Dans l'histoire du siècle dernier, la notion de progrès humain avait fini par constituer une
entrave au progrès technique et matériel. Le progrès humain menaçait de freiner ce dernier
en lui imposant des limitations d'ordre éthique tout en projetant de le soumettre à ses propres normes. Le XXe siècle a montré - à travers ses guerres, Hiroshima, la destruction de la nature, 5 la pollution, etc. - comment le progrès technique pouvait provoquer des catastrophes humaines et écologiques. Il a montré qu'il pouvait s'appuyer sur le mépris du progrès humain, dès lors que ce dernier risquait de s'ériger en obstacle à sa volonté d'expansion sans bornes. Tout effort de guerre - comme l’a mis en évidence le développement de l'énergie nucléaire - ou même toute course aux armements engendre de formidables évolutions techniques qui 10 sont tenues pour des progrès. Pourtant, le progrès humain n'y trouve pas son compte. Et ce n'est pas un hasard si l'idéologie de l'épanouissement a pris son essor postérieurement à la Seconde Guerre mondiale, événement interprétable comme la victoire définitive et planétaire de la technique sur toutes les autres organisations de l'existence, relayant dans le cours de l'histoire une autre idéologie, celle du progrès humain. 15 L’épanouissement de la personne humaine - dont un aperçu sur les « sciences de l'éducation » permet de percer le secret - est bel et bien devenu le tombeau du progrès humain. Ce dernier, comme Condorcet nous le dit, passe par la « bonté morale », peu compatible avec l'impératif de l'épanouissement personnel devenant la norme de la vie en société. La « bonté morale » n’a guère à voir avec la sympathique commisération humanitaire, avec l'« 20 abbépierrisme » des écrans, avec le télévangélisme du Téléthon. Haute vertu, elle est difficile, exigeante, parfois peu avenante. Ayant assimilé l'idée, après un premier demi-siècle de fer, de feu et de sang, que le progrès technologique, matériel, ne rendait pas - contrairement à l'espoir des Lumières - l'homme meilleur, notre époque a pris le parti de penser que ce type de progrès pouvait rendre l'homme plus heureux, au sens de plus épanoui. Bonté et bonheur 25 sont devenus antinomiques sous la figure de l'épanouissement. Il n'est plus question d'accomplir l'essence de l’humanité, comme chez Rousseau ou Kant, mais de révéler les potentialités de chacun d'entre nous. Cette quête n’a plus rien de collectif - l'essence concernait le genre humain -, mais se trouve strictement réduite aux dimensions de l'individu, à la génétique, à la psychologie, entre autres. Et chacun le sait : on peut s'épanouir contre 30 autrui, voire contre l'humanité, jusqu'à constituer une forme de société qui serait une forme larvée de guerre de chacun contre chacun (la société de la compétition absolue, idéal de l’économie capitaliste dont le sport met quotidiennement en images et en catéchisme le paradigme). Le progrès impliquait le développement maximal de l'essence générique de l'homme dans chaque homme, chaque homme parvenant à devenir tout l'homme. L'idéologie 35 dominante de l'épanouissement exige l'inverse : un homme épanoui est un homme qui est lui- même, uniquement lui-même, et non l'homme en général. En un demi-siècle, la tyrannie de l'épanouissement a envahi toutes les sphères de l'existence, jusqu'aux plus intimes. S'épanouir est désormais tenu pour la vraie raison de vivre. Une vie bonne, croit-on, est une vie épanouie. Jusqu'aux rives du XXIe siècle, une vie bonne 40 s'identifiait à une vie vertueuse, à une vie impliquant un idéal moral ; ainsi était-il possible, et sans doute fréquent, à la fois d'être malheureux et de mener une vie bonne. Aujourd'hui, bon et épanoui sont devenus synonymes. Vivre bien (s'épanouir, voire jouir) et bien vivre (vivre selon le bien, vertueusement) sont entrés en fusion tout en effaçant la vertu. Réussir sa vie ne consiste plus à mener une vie selon une ligne morale, conforme à la vertu, une vie dévouée 45 aux autres, à la patrie, à l'art, à un idéal, mais consiste à accomplir jusqu'au bout les potentialités psychologiques et physiques que chacun détient par l'entremise de son capital génétique. Réussir sa vie consiste à faire fructifier ce capital. Une vie réussie sera une vie où toutes ces potentialités, comprises selon la métaphore économique du capital, auront pu s'exprimer. L'épanouissement a remplacé la morale. L'épanouissement a remplacé la vertu. 50 L'épanouissement a remplacé le bien en devenant son synonyme.
Rober Redeker, Egobody, la fabrique de l’homme nouveau, éd. Fayard, 2010
Étude sur la philosophie en France au XIXe siècle: Le Socialisme et le Positivisme - Saint-Simon, Charles Fourier, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Gall, Broussais, Auguste Comte, Proudhon, etc.
Bilan de la Sociologie française contemporaine: Sociologie et psychologie - Sociologie et histoire - Ethnologie - Morphologie sociale - Sociologie juridique et économique