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Arthur-Ulrick BILOA

Le Temps des Tambours


Roman
Wilfried, Roméo, Ricky, Patrick…

Et Larissa,

Merci pour tout.


« Le but du roman n’est pas de connaitre le monde, mais de le
recréer, ni de définir la vie, mais d’en donner l’illusion. »

Jean HYTHIER
I

-« Reste à l’écart des querelles, et tu auras ainsi une occasion en moins de commettre
des fautes ! En effet, les violents allument les querelles ; les méchants jettent le trouble
entre les amis et mettent la division entre ceux qui vivaient en paix ! Plus on met de bois
sur le feu plus les flammes sont vives ; plus la querelle se prolonge, plus elle s’envenime !
Plus un homme est fort, plus sa violence est grande, et plus il a d’argent, plus sa colère est
grave ! Un désaccord soudain peut allumer ce feu ; quand la colère éclate, le sang coule !
A souffler sur la braise, on fait jaillir la flamme ; mais si tu craches dessus, elle s’éteindra !
Les deux opérations se font avec la bouche ! »
L’assemblée demeure calme. Les visages et les regards sont plongés dans une
profonde méditation. Une tiède fraîcheur sillonne les allées de la cathédrale bondée. Qu’il
fait beau de respirer ce bon vent et d’écouter s’agiter le vacarme qui nous parvient du
dehors. Depuis la nuit, d’infatigables cortèges de klaxons, de chants de victoire et de
vuvuzélas n’ont cessé de parader dans toute la ville. Le prélat a repris son homélie.
- Bien-aimés, le libre-arbitre est une lourde responsabilité qui représente à la fois un
poison, quand nous dirigeons nos actions pour satisfaire nos petits appétits, mais lorsque
nous posons des actes pour l’intérêt général, ce libre-arbitre devient un bienfait… Adam et
Eve, dans le jardin d’Eden ont décidé de croquer le fruit de l’arbre défendu, celui-là même
qui nous a donnés la connaissance ! Par cet acte, l’Homme a acquis le pouvoir de choisir !
Le choix est donc toujours entre nos mains, et notre futur dépend en grande partie des choix
que nous faisons dans le présent ! Mais, même si nous n’avons pas toujours le contrôle sur
les circonstances de la vie, nous avons toujours la capacité de choisir nos réactions face
aux événements qui se présentent face à nous ! En nous réappropriant le pouvoir de choisir,
nous trouvons le courage de vivre heureux dans ce monde ! Le pouvoir de choisir entre les
ténèbres ou la lumière ! Caïn était bel et bien libre de ne pas assassiner son frère Abel, mais
il l’a fait ! Chacun dans cette assemblée a le pouvoir de se pardonner à lui-même et surtout
de pardonner à l’autre ! Ce n’est que par qu’en se pardonnant les uns les autres que nous
que nous grandirons et que notre pays retrouvera sa prospérité d’avant cette malheureuse
guerre.
Des murmures se font entendre à ces mots. Monseigneur Clovis se tait un instant. Il
toussote. Il sourit un bref instant et le visage gai, le voilà qui sillonne dans entre les rangées
des fidèles. Qu’il a l’air heureux, le septuagénaire ! La chaude pénombre du soleil qui
murit dehors me parvient jusque dans mon blouson… Le prélat a repris :
- La nuit a été longue mais ce matin, elle rencontre enfin le soleil ! Car aujourd’hui
nous célébrons le retour de la paix dans notre pays ! Nos cœurs et nos mémoires seront
certes à jamais marqués par toutes ces images d’horreur, mais oui, nous pouvons le dire
aujourd’hui, nous avons remporté la bataille face au mal. C’est pourquoi, j’ai intitulé le
thème de ce matin : « sur le sentier de la bataille glorieuse »… Sur le chemin de ton
bonheur, il y aura beaucoup d’étapes à franchir, beaucoup d’obstacles à surmonter !
Chaque décision, chaque acte comptera pour t’éloigner ou te rapprocher de ton but !
N’allons donc plus à la rencontre du monde sans réfléchir, car aujourd’hui est ce que sera
demain ! Je nous invite dès ce jour à chercher infatigablement le bien et le juste. Invoquons
le Saint-Esprit, afin qu’il éloigne à jamais de nous le spectre de la division ! Aujourd’hui,
inaugurons le temps des tambours ! A la tristesse doit succéder l’allégresse !
Monseigneur Clovis a beaucoup vieilli. La dernière fois que je crois l’avoir vu aussi
joyeux, c’était quand il célébrait notre mariage avec Abi, dans cette même cathédrale de
Nkolawae, il y a de cela une dizaine d’année peut-être. L’énorme pendule de la grande salle
de Dieu indique neuf heures et trente minutes. Mon ami Pierre est assis à ma droite. A ma
gauche, toujours radieuse, Abigaïl tient ma béquille de fer quand moi je feuillette sans
grand enthousiasme la Bible. La voix de Monseigneur, éloquemment portée par ce micro
lutte tant bien que mal contre le fou vacarme du dehors. Ils klaxonnent à en perdre les
oreilles. Ils chantent à en perdre la voix. Hier soir encore, le Président et candidat sortant,
acceptait sa défaite après trois septennats au pouvoir. C’est désormais L’Alliance des
Démocrates, L’ADEM d’Irène Ntyam, gouvernera. Pierre a été l’un des grands instigateurs
de ce changement.
Monseigneur continue sa prédication dans sa soutane beige. C’est un vieil homme
posé et aimable qui dégage une aura de sainteté, avec ce regard profond et paisible qu’il te
jette. Il s’est arrêté. Il sourit toujours, regardant intimement tous ces visages muets. Il a déjà
beaucoup parlé car il est visiblement épuisé malgré sa démarche de vieux lion. L’assistance
demeure toujours calme et on respire au rythme lent du souffle du vieil homme. On attend
toujours. Il a arrêté son regard son moi. Il doit connaitre mon histoire ! Mais lentement, il
reprend la parole et au fur et à mesure diminue ma crainte. Mais voilà que subitement, il
demande, s’il n’y a dans la salle aucun volontaire pour venir faire un témoignage. La salle
demeure plus muette. On attend la première main qui va se lever. Et soudain, ce grand
comédien, visiblement pas très surpris de ce lourd silence, et comme s’il l’avait déjà deviné,
appelle :
- Mon ami cher Arthur, venez s’il vous plait ! Je suis persuadé que vous avez un
témoignage à partager avec nous au sujet du libre-arbitre ! En passant j’ai moi aussi lu avec
une très grande stupéfaction votre roman : L’Apologie de l’Ange ! J’ai aimé tout
particulièrement la manière dont vous avez peint d’une manière presque surréaliste, les
réalités de notre pays ! Venez, cette assemblée n’attend que vous !
Tous ces regards qui m’admirent m’intimident pourtant. Abigaïl, elle-aussi me fixe,
mais de son éternel regard encourageant.
Je prends ma béquille de ses mains. Je veux me lever, mais je me fatigué. Je me sens
fatigué à la fois par ce diabète et par cette célébrité inattendue. On est déjà certainement
aussi fatigué d’entendre parler de ce roman !
Dans la chapelle, l’assemblée attend, attend, et attend toujours ; leurs regards
m’anéantissent. Ma béquille de fer ne veut pas se lever ! Mes genoux grincent, ils disent
non. Je tapote nerveusement sur ma béquille et je baisse lourdement et la niche entre mes
mains moites. L’air me parait irrespirable soudainement. Incapable et somnolant sur cette
position, je m’engage à refaire l’autopsie de cette existence fictive. Il y a beaucoup de bruit
au dehors. L’ADEM a vraiment gagné.
A ma place dans la chapelle, Pierre s’est levé. Sa voix stentor berce mon sommeil :
« Comme l’a dit Monseigneur le temps des tambours est enfin arrivé… »
Je m’endors donc sur l’image d’une salle pleine, calme, froide, tantôt en chants et
tantôt en psaumes, animée par une voix rauque et posée.
Voici l’histoire...
Prenons une grande capitale africaine. Nous sommes à l’ère des villes qui vident les
campagnes. L’ère des réseaux sociaux, du vedettariat et de tous les extrêmes. C’est l’ère
de la grande famille africaine qui rétrécit. C’est l’ère de l’indexation de nos vies au Cac 40
ou au Nikkei. L’ère des douleurs muselées et d’images bizarres. Par images bizarres,
imaginons dans cette ville, une grande villa perchée sur une colline surplombant un vaste
bidonville. Imaginons en plein midi une longue limousine vert-olive passant devant une
harde de mendiants lépreux assis sur le goudron au rond-point de la Poste Centrale.
Imaginons une horde de quinze jeunes prostituées, les poitrines ouvertes sous un froid de
minuit, nichées par escadrons au rez-de-chaussée de l’imposant immeuble du Ministère de
la Jeunesse. Nous sommes à Mezene, la ville aux mille chemins.
Nous sommes aussi au milieu du mois d’octobre et ses pluies qui me donnent parfois
le palu. J’ai une forte fièvre qui augmente tous les soirs et j’urine beaucoup. Je n’irai pas
au Lycée Mère-rouge ce matin car alité. Dans toutes les façons ce n’est pas bien grave car
depuis quelques temps, les cours sont presque interrompus. Nos professeurs réclamant des
arriérés de salaire et font grève.
Ma chambre : une table d’études, un poste radio sur un ordinateur, un lit de deux
places que je partage avec mon cousin William, une penderies qui contient nos vêtements,
une petite étagère sur laquelle sont alignés nos livres et autres manuels, ampoule jaune,
valises, photos de mes deux mères accrochées sur ce mur bleu…
La fièvre me tenaillait. Presque toute la maisonnée était sortie ; certains pour l’école,
les plus chanceux pour le travail, tandis que certains vadrouillaient dans toute la ville à la
recherche d’un éventuel boulot. La maison était donc vide, du moins presque. Seule la
mélodieuse voix d’Abigaïl qui chantait se faisait entendre dans la chambre voisine à la
mienne.
Nous habitions encore Nkolakab, une petite ville à la périphérie de Mezene,
lorsqu’un beau matin, Alice la femme de mon grand cousin revint de son village
accompagnée de sa petite sœur Abigaïl. Elle venait d’obtenir un baccalauréat scientifique.
Son rêve était de devenir médecin. Quand nous aménageâmes à la capitale, quelques temps
après, Abigaïl nous suivit car elle n’avait plus aucune autre parenté dans la ville. Alice dut
supplier ma tante, la cheffe de la famille, revenue de la France pour des vacances. Mama
Maria accepta de garder Abigaïl. En plus, le concours national des élèves médecins qu’elle
devait présenter était dans deux mois.
Mama Maria était la sœur cadette à ma mère. C’est cette dame qui s’occupa de mon
éducation et de mes études depuis ma tendre enfance, et puis définitivement à la mort de
sa grande le jour même de mes quinze ans. Elle s’occupait de moi mais aussi de mon grand
frère et de ma grande sœur. Nous étions nombreux à la maison. Tous les soirs quand tout
le monde était rentré, c’était toujours comme une fête en enfer. Aux éclats de voix
succédaient des éclats de rire.
C’est à Mère-rouge que nous constatâmes tous étonnés que le ventre d’Abigaïl
augmentait de volume de jour en jour. Ce qui ne tarda pas à éveiller notre curiosité, et
même l’indignation de certains membres de la maison. Un soir, ma cousine Gaëlle
remontée par ce secret que la jeune fille cachait l’apostropha:
- Ainsi tu es enceinte Abigaïl ! Regarde, nous sommes déjà plus de douze dans la
maison ! Avec cet enfant, tu vas augmenter les charges de la maman déjà au bout du
rouleau! Cherche où tu vas partir avec cet enfant dont on ignore le père ! Les femmes ne
doivent plus accoucher de nos jours comme des poules ! Je suis désolée pour toi, mais on
ne recrute plus ici !
Abigaïl tout d’abord esquissa un petit sourire jaune, comme pour tenter de défier le
regard cru que Gaëlle jetait sur elle et sur son ventre. Elle voulut prononcer quelques
paroles mais sa voix s’enroua, comme si son gorge eût été bloquée par un bouchon. Elle
regagna la chambre qu’elle partageait avec sa grande sœur et son mari le cœur tout incendié
par ces amères paroles, Elle s’y cloitra jusqu’au lendemain. De temps en temps, elle
monologuait d’une voix entrecoupée d’énormes sanglots :
- Ce secret doit tomber ! Si ça continue comme ça, je me fais avorter sur-le-champ ou
je dévoile tout !
Et Pendant qu’elle le disait, de longues larmes sortaient dévalaient sur son énorme
ventre qui vibrait par intermittence, pilonné par des petits coups de pieds que lui assénait
son fœtus. Peut-être avait-il écouté les pleurs de sa mère. Ces lamentations duraient de
longues minutes et moi, derrière cette porte depuis un instant, je décidai enfin d’entrer dans
la chambre. Quand la jeune fille me vit, d’un mouvement brusque, elle s’essuya les yeux
avec sa robe, me fit un gros sourire, se tint la tête entre les deux mains en prétextant une
horrible migraine. Drôle de cocktail entre la honte d’être malheureux et le malheur d’être
honteux ! Je m’assis près d’elle sur ce matelas à même le sol au sol. Elle posa sa tête sur
mon épaule, en caressant son ventre. Je tentais de la consoler. Il ne fallait pas qu’elle avorte,
encore moins qu’elle dévoile notre secret.
Quelques mois passèrent mais on ne sentait plus Abigaïl dans la maison. Elle s’était
terrée dans la chambre de sa grande sœur et ne sortait que pour la cuisine quand elle avait
faim, un livre à la main. J’étais son fournisseur de romans car elle était férue de lecture.
Parois elle entrait dans ma chambre quand mon cousin William était sorti et on discutait de
nos lectures du moment. Elle me parlait de sa fascination pour le personnage de
Kostoglotov dans Le pavillon des Cancéreux et moi je lui disais toute mon admiration pour
Tierno Monénembo, Les Coqs cubains chantent à minuit entre les mains. Combien je rêvais
de voyager visiter Cuba, aller à Katmandu à bord du magic bus comme ces hippies, visiter
la bibliothèque nationale de France comme Stéfan Zweig. Elle me souriait d’un air
bienveillant et je baisais son ventre.
C’est donc entre la prison enchantée des livres et l’atmosphère hostile de la maison
qu’Abigaïl devait mettre au monde son enfant. Alice et moi étions restés près d’elle aux
débuts de contractions qui débutèrent dans l’après-midi. Elle marcha jusqu’à la petite
clinique soutenue par sa grande sœur. La sage-femme qui nous reçut nous fit comprendre
qu’il fallait attendre encore quelques bonnes heures avant la venue du bébé. On m’avait
prié d’attendre dehors et j’étais parti m’asseoir sous un hangar au bord de la route pour
observer les voitures et les passants déambuler.
Emporté dans mes rêveries, je ne m’étais pas rendu compte que la nuit était tombée.
J’abandonnais à contrecœur Abigaïl dans cette petite clinique, dans ses douleurs. Elle était
trempée jusqu’aux os dans une mare de sueur, preuve d’un combat dont la fin sonne
toujours comme une délivrance. A son chevet, Alice et Mama Izonia, leur mère venue du
village depuis une semaine déjà pour prodiguer conseils et astuces à la primipare.
Sur le chemin du retour, Mère-rouge était comme à l’accoutumée : ces mêmes routes
mal goudronnées et parsemées de nids-de-poule; ces rigoles à bondées de déchets
plastiques ; ces nombreuses boutiques gérées par les ouest-africains ; ces innombrables
bars bruyants ; ces lampadaires projetant des lumières ocre s’amoncelant de part et d’autre
de ces ruelles où circulaient à vives allures taxis et piétons ; ces carrefours toujours bondés
de ces jeunes filles aux jupes plus courtes que les doigts d’une main, de tous ces gens,
écouteurs aux oreilles et regards rivés sur l’écran de leurs téléphones… et puis Ngougoua,
la grande colline dont les quatre flancs avaient colonisés par ces maisons improvisées qu’on
aurait dit construites sur pilotis, le vide leur servant de fondation. Le quartier était comme
à l’accoutumée : des hommes et des femmes qui déambulent dans tous les sens, sous le
bruit des taxis et des bars.
Je contemplais le ciel sans lune ni d’étoiles. Voilà bientôt plus de dix mois que mon
angoisse n’avait cessé de croitre. J’étais très inquiet pour cette jeune fille en train
d’accoucher car la naissance de cet enfant allait bouleverser nos vies à tous les deux. Une
angoisse diffuse s’empara de mon esprit, et j’eus subitement peur. Peur comme cette nuit
où ma mère nous avait fait asseoir mes frères et moi au salon pour nous annoncer qu’on lui
avait diagnostiqué un diabète sucré ; peur comme le jour où ma tante Maria annonça à la
famille qu’elle partait pour la France et qu’elle ne reviendrait que dans une Limousine ou
un cercueil. Ma fièvre augmentait. Je pressai le pas. Mais juste avant de franchir notre cour,
mes pas devinrent lourds, comme pris dans une nasse invisible. J’eus une étrange
impression d’habiter le corps d’une autre personne que je voulais en sortir. J’avais
anormalement soudain très chaud ceci malgré le froid de la pluie qui menaçait. Mes tempes
cognaient à me rompre les nerfs. Le fort vent qui soufflait à travers la broussaille alentour
me donnait des vertiges. Angou, le grand frère d’Abigaïl lui aussi venu accompagner leur
mère, était silencieusement adossé sur la balustrade de la véranda, l’air inquiet. Dedans, la
maisonnée était comme à l’accoutumée. Certains visionnaient des feuilletons latinos,
d’autres étaient sur leurs téléphones. Il se faisait déjà tard. Notre professeur de physique-
chimie avait, une semaine auparavant, programmé une évaluation. C’était pour le
lendemain. J’allai me coucher. J’étais fatigué à la fois par cette fièvre et par cette
éprouvante journée.
Hélas je ne me réveillais que lorsque les rayons du soleil s’étaient introduits dans la
chambre à travers les vitres de la fenêtre pour m’éclairer m’incendier les paupières. Il était
déjà neuf heures ! J’arrivai donc quarante-cinq minutes après le lancement de l’épreuve.
De toutes les façons je n’avais jamais aimé ni la physique, ni la chimie, encore moins les
mathématiques. C’est à peine si j’avais lu cette épreuve. Mes pensées rivées vers la petite
clinique où avait sans doute accoucher Abigaïl. Au de trente minutes, je remis ma copie
aux cris juste au son de la sirène. Il était déjà midi. Hors de l’établissement, je me mis à
galoper aussitôt en direction de la clinique les chérubins où était admise Abigaïl depuis un
jour presque.
Assise à l’extérieur sur les escaliers du petit centre, elle regardait, toute souriante, le
déroulement d’une manifestation au loin. Je m’assis près d’elle, durant ces deux heures
d’applaudissements et de longs discours. A une cinquantaine de mètres de la clinique, on
inaugurait la toute nouvelle Maison du Parti Républicain-Démocrate, de son Excellence
Kouayep, le Président de la République. Chefs de quartiers, Maires, Sous-préfets, Préfets,
Gouverneur, Ministres et autres grands comices, sans oublier cette foule de militants
hystériques, tous avaient fait le déplacement. Le quartier, la ville Mezene toute entière,
semblaient en liesse. Je m’étais assis près de la jeune fille enceinte, et nous conversâmes
en regardant la cérémonie.
- Arthur, pourquoi tant de temps, tant de gens et d’argent pour une simple Maison du
parti, alors que la ville manque encore d’eau potable, sans compter les délestages
d’électricité ? m’avait-elle posé.
- Regarde-les plutôt comme ils semblent si heureux, ces militants avec leurs boîtes de
sardines et leurs cannettes entre les mains ? Rendez-nous ivres et nous vous serons soumis !
- J’espère que tu seras un bon papa !
- Je l’espère, afin…si tout se passe bien. Mais… Mais mon Abi… pourquoi sautilles-tu
et t’étires-tu comme ça ? Elle avait une ample robe aux couleurs de l’arc-en-ciel, sous
laquelle dandinait drôlement ce gros ventre qui n’en finissait pas d’être si gros.
- La sage-femme me l’a conseillé pour précipiter l’arrivée de l’enfant, m’avait-elle
lancé, toujours souriante, le souffle excité par l’effort. Depuis maintenant deux jours, elle
n’avait presque rien avalé, excepté quelques gorgées d’eau sucrée, quand ce n’était pas
une orange ou une banane. Elle paraissait si pâle.
Vers vingt heures, je quittai à nouveau Abigaïl. Il allait pleuvoir. A la maison, ils étaient
tous concentrés à leurs affaires. Sur cette image, je filai dans ma chambre. Je m’endormis.
J’avais froid. Il allait pleuvoir dans la ville.
Très tard dans la nuit, mon téléphone sonna. J'avais le sommeil étrangement lourd, et je
n'entendis pas d’aussitôt. Le son avait réveillé en premier mon grand cousin William
couché près de moi. Il pleuvait déjà. Il me secoua. A moitié endormi, j’avais répondu à cet
appel.
- Allô…
- Oui... Arthur, juste pour t’annoncer que…Allô…Allô…
- Oui Angou… Allô… Allô… La communication était mauvaise. Une grande peur
s’empara de moi. Par la voix essoufflée d’Angou, j’avais cru qu’il était survenu un malheur
chez les Chérubins.
Le jeune homme me rappela deux bonnes heures plus tard pour m’annoncer que sa sœur
venait de mettre au monde un adorable petit garçon. Abigail et l’enfant se portait bien. Le
grand retour était prévu pour la matinée. Une vague de bien-être envahit mon être et je
redormi profondément.
Je me réveillai plus tôt pour l’école. Mais durant toute cette journée, mes pensées
n’étaient tournées que vers les chérubins. C’est donc sans grand enthousiasme que j’avais
traité le sujet de l’épreuve surprise de dissertation philosophique. L’énoncé nous demandait
: « Que pensez-vous de cette déclaration d’un grand penseur panafricain : L’unité
africaine est l’unique voie de salut pour l’Afrique? » Les deux heures pour traiter l’épreuve
m’avaient parues une éternité. Assis sur ce table-banc, j’étais resté-là, à mâchouiller le
capuchon de mon stylo, attendant impatiemment la fin de l’heure, mon esprit au chevet
d’Abi.
A mon arrivée à la maison, toute la famille était réunie autour de la table. Ils étaient en
train de regarder des photos envoyées par une de mes tantes qui venait de partir en
Belgique. J’avais la fièvre. Je m’assis un instant avec eux, feignant de partager leur joie
ambiante. Mais à peine adossé que mes oreilles furent averties par les cris d’un nourrisson,
en provenance de la chambre d’Alice.
Je trouvais Abigaïl dans une ample robe blanche sur son matelas, fatiguée, paisiblement
endormie. Sur le lit de sa grande sœur, une petite boule était emmitouflée dans de draps
blancs. Agenouillée sur les rebords du lit et accoudée près de lui, Sandra ma nièce de trois
ans, admirait le nouveau venu. Elle était la seule à accorder si ce n’était pas de la
stupéfaction, du moins de l’attention au nouveau-né. Je le regardai. Lazare. Abigaïl avait
choisi ce prénom à son fils, en hommage à son père qu’elle aimait beaucoup et qui l’aimait
autant. Je le fixai longuement, le regard vide, mais sans jamais le prendre dans mes bras.
J’étais fatigué et toujours un peu convalescent. Je partis m’allonger sur un des canapés du
salon. Mais je fus réveillé au milieu de la nuit par les petits pleurs de plus en plus croissants
du bébé. Sa grand-mère, sa mère, sa tante, son oncle, toute la chambre était en alerte.
Malgré le sirop qu’on lui avait fait ingurgiter en journée, il ne cessait de pousser de crier.
Nous convînmes alors que de bonne heure, nous l’amènerions à l’hôpital. Toute cette nuit-
là, je fus plongé dans un sommeil profond, comme bercé par les pleurs du petit.
Quand je me réveillais le matin, le petit bébé avait déjà été amené à l’hôpital. Je restai
enfermé toute la journée dans ma chambre, anxieux. J’ai toujours détesté l’hôpital. Surtout
nos hôpitaux où tu y entres avec de simples coliques et en sortant qu’on t’a diagnostiqué
un cancer du côlon.
Au téléphone, Angou le frère d’Abi me narra que premièrement, on avait ramené le petit
à la clinique où il avait vu le jour mais, puisque son état empirait, il avait été transporté
sous oxygène à l’Hôpital Central de Mezene. Qu’à leur arrivée à l’hôpital, le pédiatre qui
les avaient pris en charge diagnostiqua que l’enfant avait bu son eau.
- « Il arrive des rares fois que le fœtus ingurgite l’eau du liquide amniotique. Cela est dû
soit à sa position dans le ventre, soit à la durée de l’expulsion pendant l’accouchement !
me dit-il. » L’enfant était mal en point.
Vers dix-sept heures, dans l’angoisse, j’entrepris moi aussi de faire un saut à l’hôpital
voir dormir si possible. Nous étions un vendredi soir.
L’Hôpital Central de Motopompes situé à l’extrême sud de la ville était le plus grand
de Mezene le plus vieux des établissements hospitaliers le pays avait hérité au départ des
allemands. Quatre immenses bâtiments de couleur poussière de trois niveaux chacun,
abritaient presque toutes les spécialités de la médecine.
Dans une des chambres des soins intensifs du pavillon Maternité situé au rez-de-
chaussée, je trouvais la jeune Abigaïl assise à même le sol carrelé de l’immense salle
illuminée. Au milieu de la centaine de couveuses que renfermait la vaste chambre, elle
s’était assise au pied de celle qui contenait son fils. Son coude gauche dressé sur sa cuisse
et cette main soutenant sa tête, elle s’amusait à faire des esquisses de petits cœurs
imaginaires sur ce sol avec son index droit. Ses vêtements si poussiéreux, montraient
qu’elle ne s’était pas seulement assise sur ces carreaux rutilants de propreté. Elle avait une
mine déconfite, un visage gris. De temps à autres, prenant appui sur les bords de la table
en fer sur laquelle était posée la couveuse, elle se levait nonchalamment ; et penchée sur
lui, elle versait sur son fils quelques gouttes de larmes. Peut-être, pensais-je, la pauvre, elle
espérait d’un espoir incorruptible, que par ce rituel, la chaire de sa chaire sortirait de cette
léthargie qui la menait peu à peu vers une mort certaine. Angou m’avait murmuré que le
Docteur avait dit que le petit Lazare avait très peu de chance de s’en sortir. Ils étaient arrivés
trop tard pour le sauver. Annoncer cette nouvelle à Abigaïl, vu son état de grande agitation,
s’avérait impossible. Impuissants, ils l’observaient se consumer dans sa douleur jusqu’à
l’infime parcelle d’elle.3
Aux environs de minuit, la lumière qui éclairait le petit bocal de verre dans lequel Lazare
dormait s’éteignit. Je me rendis compte que j’étais resté le seul dans cette pièce, au milieu
de ces couveuses contenant ces petites âmes en souffrance. Il y régnait un calme
insupportable. Je me sentis tout à coup comme si, étant au bord d’une falaise, un esprit
quelconque te pousse et te rattrape d’un mouvement véloce. Le petit Lazare venait de partir.
Personne n’avait été là pour assister à son départ. Même pas ces jolies internes en tenues
vertes qui faisaient la ronde toutes les dix minutes ! Sa petite maman, fatiguée de voir son
bébé inanimé, était partie faire un tour à l’extérieur.
Placé devant la couveuse maintenant plongée dans le noir, mon cœur battait fort. Un
léger froid me glaçait le dos. Qu’allait faire Abigail à présent ? Mais, avant même que je
ne finisse de m’interroger, mon Abi fit irruption dans la pièce. Voyant la couveuse de son
fils éteint, elle poussa des gémissements bizarres, semblables à un animal à l’agonie qu’on
veut juste trancher la gorge. Et en un éclair de bras, elle s’était presque toute déshabillée,
ne restant qu’avec un slip et un soutien-gorge, encore trempé du lait maternel qui jaillissait
déjà de ces seins enflés qu’une maternité avortée venait de snober. La jeune fille courut
vers la couveuse, mais dès qu’elle revit le visage paisiblement endormi de son enfant, elle
repartit à toute allure en direction de la porte de la pièce, revint au point d’arrivée, avant de
détaler à nouveau. Elle s’enroulait au sol, sautait, tapait ses cuisses, démêlait ses tresses.
Elle disjonctait. Je l’avais observée, impuissant, devant cette couveuse, gesticuler dans la
pièce.
Que parfois la douleur d’une mère est grande lorsque la graine de ses entrailles s’en va
si prématurément : ces caresses maternelles, ce sein qu’il vous suce et qui plonge vos
sensations dans l’orgasme ; cette bave tiède qui circule sur votre peau quand il gazouille ;
ces regards innocents qu’il jette sur vous ; cet amour idyllique que vous avez l’un pour
l’autre. Abigaïl n’allait donc pas avoir droit à tous ces privilèges et ces délices qu’offre la
maternité. Garder un être pendant plus de seize mille heures ; sentir ses coups dans votre
abdomen ; manger pour lui ; boire pour lui ; vivre pour lui. Après toutes ces attentes, il s’en
va, sans vous dire un mot. Votre amour, vos espoirs, votre bonheur, il vous l’arrache d’un
coup. Vous devenez comme un fleuve comme une mer morte.
L’image d’une Abigaïl essayant de rouvrir les petites paupières de son fils inanimé
m’avait tellement attristé que j’étais sorti de la pièce, tête baissée, sans lui dire le moindre
mot. Elle pleurait.
J’étais monté au dernier étage du bâtiment pour contempler la nuit. Abigaïl avait tout
assumé, de ce lourd secret à cette immense douleur… Je n’ai jamais aimé les hôpitaux ; la
légère odeur d’éthylène et d’iode de leurs couloirs me ramène toujours aux tristes heures
de mon existence… Ma mère dans ses derniers instants... Les bips des machines de la salle
de réanimation… Moi qui croyais, enfant, que ma mère était éternelle… La mort s’en fou
de l’amour d’un fils à sa mère… Mon cœur n’est que tristesse et douleur.
Les pleurs d’Abigaïl fendaient la nuit.
L’hôpital nous pria de libérer le bocal. Beaucoup d’enfants étaient dans l’attente d’une
place. Abigaïl faisait aussi beaucoup de bruit. Il y avait des mères anxieuses, assisses sur
ces bancs le long de cet interminable couloir devant la salle. Après les recommandations
du pédiatre, on dut à la hâte envelopper le corps du petit dans l’une de ses serviettes
blanches qui faisaient partie de sa layette. Il fallait inhumer le petit. Il était encore tout petit
pour la morgue. Nous décidâmes cette nuit-là même de faire le voyage pour Akoa-étam, le
village d’Abi. Je téléphonai à la maison. Mon oncle Cyriaque et moi étions les seuls
représentants de ma famille à l’hôpital. Il était là depuis la matinée, comme le jour des
chérubins, avec sa petite Corolla rouge.
Nous traversâmes la ville dans le froid de la nuit. Une grosse pluie s’annonçait. Le ciel
grondant, envoyait par intermittence des vifs éclairs qui le fendillaient avec violence. Le
Centre-ville était vide. Par moments durant le trajet, notre véhicule avait patiné sur place,
bloqué par cette obèse boue. La route pour Akoa-étam n’était pas encore goudronnée. Mon
oncle, Angou, et moi descendions alors pour pousser et faire bouger notre véhicule plongé
dans les ténèbres. Le trafic routier était presque inexistant. Abigaïl assise entre Angou et
moi n’avait pas bronché durant tout le trajet. Blottie contre son fils inanimé, elle grelottait
de chagrin. Parfois, elle souriait au corps de son fils ; lui tapotait les joues ; le soulevait en
lui chantant des berceuses, sous nos regards médusés, tristes, compatissants. Lazare dans
sa serviette d’ange m’avait donné aussi l’impression d’un enfant endormi paisiblement.
Abigaïl voulait décidemment faire revivre son fils. Sa grande sœur Alice assise à l’avant,
se retournait et fixait tendrement par intermittence sa petite sœur. La jeune fille de dix-neuf
ans délirait presque. Par moments, elle éclatait de rires qui s’achevaient par de gros
sanglots. Mama Izonia à l’arrière avec nous, était restée elle aussi muette.
Que rêver de pire pour Abigaïl ? Tout allait pourtant si bien dans sa vie! Après
l’obtention de son Brevet, puis de son Baccalauréat au lycée d’Akoa-étam, elle s’engagea
comme la plupart des diplômés du village à venir poursuivre ces études en ville. Le Pays
comptait trois universités de moyennes tailles donc la plus grande à Mezene. Elle avait opté
pour une école de formation en médecine. Depuis son arrivée à la maison, elle avait été
toujours très prudente à l’égard des garçons. Elle détournait toujours le regard quand un
voyou de Mère-rouge s’aventurait à l’interpeller, quand elle rentrait de son école, ou les
rares fois qu’elle sortait de la maison pour une quelconque commission.
Nous arrivâmes cahin-caha au village au petit matin. Le village était encore paisible, en
apparence. Mais quand notre véhicule s’arrêta devant la grande cour familiale, les
grincements de portes qu’on ouvre succédèrent aussitôt au ronflement du moteur. Comme
alertés par un mystérieux appel, je vis quelques vieilles dames s’avancer en silence vers
leur congénère Mama Izonia pour la soutenir par les épaules, tandis quelques jeunes filles
s’occupèrent d’Abi et d’Alice. On avait déjà même achevé de creuser de la petite fosse qui
allait servir de tombe à l’enfant.
Après l’oraison funèbre prononcée vers huit heures par le curé du village dépêché, le
petit fut inhumé sans les multiples cérémonies qui meublent habituellement les funérailles
des adultes. Le géant Angou avait sauté dans cette petite fosse qui lui arrivait à la taille. On
sanglotait à voix basses dans toutes les gorges. La tradition interdit les pleurs à
l’inhumation d’un nouveau-né. Quand un ange s’en va, on ne pleure pas, au contraire, il
faut confier à cette âme partie sans pêchés tes prières afin qu’il intercède pour toi auprès
du Très-Haut. Angou avait demandé le corps de son neveu entre mes mains. D’un
mouvement fébrile et hésitant, je lui avais rendu le bébé. L’oncle l’avait posé sur ces
feuilles jeunes de bananiers dont on avait recouvert le fond de la tombe. Le visage dur, il
avait redemandé une partie de la layette de l’enfant et l’avait posée aux pieds de cette masse
enveloppée. La croyance veut que le mort aille avec ses vêtements et ses objets personnels
qu’il utilisera dans l’autre monde. Le curé commença l’oraison, dans un air de chorale
entonnée par les voix improvisées des femmes du village. Dès que le curé avait tourné le
dos après avoir aspergé d’eau bénite la dépouille, aussitôt quatre jeunes de la famille
s’étaient mis à verser, d’un mouvement synchronisé, dans ce trou, des pelletées de terre,
sur le bébé et sur ses bagages. On avait sangloté au fur et à mesure que la terre avait comblé
la fosse. Elle formait désormais un petit tas au-dessus de lui.
Il était déjà temps pour moi de faire le voyage retour. Vers quinze heures, je laissais
mon oncle s’entretenant avec quelques villageois autour d’une dame-jeanne de vin de
palme. Abigaïl était assise près de la tombe de son fils, toute sa famille l’accompagnant
dans ses pleurs.
Heureusement, le voyage retour fut sans trop de tracas avec le soleil qui avait fait durcir
la boue. Il m’avait paru d’ailleurs très court. A la maison tout était comme à l’accoutumée.
Ma fièvre avait beaucoup augmenté et j’urinais beaucoup.
Il me fallait un suivi médical rigoureux. Je restais cloué au lit durant des jours. Maman
Izonia m’avait concocté de nombreuses infusions à bases d’écorces et de racines de plantes
que je buvais quand je n’avais pas les bras troués par les aiguilles de perfusion. Les mois
d’octobre et de novembre aux matinées pluvieuses et ces soirs légèrement ensoleillés
s’étaient évanouis devant moi à un rythme mou. J’avais manqué l’école durant tout ce
temps, et les nombreuses visites de mes camarades me donnaient des sursauts de forme à
chaque fois. Heureusement que bientôt, le traitement que le docteur m’avait prescrit,
associé aux décoctions, faisaient leur part de miracles ; et au bout de deux mois de maladie,
je me remis peu à peu. Les souvenirs de la disparition du bébé s’éloignaient peu à peu de
ma mémoire. Sa mère était revenue une semaine après l’enterrement ramasser ses affaires
à la maison. Elle voulait vivre son deuil près de la tombe de son fils, dans l’attente de la
proclamation des résultats du concours national des élèves médecins auquel elle avait
participé.
Noël et la Saint-Sylvestre étaient proches. Puisque j’étais toujours un peu convalescent,
j’étais interdit de sorties, encore plus de goutter la moindre goutte d’alcool. C’était la
période des fêtes et cette dernière restriction me faisait grand mal. Je pensais à ces nuits
d’orgies, où tous les bars et boites de Mezene s’emplissent de ces gens qui dansent et
boivent jusqu’aux petits matins durant des semaines. J’entendais, nostalgiquement, depuis
ma prison de chambre, le son des musiques qui fendait l'air de cette ville enivrée dans les
vapeurs d’alcool et de nicotine. La ville devenait comme une espèce d’essaim d’abeilles
qui grouillait au rythme des musiques du monde entier.
Couché dans ma chambre, j’avais comme seul remède à cette claustration forcée, les
souvenirs des fins d’années de mon enfance, passées avec ma mère. Elle rentrait toujours
de ses incessants voyages juste avant Noël, les sacs pleins de nos cadeaux. Tellement nous
étions toujours impatients de découvrir quels trésors ils renfermaient, qu’au lieu de sauter
sur elle pour l’embrasser, on se ruait toujours plutôt sur ses bagages. Tout le monde avait
droit à un cadeau. J’aimais par-dessus tout quand c’était mon tour. J’étais le benjamin,
forcément le plus choyés. Mon sac avait toujours été plus gros que ceux de mes frères.
J’avais des petites combines à moi ; mes cadeaux, j’allais toujours les cacher au fond de
mon lit. Je ne les ressortais qu’après que ceux de mes grands frères se fussent déjà
complètement usés, quelques semaines après Noël. C’est alors que je les charmais et leur
faisais du chantage pour qu’ils jouassent avec les miens. Un paquet de biscuit était troqué,
le temps que je finisse gloutonnement de le croquer, contre l’une de mes voitures en
plastique ; un bonbon échangé contre une chevrotine en plastique. Je devenais durant cette
période un puissant homme d’affaires dans la maison, à l’insu de ma mère bien sûr. Si elle
l’eût appris, elle m’aurait arraché la peau des fesses avec une chicotte. Que je voulais
redevenir enfant. Je m’endormais toujours sur ces souvenirs d’enfance. J’attendais
nostalgiquement, tristement, la nouvelle année, après un Noël ordinaire fêté avec ma
famille de Mère-rouge.

