, le mystère, particulièrement lorsqu’il concernait
des embarras linguistiques, était une porte ouverte sur le
silence. En ces occurrences, Basile Porquet restait un très long
moment sans prononcer une parole. Au terme de ce très long
moment, il n’envisageait pas d’autre suite à donner à cette
espèce d’énigme qu’un médiocre soupir de renoncement.
« Bah !…
« Dans ma situation, à quoi pourrait me servir de connaître
la signification du mot turgescent ?
« Basile ! Basile, tu m’entends ?
« Je suis là, c’est moi, oui, Basile, je suis Basile et je parle à
Basile !
« Arrête de te torturer, Basile ! Oublie le mot turgescent !
Regarde ta vie ! Dans ce taudis !
« Est-ce que ce n’est pas turgescent, une saleté pareille, un
désordre pareil, un bordel comme celui dans lequel tu vis ?
« Tu n’as plus un sou. Il ne te reste que deux bouteilles
d’alcool. La maison est en ruine. Toi-même tu n’es pas très
bien. Et tu t’arraches les cheveux à cause d’un mot que tu ne
comprends pas !
« Tu es fou, Basile ! Je te le dis, tu es fou à lier !
« C’est souvent ainsi qu’on finit dans le nœud. »
Dans ces instants de lucidité, il se croyait fou. Il n’était que
malheureux. Parce que c’était un malheur de se tracasser pour
un mot qu’on ne comprenait pas.
« Turgescent, disait-il pour conclure au moins
provisoirement, c’est un mot pour les gens qui ont cent
cinquante briques à claquer.
« C’est un mot de gardien de phare mensualisé. De capitaine
de la marine marchande mensualisé. De vendeur de lunettes
mensualisé.
« C’est un mot pour les hommes qui ont connu Helga, la
femme qui pleure quand elle fait l’amour.
« Moi j’ai connu une sorte d’Helga quand j’ai fait un trou
dans l’évier. Là !
« Oui.
« Je laissais couler le robinet d’eau chaude sur une
savonnette et il me semblait que cette femme de faïence que je
limais de tout mon cœur pleurait à chaudes larmes. Je
m’enivrais de ses vapeurs. J’avais la tête dans des nuages qui
sentaient la lavande.
« C’était bon.
« Si elle n’avait pas été qu’un trou dans un évier, je l’aurais
demandée en mariage.
« Dès qu’elle aurait vu dépasser de ma poche le bout de mes
cent cinquante briques, elle aurait accepté. Elle se serait
pendue à mon bras. Et nous aurions escaladé le parvis en haut
duquel un curé bien en chaire aurait béni notre union à grands
coups de goupillon turgescent.
« Et le curé nous aurait donné l’ordre de nous embrasser.
« Comme elle m’aurait beaucoup aimé, elle aurait enfoncé
sa langue dans ma bouche. »
Pour lui, la langue dans la bouche n’était qu’un concept
littéraire, une expression toute faite, une fantaisie de
versificateur.
« Ce qui me manque, c’est d’embrasser, reconnaissait-il.
« Un homme comme moi n’embrasse jamais. C’est
désolant.
« J’embrasse ma main, des fois.
« Mais aussi habile soit-elle, une main ne répond jamais au
baiser qu’on lui donne.
« Certes, j’ai perfectionné le baiser manuel.
« Avec le pouce et l’index de la main droite je fais les lèvres
et j’y pose ma bouche.
« Alors, je glisse le majeur de la main gauche entre le pouce
et l’index de la main droite jusqu’à ce qu’il entre dans ma
bouche comme une langue de femme.
« Le moins qu’on puisse dire c’est que l’illusion est
imparfaite.
« La bouche reste pour moi ce qu’il y a de plus vivant chez
un être humain.
« On peut remplacer le sexe, on peut remplacer les épaules,
on peut remplacer les jambes, on peut remplacer les seins.
« Mais la bouche, rien ne peut la remplacer. Elle n’est que
mouvement, palpitation, parole, chant, subtilité, sensibilité,
poésie.
« Elle donne faim, elle donne soif parce qu’elle a faim et
qu’elle a soif aussi.
« Je n’ai jamais embrassé une bouche. Une bouche de
femme.
« Excepté le goulot de Notre-Dame de la Consolation. »
Ce qui ne le consolait qu’à moitié. Que n’aurait-il offert
pour être consolé complètement ?
« Je donnerais mes cent cinquante briques pour un baiser.
« Il faudrait qu’il dure longtemps et qu’il soit bien mouillé.
« Et que la langue ait le goût de langue.
« C’est important.
« Je ne veux pas que la langue ait le goût du chewing-gum.
Ou du dentifrice. Ce sont des goûts que je connais. Un paquet
de chewing-gums, un tube de dentifrice, au temps de
l’opulence, j’en achetais sans même y penser, comme ça en
passant.
« Mais une langue de femme. Je me demande quel goût ça
peut avoir une langue de femme.
« Peut-être que c’est légèrement dégoûtant.
« Peut-être.
« Mais je ne le crois pas. J’ai moi-même une langue, je l’ai
dans la bouche depuis toujours et elle ne m’a jamais donné de
nausées.
« Ma langue n’a d’ailleurs aucun goût. Je la goûte. Je la
goûte. Aucun goût.
« C’est le contact entre la langue de l’homme et celle de la
femme qui produit le goût. Comme deux fils électriques qu’on
rapproche donnent une étincelle. »
Il allait à la fenêtre. Il ouvrait la fenêtre. Il respirait par la
fenêtre. Il se penchait à la fenêtre. Presque à tomber dans la
rue.
« À certaines heures, se mettait-il à raconter, la femme du
chômeur passe dans la rue. Je m’accoude sur la rambarde et je
la regarde passer.
« La femme du chômeur revient tard. Il me semble qu’elle
rend visite à ses parents qui sont chômeurs eux aussi.
« Dans cette famille, ils sont chômeurs de père en fils. C’est
pour cette raison sans doute qu’elle a épousé un chômeur.
« Pour moi, une femme qui épouse un chômeur, c’est une
femme qui aime bien faire l’amour. Ah oui !
« Quand on travaille, on ne pense pas à ces choses-là.
« Les femmes de chômeur sont gâtées. C’est vraiment repas
à toute heure et service immédiat.
« Chez ces gens-là, c’est le corps qui commande. Ah oui !
Comme chez les animaux. Ah oui ! Même pire que chez les
animaux. Le chômeur n’a pas plus d’importance sociale que
l’animal.
« Je parle des chômeurs d’en face. Un couple qui n’a jamais
eu d’autre occupation que le chômage. Ils se lèvent à midi.
Après avoir eu le temps de faire l’amour au moins trois fois.
Ils se paient une petite sieste. On ne me fera jamais croire que
c’est pour se reposer. Non, non, ils font l’amour encore une
fois.
« Et le soir ils recommencent.
« En plus, ils doivent se regarder pendant les mouvements,
parce que la nuit j’ai déjà souvent vu qu’ils rallumaient la
lumière.
