Vous êtes sur la page 1sur 31

UNE PETITE GRIVE

Nouvelle

Paul Vannier
9 chemin de la Verchère
71240 La Chapelle de Bragny
Tel : 03 85 92 23 79
Portable : 06 86 89 92 90
e-mail : paul.vannier71@wandoo.fr

0
Quelle que soit la couleur du ciel, la dernière semaine
de décembre m’a toujours paru singulière. Comme si les jours
passaient au ralenti, comme si l’air lui-même devenait pelu-
cheux, entre beige et gris. Vacances, repas de fêtes, cadeaux –
c’est aussi l’heure des bilans : un an déjà ! – tout concourt à
donner le sentiment qu’on ne peut rien entreprendre. Il semble
que le temps lui-même est sur le point de s’échouer. On ne
peut que laisser filer sur son erre l’année finissante.
Pour la première fois, j’allais me retrouver seul à la
maison pour quelques jours. Hélène, emmenant avec elle nos
deux filles, se rendait chez sa mère : je les rejoindrais pour
fêter en famille la Saint-Sylvestre.
-Tu ne vas pas t’ennuyer ? avait demandé Claude, l’aînée.
- Penses-tu ! ton père va reprendre ses habitudes de vieux
garçon…

1
Et c’était vrai : je n’étais pas mécontent de ces
quelques jours de solitude. Je comptais terminer un article en
retard, lire quelques livres ennuyeux dont je n’avais pas en-
core coupé les pages, procéder à des rangements et des clas-
sements sans cesse reportés… Je m’étais établi un programme
très strict, avec des tranches de travail entrecoupées de
longues marches sur les chemins enneigés. J’avais fait provi-
sion de tout ce qui me semblait indispensable pour tenir du-
rant toute une semaine : saucissons, fromages, beaujolais etc.,
j’avais empilé près de la cheminée une imposante quantité de
bûches. De quoi soutenir un siège !
- Papa va se la jouer gentleman farmer, avait ironisé
cette petite peste de Clara.
Le premier jour où je me retrouvai seul, la neige se mit
à tomber au début de l’après-midi. Je déambulais à travers la
maison trop grande pour moi, enveloppée d’un silence coton-
neux qui m’isolait plus sûrement que des étendues de terres
inhabitées. Dans cette clarté blafarde qui semblait coller aux
vitres, j’avais le sentiment d’être sur une île perdue dans
l’immensité, non de l’espace, mais du temps. Je n’étais pas
triste, mais désemparé. Chaque meuble, chaque bibelot, le
moindre objet oublié par mes filles paraissaient abandonnés
depuis longtemps, figés dans une immobilité définitive ou très
ancienne. En dépit de mes résolutions et de mon emploi du
temps, – que j’avais appelé : planning, malgré les rires de ma
femme –, je réussis tout juste à griffonner quelques lignes de
mon article. Le cœur n’y était pas. Je restais de longs mo-
ments le nez collé aux carreaux. Peu à peu, je retrouvais la
sensation, si souvent éprouvée lorsque j’étais enfant et que je
regardais tomber les flocons par la fenêtre de la cuisine, de
m’élever dans les airs, hissé dans une nacelle silencieuse vers
des hauteurs invisibles.
Le lendemain, aussi étrange que cela paraisse, c’est le
silence qui me réveilla. Avant même d’ouvrir les yeux, je sa-

2
vais qu’il avait gelé fort pendant la nuit. Le vent avait dû
tourner, puis cesser brusquement, laissant un ciel de cristal,
une grande coupe d’air transparent, doré, et un silence,
comme gelé lui aussi, un bloc de glace immobile et qui, bizar-
rement, paraissait sonore. C’était plus qu’il n’en fallait pour
me tirer du lit. Un coup d’œil par la fenêtre : je ne m’étais pas
trompé. C’était, par-dessus les toits blancs des maisons voi-
sines, une aurore coupante, dure, qui faisait penser aux arêtes
d’une pierre. Je savais que la neige serait crissante sous les
pas comme du sucre cristallisé, que les traces des roues sur les
routes allaient être luisantes, presque bleues. D’un coup, c’est
les matins de mon enfance qui m’étaient rendus, quand la plus
légère trace sur l’étendue immaculée des prés laissée par le
passage d’un chien ou d’un lièvre, me changeait en trappeur
lancé sur la piste d’un caribou. Vite, j’enfilai un vieux pull, le
pantalon de velours qu’Hélène menace régulièrement de jeter
à la poubelle, je montai au grenier chercher mes chaussures de
montagne. Je savais où j’allais marcher : sur les chaumes qui
dominent la vallée et d’où la vue s’étend, très loin en direction
de l’Ouest, jusqu’aux premiers contreforts du Revermont.
Je renonçai au café au lait habituel : pour cette journée
au grand air, il me fallait une nourriture un peu plus substan-
tielle et roborative. Debout près de la table, le couteau à la
main, je mangeais lentement saucisson et fromage. Je me la
jouais bûcheron canadien, aurait dit Clara.
J’eus du mal à faire démarrer le moteur de ma voiture.
J’eus alors comme le pressentiment que cette journée allait
être longue et peut-être pas tout à fait aussi réjouissante que je
l’avais imaginé. Il faisait froid. Un instant, je me demandai si
je n’allais pas tout bonnement renoncer à ma promenade.
Je roulais doucement sur la route verglacée que le
chasse-neige venait tout juste de dégager. J’essayais de me
bâtir un emploi du temps. J’avais rendez-vous, en fin de jour-
née avec un ami, journaliste au Quotidien local. Il voulait me

3
parler du projet auquel il souhaitait ma collaboration (mais
auquel je ne crois pas beaucoup) qui est de publier un guide
touristique régional associant circuits pédestres, bonnes
tables… et églises romanes !
On était dimanche. Je décidai d’aller à la messe. De-
puis combien de temps n’y étais-je pas allé ? En cette période
de l’année, j’avais une chance d’échapper aux chansons de
feux de camps qui ont désormais remplacé les chants litur-
giques : les lycéens, leurs guitares et leurs pipeaux étaient en
vacances. Après la messe, j’irais déjeuner au restaurant :
j’adore déjeuner seul au restaurant. Ensuite, une longue
marche sur les chaumes… Ensuite… L’enthousiasme du ré-
veil était tombé. Je n’étais plus très sûr d’avoir encore envie
d’aller marcher sur les chemins enneigés. Et puis, je m’en
voulais de ce brusque accès de mauvaise humeur à propos des
chants liturgiques d’aujourd’hui – « Tu es quand même un
peu réac » me reproche quelquefois ma fille aînée – et à pro-
pos de ces jeunes gens qui, après tout, ont bien raison de vou-
loir employer, pour exprimer leur foi, les mots et les musiques
de leur époque. Plutôt que s’en tenir aux ornements, aux sym-
boles et au bas-latin d’une liturgie poussiéreuse qui date du
pape Pie V. Aujourd’hui, le grégorien est devenu un plaisir
d’esthète.
J’en étais là de mes pensées banales et de mes lieux
communs quand j’aperçus, au bout d’une ligne droite, immo-
bile près d’un bosquet, sur le côté de la route, une silhouette
que je pris pour celle d’un gamin probablement occupé à se
tailler un bâton ou une fourche de lance-pierres dans les noi-
setiers du buisson. Mais, quand j’arrivais à sa hauteur, c’est
une jeune fille qui tourna vers moi un visage blanc encadré de
cheveux courts. Il me sembla qu’elle esquissait un geste dans
ma direction. Je m’arrêtai, baissai la vitre.
-Voulez-vous que je vous dépose en ville ?

