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LE BASSIN DE GLORIETTE

Roman

Paul Vannier
9 Chemin de la Verchère
71 240 La Chapelle de Bragny
Tel : 03 85 92 23 79
e-mail : paul.vannier71@wanadoo.fr

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J’ai fait la connaissance d’Augustin Leterrier avant de le voir,
en entendant le son de sa voix. C’était dans le bureau de la 6ème Com-
pagnie du 44ème Régiment d’Infanterie. Comme moi, il venait d’être ap-
pelé sous les drapeaux pour effectuer son Service Militaire, obligatoire
alors pour une durée fixée à dix-huit mois. Ni lui ni moi ni aucun des
conscrits qui nous entouraient, nous ne pouvions imaginer que nous al-
lions être “maintenus sous les drapeaux au-delà de la durée légale” en
raison des événements d’Algérie. Certains d’entre nous allaient demeu-
rer sous ces drapeaux plus de trente mois. Ce qui me surprit et me fit
tendre l’oreille, ce n’est pas l’énoncé de son prénom qui, à cette
époque, semblait pourtant vieillot et n’était plus guère porté, ni le
timbre de sa voix qui n’avait rien de particulier. Pas plus que n’avait de
particulier sa silhouette, au milieu de la vingtaine de jeunes gens qui
défilaient devant les différents bureaux...Visiblement, Augustin Leter-
rier s’adressait à l’un des sous-officiers qui établissaient nos fiches
d’identité ou remplissaient un de ces formulaires, imprimés ou borde-
reaux dont l’Armée se montre si friande. Sa phrase, dont je n’entendis
que les derniers mots, venait mettre un terme, apparemment, à une
conversation qu’il avait engagée, durant plusieurs minutes, ce qui était
surprenant, avec le militaire gratte-papier. « ... en fait, je ne sais pas
pourquoi ça s’appelle le Bassin de Gloriette. » Que venait faire ce Bas-
sin de Gloriette dans ce bureau qui sentait le tabac froid, le cuir et la
graisse d’armes et où il était surtout question de nom, prénom, date de
naissance, taille, pointure, etc. ? S’il s’agissait, comme on pouvait le
penser, d’une installation portuaire – peut-être avait-il dit : Joliette ? –,
l’allusion était d’autant plus incongrue que le port de mer le plus
proche devait se trouver à plusieurs centaines de kilomètres de cette
ville de garnison. Mais aussi, pourquoi Augustin Leterrier avait-il en-
gagé la conversation avec ce sergent, les échanges, entre ce dernier et
chacun de nous se bornant jusque-là à une sorte d’interrogatoire de po-
lice ?

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Elles sont bien loin aujourd’hui, ces quelques heures au cours
desquelles une vingtaine de jeunes conscrits un peu ahuris allaient
échanger leurs vêtements civils contre des uniformes kaki plus ou
moins à leur taille. Cet Augustin Leterrier avait d’abord surpris tout le
monde en débitant, d’un trait et comme le claironnant, son numéro de
Sécurité sociale... Il avait encore attiré l’attention et fait rire tout le
monde, y compris l’adjudant du magasin d’habillement, quand il avait
extirpé du paquetage qu’on venait de lui remettre un slip si petit qu’il
aurait à peine convenu à un garçonnet de trois ans.
– Ca va, ça va, avait bougonné l’adjudant. Ce slip, c’est sans
doute celui que l’un de vos aînés, de la classe qui vient
d’être libérée, a glissé dans son paquetage au moment de le
rendre. Tout simplement parce qu’il avait perdu celui qu’il
avait perçu au moment de son incorporation. Et comme il
faut que le paquetage rendu soit complet, il l’a remplacé
avec ce qu’il a pu trouver, un truc de poupée...
L’adjudant était resté un moment immobile, tenant écarté à deux
mains ce slip minuscule comme pour bien se persuader que même en
l’écartelant au maximum, il ne pouvait aller à un adulte.
Leterrier avait alors demandé, l’air faussement innocent :
– Est-ce que je pourrais toucher un autre slip ?...
L’adjudant avait bougonné :
– Tu n’en as pas besoin pour l’instant ?... Je suppose que tu en
portes déjà un, non ?...
– Oui, mais c’est un slip civil... Est-ce que ça peut aller avec
l’uniforme ?...
L’adjudant n’avait rien répondu, se bornant à lancer un mau-
vais regard à ce plaisantin, en se disant, sans doute : « Ce lascar, avec
ses faux airs naïfs, il va falloir qu’on l’ait à l’œil... »
Augustin Leterrier s’était contenté de murmurer, l’air fausse-
ment ennuyé, ces quelques mots que je devais lui entendre prononcer
bien souvent par la suite : « Faut que ça soit encore sur moi que ça
tombe ! »

Peu de temps après notre installation, j’avais eu l’explication du


“Bassin de Gloriette” et la raison pour laquelle le conscrit Leterrier en
avait discuté, durant quelques minutes, avec le sous-officier gratte-pa-
pier, le jour de notre incorporation.

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– Lorsqu’il a vu mon lieu de naissance, le major Bernigaud
s’est écrié : « Ah ! mais c’est une ville que je connais ! Mes
parents y ont habité pendant plus de quarante ans. Et moi
toute mon enfance. Rue Gloriette ! Tu connais ? » Si je
connais la rue Gloriette ! C’est une rue perpendiculaire au
Boulevard Général-Leclerc, lequel boulevard occupe l’em-
placement d’un Bassin du canal, comblé au XIX ème siècle,
le “Bassin de Gloriette” justement ! Je connais d’autant
plus cette rue Gloriette qu’au niveau du n°5 se trouvait au-
trefois une propriété qui avait appartenu à mon arrière-
grand-père, une belle maison bourgeoise, apparemment,
genre maison de maître : grosse bâtisse, toit de tuiles ver-
nissées, perron, marquise, au milieu d’un petit parc avec
des allées de gravillons bordées de buis, des massifs de
fleurs, un bassin avec une naïade, des bosquets, etc. Il
semble que toute la propriété ait été vendue à la fin XIX e
siècle. Ou démolie ? Depuis quelque temps, j’essaie de
réunir des documents pour tâcher d’écrire l’histoire de cette
maison. Et du Bassin de Gloriette par la même occasion.
Aucune photo de la maison ni du parc, évidemment. Mais
un descriptif figurant sur un acte notarié que mon oncle m’a
déniché dans je ne sais plus quelles archives. Une belle
maison, donc : à l’étage, cinq chambres ; au rez-de-chaus-
sée : deux salons, une salle à manger, la cuisine, un bureau,
etc...
– Tes arrière-grands-parents devaient être riches ?
– Il n’y a rien de moins sûr ! A vrai dire, je n’en sais rien !
Leur seul fils, mon grand-père, est tué au début de la Grande
guerre, sa femme, ma grand-mère, meurt de la grippe espa-
gnole en 18 ou 19, laissant un petit garçon de quatre ou cinq
ans. Ce petit garçon, mon père, est élevé par des cousines ou
des grands-tantes. Toute sa vie, il se sentira orphelin, ne sa-
chant presque rien de ses parents, ni de ses grands-parents.
Sinon que son grand père, le propriétaire de la belle maison,
était “dans les affaires”. Quelles affaires ? Sans doute pas
très bonnes, puisqu’il n’a rien laissé, apparemment, à ses
descendants. Peut-être faut-il chercher du côté de ces mau-
vaises affaires la raison pour laquelle il a vendu la proprié-
té ? A moins qu’il n’ait été exproprié ? Et la maison a peut-
être été démolie lors des travaux d’aménagement du canal et
des Bassins, dont ce Bassin de Gloriette où l’on chargeait et

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déchargeait les péniches ? Si la propriété a fait l’objet d’une
expropriation, qu’est devenu l’argent ? A-t-il servi à payer
la pension de mon père chez les tantes et cousines qui l’ont
élevé ? Ou simplement à rembourser les dettes accumulées
par mon arrière-grand-père ? C’est pour répondre à toutes
ces questions que je me suis attelé à cette recherche. Entre-
prise de longue haleine, apparemment !

Je ne garde pas de souvenirs précis des premiers jours qui sui-


virent notre incorporation. Sans doute furent-ils occupés à toutes
sortes de tâches insignifiantes, futiles, inutiles, répétées, comme l’Ar-
mée en a le secret : rassemblements, inspections, revues de ceci, re-
vues de cela, appels, contre-appels, etc...
En ce début du mois de novembre, en plus de l’apprentissage
intensif du garde-à-vous, du salut militaire et du demi-tour droite, au
cours de séances qui n’en finissaient pas, on pensa nous employer uti-
lement, dans l’intervalle, au ramassage des feuilles mortes.
La cour de la caserne dominait la place du Champ-de-Mars par
une longue et large esplanade bordée par une rangée de marronniers.
Chaque matin, durant ces premières journées d’automne, les quelques
passants de la place purent donc voir, alignés sur un rang, espacés les
uns des autres de quelques mètres, une vingtaine de soldats armés de
râteaux rassembler en tas les feuilles tombées pendant la nuit. Au bout
de quelques jours, on s’aperçut que le sergent chargé de surveiller la
corvée s’acquittait de sa tâche de manière assez désinvolte. Un petit
stratagème fut alors mis au point : ceux qui se trouvaient à l’extrémité
de la rangée, à l’opposé de notre surveillant, enlevaient discrètement
du râteau la partie métallique munie de dents : il suffisait alors d’effec-
tuer, avec le seul manche, le geste de ceux qui amassaient effective-
ment les feuilles ; le sous-officier, qui faisait les cent pas à l’autre bout
de l’esplanade en fumant cigarette sur cigarette, pouvait croire que tout
le monde, apparemment, maniait bien le râteau. Par roulement, toutes
les cinq ou dix minutes, discrètement, chacun de nous allait occuper la
place privilégiée de faux-râteleur.
Les quelques rares tas qui furent tout de même amassés malgré
ce tour de passe-passe étaient régulièrement éparpillés par un coup de
vent nocturne. Je crois que les feuilles mortes, à force d’être ratissées

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puis éparpillées puis ratissées à nouveau, finirent par s’effriter, tomber
en poussière ou pourrir et disparaître.
Voilà peut-être l’une des raisons pour lesquelles, quand il évo-
quait son séjour à la caserne, Augustin parlait du Royaume d’Absurdie.

Parce que nous avions échangé quelques mots, au sortir du ma-


gasin d’habillement, juste après l’incident du slip, et que nous avions
marché côté à côte dans la cour de la caserne, chargés de tout notre
barda : musette, casque, bidon, brodequins, etc., qui cliquetait à cha-
cun de nos pas, nous nous étions retrouvés, Augustin et moi, à péné-
trer côte à côte parmi les premiers dans la chambrée. C’était une
grande salle aux murs entre beige et gris, éclairée par de hautes fe-
nêtres à petits carreaux, avec une allée centrale bordée de chaque côté
par une rangée de lits à deux étages. « Au rez-de-chaussée, c’est
mieux !» avait décrété Leterrier. Nous avions donc immédiatement
choisi ceux du bas. “Au premier”, comme allait bientôt le dire Augus-
tin, prirent place, au-dessus de son châlit, Séminiac, au-dessus du
mien, Machillot, tous deux prénommés Robert. Leterrier ne pouvait
laisser passer un tel hasard. Me prenant à témoin :
– Tu te rends compte : deux “roberts” ! A portée de main ! 
La plaisanterie douteuse s’était perdue dans le brouhaha de
notre installation.
Robert Séminiac était petit, râblé, noiraud, le cheveu brun et
bouclé. Originaire de Montceau-les-Mines, mineur de fond, il se fit
bientôt remarquer par le soin qu’il mettait à nettoyer ses effets et ses
objets personnels, à ranger sans cesse les rayons de son armoire métal-
lique, à plier et replier les quelques effets qu’il y empilait ; ses mo-
ments de loisir, il les passait en partie à frotter au Miror les boutons
dorés des différentes pièces de son uniforme, à cirer et à faire briller
ses chaussures et même, parfois, à épousseter son casque lourd.
Comme pour expliquer cette maniaquerie de la propreté, il aimait à ré-
péter :
– Tu comprends, quand tu remontes du Fond, du charbon, tu
en as plein partout ! Dans les cheveux, dans les oreilles,
sous les ongles... Alors, j’te dis pas : sous la douche, hé là !
mon homme ! T’as intérêt à frotter ! Et au gant de crin !
“Hé là ! mon homme !” était une expression, sans doute venue
de la Mine, qui revenait à tout bout de champ dans sa conversation. De
même que le juron original qu’il lançait à la cantonade, sans même

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qu’il fût particulièrement fâché ou en colère, en faisant rouler les r de
son fort accent bourguignon : « Bon D’jieu d‘trreue nouèrre ! » (Tra-
duction : « Bon Dieu de truie noire ! »)
D’origine polonaise, comme son nom l’indiquait, il expliquait
son physique plutôt méditerranéen par le fait que sa mère était, elle,
italienne. « Et même sicilienne ! » précisait-il. En ajoutant tou-
jours : « Alors, bien sûr... » Comme si, parce qu’ils venaient du Sud de
l’Italie, ses ancêtres n’avaient pu moins faire que de lui léguer des che-
veux très bruns et très frisés.
Il fut bientôt surnommé : “L’homme de base”. C’est ainsi qu’on
désigne le premier soldat parvenu sur le lieu du rassemblement et sur
lequel s’alignent les hommes de la section, chacun tendant le bras et
posant la main sur l’épaule de son voisin. Séminiac, soucieux de bien
faire, prit l’habitude de se précipiter et, neuf fois sur dix, réussissait à
occuper ce poste-clé. Que personne, à vrai dire, ne cherchait à lui dis-
puter.
Robert Machillot était un grand gaillard à la tignasse rousse, à
la peau blanche, au visage grêlé de tâches de son, peu loquace, à l’al-
lure dégingandée et d’un tempérament plus que lymphatique. Il venait
d’une petite bourgade de l’Allier, célèbre pour ses foires aux bestiaux,
nous dit-il, où son père tenait un bistrot appelé justement : le Café du
Foirail. « En plus, on a quelques hectares de prés d’embouches où on
engraisse des charolaises... »Très vite, nous nous aperçûmes que ses
moments de loisirs, alors que Séminiac “s’affairait à son ménage”,
comme disait Leterrier, Machillot, lui, la plupart du temps allongé sur
son lit, les meublait en lisant à la suite et de la première à la dernière
page, les numéros de Miroir Sprint, un magazine sportif consacré au
sport cycliste qui, si mes souvenirs sont exacts, alternait les éditions
sur papier tantôt brun, tantôt verdâtre, et dont il avait empilé sur un
rayon de son armoire une importante collection.
– J’ai un oncle qui travaille dans l’Organisation du Tour de
France... Enfin, il est chauffeur d’une des voitures sui-
veuses... Alors les Miroir sprint, il doit les avoir à l’œil ! Et
quand il les a lus, il me les refile...
C’est Augustin qui me le fit remarquer, un jour que nos “deux
voisins du dessus” étaient occupés à l’extérieur à quelque corvée.
– Tu as vu : nos quatre lits forment comme un immeuble en
modèle réduit. Très réduit, certes ! Quelques mètres carrés !
Et un immeuble qui abrite comme un échantillon miniature
de notre société : à l’étage, un ouvrier et un paysan parve-
nu ; au rez-de-chaussée, nous deux, qui, avec Bac et deux