« C’est éclairé des fois jusqu’à deux heures du matin.
« Ah oui !
« Ce qui serait bien, c’est qu’à force de jouer les jockeys, le
chômeur se casse le cœur.
« Mort en pleine extase, la fin n’est pas déplaisante. »
Une fois envisagé le décès impromptu du chômeur, Basile
Porquet refermait la fenêtre et, frémissant d’espérance,
lorgnait vers la porte d’entrée.
« Dans les cinq minutes, supputait-il, sa femme, affolée,
frapperait à ma porte. Je suis le seul du quartier à avoir encore
le téléphone.
« Je dirais :
« Oui. C’est pourquoi ? »
« Elle me relaterait le drame. Et m’expliquerait que son
mari est mort en astiquant le parquet.
« Mais je vois bien qu’elle a la robe de travers, les cheveux
en bataille, pas de soutien-gorge sous le pull enfilé à la hâte.
« Le parquet ?
« Elle confirmerait d’un signe de tête.
« Moi je fais celui qui la croit. C’est un devoir de ménager
la pudeur d’une veuve d’aussi fraîche date.
« Mais, très finement allusif, je demande :
« Et quand votre pauvre mari est mort, il avait fini de
l’astiquer, le parquet ?
« Si elle répond oui, je respecte et je reporte mes
prérogatives au lendemain de l’enterrement.
« Si elle répond non, je prends une voix coulante comme de
la cire d’abeille et je murmure :
« J’aime beaucoup astiquer le parquet.
« Là, deux possibilités.
« Soit elle pense que j’ai avalé son histoire de parquet et,
dans ce cas, elle ne peut pas refuser mes services. Je prends
mon patin de paille de fer et me voilà promptement dans la
maison mortuaire. Je vois la victime. Je dis sur le ton morne
du constat :
« C’est donc tout nu et dans son lit que votre mari astiquait
le parquet. Permettez que je me soumette à la même
procédure. Je ne voudrais pas que les raccords d’astiquage
soient visibles. »
« Alors la femme est à la merci de mon appétit et de ma
rescousse.
« Soit elle subodore que je suis rentré dans son mensonge
par délicatesse, de quoi elle m’est infiniment reconnaissante et
m’offre en contrepartie et pour solde de tout compte son grand
corps incomplètement satisfait.
« Dans les deux cas, elle est à moi.
« Un peu plus tôt, un peu plus tard, mais elle est à moi.
« Dès que son mari a rejoint le paradis des chômeurs, dès
qu’elle a frappé à ma porte, dès qu’elle a formulé le projet de
venir utiliser mon téléphone, elle est à moi. »
Afin de fonder son attente sur un dispositif concret, il
empilait deux chaises l’une sur l’autre et les recouvrait d’une
étoffe qui simulait à merveille un vêtement féminin.
« Elle me présentera sans doute des morceaux choisis, sa
cuisse la plus douce, son sein le plus rond, sa fesse la plus
pleine. Et je l’approuverai dans ses étalages charnels. Je saurai
trouver les mots de l’admiration sans flatterie.
« Elle me proposera de la toucher dans l’ordre : la cuisse, le
sein, la fesse. Je m’exécuterai.
« Elle gémira : aaaah… aaaah…
« En réponse je gémirai : oooh… oooh…
« Je lui dirai : ta cuisse, ton sein, ta fesse.
« Elle me dira : ma cuisse, mon sein, ma fesse, tout est à toi,
prends et disposes-en selon ton caprice.
« Injonction à laquelle je me garderai bien de désobéir,
quoique, personnellement, je ne sois pas d’une nature à
proprement parler capricieuse.
« Elle aura un geste effarouché et s’écriera :
« Pas maintenant, Basile ! »
« Il arrive toujours un moment où les femmes s’écrient :
« Pas maintenant ! »
« Compte tenu des événements, elle, elle me dira peut-être
en montrant l’autre côté de la rue :
« Attendons au moins qu’il soit froid. »
« Les femmes ont souvent des attentions touchantes,
auxquelles les hommes ne songeraient pas.
« Je lui abandonnerai une bonne grosse minute de
recueillement, au terme de laquelle je collerai ma bouche
contre sa bouche et ma langue contre sa langue, tout en
retroussant ses vêtements. »
D’un geste caressant et vacillant de désir, il remontait
l’étoffe qu’il avait jetée sur l’empilement des chaises, mais,
moins par maladresse que par inexpérience, il s’y prenait mal
et faisait tomber les chaises.
« Oh, le chagrin l’a brisée ! Elle est cassée en deux.
« Elle gît sur le tapis de mon living-room.
« Dans la chute prodigieuse, sa robe remontée à la hauteur
du ventre lui découvre les cuisses et impose à mon regard cette
certitude bouleversante qu’elle ne porte pas de culotte.
« Les femmes de chômeurs ne portent-elles donc pas de
culotte quand elles vont téléphoner chez le voisin d’en face ?
« C’est une révélation qui change le cours de ma pauvre
vie. »
À chacun son chemin de Damas, sa seconde d’illumination.
Basile Porquet écarquillait les yeux, comme un chercheur sur
un bouillon de culture.
« Cette femme a le sexe aussi nu que l’oreille.
« Alors je pose la question :
« Est-elle venue chez moi pour téléphoner ou pour faire
l’amour physiquement ?
« Basile, je te le demande à toi, qui as beaucoup lu, qui sais
beaucoup de choses !
« Ne me laisse pas dans le doute.
« Non, je ne peux pas le lui demander à elle. Je n’oserais
pas lui demander.
« Elle me mentirait.
« Les femmes ne mentent pas pour mentir mais seulement
pour préserver leurs secrets. Même quand leurs secrets sont
des mensonges qu’elles se font à elles-mêmes.
« Ainsi, le téléphone, ce n’était qu’un prétexte.
« Et le mari, toujours vivant ?
« Sans doute. »
Il croisait les doigts et leur donnait à tricoter des nervosités
inquiètes. Sa rumination ne connaissait jamais de répit.
« Sa femme était couchée près de lui. Elle ne portait pas de
culotte.
« Moi je ne retiens que cette information : elle ne portait pas
de culotte.
« Elle était comme sur les photos des magazines.
« Quand une femme ne porte pas de culotte, on se rend
mieux compte.
« Basile, quand répondras-tu sérieusement aux questions
que tu te poses ?
« Mais je suis sérieux. Et je réponds sérieusement :
« On se rend mieux compte qu’une femme de chômeur est
faite de la même manière qu’une femme qui pose pour les
photos des magazines. »
Pendant qu’il y était, et il y était aussi souvent que ses
tentations le portaient à y être, il délibérait sur des sujets
auxquels personne n’attachait jamais le moindre intérêt et qui
le mettaient, lui, dans tous ses états, civils principalement, nom
d’une pipe ! Il était absorbé par des préoccupations
négligeables, mais qui possédaient l’avantage d’aider le temps
à passer, en se frayant un chemin à travers les ombres.