4
Je me penchai, ouvris la portière. Elle se pencha à son
tour, me regarda un instant, immobile, avec beaucoup
d’attention, le visage crispé puis, sans un mot, se glissa sur le
siège à côté de moi. Le froid entra avec elle, et une odeur
d’étoffe mouillée, qui me fit penser au plumage d’un oiseau.
Elle portait des vêtements fripés, un pantalon de velours
sombre, avec des plaques de neige collées à hauteur des che-
villes, un manteau noir qui paraissait trop grand pour elle, sur
un pull également noir à col roulé.
- Vous avez les cheveux trempés…
- C’est la neige… qui est tombée des branches quand
j’ai cueilli les prunelles…
- Vous m’avez bien fait signe ?...
- C’est-à-dire… Pas vraiment… En réalité, je jetais les
prunelles… Immangeables… Elles étaient trop amères.
- Il faut qu’il ait beaucoup gelé pour qu’elles soient
comestibles.
Je me demandais ce que cette jeune fille pouvait bien
faire, à cette heure matinale et par ce froid, sur une route de
campagne déserte, sans autre bagage qu’un gros sac dont elle
avait passé la bride sur son épaule et qu’elle tenait maintenant
serré à deux mains contre son ventre comme un coussin.
- J’ai cru que vous faisiez du stop… Si vous préférez
continuer à pied…
- Non, il fait trop froid. Il y a près d’une heure que je
marche…
-Vous venez de loin ?
A nouveau elle sembla hésiter, le temps que je regrette
ma question.
-Je suis partie d’Avignon hier soir. En stop, justement.
J’ai trouvé un camion qui montait vers Paris. Et puis, ce ma-
tin, le routier est devenu… comment dire ? Un peu trop
“sympa”. Entreprenant, quoi ! Alors je me suis fait déposer à
un carrefour, quand j’ai vu le panneau : C., 9 km.

5
Elle me regarda avec insistance, comme tout à l’heure
lorsqu’elle hésitait à monter à mes côtés, le même regard
presque noir, de la couleur de ses lèvres bleuies par le froid ou
le jus des prunelles. Peut-être essayait-elle de me jauger, se
demandant si elle allait devoir à nouveau repousser des
avances. Puis elle dut penser qu’elle en avait trop dit ou pas
assez.
-Je vais à Belfort, dans ma famille. Il y a bien une
gare, à C. ?
-Une gare et même probablement un train pour Belfort
en fin d’après-midi.
Je roulais doucement, veillant à ne pas déraper sur les
plaques verglas ou dans la neige fraîche.
- Nous arrivons. La gare se trouve à l’autre bout de la
ville. Je vais vous y conduire.
- Vous habitez à C. ?
- Non, un village, à une quinzaine de kilomètres, dans
la direction d’où nous venons, pas très loin du carrefour où
vous êtes descendue.
Brusquement, je n’avais plus envie de lui parler. Je
sentais que nous en étions à ce point où, entre nous, la relation
pouvait se nouer un peu plus ou demeurer sur le terrain des
seules banalités. Nous étions là aussi à un carrefour. Et j’étais
partagé entre l’envie de connaître un peu mieux ma passagère
et la crainte de voir se tisser entre nous des liens qu’il faudrait
rompre tout à l’heure. J’étais comme un randonneur qui re-
doute que le sentier sur lequel il va s’engager ne débouche sur
un cul-de-sac ou l’à-pic d’une falaise. Sans issue.
- Je vous ai vue grignoter des prunelles. C’est un petit
déjeuner original.
- Je n’ai rien mangé depuis mon départ hier soir.
J’avais soif, je pensais que ces prunelles…
- Et que diriez-vous d’un vrai petit déjeuner ?

6
Sans réfléchir, je venais de brusquer les choses entre
nous. A mon insu, sans doute, tout un mécanisme inconscient
avait joué, né d’une vague attirance pour cette inconnue, d’un
refus de la voir s’éloigner à tout jamais.
- On va chercher un bistrot tranquille.
- Auparavant, j’aimerais voir les horaires des trains.
Je la regardais marcher sur la place en direction de la
gare, légèrement courbée en avant, les mains ramenées vers le
haute de sa poitrine, comme si elle avait eu mal à cet endroit.
Mais peut-être voulait-elle simplement maintenir croisé le col
de son manteau. Elle revint en courant.
- J’ai un train en fin d’après-midi.
Elle restait penchée devant la portière entr’ouverte,
comme ce matin, retenant toujours le col de son manteau re-
monté sur sa gorge. Elle me regardait, de ce même regard
d’animal effarouché.
- Je vous ai proposé d’aller prendre un petit déjeuner…
Si vous êtes toujours d’accord…
- Oui, je veux bien.
J’aimai sa façon d’avoir accepté mon invitation, avec
simplicité, sans se croire obligée de simuler quelque réticence
de fausse politesse.
- Qu’allez-vous faire de toute votre journée ?
- Je vais rester au chaud dans un café. Avec un bon po-
licier. Et vous ?
A nouveau, c’était sa voix nette, sans gêne, dépouillée
de toute affèterie.
- Moi ? Eh bien ! Je pensais aller à la messe, figurez-
vous ! Ensuite déjeuner dans un restaurant que je connais, à la
sortie de la ville, et où l’on sert une excellente choucroute.
Après quoi, j’avais l’intention d’aller marcher dans la cam-
pagne. Des collines, on a une belle vue sur la vallée. Avec
peut-être en prime le Mont-Blanc à l’horizon. C’est le temps
idéal pour ce genre de balade.

7
- Moi, je ne sais pas si j’oserais affronter ce froid…
- C’est parce que vous avez mal dormi dans votre ca-
mion…
Elle semblait moins craintive, elle faisait moins penser
à un petit animal traqué. Son visage prenait peu à peu des cou-
leurs, ses lèvres étaient moins bleues. Seuls ses cheveux évo-
quaient encore les plumes d’un oiseau mouillé. Soudain, en
regardant plus attentivement mon inconnue, j’ai soudain pen-
sé que ma fille aînée, Clara, pourrait, dans quelques années,
lui ressembler… Même petit visage en “fer de lance”, même
tignasse brune…
- Que pensez-vous de ce Café des Tilleuls ?
- Si on y sert autre chose que des tisanes…
En descendant de voiture, je lui fis remarquer que, si
l’on me voyait en compagnie d’une jeune femme, à neuf
heures du matin, dans cette ville où je comptais quelques con-
naissances, on n’allait pas manquer de bâtir un roman.
- … et on va en faire ce qu’on appelle des “gorges
chaudes”.
- Par ce froid, vous croyez ?
Elle me regarda en souriant. C’était la première fois.
- Vous savez, je ne suis pas forcément très drôle…
Aussitôt son front se plissa, comme si elle venait de
ressentir une douleur qu’elle croyait oubliée.
La salle était vide. Le patron, derrière son bar, nous
adressa un vague salut. Instinctivement, nous nous dirigeâmes
vers les tables qui se trouvaient dans un petit renfoncement,
près d’un poêle dont on apercevait la flamme bleue à travers
un hublot de mica et qui meublait de son ronronnement le
silence de la pièce.
- Il fait bon, dis-je en m’asseyant. Et vous avez vu la
superbe machine à café italienne derrière le comptoir ? Noire
comme vous êtes, vous devez aimer le café…