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années de Fac, faisons figure d’intellos ! Et même, au-des-
sus de nos têtes, nous pouvons percevoir les échos d’une
mini lutte des classes : d’un côté, un ouvrier proche du lum-
pen, qui sait à peine lire et écrire, tu as pu t’en rendre
compte ; de l’autre, un paysan enrichi, propriétaire d’un café
et qui, lui, sait lire et écrire. Lire, en tout cas, puisqu’il par-
court ses magazines de la première à la dernière page ! A
moins qu’il ne regarde que les photos ! A gauche, avec Sé-
miniac, un fils d’émigrés ; à droite, avec Machillot, un Fran-
çais pur jus, même si sa tignasse fait penser qu’il pourrait
bien descendre de quelque lointain barde irlandais... Et
quand je dis : à gauche, à droite, pour situer nos deux Ro-
bert, c’est sans doute vrai aussi pour leurs opinions poli-
tiques. S’ils en ont ! En tout cas : syndicat des mineurs d’un
côté, catholique traditionnaliste de l’autre. Plutôt rouge à
gauche, ou rose, plutôt blanc à droite. Je reviens à notre petit
immeuble miniature. Tu as vu : quand des copains viennent
bavarder ou taper le carton avec nous, ils marquent toujours
un temps d’arrêt avant d’entrer dans l’espace délimité par
nos quatre lits, comme s’ils s’attendaient à devoir pousser
un portail pour entrer dans une cour intérieure...

*
Les disputes entre Leterrier et moi, les occupants du rez-de-
chaussée, et de nous deux avec ceux du premier étage n’étaient pas fré-
quentes et ne duraient guère. Il n’en allait pas de même entre les “deux
voisins du dessus”. Face à face, les deux Robert devinrent très vite les
meilleurs ennemis intimes de la chambrée. Pour des broutilles, un calot
posé sur le lit du voisin, une paire de chaussures laissée dans le pas-
sage entre les lits, un casque lourd qui avait roulé sous le châlit, la gué-
guerre était déclarée. Certes il y avait de longues périodes de paix ar-
mée, voire de bonne camaraderie. Mais au moindre incident, les propos
s’envenimaient, les insultes fusaient, parmi lesquelles “polak” et “pé-
quenot” (variante : “gueule noire” et “gros plouc”) n’étaient pas les
moindres. C’est souvent Leterrier qui, de son lit, intervenait pour faire
cesser les hostilités en criant aux deux belligérants, après avoir imité la
sonnerie du cessez le feu :
– Oh ! les Robert ! Halte au feu ! Fin des combats ! Armis-
tice ! Pourparlers de paix immédiats !

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*

Ce voisinage, nos deux lits n’étant séparés que par l’espace oc-
cupé par les deux tabourets qui nous servaient de table de nuit et nos
deux armoires métalliques, allait nous permettre, à Leterrier et à moi,
tout au long de ces mois passés à la caserne Changarnier, d’avoir de
longues discussions, d’échanger nos impressions, nos plaisanteries, nos
réactions, souvent amusées, devant ce que Leterrier appelait les
« joyeusetés de la vie quotidienne en Royaume d’Absurdie ». Et de de-
venir, peu à peu, les meilleurs amis de la chambrée. Je découvris peu à
peu dans ce nouveau camarade un garçon intelligent, drôle, curieux. Il
maniait avec une grande habileté une forme d’humour qui avait le don
d’agacer les officiers et les sous-officiers de la compagnie. C’était un
humour, comment dire ? soft, qui ne recherchait pas d’effet sur son en-
tourage ni ne provoquait de rires intempestifs. Et qui surtout savait jus-
qu’où ne pas aller trop loin. Il n’avait rien du “bout en train de service”
insupportable, comme il s’en révèle immanquablement au sein d’un
groupe, et d’un groupe d’hommes en particulier. Il ne racontait pas
d’histoires drôles ni de blagues salaces. Il se laissait plutôt aller à des
réflexions, des constats, des commentaires, des remarques, sur un ton
parfois désabusé. Ce qui désarmait, si j’ose dire, la hiérarchie militaire,
c’est qu’il s’exprimait lentement, d’une voix calme, posée, presque
maniérée, en phrases bien construites qui n’évitaient pas le mot savant,
voire précieux. Ainsi, lorsqu’il s’adressait à notre adjudant Mauchamp,
commençait-il souvent sa réponse ou sa remarque par : « Mon adju-
dant, si vous le permettez, j’aimerais juste vous faire remarquer, res-
pectueusement... » Lequel adjudant, partagé entre « l’impression très
nette que Leterrier se foutait de sa gueule » (comme je l’ai entendu le
répéter plusieurs fois) et le sentiment, que cette politesse, quand
même... Qu’on s’adresse à lui avec tant de courtoisie, d’une certaine
façon, le flattait. En réalité et pour parler simplement, face à Leterrier
et à ses propos, l’adjudant Mauchamp et ses collègues en étaient sans
cesse à se demander si c’était du lard ou du cochon. J’ajouterai que
Leterrier savait faire preuve d’une force d’inertie particulièrement effi-
cace, parce qu’elle était discrète et ne prenait jamais la forme d’une ré-
bellion ouverte. Une résistance non violente, en quelque sorte, sur la-
quelle aucune autorité n’a de prise.
Enfin je dois noter ici une des qualités d’Augustin, une qualité
qui n’a pas bonne presse, en particulier chez les garçons : il était d’une
grande gentillesse.

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Dans ce portrait que j’essaie de brosser de mon copain Augus-
tin, je veux inclure une précision (que j’ai hésité à faire figurer dans
ces lignes, tant on a pris l’habitude aujourd’hui de suspecter le
moindre propos, jusqu’à lui faire dire son contraire). Si, au cours de
ces mois de cette nouvelle vie, une réelle amitié naquit entre nous
(pour employer une formule classique), il n’y eut jamais la moindre
attirance physique et plus précisément sexuelle refoulée, cachée, in-
avouée, etc. Comme l’avait dit Leterrier à l’un de nos camarades qui,
voyant notre bonne entente et plutôt pour plaisanter, avait laissé en-
tendre que, peut-être... « Désolé, vieux ! Nous sommes indécrottable-
ment hétéro... »
A vrai dire, il n’y eut jamais la moindre ambiguïté sur la nature
de nos relations, entre Augustin et moi. A cette époque, les enfants de
Barthes et de Lacan, munis des tout nouveaux scalpels de la linguis-
tique, du structuralisme, de la sémiotique, de la psychanalyse, etc., ne
s’étaient pas encore attaqué à la littérature et au langage. Et n’avaient
pas encore entrepris de triturer, de fouiller, d’éviscérer les mots et les
phrases, au point d’aboutir, en cherchant à savoir ce qu’ils avaient dans
le ventre, à leur faire dire le contraire de ce qu’ils signifiaient. En ces
années cinquante dire : « je ne suis pas homo », (ou plus souvent, hé-
las ! “ je ne suis pas pédé”) voulait simplement dire qu’on n’était pas
attiré par une personne du même sexe.
Voilà qui devrait éviter à qui lira ces lignes de s’égarer sur de
fausses pistes.

Très rapidement, Augustin avait “italianisé” mon prénom et ne


m’appelait plus que Paolo.
– Je trouve que tu as quelque chose d’italien...
– Ah bon ! Et quoi, précisément ?...
– Je ne sais pas... peut-être ton profil...
Aujourd’hui encore, il m’arrive de me placer de biais devant un
miroir pour tenter de deviner ce que mon profil peut bien avoir d’ita-
lien...

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Un jour, pour matérialiser en quelque sorte la vision qu’il avait
de notre “immeuble en modèle réduit” formé par nos quatre lits et nos
armoires, Augustin rapporta d’une permission une petite plaque en mé-
tal émaillé bleue portant le n°5 qu’il fixa sur le montant de son lit.
– Je l’ai trouvée chez un brocanteur... Je l’ai achetée parce
que l’emplacement de la propriété de mes arrière-grands-pa-
rents correspond à l’actuel n° 5 de la rue Gloriette... C’est
peut-être la plaque qui se trouvait sur un de piliers du portail
d’entrée ?...
De quoi parlions-nous, dans la chambrée, les jours où nous
n’étions pas requis pour une séance de tir, une marche, un entraine-
ment, une revue, un rassemblement, une corvée, les soirs avant l’ex-
tinction des feux, les dimanches où nous étions consignés et où le
temps nous paraissait plus long encore ? De tout et plus sûrement de
rien. Autour de nous, plaisanteries plus ou moins drôles, blagues plus
ou moins fines, récits d’exploits plus ou moins vrais, vantardises de
toutes sortes faisaient le fonds des conversations, dans un nuage de fu-
mée bleue qui flottait en permanence au-dessus des lits : on ne savait
rien, à cette époque, de la nocivité du tabac. Comme ni Augustin, ni les
deux Robert ni moi n’étions fumeurs, notre “immeuble” formait
comme une petite oasis d’air un peu moins vicié au milieu de cette ta-
bagie.
C’était aussi un petit îlot de calme, préservé des grosses his-
toires de bite et de fesse ou des autres propos grivois qui soulevaient
des vagues de rigolades à travers la chambrée. Même Augustin avait
renoncé à ces allusions douteuses aux deux roberts « qui nous sur-
plombent ». (« C’est bien triste, disait-il, des histoires de roberts qui
tombent à plat ! ») Aussi bien dans l’Allier que dans le Bassin minier
de Montceau, on semblait en effet ignorer que roberts est le terme
d’argot qui désigne la poitrine féminine.
Il nous arrivait aussi de nous lancer dans de grandes discus-
sions. Leterrier était croyant, j’étais athée. Nos deux voisins du dessus
restaient prudemment en dehors de la dispute. Parfois, cependant, Sé-
miniac finissait par intervenir :
– Toutes vos discussions sur la religion... moi, je n’y com-
prends rien !
– Mais toi, Séminiac, tu es catholique ?
– Mon père dit toujours : si on n’est pas catholique, c’est
qu’on est un con.
– Ah ! tu vois, Paolo !... Et toi, Machillot ?

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– Moi ?... Oh ben ... dans la famille, on est catholiques de père
en fils...
Souvent, Augustin terminait notre discussion par cette conclu-
sion :
– Nous sommes tous les deux des croyants. Toi, Paolo, tu
crois que Dieu n’existe pas, Moi, je crois qu’Il existe !
Comme on ne peut prouver ni son existence ni sa non-exis-
tence... C’est bien une affaire de croyance. Alors, match
nul ! Un à un ! Et la balle au centre !

Quelque temps après notre incorporation, une fête – pour fêter


quoi ? je ne m’en souviens pas –, un petit “dégagement”, pour re-
prendre le vocabulaire de l’adjudant Mauchamp, fut organisé au sein
de la compagnie. Les bleus nouvellement arrivés étaient invités, dans
la mesure de leurs capacités et de leurs talents, à présenter un numéro,
une chanson, un monologue, etc. Un de nos voisins de chambrée obtint
même une permission exceptionnelle pour aller chercher son saxo-
phone. Nous fûmes quelques-uns à penser, à l’écoute de sa prestation,
qu’une telle permission ne se justifiait pas vraiment...
Augustin et moi avions présenté un petit sketch, imaginé et écrit
par Augustin, mettant en scène deux anciens combattants qui racon-
taient, l’un ses souvenirs de la guerre de 70, l’autre, ceux de 14-18 et
qui finissaient par reconnaître qu’ils n’avaient pu, en raison de leur
âge, participer ni à l’un ni à l’autre des deux conflits. Nous avions rem-
porté ce qu’on appelle un joli succès. Auprès, il faut bien le dire, d’un
bon public ! Plus qu’à la force comique de notre saynète et au talent
des interprètes, ce succès tenait surtout au fait que nous avions glissé
dans les dialogues des expressions, des formules, véritables tics de lan-
gages qui émaillaient régulièrement les propos de certains sous-offi-
ciers et ponctuaient leurs ordres : “Vu l’arbre en boule”, “Parce qu’on
n’est pas d’ici !”, “Fissa, et qu’ça saute !”, “Besif, exécution !” « Reçu
5 sur 5 ! », etc.
Sur un programme ronéoté, que j’ai conservé Dieu sait pour-
quoi ! figure le titre de notre sketch et le nom du duo que nous avions
formé pour l’occasion : Les deux héros, par les “célèbres duettistes Lin
et l’autre”.

