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La pensée de Heidegger

Il s’agit d’une idée intrinsèquement géniale qui éclaire de manière puissante, voire incomparable, le
temps présent. Elle permet comme nulle autre, non seulement de comprendre le paysage
économique, culturel et politique qui nous entoure, mais aussi de nous faire saisir pourquoi la
poursuite inlassable de la déconstruction nitzschéenne ne peut désormais conduire qu’à une
sacralisation obscène des réalités, pourtant bien triviales et bien peu sacrées, d’un univers libéral
désormais voué, à proprement parler, au non-sens.

Beaucoup le disent aujourd’hui parmi les écologistes, chez ceux aussi qui se disent
« altermondialistes ». Mais l’originalité de Heidegger et de sa critique du monde la technique, c’est
qu’elle n’en reste pas aux critiques rituelles du capitalisme et du libéralisme. […] D’ordinaire, on leur
reproche pêle-mêle d’accroitre les inégalités, de dévaster les cultures et les identités régionales, de
réduire de manière irréversible la diversité biologique, celle des espèces, d’enrichir les riches et
d’appauvrir les pauvres… tout cela en vérité est non seulement fort contestable mais passe en outre
à côté de l’essentiel. Il n’est pas vrai, par exemple, que la pauvreté augmente dans le monde même si
les inégalités se creusent, pas vrai non plus que les pays riches sont peu soucieux de
l’environnement. Bien au contraire, ils le sont infiniment plus que les pays pauvres pour lesquelles les
nécessités du développement passent avant celles de l’écologie – de même qu’ils sont aussi les
premiers à voir leurs opinions publiques être véritablement préoccupées par la préservation des
identités et des cultures particulières.

On pourrait en tout cas en discuter longuement.

Ce qu’Heidegger permet de comprendre, c’est que la mondialisation libérale est entrain de trahir une
des promesses les plus fondamentales de la démocratie : celle selon laquelle nous allions pouvoir
collectivement faire notre histoire, du moins y participer, avoir notre mot à dire sur notre destin pour
tenter de l’infléchir vers le mieux. Or l’univers dans lequel nous entrons, non seulement nous
échappe de toute part, mais s’avère être en plus dénué de sens, dans la double acception du terme :
non seulement privé de signification mais aussi de direction.

[…]

Conformément aux souhaits de Nietzsche, les idoles sont mortes : aucun idéal, en effet, n’anime plus
le cours du monde, mais seulement la nécessité absolue du mouvement pour le mouvement. En
effet, il nous faut sans cesse progresser mais ce progrès mécaniquement induit par la lutte pour la
survie technologique dans une économie de marché ultra-concurrentielle ne peut plus être situé
dans un projet plus vaste, intégré dans un grand dessein. Là encore, la transcendance des grands
idéaux humanistes dont se moquait Nietzsche a bel et bien disparu. De sorte qu’en un sens, comme
le pense Heidegger, son programme que poursuit parfaitement le capitalisme mondialisé.

Ce qui fait problème, dans ce dernier, ce n’est donc pas tant, comme le pensent à tort les écologistes
et les altermondialistes, le fait qu’il appauvrirait les pauvres pour enrichir les riches (ce qui est
largement contestable), mais c’est qu’il nous dépossède de toute emprise sur l’histoire et la prive
elle-même de toute finalité visible. C’est en quoi le capitalisme incarne à merveille la pensée de
Nietzsche, c’est-à-dire une pensée qui assuma comme nulle autre le programme d’une éradication
complète de tous les idéaux en même temps que de la logique du sens.

Dans un petit essai intitulé le dépassement de la métaphysique, Heidegger décrit comment la


domination de la technique qui caractérise à ses yeux l’univers contemporain est le résultat d’un
processus qui prend son essor dans la science du XVIIème siècle pour s’étendre peu à peu à tous les
domaines de la vie démocratique.

L’idée centrale que l’on peut tirer de l’analyse heideggerienne est celle selon laquelle le projet de
maîtrise de la nature et de l’histoire qui accompagne le monde moderne et donne tout son sens au
projet démocratique va finalement se renverser en son exacte contraire. La démocratie nous
promettait de prendre enfin part à la construction collective d’un univers plus libre et plus juste, or
nous perdons aujourd’hui presque tout contrôle sur le cours du monde. Par quel processus cette
trahison suprême de promesses de l’humanisme s’est-elle opérée ?

Le premier moment de ce processus coïncide avec l’apparition de la science moderne. Avec elle, on
assiste à un projet de domination de la Terre, de maîtrise totale du monde par l’espèce humaine.
Selon la fameuse formule de Descartes, la connaissance scientifique va permettre à l’Homme de se
rendre enfin comme « maître et possesseur de la Nature ». Cette aspiration à une domination par
l’homme du monde prend une double forme.

Elle s’exprime d’abord sur le plan intellectuel et théorique de la physique moderne qui se fonde
toute entière sur le postulat selon lequel rien n’arrive sans raison. En d’autres termes, tout doit
pouvoir s’expliquer un jour ou l’autre rationnellement, tout évènement possède une cause, une
raison d’être et le rôle de la science est de les découvrir, de sorte que son progrès coïncide peu à peu
avec l’éradication du mystère duquel on habillait la Nature au Moyen-Age.