8
Elle s’assit en face de moi, me répondit d’un sourire,
mais son visage gardait son air souffreteux, chiffonné.
- On va prendre un bon petit déjeuner, sans se presser.
De quoi vous requinquer. Quand on a mal dormi, il faut man-
ger. Voulez-vous être mon invitée ? Vous verrez, je suis un
brave type.
- Je n’aime pas beaucoup les braves types…
- Vous avez raison. Je voulais simplement dire que je
pouvais être un bon compagnon le temps d’un petit déjeuner.
- Bon ! me répondit-elle, sans sourire, un peu agacée.
Le petit déjeuner était appétissant : motte de beurre,
confitures, café qu’on nous servit dans deux grands bols de
faïence décorés de motifs à carreaux bleus et blancs, et de
larges tranches de pain qu’on aurait dit taillées dans les
miches qu’on cuisait autrefois dans les fermes. Mon inconnue
mangeait sans grand appétit. Pourtant son sourire, son regard
brillant à la vue des bols et du pain laissaient penser qu’elle
devait aimer ces petits déjeuners des enfances campagnardes.
Etait-ce la fatigue de la nuit, la marche du matin dans la neige,
la méfiance qu’elle gardait envers moi ? Elle semblait recro-
quevillée, pelotonnée sur elle-même et, à nouveau, faisait
penser à un animal blessé ou malade.
- Ca va mieux ? Pardonnez-moi de ne pas avoir fait
honneur comme il convient à ce petit festin... Mais j’avais
déjà déjeuné...
Elle m’observait par-dessus son bol qu’elle tenait à
deux mains, les coudes appuyés sur la table.
- Dites-moi seulement votre prénom.
Elle reposa son bol, s’essuya lentement les lèvres, gar-
da un moment sa serviette contre sa bouche comme pour se
retenir de répondre.
- Comment aimeriez-vous m’appeler ?
- Je ne sais pas… disons… Prunelle ?
- D’accord. D’ailleurs je m’appelle vraiment Prunelle.

9
- Ce n’est pas vrai ?
- Non, bien sûr !
Elle sourit puis, sans me regarder :
-Vous m’avez dit que vous vouliez aller à la messe ?...
- Oui, ça vous surprend ?
- Oh ! non, pas du tout ! Enfin, je veux dire que cela ne
me regarde pas. Et ne me concerne pas…
-Vous n’êtes pas croyante ?
- Non !
- C’est dommage que vous ne restiez pas plus long-
temps : je vous aurais convertie !
- Difficile ! je suis une parpaillote ! Enfin, mes parents
étaient protestants, comme beaucoup de paysans cévenols. Et
vous, comment vous appelez-vous ?
- Pruneau !
- Non, vous ne faites pas penser à un pruneau. Vous
n’êtes pas assez noir. Vous faites plutôt penser...
- ... A quoi ?
- Peut-être à un chien, un assez bon chien...
- Ce doit être mon air d’épagneul breton un peu triste,
ou de saint-bernard un peu pataud… Appelez-moi Médor !
- Dites-moi votre prénom. Votre vrai prénom. C’est
très important pour moi.
- Je m’appelle Jacques. Mais pourquoi est-ce tellement
important ?
- Parce que… Ce serait difficile, ou plutôt trop long à
expliquer… Comment dire ? Depuis quelque temps, j’ai
l’impression que tout est faux autour de moi, artificiel, tru-
qué… Ne me demandez pas pourquoi. Ou plutôt… C’est as-
sez banal : hier soir, j’ai quitté la maison, le domicile conjugal
comme on dit… Mais laissons cela. Je ne veux pas vous en-
nuyer avec mes histoires. Je ne veux surtout pas vous empê-
cher d’aller à la messe… Je m’en voudrais de vous faire man-
quer à vos devoirs...

10
J’éclatai de rire.
- Il n’est pas question de devoirs ! Répondez-moi fran-
chement. Voulez-vous que je reste un moment avec vous pour
vous tenir compagnie, bavarder…
- Oh ! oui. J’ai tellement peur d’être seule…
- Alors je reste !
- Plutôt que l’épagneul breton ou le saint-bernard, en
ce moment, c’est plutôt l’Armée du Salut...
- Vous m’avez mal compris. Je ne suis pas en train de
faire ma B.A. du dimanche. Je n’ai nullement pitié de vous.
Simplement je vous ai recueillie. Ne serait-ce que par courtoi-
sie, je ne peux pas vous laisser comme ça, comme un colis au
bord de la route. Et comme vous n’êtes pas désagréable à re-
garder, comme vous n’avez pas l’air totalement idiote…
- Ce sont probablement des compliments ?...
- Prenez-le comme vous voudrez. Mais je ne suis pas en train
de vous draguer, pour parler vulgairement. Il se trouve que je
suis marié…
- Je sais : j’ai vu votre alliance.
- Et donc, je n’ai pas l’intention de vous faire la cour.
- Bien ! trancha-t-elle, comme si nous venions de con-
clure un pacte. Vous ne me faites pas la cour. “Faire la cour”,
c’est plus joli que “draguer”. Vous restez un moment avec
moi. Et comme vous êtes un mari fidèle, et un dévot par-
dessus le marché, je ne risque rien ! C’est bien ça ?
- Vous pouvez vous moquer…
- Je ne me moque pas ! Ou plutôt si : je me moque un
peu de vous, pour vous éviter de vous prendre au sérieux.
Après tout, rien ne prouve que votre discours de mari fidèle…
Supposons qu’à ma place, ce matin, vous ayez rencontré une
fille très belle, très séduisante… cela a bien dû vous arriver de
faire des rencontres, non ? Vous n’avez jamais eu envie de
tromper votre femme ?…
- Entre avoir envie, envisager de le faire, et le faire…