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Ce double pseudonyme participa également de notre petit suc-
cès et, pendant quelque temps, on ne nous salua plus que par « Ah !
voilà les fameux duettistes !» ou « Salut, l’un et l’autre ! » Mais la
bonne orthographe était bien celle (Lin et l’autre) qui figurait sur le
programme. Ce qui mérite une explication.
Le premier qui eut droit à cette explication de texte, quelque
temps après cette séance récréative où s’était produit notre duo, ce fut
notre adjudant Mauchamp, déjà cité.
Je crois me souvenir que c’était au retour d’une séance de tir.
Sur le chemin qui nous ramenait vers la caserne, le sous-officier, après
le traditionnel : rompez les rangs !, avait coutume de commenter nos
résultats et même de se laisser aller à bavarder assez librement avec
nous. Je ne sais plus comment avait commencé la conversation. Au
moment où je rejoignais le groupe qui entourait l’adjudant, j’entendis
Leterrier expliquer posément : « ... parce qu’en réalité mon premier
prénom est Lin : L, i, n. Augustin est mon deuxième prénom. Mais
c’est devenu mon prénom usuel. »
– Lin ?... L, i n ? C’est pas un prénom, ça ?!
– Si, mon adjudant, avec tout le respect que je vous dois !
C’est le nom du deuxième pape ou, si l’on veut, du premier,
celui qui a succédé à saint Pierre. C’est un saint martyr. On
le fête le 23 septembre. C’est à lui qu’on doit le pallium,
vous savez, cette bande de laine blanche semée de croix
noires que portent les papes lors des cérémonies à Saint-
Pierre de Rome... Et qui est tissée avec la laine de deux
agneaux bénis chaque année par le pape, dans un couvent
romain, le 21 janvier, jour de la sainte Agnès ...
Je crois que ces dernières précisions et surtout le : « vous sa-
vez » et l’histoire de sainte Agnès achevèrent d’exaspérer notre adju-
dant qui accéléra l’allure, après avoir fait ce geste qui lui était familier
quand des propos, une attitude, une réaction dépassaient son entende-
ment : il écartait les deux bras et les laissait retomber le long du corps
pour signifier tout à la fois son accablement, son incompréhension ou
son impuissance.
Le soir même, j’interrogeai Lin-Augstin :
– Ce n’est pas vrai, cette histoire de prénom : tu ne t’appelles
pas Lin ?
– Tu veux voir ma carte d’identité ?...
– Ce sont tes parents qui ont eu cette idée ?
– C’est mon oncle, le Vicaire général qui, paraît-il, pour mon
baptême, a insisté...

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– Tu as un oncle qui est... quoi !? Vicaire ?...
– Tu ne sais pas ce qu’est un Vicaire Général ?
Machillot qui, allongé sur son lit et qui, comme à son habitude,
ne perdait pas une miette de notre conversation, pencha la tête :
– Moi, je connais un jeune curé qui est vicaire... à Varennes.
Mais pas général ! Ca veut dire quoi ?...
– Ah ! l’ignorance en matière religieuse de cette généra-
tion !... Robert Machillot, apprends qu’un Vicaire Général
est un prêtre qui seconde et à l’occasion remplace l’évêque
d’un diocèse. Et à qui on donne souvent le titre de monsei-
gneur.
Puis se tournant vers moi :
– Paolo, toi qui as fait du latin, tu devrais savoir ce que signi-
fie vicarius : remplaçant, suppléant. A ma prochaine permis-
sion, j’apporte mon Gaffiot !
– Et pourquoi ce Vicaire général tenait tellement à t’affubler
de ce prénom ?
– Comme je l’ai dit à l’adjudant Mauchamp, Lin est le nom du
premier pape qui a succédé à saint Pierre. Mon oncle pré-
tend qu’il avait encore plus de mérite à être croyant que son
prédécesseur : Pierre, lui, avait vu le Christ, il l’avait côtoyé,
il avait été témoin de sa passion, de sa résurrection... Lin est
en quelque sorte le premier croyant moderne : celui qui croit
sans avoir vu... De Lin, on ne sait pas grand-chose, sinon
qu’il est né en Toscane... qu’il a été vraisemblablement dé-
capité...
Machillot, quelque peu surpris, s’était penché.
– C’est quoi cette histoire de pape ?
– Je viens d’expliquer à Paolo pourquoi je me prénomme
Lin... Si tu avais écouté ! Lin est le premier pape qui a suc-
cédé à saint Pierre. Heureusement que mes parents ne m’ont
pas donné le nom du 7ème : saint Télesphore. Imaginez l’ad-
judant Mauchamp : « Leterrier Télesphore, au rapport ! »
Ou qu’ils ne m’ont pas affublé du nom de l’un des suivants :
Hygin, Pie, Anicet, Soter, Eleuthère, Victor, Zéphyrin, Ca-
lixte, Urbain, Pontien, Anthère... 
– Et tu sais le nom de tous les papes depuis le début ?
– Non ! Seulement celui des vingt premiers.
Un autre soir, je ne sais plus à quel propos, Lin-Augustin en
vint à nous débiter le nom des douze crus du Beaujolais : beaujolais,

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beaujolais-villages, brouilly, chénas, chiroubles, côte de Brouilly, fleu-
rie, juliénas, morgon...
Machillot l’avait interrompu :
– Arrête ! Avec tous ces noms de pinards, tu nous mets l’eau à
la bouche...
– Très drôle, Robert !
– Tu nous pompes l’air avec tes listes à la con, c’est comme
avec ton Bassin de Gloriette...
– Parti comme tu es à faire de l’esprit, Robert, tu aurais pu
dire que je vous bassine avec mon Bassin... Moi, avec l’his-
toire de ce Bassin, je cherche à connaître l’histoire de mes
ancêtres, comme toi tu te passionnes pour celle de tes cham-
pions cyclistes. Tu vois, Robert, nous sommes pareils : nous
nous intéressons à des gens que nous ne verrons jamais...
Au fait, toi qui sais tout sur le Tour de France, est-ce que tu
connais les premiers vainqueurs de la Grande Boucle ?
– Ben...
– 1903 : Maurice Garin. 1904 : Henri Cornet. 1905 : Louis
Trousselier. 1906 : René Pottier. 1907 : Lucien Petit-Breton.
1908 : à nouveau Lucien Petit-Breton. 1909 : François Fa-
ber. 1910 : Octave Lapize.
Surpris, peut-être vexé, Machillot s’était replié sous ses couver-
tures.
Un jour que je m’étais retrouvé seul avec Augustin, je lui avais
demandé :
– Pourquoi tu t’évertues à retenir toutes ces listes inutiles ?
– Entraînement ! camarade, entraînement ! La mémoire est un
muscle. Si tu ne l’entraînes pas régulièrement, elle s’atro-
phie. Voilà pourquoi j’apprends des listes inutiles, comme
tu dis. Par exemple : veux-tu celles des vingt premiers rois
de France : Childéric 1er, Clovis 1er, Clothaire 1er Chilpéric
1er , Clothaire II...
– Arrête, par pitié ! Vive la République !
– Alors, les noms des présidents de la Troisième Répu-
blique ?... Ou les douze travaux d’Hercule ?... Ou les plus
grands fleuves du monde ?... Ou les premiers prix Nobel de
littérature ?...
La conversation s’était arrêtée là, après que j’eus menacé le sol-
dat de deuxième classe Leterrier Lin-Augustin de l’étrangler.

15
*

Comme je l’ai dit plus haut, Machillot passait le plus clair de


ses loisirs, à lire, l’un après l’autre – je crois bien que ce fut sa seule
lecture tout le temps qu’il passa “sous les drapeaux” – les numéros de
Miroir Sprint que lui faisait passer son oncle. Non seulement il les li-
sait, non seulement il dévorait les biographies, se passionnait pour les
heurs et malheurs des champions cyclistes, non seulement il restait de
longs moments à contempler leurs photos, mais il se croyait obligé de
nous faire part du moindre résultat, de la moindre performance des
Louison Bobet, Raphaël Géminiani, Roger Walkoviak, José Bahamon-
tès, Ferdi Kubler... Je crois bien que si l’un d’eux changeait de direc-
teur sportif ou de marque de cycles, il s’empressait de nous le signaler.
« Et sans sa crevaison, dans l’étape Dieppe-Roubaix, Roger Hassenfor-
der... »
Au point que Leterrier, de son lit, devait régulièrement lui
crier :
– Oh ! Robert ! Arrête un peu avec tes vélocipédistes !
Machillot protestait, comme atteint par une insulte :
– Vélocipédistes ! Vélocipédistes !
Lui ne parlait que de rouleur, de sprinter, de grimpeur, de “spé-
cialiste du contre la montre”, de campionissimo.
– Tu comprends, avec tes Hassenforder et tes Géminiani, tu
nous gonfles ! Comme les pneus des vélos de tes cham-
pions !
– C’est pas des pneus, c’est des boyaux !

La distribution du courrier, lors du rassemblement de la compa-


gnie, était, comme on le devine, un moment très attendu. Chacun espé-
rait se voir remettre une lettre des parents, de la fiancée, de la petite
amie... Régulièrement, Leterrier se voyait remettre, saluée dans les
rangs par de discrets gloussements, une enveloppe verte.
Je ne sais plus à quelle occasion, j’eus droit à une confidence.
– Tu me promets de garder le secret...? Les enveloppes vertes
ne viennent pas d’une petite amie. Ce sont des lettres de ma
sœur à qui ma mère demande de m’écrire chaque semaine.

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Elle a peur que je m’ennuie trop à la caserne... que je dé-
prime...
– Tu n’as donc pas de petite amie qui se languit de toi en at-
tendant ton retour ?
– Non, pas de petite amie qui se languit... Juste une ancienne
camarade d’école qui m’écrit de temps en temps. C’est la
fille de Jésus-Christ.
– Pardon ?!
– Oui, ça mérite une explication. Entre les deux guerres, et
même durant quelques années après la Seconde, le curé
d’une des paroisses de ma ville, le chanoine Duverger, a fait
donner chaque année une représentation de La Passion, un
spectacle qu’il avait écrit à partir des textes évangéliques et
dont il assurait la mise en scène. Et qui était joué par des co-
médiens amateurs choisis parmi les paroissiens. Tu ima-
gines ce que pouvait être le spectacle ! Carrément kitch !
Des toiles peintes, des costumes taillés dans de vieux ri-
deaux à fanfreluches par les dames d’œuvre. Ma grand tante
Lapierre qui, année après année, supervisait l’atelier de cou-
ture, répétait, paraît-il : « Choisissez surtout des brocarts et
des damas : ça fait plus oriental ! » Ce spectacle connaissait
un énorme succès. Plusieurs représentations étaient données,
pendant le carême, je crois. Qui attiraient, par cars entiers,
des centaines de spectateurs de tout le département ! Beau-
coup, je pense, croyaient assister à une sorte de cérémonie
religieuse. Le clou du spectacle, c’était, paraît-il, l’entrée du
Christ à Jérusalem, le jour des Rameaux, avec un âne et un
petit bourricot empruntés à un paysan des environs. D’après
ma mère, qui avait vu cette Passion plusieurs fois dans sa
jeunesse, quand le rideau se levait sur la toile représentant le
jardin de Gethsémani, un oh ! d’admiration parcourait l’as-
sistance... Je n’ai jamais vu cette Passion, mais, à la maison,
on a conservé un jeu de photos des meilleurs moments et
des principaux acteurs, éditées en petits carnets de cartes
postales sépia. Sur lesquelles, en costumes et avec le nom
du personnage qu’ils incarnent, figurent des commerçants,
des artisans, des employés des Postes, un cheminot, un clerc
de notaire, et même un gendarme ! Beaucoup sont encore en
vie. Un document ! Je me souviens : sur l’une de ces photos,
Caïphe, je crois, ou l’un des Grands prêtres apparaît portant
une coiffure étonnante qui tient à la fois de la mitre, du

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casque de pompier et de l’abat-jour à pampilles... Et sur les
épaules, une sorte de châle avec franges confectionné dans
ce qui avait dû être une descente-de-lit... Pendant des an-
nées, le rôle du Christ fut tenu par un paroissien, monsieur
Granjean, le propriétaire des Galeries Modernes, un maga-
sin situé justement à l’angle de la rue Gloriette et du Boule-
vard Leclerc. Le rôle avait fini par déteindre à ce point sur
le comédien que, sorti de scène, celui-ci semblait encore
nimbé d’une sorte d’auréole invisible : toute la ville l’appe-
lait Jésus-Christ ! Et le respectait comme tel ! C’est sa fille,
Aline, qui m’écrit de temps à autre. Mais, pour l’instant, il
n’est pas du tout dans mes intentions de devenir le gendre
de Jésus-Christ !
– Dommage ! Avec, en plus, un oncle quasiment évêque, ça
aurait de la gueule !
Notre camarade Séminiac attendait le courrier avec plus d’im-
patience, car il avait laissé une Martine à Montceau-les-Mines. Un
beau jour, la confiance s’étant installée entre nous, il s’enhardit à me
demander si je voulais bien rédiger les réponses aux lettres de sa bien-
aimée. « Tu comprends, le pic et la pelle, ça va ! mais le porte-plume,
c’est pas mon fort !... Et puis les fautes d’orthographe, j’te dis pas !
Martine, elle, est sténodactylo, alors, bien sûr... » Plusieurs fois en ef-
fet j’avais vu mon Séminiac s’appliquer et peiner devant sa feuille de
papier à lettres.
Je faisais donc fonction de scribe et j’écrivais sous sa dictée,
transcrivant fidèlement les nouvelles qu’il adressait à sa Martine ché-
rie.
– Et tu lui dis bien que.... Et que samedi, prochain, pendant
ma perm... et tu rajoutes... Mais n’écris pas trop bien...
qu’elle ne voie pas que c’est pas moi...
Evidemment, ce mode de correspondance ne permettait pas
beaucoup d’intimité ni de grandes effusions et Robert Séminiac se bor-
nait à raconter les menus événements survenus à la caserne au cours de
la semaine écoulée. La chose devenait plus délicate au moment de la
conclusion, quand je proposais :
– Bon, alors, si tu es d’accord, je mets : « Martine chérie, je
t’embrasse très très fort... »
– Ah ! non, tu n’embrasses pas ma copine très très fort...
– Mais, nigaud ! c’est toi qui l’embrasses, puisque c’est toi
qui signes...
– Mais si tu dis : je t’embrasse, je, c’est bien toi ?...