« Est-ce qu’on peut deviner le prénom d’une femme rien
qu’en voyant son sexe ? Basile, le penses-tu ? Si tu le penses,
dis-le-moi.
« J’aurais dû m’inquiéter de son prénom avant qu’elle ne
tombe dans les fruits sans connaissances de l’évanouissement.
« Oui, j’efface. Je recommence. Bon. Allez, Basile.
« Dès qu’elle pousse la porte, je me précipite et je
demande :
« À qui ai-je l’honneur ?
« Elle me répond au choix : madame Dupont, Durand,
Dupuis, Dupin, Dupas, Dumont, Duport, Duval, Durot,
Dubois, Dubout, Dubourg, Ducoin, Duclos, Dufour, Dulac.
« Je lui dis :
« Mais Dupont, Durand, Dupuis, Dupin, Dupas, Dumont,
Duport, Duval, Durot, Dubois, Dubout, Dubourg, Ducoin,
Duclos, Dufour, Dulac comment ?
« Elle me précise alors qu’elle s’appelle Helga. Ou
Françoise. Ou Monique. Ou Geneviève.
« À partir de cet instant, elle peut tomber. Sa jupe peut lui
découvrir les cuisses et montrer qu’elle ne porte pas de culotte.
« Et moi je mets un prénom sur ce sexe, lequel d’après ce
que j’en sais par mes lectures est une bouche savante à qui,
faute de langue, il ne manque que la parole. »
La parole raréfiait l’air des pièces dans lesquelles elles
étaient proférées. Toutefois, ce n’était pas pour ce motif
d’hygiène qu’il ouvrait de nouveau la fenêtre, mais d’abord et
avant tout pour puiser dans l’opacité de la rue quelques
renseignements, sonores ou visuels, dont il n’escomptait rien
de spécial, sinon un vague et éventuel renforcement de sa
loquacité, voire de son éloquence.
« Le chômeur est encore bien vivant ce soir. Son ombre
vibrionne derrière la fenêtre.
« C’est une ombre épaisse d’homme qui ne s’est jamais
donné la peine de se tracasser. Ces gens-là ne meurent pas ou
seulement après ceux à qui leur mort aurait fait plaisir.
« Sa femme n’est pas rentrée.
« Comment une femme peut-elle accepter de vivre avec un
homme qui ne sait rien faire de ses dix doigts ?
« De quoi peut-il lui parler avant de faire l’amour
physiquement ? Et après l’avoir fait ? Il ne sort jamais. L’été,
il s’assoit sur le seuil de l’immeuble et il attend l’heure d’aller
s’étendre de tout son long sur sa compagne. »
Lui, Basile Porquet, dont l’ascendance avait vécu en artiste
bienfaiteur toutes les aventures du siècle écoulé, éboulé,
écroulé, disposait d’une collection inépuisable de ces
anecdotes qui, correctement formulées, tempéraient ce qu’il y
avait de bestial entre un homme et une femme.
« Moi, à elle, je lui raconterais le nœud. L’art du nœud. Un
siècle à peaufiner la technique du nœud. Quatre générations
attachées au principe unique et salvateur du nœud.
« Je lui montrerais les photographies de la maison lorsqu’il
sortait de nos ateliers sept ou huit millions de nœuds par mois
et que les gens de ma famille roulaient en carrosse, mangeaient
dans des assiettes en or, dormaient dans la soie, se levaient de
table quatre ou cinq fois par repas pour le seul plaisir d’aller
faire un tour aux cabinets à chasse d’eau. »
Il plissait les yeux pour mieux distinguer dans les tumultes
de sa mémoire les formes cavalières de ce praticable qui
fournissait l’aisance à domicile. C’était une félicité qui n’avait
rien de suranné. Il ne s’en souvenait pas sans orgueil.
« Les premiers cabinets à chasse d’eau de cette ville.
« Les premiers de cette région.
« Avec bidet à lunette d’écaille, réservoir en porcelaine
peinte à la main, chaîne en argent reproduisant une corde à
nœuds.
« En ce temps-là, même les hommes pissaient assis pour
profiter à fond du confort de la nouvelle installation.
« Au lit, les femmes apprécient ces confidences, ces récits
d’une autre vie, ces narrations émerveillées.
« Cela les conforte dans l’idée qu’elles se font qu’il existe
des hommes de bonne qualité et que la chance leur a manqué,
à elles, jusqu’à ce jour, d’en rencontrer un.
« Cela les conforte aussi dans l’illusion qu’elles
entretiennent contre tout bon sens qu’on ne s’intéresse pas à
elles seulement pour faire l’amour physiquement. La femme
est née pour la sérénade comme l’orange pour l’orangeade et
comme la pomme pour la pommade.
« Je lui parle.
« Mais rien n’interdit qu’elle soit nue pour m’écouter.
« Je reste en tenue correcte. C’est à elle de décider du
moment où je dois me déshabiller.
« Aussi tard que possible, bien entendu. La parole ne peut
pas se passer des vêtements.
« S’il prenait au meilleur des orateurs l’envie de s’exprimer
nu, son discours ne ferait pas dresser la pointe d’une seule
oreille.
« Quand les missionnaires évangélisaient l’Afrique, ils
parlaient en soutane, malgré l’effroyable canicule.
« Ils s’adressaient à des hommes nus.
« Et le nu se laissait convaincre par le vêtu.
« Oui, c’est elle qui déciderait du moment où je devrais
commencer à me taire, c’est-à-dire à me mettre nu.
« Il ne s’agit pas d’être muet comme un carpillon. Mais
quand on fait l’amour physiquement, la conversation s’en
ressent. Le nombre des sujets à traiter diminue. Le vocabulaire
se limite à un ensemble de mots simples qui seront l’essentiel
des questions et des réponses dont le caractère convenu et
trivial n’a jamais paru nuire à la qualité de la communication.
« Ce qu’on dit dans ces moments-là relève plutôt du
domaine technique et de la préconisation. C’est : Plus vite,
moins vite, plus fort, plus loin, pas maintenant, retiens-toi,
encore, encore, viens, viens, viens, lâche tout !
« Oui. »
Au plus profond de cette glose, il saisissait furtivement un
revolver ou un fusil de chasse et « lâchait tout », ce qui
produisait un nuage de fumée dans la densité duquel il
disparaissait, avant d’en émerger un peu plus délabré, comme
sous le fardeau d’une tristesse nouvelle.
« Quand ma mère est morte, je l’ai compris avant tout le
monde. Je n’avais pourtant que cinq ans.
« C’était le jour de son anniversaire. Elle a soufflé les
bougies, elle a eu l’air d’être emportée par son élan, de se
trouver déséquilibrée.
« Elle est tombée à pleine face dans le gâteau.
« Autour de la table, ce fut une explosion de rires. Dans nos
pays, on n’arrive pas au dessert avec la cervelle irriguée au
petit-lait.
« Ma mère était dans la crème jusqu’aux oreilles.