**
Mais la veille du nouvel an, des phénomènes étranges se produisirent dans ma chambre.
Il était environ vingt-heures. Toute cette journée-là, ma fièvre avait augmenté. Mon ventre
m’avait fait atrocement mal. J’avais une nouvelle fois gardé le lit. Peut-être étaient-ce ces
violents vertiges, mais j’eus tout d’abord l’impression que l’ampoule de notre chambre
s’éteignait et se rallumait à maintes reprises, comme si un enfant s’amusait avec
l’interrupteur. J’eus cette autre impression que les murs de la chambre changeaient
rapidement de couleurs : Vert, rouge, jaune, or… Mais je mis une nouvelle fois ce
phénomène au compte de mes migraines. Ma chambre me devenait d’un coup comme un
lieu inconnu, pourtant, c’était l’endroit où j’avais passé le plus de temps durant ces derniers
mois. Ces signes se répétèrent, et au bout de quelques interminables secondes, ils
s’estompèrent. Tout revint à la normale. Je m’assis sur le lit, à la fois étourdi et apeuré. Je
transpirais plus qu’une rivière dans mon blouson bleu.
J’avais décidé quelques jours auparavant que pour cette nouvelle année, j’allumerais un
cierge et élever une prière. Toute la maisonnée était déjà sortie pour la fête et le calme qui
régnant était favorable à la méditation. Vers vingt-trois heures, je sortis d’un pas lent sous
la véranda pour prier et médit. Debout sur ce balcon, je contemplai tout d’abord la ville.
Notre maison était située sur un des flancs de Ngougoua, l’une des sept collines de Mezene.
De notre véranda, on avait une vue panoramique sur tout le côté Nord de la ville : la
Chambre des Comptes, l’Hôtel de Ville, la Trésorerie Générale, la Prison Centrale... La
ville ressemblait à un sapin de noël. Quelques longues minutes plus tard, je revins de cette
évasion bercée par les sons et les lumières multicolores semblables aux galaxies qui
illuminaient la ville. Je m’étais agenouillé aussitôt devant la bougie, sur cette natte, pour
ma prière. Ma fièvre avait diminué.
Mais, au milieu de ma prière, des phénomènes semblables à ceux de la chambre se
reproduisirent, cette fois-là avec un peu plus d’étrangeté et de violence. Ma bougie s’était
éteinte brusquement, le vent étant devenu plus fort. Un froid subit me glaça la colonne
vertébrale. J’avais de plus en plus peur. Quelques instants après, des bruits sourds se
faisaient entendre dans la cuisine : comme des plats qui se brisent, des marmites qui se
renversent, un robinet d’évier qui s’ouvre. On aurait dit des forces invisibles se bagarrant
à l’intérieur. Heureusement, peu à peu, le calme était revenu dans la maison, après ces
longues minutes de trouble. J’étais, toujours agenouillé, apeuré.
C’est alors que j’eus cette vision. Toujours peureusement agenouillé sur cette natte, je
vis une silhouette floue au loin, dans les hauteurs de Ngougoua, s’approchant lentement
vers moi. Je ne pus distinguer à première vue cette forme car la nuit était noire. Au fur et à
mesure qu’elle flottait dans les airs, je crus reconnaitre une silhouette d’un petit humain,
un petit enfant. Le haut de son crâne était auréolé d’une vive lumière vive, tel un sylphe.
Dans son vol, cette espèce d’ange laissait trainer une trainée de cristaux dans sillage. La
petite silhouette s’avançait toujours, et bientôt, je crus voir le bébé d’Abigaïl drapé de
blanc. Et aussitôt, je me mis à hurler de toutes mes forces, voulant me sortir de ce que je
croyais n’être qu’une vilaine hallucination. Cependant mes hurlements furent sans écho.
La silhouette s’approchait toujours de moi on aurait dit un petit soleil blanc. L’ange se mit
bientôt à me parler, après quelques secondes d’éternel silence. Sa voix était pleine d’écho,
comme portée par mille cors.
- Papa, je m’excuse de la frayeur que ma présence crée en toi, mais il fallait bien que
je vienne car dans quelques minutes, c’est le début d’une nouvelle année, et c’est le bon
moment !
- Le bon moment pourquoi faire ? tremblai-je de peur, la lumière de son visage
m’aveuglant presque.
- Je suis revenu pour un pacte que tu as bien mérité! Sur le chemin de ta vie, tu devras
toujours payer pour tout ce que tu fais, en bien comme en mal ! Je suis revenu pour que tu
me donnes une autre chance de vie ! J’eus l’impression qu’il souriait en prononçant ces
paroles. Je rehaussai le ton, puisant dans toutes mes réserves pour me sortir de ce mauvais
rêve.
- De quoi parles-tu ? De quelle autre chance ? Nous ne vivons qu’une seule fois, aussi
courte que soit cette existence ! Tu as déjà fait ton chemin !
- Non papa, la vie est phénomène pluriel ! Elle est plus compliquée que nous le croyons,
car l’âme de l’homme, pour atteindre l’âme de l’univers, doit multiplier à travers le temps
et les âges, un certain nombre d’expériences. C’est pourquoi, je suis là aujourd’hui. Je suis
venu te donner ma vie ! Dès qu’il prononça cette phrase, mon estomac se retourna dans le
ventre ; mon plexus fut comme électrocuté. J’eus envie de vomir et mon cœur se mit à
battre à une cadence désordonnée. Tout cela me semblait ridicule : vision, apparition,
dialogue avec un fantôme… Que manquait-il encore ? Certainement pas des femmes de
talibans toutes décoiffées ! J’étais bien en train de rêver !
- Qu’est-ce-que tu me veux au juste Lazare? Je ne suis pas l’homme de tes
expériences à travers le temps et les âges ! Je regrette ce qui s’est passé jusqu’ici avec ta
mère. Je n’ai que dix-huit ans ! En plus, en toutes ces religions qui font l’apologie d’une
vie après la mort ! J’avais la tête baissée pour cacher ma peur.
- Si on n’est pas trop jeune pour mourir, on ne l’est non plus pour connaitre des
expériences d’un autre monde. Je suis venu pour que tu continues ma vie à travers la tienne.
Je suis là pour ce pacte !
- Quoi ! Comment ça ?
- Je comprends ta peur. Sois tranquille, ce sera un jeu d’enfants !
- Imaginons que cela soit possible mon petit, qu’est-ce-que j’y gagne? Je tremblais de
partout. Je n’avais jamais cru aux fantômes, aux morts qui vous viennent en songe. Ma
mère ne l’avait jamais fait. Cette vision était donc à vite oublier, pensais-je.
- Oui ! je sais ce que tout cela représente ! En échange du don de ta vie, tu deviendras
comme neuf, débarrassé de toutes tes peines et ces angoisses qui te troublent. Table-rase
sur tous tes soucis et ta maladie ! Pour ce qui est du reste, tu ne seras pas déçu, crois-moi !
- Avant que je n’accepte pourrais-tu me promettre de…
Je n’avais pas encore terminé ma phrase que la silhouette avait disparu, comme de
l’éthylène qui s’évapore d’un flacon. J’aurai aimé en dernier lieu qu’il transmette mes
salutations à ma maman. Qu’elle ne mourra jamais dans mes souvenirs. A présent, je devais
être le griot d’une existence fantôme. J’avais espéré très vite me réveiller et oublier cet
étrange cauchemar.
Mais juste après cette vision, la flamme de ma bougie se ralluma, et se mit à briller d’un
éclat inhabituel. Pris de fatigue je me rendormis sur cette image, à même le sol de notre
véranda. Je ne réveillai que lorsque la chaleur de la paraffine fondue me brula la peau.
C’était donc bel et bien un rêve ! Je me levai aussitôt et m’engageai, bouleversé, vers le
salon. La pendule indiquait trois heures du matin. J’avais beaucoup faim. Mon appétit
m’était revenu tout à coup. Je filai dans la cuisine. Personne n’était encore revenu. Le
copieux repas achevé, je me dirigeai vers ma chambre, fatigué par tous ces étranges
évènements. Mes migraines s’étaient tues. J’avais sommmeil.
Mais, en entrant dans cette pièce, j’avais trouvé, sur ma table d’études, un énorme cahier
à la couverture blanche. Il était encore tout vierge à l’intérieur. Seule une main certainement
pressée avait écrit sur la première page : « L’Apologie de l’Ange. » Je me mis à scruter
peureusement ce bouquin. Il pesait au moins un kilo ! Je restais, assis, devant cet étrange
objet tout le restant, muet. Que m’arrivait-il au juste ?
Ce n’est qu’au matin que la maisonnée rentra. William me trouva encore courbé
silencieusement sur ce gros livre. Voyant que je n’avais même pas remarqué sa présence
dans la pièce, il m’avait demandé au bout de cinq minutes, les yeux encore rougis d’alcool,
ce que cet étrange livre venait chercher là, et comment je me l’étais procuré. J’étais resté
silencieux, tout souriant. Ma réponse lui donna un air rageur et il sourit en maugréant. Je
restai encore de longues minutes assis devant ma table d’études, avant de m’endormir. Je
me réveillai vers dix-huit heures: maux de tête, de ventre, fièvre, tout mal avait disparu.
Après une discrète apparition au salon pour manger, j’étais reparti m’enfermer dans ma
chambre, désormais transformé en quartier général. Au salon, ils étaient tous en train de
débattre sur la présence de cet étrange bouquin dans ma chambre. Vers vingt heures, je me
rasseyais sur ma chaise d’études. Je prenais un stylo à encre bleue. Je voulus m’engager
dans cette aventure, mais mes doigts n’en firent qu’à leurs têtes, tant ils suaient et
frémissaient. J’avais redéposé l’instrument d’écriture et m’étais peureusement affalé dans
le lit.
Je restais là trois jours durant encore, assis, immobile sur cette chaise, fixant ce gros
cahier. Je ne sortais que pour manger ou pour me laver. La rentrée du deuxième trimestre
était dans deux jours. J’avais perdu presque tout un trimestre de cours à cause des grèves
et de la maladie, de surcroît j’avais un examen à préparer en fin d’année. Je me rendormis
une nouvelle fois cette nuit-là, la tête lourdement posée sur l’énorme cahier blanc.
Le matin du quatrième jour, le jour était brumeux et le temps glacial. Je tirai la chaise et
m’assis devant le bouquin, les yeux fermés, j’avais inspiré et expiré grandement par trois
fois. Je pris finalement ce stylo; ouvrais fébrilement L’Apologie de l’Ange. Et là, dès que
je formai les premières lettres, j’eus comme l’impression d’être entrainé dans un vortex.
Le nouveau monde recommença.
Abigaïl avait accouché dans la petite clinique les chérubins située en face de l’école
primaire de Mère-rouge. La jeune fille mit au monde un adorable petit garçon.
L’accouchement fut difficile. Angou m’avait téléphoné cette nuit-là même pour
m’annoncer l’heureuse nouvelle. Le lendemain, pressé de voir cet être, j’étais rentré tôt du
lycée, et je vis Lazare endormi paisiblement dans le lit de sa tante Alice. Les lobes de ses
oreilles un peu rougeâtres lui prédisaient un teint chocolat. Tout le mois d’octobre s’écoula
ainsi. Lazare était un bébé adorable, mais souvent pleurnichard. J’aimais bien porter cet
enfant. Dans la maison, on aurait cru qu’il était le mien avec toute cette attention que je lui
portais.
Mais vers la fin du mois de novembre, Abigaïl partit s’installer au Carrefour
Motopompes, tout près de l’Hôpital Central. Elle était partie louer un petit appartement. Je
l’avais aidée à déménager. Le prix du kilo de cacao à la vente avait augmenté cette année-
là, à la grande joie de tous les paysans du pays. Lazare, le grand-père, avait une immense
cacaoyère. C’est l’argent issu des ventes saisonnières de ce produit qui avait toujours
subvenu aux multiples besoins de la famille, et surtout de la scolarisation de sa fille Abigaïl.
Juste quelques semaines après son départ de Mère-rouge, on annonça les résultats du
concours national des élèves médecins. Abigaïl avait été admise.
II

Lazare avait bientôt neuf mois. Il passait la majeure partie de son temps passait chez la
voisine d’à côté, Mama Claudia. Depuis l’annonce de sa réussite à cette l’école de
Médecine, Abigaïl n’avait plus eu assez de temps pour son fils, absorbée telle qu’elle l’était
entre ses va-et-vient de l’école et le Ministère de la Santé. Une morne monotonie rythmait
leurs journées à eux deux. Au lever du jour, la petite mère apprêtait son enfant tout encore
plongé dans le sommeil. Ce n’est lorsque somnolant encore, Lazare sentant la délicieuse
odeur de l’omelette ou du lait que dégageait son petit-déjeuner qu’il décidait parfois d’enfin
ouvrir les paupières. A sa grande surprise, il était déjà lavé et tout habillé. Après avoir
somnabuliquement mangé, abigaïl allait le laisser chez la voisine. Elle ne réapparaissait
que vers seize heures. Claudia était une femme au foyer, avec ses quatre nourrissons sur
les genoux. La nuit, Abigaïl était plongée dans ses études tandis que son fils gazouillait
avec ses jouets dans tout l’appartement. Comme tous les enfants de son âge, il avait ses
moments de vilainie : parfois, trempé jusqu’aux os devant une bassine pleine d’eau ; des
fois sur les documents de sa mère, en train de gribouiller avec un crayon, ou encore sur un
mur de la maison. Elle le grondait parfois et ou lui donnait une petite tape sur la fesse. Il
pleurait ; elle le consolait ; il se calmait ; la vie continuait.
Mais Abigail devait s’en aller. Le Conseil des Médecins Chevronnés, le Comec, avait
décidé que pour cette année-là, les lauréats au concours allaient être formés à l’étranger.
C’est ainsi donc qu’Abigaïl et cent quarante-neuf autres de ces camarades s’envolèrent
pour la France.
Je me souviens encore de ce départ… Lazare était déjà à Akoa-étam quand sa mère en
larmes, montait d’un pas funéraire ces escaliers du terminal de l’Aéroport International de
Mezene. Une année passa, et aucune trace d’Abigaïl. Cela faisait déjà un bon bout de temps
que sa mère était partie, et Lazare ne se souvenait même plus de ses pleurs lorsque sa mère
était venue le laisser chez sa grand-mère. A présent, il gambadait à travers les sillons de
patates de Mama Izonia lorsqu’elle l’amenait avec elle dans ses champs, accompagné de
son acolyte de cousin, Samson. Lazare était un gosse plutôt éveillé. Avant même
d’atteindre sa deuxième année, il savait déjà parler, reconnaitre les silhouettes même dans
la nuit… Il faisait un tas de choses que les enfants de son âge étaient encore incapables
d’accomplir.
J’avais entendu le retour d’Abigaïl une année de plus. Un beau matin, je me rendis au
siège central du Comec situé dans l’un des imposants bâtiments du Ministère de la Santé
Publique, en pleine Poste Centrale. Là-bas, je touvai les membres de familles des autres
lauréats tous autant inquiets de cette longue absence. Et pour nous rassurer, le Président du
Comec nous fit comprendre qu’afin d’avoir une formation plus appuyée, on avait dû
prolonger leur stage. Une dame visiblement vexée par ces justifications peu rassurantes
avait rétorqué ironiquement sous cette véranda, sous cette canicule que nous offraient un
février subsaharien, qu’elle espérait qu’à leur retour, ce contingent de jeunes médecins
pourraient améliorer les conditions déplorables dans les services de santé du pays. Et toute
l’assistance accompagna l’intervention de la dame par des hochements de têtes et des
timides applaudissements. Le Président du Comec s’irrita et notre entrevue s’acheva par
une dispute.
Entre temps, j’avais obtenu mon baccalauréat mon baccalauréat et enorgueilli par ce
diplôme, je m’étais inscrit à la faculté des sciences sociales de l’Université de Mezene.
Lazare était mon fils. Quand Alice ramena sa jeune sœur du village, Abigaïl était
d’une beauté à couper tout souffle. Mes yeux d’adolescent n’avaient pas résisté à cette
charmante créature… Ces gestes anodins qui vous font tout de suite voir qu’une femme
vous aime ! Ces scènes multipliées de charme, faisait croître mon attirance pour elle. Et un
soir, mon grand cousin William parti pour une fête ne devait rentrer que le lendemain. Alice
avait ben accepté qu’Abigaïl vienne passer la nuit dans ma chambre. Elle ne savait pas que
notre plan avait été déjà murement échafaudé. Je connus Abigail cette fameuse nuit. Mais
trois semaines après, elle débarqua de nouveau dans la chambre pour m’annoncer qu’elle
était enceinte. J’étais resté-là assis sur les bords de ce lit, la jeune fille près de moi,
assommés.
- Que veux-tu qu’on fasse mon Abi ? Je pense qu’on doit garder cet enfant… Qui le sait,
peut être cet enfant est un cadeau du ciel !
- Non, mon Arthur ! Ce bébé viendra fausser tous mes projets ! Regarde la situation
de ma famille ! Si tu suis naïvement le cours des évènements dans la vie, tu seras un homme
sans avenir! La providence, c’est l’Homme conscient de ses projets, qui la façonne pour
s’échapper de la misère originelle de son destin…
- Alors tue cet enfant ! Tue le bonheur que sa présence pourrait te procurer ! Tue ta
fécondité, ta féminité ! Tue l’humanité ! Nous les Hommes de ce siècle, plus que jamais,
nous sommes à la poursuite d’un bonheur qui ne vient jamais ! Nous sommes devenus si
malheureux, que même la venue d’un enfant, un de nos semblable, est désormais
considérée comme un fardeau. Et si Dieu avait avorté Terre, que serions-nous ? Moi je
crois que tout ce qui nous arrive, nous arrive toujours justement !
Elle jetait depuis sur moi un regard suppliant, comme pour me dire de ne pas
continuer. Elle pleurait. Elle reprit la parole d’une voix faible en se rapprochant encore plus
de moi pour m’étreindre par la taille.
- Imagine, Arthur-Ulrick… imagine que je n’avorte plus. Peux-tu me promettre une
chose, au moins une seule ? Peux-tu me promettre de ne jamais avouer à la famille que tu
es le père de cet enfant qui naitra ? Il en va de notre survie et de notre dignité dans la
famille ! Mais par-dessus tout, promet-moi aussi que tu pourras toujours veiller sur lui s’il
advenait que je m’absente un seul instant ? Elle pleurait. Elle paraissait faible, elle si forte
d’habitude.
- Qu’il en soit ainsi, mon Abi ! C’est aussi cela la providence, assumer ses
responsabilités ! Abigaïl pleurait toujours. Elle s’était levée lourdement du lit et était sortie
de la chambre en se mouchant sur robe qui ne trahissait pas encore notre secret.
Une année de plus s’écoula sans le moindre rendez-vous au Comec. Comptez-vous
les années qui passent… ? L’homme est un être sans âge. Le petit Lazare avait déjà été
inscrit à la classe des maternelles. Sa maitresse avait toujours été dépassée par cet enfant
qui coloriait, dessinait, récitait, comptait, avec une extrême facilité. Au lieu d’aller jouer
avec ses camarades pendant les récréations, il passait la majeure partie de son temps à ses
trousses, à lui poser sans cesse des questions : « La maîtresse, on appelle ça comment ? On
fait quoi avec ça… » Il voulait tout savoir sur tout. Il était aussi très turbulent, surtout quand
il s’associait avec son cousin Samson au retour retour de l’école. Des conneries, ils en
faisaient. Parfois, ils s’amusaient à détacher les chèvres de leur grand-père et les bêtes
allaient manger les rejetons de bananiers ou les boutures de manioc des pauvres paysannes.
Un jour même, au cours d’une de leurs expériences, ils faillirent incendier la cacaoyère de
leur grand-père. Les deux enfants à eux seuls semaient la pagaille dans tout le village. Il
fallait absolument les séparer, et peut-être le village le trouerait du repit.
A la rentrée suivante, on envoya Lazare chez une de ses tantes dans un petit village
voisin à Akoa-étam et qui partageaient la même école primaire. De là-bas, il pouvait se
rendre pour l’école d’où il avait été admis au cours préparatoire spécial. Lazare avait bien
grandi depuis le départ de sa mère, avec ce teint noir ces cheveux légèrement roux et ces
pieds en forme d’arc.
Chez cette grand-tante, il y avait aussi des cousins de son âge, aussi turbulents que lui.
Vers six heures du matin, ils se réveillaient pour le ramassage des fruits. C’était le premier
à se réveiller qui récoltait le plus gros butin. Les premiers jours, le petit-fils de Mama Izonia
s’accommoda difficilement à ce jeu, mais au bout de deux semaines, il était devenu le
champion, l’un des plus grands ramasseurs d’avocats de la maison. Du lit en bambous de
raphia qu’il partageait avec son plus jeune cousin Nelson, dans cette vaste chambre, il se
levait le premier pendant que ses jeunes frères dormaient encore, et il entrait
silencieusement dans la forêt. Ses cousins n’avaient jamais bien compris pourquoi, à
l’heure où ils se réveillaient, Lazare de son côté dormait toujours encore paisiblement, et
pourtant, c’était lui qui avait toujours eu le plus gros butin. Et bientôt, il s’institua entre le
fils d’Abigaïl et ses jeunes frères, un véritable cercle d’affaires : en échange d’un avocat,
d’une mangue ou de toute autre provision, le jeune homme recevait de la part de ses cousins
un service tiers. Ainsi donc, il arrivait des matins où le jeune biznessman, n’accomplît
aucune de ses tâches matinales car ses frères les réalisaient ses corvées à sa place, ceci pour
obtenir une quelconque nourriture. Mais quand tout le monde comprit la tactique du petit,
on se réveillait de plus en plus tôt à la maison, conséquence, on n’arrivait plus en retard
pour l’école, et le Directeur n’avait plus à les punir. Lazare avait établi un nouvel ordre de
choses : il fallait être le premier en tout pour se réserver le meilleur sort. Et ceci même au
marigot où il fallait être le premier à se laver car après plusieurs baignades, l’eau se trouble
et devient impropre pour les suivants.
L’école du village était bien différente de celle de la ville, bien que le vénéré maître
de jadis avait peu à peu perdu de son pouvoir ceci avec l’arrivée de l’électricité et d’internet.
Mais on lui ramenait quand même encore, tous les vendredis, des énormes fagots de bois
pour sa cuisine ; on partait encore cultiver dans le champ d’arachides de sa femme. L’école
était un conglomérat d’enfants venus des petits villages voisins d’Akoa-étam. C’est dans
ce cadre que le petit Lazare entama sa première année d’école primaire.
La maîtresse était une femme très sévère. Pis encore, les gosses du cours préparatoire
eurent le malheur que cette année-là, leur enseignante eût été enceinte. Ses élèves l’avaient
même surnommée Madame lionne ! Pour n’avoir pas su bien compter ses bâtonnets ou lire
correctement une phrase, on se faisait administrer sur les fesses ou sur la paume des mains,
de secs coups avec une branche humide de goyavier qu’un élève qu’elle avait désigné au
hasard lui rapportait chaque lundi matin. La classe était régie par des règles rigides
constamment animée par l’humeur changeante de Madame Bertille, leur enseignante. Par
exemple, il était interdit : « D’arriver en retard ; de manger en classe ; d’être malpropre ;
de bavarder quand la maitresse n’est pas là… très punissable encore, de parler son
dialecte… » Cette dernière interdiction avait été la plus difficile à respecter pour les jeunes
camarades de Lazare. Les maitres s’étaient entêtés à dire aux enfants : « On ne parle pas
son dialecte à l’école ! » Allant parfois même jusqu’à humilier les téméraires en leur
portant au cou, au cours des recréations, le fameux collier puant fait de coquilles
d’escargots pourris. Mes tantes et mes oncles en connaissaent bien l’odeur.
A ce sujet, ma professeure de philosophie de Terminale avait dit, lors d’une de ces
causeries qu’elle entretenait hebdomadairement avec la classe :
- Quand on accepte la modernité, on l’accepte avec tout !
Elle n’avait même pas encore terminé son propos qu’un des mes camarades, un grand
ami, Pierre, surnommé l’entêté, se leva près de moi, du fond de cette salle.
- Madame, excusez-moi, mais voulez-vous dire que nous devons d’un revers de la main,
balayer toutes nos traditions? Madame, moi Pierre, je pense que l’Africain d’aujourd’hui,
s’il veut se faire respecter, doit intégrer son passé dans son quotidien… Que va laisser
cette génération à l’avenir ? Nos langues se perdent, nos coutumes meurent, asphyxiées par
les virus de la mondialisation ! Excusez-moi Madame, mais êtes-vous pour que l’Afrique
reste esclave toute sa vie ? Sinon, comment peut-on enseigner à l’élève que je suis depuis
la maternelle que c’est Hannon qui a découvert le Mont Essingan, de mon pays ? Comme
si nos pères étaient invitants ! Ils sont mêmes allés plus loin en disant que c’est Christophe
Colombe qui aurait découvert toute la Grande et profonde Amérique… Nous vivons sous
un manteau qui nous ensevelit de jour en jour… Les Hommes les plus pauvres se retrouvent
sur le continent pourtant le plus riche, ceci en termes de tout ! Nous sommes des dépouilles
de l’histoire! Comme l’a dit un illustre penseur africain : « un continent et un peuple dotés
d’un incroyable potentiel peuvent relever n’importe quel défi, mais notre réflexion doit
redevenir la nôtre, loin de la pensée esclavagiste de ceux qui ont œuvré pour la domination
raciale1 ! »
Madame Oum, placée devant la classe, resta quelques secondes silencieuse, regardant
toute souriante le jeune homme qui venait de parler avec fougue. Puis elle lui demanda tout
gentiment de se rasseoir et elle commença à parler à son tour, se baladant posément entre
les trois allées de la classe, fixant le sol pensivement. La classe était restée jusqu’ici comme
morte. Elle se mit à parler à son tour :
- Jeune homme, je vois que tu lis beaucoup ; et j’espère que tes camarades ici en font
autant ! Mais toi qui nous parles de culture, de passé, de résurrection de l’Afrique grâce à
son passé, et blablabla, as-tu au moins observé son présent ? L’africain d’aujourd’hui a
tellement de problèmes ! Il doit manger et doit payer ses factures, et voilà que des idées
véhiculées par ces illuminés viennent rajouter une couche à ses malheurs… Mais ne soyons
plus si naïfs ! A chaque époque ses exigences! Si tu veux que l’Africain se réimprime de
ses valeurs qu’il croit avoir perdues comme tu le dis, il va aussi lui falloir revenir à l’ère
des huttes ! À l’ère du cannibalisme, des guerres tribales sans fins, qui sont aussi ici des
réalités flagrantes de son authenticité qu’il clame tant ! Non mon fils, personne n’a le droit
de freiner l’histoire ! Ceux qui veulent montrer sans cesse leurs jalousies pour les valeurs
de l’Afrique ; ceux qui font jours et nuits le deuil des traditions africaines, pourquoi ne
s’habillent-ils pas en écorces d’arbres ? Pourquoi n’éteignent-ils pas toutes les lumières de
la ville pour rester dans le noir, comme avant ? Pourquoi ne communiquent-ils plus avec
la fumée, le tam-tam… Où sont les dinosaures aujourd’hui ? L’antiquité n’a aucunement
été comme le jurassique ! L’époque égyptienne supervisée par les Osiris et ses compères
n’est pas comme la nôtre… Vous vous encombrer des soucis inutiles, alors que vos
problèmes immédiats, vous n’avez même pas le pouvoir de les résoudre ! Si nous
considérions la traite négrière, la colonisation, malgré leurs lots de désolation, non comme
des fardeaux, mais comme des simples actes de l’histoire, nous vivrions en paix ! Pourquoi
revendiquer tout le temps ce statut de victime ? Vous avez fait passer l’Homme au second
plan, le remplaçant par des idéologies ! Quand bien même tu connaîtrais ton passé,
mangerais-tu à ta faim ? Il est vrai que cette société soutenue par le capitalisme n’est pas
un modèle honnête car elle crée des abominables inégalités, mais elle est préférable aux
idées de ceux qui veulent un retour dans le temps sans l’espace… L’africain d’aujourd’hui
est harcelé de partout ! Si ça continue comme ça, on va finir par le faire
craquer ! Maintenant, assez bavarder ! Ouvrez vos cahiers ! Chapitre sept : Le
Panafricanisme !
La dame cessa de parler, le souffle excité. On aurait dit qu’elle venait de se battre contre
une hyène. La classe était restée murée dans le silence. Mas au moment où elle voulut se
retourner pour écrire le titre de la leçon au tableau, Marie-Salomé, surnommée la