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– Mais non, puisque je te dis... 
– Alors je, tu, toi, moi, c’est la même chose, du pareil au
même ?...
Augustin qui, ce jour-là, avait écouté ce dernier échange, avait
cru bon d’intervenir :
– Calme-toi, Robert ! Si l’on en croit le poète, “je est un
autre”.
– Comment ça ?... Quel autre... ?
– Soldat Leterrier, ne complique pas les choses, s’il te plaît !
J’espère qu’après son Service militaire, Robert a retrouvé sa
Martine. Je n’ai jamais connu de ma correspondante que son portrait,
une petite photo en noir et blanc que mon camarade, après beaucoup de
réticences, avait consenti à extraire de son portefeuille et sur laquelle
on voyait un petit visage de chat encadré de cheveux bouclés qui de-
vaient être blonds.

*
Assis en tailleur sur son lit, Augustin passait de longues soirées
à compulser les documents qu’il rapportait de ses permissions.
– L’histoire de cette maison et de ce Bassin de Gloriette, c’est
aussi l’histoire de la ville. Et de ses transformations. L’ap-
parition des nouveaux moyens de transport et de locomotion
au XIXème et au début du XXème a complétement bouleversé
son plan, le tracé des rues... Après la marche à pied et les
premières automobiles, les péniches, puis le chemin de fer,
et à nouveau l’automobile et la bicyclette. En quelques dé-
cennies. Et tout ça circulait exactement au même endroit : là
où se trouvait ce Bassin de Gloriette, comblé je ne sais pas
quand ! C’est très intéressant. Passionnant, même ! C’est
pourquoi, quand on en aura fini avec cette connerie de Ser-
vice militaire, dès qu’on aura quitté le Royaume d’Absur-
die, j’envisage sérieusement de m’orienter vers des études
d’architecture et d’urbanisme. 
Un jour, l’avait-il achetée en ville ou rapportée de l’une de ses
permissions avec sa documentation ? il jeta sur mon lit une petite re-
vue, en noir et blanc, dont j’ai oublié le titre.
– Tiens, regarde ! espèce de mécréant, ce que peut être l’ar-
chitecture religieuse moderne... Evidemment, l’Art sacré,
pour toi, c’est de l’hébreu ! Figure-toi, Paolo, qu’il y a des

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curés, des dominicains en l’occurrence, qui font appel aux
artistes d’aujourd’hui, qui s’intéressent à l’art d’avant-garde,
aux nouveaux matériaux de construction... Tu connais Le
Corbusier ?
– Le quoi ?...
– Le Corbusier, ignorant ! C’est l’un des plus grands archi-
tectes d’aujourd’hui. Qui travaille le béton de manière révo-
lutionnaire. Il vient de réaliser une chapelle, dans le Doubs,
je crois, où il a réussi à faire des coupoles, et même des
voiles de béton... Tu verras : il y un reportage dans cette re-
vue. La preuve qu’avec du béton, on peut construire de
belles choses... Et pas seulement des blockhaus ou des cla-
piers !
C’est donc Augustin qui me fit découvrir la chapelle de Notre-
Dame-du-Haut à Ronchamp. Que je visiterai plus tard, de nombreuses
fois.

A force de descendre et de remonter l’Avenue de la Gare, du-


rant nos “quartiers libres”, de fréquenter les mêmes bistrots, de nous
retrouver au Rex, l’unique salle de cinéma, ou devant la vitrine de la li-
brairie Rouget, ou bien encore à fouiner côte à côte dans les bacs du
disquaire de la rue Carnot, nous avions fini par faire la connaissance de
quelques jeunes filles de la ville. Nous nous retrouvions sur les ma-
nèges de la Fête foraine, au Café de France, sur la promenade des
Marbres, etc. De quoi parlions-nous, avec Claudie, Nicole, Michèle,
Annick ? De tout, de rien, de films, de chansons, de livres, de futurs
voyages... Ni Augustin ni moi n’avons jamais pensé que nos relations
pouvaient déboucher sur autre chose que ces rencontres amicales. Il
n’y eut jamais entre nous le moindre début de flirt, comme on disait à
cette époque. Elles étaient pourtant jolies et sympathiques et dési-
rables, nos amies Annick, Michèle, Nicole, etc. Elles ne furent jamais
que des camarades, en quelque sorte des “copines de régiment”. Et il
n’y a rien de désobligeant à leur égard dans cette appellation. Ces
jeunes filles, de leur côté, ne nous ont probablement jamais considérés
comme de possibles “fiancés”. Simplement comme des garçons plutôt
sympathiques (me semble-t-il !), parfois amusants (surtout Augustin
qui les faisait rire avec ses histoires, ses plaisanteries, ses calembours. 
« Ca ne vous gêne pas, et ça ne va pas vous faire du tort, leur deman-
dait-il, de vous promener avec des bidasses en goguette ? » La go-

20
guette consistait à boire des jus de fruits aux terrasses des cafés, à dé-
ambuler dans les allées du Parc Boucicaut, le long des enclos où s’en-
nuyaient une chèvre naine de l’Himalaya, quelques biches et un vieux
lama tout pelucheux...)
On a peine à imaginer aujourd’hui ce qu’étaient, à cette époque,
les relations entre jeunes hommes et jeunes filles avant les fiançailles
et le mariage. On s’abordait et on se quittait en échangeant une poignée
de mains, on se vouvoyait. Une bise sur les deux joues était tout juste
permise pour un anniversaire ou pour le premier de l’An.
Que sont devenues nos “belles amies” ? Pourquoi nous
sommes-nous bêtement perdus de vue ?
Pour nous qui venions d’être incorporés, un seul nuage – mais il
était de taille et particulièrement sombre – se profilait à l’horizon : ce
qu’on appelait pudiquement, c’est-à-dire hypocritement les “Evéne-
ments d’Algérie”. Dans mon souvenir, ou alors ma mémoire me fait
défaut, ils faisaient rarement les Unes de la presse. De temps à autre,
un titre : “Embuscade meurtrière à Palestro”, “Un attentat odieux fait
plusieurs morts dans la banlieue d’Oran”, apparaissait en première
page. Mais, je le reconnais, à la fois cause et conséquence de notre im-
maturité et particulièrement de notre immaturité politique, nous ne li-
sions guère les grands journaux, qu’ils fussent quotidiens ou hebdoma-
daires. Robert Machillot, plongé dans ses seuls Miroir Sprint, pourrait
illustrer ce que je viens de dire. A cela s’ajoute que les transistors ve-
naient tout juste d’apparaître, que la télévision en était à ses débuts :
ces nouveaux médias, en tout cas, étaient absents des casernes. Rien de
commun entre notre génération et celle qui, quelque quinze ans plus
tard, descendra dans la rue au cours du mois de mai 68. Nous étions
loin d’être politisés, comme le seront nos cadets. Encore une fois, nos
préoccupations, nos centres d’intérêts, nos plaisanteries, nos loisirs
étaient ceux de grands étudiants naïfs et immatures. Nous en étions à
fredonner, sans le savoir ou à notre façon, la “Complainte des enfants
frivoles” qu’Alexandre Vialatte “écrira” quelques années plus tard.
Aussi curieux que cela paraisse aujourd’hui, l’Algérie, c’était
loin. Et ce qui se passait là-bas, tout le monde le répétait pour s’en per-
suader, ce n’était pas la guerre. Et l’Algérie, ce n’était pas l’Indochine,
c’était des départements français, c’était la France. Les attentats, les
embuscades, on voulait croire que ce n’étaient peut-être que des actes
de grand banditisme, ou commis par une poignée de fanatiques. Je
crois qu’en réalité, nous faisions tout pour ne pas voir et pour ne pas
savoir ce qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée. Pourtant, à
mesure que le temps passait, même si on refusait de se l’avouer, on

21
sentait bien, devant l’importance croissante des renforts militaires
qu’on y envoyait, que les “Evénements d’Algérie”, c’était autre chose
que de simples faits divers, autre chose que l’attaque de la diligence
par des bandits de grand chemin.
La réalité se rappela brusquement à nous, le jour où une section
de notre compagnie fut requise pour aller, dans un village voisin,
rendre les honneurs à la dépouille d’un jeune soldat tombé en Algérie
et qu’on venait de rendre à sa famille. Augustin faisait partie du déta-
chement. A son retour, sans un mot, sans la moindre allusion à cette
cérémonie, il se plongea, visage fermé, dans des documents qui de-
vaient probablement se rapporter à l’histoire du Bassin de Gloriette.
Et pas un d’entre nous n’osa l’interroger.
Nous qui avions vingt ans dans les années cinquante, nous al-
lions avoir également, du moins certains d’entre nous, “Vingt ans dans
les Aurès”. Mais nous ne le savions pas.

Avant d’aller plus avant dans ce récit, je veux apporter les der-
nières touches au portrait d’Augustin Leterrier, en montrant comment
il pouvait être l’instigateur de canulars, de farces, de moments de dis-
traction et de fantaisie tellement bienvenus dans la grisaille de ces
jours à la caserne, pour dire aussi quelle pouvait être l’ambiance po-
tache, comme je l’ai déjà dit, parmi des jeunes conscrits dans la France
des années cinquante. Et pour cela raconter deux anecdotes : celle du
champ de tir et celle du tabouret. Quitte à me faire reprocher de me
laisser aller à des histoires d’“Anciens combattants”.
Il me faut d’abord apprendre aux générations qui, en France de-
puis 1996, ont la chance d’échapper au Service militaire obligatoire et,
du même coup, se trouvent dispensées d’avoir à manier des armes de
guerre, que l’entraînement au tir à balles réelles, compte tenu du dan-
ger qu’il présente, se déroule selon un protocole particulièrement ri-
goureux. Ainsi les tireurs doivent-ils répéter à haute et intelligible voix
les ordres donnés par le sous-officier qui commande l’exercice. Cela
peut prendre plusieurs minutes avant que le premier coup de feu soit ti-
ré. S’il survient le moindre incident de tir, signalé par l’un ou l’autre
des tireurs, il faut stopper le déroulement de la séance et reprendre la
procédure à son début.
Ce jour-là – c’était plusieurs semaines après notre incorporation
et à la suite de longues séances durant lesquelles, de démontage en re-
montage, nous avions acquis une bonne connaissance de notre MAS 36

22
et de son maniement – nous avions pris la route du champ de tir situé à
quelques kilomètres de la caserne. Les cibles numérotées étaient dispo-
sées au fond d’une carrière abandonnée, à deux cent mètres, devant
une petite levée de terre qui marquait le pas de tir.
La check list avait commencé (je cite de mémoire, évidement) :
« En position du tireur couché, en position ! » et s’était poursuivie jus-
qu’au dernier ordre : « Sur les cibles correspondant à vos numéros,
pour un tir groupé de cinq balles... » quand, juste avant les derniers
mots (« Feu à volonté ! »), Leterrier avait crié : « Incident de tir ! » 
– Qu’est-ce qu’il y a encore, Leterrier ?
– Mon adjudant, je suis désolé. Je viens de m’apercevoir que
je ne peux pas fermer un œil sans fermer l’autre... Ou bien
j’ouvre les deux, ou bien je ferme les deux...
– Qu’est-ce que tu es en train de me dire, Leterrier ? Que tu
ne peux pas fermer un œil sans fermer l’autre... ?
– Exactement !... Et si je ferme les deux, je ne peux pas voir la
cible. Et alors, ça devient difficile...
– Tu fais vraiment chier, Leterrier !... Démerde-toi !... Je ne
sais pas, moi !... Tu n’as qu’à te mettre un bandeau sur
l’œil !
On vit alors le soldat Leterrier se relever, déposer son arme
dans l’herbe, fouiller dans la poche gauche de son treillis, puis dans la
poche droite, en sortir un grand mouchoir blanc et, après avoir enlevé
son casque lourd, se bander l’œil droit. Avec ce bandeau qui lui barrait
le visage, on aurait dit un blessé de guerre revenant du front.
La chek list put reprendre. Mais, juste avant le déclanchement
du tir, Leterrier signalait à nouveau un incident.
– Ah non ! Leterrier, cette fois, ça suffit ! Qu’est-ce que tu as
encore trouvé ?
– Je me suis trompé d’œil, mon adjudant... Habituellement, je
vise avec l’œil droit...
Allongés derrière la petite butte de terre du pas de tir, le visage
caché dans leurs bras repliés sur la crosse de leur fusil, les neuf autres
tireurs se mordaient les lèvres pour ne pas éclater de rire.
Après que Leterrier se fut bandé le bon œil, la séance de tir put
reprendre et se poursuivre jusqu’à la fin sans nouvel incident. Et l’ad-
judant Mauchamp ne put même pas menacer Leterrier de quelque pu-
nition ni même lui passer la moindre algarade : venu “aux résultats”, il
dut constater que le tireur au bandeau sur l’œil avait réussi le meilleur
score avec les cinq balles dans le cœur de cible.
Sur le chemin du retour, j’avais demandé à Augustin :

23
– C’est vrai, cette d’histoire d’œil que tu ne peux pas fer-
mer ?...
Pour toute réponse j’avais eu droit, évidemment, à un clin d’œil.
Comme les trois séances de tir suivantes furent commandées
par des sous-officiers différents, Leterrier put nous offrir, à chaque fois
et pour notre plus grand plaisir, son numéro de tireur borgne.

L’affaire du tabouret se produisit quelque temps après cette pre-


mière séance de tir. Un soir, en arrivant dans la chambrée, Augustin
constata que son tabouret qui faisait office de table de nuit avait dispa-
ru. Il le signala bien sûr au sous-officier de semaine et dut s’attirer une
réponse comme : « Eh bien ! Démerde-toi pour le retrouver ! »
Nos deux voisins du dessus, d’autres camarades, moi bien en-
tendu, nous fûmes sollicités par Augustin pour tâcher de mettre la main
sur le tabouret disparu... On eut beau chercher dans les chambrées voi-
sines, jusque dans les WC de la cour... Le tabouret-table de nuit restait
introuvable. Augustin finit par aller demander au sergent-fourrier un
descriptif du tabouret et revint en agitant au-dessus de sa tête une dé-
claration de perte qu’il avait réussi à extorquer au sous-officier.
– Ecoutez ça, les gars ! Tabouret modèle TAf1, le f en italique
s’il vous plaît ! Affecté au mobilier de la salle 108 sous le
numéro : 27... Signalé disparu le... Un tabouret “signalé dis-
paru” ! C’est pas beau, ça ?! C’est tout juste si on n’a pas
averti la famille ! De la pure poésie ! Enfoncés, les Surréa-
listes ! Signalé disparu !... Peut-être perdu corps et biens ?
Peut-être fait prisonnier ? Ou tombé au Champ d’honneur ?
Il ne me reste plus qu’à faire une déclaration auprès de la
Prévôté pour vol de matériel militaire !
– N’exagère pas, Augustin ! Si tu entreprends cette dé-
marche, tu sais comment ça se passe dans l’Armée. L’af-
faire va suivre son cours, tu vas te retrouver dans un imbro-
glio pas possible, avec des déclarations en plusieurs exem-
plaires, des interrogatoires, des enquêtes... Pour un tabou-
ret !
Je dus alors partir à Dijon, pour subir, pendant deux jours, une
batterie d’examens médicaux dont je n sus jamais ce qui les avait moti-
vés, qui les avait demandés et dont je ne connus jamais les résultats.
Au royaume d’Absurdie...