11
- C’est bien ce que je disais : vous êtes un homme de
devoir.
- Vous me fatiguez avec votre devoir. Regardez-moi :
je n’ai plus quinze ans, ça se voit, non ? Il se trouve que
j’aime ma femme – un scoop, par les temps qui courent. Et il
se trouve aussi que j’essaie de placer mes relations, en parti-
culier mes relations avec les femmes, comment dire ? à
quelque hauteur. Pour dire les choses plus simplement :
j’essaie de les regarder avec un autre œil que celui du maqui-
gnon qui évalue une pouliche…
Je sentais que je parlais trop, que j’en faisais trop, em-
porté par le désir de me montrer à mon avantage, et peut-être,
en réalité, poussé par l’envie inconsciente de séduire cette
fille qui, en souriant, me regardait m’enfoncer et m’engluer
dans mes explications et mes protestations.
- Vous parlez comme un livre…
- Un mauvais livre…
Il y eut un moment de silence. Etait-ce la chaleur, le
ronronnement du poêle, le second petit déjeuner ? J’étais
comme engourdi. Je n’avais plus envie d’aller marcher dans la
neige. Et plus envie non plus d’écouter cette fille. Je n’aimais
pas le tour que prenait notre conversation. Dans quelques mi-
nutes, elle allait peut-être me faire part de ses déboires senti-
mentaux. Et moi me remettre à jouer les jolis cœurs. C’est
alors que mon inconnue posa sa main sur la mienne et, durant
un court instant, il n’y eut plus que sa paume tiède sur ma
peau.
- Oubliez tout ce que je viens de vous dire. Au-
jourd’hui, je suis un peu perdue… Je ne sais plus trop où j’en
suis. Je ne sais pas ce que je vais faire. J’ai bien un oncle et
une tante à Belfort, mais je ne sais pas si je vais pouvoir rester
longtemps chez eux. Alors, je vous le demande, si cela vous
est possible, tenez-moi compagnie un moment…

12
- Vous avez de la chance d’être tombée sur un type de
l’Armée du salut…
- Oubliez ce que j’ai dit, c’était ridicule !
Elle retira sa main. Il y eut à nouveau un moment de
silence qui me parut long. Tous les deux, me semblait-il, nous
cherchions à faire un pas l’un vers l’autre, avec précaution,
sans nous effaroucher et, comment dire ? avec sincérité, sans
arrière-pensée. Je me sentais soudain disponible, vacant, à
l’image et à l’unisson de ce dimanche de fin d’année, de ce
froid immobile, dehors, de cet air comme caillé, de ce soleil
pâle sur les toits ; et de cette salle de café vide, banale, avec
ses tables en formica et ses banquettes de moleskine vert
sombre. Comme je l’avais prétendu tout à l’heure, je me
croyais capable d’être un bon compagnon. Je n’étais pas loin
de m’attendrir.
Cette fois, je le savais, celle légère chaleur qui me
montait aux joues, cette petite crispation au creux de la poi-
trine, il ne fallait pas en chercher la cause ni dans la tempéra-
ture de la pièce, ni dans mes deux petits déjeuners, mais bien
dans la présence, en face de moi, à portée de main et de re-
gard, de cette jeune femme que j’appelais bêtement Prunelle
et dont j’aurais voulu savoir et le nom et l’histoire, et que
j’aurais voulu connaître un peu plus, et très vite, car le temps
passait et chaque seconde nous rapprochait de notre sépara-
tion. Déjà s’annonçait à l’horizon de ce jour sans couleur
l’ombre d’un nuage noir, le sinistre plus jamais qui est l’autre
nom de la mort. Peut-être mon inconnue devina-t-elle chez
moi ce léger trouble. Une petite ride s’était creusée entre ses
sourcils. Je ne savais pas si, plus ou moins consciemment, elle
n’exagérait pas son air souffreteux, dans le but de m’attendrir.
- Ecoutez, dis-je brusquement, comme on se jette à
l’eau. Je vais rester avec vous jusqu’à l’heure de votre train.
Je voudrais bien qu’on ne gâche pas tout entre nous durant ce
temps. Je crois, disons que j’en fais le pari, que nous valons

13
mieux qu’une petite aventure sans lendemain, si aventure il
devait y avoir. Non, ne dites rien. J’ai besoin de dire ces
choses un peu bêtes et convenues, dont on prétend qu’elles
vont sans dire. Je voudrais que nous nous quittions contents
l’un de l’autre. Et je ne suis pas très sûr de moi, voilà !
Elle avait baissé la tête et semblait concentrer toute
son attention sur les miettes de pain qu’elle rangeait en petits
carrés réguliers près de son bol. Je ne voyais que les plis de
son front. Ses cheveux, qui avaient séché, paraissaient moins
noirs, n’évoquaient plus le plumage d’un oiseau.
- Votre femme va vous attendre ?
- Non, elle est absente pour quelques jours. Que vou-
lez-vous faire en attendant l’heure de votre train ? Vous vou-
lez aller au cinéma ?
- Oh ! non, pas le cinéma ! J’y allais souvent à Avi-
gnon. Les bons et les mauvais films, je voyais tout. Mon mari
s’absente souvent, et parfois pour de longues périodes. Il tra-
vaille dans une boîte qui importe des bois exotiques. Il est
actuellement au Gabon, du côté de Lambaréné, pour une mis-
sion de trois semaines.
- Vous ne travaillez pas ?
- Non ! Et c’est bien cela qui m’a fait hésiter avant de
partir… Des raisons bassement matérielles, comme vous le
voyez.
- Et votre mari sait que vous avez quitté la maison ?...
- Non, je ne peux pas le joindre. Il est quelque part,
perdu au cœur de la forêt. Dans une région où le téléphone ne
passe pas.
- Tiens, lui dis-je en lui tendant les quelques billets que
j’avais dans mon portefeuille. C’est tout ce que j’ai sur moi.
Accepte-les aussi simplement que je te les donne. Ca te per-
mettra de voir venir...
Je venais de m’apercevoir que je l’avais tutoyée. Elle
éclata de rire. C’était la première fois que j’entendais son rire.

14
Son visage s’était déridé, déplissé. Il n’y avait plus d’animal
sauvage.
- Excusez-moi ! Je suis pourtant d’une génération qui
n’a pas le tutoiement facile…
- Ne t’excuse pas ! Ca me touche beaucoup que tu
m’aies tutoyée comme ça, sans vouloir. Quant à l’argent, oui,
je l’accepte volontiers. Je te le rendrai, bien sûr !
- Tu ne me rendras rien du tout ! Ca correspond, en
gros, à la somme que je devais consacrer à l’achat d’un bou-
quin très ennuyeux dont j’ai besoin pour mon travail. Mais ça
peut attendre. Et pour ce qui est de me le rendre, comme tu ne
connais ni mon nom ni mon adresse...
- Merci ! dit-elle en me caressant la joue.
Puis baissant la tête :
- J’aimerais qu’on aille marcher dans la campagne,
comme vous en aviez l’intention.
- Auparavant, je vous propose un petit tour dans la
vieille ville. Le circuit touristique fait partie du forfait. On ira
marcher après le déjeuner.
A nouveau, il y eut un silence. Mon inconnue s’était
appuyée au dossier de la banquette. Un peu tassée sur elle-
même, elle semblait vouloir se faire toute petite pour que tout
glisse sur elle sans l’atteindre, le temps, mes paroles…
- J’ai une autre proposition… Je vous ramène à la mai-
son, vous restez un jour ou deux, le temps de vous reposer,
d’y voir plus clair… Qu’en dites-vous ?
Elle se croisa les bras, d’un geste un peu puéril,
s’appuya sur la table et me regarda fixement quelques ins-
tants. Son visage était tout près et je distinguais les petits
points dorés qui constellaient la prunelle de ses yeux. Elle
détourna son regard.
- Bon, vous n’avez pas confiance… Je vous assure
qu’il n’y a dans ma proposition, aucune arrière-pensée, même