1
Moléfi Kete Asante, in L’Afrocentricité : vers une nouvelle compréhension de la pensée Africaine dans le monde.
synthétique, leva le doigt à son tour. Madame Oum lui donna la parole après une légère
moue d’agacement.
- Personne d’entre vous deux n’a entièrement raison, ni tort d’ailleurs ! Vous croyez
tous deux détenir la solution magique pour sortir notre continent de cette crise culturelle
qui est à l’origine de tous les autres problèmes qui l’angoissent. Si on suit les idées de
Pierre, on reviendrait à une époque où tout n’est que tradition ; où l’Homme n’est qu’un
objet de la nature… Au nom de la culture, on ne doit pas anesthésier la course du temps.
De l’autre côté, si le discours de Madame l’emporte, c’est la mort éternelle de l’identité
africaine. Quittez donc l’explication unique ! C’est une bataille synergique de toutes les
forces, car croyez-moi, pendant que nous nous battons encore entre nous sur des vains
concepts, certains pays ont déjà mis au point une méthode de domination du monde !
Regardez cette mondialisation qui n’est à proprement dite qu’une américanisation !
Observez la prétendue démocratie qui s’impose aujourd’hui avec fracas dans toutes les
régions du monde mais qi est en réalité la suite des la période des Lumières ! Regardez la
Chine dont on s’est moqué pendant si longtemps ! Regardez comme elle envahit le Marché
Mondial ! Regardez tous ces géants ! Ils ont tous une emprise dans un secteur. Je pense
qu’en ce siècle et plus que jamais, nous devons nous éveiller ! Notre jeunesse pourrait par
exemple organiser des semaines sans français sur Facebook et au lycée. On pourrait par
exemple adapter à la télé nos contes et légendes qui ont fait leurs preuves au coin du feu de
nos grands-mères ! Les africains, tous, doivent trouver un accord, voulu et accepté à cette
crise, identitaire, intellectuelle, économique, politique et humanitaire même ! Volons notre
passé, pour l’intégrer dans notre présent, afin d’émerger dans le futur ! La tradition n’est
pas nécessairement traditionnaliste2 ! Mais par-dessus tout, revalorisons les valeurs
d’équité, de justice, de méritocratie, de créativité, de solidarité, car cette émergence sera
avant tout celle de l’humain !
Subitement, la classe restée muette depuis le début, se mit à applaudir follement pour la
jeune fille. On criait son nom. On sonna la pause.
Le fils d’Abigaïl aimait les récréations et ses nombreux jeux. Le Ndorchi-babouches3
était réservé aux grandes filles des cours moyens, les claquettes aux fillettes des cours
élémentaires. Le football et les billes repartis de la même sorte chez les garçons. Seule la
poursuite était réservée aux plus jeunes de la Sil et du cours préparatoire, sans distinction
de sexe. Lazare se conforma mal à la répartition de ces loisirs. Pourquoi lui, un vrai
passionné de football, n’avait-il pas le droit d’en jouer ?
Une bouteille usée d’Evian ou d’huile servait de balle de jeu. Le capitaine de l’équipe
victorieuse devait la conserver définitivement après chaque match. Pour gagner la
sympathie de ses ainés, le petit Lazare se chargea tout d’abord à chaque fois de ramener
une bouteille à l’équipe perdante à chaque grande récréation. C’était l’une de ces bouteilles
usées d’huile de palme qui encombraient la cuisine de sa grand-tante. Il profitait souvent
de l’absence de cette dernière de sa cuisine toujours enfumée pour commettre ses forfaits.
Plus il ramenait de bouteilles, plus il gagnait la sympathie des grands. Et il advint enfin
qu’un jour, l’une des deux équipes fut impaire et sans hésiter le petit se proposa de
remplacer le joueur absent. Il débuta comme gardien de but cette récréation-là. Peu à peu,
par son immense adresse et par la chance qu’il procurait à chaque équipe dans laquelle on
le faisait jouer, Lazare devint l’avant-centre vedette. Le public en majorité composé des
gosses de la Sil et du Cours préparatoire le surnommèrent l’aigle, tant il était adroit devant

2 Massaër Diallo, Tradition et modernité en Afrique Noire, Conférence publique organisée par le Club de
philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop, 1997

3 Jeux communément pratiqué par les petites filles, consistant à regrouper par paires, des pieds de babouches,
tout en essayant d’esquiver une balle visée par deux adversaires placés en face et derrière la joueuse.
les goals. Et bientôt, à chaque sorties des classes on le voyait se pavaner avec sous l’aisselle
l’une de ces bouteilles en plastique. Arrivé à la maison, il partait garder son trophée sous
son lit, tel un trésor de guerre qu’on amasse. Les gamins de son âge et de sa classe qui
avaient assisté à l’ascension de leur jeune prodige, eurent eux-aussi envie de tenter
l’aventure, si bien qu’en fin d’année, on se retrouva avec des équipes composées à la fois
des tous petits qui s’étaient rendus compte qu’on leur avait longtemps privé injustement
d’un plaisir collectif, et de leurs grands, qui s’étaient résolus d’accorder une chance à ces
cadets qui s’avérèrent au final très talentueux. La cour de récréation était une véritable
jungle à jeux ! On criait de partout, on courait de partout, on pleurait de partout. On ne
s’immobilisait qu’au coup de sifflet de Monsieur le Directeur, maintenant placé au milieu
de la cour quand il était déjà treize heures. Et chacun, dans le rang correspondant à sa
classe, s’alignait, marquait le pas sur place, en continuant à voix haute le chant entonné par
Monsieur le Directeur, puis on rentrait dans sa classe.
Toute l’année scolaire se déroula ainsi. Entre le champ, l’école, et les jeux, le petit s’était
inventé un monde de vainqueur. On remit les notes en juin. Lazare était sorti troisième de
sa classe. Avant qu’il ne prononçât son nom, Monsieur Ekoé le Directeur, fit tout d’abord
son éloge :
- Cet enfant nous surprend tous ! Il n’y a qu’une année de cela encore, on le voyait courir
avec les gosses de la Grande Section, mais le voici à présent qui bouscule ses aînés ! Cet
enfant est plein de bonnes promesses !
Aucune mère du village n’était partie au champ ce vendredi-là. Elles rodaient aux bords
de cette route nouvellement goudronnée, attendant toutes anxieuses le retour des enfants.
S’il advenait qu’un enfant échouât dans une maison, la riposte de l’époux sur l’épouse eût
été musclée. Après avoir montré son carnet scolaire à sa grande tante Lazare pris ses jambes
à son cou fila chez sa grand-mère à Akoa-étam.
Sur le trajet, l’enfant se remémorait la cérémonie de la remise des bulletins. Tous les
cinq premiers de chaque classe avaient été accompagnés par leurs parents. Mais chez lui,
personne n’était venu. Ses pas s’engourdirent à cette pensée, mais heureusement, une bande
d’élèves parmi lesquels ses camarades passèrent près de lui au pas de course. L’enfant de
sept ans se joignit à la meute, ce qui lui fit oublier un temps ses soucis et la troupe, tantôt
bavarde, tantôt criarde, s’effaça au loin.
III

Abigaïl n’avait toujours pas réapparu, et cela faisait presque déjà deux ans que tous les
vendredis matin, accompagné des membres des familles des autres stagiaires, nous faisions
une sorte de sit-in au pied du Ministère de la Santé. A chaque fois, la réponse du président
du Comec, Monsieur Oto, avait été la même :
- Ils arrivent et cela ne vas plus tarder !
De temps en temps, je squattais dans l’appartement d’Abigaïl, quand ce n’était pas
Angou son grand frère. En fait, je passais déjà la majeure partie de mes journées dans ce
studio. Quatre années après l’obtention de mon baccalauréat, je n’avais toujours pas trouvé
de travail. J’étais toujours dépendant de ma tante sexagénaire. Affalé sur le lit d’Abigail,
les souvenirs du soir de la proclamation des résultats du baccalauréat ressuscitaient de ma
mémoire. On avait organisé une fête en cette occasion. Le pic du spectacle fut lorsque,
m’avançant au milieu de la piste de danse dans notre salon, tenue de lycéen en main, j’avais
déclaré, en la déchirant d’un mouvement brutal des bras :
- Et maintenant je peux voler de mes propres ailes ! On applaudit. On cria. On but.
On dansa. Mais quatre années plus tard, je ne volais toujours pas. J’avais peu après ce
baccalauréat brûlé deux années à flâner dans des amphithéâtres de la faculté des Sciences
sociales de l’Université de Mezene. En ce temps, il n’y avait que l’armée qui recrutait et
de manière très sporadique. En quittant la Terminale, je voulais devenir professeur de
parapsychologie. Mais on voulait que je travaille, et au plus vite. Je me souvenais, étalé sur
ce matelas, des paroles de Pierre, lors d’une de nos nombreuses ballades à travers la ville :
- Arthur-Ulrick, à l’école de la mondialisation, quand on n’est pas riche ou courageux,
il vaut mieux fréquenter avec ses rêves dans son cartable !
Nous étions déjà en plein mois de juillet, et les journées qui s’écoulaient à mes yeux,
me semblaient étrangement homonymes. Quand je n’étais pas à Mère-rouge à la maison
pour le repas de midi, j’étais allongé, pensif sur ce matelas à Motopompes chez Abigail.
Dans l’après-midi, je me pavanais à travers la ville en compagnie de Pierre. Ce jour-là,
nous étions déjà à la Poste Centrale de Mezene depuis des heures, à regarder devant un
ministère des éventuels avis de recrutement par-ci, à lire les unes des journaux séchés
devant ces kiosques verts du rond-point, par-là. Il était déjà seize heures. La circulation
était encore un peu fluide, mais le bruit des véhicules toujours insoutenable. Mon téléphone
portable sonnait.
- Allô !
- Allô ! Bonsoir monsieur ! Je suis Monsieur Yap, le chargé de la communication au
Comec ! Etes-vous bien Arthur-Ulrick, le mari d’Abigaïl? la conversation noyée dans le
vacarme de la ville. Il avait une voix grave qui s’accouplait bien au bruit des véhicules.
- Euh… non… oui… bref… Que voulez-vous ? étonné.
- Dans tous les cas, elle sera de retour et souhaitait que ses proches viennent l’accueillir
à son arrivée !
- Mais… quoi… Quand ? Où ? Ma respiration était brouillonne.
- Bien entendu ! Mardi, dans l’après-midi, à Ndimbaka ! Nous vous communiquerons
toute autre information dès que possible !
La Poste Centrale était un endroit indescriptible : des grands ministères et autres
établissements administratifs et financiers, une grande cathédrale, un grand vacarme, des
grandes routes, des mendiants lépreux assis devant leurs bols toujours vides... Elle était
grande, cette poste centrale, grande comme cette joie qui m’animait depuis cet appel. Après
sept années d’absence, j’allais enfin revoir Abigaïl. C’était tout un monde qui allait être en
fête.
Cette nuit-là même, je partis chercher Lazare au village et le ramena dans le studio de
sa mère qui était devenu ma deuxième maison. La nouvelle fut accueillie dans la plus
grande joie à Akoa-étam. Lazare le père, Mama Izonia, Angou et ses sœurs, ses oncles et
ses tantes, tous s’étaient laissés emporter tous étaient contents et fiers. Mama Izonia malgré
sa maladie, réussit à cuisiner un met des chenilles noires aux arachides, accompagné de
manioc râpé, le tout cuit à l’étouffée dans des feuilles de bananier. La pauvre, elle souffrait
depuis peu du diabète. Angou devait m’accompagner pour l’aéroport. Le petit Lazare, son
oncle et moi devrions donc partir pour Ndimbaka, la deuxième plus grande ville du pays.
Elle était plus animée que Mezene. C’était la capitale économique du pays et la ville la
plus peuplée. Le trafic routier et commercial y était intense du fait de son port, le plus grand
de la sous-région. A partir d’une heure du matin, une file innombrable de gros porteurs
chargés de gigantesques billes de bois et de toutes autres richesses en provenance de cette
forêt équatoriale et en partance pour l’Atlantique faisaient des incessants va-et-vient sur
l’axe lourd Mezene-Ndimbaka. Des grands thoniers, vraquiers, tankers, porte-conteneurs,
venus de la Chine, des Amériques, d’Europe, embarquaient et ou accostaient chaque jour,
chargés d’immenses cargaisons. Petites usines agro-alimentaires, raffineries, cimenteries,
supermarchés, banques, microfinances… la ville était le poumon économique du pays. Sur
l’interminable pont bâti sur le fleuve Eden, les quatre roues discutaient la chaussée avec
les bicycles et les piétons. L’air était lourd à respirer. On pouvait aussi voir la mer qui
s’étendait à perte de vue. Une immense plate-forme, près d’elle, un pétrolier qui admirait
une grue monter et descendre pour pomper le pétrole. La ville en moins de vingt ans, avait
triplé sa superficie et sa population. Il fallait avoir un vrai sens pour les affaires pour s’en
sortir dans cette jungle.
Cela faisait maintenant presque trois heures que Lazare, Angou et moi étions arrivés à
Ndimbaka. Le voyage avait été long. Environ trois cent kilomètres d’une route étroite et
bien goudronnée séparaient les deux grandes capitales. Des vendeurs à la criée nous avaient
proposé leurs marchandises à travers la vitre du bus. Chaque petite ville avait sa spécialité
de produits qu’elle proposait aux voyageurs, si bien que les plus réguliers sur cette route
avaient trouvé une astuce pour se repérer aisément au cours du trajet ceci même dans leurs
sommeils ; on n’avait qu’à écouter les voix stridentes de ces vendeurs à la sauvette, car
dans une localité on vous proposait des bâtons de manioc, plus loin des noix de coco ou
des gésiers de poulet, ainsi de suite. Partis de Mezene vers midi, nous étions arrivés aux
environs de seize heures à Ndimbaka.
Dans la ville, nous nous dépêchâmes d’emprunter un taxi pour l’aéroport. Les étales qui
se dépêchaient de remballer, les boutiques et kiosques qui fermaient à la hâte, les taxis et
les mototaxis à vives allures, tout nous recommanda de nous dépêcher. Des rumeurs
persistances disaient que le Président de la République allait faire une apparition à
l’aéroport. L’arrivée de la délégation comprenant Abigaïl allait visiblement être un grand
évènement. Journalistes, ministres, hauts fonctionnaires, policiers, familles, amis et
connaissances, curieux, tous étaient là, déjà soigneusement répartis en castes au sein de
cette foule nombreuse que bloquait l’énorme et longue chaine d’acier qui nous empêchait
de converger vers le hall.
Après des minutes d’attente, un calme fendit la foule auparavant très agitée : le président
de la République, Son Excellence Kouayep était là. Au milieu de cette foule de plus en plus
gonflante, Lazare, fortement agrippé à ma chemise, était resté bien silencieux depuis le
début. Tout s’était si vite déroulé autour de lui en moins de deux jours. Il était quitté de la
cuisine en terre battue de sa grand-mère dans laquelle il braisait un épi de maïs, pour être
téléporté dans une salle fortement illuminée et grouillante de monde. Le centre-ville,
l’agence de voyage, le voyage, le pont et le port, et maintenant l’aéroport : tout ceci lui
était si inhabituel. Même son oncle Angou en était ébahi.
Une douce voix jolie voix annonça l’atterrissage imminent de l’avion en provenance de
Paris. Le brusque mouvement de foule qui suivit cette annonce, faillit presque couper la
chaine. L’attente était électrique. Les photographes venus nombreux, les journalistes, Le
Président majestueusement placé devant ce hall et révisant visiblement dans sa tête son
discours, nous étions tous sur le qui-vive. Et quelques minutes plus tard, un grand bruit
semblable à celui d’un gigantesque moulin à maïs se fit entendre dans le ciel déjà obscurci
par une nuit fortement étoilée. Ils atterrissaient. La voix parla à nouveau : ils avaient
atterris ! Tout le monde se mit sur ses gardes le Président au milieu de ses gorilles en
lunettes sourit, puis arrangea sa cravate. L’avion s’était immobilisé et la foule avait déjà
coupé la chaine. La porte du hall s’ouvrit dix minutes plus tard et ce fut la débandade ! Les
photographes qui avaient bien eu le temps d’aiguiser leurs appareils flashaient de partout.
Les journalistes commentaient. Heureusement, la cinquantaine de militaires et policiers
s’érigea rapidement en barrière humaine pour remplacer la chaine coupée par le
mouvement de foule.
La première de la délégation à sortir était une femme. Elle était très jolie. Elle avait un
teint chocolat qu’illuminait la lumière de l’espace. Elle avait des cheveux noirs nattées en
boucles ; taille moyenne, svelte. Les talons marron qu’elle portait et qui cassaient les gros
carreaux de ce sol, assortis à son ensemble veste et à son sac à main, ajoutaient une couche
de plus à son élégance et à sa beauté. Au fur à mesure qu’elle avançait, ses nombreux
collègues à sa suite, son visage se faisait bien distinguer. Angou reconnut sa sœur quelques
secondes avant moi. Subitement des cris euphoriques, des applaudissements, se mirent à
fendre l’air climatisé de l’immense espace. Lazare s’agrippa plus fortement à ma chemise.
Une mignonne petite fille de son âge, bouquet de fleurs en mains, s’avança vers la
délégation devant ce hall ; le Président la suivait, une main paternelle posée sur son épaule.
Elle tendit le bouquet à Abigaïl en leur souhaitant la bienvenue. Ces instants nous
semblaient interminables.
Heureusement que le discours du président du Comec qui suivit celui du Président avait
été moins long. La foule applaudit et les dignitaires s’en allèrent. L’effervescence qui suivit
le départ des hauts fonctionnaires fut indescriptible. Slalomant dans la foule, nous
réussîmes tant bien que mal à retrouver Abigaïl qui s’était mise depuis peu à balader un
regard hagard dans ce grabuge de personnes. Dès qu’elle nous vit, elle courut à notre
rencontre, les bras écartés, toute souriante, criant le prénom de son fils. Dans sa course, elle
n’eut pas le temps de freiner et elle percuta le plus faible de nous trois qui tomba. Elle
m’assainit un mou baiser sur les lèvres, entrelaça longuement son frère, et enfin, d’une
force soudaine, souleva son fils à hauteur de sa poitrine pour le presser. Lazare était partagé
entre joie et étonnement. Sa mère, extrêmement heureuse de le revoir, ne lui accordait
aucun moment de répit tant elle le maniait comme un machin. Abigaïl auscultait son enfant
espérant que rien de ce qu’elle avait laissé pendant ces sept années d’absence ne manquait
sur lui. Plus grande fut notre surprise lorsqu’elle ouvrit son sac à main et qu’elle en sortit
un mètre des couturières et là au milieu de cette foule, elle se mit à prendre la taille de son
fils !
Qu’elle avait changé, avec son regard rempli d’espièglerie! Lazare était troublé. Je lui
avais présenté à sa mère qui le tenait fièrement depuis par la main, au fur et à mesure que
nous sortions du hall. Je lui avais dit avec un malin sourire:
- Voici Abigaïl, ta brave maman ! Elle revient de très loin pour toi. L’enfant hocha tout
bêtement les épaules, puis tira la main de sa mère qui s’arrêta et les deux se regardèrent
quelques brèves secondes sous les lumières brunes projetées par les lampadaires du vaste
parking du dehors. Les bruits des voix se faisaient peu à peu remplacer par ceux des
ronflements de voitures qui sortaient des parkings. La nuit s’était avancée. Mais nous
décidâmes de rentrer sur Mezene, après le buffet organisé au Palais des Congrès par le
Comec.
Le voyage retour nous parut moins long qu’à l’aller. Lazare était assis sur les cuisses de
sa mère près de moi, au fond du bus et Angou sur le siège de devant. Le Comec allait les
repartir dans tous les grands hôpitaux du pays. Elle avait choisi le CHU de Mezene. Bien
à part ses nombreuses valises, la jeune dame était revenue avec un discours très critique.
- Mais c’est ce gouvernement qui te fait vivre aujourd’hui ton rêve ! lui avais-je
finalement dit, fatigué.
- Là n’est pas le problème ! J’irai jusqu’à dire que ce stage représente un faible coup
d’épée dans cet océan de chômage ! Ils laissent nos cerveaux s’enfuir ! Ils s’enfuient pour
échapper à une misère certaine. Et même s’il y a un courageux parmi nous qui veut changer
honnêtement les choses, au bout d’un parcours pénible, il se retrouvera toujours seul face
à ces loups et voilà que ce jeune auparavant soucieux de son pays se retourne pour revisiter
tout ce pénible parcours, tous les espoirs de son immense et affamée famille. Alors il oublie
complètement ses rêves… Dans ce pays, le savoir nous rend soit entièrement bandit, soit
entièrement malheureux.
Le voyage continua. Angou s’était endormi depuis, son neveu sur les cuisses de sa mère.
Tout le bus s’était déjà endormi. Il était environ deux heures du matin. Abigaïl et moi
continuâmes seuls, à voix molles, au milieu des ces âmes endormies, notre causerie, bercée
par le ronflement du véhicule qui fendait la savane. Elle était impatiente de revoir sa
famille. Elle avait hâte de commencer au CHU. On s’était souri, on s’était fixé longuement,
on s’était embrassé. Elle s’endormit à son tour sur mon épaule. J’étais resté le seul à être
éveillé au fond de ce bus maintenant plongé dans le noir. Le visage intermittemment éclairé
par la pénombre d’une lune qui réussissait de temps en temps à déjouer la vigilance des
légers nuages. Je pensais. Abigaïl m’apparut tout à coup comme une vraie issue de secours.
J’envisageai même d’aller vivre avec elle.
Les trois jours suivants l’arrivée d’Abigaïl avaient été très mouvementés. A peine
quelques heures passées dans son studio de Motopompes, à peine les salutations à Mère-
rouge, nous décidâmes de nous rendre dans l’après-midi à Akoa-étam. Elle fut accueillie
dans l’hystérie. Elle s’était entretenue longuement avec les membres de sa famille,
suspendus à ses lèvres pour l’entendre parler de la neige et du métro. Elle leur distribua à
tous des cadeaux qu’elle avait ramenés. On dormit cette nuit-là à Akoa-étam et ne
repartîmes que le lendemain matin, emportant les affaires de Lazare qui devait
définitivement vivre avec sa mère. Les deux jours suivants, quand je ne l’accompagnais
pas au Comec, nous étions à la recherche d’une nouvelle maison. On en trouva une de deux
chambres, une cuisine et une douche à la Cité des Manguiers, un quartier situé à la sortie
nord de la ville. Lazare, sa mère et moi quittâmes donc ainsi Motopompes.
La Cité des Manguiers était un quartier en pleine éclosion. Il était fait d’interminables
allées goudronnées qui donnaient sur un grand carrefour, où s’alignaient de grandes villas
parquées dans des hautes clôtures. C’en était fini de Mère-rouge et de ses taudis, de ses
routes aux nids-de-poule vastes comme des tanières de lions, de ses secteurs dangereux à
certaines heures de la nuit. Durant des jours, Abigaïl et moi avions fait la ronde de la plupart
des supermarchés de la Poste Centrale, dévalisant canapés, salle à manger, appareils
électroménagers... Elle venait de toucher sa prime de fin de stage. Notre vie à trois était en
pleine éclosion elle-aussi. Seul point d’ombre, le comportement du jeune enfant. Il arrivait
des fois où, en plein repas, Lazare s’arrêtait tout à coup de manger pour fixer sa maman
assise en face de lui. Un jour même, il lui demanda :
- Tu étais où quand le Directeur remettait les bulletins aux parents des autres enfants et
que personne n’était là pour moi ? Abigaïl resta quelques secondes perplexe. Tête baissée
et fixant dans son plat, elle trouva de longues secondes après quelques rares mots :
- Si je n’étais pas là… c’est… c’est parce que j’avais beaucoup de travail ! Ce que tu
dois savoir, c’est que je n’ai jamais cessé de penser à toi car je t’aime et… et ne souhaite
que ton bonheur… Elle n’avait pas osé lever les yeux. Je n’avais osé broncher. Le repas
s’était achevé dans un lourd silence. Parfois elle voulait lui caresser les cheveux, mais elle
avait peur de sa réaction. Lazare de son côté aurait bien accepté les caresses de cette mère,
mais elles ne venaient toujours pas à force d’hésitation. J’assistais toujours impuissant à
ces scènes à longueur de journées.
Le mois d’août tirait à sa fin. Abigaïl attendait impatiemment septembre pour débuter
son service au CHU non loin de la Poste Centrale. Nos journées à trois avaient été les
mêmes. Abigaïl se levait toujours la première et allait nous apprêter le petit-déjeuner. Vers
neuf heures, quand je décidais enfin de me réveiller, je me brossais les dents et filais au
salon où Lazare et sa mère devenant peu à peu copains visionnaient des dessins animés au
câble. Je m’assaillais à la salle à manger et avalais rapidement le petit-déjeuner toujours
très copieux. Je me levais et sortais faire un tour au petit carrefour situé à environ trois cent
mètres de la maison.
L’endroit était la croisée de plusieurs petites allées goudronnées qui entraient dans les
différents secteurs de la Cité des Manguiers. Des boutiques gérées le plus souvent par des
immigrés sénégalais et rwandais s’alignaient de tous les côtés de ce rond-point où étaient
garées de nombreuses mototaxis. Un petit marché de vivres s’était installé au carrefour.
La plupart de ces vendeurs venaient des Trois Sources, le coin marécageux de la Cité des
Manguiers. Je partais m’asseoir dans notre Jazzoir4, véritable refuge que j’avais découvert
depuis peu et où les jeunes du quartier se donnaient rendez-vous tous les matins et soirs à
discuter, devant une tasse de bouillie, ou en finissant un plat de beignets-haricots. On
discutait le plus souvent de football, de politique, de la vie courante... La plupart d’entre
nous étions sans travail.
On bavardait toujours beaucoup. Je m’effaçais vers onze heures. Rendez-vous était
donné le soir. Rentré à la maison où Abigaïl était déjà plongée dans ces manuels de
médecine, et Lazare toujours en train de visionner, je m’engageais à faire la propreté au
salon. Après cela, j’allais prendre une douche. Je partais à mon tour visionner et Lazare
changeait de passe-temps, quittant de la télé à ses avions en jouets, ou encore, partait
rejoindre sa mère dans la cuisine pour l’accabler de questions. On mangeait, puis on
dormait et on ne se réveillait que vers seize heures. Réveillés, je me plongeais à mon tour
dans des lectures. A en croire les rumeurs, un éventuel recrutement militaire se profilait à
l’horizon. Abigaïl de l’autre visionnait quand elle ne trouvait pas une activité quelconque
pour l’occuper. Je sortais une deuxième fois pour le Jazzoir. Abigaïl était restée avec son
fils, tantôt ils visionnaient, parfois ils causaient ou gambadaient à travers les canapés du
salon. Parfois, on improvisait des sorties pour briser la morosité de ces journées, quand ce
n’était pas une visite d’une amie ou des frères et sœurs d’Abigaïl qui venait le faire.
Septembre et ses pluies se pointa finalement. Abigaïl avait hâte de débuter au CHU.
Lazare de son côté était impatient d’entrer au cours élémentaire un. Pour préparer sa
rentrée, sa mère ne lui avait privé de rien. Elle était partie l’inscrire au Complexe Scolaire
la Référence, le CSR, une petite école privée située juste en face du CHU.
La légère odeur de bois raffiné que dégageaient les cahiers et les livres neufs du petit
me ramena aux périodes de rentrées scolaires chez ma mère. Elle partait toujours une
semaine avant la rentrée accompagnée de ma grande sœur, nous acheter fournitures, habits
et chaussures. Arnaud mon ainé et moi l’attendions impatiemment sous la véranda. Il ne
fallait pas que la mère des voisins rentre du marché avant la nôtre, car on se devait la joie
de se vanter d’avoir eu en premier les fournitures pour l’école. Un taxi garait alors dans la