24
A mon retour, quelle ne fut pas ma surprise, comme on dit dans
les romans d’aventure, de découvrir, à la place du tabouret de mon voi-
sin, une caisse de munitions, vide évidemment, dressée verticalement
et reposant sur son petit côté. Augustin m’expliqua qu’il avait fini par
se la faire prêter par le sergent-chef responsable du matériel, en
échange d’un paquet de cigarettes.
Evidemment, l’adjudant Mauchamp qui, cette semaine-là, effec-
tuait une de ces nombreuses revues dont l’Armée se montre si friande,
tomba véritablement en arrêt devant ce meuble insolite.
– Qu’est-ce que c’est que ça, Leterrier ?
Mon ami raconta la disparition du tabouret, laissant entendre
qu’il s’agissait peut-être d’un vol, en tout cas d’une mauvaise plaisan-
terie et, qu’en attendant, en guise de table de nuit...
– OK ! Mais débrouille-toi pour retrouver ton tabouret. Il n’a
pas pu s’envoler !
Augustin dut partir en permission le lendemain. Une courte per-
mission, de 24 ou de 36 heures, car il me semble qu’il se passa peu de
temps avant que je découvre, en revenant d’un exercice auquel j’avais
dû participer durant toute une journée, trônant toujours à la tête du lit
de Leterrier, la caisse de munitions peinte... en rose ! Ce que je lui pré-
dis – la réaction du sous-officier de semaine à laquelle il lui fallait s’at-
tendre – se produisit le soir même, quand le sergent Ménard, au mo-
ment de l’appel, découvrit ce meuble.
– Qu’est-ce que c’est que ce machin peint en rose ?
Mon camarade dut refaire l’historique de la mystérieuse dispari-
tion du tabouret, faire état des nombreuses recherches effectuées vaine-
ment pour le retrouver...
– Quand je suis allé en permission, ce week-end, j’ai demandé
à mon oncle, qui est plâtrier-peintre de son état, s’il pouvait
me refiler un fond de peinture... Il ne lui restait que ce rose...
Pas le moindre pot de kaki ! Evidemment, j’aurais préféré
une autre couleur, du bleu, par exemple, du “bleu horizon”...
Ca nous aurait rappelé nos glorieux ancêtres de 14-18...
Mais enfin, même si ce rose n’a rien de très militaire, je
vous l’accorde, chef, cette caisse de munitions qui était
toute maculée de graisse, avec de grosses lettres noires au
pochoir, elle est tout de même plus propre, plus fringante,
maintenant, elle a tout de même plus figure humaine, non ?
– Arrête de te foutre de ma gueule, Leterrier! Tu as quatre
jours pour retrouver ton tabouret et pour me faire disparaître
ce machin... On dirait un lit de poupée ! Sinon, les quatre

25
jours, c’est toi qui les auras ! Et ce sera au gnouf, évidem-
ment !
Le lendemain, la caisse de munitions-table de nuit-lit de poupée
était toujours en place. Avec une légère modification. Je ne sais pas
quand ni comment, dans la journée, Augustin avait trouvé le temps (et
la peinture !) pour y peindre une large bande noire, en forme d’un V
renversé, la pointe tournée vers le haut.
– Comme ça, tu ne trouves pas que ça fait penser à une petite
guérite ?...
Aussi mystérieusement qu’il avait disparu, le tabouret réappa-
rut : nous le découvrîmes un soir en rentrant de je ne sais plus quel
exercice. Une chance : c’était juste la veille du jour où expirait l’ulti-
matum du sergent...
– Bien sûr, c’est toi qui l’avais planqué, ton tabouret ?
– Et où veux-tu que j’aie pu le planquer ? Tu sais la surface de
l’espace privé dont chacun de nous dispose, dans cette ca-
serne ? Je l’ai mesurée : la superficie du lit, plus celle du ta-
bouret, justement, plus celle des trois rayons de notre ar-
moire individuelle : six mètres carré soixante-douze ! Voilà
à quoi se réduit notre espace privatif ! Pour ce qui est du ta-
bouret, j’ai bien une petite idée... Tu as vu qu’il est constitué
d’une petite armature métallique, deux tubes courbés sur
lesquels est boulonnée une planchette de bois. Si tu dé-
montes le tout, et c’est facile : il suffit de dévisser un seul
écrou qui tient l’ensemble, tu peux aisément cacher chaque
partie à plat sous une pile de linge, un matelas ou derrière
une porte. Il resterait à trouver celui qui a fait le coup... Et
ça !...
– Comme tu dis : et ça ?!...

*
Et puis arriva le jour où l’adjudant Mauchamp, presque solen-
nellement, nos annonça qu’il allait prendre les noms de ceux qui dési-
raient préparer l’examen du CTE en vue d’accéder, en cas de succès,
au grade de caporal ! Préparer ce modeste examen, c’était échapper,
quelque temps, aux rassemblements, aux revues, à la routine, etc. Plus
que la perspective de pouvoir arborer deux petits galons rouges sur ma
manche et de commander une corvée, ce fut la possibilité de rompre
avec la monotonie des jours qui me décida sur le champ à m’inscrire

26
parmi les candidats. Contrairement à Leterrier qui refusa catégorique-
ment.
– Je veux m’en tenir à mes seules obligations militaires. Je ne
veux pas me compromettre avec l’Institution !
– Tu ne crois pas tu exagères ? Devenir caporal, ce n’est tout
de même pas se prostituer ?
Le refus de Leterrier surprit ce brave adjudant Mauchamp (car
l’adjudant Mauchamp, grande gueule, était un brave homme et n’était
ni le plus méchant ni le plus bête des sous-officiers qui nous comman-
daient).
– Leterrier, avec les études que tu as faites, tu pourrais même
viser les E.O.R. ?
– Qu’est-ce que c’est, les zédoères ?
– Pas les zéodères, les Zé-o-ères ! l’Ecole des Officiers de Ré-
serve, à Saint-Maixent, d’où tu sors aspirant ou sous-lieute-
nant. Avec ton niveau d’études...
– Oh vous savez, mon adjudant ! simplement le Bac et Propé-
deutique...
J’ai oublié de dire qu’à la suite de l’explosion d’une mine du-
rant son séjour en Indochine, l’adjudant Mauchamp souffrait d’une
ouïe déficiente. Ce qui expliquait la force avec laquelle il proférait ses
ordres. Avait-il mal entendu ce jour-là ? Avait-il mal retenu ? Quand il
revint à la charge, quelques jours plus tard, auprès de Leterrier, tou-
jours campé sur son refus de prétendre au grade de caporal :
– Tu as le bac, plus je ne sais quoi, le Pédeutique ? C’est ça ?
et tu ne veux même pas préparer le CTE ?
– Mon adjudant, j’ai lu que le maréchal de Mac Mahon répé-
tait souvent : « Un gradé, un jour ou l’autre, est appelé à en
prendre pour son grade ! »
Peut-être impressionné par cette référence évidemment fantai-
siste au duc de Magenta, l’adjudant Mauchamp s’était éloigné en écar-
tant les bras, comme pour dire, une fois de plus, qu’il ne comprenait
pas, que tout ça, décidément, le dépassait...
Le pédeutique connut évidemment un beau succès parmi les
quelques camarades sursitaires qui, comme Augustin et moi, avaient
commencé des études à l’Université avant leur incorporation et qui,
pour la plupart, étaient titulaires de ce Pédeutique. Pourtant, dans ces
moqueries, comment dire ? il n’y avait aucune trace de mépris pour
l’adjudant Georges Mauchamp. Peut-être parce que nous avions appris
qu’il était le père d’un enfant atteint d’une grave maladie ? Ou tout
simplement parce que, je le répète, c’était un honnête homme ?

27
Je peux dire que je réussis brillamment l’examen écrit du CTE.
(Précision : les épreuves étaient du niveau “Certificat d’Etudes Pri-
maires faible”). A la question : « Comment apprendre le “garde-à-
vous” à de jeunes recrues ? », j’avais rédigé, sur deux pages, une ré-
ponse en forme de dissertation traitant, sur le ton et avec le sérieux de
qui discute une pensée de Descartes ou de Spinoza, de la position
idéale du petit doigt sur la couture du pantalon, de l’angle que doit for-
mer l’écartement des pieds du jeune conscrit figé dans le garde-à-vous,
de la distance approximative où doit se perdre son regard, etc... J’indi-
quais également que l’instructeur devait veiller à prononcer clairement
l’ordre du « garde-à-vous » et à en articuler soigneusement toutes les
syllabes, sinon la jeune recrue risquait de comprendre « garde-boue »
ou « gare à vous ! » Ce qui me valut une très bonne note. Dans la
marge de ma copie, une appréciation comportait tout de même une ré-
serve : « Bien, mais un peu trop technique. »
Lors des épreuves écrites, mon copain Labourier, assis à côté de
moi, s’était penché ostensiblement sur ma copie à plusieurs reprises,
comme cherchant à lire par-dessus mon épaule la bonne réponse à
l’épreuve de calcul. L’énoncé du problème était : le prix d’une car-
touche étant de 9, 25 Fr, combien coûteront dix caisses contenant cha-
cune 1200 cartouches. La résolution de ce problème ne causait pas trop
de difficulté à Labourier, élève de l’Ecole Normale. Mais le sergent
Ménard avait remarqué son manège. Et il crut bon d’intervenir, mena-
çant : « Labourier, si tu continues à copier, j’annule ta copie ! »
C’est dire que l’examen du CTE avait été une belle partie de ri-
golade. Comme l’avaient été les cours, si on peut les appeler ainsi, cen-
sés nous préparer à cette épreuve. Parmi nos instructeurs, ce sergent
Ménard n’était pas le plus gâté sur le plan intellectuel. Il eut toutes les
peines du monde à nous apprendre ce qu’est la ligne de mire. Devant
nos airs ahuris (« Non, je ne vois pas bien, dergent... » répétait Labou-
rier), il tira de sa poche une ficelle, afin de “matérialiser”(dit-il) cette
« ligne imaginaire qui part de l’œil du tireur, passe par le trou de
l’œilleton, effleure le sommet du guidon et rejoint le centre de la
cible. » Quand, un peu plus tard, il nous posa la question : « Qu’est-ce
que la ligne de mire ? » nous répondîmes, avec un bel ensemble :
« Ben, sergent, c’est la ficelle que vous avez dans la poche ! » S’il
n’avait été coiffé de son casque, je crois qu’il se serait arraché les che-
veux : « Non, non et non ! Combien de fois faudra-t-il vous le répéter :
la ligne de mire, c’est une ligne i-ma-gi-naire ! Vous savez ce que ça
veut dire, tout de même ! I-ma-gi-naire !»

28
Un de ses cours les plus réussis fut celui où il nous rassembla
après l’extinction des feux et entreprit de nous apprendre à repérer les
étoiles, « très important pour les marches de nuit, quand on est perdu,
en pleine campagne, sans carte, sans boussole... » Comme nous fai-
sions montre d’une ignorance crasse concernant le nom et la position
des constellations qu’il s’évertuait, carte du ciel en mains, à nous dési-
gner, il prit alors cette décision : « Nous allons monter sur la terrasse
de la Salle des sports : comme ça, nous serons plus près, on les verra
mieux... » Et c’est en braquant le faisceau de sa lampe torche vers le
ciel qu’il put nous montrer, soudain toutes proches, l’Etoile polaire, la
grande Ourse, la petite Ourse...
Dès que j’eus fini de coudre mes deux galons rouges en tri-
angle sur la manche de mon blouson, Augustin se figea au garde-à-
vous devant moi :
– Félicitations, mon caporal !
– Tu sais bien qu’on ne dit pas : mon caporal, mais : caporal,
tout court !
– Ah ? Je ne savais pas... Eh bien, bravo, caporal tout court !
Evidemment, cette promotion ridicule n’affecta en rien nos rela-
tions amicales. Pourtant, je crois qu’Augustin m’en voulut un peu de
m’être “compromis” avec ce qu’il appelait l’Institution militaire... Et
régulièrement, me donna du : caporal tout court, pour me rappeler
cette petite compromission.

Quelque temps après mon accession au grade de caporal, je me


vis propulsé à la tête d’une petite escouade composée de sept de mes
camarades de chambrée, parmi lesquels Augustin et Robert Séminiac,
réunie par l’adjudant Marchand. Sur quels critères ? Parce que, pour
tromper notre ennui, nous participions à toutes les activités sportives ?
Notre petite troupe allait devoir représenter la caserne Changarnier à
une sorte de Championnat d’athlétisme interarmes qui devait se dérou-
ler à Dijon quelques semaines plus tard.
Par un beau matin du mois de mai, particulièrement doux et en-
soleillé cette année-là, nous nous retrouvâmes donc, tous les huit futurs
champions, vêtus de survêtements tout droit sortis du Magasin d’ha-
billement, à la grille de la cour de la caserne, au garde-à-vous devant
l’adjudant Marchand, pour notre première séance d’entrainement.