15
si vous pensez que j’en fais trop et que je vous tends un
piège…
- Mais non ! Dans l’état où je suis, qui songerait à me
tendre un piège ? Pas vous, j’espère ! Vous m’avez dit que
vous pouviez être un bon compagnon : je vous crois.
- Il y a une autre solution. Je vous ramène chez moi, je
vous dépose à la maison. Moi, aussitôt, je vous laisse pour
rejoindre ma femme chez ses parents. C’est prévu. Vous serez
tranquille. Vous n’aurez qu’à laisser les clés dans la boîte aux
lettres en partant.
- Pourquoi es-tu si gentil avec moi, comme ça, à fonds
perdu en quelque sorte ! La gentillesse a tellement mauvaise
réputation de nos jours… Mais si je vais chez toi, je veux que
tu sois là, c’est ta maison…
Elle avait dit ces derniers mots en détournant le regard
et presque à mi-voix. Puis elle me regarda à nouveau sans rien
dire, comme absente, lointaine. Puis elle se leva brusquement.
- J’aimerais qu’on s’aille. Tout à l’heure, j’aimais bien
ce café. A présent, je le trouve sinistre. Et le patron a vraiment
une tête de repris de justice. Et je voudrais garder un bon sou-
venir de ces moments…
- Attention ! Pas d’attendrissement ! Quand les pru-
nelles deviennent trop tendres, c’est qu’elles sont sur le point
de pourrir…
- Je me sens déjà devenir blette, dit-elle, en faisant une
drôle de grimace.
Nous avons quitté le café et nous avons marché dans
les rues, bien que le temps ne fût guère à la flânerie. Je mon-
trais à mon inconnue les quelques vieilles maisons à colom-
bages de la Place du Marché, l’hôtel particulier où, dit-on,
Napoléon avait fait étape au retour de l’Ile d’Elbe. Dans la
cathédrale où flottaient des odeurs de cierge éteint et d’encens
froid, Prunelle s’arrêta devant le grand Christ en bois du XVe
siècle.

16
- On va faire brûler un cierge. A tes intentions.
- Vous croyez encore à ces superstitions d’un autre
âge ? C’est pour remplacer votre messe ?...
- Mais non ! Ca ne remplace rien du tout ! Et je ne
crois pas à ces superstitions d’un autre âge, comme tu dis Un
cierge qui brûle, serait-il béni par le pape, n’a aucun pouvoir
magique. Simplement, celui qui l’allume le fait dans une in-
tention précise. Et le temps qu’il se consume, sa flamme en
témoigne, il est unique. Plus jamais il n’y aura ce cierge et
cette flamme... Et si on fait une prière pendant ce temps-là,
elle est aussi unique, pour l’Eternité…
Prunelle s’éloigna de quelques pas pendant que
j’allumais le cierge. Je la rejoignis devant la Piéta qui se
trouve dans une chapelle latérale que beaucoup de visiteurs
négligent de visiter.
- Qu’on soit croyant ou non, voilà l’image de toutes les
dérélictions.
- Déréliction… c’est un beau mot. Que l’on n’emploie
plus guère… Mais vous avez raison…
- Et ce n’est pas seulement une mère en larmes qui
tient dans ses bras le cadavre de son fils supplicié. C’est la
seule réponse à la question du mal innocent.
- C’est-à-dire ?...
- Celui qui est étendu sur les genoux de sa mère, c’est
le Fils de Dieu, Dieu lui-même, victime du Mal. Dieu est du
côté des victimes.
- C’est un peu compliqué pour moi...
Nous avons quitté la cathédrale. La ville était déserte.
Certaines ruelles, encombrées de tas de neige et où ne circu-
laient que de rares passants, faisaient penser à un décor de
cinéma.
- Un loup viendrait à surgir, là, au coin de ce qui a dû
être une échoppe autrefois, qu’on ne serait pas autrement sur-
pris...

17
Prunelle a voulu descendre jusqu’à la rivière.
- Je trouve qu’un fleuve, une rivière dans une ville,
c’est très important. C’est une perspective ouverte, une invita-
tion au voyage, ou tout au moins, une possibilité
d’échappée…
- C’est vrai… C’est ce qui donne sens à la ville. Mal-
heurs aux cités sans fleuve ni rivière !
La rivière était entièrement prise par la glace. Ce
n’était plus qu’une plaque grisâtre, inerte, sans le frisson ni
l’odeur de l’eau qui coule, un terrain vague sur lequel les
gosses avaient jeté toutes sortes d’objets : cailloux, vieilles
casseroles, morceaux de ferraille…
- C’est une rivière morte…
- Seulement endormie… la Belle aux Glaces dormant !
- Partons !
Prunelle marchait à mes côtés, veillant à laisser entre
nous un peu d’espace. Son visage avait repris son teint gris.
Légèrement penchée en avant, les mains enfoncées dans les
poches de son manteau, le regard fixé à quelques pas devant
elle, on aurait dit qu’elle cherchait une trace ou qu’elle suivait
une piste. Mais c’était peut-être tout simplement pour offrir
moins de prise au froid et au vent.
Nous avons encore marché quelque temps, jusqu’à la,
Grande Halle-aux-Blés, où se tient habituellement un marché
le dimanche matin, mais qui était vide probablement en raison
du froid. Puis Prunelle a voulu que nous allions jusqu’au Gre-
nier à Sel, à l’autre bout de la ville. C’est à que nous enten-
dîmes les douze coups de midi.
Je l’emmenai dans le seul bon restaurant que je con-
naissais. Quelques tables étaient occupées par des familles
endimanchées. Nous nous installâmes près de la cheminée où
brûlait en chuintant une énorme bûche. Prunelle mangea avec
plus d’appétit qu’au petit déjeuner. Elle souriait plus souvent

18
mais, parfois, son sourire ressemblait à celui d’un malade que
des visiteurs s’efforcent de rassurer.
C’est au cours du repas, peu à peu, insidieusement,
que j’en suis venu à regretter mon invitation. J’avais parlé
sans réfléchir. Qu’avais-je besoin de proposer à cette incon-
nue de l’héberger en mon absence ? Pourtant, en face de moi,
Prunelle se détendait. Elle parlait plus volontiers, plaisantait.
Le vin, la chaleur, après le froid du matin, avaient coloré ses
joues qui devenaient brillantes comme la peau de certaines
pommes. Elle n’était pas jolie, mais ses yeux étaient beaux,
entre noirs et violets. Comme ceux de ma file… Décidément !
Elle s’exprimait avec beaucoup de simplicité, de netteté, sans
coquetterie. Le plus souvent, elle m’écoutait en silence, atten-
tive, le front plissé. Mais elle pouvait tout aussi bien et très
vite, s’évader, partir dans ses propres pensées, les yeux grands
ouverts, fixant les miettes de pain qu’elle pétrissait machina-
lement ou la capsule de la bouteille qu’elle avait tordue :
« Regarde, un canard ! » Elle avait quitté son manteau et, dans
son chandail, qu’elle devait porter à même la peau, elle sem-
blait plus frêle mais plus vivante aussi et, pour moi, plus
émouvante.
Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas voulu l’emmener
marcher sur les collines comme j’avais prévu de le faire. J’ai
choisi l’une des grandes allées forestières qui longe, pendant
des kilomètres, le bois des Réaux. Confusément, je sentais
que ma journée était bouleversée, parfois même je me disais
qu’elle était gâchée. Parfois, au contraire, je pensais que je
vivais des moments importants, inoubliables, que cette ren-
contre sans lendemain allait, contre toute évidence et sans que
je puisse l’expliquer, compter dans ma vie. Il suffisait que
Prunelle me parle de la Provence, d’Avignon, du dernier Fes-
tival qu’elle avait suivi nuit et jour : « J’avais le temps !... –
Pendant que ton mari détruisait la Forêt congolaise ?!... », il
suffisait qu’elle s’arrête à l’orée d’un pré, qu’elle s’appuie un