« Et mon père hurlait joyeusement bis, bis, à la moque
qu’elle était bourrée.
« Et tout le monde trinquait et glou et glou et glou et glou,
en rendant hommage à son numéro de pocharde.
« Un de mes oncles a regardé sa montre pour contrôler
l’endurance de maman, combien de temps elle tiendrait sans
respirer dans la génoise.
« Moi je savais que c’était fichu. J’avais compris.
« Elle ne bougeait pas. Je regardais sa main retournée sur la
nappe. Elle avait des lignes profondes, comme tracées au
couteau, nettes.
« Papa lui a touché l’épaule.
« Ils étaient tous à crever de rire et à se reverser à boire.
« Enfin papa a compris. Longtemps après moi.
« À l’époque grand-père vivait encore. Il rigolait. Il rigolait.
Pour un vieux il rigolait.
« Les marchands de nœuds rigolent encore assez facilement
quand les affaires ne marchent pas trop mal.
« Lorsqu’ils ont relevé maman et qu’ils l’ont vue toute
blanche de crème, grand-père a lâché un pet en disant :
– Fais comme moi, pète un coup t’es toute pâle !
« Elle était entièrement morte. De la tête aux pieds. Elle
n’avait plus un poil de vivant. »
Il existait des scènes de la vie de tous les jours et de tous les
gens sur lesquelles il n’était pas prudent de revenir, même par
inadvertance ou par candeur d’ancien combattant, sauf à
vouloir s’en torturer plus ou moins délicieusement.
« Pour papa, maman n’a pas été une grosse perte.
« Dans le nœud, la mort des gens n’a pas d’importance.
« Surtout que maman avait compris aussi que le nœud
n’était pas immortel, contrairement à ce que prétendait grand-
père.
« J’étais jeune mais je me souviens de tout. Elle et papa se
chamaillaient souvent. Ils en venaient aux mains.
« Quand maman est morte, papa a poussé un soupir de
soulagement.
« Il a dit :
– Elle vient de me donner une preuve d’amour. Que dis-je,
une preuve ? Une leçon ! Elle est morte pour m’épargner la
corvée de la tuer.
« Papa ne plaisantait pas. »
Basile Porquet ne retournait dans ses souvenirs que par
oisiveté mentale, parce que le présent n’engendrait plus pour
lui l’occasion d’une pensée qui aurait valu qu’il se dépensât
pour la penser. Dans l’ensemble, il désapprouvait ces
faiblesses d’antiquaire. Et ne se l’envoyait pas dire :
« Basile, il n’est pas bon pour toi de remuer ces vieux
souvenirs.
« Tu sais ce qu’il te dit Basile ?
« Je l’imagine.
« Mais qui est Basile ? Moi je suis Basile.
« Et moi je suis Basile.
« Moi je suis Basile.
« Moi je suis Basile.
« Moi je suis Basile.
« Pardon, je vérifie. C’est écrit quelque part. »
Sans frénésie, mais avec un empressement qui aurait pu s’y
apparenter, il ouvrait un tiroir, faisait voler des papiers, des
morceaux de cordes, des calendriers, des bouchons, avant de
mettre la main sur une sorte d’arbre généalogique.
« Voilà : Basile Porquet. C’est écrit en toutes lettres. De la
main de ma mère. Je suis Basile Porquet. Le premier de la
série à être le dernier. Un poste à hautes responsabilités. Ce
n’est pas à la portée de n’importe qui. Le dernier termine ce
que le premier a commencé. Il ferme la parenthèse que le
premier a ouverte.
« Basile, pourquoi est-ce tombé sur moi ? Je suis le plus
doué de la famille.
« À trois ans j’avais déjà les mains noueuses.
« Dans ce métier, l’hérédité joue un rôle important. Comme
dans tous les métiers de création.
« On a le chromosome ou on ne l’a pas.
« Quand il me regardait nouer mes premières cordelettes,
papa m’appelait son petit Wolfgang.
« Par la suite j’ai beaucoup travaillé la virtuosité.
« J’ai noué avec la bouche et la main droite. Puis avec la
bouche et la main gauche.
« Puis avec le pied droit et la main droite. Puis avec le pied
gauche et la main gauche.
« Puis avec les pieds seulement.
« Puis enfin avec le pied et la bouche. Ce qui correspond à
une difficulté du niveau force 6 dans les sports cérébraux. Et à
une pièce de Paganini dans les exercices musicaux.
« Ma réputation était si grande que j’étais demandé partout
dans la famille, pour les fêtes. Comme on invitait Beethoven à
jouer un morceau de cornet d’oreille à la fin des repas, on me
demandait de faire une petite démonstration de mes talents.
« Je jouais du nœud si bien, avec tellement de sensibilité,
que tout le monde pleurait.
« Surtout les femmes.
« Le rimmel coulait sur les nappes.
« Ah ! les doux instants de cette époque ! »
Il levait les yeux au plafond qui était le ciel de ceux qui
restaient prisonniers de leur maison. L’âme se cognait comme
une mouche contre cette surface qui ne neutralisait cependant
pas tous les efforts d’élévation de la pensée, ce que Basile
Porquet, par intermittence, s’employait à démontrer, en mots
choisis :
« Si je devais regretter quelque chose ce serait ce jeune
temps des certitudes. Les fils suivaient les pères, les pères
précédaient les fils, ils allaient ensemble un moment, le temps
pour le père d’être un modèle, le temps pour le fils d’être un
espoir.
« Les fils de paysans étaient paysans, les fils de menuisiers
étaient menuisiers, les fils de crapules étaient banquiers, les
fils de banquiers étaient députés, les fils de marchands de
nœuds étaient marchands de nœuds.
« Un bon fils ne donne jamais tort à son père quand son père
a été un bon fils.
« Ce qui est peut-être un tort.
« S’il a le sentiment de ne pas être aussi heureux que son
père, il jugera seulement qu’il n’est pas à la hauteur, qu’il est
moins doué pour le bonheur, qu’il est moins bien adapté à la
vie.
« Ce n’est pas moi qui ne suis pas à la hauteur, ce n’est pas
moi qui suis moins doué, ce n’est pas moi qui suis moins bien
adapté à la vie, ce sont les nœuds.
« Pourquoi toujours m’adresser les reproches que je devrais
destiner aux nœuds ?
« Les voilà les coupables ! C’est eux ! C’est eux ! Moi je
n’y suis pour rien. J’étais plein de bonne volonté. Je voulais
continuer.
« Je me suis cramponné aux nœuds aussi longtemps que j’ai
pu.
« On n’imagine pas que des nœuds puissent se rendre
coupables de trahison. »
Toutes ses réflexions, quelle qu’en fût la teneur, le
renvoyaient, à un moment ou à un autre, au nœud qui était
moins un objet fixé dans ses formes d’objet qu’une matière à
remodeler sans cesse selon les multiples revendications de la
nécessité, qui était à la fois un instrument et une formule quasi
mathématique, l’intrigue sur le fil d’un récit et l’emblème des
détours les plus obscurs.