29
– Voilà votre programme pour les deux mois à venir. A rai-
son d’une séance par semaine, sous la conduite du caporal,
vous vous entraînerez en effectuant un cross, de la caserne à
la cascade de Briscou et retour, soit environ quatre kilo-
mètres, en petites foulées... Rien de tel pour la musculation
et la respiration... Et l’endurance ! Idéal en tout cas pour
préparer le quinze-cent mètres, épreuve à laquelle vous allez
participer... N’oubliez pas que l’honneur de la caserne
Changarnier repose sur vous. Des questions, caporal ?
Non ? Alors, exécution ! 
Et c’est ainsi que nous partîmes en petites foulées sur la route
qui conduisait à la cascade de Briscou située à quelques kilomètres
dans les bois du Deffend. En petites foulées... du moins sur les pre-
miers trois cents mètres que pouvait surveiller l’adjudant Marchand de-
bout devant les grilles de la caserne. Dès que nous fûmes hors de sa
vue, Augustin, qui avait pris la tête de notre petit peloton, s’arrêta brus-
quement.
– Ohé, camarades ! Si le caporal est d’accord, je propose que
nous fassions une petite pause casse-croûte... L’effort, ça
creuse !
Quelques mètres plus loin, passé le tournant, se trouvait un pe-
tit bistrot avec une terrasse ombragée par un énorme tilleul qui avait
donné son nom à l’établissement. En vidant nos poches et nos porte-
monnaie, il nous fut possible de nous partager quelques sandwiches ar-
rosés d’une bolée de cidre. Au bout d’une heure, passée à bavarder, à
plaisanter, à fumer de nombreuses cigarettes (on fumait beaucoup à
cette époque), il fallut songer à regagner la caserne. Auparavant, à
notre demande, le patron du Café du Tilleul nous avait apporté un
grand seau d’eau. Et chacun s’était abondamment aspergé le visage, les
cheveux, le haut du survêtement. « Humectez surtout au niveau des
pectoraux, nous avait conseillé Augustin. La sueur, à cet endroit, ça
fait vraiment athlète ! »
L’adjudant Marchand, debout près du Poste de Garde – était-il
resté tout le temps de notre entrainement à nous attendre en faisant les
cent pas ? – vit revenir ses huit athlètes, en petites foulées, visiblement
exténués, ruisselant de sueur et soufflant bruyamment comme il est
normal lorsqu’on a couru à travers bois sur plusieurs kilomètres. Il
consulta son chronomètre.
– 1 heure, 10 minutes, 40 secondes ! Pas mal pour un début !
Bravo les petits gars ! Rien de tel qu’une bonne suée ! Al-
lez vite vous doucher !

30
Et c’est ainsi que se déroulèrent toutes les séances d’entraine-
ment suivantes. Le patron du Café des Tilleuls s’était pris d’amitié
pour notre joyeuse petite troupe et, pour une somme modique, (« for-
faitaire » disait-il), nous offrait quasiment à volonté pain et rillettes, ar-
rosés d’un cidre qu’il nous servait dans un broc métallique. J’ai dans
l’oreille encore le bruit sec du récipient bleu, quand il le posait sur la
table en l’accompagnant d’un tonitruant « Fabrication maison ! »
Trois d’entre nous furent désignés pour participer au champion-
nat. Comme il fallait s’y attendre les performances furent des plus dé-
cevantes : nos camarades, arrivés aux dernières places de leur série,
furent rapidement éliminés...
L’adjudant Marchand se montra très déçu des résultats. L’hon-
neur de la caserne Changarnier en avait pris un sérieux coup.
– Je ne vous cache pas que je m’attendais à mieux...
Séminiac, le moins mal placé des participants, crut devoir expli-
quer :
– C’est que, mon adjudant, les autres concurrents, c’étaient
presque tous des pros... ils venaient du bataillon de Join-
ville...
– Bien sûr, bien sûr... mais tout de même !... Pourtant, pour ce
qui est de l’entrainement, vous étiez au top, non ?...
Augustin, une main devant la bouche, n’avait pu se retenir
d’éclater de rire.
– Qu’est-ce qui t’arrive, Leterrier ?
– Ce n’est rien, mon adjudant, j’éternue... J’éternue parce que
je suis allergique au pollen... au pollen de tilleul... et comme
on est souvent passé devant le Café des Tilleuls, lors de nos
entraînements...
L’adjudant s’était contenté de lancer un regard noir à Augustin,
se demandant sans doute, une fois de plus, si ce « petit con de Leter-
rier n’était pas encore en train de se foutre de sa gueule. »
Comme je l’ai déjà dit, nous n’étions que de grands étudiants
immatures qui, pour tromper l’ennui de ce trop long Service militaire,
se laissaient aller à des farces de collégiens.

Un soir, je vis arriver mon copain Leterrier, qui revenait d’une


permission, portant sous le bras une sorte de carton à dessin qu’il ou-

31
vrit aussitôt sur son lit et dont il sortit une grande feuille de papier gri-
sâtre pliée en quatre.
– Regarde ce que j’ai trouvé... ou plutôt ce que l’oncle Vicaire
Général a trouvé... Et ne me demande pas comment il se
l’est procuré... Il m’a assuré qu’il l’avait... emprunté !... Un
Vicaire Général, ça ne peut pas mentir ?... Ni voler ?...
Avec d’infinies précautions – on aurait dit qu’il portait des
gants blancs ! – il étala sur son lit ce qui ressemblait à un portulan
avec, en haut à gauche, un cartouche orné d’arabesques et de volutes,
portant des inscriptions visiblement tracées à la plume !
– L’ancien Plan cadastral ! Enfin, une partie seulement, celle
qui m’intéresse. Où l’on voit l’emplacement de la maison de
mon arrière-grand père. Regarde : la maison, le parc... Et tu
vois ce qui est écrit, et écrit à la ronde, s’il vous plaît ! une
écriture, m’a dit mon oncle, qu’on appelle aussi la finan-
cière : La Gloriette ! C’est donc bien le nom de la propriété
qui a donné son nom au Bassin creusé par la suite à l’extré-
mité du parc. Et à la rue, plus tard encore, quand le Bassin a
été comblé.
Du dos de la main, il tapotait le plan comme s’il voulait en faire
surgir peu à peu une évidence.
– C’est une pièce capitale ! La preuve que tout ça n’est pas
une légende. Mais alors pourquoi La Gloriette ? D’après
mon oncle, une gloriette, c’est un petit édifice, genre
kiosque à musique, pavillon chinois, tonnelle, ou alors une
sorte de volière, peut-être une petite serre... Je pense qu’il
devait y avoir une gloriette dans le parc.... Mais pourquoi ce
petit cabanon a-t-il donné son nom à la propriété ? Avait-il
une forme particulièrement originale ? Ou bien a-t-il été le
théâtre d’événements marquants ?... Bref ! Il reste encore
beaucoup de mystères à éclaircir. Venez voir, les Robert !
Regardez : si le Bassin de Gloriette occupait ce qui est au-
jourd’hui le boulevard Leclerc, c’est qu’il a été creusé sur
une partie de la propriété familiale... Ce qui expliquerait une
éventuelle expropriation...
Nos deux “voisins du premier”, intrigués, nous avait rejoints au-
tour du lit de Leterrier. Tous les quatre penchés au-dessus du plan – les
deux Robert apparemment un peu surpris qu’on attache tant d’impor-
tance et qu’on porte autant d’attention à ces “vieux papiers”, comme
les avait qualifiés Séminiac –, nous étions, à cet instant, bien loin de la
caserne Changarnier...

32
Ce soir-là, je compris que Leterrier, il devait me le confirmer
plus tard, en s’astreignant à poursuivre, le temps que durerait son ser-
vice militaire, ses recherches sur le Bassin de Gloriette et en rapportant
des documents à chacune de ses permissions, voulait montrer que, pour
lui, la vie civile, la vraie vie, quoi ! continuait, plus forte que celle, mo-
notone, que nous vivions dans les murs de cette caserne, où les jours de
grisaille et d’ennui se succédaient, remplis de tâches inutiles et ridi-
cules. C’était, dans son esprit, sinon un acte de dissidence, du moins
une petite manifestation de résistance symbolique. Pour preuve, le soin
qu’il mettait à dissimuler ses documents, comme des pièces compro-
mettantes, sous les quelques vêtements empilés dans son armoire. Et
les faisait prestement disparaître quand surgissait un sous-officier.
Augustin était-il antimilitariste ? Comme on l’est à vingt ans et
à sa manière, discrète, raisonnée. Il était, comme moi, d’une généra-
tion qui avait vu, en 1940, les désastres occasionnés par la médiocrité
et l’incompétence du Haut Commandement militaire français et ap-
plaudi, en 1945, les armées alliées bien équipées et bien entraînées qui
avaient chassé l’Occupant nazi. Il savait bien qu’un pays ne peut se
passer d’une armée. « Pour autant, disait-il, faut-il, pendant dix-huit
mois (et nous ne savions pas que ce serait pendant plus de trente
mois !), apprendre à des jeunes gens de vingt ans, durant des heures et
des heures, toutes les subtilités du salut militaire et la manière de bien
effectuer le « présentez-armes ! » ? Au Royaume d’Absurdie, il y a
deux entreprises florissantes : la SNA (Société Nationale d’Abrutisse-
ment) et la CGA (Compagnie Générale d’Abêtissement), au capital et
à la responsabilité... Limited ! Très Limited ! » 
Chaque fois qu’il retirait son MAS 36 au râtelier, pour un exer-
cice ou une séance de tir, il murmurait, assez haut tout de même pour
que tout le monde l’entende, y compris et surtout le sous-offi-
cier : « Ah ! Chien de fusil ! »

*
Pour clore ces notes, ces souvenirs que j’ai voulu rassembler
pour évoquer nos mois passé à la caserne Changarnier, dans l’insou-
ciance de nos vingt ans, cette dernière silhouette qui me semble résu-
mer la fantaisie, la drôlerie, la liberté de mon ami Augustin. L’une des
dernières que je garde en mémoire.
Qu’est-ce qui avait bien pu passer par la tête de l’adjudant Mau-
champ pour qu’il en vienne à confier au soldat de deuxième classe Le-
terrier Lin-Augustin le poste de vaguemestre de la compagnie, en rem-

33
placement du titulaire hospitalisé à la suite d’une mauvaise chute ? Le
premier surpris avait été l’intéressé lui-même. « Peut-être est-ce parce
qu’on a lu sur mon dossier qu’après mon bac, j’ai suivi à la Faculté des
études... de Lettres ?... »
Cet hiver-là (1956 ?) fut particulièrement rude, le thermomètre
s’abaissant à des températures rarement atteintes dans nos régions. Pré-
textant que le chauffage de la chambrée était déficient, surtout la nuit,
Augustin avait rapporté d’une permission un pyjama confectionné dans
une sorte de cotonnade épaisse et qui semblait pelucheuse, (« du pilou-
pilou molletonné » m’avait-il assuré) à larges rayures blanches et mar-
ron. Comme il devait, ce premier jour de ses nouvelles fonctions, au
petit matin et à pied, se rendre en ville au Bureau de Poste et qu’il fai-
sait, selon son expression : “un froid de gueux”, il décida de garder ce
pyjama douillet sous sa tenue militaire. Ce qu’il n’avait pas prévu,
c’est qu’au bout de quelques pas, les jambes du pyjama dépassèrent de
plusieurs centimètres celles, trop courtes, de son pantalon d’uniforme.
Le Poste de garde franchi, il s’était couvert les oreilles des rabats de
son calot et s’était remonté jusque sur le nez le col de sa capote, une
capote qui, trop longue, lui descendait presque aux chevilles. Il portait
en bandoulière une large sacoche de cuir noir qui, la courroie n’étant
pas réglée à sa taille, lui battait les mollets : aussi sa silhouette avait de
quoi surprendre et, à part la couleur kaki, n’avait plus grand-chose de
militaire.
Est-ce pour cette raison et sur le rapport d’officiers qui avaient
pu le croiser en ville dans cette tenue originale, que Leterrier fut rapi-
dement relevé de ses fonctions de vaguemestre ? Ou parce qu’on
s’était aperçu que ses déplacements au Bureau de Poste duraient beau-
coup plus que le temps nécessaire à la dépose et à la récupération du
courrier de la Compagnie ? Mais, à part moi, qui avait pu savoir que le
nouveau vaguemestre passait de longs moments à bavarder et à plai-
santer avec les jolies demoiselles de la Poste ?

On pourra, non sans raison, trouver trop longue, trop complai-


sante, l’évocation de ces quelques mois passés à la caserne Changar-
nier. Pourquoi raconter ces histoires de “copains de régiment”, ces sou-
venirs de “bidasses”, qui auraient tout juste leur place à la fin d’un
banquet d’anciens combattants et qui ne feraient sourire, et encore !
que les convives ? Ce n’est certes pas pour ajouter quelques saynètes
aux “Gaietés de l’Escadron” ni pour commencer une carrière de “co-

34
mique troupier”. Si j’ai voulu relater ces quelques anecdotes, ces
quelques scènes courtelinesques qu’on peut juger insignifiantes, sans
intérêt, d’une affligeante banalité et qui, rassemblées dans un recueil,
pourraient s’intituler : Les grands dadais à la caserne, c’est qu’elles
furent suivies d’une tout autre séquence et que les souvenirs que je
garde de ces mois passés à la caserne et de nos farces de potaches ont
pris, du coup, un poids, une importance que, par eux-mêmes, ils n’au-
raient pas mérités. Comme si les événements qui allaient suivre leur
avaient conféré un prix inestimable. Qui, un jour, n’a pas ramassé au
bord de la mer un coquillage sans beauté particulière, mais qui, parce
qu’il faisait beau ce jour-là, que la mer et le ciel étaient bleus, que
c’étaient les vacances et, surtout, qu’on marchait aux côtés de la per-
sonne aimée, va devenir, le temps passant, le plus précieux des tré-
sors ? Au point que sa nacre va paraître, avec le temps, de plus en plus
pure, irisée de reflets de plus en plus colorés, mordorés... Et, pourquoi
pas ? finir par nous laisser croire qu’il a, autrefois, renfermé une perle
rare... Quand on porte ce coquillage à l’oreille, n’est-ce pas encore le
bruit de la mer qu’on y entend ?
Peut-être ai-je voulu, inconsciemment, en racontant ces anec-
dotes, élever un modeste Tombeau à tous ces amis disparus, à ces an-
nées heureuses, qui ont laissé, dans ma mémoire, comme l’empreinte
même de notre jeunesse.