4 Tourne-dos où l’on vend des beignets-haricots.


cour et mes frères et moi accourions et on déchargeait la malle arrière pleine à craquer. Ma
mère avait arrêté ses études au cours moyen deux, juste après son certificat et alla en
mariage à seize ans.
Voici comment étaient organisées les premières journées d’Abigaïl et de son fils. Le
réveil posé au chevet de notre lit sonnait à chaque cinq heures du matin. La jeune femme
se réveillait et filait à la cuisine faire la vaisselle. Quand elle avait fini, elle allumait la
cuisinière, pour placer l’eau du petit-déjeuner. Le temps que l’eau ne bouillît, elle faisait
l’omelette. Lazare s’était réveillé : il était environ six heures. Il filait à la douche. Revenu
de là, il continuait les préparatifs pour l’école, enfilant sa jolie tenue de classe que sa mère
repassait chaque dimanche et mercredi soir. La télévision avait été allumée pour les infos
du matin. Sac bleu au dos, il allait prendre son petit-déjeuner déjà posé sur la table. Sa
mère à son tour, avait déjà presque fini de prendre sa douche. A la hâte, elle sortait de sa
chambre et rejoignait la salle à manger. Son fils, maintenant assis sur l’une des quatre
chaises blanches en plastique sous la véranda, l’interpellait déjà pour partir, en se balançant
nerveusement. Abigaïl laissait parfois son petit-déjeuner encore inachevé car elle, tout
comme son fils, savaient bien que quelques minutes de plus et ils allaient être bloqués par
les interminables bouchons de la Poste Centrale. Lazare devant, sa mère à sa suite, parfois
encore en train de mettre sa dernière boucle d’oreille ou de terminer son maquillage,
sortaient de la concession, au pas de course. Il était environ six heures et quarante-cinq
minutes. Arrivés au carrefour, ils s’engouffraient dans un taxi qui les déposait à la Poste
centrale. De là, ils empruntaient un autre taxi qui les laissait devant l’école de Lazare. Il
était sept heures quinze environ. Lazare à petits pas rapides, franchissait le portail de son
école, sous le regard vigilant de sa mère. Ce n’était que lorsqu’elle avait obtenu la certitude
que son fils était bien à l’intérieur de l’établissement qu’elle traversait à son tour la route,
slalomant entre ces longues files de véhicules de plus en plus gonflantes : ils avaient une
fois de plus échappé de justesse aux embouteillages ! Abigail franchissait à son tour
l’imposant portail de l’établissement hospitalier. Tout ceci s’était passé durant mon
sommeil. Je ne me réveillais que vers huit heures, encore tout fatigué. Les causeries au
Jazzoir s’achevaient de plus en plus tard.
Leurs journées se poursuivaient. Lazare assis au troisième banc près Lydia, s’était peu
à peu habitué au rythme de l’école de la ville. Il recopiait la leçon de géographie au tableau.
La classe était toujours très agitée. On ne parlait que le français. Sa maîtresse ne les
chicotait plus.
La journée continuait. Abigaïl s’était déjà installée dans son bureau situé au rez-de-
chaussée du pavillon des Soins Intensifs. De là, elle commençait tout d’abord par classer
par catégories de maladies et par degré d’urgence les dossiers des patients retenus la veille.
Puis elle allait les déposer de bureaux en bureaux dans les différents secteurs pour leurs
éventuels traitements. Elle revenait de là environ vingt minutes plus tard, le temps d’une
courte causerie avec sa collègue et amie Francine. Elle trouvait toujours quelques patients
déjà assis sur le long banc d’attente devant son bureau.
Le pavillon des Soins Intensifs avait un long couloir toujours illuminé, qui de gauche à
droite, comportait les portes de laboratoires et de bureaux des certains médecins. Au fond
du couloir, quinze portes après, était la redoutable salle de réanimation où retentissaient
des petits bips ininterrompus des appareils de réanimation. Abigaïl saluait gentiment la
vingtaine d’hommes et de femmes déjà sur ce banc, et entrait dans son bureau. Elle en
ressortait quelques secondes plus tard munie des petits cartons rectangulaires sur lesquels
étaient inscrits des numéros devant organiser l’ordre de passage. Il était environ huit heures
et trente minutes.
De mon côté à la Cité des Manguiers, j’avais presque terminé de faire le ménage. Après,
j’allais me laver et puis prenais mon petit-déjeuner, yeux rivés sur la télévision. J’ouvrais
ensuite l’un des multiples tiroirs de l’armoire du salon pour y retirer ma chemise cartonnée
marron qui renfermait tous mes diplômes et autre paperasse. Bonne nouvelle, le Ministère
de la Société recrutait en ces jours-là trente mille agents recenseurs pour le prochain
dénombrement national de la population. Ma demande avait déjà été bien écrite comme me
l’avait montré mon professeur de troisième au lycée. Je fourrais toutes ces pièces dans ma
chemise : une copie de mon Acte de naissance, une photocopie de ma Carte Nationale
d’Identité, mon curriculum, une photocopie de mon baccalauréat, mon certificat de célibat,
mon certificat de nationalité, mon cassier judicaire vierge, mon certificat médical, mon
certificat d’aptitude, tous timbrés. J’allais chercher au chevet du lit, les trois mille francs
laissés par la mère de Lazare en partant le matin. Je m’engageais à mon tour pour le
Ministère de la Société. Je m’arrêtais souvent un temps au Jazzoir, pour une courte
discussion. Je stoppai un taxi sous le petit soleil de onze heures.
A l’école, on avait déjà sonné la deuxième récréation. Là aussi les choses n’étaient plus
comme avant. Lazare avait remarqué que le bruit des cris de ces élèves avait beaucoup
diminué. Les claquettes, la poursuite, le football étaient toujours pratiqués, mais pas avec
la même folie qu’à Akoa-étam. On avait maintenant choisi des jeux moins brutaux tels que
le casse-bics5. Il arrivait des fois où il participait quelques parties de football maintenant
menues par une vraie balle prise dans le bureau de la Directrice. Le reste du temps, il était
là, à se pavaner dans toute la cour, intervenant parfois à quelques jeux, comme un enfant
ordinaire de huit ans résidant en ville. La sirène retentissait et les enfants regagnaient leurs
salles de classes. Il était midi.
C’était l’heure où Abigaïl prenait une courte pause. Depuis le matin, elle avait fait des
innombrables va-et-vient entre cette salle des soins intensifs, et son bureau où elle
consultait. Elle ôtait sa blouse blanche et restait avec un de ces tricots moulants toujours
assorti à ses jupes et s’affala sur la chaise rotative. Le jour où elle n’était pas trop fatiguée,
elle partait passer midi dans le bureau de Francine.
Au Ministère, les choses n’allaient pas bien. J’avais trouvé une foule immense entassée
au rez-de-chaussée. A voir le regard pâle de certains, on eût cru qu’ils avaient passé la nuit
à cet endroit, espérant d’être rapidement reçus par l’agent recruteur. Il s’était établi
plusieurs petites règles pour préserver un semblant d’ordre dans cette jungle. Par exemple,
quand il fallait quitter l’interminable rang pour un quelconque besoin, tu mettais une grosse
pierre sur ta place et la personne te secondant, avait le devoir d’avancer avec elle. Mais le
plus souvent, c’avait toujours été la jungle ! Nous étions là, tantôt à nous bousculer, des
fois à nous insulter, chacun espérant que l’agent recruteur qui collectionnait les dossiers
allait prendre le sien en premier. Il fallait pour cela lui glisser délicatement sous ta chemise,
un billet de deux milles francs ou plus. Et il remontait les escaliers, les chemises qu’il avait
retenues sous l’aisselle, après avoir jeté sur nous un regard méprisant. Nous restions là, les
visages inquiets, au rez-de-chaussée de l’imposant Ministère. Le monsieur revenait une
heure environ après, des chemises marron toujours sous l’aisselle, pour nous annoncer
comme à son habitude de mauvaises nouvelles. Sur la centaine de dossiers recueillis ce
matin-là, on n’avait retenu qu’une petite dizaine. Il remettait les dossiers des malheureux.
J’étais toujours l’un de ces malheureux. Les heureux élus devaient repasser dans une
semaine au moins : « Le temps d’étudier soigneusement les dossiers pour une éventuelle
acceptation ! » disait-il. La foule grommelait silencieusement. Je m’étais promis ce matin-
là que je ne reviendrais plus au pied de ce Ministère ceci après cinq infructueuses tentatives.
- Regardez mon dossier ! J’ai tout ce qu’on me demande et peut être même plus ! Mais
pas une seule fois il n’a regardé ma chemise ! Je sais pourquoi ! C’est parce que je ne lui
donnerai jamais ces deux mille francs ! Qu’il aille s’enrichir dans son village ! Attachez

5 Bataille de deux stylos sur table-banc, consistant à déclarer vainqueur celui ayant fait tomber le stylo de son
adversaire par terre.
bien votre ceinture Monsieur car le temps de la corruption est bientôt révolu ! Et ce jour-
là, on cuira les carottes sur des cendres ! avait scandé une voix dans la foule, fendant le
calme d’abattement qui s’était emparé de nous, en même temps que le démarcheur, sans
gêne, remontait ses escaliers. Des murmures accompagnaient toujours le départ du
démarcheur. Ce monsieur avait déjà pris à Abigaïl plus de quinze mille francs. Le torride
soleil des midis de novembre me brûlait la tête. Je quittai le Ministère. La foule s’était
dispersée dans un calme d’abattement. Je m’arrêtais tout d’abord dans une des nombreuses
salles de jeux du centre-ville ou j’avais pris pour habitude de vagabonder. La salle était
toujours bondée. On voyait des jeunes penchés debout devant de machines à sous ou
concentrés sur des écrans à surveiller les résultats des matchs pour lesquels ils avaient
pariés. Je ne ressortais de là qu’avec tout juste quelques pièces pour emprunter un taxi. Il
était quinze heures et trente minutes environ. J’attendais un taxi sous la véranda d’une des
multiples bâtisses du centre-ville.
Les classes étaient sorties. Lazare, comme le lui avait toujours recommandé sa mère,
avait bien traversé la route sur les passages cloutés et aux feux verts. A présent, il était assis
sur le banc devant le bureau d’Abigail, partageant sa fin de journée avec ses derniers
patients. C’était presque la fin des consultations. Durant toute l’heure qu’il avait passée
assis sur ce banc, Lazare avait fait la découverte d’un nouveau monde : l’hôpital.
Le CHU, comme tous les hôpitaux, était un lieu étrange. Cette odeur d’alcool et de
paracétamol moisi qui régnait dans les couloirs faisait peur à l’enfant. C’est pourquoi,
chaque fois qu’il franchissait l’enceinte de cet hôpital, tout le courage qu’il avait toujours
eu pour répondre à une question en classe le fuyait. Un calme sinistre hantait
particulièrement le couloir des soins intensifs. De temps à autres, on entendait des pleurs
soudains en provenance de la salle de réanimation ; ces cris se taisaient toujours au bout de
quelques secondes, comme étouffés par une voix mystérieuse mais impérieuse. C’était
l’heure des visites. C’est là parfois que le petit, poussant sa curiosité plus loin, s’aventurait
vers les autres pavillons, découvrant ainsi le monde des malades. La petite fille qui avait
bu l’eau de javel et que sa mère affolée transportait sur ses bras en courant vers les
Urgences ; la jeune demoiselle qu’on retirait, pâle et inerte à l’arrière d’une voiture garée
sur l’immense cour de l’hôpital ; le vieil homme qui sortait du pavillon ORL, en essayant
gaiement sa nouvelle paire de verres; le monsieur qui avait fait un accident de la circulation
une semaine auparavant et qui sortait marcher sur l’immense cour soutenu par sa fille ; la
femme couchée sur la civière, attendant peureusement dans son drap immaculé devant la
salle du pavillon des Chirurgies. On voyait des âmes à les voir remplies de soucis, qui
montaient et descendaient à travers la cour ou dans les allées de l’hôpital. Personne ne
parlait à personne ; même pas un bonjour. Les soucis et l’angoisse rendent parfois muets.
Parfois, on entendait des cris soudains qui sortaient de nulle part de ces quatre grands
bâtiments bleus. Ces cris se tassaient toujours au bout de quelques brèves secondes, suivis
de quelques murmures dans les allées : un malade venait de rendre l’âme. Ces cris se
répétaient à intervalles d’environ trente minutes de repos.
Il était environ seize heures. Abigaïl décidait finalement de fermer son bureau. Lazare
revenu en courant de sa ballade avait ramené des croquettes et des biscuits que la caissière
de la pharmacie de l’hôpital lui donnait toujours pour se dérober des nombreuses questions
du petit. Lazare n’aimait pas trop ces manies de la belle dame pour se débarrasser de lui. Il
voulait qu’à chaque fois rentré de l’hôpital, qu’il eût au moins quelque chose de nouveau
à aller raconter à ses camarades de classe le lendemain. Par exemple que celui qui s’occupe
des maladies des bébés est un pédiatre… On appelle celui qui coule saigne beaucoup à la
moindre blessure un hémophile… Le garde-malade est celui qui vient passer ses nuits sur
le banc d’un couloir du CHU… C’était cela leur classe, chaque enfant se transformait en
adulateur du métier de son parent dont il en vantait les mérites. L’enfant de la braiseuse de
poisson avait un vocabulaire fait de : persil, céleri, petits charbons, maquereaux chinois…
Abigaïl fermait la porte de son bureau. Un autre médecin devait venir assurer la garde à
partir de dix-huit heures. La jeune dame, tenant la main de son fils sur un bras, l’autre
saluant au passage un collègue par-ci, une ancienne patiente par-là. Il y avait un joli jardin
fleuri des deux côtés de des allées qui donnaient sur l’imposant portail.
La ville à cette heure-là vrombissait. L’une des régulières petites pluies de mars avait
mouillé le goudron et le doux soleil de dix-sept heures frappant, faisait monter des tièdes
vapeurs qui dans l’air nous donnait une douce impression d’asphyxie. On rentrait soit du
boulot, soit de l’école. Après les embouteillages de la matinée, la ville reprenait un second
souffle en se noyant dans l’odeur et le bruit des véhicules. Les taxis et les motos circulaient
dans tous les sens. Les piétons déambulaient dans tous les sens. Chacun voulait regagner
au plus vite son domicile au milieu des embouteillages. Lazare et sa mère après un tour à
la boulangerie ou à la poissonnerie, empruntaient à leur tour un taxi pour la Poste, et puis
pour la Cité des Manguiers.
Lazare aimait être le premier à ouvrir le portail de la concession. Sa mère, restée loin
derrière et toute essoufflée, n’avait jamais pu le rattraper dans sa course. Ils me trouvaient
assis sur un canapé, regardant les informations de dix-sept heures trente à la chaine
nationale. On se saluait. Il filait à la cuisine voir ce qu’il y avait à manger. Puis partait en
courant s’échanger dans sa chambre. Elle s’assaillait près de moi et me racontait sa journée.
La mienne avait été banale : le Jazzoir, le centre-ville, la maison… Elle partait à son tour
s’échanger. Lazare était revenu et réclamait déjà à voir son documentaire sur les
australopithèques qui passait tous les mercredis en cette fin de mois d’avril. Je sortais à
nouveau pour le carrefour. Certainement, Abigaïl et son fils devaient être en train
d’apprécier ma sauce d’arachides aux harengs fumés que j’avais préparée après de vaines
démarches au centre-ville.
Il n’y avait encore personne au Jazzoir. Mama Chantale n’avait pas encore commencé
à faire ses beignets. Je restais donc là devant le carrefour, les mains dans les poches de mon
jean, à regarder piétons, motos et voitures déambuler ou à écouter quelques chansons
sortant du Khéops, le bar le plus bruyant de la place. Pensif et nostalgique, je quittais
l’endroit au bout de quelques minutes. Le froid sec de ces soirées de juin me donnait la
grippe. Mes lamentations s’arrêtaient le plus souvent devant notre portail. Je ne voulais pas
qu’Abigaïl ait pitié de moi, elle qui déjà se donnait tant de peine pour notre maison.
Abigaïl avait sorti les gâteaux du four. Ils étaient toujours si délicieux. Nous restions
souvent assis sous la véranda à causer durant des heures. Lazare intervenait de plus en plus
dans nos échanges. Il se sentait devenir grand. A neuf ans on se sent adulte. Le cours
élémentaire un avait été comme une simple formalité à ses yeux. Abigaïl n’avait pas
manqué cette fois- là d’assister à la cérémonie de la remise des bulletins. Les vacances
avaient sonné. La vie s’écoulait paisiblement à la Cité des manguiers. Abigaïl et moi
sortions chaque matin. Moi à la recherche d’un travail, elle pour le sien. Lazare restait seul
à la maison. Il partait chez les voisins et rappliquait avec ses amis et la meute faisait le
désordre dans la maison avant de tout ranger à nouveau. Ainsi durant toutes les vacances.
A la rentrée, Lazare fut de nouveau inscrit dans son ancienne école. Mais cette année-
là, la maison accueillit un nouvel élément. A la demande d’Abigaïl, Angou ramena son fils
Samson pour poursuivre sa scolarité avec nous. Le programme de nos journées étaient
quasi identiques et ceci malgré l’arrivée du jeune garçon.
Pendant les récréations, Samson venait souvent dans la classe de son cousin. Dans le
cas contraire les deux enfants se retrouvaient dans la cour. On aurait dit les enfants d’un
même père car ils avaient presque la même taille, le même teint, leurs canines du devant
avant étaient un peu plus grosses et plus ressorties comme celles des lapins. Seule la classe
les distinguait car le fils d’Abigaïl avait une année d’avance sur celui d’Angou.
En cette de fin septembre-là, la fit sa cure de jouvence car le nouveau maire de Mezene
engagea de nombreux chantiers dans la ville. On ordonna la démolition de toutes les
maisons construites trop près des axes routiers ou situées dans les zones inondables. On
construisait ou réfectionnait des marchés, des routes et des parking, des jardins et places
publiques. Et malheur, un matin, l’agent de la mairie aposa sur le mur de notre Jazzoir, les
deux lettres en rouge les plus redoutées en ce temps-là : AD ! Notre camp de discussion,
était lui-aussi A Démolir ! Le délai de déguerpir donné à Mama Chantale la vendeuse était
de deux semaines ! Cette nouvelle avait retenti comme une bombe au sein de notre club
d’abonnés.
La dernière nuit au Jazzoir avait été comme de véritables funérailles. Il avait plu en
journée ce qui avait augmenté le froid de cette nuit-là. Tous les habitués du Jazzoir avaient
répondu présent à ce dernier rassemblement. D’une main, maman Chantale jetait des boules
de farines dans la poêle sur le feu de bois les doigts et de l’autre main elle tenait un pan de
son pagne qui se posait sur ses yeux enfumés. Elle pleurait. Un lourd silence. Nos langues
d’habitude si bavardes avaient été comme muselées. Wilfried fut le premier à prendre la
parole.
- Qu’est-ce que cela veut dire encore ? Nous avons eu des diplômes mais aucun travail !
Et malgré tout nous avons gardé notre calme ! Quand bien même on décide de venir ronger
notre foin dans ce Jazzoir, voilà la mairie qui veut nous déloger ! Et qu’adviendra-t-il de
cette femme qui élevait toute sa famille avec la vente de ces beignets ? Ils ont laissé la ville
le désordre se construire dans la ville, et maintenant ils veulent tout reconstruire, sans se
soucier des dommages ! On ne peut rien construire sur des larmes ! On veut notre Jazzoir
ou alors du travail ! Maintenant ça suffit ! Il avait presque terminé de vociférer que des
voix s’élevèrent, pour l’accompagner dans sa colère. Wilfried avait obtenu depuis quatre
ans un diplôme d’ingénieur agronome
J’avais commandé mon bol de bouillie et étais parti le déguster à l’écart sur un banc. Il
était très chaud, mon bol de bouillie dans cette glaciale nuit. Les lampadaires du carrefour
servaient d’éclairage providentiel au jazzoir. Les jeunes braillaient. Qu’allait-on faire de
toutes ces familles dont le bulldozer de la mairie démolissait les maisons ? Avoir des routes
propres et des avenues gaiement éclairées ne pouvait pas se faire sur des pleurs. Mais le
maire l’avait réitéré : « On ne construit pas en zone inondable ou en bordure des routes,
même sous prétexte de pauvreté ! »
Je me souvins d’un professeur de la classe de troisième qui disait souvent que le malaise
du pays a commencé dans la peau de banane qu’on a jetée en pleine chaussée et le mal a
enflé jusqu’aux fonds qu’on détourne dans un Ministère.
Je me levai de mon banc et tendis à Mama Chantale mes pièces et d’un pas morne, je
m’éloignai du Jazzoir. Les bulldozers de la mairie allaient le démolir aux premières heures
du jour, ainsi que certaines boutiques situées en bordure de routes et quelques maisons mal
loties. Et maintenant qu’on avait détruit le Jazzoir, je n’avais plus d’endroit où tuer le
temps.
J’avais trouvé Lazare et son cousin en fête. En ce début du mois d’avril, ils allaient
commencer à gérer leur propre argent de taxi que leur mère leur donnerait désormais à
chaque début de semaines et non plus tous les matins. Je les avais surpris en train de se
concerter dans leur chambre. Il avait été conclu que Samson stopperait le premier taxi pour
la poste et Lazare celui pour l’école.
Leur premier jour d’indépendance s’était plutôt bien passé. Ils avaient sagement traversé
les passages cloutés de la Poste Centrale et s’étaient bravement faufilés entre les voitures,
au niveau des feux devant leur école. A la sortie des classes, au lieu d’aller attendre leur
mère au CHU comme il était de coutume, les jeunes hommes étaient rentrés directement à
la maison. L’expérience avait été belle et à renouveler. Lazare aimait bien ce monde des
taxis et la légère odeur d’essence digérée par les moteurs des véhicules. Samson toujours
assis près de lui demeurait silencieux, observant la ville et ses silhouettes. Il ouvrait parfois
la bouche pour montrer à son cousin soit une moto qui venait de faire un accident, soit le
fou qui s’exhibait nu devant la Place de l’Indépendance ou encore lui montrait la
boulangerie où leur mère achetait souvent la farine pour les gâteaux du soir. Leurs causeries
étaient le plus souvent très courtes. Lazare se taisait au bout de quelques secondes,
poursuivant la lecture des manuels de médecine qu’il pillait dans la chambre de sa mère.
Le deuxième taxi garait et les deux gars descendaient. Lazare avait fermé le manuel dans
lequel il avait mis son bulletin de notes comptant pour l’avant-dernière séquence. Il était
parmi les meilleurs de sa classe. Samson de son côté s’adaptait lentement mais sûrement
au nouveau rythme. A l’heure de la sortie, le premier à sortir avait attendu son binôme
devant le portail. L’année s’acheva ainsi, sans accident.
Abigaïl décida qu’ils passeraient les vacances à Akoa-étam. Les deux garçons avaient
été admis en classe supérieure. Abigaïl était partie les accompagner dans leur village. Mais
là-bas, elle trouva sa mère un peu plus souffrante de son diabète. Elle devait se faire suivre
avec un peu plus de sérieux. Et deux jours après son départ, Abigaïl revint de son village
avec sa mère soutenue par Angou. On l’hospitalisa au CHU.
Abigail et ma tante Maria m’avait aidé à ouvrir une petite boutique de vente des
d’appareils numériques. J’avais pris mes quartiers à la Poste centrale, louant l’un des local
du petit marché construit par le maire des deux côtés de l’Avenue Charleville. Ma petite
boutique était ouverte le lundi, le mercredi, et le samedi jusqu’à six heures du soir. Le reste
du temps, j’étais dans les démarches administratives, devant un Ministère à la recherche
d’un concours lancé par la Fonction publique. Et aussi, en ce début du mois de juillet,
Abigaïl quitta les urgences pour les salles d’accouchements. Elle avait été mutée au service
Maternité-Pédiatrie.
Les vacances avaient filé trop vite. Durant ces trois mois, Abigaïl s’était donnée corps
et âme dans sa nouvelle tâche. Juillet et août avaient vu naitre entre ses mains beaucoup de
petits anges. Entre un accouchement parfois difficile ou une consultation prénatale, elle
filait voir sa chère maman.
Le pavillon Cancérologie-Diabétologie-Maladies virales où était internée Mama Izonia
était un monde à part dans cet hôpital. Si un jour tu as l’occasion de passer par là, le goût
de la vie te quitterait. Quatre rangées de dix lits cachés par des rideaux blancs en plastique.
Et si vous avez le courage un tant soit peu de vous placer au milieu de cette spacieuse pièce,
vous ne pourriez entendre que le tumulte des respirations de ces âmes en agonie. Parfois
on trouvait un diabétique sur son pot, et le temps de jeter un coup d’œil sur les
toussotements du tuberculeux, mon monsieur s’était à nouveau rassis dans son pot. Parfois,
certains parmi eux juchés sur leurs lits, jetaient des regards vides à travers les quatre
fenêtres qui donnaient sur le Lac Central.
Lazare et son cousin en trois mois, avaient parcouru tous les endroits d’Akoa-étam : la
cacaoyère de leur grand père qu’ils allaient de temps à autres défricher, les champs de
cannes à sucre ou de maïs de leurs oncles et tantes qu’ils dévalisaient ; les avocatiers, la
source d’eau, le grand stade de football situé derrière la mission catholique, la nouvelle
salles de cinéma en face de la mairie, rien n’avait échappé aux enfants. Les vacances
avaient été belles, animées par la folle ambiance du championnat de foot.
Mama Izonia était repartie dans son village. Sa fille avait fait de son mieux pour calmer
son diabète. L’école avait aussi recommencé. Vers cinq heures du matin de la rentrée,
Lazare avait repassé son uniforme qui n’était plus depuis une année. Après lui, Samson qui
s’était déjà lavé. Lazare partait se laver à son tour. Les deux enfants après le petit-déjeuner,
sortaient de la maison pour l’école. Nous étions en septembre. Le monde des taxis avait
repris ses droits. Et le soir, les garçons étaient dans leurs devoirs, Abigaïl dans ses gâteaux
ou visionnait, quand elle ne causait pas avec moi sous la véranda. Avec ma boutique, je
pouvais m’impliquer déjà dans la vie de la maison en réglant les factures d’eau ou
d’électricité et la ration des garçons.
Mes journées étaient presque sosies. J’étais devant ma boutique de la Poste Centrale.
Les téléphones et autres appareils se vendaient bien en cette période des fêtes de fin
d’année. Mais, de longs moments assis sur ce tabouret, j’observais la place. Tout le monde
était muet, seul le bruit des taxis et des éternelles voix des mendiants animaient la ville,
jusqu’au soir. On aurait dit les couloirs du CHU à ciel ouvert, mais cette fois-là, c’est la
recherche d’un travail qui nous rendait muet. On aurait dit que chacun de ces chômeurs
portait sur son dos tout le poids du bâtiment dans lequel il sortait, tant ils me paraissaient
toujours tristes et visiblement épuisés. Il y avait beaucoup de clochards à la Poste Centrale,
beaucoup de mendiants, beaucoup de grosses cylindrées garées devant ces ministères. Je
soulevais ma tête pour regarder brièvement ces gens qui passaient interminablement. Je
rentrais nonchalamment dans ma boutique pour faire le bilan de la journée.
Vers dix-huit heures, je fermais et rentrais à la maison, laissant les nouveaux occupants
des lieux s’installer. Mais la nuit tombée, la ville changeait de visage. La multitude
d’hommes et de femmes de tous les âges qui vadrouillaient dans tous les sens sur ces
trottoirs n’était plus préoccupée par les mêmes problèmes que les gens de la journée. A
présent, c’était peut-être la jeune prostituée planquée dans l’obscurité entre l’imposant
bâtiment du Ministère de la Jeunesse et celui des Finances qui attisait la convoitise de ce
gros monsieur sortant de sa grosse Mercédès, costard et cigare dans la bouche. Peut-être
était-il aussi attiré par les énormes morceaux de porcs posés sur le barbecue à quelques
mètres de l’Ambassade de Turquie. Le centre-ville devenait un autre monde dans la nuit.
On se croyait en plein théâtre, quand on annonce un nouvel acte qui s’accompagne le plus
souvent d’un changement de décor. Les bars, les boites de nuits, les prostituées, la musique
des discothèques, les vendeurs et vendeuses de poisson braisé, de poulet, de porc, le tout
trempé dans les lumières ocre que projetaient çà et là les lampadaires, avaient remplacé
l’atmosphère de la journée faite d’hommes et de femmes cherchant du travail.
Le mois de juin de cette année-là tirait à sa fin. C’est au cours d’une de ces journées
qu’Abigaïl rentra un beau soir de son CHU, accompagnée de sa collègue Francine, très
charmante. Avec le temps, nous étions très vite devenus amis.
- Je suis très fier de vos deux parcours Abigaïl et toi ! Vous êtes des femmes admirables,
tandis que moi je n’ai pas de chance… Nous avions pris l’habitude de causer sous la
véranda le soir.
- Je peux t’aider Arthur-Ulrick, tu peux trouver le travail que tu désires, mais avec l’aide
des prophètes du Seigneur ! Si tu veux, dimanche je t’emmène quelque part ! Tu verras, il
suffit juste de prier et d’avoir la foi, et le Seigneur t’exaucera ! Dans mon église, les sourds
entendent, les aveugles voient, les femmes stériles retrouvent les joies de l’enfantement !
Nous irons dimanche ! On va prier sur toi et tu vas trouver un bon travail, crois-moi !
Le jour venait de se lever ce dimanche-là. J’attendais Francine sous notre véranda. Je
m’étais bien paré pour la circonstance, cintré dans un costard noir, cadeau d’Abigaïl au
retour de la France. Elle et ses enfants dormaient encore. Francine ne tarda pas, et nous
partîmes aussitôt pour son église.
L’église était construite en bois et peinte à la chaux, au milieu d’un embouteillage de
maisons. Il y avait beaucoup de grosses cylindrées devant cette Eglise du salut. A
l'intérieur, c’était quarante longs bancs rangés en quatre, où étaient pauvrement assis des
fidèles arrivant en masse. Une somptueuse estrade sur laquelle les pasteurs se tenaient
debout pour prêcher quand ils n'étaient pas assis sur des chaises Louis XIV richement
décorées.
Le culte avait commencé depuis deux heures déjà. Trois pasteurs s’étaient bruyamment
succédés sur l’estrade tenant ce micro pour prêcher. L’heure des délivrances tant attendue
sonna enfin. Avant moi, quatre femmes s’étaient avancées, brandissant des formats A4, à
hauteur de leurs poitrines sur lesquels étaient inscrits leurs noms et leurs requêtes. Le
prophète Aaron qui était chargé ce dimanche-là de l’imposition des mains, donna le micro
à chacune d’elles pour se présenter et soumettre leurs prières à l’assemblée.
La première, la jeune sœur Pélagie, faisait des beignets tous les soirs. Son souhait était
d’aller en Suisse pour pouvoir soutenir sa famille.
La seconde, Béatrice, coiffeuse de quarante ans, était stérile.
La troisième, Sylvanie, institutrice, voulait un mari.
Et la dernière, Marie, femme au foyer et mère de six enfants, voulait un travail stable.
Le prophète sans tarder, retroussa les manches de sa coûteuse veste et demanda à tous
les fidèles de se lever. Il prit la bouteille d’huile d’olive posée sur la table de culte et en
versa quelques gouttelettes du précieux liquide sur ses paumes de mains. Il commença
l’imposition des mains et toute la salle l’accompagna dans sa prière, en entonnant des
champs d’adoration. Certains, presque en transe, s’étaient mis à parler une sorte de
charabia. J’avais un peu peur. Elles étaient reparties s’asseoir, en chantant et en dansant au
rythme de l’orchestre, après avoir glissé chacune d‘elle quelques billets violets dans la
poche de la veste d’Aaron.
C’était au tour de la deuxième vague dont je faisais partie de monter sur la scène. Mais
j’étais resté scotché sur ma chaise. Francine, assise dans la rangée des fidèles exaucés,
n’avait cessé de m’encourager du regard. Mais je n’avais pas eu la force de me lever. Le
culte s’acheva ainsi.
Nous étions déjà dans le taxi du retour. Depuis notre sortie de l’église, je n’avais osé
regarder Francine, ni lui adresser le moindre mot. J’avais encore dans ma tête l’image de
tous ces hommes et femmes en transe sur l’estrade se faisant oindre de l’huile sur le front.
Finalement, je pris la parole au bout de longues minutes de silence :
- Francine, désolé si je ne suis pas parti me faire imposer les mains. C’est juste que c’est
trop facile ! Et aussi…
- Tais-toi Arthur-Ulrick ! Quelles idioties tu racontes encore là ? Dans tous les cas, mes
stages à l’étranger et mon travail enviable au CHU ne sont le fruit que de mes prières avec
le prophète Aaron ! Et toi…
Le taxi s’arrêta pour prendre une dame brune et grasse. Elle sentait bon ce qui me
redonna un peu de courage.
- Je te disais juste ma Francine, que je ne pouvais pas tout donner à Dieu ! Si tu regardes
de plus près, les gens qui bondent de plus en plus ces nouvelles églises qui pullulent dans
la ville n’y vont plus par la foi, mais par désespoir ! Leurs réclamations n’ont pas trouvé
une réponse favorable auprès de nos dirigeants, et les voilà qui courent en flèche dans ces
églises, cherchant désespérément par des cantiques, le miracle non réalisé par l’Etat ! Dieu
n’est pas à l’Eglise mais à l’Etat…
- Mais tu délires déjà ou quoi Arthur-Ulrick ? Le monde autour de toi devient de
plus en plus complexe hein ? Tu es devenu un Homme sans repères, un amas d’idéologies
obtuses ! Moi j’ai choisi Jésus-Christ, et j’ai réussi ! Choisis aussi on voit…
Le taxi gara et la dame descendit. Elle dit à la volée, et toute enchantée, à Francine :
- Je suis tout à fait d’accord avec vous Madame ! Que le Seigneur vous écoute et
vous comble davantage !
Francine était restée silencieuse, attendant ma riposte, contemplant la ville d’un
regard souriant et rassuré.
- Dans tous les cas, je ne vais pas croire en ces faux pasteurs qui ont profité de la pauvreté
et de notre désespoir pour s’enrichir ! Regarde le nombre d’églises jaillies de Mezene en
moins de dix ans ! Dans un an presque, elles seront le triple des stations Total ! Regarde
cette guerre sans merci pour les fidèles qu’ils mènent ! C’est désormais le pasteur qui criera
le plus longtemps dans des baffles supersoniques qui gagnera la bataille. Ce sont des
voleurs… des escrocs… des… des…Ils nous égarent, nous…. J’avais le souffle coupé.
J’avais voulu que Francine reprenne la parole. Mais elle m’avait laissé me débattre, comme
un poulet mourant, seul dans mes réflexions. Elle était restée toute souriante, contemplant
la ville à travers la vitre du taxi.
- J’ai choisi Jésus Christ et j’ai réussi ! m’avait-elle dit pour finir, toujours souriante.
Le taxi silencieux gara au carrefour de la Cité des manguiers. On descendit. Francine
partit chez son amie Abi. Moi je m’arrêtais quelques heures sous la véranda de Moussa,
l’un des boutiquiers sénégalais du carrefour. La véranda de sa boutique, depuis la
démolition du Jazzoir était devenue notre nouveau camp de base. Je repensais à ma
discussion avec Francine. Je discutais pendant de longues minutes avec mes camarades.
C’est maintenant par ce nom qu’on s’appelait au carrefour en ces jours-là. Car depuis la
démolition de notre Jazzoir, on avait formé un parti virtuel, baptisé le Parti des Jeunes
Chômeurs Vieillissants : le PJCV. Les critères d’adhésion étaient très simples : avoir
obtenu son baccalauréat depuis au moins déjà deux ans ; n’avoir jamais eu un travail à la
Fonction Publique ; être au chômage depuis au moins déjà trois années… On n’était là,
tous les jours de la semaine, et sans heures fixes, à discuter sans arrêt. Heureusement que
ma petite boutique du centre-ville m’épargnait beaucoup déjà de ces réunions.
Lazare et son cousin passaient par là. Voilà bientôt deux jours qu’ils me cherchaient
avec leurs bulletins de notes de fin d’année scolaire. Quand je rentrais de ma boutique de
la Poste, je m’arrêtais toujours au camp de base, et ne rouvrais le plus souvent le portail de
la maison que vers vingt-deux heures quand ils dormaient déjà. Ils avaient bien travaillé.
Je leur filai à chacun un billet de mille francs. Ils continuèrent leur route, tous joyeux et si
grandis.
Je prenais moi-aussi de l’âge. L’âge limite à un concours de l’Etat était de vingt-cinq
ans. J’en avais déjà trente. C’est au début de cette année-là, qu’on lança finalement le
fameux recrutement militaire. Qu’allais-je faire ?
Comment faisait-on à Mezene quand on était pas en règle? Je n’avais pas ouvert ma
boutique ce matin-là. Mais je partis à la Poste, dans un endroit réputé pour son trafic de
pièces officiel. On appelait l’endroit Chinatown. On pouvait te refaire ton acte de
naissance, un diplôme, un passeport, n’importe quoi ! Heureusement que ce jour-là, c’était
un ancien camarade de la classe de terminale qui m’avait repéré. Quand vous marchez à la
Poste Centrale, un homme vous accoste et vous demande tout bas : « Un acte, une carte,
un diplôme… » Si tu es intéressé, tu le suis sans broncher à Chinatown, ce coin reculé et
dangereux, derrière ces belles boutiques de l’Avenue Charleville. J’étais ressorti de là avec
un nouvel acte de naissance et de nouveaux diplômes. Ce camarade m’avait redonné vingt-
deux ans. Cette pratique était devenue si vulgaire qu'à l'époque où j'étais au lycée, notre
Surveillant Général, en entrant tout triste un après-midi dans notre salle de classe, après
avoir été à la Sous-préfecture pour faire légaliser nos dossiers d’examen, s’exclama :
- Madame la Sous-préfète m’a confié que plus de la moitié de vos actes de naissance
sont des faux ! Il continua, avec un sourire de dépit, cela veut dire que dans cette classe,
personne n’est vraiment âgé de son âge ! La classe lui sourit honteusement, personne ne
voulant se reconnaitre dans les propos de l’homme.
Je déposai donc mon dossier, comme l’avaient fait des milliers de jeunes à travers le
pays, à la Délégation Régionale des Forces Armées. Je ne mis Abigaïl au courant de mes
manigances que bien après. Ce soir-là, elle m’avait dit toute dégoutée sous la véranda:
- N’oublie pas que le temps est le père de toute vérité ! Diras-tu toujours que c’est l’Etat
qui te rend si malhonnête? Vous voulez tous entrer à la Fonction Publique, comme si c’était
le seul endroit où on travaille ! Arthur-Ulrick, tu es le seul responsable de tout ce qui va se
passer… J’étais resté tête baissée.
Les listes des présélectionnés pour ce recrutement sortirent un mois après le dépôt des
dossiers. On m’avait pris comme bon nombre de mes camarades du PJCV. On devait donc
affronter la première épreuve celle du marathon. Pour cela, il fallait parcourir quinze
kilomètres quittant de Medoua une petite ville à la périphérie de Mezene, jusqu’au
boulevard du renouveau de la Poste Centrale. Je m’étais bien préparé. Les semaines
d’avant, accompagné des mes camarades du PJCV, nous avions parcouru presque toutes
les routes de la ville. Certains week-ends, je courais avec Lazare et Samson au stade de la
Cité des manguiers.
Le jour l’épreuve, il y avait une marée humaine au départ de la course. On aurait dit
des bébés tortues sortant du sable et qui se dirigent vers la mer. On prenait les mille
premiers sur les cinq mille candidats que comptait ma vague. Je fus sélectionné. Et deux
semaines après l’épreuve sportive, mon nom sortit sur la liste des retenus pour les épreuves
écrites et les visites médicales.
Le premier jour de ces épreuves, je m’étais présenté au Lycée Polyvalent De Gaules,
situé en face de l’Assemblée Nationale. Je m’étais levé très tôt ce matin-là pour préparer
mon petit-déjeuner. Vers huit heures, un officier de l’armée, le surveillant de notre salle
entrait ; on se levait pour exécuter l’hymne national ; il lisait la police de l’examen ; il nous
distribuait les premières épreuves; il allait s’asseoir silencieusement sur le bureau qui en
temps normal servait aux professeurs de la seconde scientifique. On commençait à écrire,
dans le silence. Les épreuves étaient au niveau d’un lycéen de troisième : mathématiques,
histoire… Les deux premières journées avaient été abordables.
La troisième et dernière journée, c’était un sujet de dissertation civique s’énonçant :
« C’est quoi la démocratie ? » Je sortis de la salle ce dernier jour le premier, très confiant.
Le restant des jours ou des mois, toute la maison et peut-être le pays tout entier, avait
l’oreille scotchée sur la radio à attendre fiévreusement la proclamation des résultats.
Abigaïl et moi envisagions depuis peu de nous marier. J’avais déjà économisé de mon
commerce un peu d’argent. Lazare était à la porte du Lycée. Samson était le même, curieux,
serviable, têtu. Le travail d’Abigaïl allait bon train, ma petite boutique aussi. Tout allait
bien dans la maison.
Les résultats du recrutement ne tardèrent pas. Après plusieurs semaines de folles
rumeurs, le chef d’Etat-major de l’armée annonça ce soir-là au journal télévisé, que les
résultats étaient pour le lendemain. C’était un après-midi de mars. La journaliste de la radio
nationale informa que la lecture des noms des retenus allait débuter tout juste après le
journal de quinze heures. J’étais là sous la véranda, assis sur l’une de nos chaises en
plastique. Abigaïl et ses fils étaient rentrés depuis peu de la ville. Ils accoururent au dehors
en entendant l’annonce de la journaliste. J’augmentai le volume du poste qui était resté
allumé depuis des mois déjà. Tout le quartier, surtout le secteur des Trois Sources, était
plongé dans un grand silence. De toutes les maisons, s’élevait la fracassante voix de la
journaliste qui avait déjà commencé la lecture des noms par ordre alphabétique. La tension
était visible sur nos visages. Jusqu’ici, aucun cri de joie ne s’était fait entendre dans le
quartier. La journaliste avait terminé avec les noms débutant par la lettre A et elle lisait
déjà les B :
- Ba… Bi… Be… Bo… Bu…
Malheureusement, elle ne lut mon nom ! Très vite, un frisson me parcourut tout le corps.
Ma première idée fut de laisser tomber cette radio par terre et qu’elle se casse en mille
morceaux, mais j’avais des enfants derrière moi et je ne voulais pas me montrer faible.
Lazare et Samson avaient compris ce qui s’était passé et ils rentrèrent dans la maison.
Abigaïl et moi restâmes sous la véranda. Placée derrière moi, elle posa ses mains sur
mes épaules mais la chaleur de ses caresses pourtant si réconfortante d’habitude me fit
l’effet d’une brulure sur ma peau. Elle avait toujours été là pour moi. Mes yeux éjectés de
sang, devinrent humides. J’eus envie de pleurer, d’expulser toute ma déception et ma honte.
Je réalisais que je venais de perdre à nouveau. J’étais donc un perdant. Perdant comme
toutes ces fois où j’avais cherché sans succès un boulot à travers la ville; perdant comme
le jour où mon cousin William, à trois heures du matin, était venu nous annoncer la mort
de maman ; perdant comme toutes ces fois où les filles que j’aimais au lycée me larguaient
pour aller vers d’autres ; perdant comme toutes ces fois où je n’avais pas eu le courage de
dire à maman de prendre régulièrement. J’étais un perdant ; même malgré ma tricherie, je
venais à nouveau d’échouer. Je pleurais.
La journaliste au bout d’environ vingt minutes, avait terminé la lecture. On avait entendu
quelques rares cris de joie en provenance de la grande maison au portail vert au fond de
notre allée. Sur les cinquante mille candidats, huit cent seulement avaient été retenus.
Je me levais lourdement de ma chaise. Comme pour triompher de la rage et de la honte
qui m’habitaient, je souris légèrement à Abigaïl toujours silencieuse debout derrière moi.
J’avais claqué le portail et empruntais déjà nonchalamment la route pour la boutique qui
nous servait désormais de camp de base après la démolition de notre Jazzoir. De la maison
jusqu’à chez Moussa m’avait semblé comme le chemin du calvaire du Christ tellement je
me sentais mal. Mes camarades étaient tous déjà là, amassés sur la cour de Moussa. Ils
commentaient déjà. Personne du PJCV n’avait été admis à ce concours. On discuta à voix
hautes jusqu’à très tard dans la nuit.
Vers trois heures du matin, nous décidâmes enfin de nous séparer. Le ciel s’était depuis
peu assombri, pas la trace d’une étoile. Les aboiements des chiens dans les villas brisaient
le silence du quartier pour m’accompagner jusqu’à la maison. J’avais jeté un regard vers
l’horizon. Quelques éclairs zébraient le ciel : il allait pleuvoir.
IV