« En soi un nœud, c’est rien, ça n’existe pas.
« Il n’est même pas inscrit dans la corde.
« C’est la création la plus pure, la plus simple et la plus
instantanée de toute l’histoire des inventions humaines. C’est
le premier outil élaboré. La première idée de génie.
« On ne le trouve pas à l’état sauvage. Il faut le cultiver.
« Après bien des soins et des attentions, il fleurit entre les
doigts du maître noueur, superbe comme un bouton de rose,
solide et rond comme une pierre de torrent, confiant comme un
mariage un samedi du mois de mai, union de la force et de
l’évidence, de la perfection élémentaire et de l’utilité la plus
complexe.
« C’est de l’infini réduit à la taille de la première phalange
d’un pouce. C’est l’infini captif du geste perfectionné par
quatre générations de Porquet.
« Le nœud, c’est le geste des Porquet.
« Le nœud, c’est Porquet.
« Le nœud n’est rien sans Porquet. Comme la terre n’est
rien sans les paysans. Comme les mots ne sont rien sans les
poètes. »
Il tenait à la main la bouteille d’eau-de-vie et, renonçant aux
bonnes manières, il buvait au goulot de quoi humecter les
commentaires qu’il formulait d’une voix de plus en plus
harassée. Il constatait que la bouteille était vide.
« Ah ! Notre-Dame de la Consolation, vous voilà vidée de
vos grâces parfumées !
« Vous avez perdu les eaux mais je les ai recueillies comme
une aimante et dévouée bassine. Le compte y est.
« Depuis la première goutte, j’ai descendu les 45 degrés de
la félicité éthylique.
« L’escalier est raide mais praticable. »
À toutes fins utiles, il collait son œil droit au goulot qui
n’était pas moins droit que l’œil.
« Vous avez le fond sec. »
Puis, il ajoutait :
« Ce que j’aime, c’est que vous imitiez le bruit des bateaux
qui s’en vont quand je vous souffle dans la narine. »
Il soufflait dans le goulot et faisait le bruit des bateaux qui
s’en allaient.
« C’est très émouvant pour un homme qui n’a jamais
voyagé et qui ne peut donc pas savoir s’il aimerait ou s’il
n’aimerait pas les voyages.
« Je crois que j’aurais aimé les voyages puisque j’aime le
bruit des bateaux qui s’en vont quand je vous souffle dans la
narine, Notre-Dame de la Consolation.
« Les voyages, les voyages, les voyages, ce n’est pas partir
de chez soi pour en revenir un peu plus tard. Ou sinon le
premier pas qu’on fait hors de chez soi nous met déjà sur le
chemin du retour.
« Le vrai voyage, ce serait de n’être plus d’ici, de n’être
plus Basile Porquet, fils d’Émile Porquet, petit-fils de Cyrille
Porquet. Marchands de nœuds.
« On ne change pas de vie aussi facilement qu’on change de
pays.
« On peut quitter sa maison. Mais tant qu’on garde dans la
mémoire le souvenir de sa maison, on reste prisonnier de sa
maison.
« Et de tous les souvenirs qui s’y attachent.
« Les souvenirs sont des nœuds que le temps même ne peut
défaire. »
Il allait au placard, y rangeait la bouteille vide, s’emparait
d’une bouteille pleine, qu’il débouchait. Il buvait longuement
à la bouteille. Il posait la bouteille sur la table.
« On est bien ensemble, Notre-Dame de la Consolation.
Quel beau couple !
« J’ai toujours eu confiance en la Providence et vous êtes la
Providence.
« De 45° en 45°, je désescalade la montagne de nœuds au
sommet de laquelle j’ai vu le jour.
« Belle opération de chimie. On en a gros sur l’estomac. Sur
ce gros, on verse avec précaution une quantité adéquate
d’alcool. Et on obtient un précipité qui se dépose doucement
comme de la vase dans des profondeurs inaccessibles par
d’autres moyens. »
À partir d’une certaine heure et d’un certain degré d’ivresse,
il entendait frapper des coups violents dans la porte d’entrée.
« Tiens, le chômeur est mort », se disait-il.
Avant de hurler aimablement, de loin :
« Mais entrez, madame ! Vous me voyez compatissant et
empressé et tout et tout. »
Comme la femme de chômeur était timide et que selon toute
vraisemblance elle n’osait prendre l’initiative de pousser la
porte, il allait pour ouvrir, en homme habitué à ne toujours
compter que sur lui-même.
« Entrez, je vous dis. Vous êtes ici chez vous puisque vous
êtes chez moi et que je serai chez moi quand je serai en vous. »
Il ouvrait la porte, en grand, car dans le nœud on ne faisait
jamais les choses à moitié. Il jetait des coups d’œil dehors.
« Elle a disparu. Elle s’est volatilisée. Elle a changé d’idée.
« Ou bien le chômeur a ressuscité et l’a appelée, par la
fenêtre :
– Eh, reviens, tout va bien, c’était une fausse alerte, je ne
suis pas mort et j’ai envie de faire l’amour physiquement !
« Et moi ?
« Moi, est-ce que je n’ai pas envie de faire l’amour
physiquement ?
« Le chômeur, j’ai compté, depuis vingt ans qu’il chôme
avec cette femme dans la maison d’en face, il a fait l’amour
physiquement pas moins de trente-six mille fois.
« C’est énorme !
« Moi, dans le même temps, je l’ai fait vingt-trois mille six
cent quatre-vingt-deux fois en pensée. En pensée. Et zéro fois
physiquement. »
Cette nullité accablante, ce zéro non pointable, appelait
incontestablement de longs éclaircissements psychologiques,
bien qu’il fût de tradition dans le nœud de mépriser les
psychologues avec autant d’acuité qu’on vilipende les
astrologues et les tireuses de cartes.
« C’est à cause de papa, analysait Basile Porquet, non sans
clairvoyance.
« Il est mort ruiné quand j’avais dix-sept ans.
« Mais ruiné !
« Le commerce des nœuds était en ruine. La maison était en
ruine. Sa santé était en ruine.
« Ruiné !
« Pour être plus ruiné qu’il l’était il aurait fallu que le curé
rate l’extrême-onction et que papa perde aussi son âme.
« Papa disait :
– Mon fils, parfume-toi au pognon et tu les auras toutes !
« Je ne sais pas s’il les a eues toutes, mais il en a eu
beaucoup, lui.
« Il les invitait le soir à la maison. À l’époque, la maison
était superbe.
« Pour me prouver ce qu’il avançait, il m’installait dans le
hall d’entrée, sur une chaise.
« Et il me recommandait de bien observer le nez de la
femme qui allait entrer.
« Au coup de sonnette, je me concentrais. Dès que la porte
s’ouvrait, je ne quittais plus des yeux le nez de la visiteuse.