19
instant sur une barrière, qu’elle me demande le nom d’un ha-
meau dont on apercevait les toits blancs dans l’échancrure
d’un vallonnement, pour que je sache, très intimement, que
cette inconnue, debout devant moi, toute noire dans cette
blancheur à perte de vue, donnait sens à cette journée, qu’elle
rendait vivant ce paysage figé par le froid, qu’elle le justifiait,
et qu’elle m’était, pour cela, infiniment précieuse. Quand,
parfois, la neige était trop profonde ou qu’il fallait enjamber
de petites congères, elle me donnait la main, et c’était un geste
très naturel et très ambigu, celui d’une petite fille, d’une ca-
marade ou d’une amante, et sa main, dans la mienne – je réa-
lisais alors qu’elle ne portait pas de gants –, devenait une
boule de plumes tièdes. Tant de fausse innocence ou de vraie
naïveté tantôt m’agaçait, tantôt faisait déferler sur moi une
vague de tendresse contre laquelle il me fallait lutter. Parfois,
et brusquement, l’envie me venait de la laisser là, d’inventer
n’importe quel prétexte (j’aurais pu invoquer mon rendez-
vous avec l’ami journaliste) pour l’abandonner et m’enfuir.
Plus souvent, j’avais seulement envie de la prendre dans mes
bras, de la réchauffer, de sentir sous mes doigts l’arrondi de
son épaule et de ses seins à travers la douceur de son pull, la
douceur de ses lèvres contre ma bouche. Et lui dire qu’il ne
fallait pas avoir peur, que ces bois, ces près, aujourd’hui pétri-
fiés par la neige et la glace, dans quelques mois allaient rever-
dir ; qu’il lui fallait, elle, croire en sa chance, en son avenir…
Et tout le temps que dura notre marche fut rythmé par ce
double mouvement d’élan et de fuite. Je n’étais pas très cou-
rageux. Je mettais ces changements d’humeur, cette incapacité
à m’en tenir à une attitude simple et nette sur le compte de ce
dimanche d’hiver, de cette fin d’année, de cette campagne
vide, de ce ciel qui, peu à peu, avait perdu sa luminosité, était
devenu gris. C’était bien moi, de mettre mes petites lâchetés
et mon inconstance sur le compte de la saison ! Prunelle, elle
aussi, passait, semblait-il, par cette alternance de recul et

20
d’approche qui ne coïncidait pas toujours avec mes propres
mouvements et qui se traduisait, chez elle, par de brusques
passages du vouvoiement au tutoiement. Parfois, elle s’arrêtait
pour me regarder. Ses yeux, alors, étaient vraiment couleur de
prunelles. Par moments, j’avais l’impression de l’ennuyer. Il
me semblait qu’elle devait alors se demander : « Mais qu’est-
ce que c’est que cet olibrius ? Qu’est-ce que je fais avec ce
type ? » Puis, tout aussitôt, je la sentais attentive, amicale, et
le sourire qu’elle m’adressait alors me disait sa confiance et,
peut-être, le plaisir qu’elle avait à marcher à mes côtés.
Nous avons longtemps suivi le chemin qui longe la fo-
rêt, où la neige était épaisse, seulement marquée par les or-
nières tracées par le passage d’un charroi. Prunelle s’amusa à
mettre ses propres pas dans ceux, profonds, laissés par le che-
val, imitant la lourde démarche de la bête de trait qu’elle me
décrivait « pesante, tu la vois ? très grosse, velue, de couleur
baie, avec une crinière blond filasse. Et de temps en temps, tu
l’entends ? elle éternue et souffle par les naseaux, frr ! frr !... »
Elle se retourna :
- Tu en as déjà beaucoup rencontré, des auto-
stoppeuses qui font le cheval pour amuser le type qui les a
ramassées ?
- Le cheval… le cheval… la ressemblance est assez
lointaine ! Pour ce qui est du gabarit, en te voyant, il faut
beaucoup d’imagination pour penser à un percheron…
Un peu plus tard, elle s’évertua à marcher sur
l’accotement du chemin qu’on devinait à un renflement sous
la couche de neige. On aurait dit qu’elle avançait sur un fil,
posant avec précaution un pied devant l’autre, écartant les
bras comme pour se maintenir en équilibre.
- Tu joues les funambules ?...
- Tu ne vois pas que je marche sur une frontière invi-
sible, au bord d’un précipice, et un précipice très profond, très
dangereux. Tu ne le vois pas ?

21
Je m’étais arrêté à quelques pas derrière elle. Elle ces-
sa son jeu, revint vers moi, l’index pointé dans ma direction
et, imitant la Gelsomina de La Strada :
- Depuis ce matin, monsieur Zampano, nous sommes à
la limite de la mièvrerie, de l’attendrissement et même de la
cucuterie. Nous sommes pleins d’attention l’un pour l’autre,
de prévenance, d’égards, de précautions… Et savez-vous
pourquoi, monsieur Zampano ? Parce que nous côtoyons des
abîmes et que nous avons peur…
- C’est possible, et alors ?
- Et alors, rien ! Simplement, je trouve ça un peu ridi-
cule.
Comme pour contredire ses derniers propos, elle se
précipita vers moi, me prit le bras qu’elle serra très fort, ap-
puya sa tête contre mon épaule et je l’entendis qui murmurait,
le visage presque enfoui sous mon aisselle :
- J’aime bien les frontières, les limites… N’écoute pas
tout ce que je raconte, je suis capable de dire beaucoup de
sottises… Mais j’aimerais bien que nous n’ayons pas peur
l’un de l’autre.
Combien de temps demeura-t-elle appuyée contre
moi ? Quelques secondes, quelques minutes ? C’est en de tels
moments que le temps s’étire ou se rétracte ou qu’il s’arrête,
qu’il se change en durée et nous avons alors comme un aper-
çu, peut-être, de ce que sera l’Eternité : du temps suspendu ou
éclaté, qui ne passe plus. Quand elle se fût écartée de moi, je
fis quelques pas en direction d’un bouquet de surgeons, au
pied d’une souche, noisetier ou fayard, dont la couleur des
feuilles, étrangement restées vertes, tranchait sur le blanc de la
neige et le noir des branchages. Comme je me baissais pour
les cueillir, elle cria :
- Oh ! non, s’il te plaît, laisse-les !...
- Je voulais vous les offrir… à défaut de fleurs…