Quelques années s’étaient écoulées après mon échec à ce concours de l’armée. Lazare
était devenu depuis un jeune homme. Il avait obtenu depuis longtemps Certificat d’Etudes
Primaires. Samson, une année après le suivit au Collège. Maintenant, Lazare était déjà en
Première et Samson en Seconde. Le premier opta pour la série littéraire et l’autre choisit
une filière scientifique. Abigaïl devenue Directrice adjointe du CHU roulait en voiture et
avait entamé la construction de sa maison à Mère-rouge. Après d’interminables hésitations,
on s’était nous nous étions mariés devant l’Hôtel de Ville de Mère-rouge, deux ans après
ce foireux recrutement. Mais depuis des années, nos relations s’étaient peu à peu dégradées.
En sept ans, je m’étais transformé en un tout autre homme. Je ne nourrissais plus aucun
rêve. Et surtout que Ministère de l’Ethique avait publié trois semaines après ce recrutement
une liste de vingt mille faux dossiers. Ces derniers avaient été radiés à vie de tout concours
organisé par l’Etat. J’avais vendu ma boutique de la Poste à un jeune enthousiaste.
Maintenant, je sortais tous les matins vêtu d’un éternel costard bleu, mallette à la main,
dans laquelle je fourrais quelques fois ces morceaux de gâteaux faits par ma femme et des
vieux journaux. Je partais m’asseoir devant les kiosques à journaux de la Poste Centrale à
participer à d’interminables débats toute la journée. Mes nouveaux collègues, la plupart
des anciens camarades du PJCV, m’avaient surnommé par ironie Professeur car j’avais
toujours dans ma mallette des bulletins de paris sportifs que je jouais infatigablement. On
avait déserté le camp de base de la Cité des Manguiers, laissant la place à une nouvelle
génération plus enragée que nous. A midi, on engageait une partie de jeu de dames sur la
grande place du boulevard du renouveau, après avoir mangé un morceau de pain tartiné et
but une bière.
Je rentrais très souvent tard dans la nuit et parfois ivre. Je n’existais presque plus dans
la maison. Je n’étais plus là, comme nulle part d’ailleurs. Je n’avais pas été là quand Lazare
était venu m’annoncer qu’il avait réussi à son Certificat d’Etudes Primaires, puis à son
concours d’entrée en sixième au Collège, idem pour Samson. Je n’avais pas été là quand
ils réussissaient à leurs Brevets d’Etudes du Premier Cycle. Je n’avais pas été là pour voir
Lazare, l’aigle de l’équipe de football de la Cité des Manguiers remporter trois années
successives le tournoi de la jeunesse que la mairie organisait durant les grandes vacances.
Je n’avais pas été là pour assister aux différentes nominations de ma femme. Même le jour
de notre mariage, j’étais comme absent. Même quand on rapatria la dépouille de ma tante
Maria éteinte par un diabète, je n’étais plus. Durant toutes ces années où le coût de la vie
augmentait, j’étais déjà fantôme. Durant ces années où les membres du G11 n’avaient cessé
de réclamer que leur leader Pierre Moukoundjou soit libéré, au risque d’un soulèvement,
j’étais déjà parti. Durant toutes ces années où les églises de réveil avaient envahi la ville ;
ces années où le rez-de-chaussée du Ministère de la Jeunesse n’avait cessé de recruter ses
filles ses filles de joie, j’étais déjà parti m’installer pour la Poste Centrale, le monde des
perdants.
Heureusement que Lazare avait été là pour sa mère. Il était devenu comme un second
son mari pour sa mère. C’est désormais lui qu’on consultait quand il fallait prendre
décisions à la maison. Il avait été nommé chef de sa classe en seconde, et en première, ses
camarades l’avaient reconduit à ce poste sans hésiter. Il était un élève dynamique. Tout
jeune encore à la Cité, il aimait déjà voir des documentaires et allait des fois piller des livres
de médecine dans la chambre de sa mère. Il veillait bien sur cette dernière et l’aidait même
des fois à faire ses rapports quand il ne préparait pas avec elle ses réunions de service.
Presque toutes les nuits, il suivait les pleurs de sa mère quand son mari rentrait tard et saoul.
Le lycée où fréquentait Lazare était fait de trois grands bâtiments de couleur beige de
trois niveaux chacun desquels un bruit de ruche. Le plus bruyant des trois bâtiments était
celui des Sixièmes. Le baccalauréat était dans deux mois. Lazare et ses camarades
s’apprêtaient donc activement. Ils se réunissaient, déjà en ce mois d’avril par groupe de
cinq, pendant les week-ends au lycée, à étudier résolument. L’image de liberté que suscite
l’université les motivait. Personne parmi eux n’avait pas vu venir la tempête qui allait
s’abattre sur le pays.
Tout avait donc commencé au milieu du mois d’avril. Ce mercredi-là, un journal
d’opinion, La main de Dieu avait publié comme une : « Pierre Moukoundjou libre et
probable future reformation du G11 ! »
Le G11 était un groupuscule onze personnalités jadis membres du Gouvernement mais
qui étaient devenus des farouches opposants au gouvernement juste après l’arrestation
plutôt de leur leader, Pierre Moukoundjou qui venait de passer quinze ans en prison. Le
G11 comptait aussi parmi ses membres de puissants hommes d’affaires qui avaient une
mainmise dans presque tous les secteurs économiques du pays. Les sociétés détenues par
ces hommes employaient une masse importante de salariés à travers tout le pays. Au fil des
années, leur force dans le marché de l’emploi, contraignit le gouvernement à leur céder le
portefeuille du Ministère de l’Economie et des Finances. Mais peu de temps après, un
gigantesque scandale de détournement de fonds publics éclata et Pierre Moukoundjou
leader et plusieurs membres de son cercle furent mis en prison. Ces évènements se
déroulèrent alors que j’étais encore tout jeune étudiant..
Il était à peine huit heures à la Poste Centrale ce matin-là. Placé devant un kiosque
comme à l’accoutumée, je m’étais rapidement arraché le journal en donnant trois pièces de
cent francs au marchand. A peine le journal ouvert qu’une foule de badauds m’encercla.
On m’avait silencieusement accompagné dans la lecture de l’article choc. D’autres
passants, à pieds ou véhiculés, s’étaient eux-aussi arrêtés pour s’arracher le journal si bien
qu’en moins de dix minutes, la nouvelle de la libération de Pierre Moukoundjou avait causé
des énormes embouteillages à la Poste Centrale. Mon journal n’était même plus entre mes
mains. Pierre Moukoundjou donnait sa version des faits, les véritables causes de son
arrestation et les conditions de son incarcération. L’intervention du puissant passa en
boucle dans les médias durant toute cette journée-là.
J’avais entendu le soir à mon retour de la Poste, devant la boutique chez Moussa, les
nouveaux jeunes du PJCV parler à voix hautes:
- Si ce Moukoundjou peut vraiment nous donner du travail comme il l’a fait par le passé,
c’est sans hésiter que nous allons le suivre dans la rue, pourvu car il faut que cette misère
prenne fin.
Lazare lui aussi prenait déjà de plus en plus part à ces causeries du PJCV. Quand il
rentrait du lycée le soir, il s’arrêtait devant le camp de base et se mettait à discuter avec les
membres de ce parti de plus en plus jeunes et nombreux. En effet, des années après le
recrutement militaire foireux, le PJCV n’était plus ce cercle de jeunes diplômés sans
travail mais il était devenu un vaste rassemblement où les élèves, les vieux, tous sexes
confondus, pouvaient avoir la parole. Les critères d’adhésion avaient été simplifiés : il
fallait tout juste être de nationalité et vouloir la fin du régime en place. Le mouvement qui
s’était élargi avait maintenant plusieurs sections à travers le pays. On parlais de plus en
plus de révolution, de nouvel élan, de nouveau départ...
Samson était reparti à Akoa-étam. Son père Angou l’avait réclamé pour assurer la relève
de l’entretien de la vaste cacaoyère familiale. Abigaïl de son côté tenait le proue dans son
boulot, malgré que nos rapports ne se fussent plus que jamais dégradés.
Malheureusement pour le gouvernement, les propos de l’opposant avaient retenti
comme une bombe dans les oreilles de la population. En plus de cela le pays connaissait
une période de crise économique. On avait assisté en moins de deux semaines à une brusque
augmentation des prix des denrées de première nécessité : le kilo de riz, la farine, la viande,
le poisson, le sucre, la baguette de pain, le taxi, l’essence, l’électricité, l’eau… tout avait
augmenté. Les salaires des fonctionnaires avaient été diminués de moitié presque. Le pays
vivait au rythme de l’inflation, de la récession, de l’austérité. A la presse, à la télé et à la
radio, les analystes et les dirigeants des autres pays eux-aussi touchés par la crise
avançaient que cette dernière trouvait sa principale origine dans le réchauffement
climatique qui avait entrainé des violents feux de brousses en Russie, premier producteur
de blé ; que les réserves pétrolières tarissaient à travers le monde. Malgré ces justifications,
des voix de plus en plus grondantes se faisaient entendre dans toutes les régions touchées.
Pour envenimer encore plus la situation, Moukoundjou et ses compagnons multipliaient
leurs attaques contre le Gouvernement. Ils avançaient de leur côté que la crise que
connaissait le pays trouvait ses origines dans la mauvaise gestion des ressources et dans la
corruption. Leur discours trouvait au fil des jours, un écho favorable.
La situation se dégrada encore un peu plus lorsque le chef du syndicat des taxis du pays,
interviewé dans une télé s’était exprimé avec rage :
- Pour montrer à ce gouvernement que nous ne sommes pas des incapables, nous
décrétons toute la semaine prochaine morte ! Dès lundi, aucun véhicule, taxi ou
personnel ne doit circuler sur toute l’étendue du territoire ! Nous déclarons l’opération
villes mortes ! Nous réclamons dans les plus brefs délais, la baisse des prix de l’essence à
la pompe ainsi que de toutes les autres denrées ! Si ces exigences ne sont pas respectées,
qu’ils nous attendent dans la rue !
Je n’étais pas parti à la Poste Centrale. J’avais regardé l’interview du syndiqué à la
maison, un peu inquiet. J’avais peur du capuchon de cette bouteille de champagne qui
saute, laissant le précieux liquide s’éjaculer à toute allure, comme une bête enragée ! J’avais
attendu impatiemment le retour des gens des gens de la maison.
Lazare franchit le seuil du portail vers dix-sept heures, après une escale habituelle au
camp de base. Sa mère avait garé sa voiture sur notre cour un peu plus tard. Je voulais leur
mettre au courant de la tension qui régnait dans le pays. Nous étions déjà assis au salon
vers vingt heures.
- Lazare, mon Abigail, le pays ne va plus du tout bien tous ces derniers jours ! Lazare,
ces jeunes du PJCV que tu fréquentes depuis un certain temps, n’ont que des paroles de
révolution dans leurs bouches ! Je vous avoue, cela me fait peur… Lazare, tu composes ton
baccalauréat la semaine prochaine, mais je te suggère de ne pas te rendre en ville car il y
aura des manifestations et peut être même des affrontements avec les forces de l’ordre !
Abigaïl, toi non plus tu ne dois mettre le nez dehors. Kankan le président des taxis a dit que
tout véhicule en marche sera tout simplement brûlé, son conducteur avec… Je n’avais
même pas encore terminé, qu’Abigaïl se leva, véhémente :
- Et maintenant, Monsieur Arthur-Ulrick se souvient qu’il a une famille ! Les êtres
faibles se rendent toujours à la moindre complication ! J’avais toujours voulu me cacher
que je vivais avec un mort-vivant depuis notre faux mariage, depuis même notre première
nuit à Mère-rouge ! Ne sais-tu pas qu’une femme, quel que soit son rang social et son
savoir, n’est rien sans un homme fort à ses côtés ? Regarde-toi ! Tu as transféré toutes tes
responsabilités à Lazare ! Ton irresponsabilité lui vole sa jeunesse ! Que vas-tu faire
maintenant ? Resté là à marmonner des conseils de poltrons ? Quand je pense que cette
épave est le père de mes enfants, j’ai la nausée ! Ton réveil, je l’ai toujours attendu et je
l’attends toujours depuis sept ans presque, depuis six mois bientôt ! Je suis enceinte.
Quand elle finit de parler, elle vint s’asseoir près de moi, toute essoufflée. Elle se mit à
me caresser la tête qui commençait déjà à perdre quelques-uns de ses cheveux. Lazare était
resté bien silencieux durant la discussion. Il s’était levé peu après l’intervention de sa
mère et était sorti, un sourire plein de malice sur les lèvres, direction le camp de base.
Ils étaient de plus en plus nombreux et bruyants ces jours-là au carrefour. Il se faisait
déjà tard. Abigaïl était partie se coucher. J’étais resté devant la télé à regarder un débat
télévisé où était invité Pierre Moukoundjou. Il demandait à toute la population de se lever
aux premières heures du matin et d’envahir toutes les rues du pays. Il envisageait qu’à
Mezene on se dirige vers le boulevard pour une marche jusqu’au Palais de la Paix où
résidait le Président. Dans les autres régions du pays, l’opposant avait demandé aux
populations d’envahir tous les bâtiments administratifs.
- Sous-préfectures, Préfectures, Services du Gouverneur, Délégations, investissez tous
les lieux ! disait-il. En face de lui, le Ministre de l’Intérieur, Monsieur Mbou, invitait les
populations à rester à la maison et demeurer calme. Mais il était sans cesse coupé dans ses
propos par les vociférations de l’opposant.
- Même aux Etats-Unis, la situation économique est encore plus dramatique ! Il n’est
donc pas question de descendre dans la rue! Soyons juste patients, chers concitoyens !
clamait-il, désespérément.
Fatigué, j’étais parti me coucher à mon tour, la peur dans le ventre. Je m’endormis tout
contre ma femme : elle était enceinte de six mois. Hélas, j’avais beau fermé les yeux, mais
le sommeil ne venait pas. Toute cette nuit-là, je n’avais cessé de penser au lendemain. Les
habitants de Mezene allaient-ils écouter Pierre Moukoundjou et ses amis ? Toute cette nuit-
là, j’avais entendu les sirènes de la Police dans le quartier. Un couvre-feu avait déjà été
instauré par un décret présidentiel lu à la radio en matinée.
Ce matin-là donc, les choses prirent une allure sérieuse. Vers six heures, après avoir
causé avec mon Abi, je m’étais dirigé dans la chambre de son fils pour lui redire de ne pas
sortir de la maison. Le couvre-feu avait été maintenu de dix-huit heures à six heures du
matin. J’entrai dans la chambre de Lazare, elle était vide. Il n’était certainement pas rentré
du camp de base ! Je courus dans notre chambre et pris mon téléphone pour l’appeler, sans
aucune réponse. Une panique me saisit. Et s’il s’était entêté? Non, sa tenue de lycéen était
dans sa chambre que je fouillais maintenant. Je recherchais un indice, une faille, tout : je
recherchais Lazare. Et s’il avait écouté Pierre Moukoundjou et était parti manifester avec
ces jeunes du PJCV ? J’avais fouiné sur sa table d’études, dans ses papiers. Et sur cette
table, j’avais trouvé sur une feuille de papier format un mot qu’il avait laissé: « Tous les
Délégués du Parti des Jeunes Chômeurs Vieillissants de Mezene sont informés qu’une
importante réunion préparatoire à la manifestation se tiendra très tôt le matin, vers cinq
heures, au rez-de-chaussée du Ministère de la Justice. » La note était signée de Pierre, mon
ami et ancien camarade du lycée. J’avais aussi trouvé sur cette même table plusieurs livres :
Le Discours de la servitude volontaire, des œuvres de Proudhon, de Marx, de Bakounine,
de Nkrumah, de Mao, de Sun-Tsé…
Je courus au carrefour et ne trouva pas Lazare sous la véranda de la boutique de Moussa.
Ils étaient déjà tous partis et l’endroit était calme. Les boutiques, les salons, tout était fermé.
On aurait dit que la vie en ce lieu avait été transportée vers un la Poste Centrale. J’étais
resté là placé au rond-point, à contempler le silence du quartier. Un jeune homme pressé,
passa devant moi. Je le stoppai et lui demandai où est-e qu’il allait de ce pas de soldat :
- Mais mon vieux, dans quel monde vis-tu ? Ne sais-tu pas qu’aujourd’hui est baptisé
Jour de la Grande Marche vers le Palais de la paix? Aujourd’hui, la jeunesse entière du
pays va faire tomber cet inique Gouvernement ! Qu’il se prépare car on arrive avec notre
chef, notre libérateur, Pierre Moukoundjou ! Que fais-tu là ? Suis-moi quand la voix de la
fin de la corruption, retentit partout ! Regardez ma pancarte ! N’est-elle pas jolie ? J’ai
passé toute la nuit à la peindre… Il était écrit sur ce carré de métal, en bleu et rouge : « Sur
le Sentier de la Bataille glorieuse ! » Mais Monsieur ! ne restez pas là à me regarder avec
cet air apeuré ! Toute la nation est sur le sentier de la bataille glorieuse !
Le jeune homme continua sa route au pas de course, sa grosse pancarte balançant sur sa
poitrine retenue par un fil de fer rouillé. J’aurais voulu lui dire que les colères de masses,
aussi légitimes soient-elles n’aboutissent pas toujours à des fins heureuses. Il était sept
heures et trente minutes à ma montre. La facture de mes années d’errance me parvenait peu
à peu, salée. Je n’avais pas été un bon père pour Lazare, ni un bon mari pour Abigaïl. Je
m’avançais vers notre portail, d’un pas mortuaire. L’air de la cité était glacial. Le soleil se
levait douloureusement.
J’avais trouvé Abigaïl assise sur l’une de nos chaises du dehors, anxieuse.
- Où est mon fils ? L’as-tu vu ? Pourquoi est-il parti… Ses doigts tremblants de peur
tripotaient ses longs cheveux laissés au vent.
- Ton fils reviendra ! Faisons-lui juste confiance, et Dieu fera le reste ! Je n’avais pas la
moindre confiance en mes propres paroles. Le Ministre de l’Intérieur l’avait bien dit :
- Toute manifestation interdite et quiconque osera braver le couvre-feu sera arrêté !
Abigaïl se tint la tête entre les mains et se mit à pleurer. Elle pleurait chaque fois que la
situation dégénérait. Elle avait pleuré quand sa mère mourait au CHU trois années plutôt.
Elle avait pleuré toutes ces fois où j’étais rentré tard et ivre de la maison. Elle avait pleuré
quand j’avais échoué au recrutement militaire. Ce matin-là, elle pleurait pour son fils. Je
raccompagnai la future maman à l’intérieur, assommée. Nous restâmes là, assis
silencieusement au salon toute la journée, devant la télévision, à regarder la manifestation
qui grossissait. Abigaïl pleurait toujours.
Pierre Moukoundjou n’avait pas été là dans les rangs de cette immense foule qui se
dirigeait vers le Palais. Lazare était certainement parmi ces jeunes qui, pancartes aux cous,
jetaient des pierres sur des policiers qui répliquaient à coups de matraques, de gaz
lacrymogène et de balles en caoutchouc. La manifestation s’acheva tard dans la nuit, dans
un chaos indescriptible. Bilan : marée de pierres dans toutes les routes du centre-ville,
pancartes partout brisées, forte odeur de gaz lacrymogène, routes trempées par l’eau des
pompiers, et quelques gouttes de sang sur la chaussée.
A la nuit tombée, Lazare n’était toujours pas rentré. Je m’étais pointé plusieurs fois
durant toute cette journée-là au camp de base. Beaucoup de jeunes du PJCV manquaient
aussi à l’appel ce soir-là. Personne n’avait voulu bien me dire où était parti le fils d’Abigaïl.
Je retournai à la maison, le cœur toujours lourd, la peur me triturait les intestins.
Abigaïl pleurait toujours durant les jours et les nuits qui suivirent cette violente
manifestation. Je continuais des stériles va-et-vient entre notre maison et le carrefour à la
recherche de Lazare. Ces jeunes, vu leur détermination n’allaient pas renoncer, au
contraire, la bataille n’était qu’à ses débuts.
Cinq jours étaient passés après la fameuse grande marche vers le palais. Les forces de
l’ordre avaient réussi tant bien que mal à mater les manifestants dans tout le pays. Mais un
sentiment de revanche hantait tous les esprits à présent. Le camp de base grouillait de
monde comme cela n’avait jamais été auparavant. Les disparus de la grande marche,
m’avait finalement confié un jeune du PJCV, étaient les élus qui allait sauver la nation.
Le président de son côté était sorti de son silence. Après la Grande Marche, il avait parlé
dans les médias :
- Le pays appartient aux citoyens qui respectent les lois, pas aux agitateurs ! Notre
nation survivra aux attaques de ces marionnettes manipulées par les occidentaux qui
veulent déstabiliser ce pays ! Ne descendez plus dans la rue car tous les moyens légaux
seront mis pour couper les mauvaises herbes ! On ne confie pas le destin d’une démocratie
aux jets de pierres, mais aux urnes et à la loi… Je décrète l’Etat d’Urgence sur toute
l’étendue du territoire national !
Pierre Moukoundjou et ses amis qui avaient réussi depuis peu à former une milice dans
la zone enclavée de la forêt du Littoral, s’emparèrent des propos du Président. Ils avaient
dit à la population de ne plus se laisser humilier autant.
- Maintenant ils ne nous voient que comme des simples herbes ! Il n’y a que les moutons
pour aimer les herbes…
Encouragés par ce discours, beaucoup de jeunes donc, les minutes, les jours suivants,
s’allièrent au G11.
Trois jours après le discours du Président, il y eut un second débat télévisé entre le
Ministre de l’Intérieur, et Pierre Moukoundjou. Ils s’étaient échauffés durant deux longues
heures.
- Dans un Etat organisé, ce sont les mécanismes institutionnels qui amènent au pouvoir,
et non pas un chaos que l’on veut initial comme s’il s’agissait de fonder une nation à partir
de rien6 ! Ne laissons pas les signes de la destruction gouverner notre belle nation ! disait
le Ministre. Et à l’opposant de répliquer :
- Vous avez géré ce pays pendant plus de trente ans, regardez vous-mêmes ce qu’il en
reste ! Quelle désolation ! Qui est le véritable destructeur, est-ce le nouvel architecte plein
d’énergie où l’ancien maçon corrompu ?
- Si le peuple confie son destin à des chiens enragés de pouvoir, les vétérinaires
deviendraient des rois !
- Je comprends pourquoi aujourd’hui nous mourront sans soins dans nos hôpitaux à
cause d’un simple palu ! C’est parce qu’au lieu du paracétamol, vous nous injectez des
antirabiques !
Le débat, plutôt la dispute, avait été suivie par de millions de personnes à travers le pays.
Et deux jours après cette dispute, une nouvelle révolte éclata. Elle débuta tout d’abord par
une désobéissance civile ! A télévision, on voyait maintenant des hommes et femmes de
tous âges, gourdins, pierres, bouteilles en mains, contre les forces de l’ordre. On refusait
déjà, sur les recommandations du G11, de payer ses factures d’eau, d’électricité, ses
impôts… On voyait déjà aussi de jeunes garçons cagoulés, mal habillés, se balader bientôt
dans les rues des kalachnikovs sur les épaules. On voyait des militaires dans toutes ces
images d’affrontements, de tirs, de blessées, des foules qui couraient, de pillages, de
cassages et incendies des voitures, pneus, magasins, bâtiments administratifs…
J’étais jusque-là resté terré chez moi avec ma femme. La Cité des Manguiers, comme
d’ailleurs tous les autres quartiers de Mezene étaient en ébullition. A tous moments, on des
coups de feu se faisaient entendre suivis de la sirène des ambulances, et des voitures de
Police. Les forces de l’ordre poursuivaient les jeunes manifestants jusqu’à dans leurs dans
les toilettes. Partout dans la ville, ils avaient érigé des barricades de fortune, pour empêcher
la circulation des voitures des forces de l’ordre. Personne ne sortait plus. Le pays
appartenait maintenant aux pilleurs et aux forces de l’ordre qui se livraient une lutte
sanglante.
Le jour de la plus grande manifestation était proche. Le jour de la Bataille Glorieuse,
c’est ainsi que Pierre du G11 et ses nouveaux alliés du PJCV baptisèrent cette journée. On
voyait à la télévision des centaines de bus pleins à craquer, arrivant des quatre coins du
pays qui venaient stationner à la Poste Centrale. Ils avaient tous répondu à l’appel du G11.
On les voyait, chacun arborant un t-shirt à la couleur choisie par sa région. Ils étaient
maintenant plusieurs centaines de milliers de personnes, amassées sur toutes les routes du
centre-ville, jusqu’aux abords des quartiers. La Poste Centrale don je croyais si grande,