« Effectivement, il me semblait bien que ces nez de femmes
reniflaient, se pinçaient imperceptiblement. C’étaient comme
des frissons, des mouvements involontaires – mais il fallait
bien regarder, parce que le nez c’est du cartilage et le cartilage
n’est pas du tout conducteur de l’émotion.
« Mon père disait :
– Tu as vu, Basile, cette mimique, discrète, hypocrite,
sournoise ? Cette mimique des femmes qui pénètrent dans la
maison pourrait se traduire, écoute-moi bien, par l’exclamation
suivante :
– Ouh ! Il y a une forte odeur de pognon dans cette
bâtisse ! »
« Papa préférait être aimé pour son pognon, parce qu’il
estimait que c’était ce qu’il avait de plus beau.
« Grand-père c’était pareil.
« Les hommes de la famille ont toujours pensé qu’une
femme qui ne fait l’amour que pour le physique est une femme
qui ne respecte pas l’homme.
« À partir d’un certain niveau de revenus on a le droit de ne
plus se considérer comme un animal, ni comme un chômeur.
On ne fait plus l’amour physiquement pour distraire la
mélancolie des journées. On fait l’amour physiquement pour
faire aimer physiquement le pognon qu’on a.
« Les dernières années, papa n’avait pas changé d’opinion.
« Et il a commencé à vendre.
« Les magasins qu’on avait en ville. Les entrepôts. Les
appartements sur la côte. Le portefeuille d’actions. Les
meubles.
« Il fréquentait des femmes qui avaient le sens des valeurs.
« La maison a échappé au massacre.
« Papa est mort avant d’avoir eu le temps de la liquider.
« Il n’en aurait pas tiré grand-chose, située comme elle l’est
dans un quartier pourri, à cent mètres de l’autoroute et à
cinquante de la voie de chemin de fer, dans une banlieue vouée
aux engins de démolition, parmi l’escouade desquels il y a le
temps qui passe, la misère qui grandit, la maladie qui
s’installe. »
Elle était loin, la gloire des Porquet. Elle était au fond d’un
trou de nuit où Basile Porquet tombait en se débattant. Mais se
débattre n’avait jamais ralenti la chute d’un corps.
« La folie tient encore un peu tête au désespoir. Pour
combien de temps encore ?
« La police ne vient même plus dans le quartier.
« Pour protéger quoi ? Pour défendre qui ? Pour arrêter
qui ?
« Les flics font l’amour physiquement.
« Je le sais.
« Autrefois ils venaient pendant la nuit, ils tournaient dans
les rues.
« Moi je faisais des nœuds. Je ne pouvais pas dormir.
« Quand je ne peux pas dormir je fais des nœuds.
« Une nuit j’ai vu les flics faire l’amour physiquement, les
portes de la camionnette grandes ouvertes. Avec une gamine
qu’ils avaient surprise à dormir sous un porche.
« Ils s’y étaient mis à quatre, preuve qu’une fille peut se
couper en quatre tout en se donnant à chaque fois entièrement.
« Je crois que tout le monde fait l’amour physiquement, sauf
moi. »
Il allait au téléphone. Il composait un numéro.
« Allô ? SOS Amitié ?
« Je m’appelle Johnny. Je vous ai déjà téléphoné plusieurs
fois.
« Toujours pour le même problème.
« Voilà, je suis désespéré. Comme à mon habitude.
« La nuit me paraît interminable. Et cruelle.
« Car j’ai un problème pratiquement insoluble.
« Je viens de trouver la solution pour anéantir ce problème.
« Définitivement.
« Mais avant j’avais envie d’entendre encore une voix
humaine.
« À quoi bon ?
« Non, non, je préfère emporter mon secret.
« Raconter la souffrance n’en diminue pas l’intensité.
« Bon, si vous insistez.
« Je suis cadre supérieur dans une grande entreprise
bancaire. J’ai une voiture de douze chevaux, une maison
somptueuse, cent cinquante briques d’économies. J’ai fait trois
fois le tour du monde.
« Vous pouvez certainement penser que ma situation est
enviable.
« Détrompez-vous, cette situation fait mon malheur.
« En effet, une femme s’est prise de passion pour moi et
pour mon pognon.
« Elle est très exigeante, ayant longtemps vécu en
concubinage avec un chômeur, vivant encore avec lui à la fois
par souci d’humanité et parce que ce pauvre bougre est malade
de jalousie et qu’il ne serait donc pas convenable de
l’abandonner en commettant l’acte barbare, et si
malheureusement fréquent, de non-assistance à personne en
danger.
« L’attirance que j’éprouve pour elle est purement charnelle.
L’attirance qu’elle éprouve pour moi est purement
économique.
« Il y a trois semaines, elle m’a annoncé qu’elle avait décidé
de tuer le chômeur, car il constitue un obstacle à nos relations.
« Elle a pris goût au luxe.
« Moi je voudrais que le chômeur meure de mort naturelle.
« Soit suite à des pratiques sexuelles excessives.
« Soit suite à des privations alimentaires trop sévères.
« Mais mon amie ne l’entend pas de cette oreille. Son
impatience est grande de venir me rejoindre.
« Et chaque jour, pendant que nous faisons l’amour
physiquement, elle me réitère ses intentions homicides.
« Jusqu’à maintenant j’ai réussi à la dissuader de mettre son
terrible projet à exécution.
« Mais je me torture nuit et jour, jour et nuit, dans l’angoisse
la plus conflictuelle, jouissant par avance d’avoir l’exclusivité
de cette femme et redoutant par ailleurs d’être moralement à
l’origine d’un acte criminel.
« Quand le téléphone sonne, quand on frappe à la porte, je
me sens défaillir et j’imagine que cette femme va me déclarer
avec des sanglots dans la voix :
– Maintenant, Johnny, nous sommes libres de nous aimer
physiquement. Il a fini de souffrir. Il a fini d’être jaloux. Il ne
chômera plus.
« Je suis épouvanté. Je ne dors plus. Je vis dans la peur.
« J’ai compris que le mieux serait que je mette fin à mes
jours.
« Je ne veux pas qu’une femme tue par amour pour moi.
« Non.
« Je vous prie de m’assister dans mes derniers instants.
« Murmurez-moi des paroles gentilles.
« Encouragez-moi.
« Dites-moi que j’ai raison.
« Souhaitez-moi bon voyage.
« Merci. »
Il produisait des bruits de type qui se pendait. Puis, il
raccrochait le téléphone.
« Si je pouvais dire la vérité. Si je pouvais raconter mon
histoire à quelqu’un.
« Quelque chose m’en empêche.
« Même au téléphone, même dans l’anonymat le plus strict,
je n’ai jamais pu dire que je patauge dans un cloaque dont le
flot épaissit de jour en jour.
« Basile ! Basile ! Pourquoi n’ouvres-tu pas la porte ?
Pourquoi ne t’éloignes-tu pas de cette maison ? La ville est à
moins d’une demi-heure de marche.
« Basile, aujourd’hui le monde est peuplé de Basile aussi
Basile que toi.
« En ville on leur donne à manger, on les loge, on les
soigne, on les remet debout, on leur rend du courage.