22
- Si vous voulez me faire plaisir, ne les cueillez pas !
Ce sera un peu d’été et de printemps qui restera dans ce bois
pendant tout l’hiver… A cause de nous ! Et plus tard, dans
cinquante ans, cent ans peut-être, il y aura là un bel arbre. En
souvenir de nous. Et de cette journée.
Un peu plus tard, elle dit encore sans me regarder (elle
s’était arrêtée devant une barrière à demi effondrée, devant la
longue perspective d’une prairie en pente) :
- Tu sais, ce matin, quand tu t’escrimais à me persua-
der que tu étais un mari fidèle, pour me faire comprendre que
ma vertu n’était pas en danger, c’est bien comme ça qu’on
dit ?
- Oui, si tu veux. Eh ! bien ?...
- Eh ! bien tu étais un peu ridicule… Comme moi
quand je faisais ma Gelsomina, tout à l’heure…
- Je sais bien que j’étais ridicule. Tu me l’as déjà dit.
Mais j’avais peut-être besoin de me convaincre…
- J’ai bien compris. Ne t’excuse pas, ne recommence
pas à plaider coupable. J’aime bien les gens qui n’ont pas peur
d’être ridicules…
Etait-ce le froid immobile, cet air figé, sans le moindre
souffle, ce ciel devenu gris bleu qui, maintenant, ressemblait à
du lait caillé, ce temps qui paraissait passer au ralenti ou,
comme un voilier, se mettre en panne ? Je me sentais comme
engourdi, sans réaction, incapable de deviner si mon inconnue
se moquait de moi.
Il y avait plus d’une heure que nous marchions et nous
étions presque revenus à notre point de départ. Le soleil, au-
dessus de l’horizon, n’était plus qu’un disque pâle qui allait
s’enfoncer dans une bourre de coton orangé.
- Tu veux bien m’offrir un café ?
- J’allais te le proposer… mais j’ai bien peur que le
Café des Tilleuls soit l’un des rares bistrots encore ouverts en
ville le dimanche après-midi...

23
Nous avons retrouvé la salle toujours vide. A croire
que nous avions été les seuls clients de la journée. Pourtant,
une légère brume de fumée de cigarettes, une odeur de bière
froide laissaient penser que d’autres consommateurs étaient
venus à l’heure de l’apéritif. Le patron, le regard vide, (« Je
suis sûr qu’il fait de la taule » me chuchota Prunelle après être
passée devant lui) nous salua d’un vague grognement. Mais,
ancien taulard ou non, il était, lui aussi, à l’unisson de ce jour
sans couleur, indéfinissable. Nous avons retrouvé notre table
sous laquelle s’étalait la flaque laissée quelques heures plus
tôt par la neige fondue de nos chaussures. C’est alors que je
me suis souvenu de mon rendez-vous… Impossible de
l’annuler. Je savais, parce qu’il me l’avait rabâché plus d’une
fois, que, le dimanche, mon ami coupait son mobile. Et je lui
avais déjà fait faux bond au début de la semaine...
- J’ai oublié de te dire que j’avais un rendez-vous en
fin d’après-midi avec un copain journaliste, dans un café à
l’autre bout de la ville. Et je ne peux pas me décommander : il
est injoignable le dimanche. Mais je n’en ai pas pour long-
temps. Tu n’as pas peur de rester seule avec le repris de jus-
tice ?
- Reviens vite…
Au moment où j’allais m’installer au volant de ma voi-
ture, l’envie m’est venue, à nouveau, de rentrer à la maison,
d’abandonner cette fille. J’avais des tas de raisons, toutes
meilleures les unes que les autres, pour la laisser là. Je n’avais
pas vocation à jouer les chevaliers servants auprès de jeunes
femmes qui abandonnent le domicile conjugal… C’est pro-
bablement cette pensée qui n’avait trouvé pour s’exprimer,
que les termes d’un procès-verbal, qui m’a retenu de ne pas
commettre cette petite lâcheté. Peut-être pour tenter d’y voir
plus clair, je décidai d’aller à pied à mon rendez-vous. J’en
avais pour quelques minutes.

24
Le soleil avait disparu derrière les toits. Le ciel, à nou-
veau, était clair. A l’ouest montait une grande lueur orangée
qui faisait courir sur les tas de neige des reflets de poils roux.
La nuit allait être glaciale. Je pensais déjà à la flambée que
j’allais faire dans la cheminée de la salle à manger.
Comme je le craignais, le projet du guide “Randon-
nées et Art roman” n’avait guère progressé et j’étais de plus
en plus sceptique quant à sa réalisation. Mais mon ami n’en
finissait pas de m’entretenir de l’état de la documentation
qu’il avait déjà rassemblée. Je dus inventer un rendez-vous
chez un couple d’amis à l’heure de l’apéritif pour écourter
l’entrevue.
Le patron guettait mon retour par-dessus le rideau de
filet qui masquait, à mi-hauteur, la porte du bistrot.
- La petite dame m’a demandé de vous dire qu’elle
était partie…
- Partie... je le vois bien, mais où ?...
- Ben, à la gare, à c’est ce qu’elle a dit…
- Vous savez à quelle heure part le train pour Belfort ?
- Pour Belfort ? Eh ! bien, ça doit être celui de dix-huit
heures quarante… C’est celui que prend mon fils quand il
rentre de permission.
L’aiguille de la pendule, au-dessus du comptoir, avait
dépassé la demie de dix-huit heures.
- Elle a laissé une lettre pour vous.
Je décachetai l’enveloppe sur laquelle était écrit mon
prénom.

25
Jacques,
dès que tu as eu passé la porte, dès que je ne
t’ai plus vu, j’ai pris peur. Pas du patron, apparemment inof-
fensif. Ni de toi, évidemment ! Plutôt de moi. Brusquement il
m’est apparu que je ne pouvais pas rester, accepter ton invi-
tation bien que j’en aie tellement envie. Ou peut-être parce
que j’en ai tellement envie. Je vais partir pour Belfort. Je
crois que c’est mieux pour nous deux. Sûrement pour moi, en
tout cas. Tu as été si gentil avec moi que j’ai peur de me lais-
ser apprivoiser. Je ne voudrais pas qu’il arrive entre nous
quelque chose que nous serions contraints de regretter. Ou
d’oublier. Tu vois, je ne suis pas très courageuse. Mais je ne
veux pas avoir mal. C’est un luxe que je ne peux pas me per-
mettre en ce moment. Tu as bien vu dans quel état j’étais. Je
te demande une seule chose. Je t’en supplie : ne m’oublie pas
trop vite. Et même, pense à moi souvent, dans les jours qui
viennent. C’est très important qu’il y ait, quelque part,
quelqu’un qui pense à moi avec bienveillance, avec tendresse
même. Je voudrais que tu me fasses, dans ta mémoire, une
place très chaude, très douillette où je puisse me pelotonner.
Une sorte de nid. Il fait tellement froid.
Adieu, Jacques. Jamais je ne t’oublierai. Ni toi, ni
cette journée, qui a passé si vite et qui… comment dire ? Il me
semble que le temps n’a pas passé, que nous étions dans une
bulle du temps.
Je t’embrasse, maintenant. Ce que je n’ai pas osé faire
de toute la journée. Ce que, peut-être, je n’aurais pas osé
faire, même si j’étais venue chez toi.
Je m’appelle Catherine. Mais pour toi, et pour toi
seul, mon bon compagnon, à tout jamais je resterai
Prunelle
P.S. Ne viens pas à la gare. Ce serait trop difficile.

