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Le lendemain matin, descendant du long de sa charmille où il venait encore de débarder deux rangées de

troncs laissés là avant l'hiver, profitant du jour clair qui s'était levé sur la contrée depuis une petite
semaine, Il retomba en face du vieux capuchonné qui fumait de l'herbe derrière sa cahute, en compagnie
du forgeron. Celui là passait les beaux jours clairs de janvier à se dorer la couenne au soleil, coincé qu'il
était dans l'obscurité le reste du temps à forger des haches, des coins, des socs de charrue pour le reste
des êtres humains de la vallée..

- Beau matin! lui dit en patois l'Eduen capuchonné. Il semberait que Belenne nous fasse cadeau en ce
moment !
- Bellenne ou une autre, s'esch mir wurscht egàl ! lui répondit Ivoric.
- Ahhh je sais ce que tu penses, lui dit le moustachu au large front, mais avant qu'il ai pu dire ouf, Ivoric
l'avait coupé : "D'ailleurs, si c'est pour venir prècher des sornettes sur la belle Belenne et sur ces
mystifailleries, laisse-moi te dire que dans le genre fariboles j'en ai de belles moi aussi à te raconter !"
Et le voilà qui partait dans des monologues passionnés dont il avait le secret, s'enivrant se sa propre
verve, s'écoutant parler autant qu'il s'adressait à son interlocuteur : "Vous autres capuchonnés allez
bientôt tout nous faire valdinguer sans dessus dessous avec vous fables pour petiots et vos sornettes
filandreuses comme toile d'araignée ! Ja was Meinsch? Vous croyez qu'on vous a attendu pour sentir que
l'air est pur, pour apprécier le placher des vaches et se réjouir de l'herbe fraîche? Vous voulez de l'amour
et de l'éveil, des chemins d'illumination? Venez debarder avec moi le matin au lieu de vous rouler sur vos
peaux de mouton à respirer l'air de vos cahutes en rêvant d'air pur! J'vous garantis une bonne dose
d'amour, Jawohl ! Et en prime, vous vous ferez les muscles et vos idées seront plus claires, plaise aux
arbres !".

Il faut dire que notre Suève local n'avait pas peur de dire ce qu'il pense et que pour les petits citadins
d'aujourd'hui habitués depuis le berceau à machouiller du chewing gum, à marcher dans des chaussures
en plastique et à écouter des musiques electroacoustiques lenifiantes, un rude gaillard comme lui aurait
passé pour un ovni. Mais que voulez-vous faire quand les seules étiquettes qui restent aujourd'hui dans
le paysage mental de ces Robinsons perdus sur l'île du solipsisme, c'est, pour caractériser les êtres
humains de l'époque, celles du marginal ou celle du paysan nécessiteux... D'ailleurs, parlant d'amour,
Ivoric aurait eu de bonnes nouvelles à raconter à tous ces modernes racontars de la prouesse sexuelle !
Das esch wohr ! De son temps à lui, on n'avait pas attendu la contraception pour faire des galipettes, et il
n'y a vraiment que les ignorants déracinés de la terre pour croire que c'est mai 68 qui a libéré les
moeurs ! Mais, je m'écarterai de mon sujet si je vous disait qu'en ce temps-là, en prime, on respectait sa
femme, et que l'on n'allait pas en chercher une autre au coin de la rue quant la sienne était partie au bout
de la Gaule pour faire un pelerinage ou qu'elle était morte ! Les gâteries sexuelles n'ont pas étés
inventées par le journal de canal plus que je sache, et lorsqu'une femme désirait rester à un certain
nombre d'enfants, elle n'en demeurait pas moins attentionnée envers son époux et elle savait prodiguer
les caresses et les attentions les plus touchantes qui soient, et lui, il n'était pas non plus en reste, tannà
wald ! De quoi vous graver à jamais dans les coeurs et dans les corps des lettres d'amour, chauffées à
blanc comme du fer de forge et qui vous faisait languir les époux des mois durant sans jamais penser à
personne d'autre. Et qui vous faisait humer sa présence d'un bout de l'Europe à l'autre rien qu'en pensant
à son parfum. Et laissez moi vous dire qu'il n'y avait pas non plus besoin de yoga mystique en ce temps
là pour vous éveiller les sens à là beauté infinie et à l'infinie dimension de la vie. Que lors des
retrouvailles, c'était à se demander dans quel univers on était parti, et si l'on allait tant soit peu retrouver
le chemin de la maison un jour. Et pas besoin de gober je ne sais quels ersatz chimiques et autres
champignons hallucinogènes ! Ja do !

Ivoric serait intarrissable sur un sujet pareil, car il était sans tous les complexes que nous ont peu à peu
refourgué l'église catholique et la société cathodique moderne. Et lorsqu'on parlait de turlutte et de
caresses à l'époque, laissez moi vous dire qu'on était aussi loin de la conversation des pilliers de bar
d'aujourd'hui. Ces choses sont sacrées et se confient à des vrais amis qui savent en apprécier la valeur
et qui ont le coeur pur. Autant dire que le druide et sa belle Belenne pouvaient aller se recoucher et aller
fumer ses herbes ailleurs.