« Basile, sauve-toi ! »
Mais était-il de ces hommes qui font passer leur salut avant
les choses de l’ordinaire ? Aussi près s’approchait-il d’une
décision raisonnable, que ce n’était que pour percevoir le
risque éthique qu’il y aurait d’y succomber. Le nœud était une
attache. Dans le nœud, le plus démuni des hommes demeurait,
contre tout bon sens, un homme de devoir.
« Et la femme du chômeur ? se disait-il. Qu’est-ce que je
fais de la femme du chômeur ? Le chômeur va mourir. Sa
femme va frapper à ma porte.
« Que pensera-t-elle de moi si elle découvre que j’ai
abandonné mon poste, que j’ai abandonné ma vie, que j’ai
renoncé à elle, pour une banale affaire de casse-croûte, de
vêtements propres, de logement ?
« Ce serait une dégringolade, moralement.
« Et le président ? Je me serais mis à la disposition de la
République et je quitterais le navire parce qu’il n’y a plus un
seul rat à manger ?
« Le président m’apportera cent cinquante briques ! Cent
cinquante briques ! Les services sociaux de la ville me
donneront-ils une somme aussi rondouillarde ? Je pose la
question.
« Non.
« Les services sociaux sont spécialisés dans l’aumône. Ils
paient à des prix dérisoires les pauvres qu’ils emploient pour
justifier les émoluments de leurs fonctionnaires. C’est une
affaire qui tourne bien, qui prospère, qui n’émettrait que des
bonnes actions si elle avait l’indécence de vouloir être cotée en
Bourse.
« J’attends mes cent cinquante briques. Je les attends d’un
pied aussi ferme que me le permettent les bienfaits cérébelleux
accordés par Notre-Dame de la Consolation.
« Pavoisons le local pour accueillir dignement la bonne
nouvelle, la République, la sainte, le président et la veuve du
chômeur d’en face ! »
Ce n’étaient pas des paroles en l’air. Aussitôt dit, aussitôt
fait. Il accrochait des cordes d’un mur à l’autre, comme des
guirlandes. Il en suspendait aux portes des placards. Il en
reliait les chaises entre elles. Il en tissait l’espace, en cernait
les points de lumière, en recouvrait le lit, les malles, les bas de
buffet.
« Soyez les bienvenus chez Basile Porquet, fils du fils du
père et père de personne, premier dernier des marchands de
nœuds qui traditionnellement n’ont jamais eu peur du
lendemain parce que le monde aura toujours besoin de nœuds.
« Ils viendront.
« Ils viendront parce que je les attends.
« Depuis que le monde est monde, personne n’a jamais
attendu en vain.
« De toute façon on ne meurt pas d’attendre.
« J’attends.
« Basile attend. »
Pour attendre en imprégnant son attente d’un soupçon de
spiritualité, il s’agenouillait devant la figurine de Notre-Dame
de la Consolation dont il était convaincu qu’elle lui prêtait une
oreille bienveillante.
« Notre-Dame de la Consolation, j’ai fait tout ce qui était en
mon pouvoir de faire pour ajuster mon amour des nœuds aux
besoins en nœuds d’une société qui n’a pas encore pris
conscience qu’elle était comme un bateau sans amarres sur une
mer où gonfle la tempête.
« L’heure approche du naufrage. Vous savez que je
n’exagère pas, Notre-Dame de la Consolation.
« L’heure du naufrage a peut-être déjà sonné.
« Le président de la République va tuer le chômeur dont la
femme est en train de retirer sa culotte en vue de solliciter de
ma bienveillance le droit de disposer de mon appareil
téléphonique, ce que j’accepterai avec l’arrière-pensée de faire
enfin l’amour physiquement, gagnant ainsi d’un seul coup
mon paradis sur terre.
« C’est à vous de jouer, Notre-Dame de la Consolation, et
de répondre favorablement à ma prière.
« Souvenez-vous que j’ai mangé hier le dernier morceau de
croûte de mon dernier fromage et qu’il ne me reste guère pour
vous implorer qu’une moitié de bouteille d’eau bénite à 45 %,
reliquat des opérations alambiquées de mon grand-père
Achille Porquet.
« Je vous demande instamment d’inspirer le président de la
République et la femme du chômeur qui sont les deux
personnages les plus importants de mon futur.
« Je vous demande cent cinquante briques.
« Je vous promets d’en faire le meilleur des usages.
« Je vous promets d’intégralement les investir dans la
promotion de ma virilité auprès de la femme du chômeur.
« Elle ne connaît pas le plaisir d’aimer un homme pour son
système monétaire.
« Pour cette créature simple, quelle bonne surprise ce sera
de découvrir qu’elle couche avec le pognon, alors qu’elle avait
cru se donner à un homme dont l’amour ne sait pas produire
autre chose que de la transpiration.
« Quelle joie pour elle !
« Imaginez, Notre-Dame de la Consolation, l’allégresse de
cette femme de chômeur dont l’existence ne fut qu’une
interminable suite de coïts sans gratifications fiduciaires.
« Je vous promets de l’épouser. Je demanderai comme un
service au président de la République de célébrer l’union.
« Il ne me le refusera pas.
« La mariée portera une robe de nœuds de dimensions
variées. De la taille jusqu’aux chevilles, des gros nœuds
concomitants sur de la corde épaisse. De la taille à la naissance
du cou, des nœuds plus petits et plus espacés. Un chapeau orné
d’une composition de caractère floral où seront
harmonieusement arrangées toutes les variétés de nœuds de
marine. »
Il se relevait pour fouiller dans un coffre d’où il extrayait un
paquet de cordes assemblées de telle façon et avec un tel art et
un tel goût que le résultat n’était rien de moins qu’une robe de
mariée.
« Vous voyez que je ne vous mens pas. C’est la robe de
mariage de ma mère, de ma grand-mère et de mon arrière-
grand-mère. Inusable.
« Des milliers de nœuds. Quinze, vingt kilos de nœuds.
« Le savoir-faire d’un maître noueur au service de l’amour
légitime.
« Quelle merveille ! »
Il enfilait cette robe qui était somptueuse et abondante.
« Les hommes de la famille, tous fins cavaliers et
intégralement hippolâtres, choisissaient des épouses grandes et
larges comme des juments.
« La femme du chômeur répond grandement et largement à
ce critère.
« Elle a de la croupe, de la crinière et du poitrail. Elle sera
parfaite aussi bien pour l’attelage que pour la monte, pour la
voltige que pour la traction.
« Elle est faite exactement comme ma mère. La même
allure, le même trot, une ensellure de danseuse, quelque chose
de fringant dans le pas, une façon de virevolter quand elle
tourne au coin de la rue. La même.
« Sauf que ma mère n’aurait jamais fait l’amour
physiquement avec un chômeur.
« De son temps il n’y en avait pas.
« Ma mère aimait tellement le pognon qu’elle avait deviné
avant tout le monde que la situation du nœud dans la société
moderne allait se dégrader.