*
Les jours passaient, monotones, dans la routine et l’ennui. Mois
après mois, on nous annonçait que nous étions “maintenus sous les dra-
peaux au-delà de la durée légale en raison des événements d’Algérie”. Des
classes libérées quelque temps plus tôt avaient été rappelées.
Et puis arriva ce jour de mai ou de juin où la compagnie fut rassem-
blée à une heure inhabituelle, en fin de matinée. Des rumeurs avaient circu-
lé, dans les semaines précédentes, faisant courir le bruit que des appelés du
contingent seraient mutés dans des Unités stationnées en Algérie. On disait
même que la compagnie ou le régiment, dans sa totalité, pourrait être appe-
lé à traverser la Méditerranée.
Le lieutenant Rivière, l’air plus sombre que jamais, le front plissé,
marchait nerveusement en attendant la mise en place du rassemblement.
Enfin notre Séminiac se précipita à sa place d’“homme de base” et la com-
pagnie fut rassemblée.

35
– Repos ! Je viens de recevoir un ordre émanant de la Région mili-
taire qui me fait obligation de désigner parmi vos rangs dix
hommes de troupe ou caporaux qui s’en iront servir en Algérie,
dans le cadre des Opérations de maintien de l’ordre menées dans
les départements français d’Afrique du Nord. Sergent Ménard,
désignez-moi un des hommes rassemblés.
– Soldat Duvernois Henri. Deux pas en avant !
Duvernois, un des voisins de notre “immeuble” et l’un de nos
partenaires habituels à la belote, s’avança. Le lieutenant se tourna vers
lui :
– Duvernois, un chiffre au hasard, entre 1 et 10 !
– Cinq !
Le lieutenant remonta alors les rangs en commençant à comp-
ter. Le soldat sur qui tombait le numéro cinq devait sortir de l’aligne-
ment. Le cœur battant, je vis le lieutenant s’approcher, égrenant les
chiffres à haute voix : « ...trois... quatre, c’était moi !... Cinq ! » ce fut,
à ma gauche, Leterrier qui fut désigné ! Or, au moment du rassemble-
ment, derrière notre copain Séminiac, nous nous étions bousculés, Au-
gustin et moi, épaule contre épaule, faisant semblant de vouloir
prendre la place de l’homme de base, et nous avions, par jeu, interverti
nos places à plusieurs reprises jusqu’au garde-à-vous...
Le tirage au sort s’était poursuivi jusqu’à ce que les dix cama-
rades sur qui était tombé le numéro cinq se retrouvent sortis du rang à
quelques pas devant nous. On aurait dit, horrible impression, qu’ils
avaient été désignés pour subir un châtiment !
– Les hommes désignés, à mon bureau !
J’ai voulu rapporter cette sinistre mascarade en lui gardant sa
brutalité, sa stupidité. En quelques minutes, sur un coup de dés, à partir
d’un chiffre lancé au hasard, venait d’être scellé le destin de dix jeunes
hommes de vingt ans. Je me souviens du silence qui suivit l’ordre de
rompre les rangs, de tous les regards tournés vers ceux qui venaient
d’être si honteusement désignés et qui se dirigeaient vers le bureau du
lieutenant. Augustin avait eu le temps et le courage de me glisser son
habituel : « Faut encore que ce soit sur moi que ça tombe !... »
Parmi nos camarades, nous en comptions quelques-uns qui, de-
vançant l’appel, s’étaient engagés dans l’Armée en signant un contrat
pour une durée de deux ans. Après en avoir discuté entre eux, ils de-
mandèrent à être reçus par le lieutenant pour faire valoir qu’ils de-
vaient être considérés comme des militaires de carrière, du fait de leur
engagement, et que, par conséquent, c’était à eux de partir en Algérie.
Il leur fut répondu que c’était impossible, que la Note de service préci-

36
sait que ”la désignation des appelés devant être affectés à une Unité
stationnée dans les départements français d’Algérie devait se faire par
tirage au sort parmi les effectifs de la compagnie”. Au Royaume d’Ab-
surdie, ce ne sont pas forcément les soldats de métier qui vont à la
guerre. Il est vrai qu’en Algérie, ce n’était pas la guerre, simplement
des “Evénements”.
Je n’ai pas gardé de souvenirs précis des heures et des jours qui
suivirent cette terrible matinée. Chacun, dans la chambrée, dut com-
menter l’événement, dire son écœurement, sa révolte devant un tel pro-
cédé, rabâcher qu’à un numéro près (c’était mon cas, et comment !),
“j’aurais pu être à ta place !”, “c’est trop injuste !”, “et si Duvernois
avait donné un autre chiffre ?”, “Il paraît que dans les autres compa-
gnies, on a tiré les noms sur des papiers pliés dans un casque lourd”, «
Pauvre con, ça revient au même ! », etc. Des banalités, sans doute,
mais que dire d’autre ? Les désignés, comme ils furent désormais ap-
pelés par les sous-officiers, furent entourés, eurent droit à tous les
égards, à toutes les attentions, à tous les encouragements. Une sorte de
chape s’étaient abattue sur la chambrée où les plaisanteries, les blagues
idiotes avaient cessé. Ah ! nous étions loin des départs, la fleur au fu-
sil, des chansons de soldat !
Il y eut probablement un “pot d’adieu” au Café de France, avec
nos amies Michèle, Nicole, Annick, etc., un repas, avec les “locataires
de l’immeuble n°5” et quelques voisins de chambrée dans le meilleur
restaurant de la ville avant qu’Augustin et les neuf autres désignés,
après quelques jours de permission, rejoignent Dijon et, de là, Mar-
seille.
Nous ne savions pas, nous ne voulions pas savoir que notre jeu-
nesse, nos belles années d’insouciance venaient de s’achever.

37
*
Je n’ai conservé que quelques-unes des lettres d’Augustin.

Cher caporal tout court,


me voici donc arrivé dans ce département fran-
çais d’Afrique du Nord où je vais devoir m’employer à maintenir
l’ordre. Puisque, si j’ai bien compris, c’est pour ça qu’on m’a fait
quitter la caserne Changarnier et l’“immeuble N°5”. (Je me demande
si ce nombre 5...) Je te fais grâce de mon séjour au camp Sainte
Marthe, à Marseille, un alignement de baraquements où règne une in-
tense pagaille. Nous y avons passé deux jours et dormi deux nuits sur
une litière de paille infestée de puces, avant d’embarquer sur le Sidi
Ferruch. Mer calme, ciel bleu : nous avons pu rester sur le pont tout le
temps de la traversée. Le premier soir, deux dauphins nous ont escor-
tés durant quelques minutes en sautant à l’avant du bateau. Arrivée à
Alger, ville toute blanche, superbe, mais qui, par moments, sent très
mauvais (en cause : les changements de direction du vent et un petit
fleuve qui sert plus ou moins d’égouts, m’a-t-on dit).
Après quelques jours passés à Alger, de bureau en bu-
reau, de paperasse en paperasse, j’ai rejoint mon affectation : une
compagnie à effectifs réduits, chargée d’assurer la garde d’un dépôt
de matériel situé en banlieue : véhicules, principalement des camions,
des équipements, des fournitures, etc. Mais ni armes, ni munitions, ni
explosifs, nous a-t-on dit pour nous rassurer. Nous logeons dans des
baraques où nous crevons de chaud. A part les longues heures de
garde, jour et nuit, c’est la “belle vie”, stupide et monotone, comme à
Changarnier, mais peut-être, si c’est possible, encore plus stupide et
encore plus monotone.
Il semble que notre Détachement, comme l’appelle notre
commandant de compagnie, le lieutenant Mariani, (un rappelé, direc-
teur d’école dans le civil), soit composé à partir d’éléments prélevés
sur différentes Unités. Les sous-officiers semblent venir également de
différentes Armes : Transmissions, Infanterie, Génie, etc. Parmi eux,
quelques belles gueules d’abrutis ou d’ivrognes (ou les deux), entre

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autres, un caporal-chef (d’active) à béret rouge (para), cheveux ras,
mâchoires carrées soulignées par un petit collier de barbe, démarche
chaloupée, le cul serré dans un pantalon étroit. Je me demande ce
qu’il fait parmi les sous-offs de la compagnie. Lui aussi. Il ne cesse de
répéter qu’il a sous ses ordres « une bande de branleurs et de bras
cassés ». Ce qui, à mes oreilles, sonne plutôt comme un compliment.
Enfin : ne jugeons pas les gens sur la mine ni sur leur aptitude à serrer
plus ou moins les fesses dans une tenue “léopard”.
Pour ce qui est du maintien de l’ordre, je n’en ai encore
rien vu (mais ça ne me manque pas), sinon des norias de camions, de
jeeps, d’automitrailleuses, etc. Le paysage qui nous entoure ? Une
banlieue un peu à l’abandon, sans rien de remarquable, si ce n’est, au
milieu d’un parc entouré de murs avec palmiers, bananiers et toute
une végétation méditerranéenne, une superbe villa de type mauresque,
avec des tours crénelées, toute blanche, la Villa Sésini, que tout le
monde appelle : la Villa Susini. Elle est occupée par le PC d’un régi-
ment de la Légion.
J’ai rapidement sympathisé avec mes deux voisins de
chambrée (pas de lits superposés, pas d’étages !) : à ma gauche, un sé-
minariste alsacien, au doux nom de Joseph Straessler (les deux réduits
à Jo) qui envisage même de devenir moine après son service militaire.
(Voilà qui me change de certain “voisin”, athée indécrottable...) A ma
droite, un Marseillais, Marco Bertoli, plus prosaïquement coiffeur
pour dames, dont je ne sais pas s’il croit en Dieu, mais qui invoque la
Bonne Mère à tout bout de champ pour qu’elle lui fasse retrouver au
plus vite son salon de coiffure près du Vieux Port.
Première impression : dans les rues, on dirait que les
Indigènes, curieusement, longent les murs, la tête basse, comme s’ils
voulaient se faire oublier ou comme s’ils n’étaient là que de passage.
A l’opposé, si j’ose dire : les jeunes algériennes européennes, hâlées,
gracieuses, robes à fleurs et espadrilles, toutes plus jolies les unes que
les autres, qui marchent comme on danse.
Comme quoi, il suffirait de presque rien pour que la vie soit
vraiment belle.
Salut à toi, Paolo, et le bonjour aux amis.
Augustin

Les premières lettres d’Augustin, comme celle qui figure ci-


dessus, étaient rassurantes, un peu décevantes aussi. L’Algérie, comme

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je l’ai dit, était encore, à cette époque, pour beaucoup, un pays quasi-
ment exotique. On s’attendait, avec naïveté, à ce que notre camarade
nous décrive les paysages, la végétation, l’habitat, les costumes qu’il
découvrait, comme l’aurait fait un explorateur. Au point qu’il se crut
obligé de préciser : « Je n’ai encore vu ni lion, ni dromadaire, ni gi-
rafe, ni anthropophage, ni baobab. Je te signale que l’Algérie se com-
pose de trois départements français ! » En relisant ses premières
lettres, je ne les ai pas gardées toutes, je m’aperçois, bien qu’il s’en dé-
fendît, que cette Villa Susini, pour lui et pour ses camardes, devenait
peu à peu le centre de beaucoup d’interrogations, de toutes sortes de
supputations et la source des rumeurs les plus fantaisistes (comme
celles qui la supposaient être un « Bordel de luxe »).
La lettre qui suit a été écrite, je crois, un peu plus d’un mois
après son arrivée en Algérie.

Cher caporal tout court,


si tu veux bien, nous allons convenir d’un code.
Si, sur mes lettres, figurent en haut à droite, le Secteur Postal et la
date, c’est qu’elles auront transité par la “Poste aux Armées” (et donc
qu’elles auront pu être ouvertes par la “Censure” (?) : il semble que
ce soit possible sinon probable. C’est ce que m’assuré le camarade va-
guemestre. Comment savoir ?) Par précaution, ces lettres ne contien-
dront que des banalités. Je m’interroge sur le pourquoi d’un tel
contrôle sur notre courrier. Mais, avec les militaires, tout est possible.
Même le plus stupide. Surtout le plus stupide. En revanche, si, sur mes
lettres, figure le nom du lieu où elles ont été écrites, comme sur celle-
ci : Alger, avec la date, c’est que j’aurais réussi à les déposer ou à les
faire déposer à la Poste d’Alger. Et dans ce cas, elles pourront conte-
nir des informations top secret. Et braver ainsi cette éventuelle
“Censure”.
J’espère que tu apprécies comme moi cette ambiance de
roman d’espionnage. Il faut dire que nous baignons ici dans un climat
de mystère et de secret. Dernière nouvelle, impossible à vérifier : la
villa Susini serait un important Centre de renseignement. Le camarade
qui m’a « renseigné » m’a assuré : « C’est un véritable nid d’es-
pions ! » Ce qui est stupide : si espions il y a, ils ne restent pas dans le
nid, mais vont sur le terrain.

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Etrangement, mais est-ce tellement étrange ? cette villa
Susini, par sa masse imposante, son style, focalise tous les regards. Et
pas seulement les regards, mais aussi les peurs, les inquiétudes. Le fait
qu’elle se dresse dans un jardin fermé de hauts murs et que, en dehors
des légionnaires, peu de soldats d’autres Unités soient admis à y péné-
trer, explique sans doute qu’elle soit à l’origine de toutes sortes de ru-
meurs et de fantasmes.
Notre compagnie, cantonnée à quelque trois cents
mètres, n’échappe pas à cette fascination. Beaucoup, parmi les cama-
rades, se posent la question : qu’est-ce qui se passe derrière ces
murs ? Je ne sais comment expliquer cela : est-ce en raison de l’éclat
de ses murs blancs, on dirait qu’elle irradie, jusque dans les rangs de
la compagnie, comme un sentiment de suspicion, de trouble, ou comme
si nous étions au fait et gardiens de ses mystères et de ses secrets. Les
sous-officiers nous répètent : « Attention à ce que vous dites quand
vous sortez en ville ! Pas un mot, pas la moindre allusion sur l’Unité à
laquelle vous appartenez ! Sur le lieu où elle est cantonnée ! Et ne par-
lez pas de la villa Susini ! Toute information est précieuse pour l’enne-
mi ! » L’ennemi, on ne l’a encore jamais vu. Et c’est tant mieux.
Pour ma part, et pour l’instant, je me contente d’admi-
rer, de loin, cette superbe Villa Susini. Ne va pas croire qu’elle a pris,
dans mes préoccupations, la place... du Bassin de Gloriette ! (De ce
côté-là, comme tu peux l’imaginer, les recherches sont momentané-
ment suspendues. Mais je ne m’interdis pas de les reprendre un jour,
même ici, si c’est possible, ne serait-ce que pour maintenir une sorte
de morceau de vie civile au milieu de cette connerie qu’est la vie mili-
taire. Car ici aussi, nous sommes en plein Royaume d’Absurdie.)
Salut à toi, cher caporal !
Et le bonjour aux camarades !