26
Les larmes aux yeux, de rage, je chiffonnai la lettre, la
défroissai, la relus. Un instant, l’envie me vint de la jeter dans
le petit poêle qui ronronnait près de la banquette où j’étais
assis. Je restai un moment, la tête dans les mains. Je regardais
la chaise vide, en face de moi, essayant de retrouver des
images, une silhouette, un visage qui, déjà, s’estompaient
comme dans un brouillard. J’essayai de me rappeler le son de
sa voix, l’éclat de ses yeux quand elle souriait, l’odeur, ce
matin, de ses vêtements mouillés…
Enfin je me levai, réglai les consommations. Ce bis-
trot, comme son tenancier, était sinistre. Je me jurai de ne ja-
mais y remettre les pieds.
Il faisait presque nuit. L’air, parfaitement immobile,
semblait en train de prendre, de geler. Il ne restait, dans le
ciel, qu’une vague lueur verte et rose du côté du couchant. Je
m’engouffrai dans ma voiture.
Je roulais encore plus doucement que ce matin, comme
si j’avais voulu m’éloigner sans bruit, sur la pointe des pieds.
Je passai devant le panneau qui affirmait : « C., une halte heu-
reuse. » Avais-je été, pour Prunelle, une halte heureuse ?
Avais-je été, comme elle le disait sur sa lettre, un “bon com-
pagnon” ? Déjà, je sentais murmurer en moi cette petite voix
complaisante et hypocrite qui tente, si souvent, de me faire
prendre mes lâchetés pour des actes de courage. En réalité,
avec cette inconnue, j’étais resté sur mes gardes. Et nos rap-
ports étaient restés de simple convenance, de pure courtoisie.
J’avais baptisé discrétion, raison et même vertu ce qui n’était
qu’égoïsme joliment camouflé. J’avais bien invité Prunelle
dans ma maison, mais j’étais resté, pour ainsi dire, sur le seuil
de moi-même, portes et fenêtres barricadées, à me pavaner, à
faire le joli cœur, à me livrer à une sorte de marivaudage ridi-
cule. En bon petit épicier des sentiments, j’avais soupesé les
risques d’une aventure sans lendemain et les chances d’une
rencontre. Il aurait fallu renverser la balance et à Dieu vat !

27
J’avais compulsé mes cartes, compté mes atouts. Alors qu’à
ce jeu de qui-perd-gagne, il faut toujours jouer cœur. Je sais
bien, pourtant, et depuis longtemps, que le plus sûr moyen de
perdre son âme, c’est de chercher à la sauver.
Arrivé à l’endroit où j’avais rencontré Prunelle, sans
réfléchir, je m’arrêtai, coupai le contact, descendis de voiture.
Je fis quelques pas sur le bas-côté. La nuit était presque tom-
bée. Les premières étoiles scintillaient durement. La neige
était devenue tout à fait bleue, avec de vagues reflets roses à
l’aplomb du couchant. Le silence était comme une eau glacée,
l’air, comme une pierre coupante sur les joues.
Je m’arrêtai devant la trace des pas qui descendait vers
le prunellier. Tout autour, je distinguai de petits points noirs
dans la neige, comme les yeux dans le plumage d’un oiseau.
Je me baissai, ramassai quelques-unes de ces prunelles que
ma voyageuse, ce matin, avait jetées en entendant le bruit du
moteur. J’en goûtai une : elle était âpre et ne pouvait,
d’aucune façon, évoquer celle que, tout le jour, j’avais bête-
ment appelée Prunelle. Rien, dans ce petit fruit dur toute en
noyau qui rappelât sa douceur, son abandon. Elle était main-
tenant dans le train qui roulait vers Belfort. J’imaginais un
wagon presque vide ou occupé par des militaires éméchés qui
sentaient la bière et braillaient des insanités.
J’entendis alors un bruit de pas dans la neige. Je me re-
tournai : un homme qui avait dû déboucher d’un chemin de
terre, sur ma gauche, s’avançait vers moi. Il portait, nouée sur
une veste de velours sombre, une écharpe d’un rouge vif qui,
je ne sais pourquoi, me parut déplacée dans cette demi-
obscurité. Alors que le froid justifiait amplement qu’il se soit
ainsi emmitouflé.
- En panne ?
- Non, je faisais juste quelques pas.
Il s’arrêta, les mains dans les poches, leva les yeux :

28
- Il va encore geler fort cette nuit… Vous goutiez les
prunelles ?
- Ca me rappelle quand j’étais gamin…
- Il faut qu’elles soient bien blettes pour qu’elles soient
mangeables… En cette saison, heureusement qu’il y a ça,
pour les oiseaux qui ne peuvent pas trouver leur pitance dans
les sols gelés… Je suis garde-forestier. Et l’hiver, je passe une
partie de mon temps à m’occuper des oiseaux. Je leur mets
des graines, de la graisse surtout, du saindoux, dans des ni-
choirs. J’en ramasse, parfois, qui sont à moitié morts de froid.
Ou de faim.
- C’est un beau métier !
- Je ne sais pas si ça fait partie de mon métier. Les oi-
seaux, c’est ma passion !
- Dernièrement, j’ai trouvé un oiseau, un oiseau bles-
sé…
Pourquoi, soudain, cette phrase idiote et le besoin de la
dire à cet inconnu ?
- Ah ! les oiseaux blessés ! Vous savez ce qui est le
plus important, quand on en trouve un, en cette saison et par
ce froid ? C’est d’abord de le réchauffer. Les gens croient
qu’il faut tout de suite lui mettre des attelles, des pansements,
je ne sais quoi ! Et lui faire ingurgiter du lait, du fromage, de
la mie de pain… Non ! Ce qu’il faut, c’est l’emmitoufler, le
mettre au chaud. Et le rassurer ! Parce que votre oiseau blessé,
il a peur ! Il tremble de peur, pas seulement de froid. Alors un
conseil : l’oiseau que vous avez trouvé, réchauffez-le, gardez-
le au chaud. Moi, quand j’en trouve un, au cours de mes tour-
nées, je lui parle doucement, pour ne pas l’effaroucher, et je le
mets là ...
Il souleva un pan de sa veste :
- ...il est comme dans un nid…
- C’est-à-dire... l’oiseau que j’avais trouvé a disparu…
il s’est sauvé.

29
- Dommage !... Parce que… avec ce temps !
- Vous pensez qu’il va s’en sortir ?
- Ah ! ça !... Tout dépend de la gravité de ses bles-
sures…
Je sentais des picotements dans les yeux. Le froid sans
doute.
- Bon ! je dois y aller…
Je remontai dans ma voiture, furieux de m’être laissé
aller à cette conversation ridicule avec cet inconnu. J’allais
démarrer quand il me fit signe, s’approcha. Je baissai la vitre.
- C’était quoi, votre oiseau ?
- Une grive, je crois, une petite grive.
La Chapelle de Bragny, septembre2020

30

Vous aimerez peut-être aussi