6 Hubert Mono-Ndjana, Les Proverbes de Paul BIYA


ressemblait désormais à une boite de sardines. Les bus garaient en file indienne
ininterrompue depuis six heures du matin. C’était un vendredi de fin de mois de mai.
La nuit était déjà tombée sur la Poste Centrale. Pour se réchauffer du froid on avait
allumé des feux à l’intérieur des fûts, on s’assaillait tout autour et on claquait des mains en
chantant et dansant. L’armée avait bloqué le tronçon qui menait au Palais de la Paix. Ceux
qui n’avaient pas encore fini de peindre leurs pancartes profitaient de la lumière ocre de
des lampadaires de la Poste Centrale pour s’éclairer. On aurait dit une fourmilière se
préparant à attaquer un fourmilier ! Ils étaient tous là : jeunes, vieilles dames, femmes avec
leurs nourrissons à leurs seins, vieillards, médecins, élèves, commerçants … Une dame
avait écrit sur sa pancarte de bois que tenait son nourrisson juché sur sa hanche : « Leurs
poubelles se remplissent tandis que la marmite de ma mère se vide ! »
La sonnerie avait retenti au salon à la Cité ; je sursautai de mon monologue. Des bandits
profitaient de cette situation pour s’incruster dans les maisons. Peureusement, j’allais
ouvrir. C’était Pierre, mon grand ami depuis la classe de terminale. Celui-là même qui
avait écrit la note qui nous avait enlevé Lazare. Il portait fièrement sur lui le t-shirt rouge
de la province du Centre. Il avait l’air essoufflé, presque courbé sous cette grosse pancarte
qui lui pendait au cou. Derrière lui, une vingtaine de types, aussi en t-shirts rouges, visages
graves. Dès qu’il me vit, il me saisit par le col de ma chemise
- Que fais-tu là, Arthur-Ulrick, quand ton peuple se prépare à mener l’ultime bataille
pour rétablir la justice ? N’as-tu pas honte de toi ? J’ai vu ton fils aux premiers rangs de la
grande marche. Je l’ai aussi vu quand il partait pour le Littoral afin de se former au
maniement des armes ! Et toi que fais-tu ? Tu restes terré comme un lapin sous les draps
de ta femme, pendant que tes frères, tes pères, tes fils se battent ! Tu as déserté le PJCV
dont tu étais parmi les membres fondateurs pour devenir un vagabond parieur à la Poste !
C’est parce qu’il y a eu des gens comme toi pour nous diriger que le pays est aujourd’hui
dans cet état de désolation…
Il voulait poursuivre mais je le stoppai net, vexé par ses injures.
- Ferme-la, libérateur du peuple autoproclamé ! Que veux-tu que je fasse ?
Certainement pas que je bourre ma ceinture d’explosifs et que j’aille me faire sauter devant
le Palais de la Paix ! Je ne suis pas un fou illuminé ! Mon ami, ne crois pas un seul instant
que je n’entends pas les pleurs de nos populations ! Le problème est que je ne milite pas
pour les luttes armées ! C’est qu’on ne doit pas envoûter le peuple, le dissoudre dans
l’émotion et dans la confusion7 ! La révolution dont tu parles, doit se faire d’une manière
organisée car bien après, les populations se feront piégées par ces renards ! Pierre
Moukoundjou, votre messie providentiel, l’as-tu vu depuis le début de ces troubles sur un
seul rang d’une manifestation ? Ouvrez grand les yeux, Monsieur le porte-parole des
revendications du peuple ! Il faut d’abord que cette population comprenne pourquoi,
comment, avec qui et quand elle va combattre et si même ce combat est nécessaire ! Vous
voulez faire la révolution avec des réactionnaires ! N’oublie pas que ce Moukoundjou qui
gesticule aujourd’hui est un ange chassé du paradis ! Je te le dis mon cher camarade, je
n’irai pas à la Poste avec vous ! Et en plus…
Il avait repris la parole, haussant encore plus le ton. Ses disciples avaient fait
quelques pas de plus vers lui ce qui lui donna des forces.
- Tais-toi avec tes réflexions ! Tu avais toujours été ainsi en terminale, un vrai
lâche qui débitait toujours des citations tirées de manuels de philosophie à la con ! On n’a
pas besoin de philosopher pour savoir que le prix du kilo de riz, que le prix du pain et même
celui des goyaves a augmenté ! Moi je te le dis, la rue et les pierres sont les seules voies en
ce moment pour s’en sortir Pour dialoguer avec un malentendant, il faut faire beaucoup de

7
Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre.
bruit! Depuis combien d’années la corruption, les détournements impunis, la liquidation
de nos richesses, depuis combien de temps tous ces maux perdurent ? Depuis combien de
temps ? Tu me parles en intellectuel ! Monsieur l’intellectuel, sache à partir de cet instant
qu’on ne se libère pas dans les romans, ni dans les débats ! Vouloir le changement c’est
devoir lutter ! La révolution n’est pas un diner de gala, car chaque guerre demande des
sacrifices, parfois même des sacrifices énormes8! Je t’ai aussi entendu parler de
Moukoundjou et de ses amis ! Ce ne sont pas eux la cause de cette situation ! C’est le
régime en place ! Je te le dis, la voix du peuple triomphera toujours… Quand il parlait
maintenant, ses amis derrière lui applaudissaient ou lâchaient des murmures approbatifs.
- Toi qui me demandes de lutter, jette aussi un coup d’œil dans l’histoire ! Regarde
toutes les révolutions ! Regarde le Mexique ! Regarde l’Afrique du Sud ! Regarde Cuba !
Aujourd’hui, on ne parle que de Zapata, de Nelson Mandela, et des Castro ! Qui se
souviendra de toi lorsque tu succomberas sous une balle anonyme ? Sur aucun livre
d’Histoire ne sera mentionné ton nom ! Je te le dis, la révolution est un vaste cimetière où
viennent s’oublier les cadavres des malchanceux ! J’attends toujours qu’on fasse aussi
l’anniversaire du premier abattu de Soweto en grandes pompes ! Et, en plus, cette crise est
internationale ! Votre bataille est donc une goutte de sueur dans un océan de larmes ! C’est
ce capitalisme sans morale qui détruit le monde ! Le révolutionnaire doit être réaliste !
Monsieur le libérateur des opprimés, l’histoire est ingrate ! Si tu sors demain dans la rue,
tu te feras peut être fauché par une balle et on t’oubliera.
- Voilà ! Je te comprends maintenant mon ami Arthur-Ulrick ! Tu as peur ! Le
révolutionnaire ne cherche pas la gloire des lendemains, mais le bonheur éternel de son
peuple ! Je sais aussi qu’aucun Homme ne doit accepter que soit statuées à huis-clos les
modalités de sa destinée ! Mon ami, l’histoire appartient à tous ceux qui osent aux
téméraires ! Cesse de bavarder et arbore-moi ce t-shirt !
Tout au long de cette dispute, je n’avais pu remarquer la foule de manifestants déjà
amassée derrière nous. Un lourd calme suivit la dernière intervention du Président du
PJCV. On attendait ma réponse, pancartes en mains, visages serrés. Tout honteux, j’avais
baissé la tête.
- Allons… allons-y… je… je serais avec vous !
Je restai là, la tête baissée quelques longues secondes encore, au milieu de ces regards
inquisiteurs. Un type me lança deux t-shirt rouges qui atterrirent sur ma tête toujours en
berne. Je laissais mon ami Pierre au milieu de ses disciples franchissant en masse le seuil
de notre portail. Le vent soufflait et le ciel noirci et mutilé par des éclairs, allait bientôt
pleurer. Je me postai au milieu de la chambre. Abigaïl était encore plongée dans un de ses
éternels faux sommeils hérités du départ de son fils.
- Réveillez-vous madame, et soyons de ceux qui empruntent le sentier de la bataille
glorieuse ! Ton fils est parti pour le Littoral au compte du G11 ! Toi tu partiras pour le
CHU au compte des éventuels blessés de demain ! Moi je pars pour la Poste Centrale !
Elle se leva aussitôt et commença à s’habiller, sans broncher. On aurait dit qu’elle
attendait cela depuis longtemps. Sans lui dire un mot de plus, je soulevai notre matelas,
éclairé par la lumière blanche de l’ampoule. Je cassai un gros bout du contreplaqué de notre
lit. Abigaïl était restée dans la chambre. Elle avait mis des ballerines rouges, un long jean
rouge, ce t-shirt rouge, un foulard rouge et du rouge à lèvres. Je partis pour la chambre de
son fils chercher une barre de craie. Sur la table de notre salle à manger, j’écrivis
honteusement sur cette lame de bois : « Sur le Sentier de la Bataille glorieuse ! » Abigaïl
m’attendait déjà au salon. Je fermai notre porte, et nous rejoignîmes les pèlerins sur la cour.

8 Mao Tsé-toung, Petit livre Rouge, tome II (décembre 1939)


Nous partîmes au pas de course sous une fine pluie, en chantant, vers la Poste où étaient
déjà rassemblés des milliers de personnes pour la grande manifestation du lendemain. Je
m’étais séparé de mon Abi au grand carrefour des Ambassades, comme prévu. Elle ne
m’avait rien dit, sauf quelques gentils regards sous le noir, sa main dans la mienne alors
que nous courions en masse vers la Poste, déjà trempée par cette pluie qui tombait en traits
de croquis.
Après une heure de course, notre bande prit ses quartiers au pied du Ministère de
l’Emploi qui donnait sur l’immense avenue Charleville. Je portais moi aussi ce t-shirt rouge
sur lequel était écrit : « Sur le sentier de la Bataille glorieuse. » On était là à danser, à
chanter, attendant le jour, toute la nuit. Des mototaxis, des taxis, faisaient un bruit fou avec
leurs klaxons. Pierre avait disparu quelques secondes après notre arrivée au pied de ce
ministère. On m’avait dit qu’il était parti pour une réunion préparatoire à la manifestation,
avec les présidents des étudiants des trois universités du pays, et un représentant du G11.
Mais depuis, faisant le tour de ce rond-point, dix jeunes hommes aux t-shirts multicolores,
pour animer la nuit, passaient, debout derrière un quatre-quatre à vive allure, haranguaient
la foule en hurlant sur des haut-parleurs:
- Dignité au… travail au… démocratie au… Et à chaque fois, la foule terminait la
phrase par :
- Peuple !
Au fur et mesure qu’ils faisaient la ronde, la foule se réveillait. On avait incendié çà et
là des pneus de voitures pour se réchauffer. L’air sentait du caoutchouc calciné. J’étais
debout, adossé sur un mur au pied du Ministère, pancarte à mes pieds. Tout le monde avait
l’air joyeux. On aurait dit Gethsémani en fête avant le calvaire du Christ. J’avais froid.
Le jour se leva finalement. On apprit par des rumeurs que certains miliciens armés du
G11 s’étaient infiltrés parmi les manifestants durant la nuit. Dès six heures du matin, un
des jeunes qui haranguaient la foule dans la nuit, cria sur son haut-parleur :
- Et maintenant, levons-nous comme un seul homme et entamons la marche sur le sentier
de la justice !
Et la foule multicolore se leva pancartes en mains et on se mit lentement à marcher dans
un silence de feuilles mortes qu’on piétine. Seul se faisait entendre le son de nos pas,
semblables aux bruits de sabots de milles chevaux coincés dans une écurie. Au milieu de
mon groupe constitué en majorité de jeunes chômeurs vieillissants, je pouvais lire en me
levant sur la pointe des pieds: « La pays à faim ! La jeunesse veut travailler… Ma
constitution est une prostituée, c’est tout le monde qui se la tape… L’Etat c’est Moi ! La
conscience vient au jour avec la révolte9 ! Halte à la corruption ! République des
bananiers ! La liberté et la prospérité collectives ne sont réelles que lorsqu’elles
représentent la somme des libertés et des prospérités individuelles10 ! Le peuple gagne
toujours… Maman j’ai faim ! Qui gouverne ? Je n’ai jamais déjeuné dans mon Etat ! Un
gouvernement pauvre spirituellement engendre un peuple pauvre matériellement… » Et
comme tous ces pèlerins, j’avais moi-aussi levé ma pancarte en continuant le chant entonné
par le meneur de cet immense peloton. On avançait vers le boulevard du renouveau. Le
bébé soleil avait déjà commencé à diluer la fraicheur sur nos peaux gelées parle froid de la
nuit.
Après avoir traversé l’immense boulevard du Renouveau, vers la route qui mène au
Palais de la Paix, nous nous heurtâmes au premier dispositif de sécurité. Ils étaient tous là :
pompiers sur leurs camions, commandos dans leurs casques, gendarmes antiémeutes... Ils
étaient si nombreux. Ils attendaient patiemment, les visages durs, les premières insultes et
les premiers cailloux. Nous étions là, à quelques vingt mètres de distance d’eux à s’observer

9 Albert Camus, l’Homme révolté


10 Michel Bakounine, Dieu et l’Etat
en chiens de faïence. Au bout d’environ dix minutes de confrontation tacite, un policier
sortit des rangs, haut-parleur sur une main, kalachnikov sur l’autre. Il s’avança d’environ
six mètres encore de nous et se mit à parler avec une voix pleine d’autorité et d’émotions.
- Mes frères, j’ai entre mes deux mains deux objets ! Le premier est pour qu’ensemble
nous dialoguions pour trouver des solutions à cette crise ! Le second, je n’ose même pas le
regarder, c’est pour protéger notre nation du chaos à venir ! Gardons nos énergies pour
consolider la paix et le reste suivra seul !
Un silence régna après les paroles de l’homme en arme. Et puis soudain, une voix
perçante fendit notre foule :
- Menteur ! On en a marre !
C’était Pierre ! Il avait déjà repris les devants. Il entonna le chant de la nuit repris en
chœur par des milliers des gorges. Tout le monde se mit à frapper le manche de sa pancarte
au sol à un rythme croissant et synergique, comme pour diminuer la peur et faire monter
l’adrénaline. Au bout quelques minutes, on entendit encore ce même Pierre crier :
- Allons-y !
La débandade totale. Les casques s’étaient précipités sur la foule ! Les cailloux
pleuvaient ; les fumées des gaz rendaient la vue floue ! Des cris de femmes, de gosses !
Des jeunes encore plus courageux étaient là malgré les balles en caoutchouc et en plomb,
malgré l’eau des pompiers qui me démangeait la peau. Ils étaient là à jeter des pierres et de
cocktails Molotov sur les forces de l’ordre qui prenaient peu à peu le dessus sur nous au
bout d’une heure d’affrontement ! Pierre avait disparu au milieu de ces corps jonchant le
long boulevard du renouveau.
J’avais couru à vive allure me cacher derrière la clôture de l’Hôtel de Ville, tout
essoufflé. Cela faisait presque déjà deux heures que je courais sans arrêt, ramassant un
caillou par-ci, le jetant sans grands dommages sur un policier par-là. Leur artillerie était
mille fois plus puissante que nos jets de pierres ! Et c’est alors que je crus voir un policier
tombé puis deux et trois… On tirait sur les forces de l’ordre depuis un étage de l’Hôtel
Hilton. Dans la matinée, une mutinerie avait éclaté au Quartier Général de l’Armée et
certains militaires s’étant opposés à une intervention lors de la manifestation, avaient fait
défection pour rejoindre le camp des manifestants. On avait parlé d’environ six mille
hommes en tenues à la télé. Subitement, il y eut un mouvement de panique chez les forces
de l’ordre. On les voyait à présent se disperser, certains tombaient dans leurs courses : une
citerne abandonnée par des pompiers en fuite, et un jeune s’en emparait fièrement ; une
arme laissée au sol, et une dame la ramassait. La foule reprenait le dessus. Les grosses
pierres lancées du haut des bâtiments atteignaient plus facilement leurs cibles. Les
manifestants en rang dispersés avançaient pancartes et cailloux en mains. Le monde les
regardait. J’avais vu quelques courageux cameramen et photographes slalomer dans ce
grabuge de corps, de sang, de pleurs et de cris.
Le Palais de la Paix n’était plus qu’à quelques centaines de mètres pour les plus
chanceux. J’étais resté essoufflé derrière l’Hôtel de Ville, lorgnant le déroulement de la
manifestation à travers mes verres. On ne se sentait plus en sécurité nulle part. On voyait
quelques ambulances tintamarres passées à vive allure au milieu des corps étalés sur le
macadam de la Poste. Tout ceci se passait à une vitesse d’éclair : une seconde de perdue et
une balle de reçue.
Et au milieu de ce chaos indescriptible, un policier passa près de moi, alors que j’étais
encore bien niché dans ma cachette. Il avait le dos tourné et sans casque pour protéger sa
tête. Il y avait une grosse pierre à mes pieds. En une fraction de seconde, j’avais ramassé
la pierre, et d’un mouvement sec de mon bras droit, je l’avais déployée sur le crane du
monsieur et le projectile alla heurter violemment la nuque de l’homme. Je vis un filet de
sang jaillir de sa tête avant qu’il ne tombe lourdement pris de syncopes. Aussitôt, un jeune
manifestant qui courait par-là, reprit cette même pierre et la lui assainit une nouvelle fois
sur le front et le policier cessa de bouger. Je me mis à courir dans tous les sens, tel un
taureau excité par la blessure de la première épée du matador, en poussant des cris fous.
J’avais troqué depuis ma pancarte pour des grosses pierres.
Mais depuis quelques minutes, un autre policier me suivait. Il avait certainement assisté
à la scène de derrière l’Hôtel de ville et il voulait ma peau. Je courais depuis dans tous les
sens, slalomant entre les immeubles de la Poste pour essayer de le semer. Je courais
toujours, effrayé par interruptions soudaines par le bruit d’une des nombreuses balles du
commando qui heurtait soit un mur ou qui fendait l’air d’une allée éclairée par le soleil de
midi. Durant ma folle course, j’avais tout vu : du monsieur au t-shirt bleu niché dans un
gros carton de télévision fuyant la manifestation à l’intérieur des vitrines du grand
supermarché Bazar ; passant par cette femme qui tenait fortement entre ses bras son
nourrisson, au pied du Premier Ministère, sous la véranda de la Banque du Sud. Quelques
vandales en profitaient pour dévaliser les supermarchés et tout ce qui pouvait renfermer
des biens.
Je fuyais toujours. Mais bientôt, au niveau du Lac Central où la manifestation avait
atteint son pic, je sentis un vif froid me parcourir la colonne vertébrale, en voulant faire
diversion vers le Monument de l’Indépendance. Ma course s’arrêta là, derrière l’immense
clôture qui abritait ce monument. Mes dernières images en voyant ma jambe gauche
suintant de sang, avaient été celles de ces hommes et femmes qui couraient comme des
fous dans tout le centre-ville. Tout s’effaça autour de moi, au pied du Monument de
l’indépendance.

**
Je me réveillai dans mon lit à la Cité des Manguiers, dans le noir. Que c’était-il passé ?
La manifestation était-elle finie où n’avait-elle été qu’un cauchemar ? Je me posai toutes
ces questions sans m’être aperçu de l’énorme bandage qui entourait mon genou gauche.
Dans le quartier, se faisait toujours et encore entendre le bruit sourd des détonations, des
crépitements de balles. On aurait dit Syrte, le jour de la fin du Guide. J’avais l’impression
de m’être réveillé dans un enfer. J’avais atrocement mal à la tête et avec cette jambe toute
saignante dans ses bandages, j’aurai misé sans hésiter qu’un psychopathe était en train d’en
extraire la synovie tellement j’avais mal. Je voulus me lever, je retombai sur le lit, pris de
vertiges. Je ne savais pas à quel moment du jour on se trouvait, car la chambre était plongée
dans le noir.
Au bout d’interminables minutes, j’entendis quelques en provenance du salon et qui se
dirigeaient vers ma chambre. La porte s’ouvrit lentement : c’était mon grand frère Arnaud,
celui-là qui me précédait dans le ventre de ma mère. Il était accompagné de mon grand
cousin, William. Les deux quadragénaires me souriaient avec des airs d’abattement. Ils
s’approchèrent gentiment de moi, encore vêtus de leur t-shirts rouges déchirés et
ensanglantés. Sans tarder, je les avais accablés de questions :
- Comment s’est terminée la manifestation ? Avons-nous atteint notre objectif ? Et mon
Abi ? Et Lazare ? Combien de morts ? J’étouffai presque.
Nous étions restés là, durant de longues minutes à nous regarder, personne d’entre mes
deux interlocuteurs ne voulant prendre la parole. Mon grand cousin William se décida
enfin, au bout d’une dizaine de minutes. Dans son éternelle sérénité, il se mit à parler.
- On n’a tous cru que tu allais toi-aussi nous quitter comme ton ami Pierre. Je ne vais
pas trop te faire attendre, le pays va très mal! Il s’arrêta de parler pendant quelques brèves
secondes, en fixant intensément le sol de la chambre légèrement éclairée par le soleil de
l’après-midi qui s’était faufilé à travers la fenêtre déjà entrouverte. Malgré notre
surnombre, malgré l’aide massive des éléments du G11 et des mutins, malgré notre
détermination, nous n’avons rien pu faire! Le peuple a tout simplement reçu une correction
égale à sa colère ! Ce sont les miliciens de Moukoundjou qui se sont infiltrés dans tous les
quartiers de la ville qui mènent à présent la résistance ! J’aurai voulu que tout se passe
autrement! On ne sait toujours pas comment le G11 a fait pour rassembler autant d’armes
et d’âmes ! Tous ceux qui portent ces t-shirts comme nous, sont abattus par les forces du
Gouvernement, et ceux ne les portent pas sont vus par les insurgés du G11 comme des
traitres de la révolution. Nous sommes entre le marteau et l’enclume, otages dans notre
propre bataille ! Le sentier de la gloire est devenu celui de la ruine ! Ils enlèvent nos enfants
et les forcent à prendre les armes ! Ils violent nos mères, nos filles et nos femmes ! Ils ont
fait irruption au CHU durant la manifestation et ont kidnappé tout le personnel en service
ce jour-là…
Le monsieur très ému s’arrêta de parler. Il avait plongé sa main gauche fortement
balafrée dans une des poches de son jean bleu-sale. Puis, en fit sortir un vieux paquet de
cigarettes. Il plongea l’autre main pour le briquet dans l’autre poche. Il alluma sa cigarette.
Il s’avança d’un pas moribond vers la fenêtre. Et le regard évasif, il s’était mis à visiter le
dehors, en rejetant de sa bouche des volutes de nicotine. Ce court instant de silence me
parut comme une éternité. Arnaud n’avait ni bougé, ni bronché au seuil de la porte de la
pièce depuis leurs entrées. Au bout de quelque secondes d’hésitations visibles, William
revint à moi :
- Nous allons te quitter mon grand ! Nous revenons dans quelques heures, le temps
d’aller voir ce qui se passe dehors !
Mon grand frère jeta sur moi un regard compatissant, puis il baissa la tête. Il ne parlait
presque jamais. Ils sortirent de la chambre. J’étais resté là allongé sur ce lit, seul. Abigaïl
était partie.
Mon cousin et mon frère étaient revenus trois heures après. Depuis maintenant trois
mois qu’on avait titré sur ma jambe, ils se faisaient de plus en plus rares, car ma nouvelle
béquille me rendait peu à peu indépendant. Mes journées, éternellement hantées par
l’espoir de revoir un des miens, avaient été jusque-là les mêmes. Je demeurais là assis dans
le salon. Parfois, je sortais sous la véranda et m’assaillait sur une des quatre chaises en
plastique, pensif. Tous étaient partis en masse, valises sur les têtes. Le quartier, la ville, le
pays se vidait. On entendait toujours par instants, le crépitement d’une carabine qui venait
rompre cet affreux silence. Toutes les sociétés avaient fermé : plus d’eau, plus d’électricité,
plus d’écoles, plus d’élèves... Les rafles étaient incessants, les couvre-feux éternels, l’Etat
d’Urgence toujours maintenu. Les boutiques étaient ouvertes seulement entre quinze
heures et dix-sept heures : c’était la ruée vers les rares points d’approvisionnement de
Mezene. Seule la boutique de Moussa, était encore ouverte dans la Cité, mais plus personne
ne s’aventurait sous cette véranda.
J’avais constamment l’oreille collée sur la radio. Mon frère chaque fin de semaine venait
me l’approvisionner en piles. Le plus souvent, dans une radio étrangère, quand on ouvrait
la page sur la situation à Mezene, j’entendais toujours des expressions telles que : « Crise
humanitaire ; immense camp de réfugiés dans la frontière avec le kibangu ; Force
d’interposition des Nations Unies ; manipulations de la jeunesse ; Pierre Moukoundjou ;
G11 ; viols de femmes ; enfants soldats ; crimes contre l’humanité… » Alors une rage
subite m’envahissait et venait se bloquer dans ma poitrine. Où était à présent ce Pierre ?
J’avais écouté la voix du peuple comme il me l’avait dit, et on s’était tous trompés !
Que l’époque de nos fameuses nuits avec les jeunes du PJCV me manquait ! On parlait
avec naïveté de chômage, de politique, de changement, d’action... Que mon quartier m’était
devenu bien étrange : plus de mototaxis, plus de salons de coiffure, plus de bars... Tout
était mort. Que les soirées avec ma femme et ses deux enfants Lazare et Samson me
manquaient : ces gâteaux si délicieux, son sourire, sa force, ma téléboutique, ce
recrutement et puis mes périodes d’errance… tout était gaspillé ! Que la Poste, ses
embouteillages, ses foules interminables, ses grands immeubles, ses mendiants… Toutes
ces choses me manquaient.
Je rentrais nonchalamment dans le salon, dépité. La soir tombait. Le couvre-feu était à
nouveau maintenu. J’allumai une bougie et la posai sur la table. Personne ne devait être
dehors, même pas sous sa véranda. J’écoutais quelques heures encore la radio et je
m’endormais à moitié, bercé par les bruits saccadés des affrontements. Les nuits étaient
très longues.

***

Un matin, comme il avait toujours eu l’habitude de venir me rendre visite depuis


environ six ans, Arnaud vint me remettre une lettre. Il était arrivé un peu plus tôt que
d’ordinaire. Les miliciens avaient été repoussés loin de la capitale Mezene ; on s’affrontait
maintenant dans les villages. Le gouvernement tenait bon. Arnaud me remit cette lettre
d’un ton angoissé :
- Un jeune milicien qui a réussi à fuir les troupes du G11 m’a remis cette lettre hier
après-midi à la Poste centrale !
Il s’était placé derrière moi pour m’accompagner dans ma lecture. Mes mains
tremblotantes sur ces balustres, j’avais ouvert le papier .
« Bonjour vieux père. J’espère que vous allez bien, Maman et toi. Je serais bref car mon
compagnon Samson qui tente lui aussi de s’enfuir avec moi me presse grave. Juste pour te
dire que si tu reçois cette lettre, je serais déjà au Kibangu, avec beaucoup de chance. Je
me suis rendu compte en ces six années de guerre que nous nous battions pour un pouvoir
qui ne nous appartiendra jamais… J’ai très mal suivi les conseils des Bakounine et de ses
amis. Je comprends aujourd’hui qu’on ne philosophe pas avec les morts… Toutes les
guerres sont inutiles ! Je suis pressé ; je m’en vais ! »
Je restai muet pendant d’interminables secondes, à fixer intensément le papier format
froissé sur lequel avaient été griffonnées les lettres de la lettre. Le lourd soupir de mon
grand frère debout derrière moi me ramena à la réalité. Lazare était vivant, et mon
Abi alors? Je ne sentais plus de douleur à ma jambe malade tant elle me semblait à présent
anesthésiée sous le coup de la tristesse. Je me passai lentement les mains le long de ma
face. Je me tournai vers mon grand frère. Il m’avait fixé d’un regard compatissant, sans
broncher. On était reparti lentement au le salon pour écouter la radio des malheurs. Voilà
maintenant six années que cette guerre avait débuté. Six années que rien ne marchait plus.
Six années où j’avais vu mon quartier se vider. Six années ! Six années au cours desquelles
j’avais peu à peu tout perdu, ma femme, Lazare, mes frères, ma famille, mon pays, tout !