D'ailleurs il lui semblait que depuis la veille, le vieux n'avait pas encore fait grand chose à part fumer son
herbe. Ivoric n'aimait pas trop la fumée en plein jour car elle lui tournait la tête inutillement, et il lui venait
toujours un pincement à voir certain prendre pour prétexte l'élévation spirituelle quand ce n'était que du
kinderspiel en somme. Il n'osait toutefois pas s'aventurer dans ces terrains là, car le sol y devenait mou
comme glaise et on y respirait mal. Une joli façon de dire que le danger vient parfois des produits et pas
forcément des personnes qui les utilisent. Aussi, il laissa de côté son dégoût passagé et vint briser la
glace avec le druide :

- Also ! Un was esch jetzt mit dam menhir wieder loss?


- Tja ! lui dit le druide, ir bin jetzt uf a neia projekt, das heist, a taolmen uf zu bringa !
- A Taolmen? répeta Ivoric, décontenancé. Un was esch denn das? Quelque chose pour attraper la
foudre?!
- Neiiii, a Taolmen esch wenna tunnel wo ganz in stei gebäut esch.
- Un tunnel de pierre? Comme celui de la combe de Storkensohn?
- Jaa derta ben i jetzt schu lang nit meh geganga, aver...

Ce druide était sympathique au fond, et plus Ivoric lui parlait, plus il se demandait d'où il parlait si bien sa
langue. D'ailleurs, à part sa moustache éduenne et sa capuche de druide, il pouvait ressembler à
n'importe quel Schwäbisch de la région. Sous un certain angle, il ressemblait un peu à son père. C'est à
ce moment là qu'il lui est venu l'idée de lui demander son nom : Ivoric ne le connaissait pas encore et ce
n'est pas la première chose qu'on demande à un voyageur étranger. Preuve s'il en est qu'en ces temps
là, déjà, on fraternisait avec n'importe qui et que c'est le coeur qui parlait avant la tête. Cela n'a pas trop
changé dans certaines vallées alsaciennes à l'heure actuelle, ce qui me fait dire que quelques siècles de
rationalisation hygiéniste n'ont pas tué le germe éternel des relations humaines de nos tribus ancestrales.

- Un was asch ver Namà? lui demanda Ivoric, à brûle pourpoint, comme savent si bien le faire les Suèves
d'Alsace.
- Ir? demanda le vieux, jouant l'interloqué. Ir heiss Bernhardt ! Un tu? demandait-il tout naturellement.
- Ir bin Ivoric, ir mach das Holtz ver unseri dorf.
- Wirklik? disait l'autre, visiblement interessé...
- Jaja... répondait Ivoric, légèrement roublard et fier de son effet... Aver seit ma jetzt, lui dit-il sans lui
laisser le temps de rien répondre, wohar kummt, ass tu elsasser spricht?
- AH laissa échapper le druide entre ses dents limées... das esch a langa G'schichta!

Bernhardt était un Suève de descendance Nordique, qui était né en pays Eduen, près de l'actuelle ville
d'Auxerre. Il avait vécu la vie de paysan dans les parages jusqu'à la trentaine, après quoi il avait soudain
pris la route un soir de mai, se disant que la vie avait besoin de lui pour faire de grandes choses. Il avait
tout quitté, mais pas sa femme qui était morte en accouchant mal de son premier enfant.Tous les deux
étaient morts, mais il les avait tellement aimés qu'il jurait à Ivoric qu'il les retrouverait quelque part, un
jour. Après? Après et bien il avait gardé son idée en tête et était venu du côté de la vallée du Rhin, car
paraît-il les plaines étaient fertiles pour les paysans. Mais il tomba sur les Suèves qui venaient de
s'installer depuis peu et qui n'avaient pas la possibilité de prêter leurs nouvelles terres avant plusieurs
années. Alors, il avait aperçu un menhir à l'entrée de la vallée, derrière l'Ochsenfeld un soir de Yule. Il lui
a semblé comprendre toute une signification et, davantage, un moyen d'utiliser ce formidable outil,
comme il l'appelait. En somme, il avait eu une Vision. L'intuition, diront certains... Il est alors venu
s'installer comme bucheron dans ce même village il y a déjà plusieurs dizaines de cycles de la roue celte,
et, comprenant qu'il ne parviendrait à rien sans aide, avait entrepris un pelerinage jusqu'en pays
Kemer...Tous ces mots semblaient remuer en Ivoric des cordes cachées dont il ne prenait conscience
seulement maintenant que ce Bernhardt les lui disait en face, mais qui avaient toujours été là prêtes à
jouer une musique qu'il connaissait bien.

- Et quoi que t'as vu en pays Kemer? lui demanda Ivoric.

Les yeux et toute la face de Bernhardt se mirent à prendre un éclat intense et de ses yeux bleus clairs
semblait tout à coup jaillir une fontaine d'eau de roche. Ivoric fixa un moment ce regard fort mais se frotta
ensuite les yeux, et, se sentant quelque peu gêné, il baissa alors les yeux tandis que rougissaient ses
pomettes, qu'il avait saillantes.
C'est ainsi qu'un beau matin, peu avant la fête d'Imbolc, Ivoric rencontra le druide Bernhardt.

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