Elle s’exprime ensuite, par l’utilisation comme bon nous semble de la Nature comme d’une collection
d’objets purement matériels. Par notre volonté, nous exerçons une domination pratique qui fait
perdre ses charmes à la Nature et la transforme en un immense magasin au sein duquel les hommes
peuvent puiser à leur guise sans restriction autre que celle nécessaire pour préserver l’avenir.

Pour autant, au moment de la naissance de cette science moderne, nous ne sommes pas encore dans
ce qu’Heidegger appelle le « monde de la technique », c’est-à-dire un monde où le règne des moyens
a pris le pas sur le régime des fins. En effet, dans le rationalisme du XVIIème et du XVIIIème siècle,
chez Descartes, les encyclopédistes français ou chez Kant, le projet de maîtrise de l’univers possède
encore une visée émancipatrice. Dans son principe en effet, il reste soumis à la réalisation de
certaines finalités, de certains objectifs considérés comme profitables pour l’humanité. On ne
s’intéresse pas seulement aux moyens qui nous permettront de dominer le monde, mais aux
objectifs que cette domination même permettra de réaliser : liberté et bonheur.

Ainsi, le projet scientifique des Lumières repose sur deux convictions qui fondent son optimisme. La
première, c’est celle selon laquelle la science va permettre d’émanciper les esprits des chaînes de la
superstition et de l’obscurantisme moyenâgeux. Lutter contre toutes les formes d’arguments
d’autorité, qu’ils soient religieux ou politiques. La deuxième, c’est que la maîtrise du monde va nous
libérer des servitudes naturelles et même les retourner à notre profit. C’est l’idée moderne d’un
bonheur conquis par la science, d’un bien-être rendu possible par la maîtrise du monde.
Et c’est par rapport à ces deux finalités, liberté et bonheur, que le développement des sciences
apparaît comme le vecteur du progrès de la civilisation. Une telle vision de la raison est bien
entendue naïve et hautement critiquable, en vue du mal qu’elle a notamment fait aux peuples qui
ont subi la colonisation. Mais elle a le mérite de s’articuler encore à des objectifs extérieurs et
supérieurs et en ce sens, elle ne se réduit pas à une simple raison instrumentale ou technique. Pour
être technicienne, l’idée de maîtrise du monde doit s’articuler avec une autre idée : celle de la
compétition mondialisée. C’est cet enchâssement qui transforme le projet d’émancipation collective
et de bien-être en une simple survie, résultat de la compétition elle-même. Dans cette nouvelle
perspective, celle de la concurrence généralisée – que nous désignons aujourd’hui par le terme de
« mondialisation » - la notion de progrès change radicalement de signification. Au lieu de s’inspirer
d’idéaux transcendants, le progrès, ou plus exactement le mouvement des sociétés va peu à peu se
réduire à n’être plus que le résultat mécanique de la libre concurrence entre ses différentes
composantes.

Au sein des entreprises, mais aussi des laboratoires scientifiques, des centres de recherche, la
nécessité de se comparer sans cesse aux autres, d’augmenter la productivité, de développer les
connaissances et surtout leurs applications à l’industrie, à l’économie, bref à la consommation, est
devenu un impératif absolument vital. L’économie moderne fonctionne comme la sélection naturelle
chez Darwin : dans une logique de compétition mondialisée, une entreprise qui ne progresse pas
tous les jours est tout simplement vouée à la mort. Mais ce progrès n’a plus d’autre finalité que lui-
même. Il ne vise rien de plus qu’à rester dans la course face aux autres concurrents. De là le
formidable et incessant développement de la technique, rivée à l’essor économique et largement
financée par lui. De la aussi le fait que l’augmentation de la puissance des hommes sur le monde est
devenu un processus totalement automatique, incontrôlable et même aveugle puisqu’il dépasse de
toute part les volontés individuelles conscientes. Il est, tout simplement, le résultat inévitable de la
compétition.

Voilà donc l’essentiel : dans le monde de la technique, dans le monde entier, il ne s’agit pas de
dominer la nature pour être plus heureux et plus libre, mais de maîtriser pour maîtriser, de dominer
pour dominer. Pourquoi ? Pour rien justement, ou plutôt parce qu’il est tout simplement impossible
de faire autrement étant donné la nature des sociétés de part en part animées par la compétition,
par l’obligation absolue de « progresser ou de périr ». C’est en quoi il est légitime de dire que
l’univers de la compétition est bien, au sens large, « technique », car en lui le progrès scientifique
cesse de viser des fins extérieures et supérieures à lui pour devenir une espèce de fin en soi.

C’est très exactement cela, cette « technicisation » du monde, qui advient selon Heidegger, dans
l’histoire de la pensée avec la doctrine nietzschéenne de la « volonté de puissance » en tant qu’elle
déconstruit et même détruit toutes les « idoles », tous les idéaux supérieurs. C’est la victoire de la
technique. Aujourd’hui, nul ne peut plus être raisonnablement certain que ces évolutions
grouillantes et désordonnées, reliées par aucun projet commun, nous conduise vers un mieux. Nul ne
peut aujourd’hui sérieusement garantir la survie de l’espèce, beaucoup s’en inquiètent et nul ne sait
pourtant comment « reprendre la main ». Le pire n’est pas toujours certain et rien n’interdit de
conserver l’optimisme. Mais il faut bien dire qu’il s’agit là davantage de la foi que d’une conviction
fondée en raison. Aujourd’hui règne une inquiétude diffuse et multiforme toujours prête à se
cristalliser sur telle ou telle menace particulière : la peur devient la passion démocratique par
excellence.

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