4
Deux brèves années s’étaient encore écoulées après la lettre de Lazare. Le président
et l’opposition du G11 exténués s’activaient pour une future sortie de crise. La lutte armée
avait diminué d’intensité, pour laisser place à celle des médias. Les deux camps se
renvoyaient les responsabilités. Le tout jeune président élu du Kibang voisin jouait déjà les
médiateurs au cours de ce processus de paix. Maintenant dans toutes les rares télés
rallumées, on ne parlait plus que de : « Mission humanitaire des Nations Unies ; futurs
Accords de Paix de Mezene ; médiation réussie du Kibang; futur Gouvernement d’union
nationale ; calme relatif ; retour progressif des refugiés ; désarmement des rebelles ;
réintégration progressive des miliciens… » Il ne manquait plus que quelques signatures
pour la répartition des portefeuilles ministériels entre les deux parties.
J’avais moi aussi recommencé mes balades à la Poste Centrale, au même rythme que
les taxis qui refaisaient surface sur les routes de la capitale. Elle était devenue un coin
insolite. Depuis la bataille perdue, je n’y avais plus remis les pieds. On aurait dit la
Louisiane après Katrina ! On pouvait voir encore, çà et là, sur le trottoir de l’immense
boulevard du renouveau, ou de l’avenue Charleville, un pied de chaussure, un t-shirt
déchiré, des débris de contreplaqués, des pancartes rouillées, une flotte de grosses pierres,
des milliers de cailloux, des tessons de bouteilles, des biberons, des restes de pneus brûlés,
les cartouches d’un fusil, de cubes vides qui avaient jadis contenu les fameux gaz
lacrymogènes et souvent ces cocktails Molotov… On aurait dit Phnom-Penh mais sans tous
ces milliers de crânes ! Les bâtiments des ministères avaient été vandalisés, incendiés, leurs
vitres brisées, leurs murs noircis, envahis par des mousses. La tête et le flambeau que portait
l’imposante statue en granite sur le boulevard du renouveau avaient été arrachés. Les
boutiques n’existaient plus, pillées. On aurait dit les côtes Sri-lankaises après un tsunami !
Je restais souvent là durant des heures, adossé sur les pieds de cette statue sans tête du
boulevard du renouveau, dévisageant ces décombres d’un regard triste. Puis, à l’Est de la
Poste, arpentant l’une des multiples routes, je montais souvent vers l’immeuble Don Bosco.
Là encore, je demeurais des heures sous le balcon du troisième étage de l’imposant
immeuble. De là, on avait une bonne vue sur presque toute la ville. Elle reprenait
nonchalamment son ancienne allure. Depuis bientôt une semaine que j’avais recommencé
à me poster là, j’avais vu le nombre des taxis et des petits vendeurs, augmenter peu à peu.
J’avais ce matin-là, comme je le faisais depuis des semaines, pris position sur le balcon
de l’immeuble vide qui jadis abritait une grande imprimerie et une prestigieuse maison
d’édition… Il était déjà environ onze heures, car le soleil de ce jour de novembre n’avait
pas encore atteint son zénith. Je contemplais la ville, lorsque j’entendis des lointains bruits
de talons monter les escaliers, étage par étage. La ville était calme, bien que quelques rares
gens passaient sur les trottoirs, au bas de l’immeuble. Je me retournais lentement. Les pas
s’approchaient au même rythme que battait mon cœur. Au bout d’environ trois minutes de
palpitante attente, la femme se présenta finalement. Elle avait, de loin, la même carrure que
mon Abi : avec sa démarche et son teint. Je m’empressai donc à toute jambe, parcourant
sur ma béquille les trente mètres qui me séparaient déjà d’elle, en moins de cinq secondes.
Elle m’avait souri : ce n’était pas Abigaïl ! Quand nos regards se croisèrent, elle baissa
aussitôt les yeux et sans me dire le moindre mot, elle me tendit une enveloppe qu’elle avait
sortie de son vieux sac à main, en prononçant d’une voix frêle :
- C’est de la part d’Abigaïl… Et elle me tourna aussitôt le dos, et toujours tête baissée,
elle continua du même ton morne, j’ai beaucoup de lettres à remettre.
Elle s’effaça, le vent soulevant dans sa course sa jolie robe fleurie, balançant ses longs
cheveux noirs laissés libres que les rayons du soleil faisaient luire. Tout ceci s’était passé
si vite. J’étais resté là, impuissant sur ce balcon, à crier comme un abruti :
- Francine reviens ! Ne t’en vas pas comme ça ! Tu ne m’as rien dit ! Reviens !
Reviens… Je ne pus pas la rattraper à cause de ma béquille.
Elle réapparut au pied de l’immeuble quelques minutes après, et je la vis emprunter la
route qui menait vers Mère-rouge. Je restai là debout, la lettre d’Abi entre mes doigts.
« Bonjour mon Arthur. Quand Francine te donnera cette lettre, cela sera la preuve que
je suis encore bien vivante. Les rumeurs ici disent qu’il ne manque plus que les accords de
paix soient signés entre le gouvernement et le G11 à Mezene, et là je serai peut être de
retour à la maison. J’espère que vous allez bien. Arthur-Ulrick depuis l’après-midi de la
fameuse bataille où les miliciens masqués du G11 avaient pénétré la salle des Urgences
du CHU, beaucoup de choses se sont passées… Je reviens probablement dans les
prochains jours. Portez-vous bien. Je vous aime tous. Abi. »
Je relus cette lettre plusieurs fois et ma vue à travers mes verres s’obscurcissait au fil
des lectures. Au bout d’environ cinq minutes, mes doigts tremblotants avaient finalement
laissé s’envoler la feuille qui portée par le vent alla atterrir sur la chaussée avant de voltiger
à nouveau, cette fois-là excitée par l’allure d’un taxi et elle disparut dans les airs.
Je restais perché à l’étage, seul et triste. Abigaïl était vivante. Le couvre-feu avait été
levé depuis deux semaines. J’étais resté là durant des heures à penser, mes souvenirs bercés
par l’énorme bruit de cette pelleteuse de la maire qui avait commencé à déblayer les
gravats. Il était dix-sept heures ; je décidai de rentrer à la Cité des Manguiers. J’empruntais
un taxi. La nuit tombait.
V

Cela faisait dix ans presque que la guerre avait commencé. Peu à peu, la paix revenait.
La Cité des Manguiers s’était entièrement réapprovisionnée de tous ses anciens locataires.
Les barrières s’ouvraient et se refermaient à nouveau déjà. Le secteur des Trois Sources
grouillait à nouveau de son monde. Les salons de coiffure, les boutiques, les marchés, les
mototaxis et tous les autres petits commerces réapparaissaient. Le camp de base, la
boutique de Moussa qui avait été pillé n’existait plus. Il n’allait plus jamais existé par la
suite. Quelques écoles rouvraient timidement. Depuis leurs lettres, Lazare et sa mère
n’avaient pas réapparu. Pour sceller définitivement ces Accords de Paix, le président avait
fait un discours retentissant à la télévision publique. Lui et Pierre Moukoundjou se
saluèrent.
Et maintenant, quand je n’étais pas à la Poste, je restais des journées entières assis sur
une des chaises en plastique, à fixer infatigablement le portail, dans l’attente d’une Abigaïl
ou d’un Lazare. De temps en temps, je partais rendre visite à ma famille de Mère-rouge qui
avait elle aussi réapparu ; ou encore, je partais au stade de football. La municipalité de la
Cité des Manguiers avait organisé un tournoi de Football.
Ce jour-là, j’avais décidé de rester toute la journée chez moi. Il était environ seize
heures, et le soleil avait déjà amorcé la course vers son dortoir. Soudain, j’entendis le
brusque bruit d’une voiture qui gare devant notre portail. Je tendis l’oreille et j’entendis
cette fois-là des voix, puis le bruit d’une malle qu’on ouvre et qu’on referme. Je restai
comme hypnotisé sur ma chaise, attendant, impatient, le verdict de cette rencontre. Un
Monsieur ouvrit le portail. Il avait une taille d’environ un mètre et quatre-vingt-cinq
centimètres. J’aurai parié, en le voyant s’avancer vers moi, qu’il avoisinait la cinquantaine
d’années, tant son accoutrement me paraissait grotesque : un énorme blouson noir qui lui
pendait jusqu’aux genoux, laissant tout juste l’espace aux pieds de son gros pantalon jean
marron d’entrer dans de grosses godillons. Sa tête, même hermétiquement encerclée par ce
vieux bonnet noir, nous laissait voir qu’elle hébergeait une touffe démesurée de cheveux,
semblable à celle des rastafaris. Vint la longue barbe et l’énorme sac à dos sur ses épaules.
Il s’avançait de plus en plus vers moi en me souriant, bras grandement ouverts. Je fronçai
les yeux pour le reconnaitre le monsieur. Il avançait vers moi, mais s’arrêta brusquement
voyant que je n’avais toujours pas bougé de ma chaise. Il décida finalement d’enlever le
bonnet qui l’encombrait la tête et aussitôt, je courus embrasser Lazare.
Il entra dans la maison et moi clopinant sur ma béquille, je l’avais suivi. Subitement,
s’arrêtant au milieu du salon, il avait déposé son lourd sac sur la table de la salle à manger,
puis s’était mis à fixer infatigablement une photo sur le mur : c’était nos tous premiers jours
à la Cité des Manguiers. Sa mère, lui et moi étions partis ce jour-là au Jardin Zoologique
de Mezene. Sur la photo, assis au milieu de nous deux sur un des bancs du jardin, il tenait
tout souriant une énorme glace. Il était resté de longues minutes scotché sur cette image,
puis baissant la tête, il avait essuyé rapidement quelques larmes silencieuses. Il avait repris
son sac et avait continué vers son ancienne chambre qui s’était transformée en véritable
musée : avec ces toiles d’araignées et cette poussiéreuse et forte odeur de moisissure.
Personne n’y avait plus mis les pieds depuis environ onze bonnes années. Resté spectateur
depuis le début, je décidai de laisser le monsieur seul.
La nuit était déjà tombée dans la Cité. Après le repas, nous étions maintenant deux,
assis au salon, à causer.
- Comment as-tu fait ? Et Samson ? N’avais-tu pas entendu parler du rapt du CHU…
Il m’avait fixé silencieusement pendant quelques secondes. Il s’était passé les doigts sur
son énorme touffe de cheveux avant de prendre la parole d’un ton calme :
- La guerre est finie ! Parlons de l’avenir ! Je suis venu à l’appel lancé par le
CERECONA.
Il se leva et partit se coucher. Je restai au salon quelques heures encore avant de partir
me coucher à mon tour.
Deux semaines après son arrivée, Lazare décida de s’en aller. Il prit un studio à Mère-
rouge. Le camp de base n’existait plus. Le propriétaire de notre maison qui avait lui-aussi
déserté la ville pendant la guerre, était revenu. Durant les années de trouble, à cours
d’argent, j’avais dû vendre la voiture d’Abigaïl à un jeune milicien du G11. Alain, Arnaud,
William, tous mes cousins et cousines étaient là. Seul Samson manquait encore à l’appel.
On l’avait vu une seule fois à Mezene, la période où il venait de s’enfuir du Littoral.
Certaines rumeurs circulaient parmi les ex-miliciens qu’on l’avait récemment aperçu dans
une ville du pays, qu’il était devenu fou et marchait nu en criant : « Je suis le père du bébé
de ma tante ! On m’a forcé à la violer ! Je suis le père du bébé de ma tante… »
Deux semaines s’étaient encore écoulées après le départ de Lazare. Mes journées étaient
pareilles. Le matin, après avoir donné une pièce de cinq cent francs au jeune homme qui
venait trois fois par semaines faire le ménage dans la maison, je partais vers le carrefour.
Je restais là des heures durant devant le rond-point. Les motos et le petit commerce étaient
de retour. Vers midi, je repartais me coucher, après avoir pris mon petit déjeuner chez
Haman, le nouveau boutiquier: une omelette avec du pain et du café.
Nous étions déjà en plein milieu de janvier et ses journées ensoleillées. Dormant
lourdement sur le canapé du salon, les pensées rivées vers mon Abi, on frappa à la porte
plusieurs fois. Je sursautai, lorgnai à travers les volets de la fenêtre. J’avais certainement
encore oublié de fermer le portail pour que quelqu’un s’incruste chez moi. En me levant de
ma place, j’eus du mal à distinguer la silhouette de cette personne à travers les volets car
la balustrade de la véranda entravait ma vision. Je ne pouvais voir qu’à hauteur de son
ventre. La femme toujours immobile, attendant qu’on vienne lui ouvrir. Elle portait une
robe fleurie rose-sale qui gardait son gros ventre. D’un pas somnambulique, j’allai enfin
ouvrir. A la vue de cet être, mon regard fut tout d’abord comme hypnotisé par ce ventre
bombé. Puis, j’avais dévalé lentement, peureusement, son corps : des pieds à côté desquels
était posé un petit sac de voyage marron, jusqu’à la tête tressée de vieilles nattes, comme
si la sentence qu’allait me donner ce visage, aurait été fatale pour mon cœur.
Mon Abi !
Son teint si clair avait laissé place à une peau grisâtre, semblable à celle des mineurs
chiliens. Elle dégageait une aura de désolation. Son regard d’antan si bavard était devenu
tiède de pâleur. Dans un triste silence, mon regard se télescopa finalement au sien. Elle
baissa la tête, et là, deux lentes gouttes de larmes se mirent à ruisseler de ses joues pleines
d’acné. J’avais voulu la serrer tout contre moi. J’avais voulu toucher à son ventre ballonné.
Et ce ventre ? Elle était partie enceinte, et elle revenait enceinte… Elle n’avait quand même
pas été enceinte pendant plus de dix années ! Jusque-là, j’avais bien essayé de noyer toutes
mes craintes au sujet de notre enfant. Depuis qu’elle était partie, je n’avais pu fermer l’œil
une seule nuit. Je la contournai comme pour vérifier si ce fils ou cette fille n’était pas cachée
derrière elle. Hélas, elle n’était accompagnée de personne ! J’avais couru vers ce portail
entrouvert pour voir si mon enfant n’était pas resté hors de la concession. Personne !
Abigaïl baissa à nouveau la tête, pour essuyer ses yeux mouillés avec un pan de sa robe.
On ne s’était toujours rien dit. Je m’étais aventuré vers elle un instant pour la serrer tout
contre moi, mais cette femme m’avait repoussé d’un mouvement brusque et violent. Elle
avait baissé à nouveau la tête, ses yeux toujours transformés en silencieuses fontaines.
- Je suis vraiment désolée Arthur-Ulrick !
- Ne pleure plus mon Abi ! Ne pleure plus mon Abi ! Soit forte ! Tu es ma
championne ! Je caressais déjà délicatement son ventre dur de grossesse, puis essuyai ses
larmes avec mon t-shirt. Elle me sourit légèrement. Elle ramassa mollement son sac et nous
entrâmes dans la maison, ma main droite tenant sa main gauche, et ma main gauche serrant
sur cette béquille qu’elle n’avait cessée de fixer depuis le début, étonnée. Abi s’affala sur
le canapé. Mes pieds tremblotaient et mon cœur battait à un fou rythme. Abigaïl, mon
amazone, elle si intrépide, était revenue presque morte. .
Abigaïl m’avait raconté son histoire. Il fallait des médecins aux miliciens du G11.
Bientôt le service de santé se transforma en viol collectif pour les femmes. Et deux
semaines après leur arrivée dans le camp, elle fit une fausse couche et perdit notre enfant.
Elle était retombée malheureusement enceinte de ses viols, il y avait de cela sept mois déjà.
Elle m’avait dit cette nuit-là allongée près de moi :
- Arthur-Ulrick, la guerre est le tombeau de notre humanité !
Lazare était revenu voir sa mère. Il avait pleuré. Elle pleurait. Ils avaient été comme ma
mère et frères. Les moments passés avec elle avaient été si courts et si rares. Tous mes
amours avaient été toujours instables et inconsistants.
Maintenant, de journées entières, Abigaïl toujours muette, restait assise sous la véranda
en fixant son énorme ventre. Certains jours, nous allions faire des promenades à travers le
quartier ceci malgré elle. On partait souvent aussi au stade, voir des matchs de foot, ou
marchions main dans la main, à travers les multiples allées goudronnées de la Cité,
regardant les jolies maisons en barrière, admirant les collines de Mezene qui au loin,
encerclaient la ville telle une forteresse et qui te donnaient l’impression d’être dans une
prison à ciel ouvert. On partait aussi des fois à la Poste Centrale et ne rentrions de nos
ballades qu’à la nuit tombée. Francine venait régulièrement nous rendre visite. Elle avait
réintégré le CHU qui avait rouvert depuis peu.
Le CERECONA avait débuté ses activités. Mais Abigaïl souffrait encore un peu. La
nuit, elle se réveillait parfois en sursaut avant d’éclater en sanglots. On envisageait d’aller
passer quelques temps dans son village après son accouchement loin du bruit des
pelleteuses et des Caterpillars.
VI

Article 1 : Le Collectif pour l’Equité et la Résurrection de la Conscience Nationale, le


CERECONA, est une association non lucrative, apolitique et qui ne compte que sur des
bénévoles…
Article 2 : Peut être membre du Collectif, tout citoyen et citoyenne.
Article 3 : Les objectifs immédiats du Collectif sont :
- organiser une conférence nationale sur la paix et l’unité nationale dans un délai
de quatre mois ;
- renforcer les valeurs d’unité nationale, de justice, de paix sociale, de solidarité, de
démocratie, de bonne gouvernance…
- lutter contre la corruption.
Article 4 : Le collectif travaille de cette manière : toutes les propositions de ses
représentants sur les questions de reconstruction du pays, d’unité nationale, de
développement de la démocratie et autres, sont retenues lors des conférences publiques
qui se tiennent tous les samedis dans les espaces publics choisis, ceci dès dix heures du
matin jusqu’à six heures du soir, dans tous les chefs-lieux de départements. Toutes les
propositions, orales ou écrites, sont enregistrées dans un mémoire. Les experts dans divers
domaines sont alors chargés d’évaluer cas par cas, la crédibilité des propositions au cours
d’une réunion publique. Les idées retenues après délibération à la majorité du collège
d’experts sont ensuite écrites sous forme de lettre notifiée à l’endroit du Gouvernement.
La lettre est insérée dans une enveloppe bleue. Un expert est tiré au sort pour remettre la
lettre dans l’institution ciblée ; qu’elle soit une Préfecture, un Ministère ou un quelconque
service public. L’expert doit être accompagné d’une délégation d’au moins sept individus.
Article 5 : La société est comme un navire ; tout le monde doit contribuer à la direction
du gouvernail11.
Assis sur ma chaise en plastique, cela faisait maintenant près de quatre passionnantes
minutes que j’avais débuté la lecture de cette charte de cinq pages. C’était une de ces
journées radieuses de ce début de décembre, qui avait succédé à une autre plus radieuse
encore. Les derniers rayons du soleil qui m’irradiaient gaiement la peau, associés à cette
fraîcheur du soir, me donnaient envie de vivre. Abigaïl avec son éternel gros ventre,
m’observait lire cette avec un sourire malicieux aux lèvres. Elle venait de gagner le pari :
le Collectif recrutait même les estropiés. Je venais donc de perdre et attendais gaiement la
sentence qu’elle allait prononcer contre moi. Elle était revenue depuis quelques heures de
l’une de ses multiples visites prénatales de chez Francine. L’échographie avait montré
qu’elle attendait des jumeaux. Après la visite, elle s’était rendue au bureau départemental
du CERECONA de Mère-rouge pour se faire enregistrer. Elle avait trouvé un monde fou.
Ce jour-là, elle avait vu une soixantaine de techniciens supérieurs en diverses spécialités
fraichement débarqués d’Espagne qui venaient apposer leurs signatures dans le
volumineux registre. A travers les vitres du taxi qui traversait très difficilement la ville en
plein chantier, elle avait observé un grand nombre de jeunes avec des casques de chantier
sur leurs têtes, soit sur un énorme engin, soit poussant des brouettes.
J’avais fini de lire le document. Une espèce de bien-être général s’était emparé de moi.
- Alors qu’en penses-tu mon grand ? Abigaïl toujours derrière moi, maintenait ses
mains tendres et fraiches sur mes épaules, son énorme ventre plaqué sur le buste de la
chaise.

11 Henrik Ibsen, Un Ennemi du peuple


- Je n’ai pas de mots ! Et toi qu’en penses-tu ? L’air de cette fraiche soirée faisait
beau à respirer.
- Mon grand ami, je pense que le peuple est en train de donner une leçon à ces
politiciens ! Je pense que le peuple aura toujours raison ! Des médecins, des enseignants,
des économistes, des juristes, des religieux, des techniciens supérieurs… tous en nombre
incalculable, d’ici et de l’étranger ! Je crois rêver ! Une jeunesse qui a suivi sans hésiter le
mouvement et qui donne sans compter de ses muscles et de ses cerveaux, pour reconstruire
cette nation ! Un gouvernement qui coopère ! Elle n’allait jamais s’arrêter de parler. Elle
parlait avec un tel enthousiasme ! Je la stoppai.
- Abi, moi je pense que la vie d’un peuple est comme celle de tout Homme. Sa réussite
ne dépendra que de sa capacité à transformer les obstacles en opportunités. Qui pouvait
croire en un retour en masse de nos intellectuels ? A un retour de nos capitaux financiers
et humains ? Qui pouvait croire que c’est le camp du G11 qui bouderait ? On ne rêve pas
Abi, c’est la réalité ! La bataille glorieuse, nous la gagnons…
- Oui mon chéri, la bataille glorieuse, nous la gagnons ! mais je ne t’ai pas encore
donné ta punition ! Imagine ! Elle était excitée à l’idée de punir cet homme maintenant arc-
bouté sur sa béquille et qui lui caressait le ventre d’une manière experte. Cet homme était
un grand malin. Il la caressait pour la flatter. La femme avait compris son mensonge. Elle
l’aimait. Ils s’aimaient.
- Ta punition sera d’aller signer dans le registre du CERECONA, et ceci dès six heures
demain matin ! Elle souriait. Elle paraissait si radieuse malgré sa grossesse qui la fatiguait
déjà. Elle paraissait radieuse ; radieuse comme le nouveau pont Ndimbaka-Mezene,
comme la nouvelle Université des polytechniques et d’agronomie à Ngoré au Nord ;
radieuse comme allaient l’être les premières pièces de notre propre monnaie dans huit
mois ; radieuse comme les huit milles tracteurs et moissonneuses-batteuses… Elle
paraissait si radieuse !
- Ouf ! mon Abi, j’ai pensé à plus pénible ! Dès demain, je signe ! Mais surtout mon
Abi, promet-moi une chose, s’il te plait ! Elle ne souriait plus et paraissait maintenant
inquiète face à mon air sérieux. Promet-moi de ne pas rester accoucher nos jumeaux à mon
absence demain, car j’ai ma caméra ! Je dois tout filmer ! Elle rit grossement. Tout son
charme lui était revenu.
- Tu es un grand malade Arthur-Ulrick! Je ne vais tout de même pas accoucher en
trois secondes ! Je ne suis pas une grenouille quand même ! Et aussi n’oublie pas en te
rendant au bureau départemental de dire à Lazare de se reposer un peu! Il ne dort presque
plus ! Hier encore il était à la télévision nationale pour déballer le programme de société
du CERECONA pour Mère-rouge! Et aussi ces jeunes, on dirait qu’ils ont tous pris de
l’EPO ! Ne s’arrêteront-ils donc jamais ? Sur les routes, sur les ponts et dans les maisons,
partout ! Demande-lui de venir rendre visite à sa maman !
- D’accord patronne ! J’espère bien que c’est comme ça que tu vas aussi te soucier
de tes internes quand tu vas réintégrer le CHU après ton accouchement !
- C’est ça, cours toujours ! Bon il se fait déjà tard pour moi ! Tu sais, une femme
enceinte ça doit beaucoup dormir ! Tu viens ?
- Bien sûr ! Si je te lâche une seconde, tu risques d’accoucher à mon insu !
Entrons mon Abi !
**
La grande Conférence pour la Paix et l’unité nationale n’était plus que dans trois
jours. Avant cela, il y avait eu une série de mesures spectaculaires à Mezene et dans tout le
pays. On avait diminué le coût des frais d’hôpitaux, de scolarité… le coût de l’essence...
Lazare avait été choisi pour être le porte-parole du CERECONA lors de la Conférence.
Le grand stade omnisport de Mère-rouge nouvellement réaménagé, avait été choisi pour
abriter la conférence. Il ne pouvait contenir que quatre-vingt mille places. On avait donc
dû placer des écrans géants à travers toute la Poste Centrale, et dans tous les espaces
fréquentés du pays. Allaient participer à la conférence, tous les membres du Gouvernement,
des experts du CERECONA, des leaders d’opinions et de partis, les hommes d’églises, les
membres de la société civile, en gros toutes les franges de la société. Allait assister à la
conférence, toute la population, amassée dans les gradins du stade omnisport, devant ces
écrans géants, ou tout simplement devant un poste téléviseur ou radio. La conférence devait
durer trois jours.
J’étais déjà dans les gradins du stade, assis. Abigaïl était restée à la maison ce
mercredi-là, premier jour de la Conférence, allongée sur son lit, Francine près d’elle. Elle
allait bientôt accoucher. Une foule cosmopolite et bruyante avait déjà rempli le stade, tandis
que ceux qui n’avaient pas pu entrer s’agglutinaient devant tous les écrans géants installés
pour la circonstance à travers Mezene et le pays. Il était déjà dix heures, et il faisait beau
dans ma chemise bleue, sur ces visages enthousiastes. Le président était venu seul car Pierre
Moukoundjou son nouveau Premier Ministre avait boycotté l’ouverture de cette
conférence. Des rapports des enquêteurs du CERECONA avaient prouvé dans un de leurs
bimestriel sur la transparence gouvernementale, que son Ministre de l’Environnement
avait détourné des fonds pour le lancement du projet Sahara-vert dans le Nord. Le Collectif
avait donc poussé ce dernier à la démission.
Le Stade était bouillant. Le Président était très galant dans son costard bleu. On s’était
tu petit à petit. Il avait déjà débuté son discours d’ouverture :
- Aujourd’hui est un jour de paix ! Nous ne pourrions prononcer un mot de plus sans
s’incliner devant la bravoure de ce peuple ! Il s’inclina, les deux bras grandement ouverts,
tel un magicien ayant terminé son tour. On applaudit l’humour du Président. Je remercie
donc du fond du cœur le CERECONA, ce mouvement jailli tel un éclair, mais qui fait des
merveilles! Nous remercions notre brave jeunesse… C’est une nouvelle ère qui
commence ! Une ère de bonne gouvernance, de prospérité… Le Président acheva son
discours au milieu d’un stade en liesse.
Dans les rues de Mezene ce soir-là, c’avait été le fête.
A la Cité, je trouvais Abigaïl allongée maladivement au salon, devant la télé, Francine
près d’elle demeurait anxieuse. Les deux femmes dans leurs regards, laissaient apparaitre
des mines pas très rassurantes : Abigaïl de la tristesse, son amie de l’inquiétude.
- Mais pourquoi cette atmosphère de deuil en temps de fête ?
- Si c’est la fête chez toi, tant mieux ! Ici ce sont les soucis ! Abi refuse la césarienne
qui est pourtant la seule solution pour éviter des complications lors de l’accouchement !
Son âge et la nature même de cette grossesse ne lui permettent pas d’accoucher par voie
naturelle ! Mais elle ne veut pas l’entendre ! Dis-le lui s’il te plait, qu’elle pourrait mourir
sur la table d’accouchement si elle s’entêtait ! Francine était remontée.
- Abigaïl tu pourrais mourir sur la table d’accouchement si tu t’entêtais dans cette
voie !
- C’est tout ce que tu trouves à lui dire ! Ta femme risque la mort et c’est ce que tu
trouves à lui dire ? Francine était très remontée.
- Je ne peux rien faire de plus Francine ! Tu connais ton amie, têtue comme une
perdrix ! Abigaïl tu choisis quoi, la césarienne ou la voie naturelle ?
- J’ai envie de pousser mes enfants ! Ils ont été conçus dans la douleur, je les mettrais
au monde dans la douleur ! C’est ma douleur pas la vôtre !
J’étais parti me coucher, laissant les deux femmes au salon. Le lendemain allait être
le grand jour pour Lazare. Il allait parler au stade, au compte du CERECONA. Cette nuit-
là, j’eus l’impression que mon esprit pesait des tonnes et que mon corps n’était plus à
mesure de le porter. J’avais un mauvais pressentiment. De temps en temps me revenaient
en mémoire les instants de notre vie à trois, depuis Mère-rouge jusqu’à la Cité ; depuis
notre fameuse nuit et puis son départ pour l’étranger ; depuis la guerre, leurs absences et
leurs retours. C’était comme les souvenirs d’avant un Adieu. Je me sentais lourd de
nostalgie, de tristesse subite et inexplicable.
Aux premières heures du jour, une grosse averse fouetta la ville. Francine avait fait
irruption dans ma chambre au milieu de la nuit, toute inquiète:
- Abi n’a pas encore fermé l’œil depuis que nous sommes parties nous coucher !
Arthur-Ulrick, elle n’a cessé d’entonner des chants religieux ! Et puis à la fin de chaque
chant, toujours joyeuse, elle me fixe et me dit, Francine souris avec moi ! Eduque toujours
ton cœur au sourire, car il n’y a que le sourire pour anesthésier la douleur de nos peines !
Et puis elle recommence à chanter ! Elle me fait peur Arthur-Ulrick, très peur !
- Laisse-là dans ses chants, ma Francine ! C’est bien de chanter quand on a mal.
Depuis, Abigaïl et Francine dormaient dans notre chambre, et moi dans celle
qu’occupait Lazare. Le vent de la pluie rudoyait le portail et faisait siffler les arbres dans
toute la Cité des Manguiers. Je m’étais éveillé de mes souvenirs, en sursaut et étais parti
m’asseoir au salon plongé dans le noir, nostalgique. La pluie cessa vers onze heures. On
avait donc dû repousser l’heure du début de la deuxième journée de la Conférence à seize
heures. Je laissai Abi et Francine.
La plupart des manguiers de la Cité avaient fleuri, mais le vent avait saccagé les
bourgeons de mangues qui jonchaient maintenant les routes de la Cité. Cette pluie avait
encore plus enlaidi cette ville en chantier. Pour m’évader du cas Abigaïl, j’avais décidé de
partir plus tôt pour le stade. Je marchais sur ma béquille de fer à travers la ville. Il y régnait
une forte odeur de peinture à huile mélangée à celle de l’asphalte. La ville sentait mauvais
et me paraissait subitement laide sous ce soleil de treize heures. Tout était laid à mes yeux :
ces jeunes qui étaient là depuis des semaines perchés sur ces échafaudages ; ces routes
qu’on refaisait ; cet interminable rang devant le nouveau Restaurant Populaire de la Poste.
Tout me paraissait laid subitement. Même la première intervenante de la Conférence, cette
jeune demoiselle tirée au sort, pourtant joliment habillée dans sa robe bleue, et qui faisait,
à chacune de ses phrases, applaudir tout le stade. Même ce soleil de quinze heures, qui
caramélisait déjà nos cranes séchés tels des harengs dans ces gradins depuis près de trois
heures maintenant, m’avait paru horrible.
Après la Dame, c’était au tour de Lazare de prendre la parole. Il était dix-huit heures et
les projecteurs du stade avaient déjà été allumés. Il s’était élégamment mis dans un smoking
bleu qui lui donnait des allures de Président. Il parlait d’une voix tonitruante:
- Mes pères, mes mères, mes frères, c’est au nom de votre courage, que je prends la
parole aujourd’hui en tant que porte-parole du CERECONA ! Oui, c’est au nom de toutes
les réalisations que nous avons accomplies et que nous accomplirons toujours, que je
parle…
Sans savoir pourquoi, je devenais au fil de ce discours de plus en plus déconnecté du
stade. Toutes mes pensées étaient maintenant tournées vers Abi. Une immense d’anxiété
m’avait envahi. Mon téléphone sonna :
- Allô Francine!
- Oui Arthur-Ul… les enfants… Abi viennent… naitre…une fille et un gar… très
adorabl…nous sommes au CHU… bloc opératoire…
- Allô… ne raccroche pas…. je ne t’entends pas très bien… Allô ! Allô ! zut !
La voix percutante de ce tribun qui engloutissait tout ce stade, m’avait empêché
d’entendre tout ce que Francine disait. Abigaïl venait d’accoucher ! Je me levais
empressement et, dandinant sur ma béquille, j’avais slalomé entre les gradins du stade, au
milieu de ces gens qui tantôt applaudissaient, tantôt lançaient des cris. Lazare parlait
toujours devant ce micro. Le stade me paraissait interminable. Je voulais m’envoler dans
cette atmosphère de fête et d’enthousiasme : dommage que je n’étais pas un aigle ! Mon
cœur battait très vite. Que j’étais ridicule, avec cette caméra accrochée à mon cou, clopinant
en vitesse sur une béquille, au milieu de cette foule hystérique !
Au dehors, la ville brillait de toutes mille lumières. Ils étaient tous devant ces géants
écrans, yeux rivés sur la Conférence. Il n’y avait quasiment aucun taxi en circulation.
Quand je ne galopais pas, j’attendais au détour d’une ruelle, un taxi pour le CHU.
Heureusement qu’un taxi inespéré m’avait déjà ramassé pour le CHU. Je transpirais comme
une bête traquée. Cette voix endiablée du tribun retentissait toujours même dans le lecteur
radio de du véhicule qui me transportait. A travers la vitre du véhicule, la ville me paraissait
belle tout d’un coup. Elle rayonnait dans ces silences et ces tumultes intermittents. Un
sentiment d’immense volupté m’envahit. L’air me paraissait très agréable à respirer. La
Conférence était finie. Et juste après le tribun, la radio lança un chant grégorien très
mélodieux. La voix du baryton me pénétrait jusque dans l’âme. La ville me paraissait belle
tout d’un coup. Elle rayonnait de mille couleurs. Je jetai un léger coup d’œil à ma montre.
Elle s’était arrêtée à dix-neuf heures et trente-trois minutes.
- Cher Monsieur, vous ne pouvez pas imaginer à quel point je suis un homme
comblé ce soir !
- Et pourquoi l’êtes-vous, brave homme ? toujours le regard fixé sur la route
parsemée de panneaux indiquant des : « Attention travaux à 300 mètres ! Déviation…»
- Ma femme vient d’acoucher des jumeaux au CHU ! Je suis si fier d’elle ! Si je vous
contais son histoire, vous lui donneriez la médaille d’or du courage et de l’endurance !
- Que je suis content pour vous aussi Monsieur ! Vraiment, toutes mes félicitations !
J’ai aussi des jumeaux : une adorable fille et un turbulent garçon de sept ans chacun, Sarah
et César ! Leur mère rendit l’âme sur la table d’accouchement, malheureusement.
- Vraiment désolé, cher Monsieur !
Le taxi gara devant la CHU. On rentrait déjà en masse de la Conférence. La ville se
réanimait à vive allure. Le gros monsieur silencieux depuis maintenant dix minutes, me
déposa devant le portail de l’hôpital. J’avais ma petite caméra accrochée à mon cou, tout
gai. J’avançais gaiement à la rencontre d’Abi et de mes enfants.
Le CHU avait bien changé depuis sa reconstruction. A la place de la cour coulée en
béton, il y avait maintenant une pelouse verdoyante, faite de bancs, de liliacées, de
composées, des ombellifères des anacardiacées, et surtout de cette odeur d’éthylène.
L’établissement resplendissait. Plus que quelques pas vers la porte au fond de cette allée
fortement illuminée. C’était l’une des portes, au rez-de-chaussée de l’immense bloc des
Urgences du Pavillon Maternité. Depuis que le CERECONA existait, le garde-malade ne
dormait plus dans les couloirs de l’hôpital. Mais un lourd calme tapissait toujours les
couloirs. J’avançai et plus je m’approchais de ce bâtiment, plus mes jambes
s’engourdissaient.
Francine était postée devant l’immense porte vitrée de la salle. Les mains dans les
poches de sa blouse blanche, son stéthoscope lui pendait au cou. Elle fixait le sol pensive
mais souriante. Sa blouse blanche était tâchée d’un sang qui n’était certainement pas le
sien, car elle était toujours debout malgré la quantité présente sur son habit. Elle venait de
s’apercevoir que je l’observais depuis des minutes
- Où est Abi et les enfants ! J’avais perdu tout le bien-être qui m’avait habité durant
un de temps dans le taxi. Il n’y avait aucun cri, aucun pleur de nouveau-né. Un silence de
morgue hantait ce couloir.
- Les enfants vont bien ! Ils sont à l’étage supérieur ! Francine souriait toujours. Mais
il n’y avait rien de gai dans ce sourire. Abi m’a dit, de toujours sourire ! Elle m’a dit que
le sourire est un médicament contre la mort ! Abi se repose à l’intérieur. Elle a beaucoup
travaillé. Elle mérite un bon repos. On doit déjà l’emmener ! Surtout ne fais pas trop de
bruit. Elle parlait sereinement, calmement.
La salle sentait du sang mélangé à de l’éthylène. Ce n’était plus cette odeur
d’éthylène frais du dehors. Du matériel pour chirurgie était posé sur une table, dans une
assiette en fer. Il n’avait pas été utilisé. Seule une femme dans l’un de ces lits dormait. Elle
était couverte jusqu’au cou d’un ample drap bleu. Il y avait du sang sur tous les draps de
mon Abi. Même sur quelques-unes des mèches de ses cheveux. Il y avait du sang sur ses
joues.
- Francine, mais pourquoi depuis que je lui parle, elle ne réagit pas ? Elle ne me sourit
même pas !
- Abi est partie ! Elle m’a dit qu’elle voulait pousser des cris de douleur pour enfanter
ses enfants conçus dans la douleur ! Elle l’a fait ! Elle doit être tranquille maintenant…
- Mais Francine… Mais…
- Je t’ai dit de ne pas faire de bruit ! Fais-donc tes adieux à Abi ! On va la nettoyer
puis l’emmener à la morgue dans cinq minutes !
Francine, au seuil de la salle illuminée, m’avait tourné depuis le dos. Elle parlait sans
me regarder. Sa voix était devenue enrouée, comme si elle allait pleurer.
Je sombrais, debout devant cette figure endormie pour toujours, devant mon Abi :
l’invincible Abigaïl, morte. Je tirai nonchalamment la chaise du garde-malade et m’assis
devant mon Abi. Je pleurais. Elle saignait toujours, interminablement. Je restais là assis de
longues minutes sans rien lui dire. Je levai, balayai cette salle illuminée d’un regard meurtri
puis je sortis sans me retourner. Elle saignait encore, interminablement.
J’avais traversé Francine qui au passage m’avait glissé un bout de papier dans la
main. J’étais parti m’affaler sur un banc. Abigaïl sur ce bout de papier avait écrit : « Il n’y
a que le sourire pour nous guérir des tristesses quotidiennes ! »
Deux jeunes internes en blouses vertes, venaient de passer avec une masse
enveloppée dans un drap blanc sur une civière, suivis de Francine, toujours souriante. Et
au moment d’entrer à la morgue, elle s’arrêta et me fixa ; puis les mains toujours dans les
poches de sa blouse ensanglantée, elle hocha les épaules en signe de dépit, et entra. Il y
avait beaucoup de bruit dans la ville.
Au bout d’un certain temps, je me levai de ce banc puis avançai au dehors, porté par le
vent de mon chagrin. La ville était en fête. Les taxis klaxonnaient, on criait de joie L’air,
tiédi par les rejets des voitures, me pesait déjà dans les narines. J’avais l’impression qu’au
fil des secondes, un énorme poids s’agrippait à mes épaules. Le ciel était parsemé de
troupeaux d’étoiles dont cette magnifique lune était certainement la bergère. J’eus
l’impression que le ciel venait à ma rencontre. Et puis, des tambourinements imaginaires
s’étaient mis à résonner quelque part dans la ville. C’était un air semblable à l’Essani12
qu’on rythmait ! Ces bruits s’avançaient vers ma position. Mais au bout de quelques
longues secondes, les imaginaires balafons se turent. Et ciel grondant subitement, s’était
obscurci et m’avait arraché de cette étrange vision. Il allait pleuvoir. Les étoiles des
quelques minutes auparavant avaient fui avec leur bergère, laissant la place aux éclairs qui
craquelaient ce ciel mugissant comme une vache folle. Les gens couraient de partout.