« C’était une femme d’une intelligence très intuitive pour
tout ce qui concernait le pognon.
« Elle n’avait qu’une peur, c’était de se réveiller un matin
couchée aux côtés d’un homme alors qu’elle s’était endormie
dans les bras du pognon.
« Cette peur la rongeait, la rendait malade, la démolissait.
« Maman s’est perdue, papa a perdu le pognon, moi j’ai
perdu les nœuds.
« Il ne reste plus rien que les mots.
« À force de les répéter peut-être que ce qu’ils désignent
reviendra.
« Je n’y crois pas.
« Mais dans la vie on fait tellement de choses auxquelles on
ne croit pas.
« En attendant la mort, il faut s’occuper l’esprit, les mains,
le gosier.
« Qui peut croire qu’il attend la mort plutôt que cent
cinquante briques, qu’une femme de chômeur, qu’un président
de la République ?
« Attendre la mort, c’est attendre pour rien. Attendre cent
cinquante briques, c’est attendre cent cinquante briques. C’est
donner du prix à son attente.
« Cent cinquante briques couvrent mes besoins, mes frais,
pendant trente ans. C’est de l’attente à prix coûtant.
« À prix sacrifiés.
« Je liquide, je solde.
« La chance qui recrute des candidats au pognon tous les
jours ne trouvera pas meilleur marché que moi. J’attends cent
cinquante briques, pas une de plus.
« Prix ferme et définitif qui ne met pas en péril les finances
de la République et qui me permettra d’acquérir la femme du
chômeur.
« Quand on n’a plus un sou, presque plus rien à boire pour
se donner l’illusion qu’on n’est pas encore pauvre, plus rien à
manger, qu’on vit dans un taudis que les cafards et les blattes
traversent d’un air dégoûté, je m’excuse, mais cent cinquante
briques, c’est déjà du pognon. »
De nouveau, il entendait frapper à la porte. Il entendait aussi
le vent.
« Oui, c’est pour quoi ? »
Il entendait qu’on frappait encore. Il entendait aussi que le
vent se levait un tout petit peu plus. Il entendait enfin la pluie
qui se mettait à tomber. Il l’entendait bien et sans nuances, car
le toit était couvert de tôles ondulées.
« Ah, non ! Pas la pluie ! Pas la pluie ! »
Il entendait toujours des coups dans la porte.
« Un peu de patience ! J’arrive ! Je suis dans l’urgence. »
Il s’agaçait, embarrassé dans la robe de mariée. Il tombait.
Puis il ramassait des bassines, des brocs, des casseroles, qu’il
disposait sur la table, sur le sol, en équilibre en haut des tas de
cordes. Il entendait le bruit des gouttes qui s’écrasaient dans le
fond des divers récipients.
« Jamais tranquille. L’eau est le moins civilisé de tous les
éléments », disait-il.
Scrupule de dernière minute, il allait à la porte. Il l’ouvrait.
Il regardait. Il constatait qu’il n’y avait personne.
« Oh ! je suis confus. La femme du chômeur a dû penser
que je m’étais absenté. »
Il se tordait le cou pour examiner le plafond.
« Pluie de malheur, tu as vu ce que tu as fait ? Tu viens une
fois de plus d’écarter de mon chemin une femme qui voulait
faire l’amour physiquement.
« C’était peut-être le président de la République.
« Oui, peut-être que c’était le président de la République.
« Le pays a besoin d’être sauvé.
« Le pays a besoin de nœuds.
« Le pays a besoin de moi.
« Cette fois, elle est debout, la vague qui va balayer et
emporter tout. Tout.
« Tout ce qui n’est pas solidement attaché.
« L’heure du naufrage est venue. »
Il était certain que, dehors, le temps était en train de grossir.
Il était certain qu’il n’y avait plus grand-chose à faire pour
sauver le monde. Toutefois, dans un sursaut d’énergie, il
décrochait le téléphone.
« Allô, les renseignements ? Je voudrais le numéro de la
présidence de la République. Vite, vite.
« Oui, j’attends.
« J’ai l’impression de vivre des instants historiques.
« Non, ce ne sont pas des instants historiques.
« La fin du monde n’est pas un événement historique.
« La fin du monde ne fait pas partie de l’histoire. Elle
détruit tous les instants historiques qui l’ont précédée. Elle
efface l’histoire. Elle nie l’histoire. Elle n’y met pas un point
final, elle l’anéantit.
« Merci. Merci.
« Un conseil : gonflez les matelas pneumatiques !
« Vite !
« Vite ! »
Après avoir remercié l’employé des téléphones, il
composait le numéro de la présidence de la République.
« Allô, la présidence de la République ?
« Oui, je m’appelle Basile Porquet. Je voudrais parler au
président.
« Passez-moi le président immédiatement.
« S’il dort, réveillez-le.
« Comment ?
« C’est très important. L’heure du naufrage a sonné. J’ai
juste le temps de faire les nœuds qui vont permettre à la
République de se maintenir à flot.
« Oui, je me calme. Je suis calme.
« Ah bon !
« Alors, pardonnez-moi.
« Au revoir.
« Ne vous recouchez pas sans avoir enfilé un gilet de
sauvetage, conseil d’ami de la République ! »
Il raccrochait et regardait longuement la porte. Il disait :
« Ce n’était pas la femme du chômeur qui a frappé à la
porte. »
Il se taisait, parce qu’il se sentait ému. Puis il disait,
déduction subtile :
« C’était le président. »
Il disait cela avec simplicité. Il s’en voulait. Avec la même
simplicité.
« Et je ne lui ai pas ouvert.
« C’était le président de la République.
« Quand j’ai appelé, on m’a répondu que le président était
parti, précipitamment, en voyage.
« Précipitamment, le mot a été prononcé. Sur un ton grave.
« Je ne voudrais pas avoir l’air d’interpréter, mais le ton
était grave.
« Il ne me reste plus qu’à espérer que je me trompe. »
Il s’attachait à une grosse corde. Il vérifiait si elle était
solidement fixée en haut du mur. Puis il s’asseyait sur la table.
Il buvait à la bouteille.
« Il est l’heure de partir. Physiquement », disait-il.
Il devinait que, sous la poussée du vent, la porte allait
s’ouvrir avec une grande brutalité. La fenêtre aussi allait
s’ouvrir. La salle de séjour allait être envahie par le vacarme.
La tempête allait entrer chez lui, comme elle allait entrer
partout ailleurs. Les lumières allaient vaciller. Elles allaient
s’éteindre. Lui également, il allait s’éteindre. Il allait finir.
Basile Porquet allait finir. L’histoire allait finir. Le monde
allait finir. Il fallait s’en aller à la fin. Il fallait s’en aller avec
la fin.
© le dilettante, 2010
ISBN 978-2-84263-207-6
www.ledilettante.com
Couverture : Lucia Di Bisceglie
Le format ePub a été préparé par Isako www.isako.com à partir de l’édition papier
du même ouvrage.

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