12 Danse rituelle, qu’on esquisse lors des funérailles d’un fils de la tribu, chez les Béti du Cameroun.
Bientôt, quelques gouttes foulèrent le macadam, tandis qu’un gros tourbillon s’avançait
vers l’hôpital et raflait sur sa route tout genre de déchets plastiques. Une froid poussiéreux
tapissait déjà la place. Au milieu de ce grabuge, une ambulance de l’hôpital, voulait entrer
dans l’établissement. J’étais toujours placé devant le portail, mes mains grelottantes, une
dans la poche de mon jean, l’autre s’agrippant à ma béquille. L’engin roulant, était
maintenant à une soixantaine de mètres de moi. La vive lumière projetée par les phares du
véhicule, se heurtant à ma vue, m’éblouissait. Il avançait, et au fur et à mesure, se dégradait
ma vue. Il avançait, m’aveuglant. Et là…

***
Bientôt, voici que ma vue me revenait. La lumière, toujours blanchâtre, au fur et à
mesure que j’ouvrais les yeux, n’avait plus été celle des phares : elle s’était échangée en
celle du néon d’une chambre. J’écarquillais les yeux : j’étais maintenant étalé sur le sol
carrelé d'une spacieuse chambre fortement illuminée. Plus loin dans l’espace de ces
carreaux, gisait une chaise blanche en polyéthylène avec un pied manquant. La pendule
accrochée sur ce mur beige indiquait vingt-trois heures. Il était aussi accroché sur ce même
mur, quelques photos de bébés, de femmes, de famille. Je regardais mes mains : elles
étaient teintes par l'encre bleue du stylo tombé sous l’imposant lit. Je voulus me relever,
mais retombai aussitôt. J’avais une jambe malade! Une béquille de fer était érigée au chevet
du lit.
C’est alors que je me mis à crier, espérant qu’une oreille attentive vienne me délivrer.
Et bientôt j’entendis quelques pas pressés de talons. J’étais resté assis sur ce sol, attendant
l’ouverture de la geôle ! Et voila qu’une très jolie femme, le sourire serein, ouvrit la porte.
C’était Abi. A voir ses rondeurs, on aurait dit une quinquagénaire. Je devenais fou.
J’hallucinais. Je disjonctais ! Ma tête contracta une violente migraine. J’avais froid
subitement ; je me mis à grelotter. J’avais les nausées ; je voulais uriner. La dame, toujours
souriante, m’avait aidé gentiment à me rasseoir.
- Monsieur Arthur-Ulrick, enfin chez les vivants !
- Mais Abi, explique-moi ! Où suis-je ? Et Lazare ? Et les jumeaux ! Cette encre sur
mes doigts ? Mais dis-moi… La femme, en guise de réponse, me dit d’un ton amusé :
- Voilà ce qui arrive quand on décide d’écrire un roman en deux semaines. On perd la
tête.
La dame sortit. Je fixai en direction de la table : un énorme livre était posé, sa moitié
était remplie d’écritures. Au chevet du lit, une Bible était posée, ouverte sur un chapitre de
l’Ecclésiaste : «… Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux ; un
temps pour naître, et un temps pour mourir… Ce qui est a déjà été, et ce qui sera a déjà
été, et que Dieu ramène ce qui s’est passé… »
La porte s’ouvrit à nouveau. C’était le petit Lazare encore un bébé dans une petite
combinaison blanche ! Le petit avait encore le sommeil plein les yeux. Mes cris l’avaient
certainement réveillé. Le bébé courut à petits pas rapides et vint se heurter avec force à ma
jambe. Je le pris au niveau des aisselles et le soulevai pour le poser sur mes cuisses. Il
gesticulait de joie.
La charmante femme revint cinq minutes après, à ses trousses deux jeunes gens.
C’étaient les jumeaux : César et Sarah. Ils étaient déjà des adolescents. Ils vinrent
m’embrasser. J’avais l’air bête au milieu de tous ces gens contents. Sarah était très belle et
visiblement timide. César était un costaud garçon. Ils étaient à nouveau tous sortis de la
chambre. Je restai seul, fixant le livre ouvert. Je me décidai au bout de quelques minutes,
malgré la nuit, malgré les conseils de ma femme, de sortir pour visiter la ville. J’avais hâte
de voir à quoi ressemblait le nouveau monde dans lequel on m’avait à nouveau téléporté.
Le grand salon de cette maison ressemblait à un endroit très familier. Les odeurs, les photos
de mes mères sur le mur, tout ressemblait à du déjà-vu.
Je pris ma béquille et enfila mis mon blouson. Je m’aventurais au dehors. Abigaïl
avait exigé que César m’accompagne. Je lui avais demandé de porter l’énorme livre. Il
marchait derrière moi, secouant frénétiquement la tête, mimant quelques chansons dont le
faible écho sortant de ses écouteurs, me parvenait. Je marchais, sortant bientôt de la longue
allée illuminée et goudronnée qui avait, de ses deux côtés, laissé des maisons parquées dans
des barrières, telles des forteresses. J’avais laissé Abi portant un Lazare pleurnichant sur
sa hanche. Il voulait lui aussi partir avec son père. Sarah était restée silencieuse, inquiète.
Le coin, le quartier et la ville était beaucoup animée. De temps en temps, César
enlevait cet énorme casque de ses oreilles pour répondre à l’une de mes multiples
questions. Il souriait toujours à chacune d’elles, puis me répondait avec empressement. Il
se faisait déjà tard, mais le quartier était toujours très agité : nous étions pendant la période
des fêtes de fin d’année. De nombreux bars s’amoncelant des deux côtés de cette route qui
nous menait déjà vers le Rond- point Gorée, transformaient la ville en une espèce de ruche.
Des gens dansaient ivres, devant des tables pleines à craquer de bouteilles de bière. Tout
était Mère-rouge, Motopompes, la Cité. Je grimpai tout essoufflé cette pente illuminée qui
nous menait au Rond-point Gorée.
Le Rond-point Gorée était un lieu très agité. Il y avait en son centre une imposante
affiche publicitaire supportée par des grasses barres métalliques hautes d’environ dix
mètres. On pouvait voir sur cette grande affiche, un monsieur en t-shirt jaune qui faisait la
publicité d’un opérateur téléphonique. Il disait en anglais, l’air joyeux, à son invisible
interlocuteur : « La coupe du monde de football en Afrique du sud ! incroyable mais vrai
! Avec Magnética-Network, l’Afrique gagne ! »
Je continuais ma marche, César me secondant, toujours plongé dans sa musique. Des
taxis, des motos, des piétons, des vendeurs, déambulaient dans toutes les directions. Des
gens de tous les âges et de tous les accoutrements, placés sur les trottoirs hélaient des taxis.
On marchait partout ! On parlait de partout. Quand on ne stoppait pas un taxi, on vendait ;
quand on ne vendait pas, on buvait dans un bar ; quand on ne buvait pas, on se bagarrait
tout simplement.
On avançait toujours, et je m’étais mis à lire depuis des minutes, des plaques
multiformes et multicolores qui faisaient la publicité et ou indiquaient l’endroit d’un bar,
d’une boutique, d’un établissement administratif, d’une église… J’avais ainsi lu, éclairé
par les lumières orange de ces lampadaires qui s’établissaient des deux côtés de la route,
depuis notre départ de la maison jusqu’à la Poste Centrale, une multitude d’affiches, sur un
mur, sur un poteau, sur un portail, par terre : « Ecole Primaire des Illuminés ; Restaurant-
bar le Kamasoutra ; Sous-préfecture de Nkolawae II ; Garage Amié ; Eglise Orthodoxe de
Nkolawae ; Mosquée du Milieu ; Cybercafé Le grand Débit ; Eglise Réveillée des rachetés
du Christ ; Loge Unies des théosophes ; Chapelle de Nkolawae ; Pompes funèbres la
pentecôte ; Ets China-Technologies; Baba couture ; Money Trade Center; Faites vos
tresses chez Caro… Collège privé laïc Le Savoir ; Shell; Auto-école française ; Centre de
Santé Plein Sud ; Faites vos études supérieures en Italie ; Cabaret dancing la Main Dieu;
Interdit formel de jeter les ordures ici ; Journées panafricaines de la jeunesse ; Campagne
nationale de vaccination infantile gratuite contre la méningite et la rougeole ; Programme
Alimentaire Mondial ; Salon de coiffure Mandela ; Monument des ex-rebelles reconvertis ;
Recherche d’une Valentine… Plombier à cent mètres ; Cercle des voyants de la capitale ;
Yoyo bar ; Lycée Bilingue de Tonga… Foyer des jeunes Bantous de Mezene; Pharmacie
des Acacias ; Sanctuaire Marial ; Pharmacie de Béthel… Casting pour recrutement de
stripteaseuses au Mouto plazza ce jeudi ; Chefferie traditionnelle de troisième degré
d’Elig-Nnam ; Paris-Mutuel-Urbain! Afrika First bank ; Palais de la culture ; Traitement
rapide du Sida… ; Toilettes-publiques payantes ; Monument des mille martyrs de la
Bataille Glorieuse ; Direction centrale des domaines et de l’urbanisation ; Concours
national d’entrée à l’Institut des Energies-Renouvelables, Maison et Villa modernes à
louer ; Allons voter l’Adem ! »
La voix perçante d’un pasteur sortant d’une église venait aussitôt se dissoudre,
s’accoupler ou encore se quereller au dehors, avec une puissante musique sortant d’un bar.
Un établissement administratif était aussitôt encerclé par des petits commerces, par des
poubelles improvisées. Une école était très vite prise en otage par des bars. Des maisons
spontanées et mal disposées, s’imposaient dans le pan de la ville que je pouvais contempler.
A certains de ces carrefours qu’on avait dépassés, on avait très souvent vu un homme en
ensemble vert, sifflet à la bouche, agitant d’une manière orchestrée ses bras, telle une
marionnette, dans tous les sens : le pauvre essayait tant bien que mal de diriger la
circulation. Les automobiles avaient augmenté.
Nous étions maintenant au niveau du Marché des Acacias. Il se faisait tard, mais ces
infatigables commerçants étaient encore là. C’était toujours notre Grand Marché de la
Saint-Sylvestre. Des hommes, des femmes, des enfants, de tous les âges nous interpellaient
avec une gentillesse feinte. Deux jeunes porteurs, poussant bruyamment leurs vieilles
brouettes, se discutaient le sac de marché d’une dame ici. Deux vendeuses se querellaient
pour une probable acheteuse de leurs régimes de plantains amassés sur la chaussée plus
loin. Une autre dame en pagne, braisant quelques secs tubercules de patates, son enfant
pleurnichard sur son dos, son nez morveux sous cette fumée, interpellait les clients d’une
voix perçante :
-Venez acheter les meilleures patates chaudes de tata Magui…
Deux vendeurs à la sauvette, deux bouteilles de bières à leurs pieds balançaient des
robes et autres vêtements pour femmes en chantonnant leurs prix, entourés par une foule
d’observatrices. César avait enfin enlevé ses écouteurs et me suivait de plus près, le livre
depuis sous son aisselle.
Je marchais depuis peu en direction de la Poste Centrale. Il y avait beaucoup de
mototaxis. L’air dans mes narines sentait abondamment de l’essence digérée par ces
automobiles. Nous marchâmes toujours dans la ville, et étions maintenant arrivés à la Poste
Centrale : toujours ces routes en diagonal partant de son immense rond-point ; toujours ces
grands bâtiments, ces ministères, ces établissements bancaires, hôteliers, supermarchés,
devenus plus imposants ; toujours à leurs rez-de-chaussée ces invincibles mendiants assis
devant leurs bols, à la lumière des lampadaires, implorant de leurs mains lépreuses la
charité de ces piétons pressés, insouciants et angoissés visiblement ; toujours ces
prostituées, toujours de plus en plus jeunes et nombreuses, leurs jupes plus courtes que
jamais; toujours ces grosses cylindrées. L’immortelle poste centrale blanche et carrelée
existait toujours, résistant encore fiévreusement aux attaques de plus en plus musclées des
Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication qui avaient fait éclore
tout au long de notre trajet, une kyrielle de cybercafés. L’avenue Charleville était bondée
de monde : elle accueillait en cette fin d’année-là, une gigantesque foire. Les feux de
signalisation ne servaient plus à grand-chose. C’est le plus entreprenant qui traversait la
route le premier. Piétons et autos se disputaient acharnement, et les chaussées, et les
trottoirs. On aurait dit qu’un monstre souterrain hantait la ville, tant il y avait du bruit. Sur
l’immense panneau métallique du Rond-point, il y avait une grosse affiche. Sur une de ses
faces, c’était un monsieur en veste noire ou grise, à l’allure présidentielle. Il avait un large
sourire aux lèvres. Il tendait sa main droite, comme pour saluer une foule invisible qui
l’acclamait. On pouvait lire en gros caractères la phrase de son slogan de campagne:
« Voter le Parti Républicain-Démocrate, le Parde, c’est poursuivre la route des grands
achèvements ! » Sur l’autre face de la plaque de fer, aussi imposante que la précédente, on
avait une autre photo de cinq gens, parmi lesquelles deux femmes. L’un d’eux avait une
béquille. Ils se tenaient main dans la main, tous souriants. Il avait été écrit en gras foncé,
au-dessous de leur photo : « Tous unis derrière l’Alliance des Démocrates, l’Adem, allons
remporter la présidentielle de février prochain ! »
Les imposantes cloches de la grande cathédrale retentirent sur la montée de l’immeuble
Don Bosco : minuit venait d’enfanter la nouvelle année, aussitôt noyée par l’immense
clameur qui suivit ces douze sons des cloches. Et sous les klaxons des voitures, nous nous
faufilâmes. Nous parvinrent difficilement au rez-de-chaussée de l’immeuble Don Bosco.
Il était vide. Mon fils me suivait depuis, silencieux. Au dernier et septième étage de cet
immeuble, je me mis à dévisager la ville, inhalant cet air moins pollué et frais de l’altitude.
Le centre-ville, avec l’avancée de la nuit, se vidait peu à peu. Les imposants immeubles,
au fur et mesure qu’on allait vers la périphérie, diminuaient de taille, laissant place aux
grandes villas, puis aux modestes habitations, enfin à ces bidonvilles. Les innombrables
lumières, semblables à celles de la Voie lactée, nous indiquaient par leurs couleurs, le statut
social des habitants d’une maison. Les lumières jaunes des simples ampoules indiquaient
les maisons des modestes ; par contre les blanches, celles des lampadaires, étaient pour
éclairer les barrières de ces grandes villas. Tout jeune, quand je montais souvent au sommet
de Ngougoua à Mère-rouge, j’avais laissé quelques lumières jaunes nettement plus
nombreuses que les blanches. Maintenant, blanc et jaune étaient mixés, éparpillés dans tous
les coins de la capitale.
Après de longues minutes sur cette position, je me retournai et fis signe à mon fils, qui
était jusqu’ici resté étrangement silencieux. Nous redescendîmes et rempruntâmes l’une
des routes de la ville, pressés par les derniers taxis : la foire avait fermé. Je dirigeais mon
jeune homme tout d’abord vers la grande décharge, située derrière le Centre Pasteur. Il me
fallait ensevelir ce roman maudit.
La décharge était une mer obscure d’ordures. Nous nous avançâmes très loin au milieu
des détritus et dans un endroit anodin, j’avais écarté avec le bout de ma béquille quelques
ordures et je demandai à mon fils de déposer le roman dans le trou. Je fis le mouvement
contraire pour enterrer le roman. Mon fils m’observait, l’air triste durant ces cinq minutes
de recueillement devant la tombe de détritus de l’Apologie de l’Ange. Je lui fis signe de la
tête et nous nous engageâmes pour le retour. Le noir de la nuit effaçait nos silhouettes au
fur et à mesure que nous nous étions éloignés de l'immense poubelle.
M'appuyant sur l'épaule gauche de César, nous avancions lentement dans le noir. Seul
le bruit de nos pas piétinant ces détritus se faisaient entendre. On s’effaça.
VII

- Peuple de Dieu !
- Nous marchons vers lui !
- Que Dieu tout puissant nous fasse miséricorde, qu’il nous pardonne nos pêchés, et
nous conduise à la vie éternelle !
- Amen !
- Le Seigneur soit avec vous !
- Et avec votre esprit !
- Allez dans la paix du Christ ! La messe est terminée !
- Nous retournons vers le Seigneur !
- Eh ! secoue-toi mon grand ! Réveille-toi mon vieux Arthur-Ulrick ! La messe est
terminée ! C’est Pierre qui me secoue par l’épaule. La salle de Dieu est déjà vide. Je me
passe la main sur les yeux rougis de sommeil. Je prends ma béquille de fer ; me lève
bravement sur elle, et m’engage nonchalamment à sortir de la Chapelle de Nkolawae.
Pierre est resté s’entretenir avec Monseigneur à l’intérieur. Il est onze heures dans mon
blouson. Je sors.
La ville est encore en fête : toujours ces bruits, ces klaxons depuis hier soir. J’ai la langue
un peu pâteuse. Abigaïl, la Directrice du CHU ne m’a pas encore fait mon injection
d’insuline. César le faisait avant mon ma rechute. Ils viennent me rendre visite très souvent
depuis ma retraite. Mais je suis aussi fatigué de cette popularité subite. J’ai juste voulu me
distraire à l’écriture, après cette maudite rechute. Mais à présent ma boite mail est saturée
des messages de mes nombreux lecteurs et des critiques. Abigaïl radieuse me suit depuis.
Nous rentrons à la maison.
- Hé prof ! Comment allez-vous ? La question que je vais vous poser n’a pas de lien
direct avec votre roman, mais plutôt un constat sur la situation actuelle du monde. Quand
vous nous donniez encore le cours de l’évolution du monde sur le plan astrologique, vous
nous aviez souvent dit que l’humanité est entrée à l’ère du verseau ! Que cette ère marque
la réconciliation des frères ennemis. Mais l’actualité nous prouve bien le contraire, car
malgré les multiples conférences de paix sur le Proche-Orient, Israéliens et palestiniens
continuent de se déhirer . Regardez Pyongyang et Séoul qui se livrent à
d’incessantes intimidations militaires! On dirait plutôt que le monde est plus que jamais
proche de l’implosion, avec ces nouvelles puissances qui se nucléarisent de manière
inquiétante, et surtout avec ce monde arabe en ruine au nom de la démocratie !
- Ah mon fiston ! tu as si bien assimilé ce cours ! Mais je vais te dire une chose. Avant
que les frères ennemis ne se battent dans la rue, ils se sont d’abord battus dans les cœurs !
L’ère du verseau c’est avant tout celle de la réconciliation de l’humain avec lui-même, avec
l’amour de l’autre ; car comme toutes les gouttes d’eau font partie de la mer, ainsi
l’humanité au-delà des différences ne forme qu’une seule et même famille. C’est ce que
l’ère du verseau nous apporte : l’amour du prochain !
Nous traversons déjà la route qui longe le grand Marché des Acacias. Abigaïl, la Bible
entre ses mains me suit. Elle n’apprécie pas trop quand je m’arrête pour répondre à ces
incessantes questions.
- Eh bonjour Monsieur ! J’ai lu votre roman fantastique, mais je pense que vous devez
en changer le titre. L’Apologie de l’Ange, beaucoup ne le comprennent pas ! Choisissez
plutôt un titre un peu facile ! Par exemple, Sur le Sentier de la Bataille glorieuse ! ou le
temps des tambours par exemple !
- Merci jeune homme ! J’y veillerai à la prochaine édition !
Abigaïl m’a confié hier soir qu’elle voulait elle-aussi anticiper sa retraite au CHU, pour
entièrement se consacrer à ma maladie. Je sais pourtant déjà m’injecter, mais elle me prend
toujours comme un grand enfant.
- Bonjour Arthur-Ulrick! Hier soir encore, un critique affirmait à la télé que votre roman
n’est ni une autobiographie, car le pacte autobiographique étant faussé, ni un roman
historique, ni psychologique, ni un roman africain, ni surréaliste, ni utopique, ni même un
nouveau-roman, avec un schéma narratif brouillon ! Que c’est une dépouille littéraire ! Un
recueil de citations vagues! Que c’est une ridicule rupture entre la philosophie et la
littérature ! Et qu’en plus, vous avez un style de jeune lycéen ! Que vous écrivez comme si
votre esprit était atteint d’épilepsie !
- Je ne saurais quoi redire ! Il a tout dit !
On dirait que ce diabète est une malédiction dans ma famille ; il m’a déjà enlevé mes
deux mères, ma grand-mère et un oncle. Je suis peut être le prochain sur la liste, mais je
résiste encore. Abigaïl et mes enfants me soutiennent.
- Bonjour Arthur-Ulrick ! J’ai lu votre roman plusieurs fois, mais je n’en ressors de
là qu’avec des interrogations ! Tout d’abord, votre style. Je pense que votre écriture n’est
pas accessible de tous, pour un roman qui se veut pourtant social, et c’est bien dommage !
Et aussi j’ai des difficultés à identifier le véritable héro ! En fait, Arthur-Ulrick est une
espèce d’antihéros, car à proprement parler, il subit plus qu’il ne fait l’histoire ! Je
m’hasarderai même à dire que les véritables héros sont peut-être Abigaïl ou la population
de Mezene même !
- Vous avez raison sur ces deux aspects, mais j’ai voulu que la lecture de ce roman se
fasse dans l’effort ! Faites un effort et vous comprendrez au-delà des mots !
William mon cousin se mari samedi prochain avec Francine, l’ami d’Abi.
- Le voilà en personne ! Bonjour Monsieur Arthur-Ulrick ! J’ai une question sur votre
roman ! J’ai interdit d’ailleurs mes enfants de le lire ! Vous semblez prôner un marxisme-
populiste impossible à réaliser, avec ce CERECONA, avec cette ville qui semble se diriger
sans dirigeants! Alors que dans la réalité, c’est tout à fait le contraire ! Vous appartenez à
la bourgeoisie avec votre villa et vos voitures ; avec vos enfants et Madame Abigaïl !
- Vous direz peut être que je suis un faux marxiste, mais je ne suis pas un paresseux !
Regardez d’où je suis parti pour être ce que je suis aujourd’hui, mon cher ami ! Je suis pour
la répartition équitable des richesses certes, mais aussi pour l’effort individuel ! Le
communautarisme n’est pas prétexte à la paresse !
Mon petit Lazare est très turbulent. Je l’ai trouvé la semaine dernière sur mon
ordinateur en train de frapper sur le clavier avec la petite statue en céramique de Zénon.
- En fin j’ai l’honneur de vous croiser Arthur-Ulrick ! Dans votre roman, vous semblez
faire la publicité de la femme, avec Abigaïl et vos mères qui font tout pour vous ! Jamais
il n’est mentionné le nom d’un père, en plus que vous acceptez sans broncher, de nier la
paternité de Lazare ! Aujourd’hui vous et vos amis avez même réussi à placer à la tête de
l’Etat Madame Irène Ntyam avec votre Adem ! Pourquoi tous ces efforts en faveur de la
femme ?
Trop de bruit sur au Rond-point Gorée. Abigaïl vient d’entrer dans la pharmacie
Béthel. Lazare a une petite fièvre. Il est resté avec sa grande sœur ! Trop de klaxons et de
cris.
J’achèterais bien quelques cigarettes, mais Abigaïl me tuerait.
- Excusez-moi Monsieur Arthur-Ulrick ! J’ai lu votre roman à plusieurs reprises pour
en saisir le thème central. Sans vouloir vous vexer, je pense que votre roman est une
succession brusque d’événements sans consistance et sans suite logique ! Votre histoire est
saccadée, sans queue ni tête ! Trop de thèmes abordés, trop d’évènements, si bien qu’on ne
peut en faire aucun résumé fidèle ! En plus de cent pages, vous n’avez rien dit de bon ! On
dirait que vous avez écrit pour vous et non pour nous !
- Charmante demoiselle, y a-t-il un sens à la vie comme un sens au cours d’un fleuve ?
La vie elle-même est une succession saccadée d’événements ! Pourquoi, le roman qui en
est le simple reflet, devrait-il avoir une structure ? La vie est déstructurée ! Que feriez-vous
un beau matin, si devant votre miroir, il vous reflète l’image d’une pintade ? Ta vie a-t-elle
une idée générale ? Pourquoi en réclamer à ce roman ?
- Voyez-vous, je pense finalement Monsieur, que c’est votre vie qui est déstructurée !
Merci et bonne chance pour la suite.
Enfin voilà mon Abi qui sort de la pharmacie. J’ai très chaud. Le soleil est très intense.
- Eh ! Monsieur Arthur-Ulrick, bonjour ! Excusez-moi si ma question vous paraitra un
peu déplacée, mais quelle est votre religion au juste ? Beaucoup disent que vous êtes un
théosophe ?
- Mon cher fiston, je ne suis ni sorcier, ni magicien ! Je ne suis ni apprenti, ni
compagnon, ni maitre, encore moins imperator ; rien de tout cela ! Je suis un Homme !
- Je n’ai pas terminé Monsieur ! En fait, votre roman m’a désorienté ! Vous brutalisez
la conscience du lecteur ! Vous surchargez sa mémoire d’évènements ! Vous l’emmenez
dans un tourbillon de mondes et puis vous vous enfuyez, en le laissant croupir là, avec une
bassine de questions dans sa pauvre tête ! Le roman ne doit-il pas être une leçon de plaisir ?
La vie est déjà assez compliquée, pourquoi en rajoutez-vous une couche avec ce roman qui
n’est pas si intéressant qu’on le dit ? Où voulez-vous en venir à la fin ? 1
- C’est moi qui vais te répondre mon fils ! Le but du roman n’est pas de connaitre le
monde, mais de le recréer, ni de définir la vie, mais d’en donner l’illusion13 ! C’est ce que
mon mari a fait ! Après que l’Université l’ait envoyé en retraite anticipée à sa sortie de son
coma diabétique de sept jours, il s’est demandé ce qu’il ferait durant ce temps de
convalescence. Et il a décidé d’écrire son roman, dans lequel il réinventerait sa vie, telle
qu’elle aurait pu être. Je t’avoue que je n’ai moi-même pas apprécié son approche
surréaliste, avec mon bébé Lazare transformé ange, avec cette guerre qui n’a pas été si
grande. Je n’ai non plus pas aimé qu’il tue Lazare, et puis qu’il me tue plus tard au CHU,
en me faisant concevoir auparavant d’un viol ; tout ceci pour donner du piquant à son
histoire ! Il a tout réinventé !
Abigaïl vient de mettre sa main dans la mienne. Elle n’a pas voulu conduire ce matin ;
nous risquerions de passer une éternité dans ces embouteillages. Elle me tire ! Elle est
fatiguée et vexée de s’arrêter à tout moment, au milieu de cette hystérie.
- Eh ! Arthur-Ulrick, te souviens-tu ? Marie-Salomé la synthétique de la classe de
terminale ! J’ai aussi lu ton roman, passionnément ! Je suis chargée depuis hier par l’Adem,
de l’introduction de trois de nos langues nationales à l’école ! Actuellement, je rédige aussi
un mémoire portant sur les œuvres littéraires africaines contemporaines à l’analyse
herméneutique !
- Ah ! tu n’as pas si changé ma belle, toujours maligne et perspicace ! Bon, arrête tout
d’abord le moteur de ta voiture, s’il te plait ; on ne s’entend presque pas ! Bien ! Sinon,
mes félicitations pour cette nomination ! Moi je sors d’un long coma diabétique ! J’ai été
aussi opéré bien avant de ma jambe gauche ! En passant je suis invité dans votre Université
la semaine prochaine pour assister à une conférence-débat sur l’Etat-Nation en Afrique…
- Bonne journée Madame ! Désolée, mais vous aurez l’occasion d’en débattre le jour
de la conférence ! Mon chéri, s’il te plait rentrons ! Nous sommes encore plus lents que si
nous étions dans ces embouteillages ! Après tu vas encore te plaindre de ta jambe le soir !
C’est Abi qui disjoncte déjà.

13 Jean Hythier
Le soleil de midi brille sur ce passage clouté du Rond-point Gorée. Abigaïl me tient
déjà fortement par l’avant-bras. Nous voici donc, sur ma béquille, s’engageant pour la
traversée, au milieu des vuvuzélas et des klaxons. Personne ne semble remarquer Asmodée
le fou du Rond-point, aujourd’hui presque nu dans ses vêtements en lambeaux, qui crie à
haute voix, au beau milieu de ce rond-point :
- Prenez-moi pour un fou, moi je m’en fous ! Vous dansez, vous jubilez en croyant que
c’est en changeant les dirigeants que le bonheur viendra, mais c’est le doigt dans l’œil ! Le
cousin d’un serpent est une couleuvre. ! Le bonheur, la paix n’adviendront dans cette ville
et dans le monde, que lorsque chacun de nous aura compris que nous ne sommes que des
êtres peureux ! L’Homme a peur d’aimer sans conditions, voilà tout ! Il a peur de la réalité !
Peur du quotidien ! Peur des relations ! Peur de la souffrance ! Peur d’accepter sa vanité !
C’est pourquoi il se protège depuis ! Et il crée les religions, ces morts obscures ! Il crée a
crée l’Etat qui est l’arme de sa fuite, mais aussi de sa fin ! L’Homme est faible en amour,
voilà le vrai problème ! L’amour est mort le jour où est né l’Homme…

FIN

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