Cher caporal tout court,


j’ai une demande à t’adresser : bien que
nous ne soyons pas en guerre – avec le nombre de soldats de toutes
armes et de véhicules militaires qu’on voit ici, il est permis d’en douter
–, j’aurais besoin d’une marraine de guerre, à qui je puisse écrire ré-
gulièrement et qui veuille bien me répondre aussi régulièrement. J’ai
bien pensé m’adresser à Aline (la fille de Jésus-Christ) ; je te rappelle
qu’elle n’a jamais été ni ma fiancée ni même ma petite amie : simple-
ment une camarade d’école. Mais je ne peux m’adresser à elle car j’ai

41
appris dernièrement qu’elle “sortait” avec le fils Malaterre (monsieur
Malaterre tenait le rôle de l’apôtre Jean dans la Passion du chanoine
Duverger dont je t’ai parlé : heureusement que le choix d’Aline ne
s’est pas porté sur le fils Ducret : son père “faisait” Judas ! Imagine :
la fille de Jésus-Christ fiancée avec le fils de Judas !) Je viens donc te
demander, en désespoir de cause en quelque sorte, d’être mon parrain
de guerre (je te dispense de m’envoyer des colis, et, vu la chaleur qu’il
fait ici, tu n’auras à me tricoter ni chandails ni chaussettes ni passe-
montagnes en laine comme le faisaient les marraines de guerre durant
les hivers de la guerre 39-45. Simplement à répondre à mes lettres).
A mesure que le temps passe, je suis de plus en plus
troublé par cette villa Susini. Comme j’ai dû te le dire, officiellement,
elle abrite le PC d’un régiment de la Légion. Or, on y voit arriver, de
jour comme de nuit, des autocars, des voitures particulières, des ca-
mions, au bord desquels, il semble qu’il y ait surtout des civils,
hommes et femmes, et aussi bien des indigènes que des européens. Bi-
zarre...
Je te salue, Paolo ! Et salue pour moi les amis !
Augustin

Caporal tout court,


cette lettre, top secret, pour de dire que je sais
enfin ce qui se passe derrière les murs de la Villa Susini. Que j’ai ap-
pris grâce aux révélations d’un nouvel arrivant à la compagnie, qui a
passé plus d’un mois dans la dite-Villa, comme planton ou chauffeur.
Et qui a été témoin, plus ou moins directement, des scènes d’horreur
qui s’y déroulent. La Villa est en fait un centre d’interrogatoire et de
tortures. On y amène des rebelles prisonniers, des Européens qu’on
soupçonne d’être partisans de l’indépendance de l’Algérie et d’aider
la rébellion. Indigènes, Européens, hommes, femmes, après avoir été
systématiquement passés à tabac, subissent les pires sévices : gégène
(une dynamo est actionnée, après qu’on a branché les électrodes sur
les parties génitales, pour les hommes, sur les seins, pour les femmes),
supplice de la baignoire, brûlures avec des cigarettes, viols et d’autres
tortures que je n’ose même pas décrire ici. « On les entend hurler du-
rant toute la nuit, nous a dit l’ex-chauffeur. Quand on les remonte des

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caves, aussi bien les hommes que les femmes, ce sont des loques, qui
ne peuvent même plus marcher. On les jette dans des cellules aména-
gées en sous-sol, avec une demi-baguette et un demi-litre d’eau pour
la journée. Et les interrogatoires reprennent la nuit suivante. Au bout
de quelques jours, ils repartent, officiellement pour les prisons d’Al-
ger. La plupart, en réalité, sont emmenés dans le bled, pour la “corvée
de bois” : on les fait descendre du bus ou du camion : « Sauvez-vous,
vous êtes libres ! » et ils sont abattus d’une rafale. On jette ensuite
leurs corps dans des puits abandonnés. »
Toujours selon les dires du nouveau venu à la compa-
gnie, et on a aucune raison de les mettre en doute, ceux qui se livrent à
ce genre d’actes barbares sont aussi bien des militaires de carrière
que des soldats du contingent ou des rappelés.
Pas besoin de te dire que nous sommes sous le choc,
abasourdis, nous, c’est-à-dire Jo, le futur moine, et moi. Mais que
peuvent faire deux pauvres soldats de deuxième classe ? Nous sommes
apparemment les seuls, dans la compagnie, à être au courant et à être
offusqués de ce qui se passe là-bas, dans cette superbe villa, à quelque
trois cents mètres de notre baraque.
Salut à toi, Paolo. Et aux amis et amies.
Augustin

Plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines passèrent


sans lettre d’Augustin. Je n’avais parlé à personne de ce qu’il m’avait
appris concernant la Villa Susini. La nouvelle, évidemment, m’avait
choqué. La torture, c’était lié, pour moi comme pour Augustin et les
jeunes gens de ma génération, à la dernière guerre mondiale, aux pra-
tiques de la Gestapo. Je ne pouvais pas imaginer que des soldats fran-
çais, des appelés du contingent comme moi, puissent participer à de
telles horreurs.
Et puis je reçus cette lettre (top secret, évidemment) qui ne
commençait pas par l’habituel “caporal tout court”, écrite apparem-
ment à la hâte au dos d’une “Déclaration de perte de matériel”.

Il est 20 heures. Comme je suis de garde et que je puis


m’installer à la table du Poste, je m’empresse de t’écrire sur cet impri-
mé, le seul papier dont je dispose, pour te raconter ce qui s’est passé

43
ces deux derniers jours. Et qui risque de ne pas rester sans consé-
quence.
Avant-hier. Après de longues discussions, nous déci-
dons, Jo, le futur moine et moi, de demander au lieutenant qui com-
mande la compagnie de nous recevoir. J’ignore si cette démarche est
habituelle dans une caserne, mais le lieutenant Mariani est un rappelé
qui n’a rien d’un militaire pur jus : début de calvitie, la quarantaine
un peu bedonnante, on l’imagine aisément, compte tenu de sa profes-
sion, plutôt dans une cour de récréation ou devant un tableau noir.
Nous lui faisons part de « notre émotion, de notre trouble, à la suite
des révélations concernant les actes de torture commis dans la Villa
Susini. » (Nous avions peaufiné notre petit speech).
Ce brave lieutenant (car il est brave, et c’est un compli-
ment) nous a écoutés attentivement. Sa réponse a été celle à laquelle
nous nous attendions. Je résume : « Officiellement, je ne suis pas au
courant de ce qui se passe à la Villa Susini, qui est sous la responsabi-
lité de la Légion. Si ce que vous me dites est avéré, on ne peut que le
condamner sévèrement. J’en référerai à mes supérieurs. » C’est tout
juste s’il ne nous pas dit : « Mes pauvres enfants, tout cela est bien
triste, mais je n’y peux rien ! » Nous ne nous attendions pas à autre
chose. Notre démarche, c’était une façon de prendre date. Que faire
d’autre, pour l’instant ?
Hier. Nous en étions à envisager d’autres démarches, par
exemple une demande d’audience auprès du colonel, quand, ce matin,
au cours d’un déplacement à Alger, Jo, quelques camarades et moi
sous la conduite du caporal-chef parachutiste, il s’est passé la scène
suivante. Je vais tâcher de te la restituer quasiment mot pour mot. Ca
a commencé au retour, à la descente du camion. Le sergent-chef para,
les pouces dans le ceinturon, s’adresse à Jo et à moi :
– Alors, les p‘tits gars ! il paraît qu’on a des états d’âmes ?
Qu’on s’inquiète des petites misères qu’on fait aux salo-
pards interrogés à la Villa Susini ?
Notre surprise à Jo et à moi ! Par qui et comment avait-il
été informé de notre démarche auprès du lieutenant ? Sans doute pas
par ce dernier. C’est Jo qui est intervenu :
– C’est la méthode qui nous semble...
– La méthode ! La méthode ! Tu la connais, leur méthode, à
ceux d’en face ? C’est foutre le feu dans les fermes, c’est
mettre des bombes dans les cafés et les cinémas, c’est cou-
per les couilles à tes copains ! Je vais te dire, Straessler, si
on n’arrive pas à les faire parler, on ne saura rien de ce

44
qu’ils sont en train de préparer. Et ça nous retombera sur la
gueule ! Faut les faire parler à tout prix, ces salopards !
On nous cherche, on nous trouve ! (S’adressant à Jo) Tu
voudrais peut-être qu’on tende l’autre joue !?... C’est
ça ?!... (Je voudrais pouvoir transcrire ici son ricanement.
Obscène !) On fait la guerre, figure-toi, on n’est pas au pa-
tronage !
J’ai essayé d’intervenir :
– Même à la guerre, il y a des lois...
– Des lois ! Tu crois qu’ils les respectent, les lois, eux ? !
– On n’a pas le droit d’employer la torture...
– Et alors, comment on fait pour les faire parler ? On leur de-
mande gentiment où se trouvent leur chef, leurs copains, ce
qu’ils manigancent ? Où ils ont caché leurs armes et leurs
explosifs ? Vous êtes naïfs, les p’tits gars !
– N’empêche ! La torture, ça nous ramène au temps de la
Gestapo...
– Comment ! Qu’est-ce que tu cherches à incinérer ? (je
pense qu’il voulait dire : insinuer, mais sous le coup de l’in-
dignation...) Tu oses comparer nos copains Légionnaires
aux gens de la Gestapo ?! Faudrait voir à surveiller vos
propos, les p’tits gars ! Les Légionnaires, c’est eux qu’on
envoie les premiers au casse-pipe, quand il y a un accro-
chage ! Alors, un peu de respect ! La Gestapo ! J’aimerais
bien ne plus entendre ce genre de conneries, vu ? Sinon
vous aurez à faire à moi, je vous le garantis ! Et ça ne va
pas tarder !
C’est sur cette menace que s’est terminée la conversation.
J’ai bien l’impression que les “p’tits gars” ne vont pas avoir la vie fa-
cile dans la compagnie ! Ce que Jo a résumé (avec son fort accent al-
sacien) :
– Augustin (Aucustin !), nous ne sommes pas près de l’avoir,
notre galon (calon) de première classe !
La menace de ce gros con de sergent-chef n’est pas à
prendre à la légère. « Non seulement il est très con, a commenté Jo,
mais il est aussi très dangereux ! »
Je te salue, caporal.
Augustin, Lin Leterrier, grenadier-voltigeur.

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Les lettres d’Augustin s’espacèrent. Mes réponses aussi, sans
doute. Je pense que c’est à cette époque que j’avais été désigné par le
lieutenant pour seconder le sergent Ménard, chargé d’aménager un
“coin Foyer” dans un local inoccupé de la caserne, avec salle de jeux,
bar, bibliothèque, etc. Une aubaine. Que j’avais saisie sans hésiter.
D’une part parce que ça ne me semblait pas une mauvaise idée, d’autre
part, parce que tout était bon à prendre comme dérivatif à l’ennui.

Ami caporal,
il y a quelques jours, on nous a annoncé, le bruit en cou-
rait depuis quelque temps, que la compagnie qui assurait la garde du
Dépôt était « démantelée » (sic) et que nous allions être versés dans
différentes Unités. Et ce matin, nous avons appris nos nouvelles affec-
tations. Jo est muté dans un régiment du Train, quelque part du côté de
la frontière marocaine. Je suis affecté à Râs-el-Euch, un bled situé aux
confins des Nemenchas. J’ai dû aller voir sur la carte où pouvait bien
se trouver ce port de mer : un tout petit point et un nom perdu au mi-
lieu d’une grande zone blanche, dans le Sud Constantinois, à quelque
150 km au sud-ouest de Tébessa.
Comme je suis le seul à partir pour ce bled et que Jo est
envoyé à perpète dans l’autre direction, je me demande si ces affecta-
tions qui, à l’évidence, n’ont rien d’une promotion, ne sont pas la
conséquence de notre “conversation” avec le sergent-chef para que je
t’ai rapportée sur ma dernière lettre.
Nous partons dans quelques jours pour nos Unités res-
pectives. Et rejoindrons « en fonction des convois et des rotations ».
Je te communiquerai mes nouvelles coordonnées.
Je te salue, valeureux caporal !
Et le bonjour aux copains. Sans oublier nos belles
amies !
Augustin

*
Peu de temps après cette lettre, à ma grande surprise, je reçus
une carte postale aux tons bruns et bleus passablement délavés, comme
si elle avait séjourné de longues semaines sur un présentoir au soleil
(ce qui était peut-être le cas) représentant une Vue générale de Khen-
chela. Je dus aller consulter une carte de l’Algérie pour situer cette
ville, au sud-est de Constantine.

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Au dos : Bons baisers de Khenchela.
Augustin

Quelque temps après, cette nouvelle lettre.

Cher caporal,
Bienvenue à Râs-el-Euch, son ca-
sino, sa plage.
Il m’aura fallu presque une semaine pour traverser en
diagonale, d’Ouest en Est, une partie de l’Algérie et rejoindre ma nou-
velle affectation. En trains, en camions, en jeeps, par étapes plus ou
moins longues, avec des attentes prolongées (deux jours à Khenchela,
d’où je n’ai pas pu résister au plaisir de t’envoyer une magnifique
carte postale, une des dernières qui restaient dans le bureau de tabac),
tout cela en fonction des “rotations”, des convois, des places dispo-
nibles, etc.
Me voici donc à Râs-el-Euch. Je vais te décrire le pay-
sage. Ce sera facile : il n’y a rien. Ou plutôt si, et en quantité : des
cailloux ! A perte de vue, des moutonnements de caillasse entre jaune
et gris, agrémentées de pans de falaises effondrées, qui font penser à
de vilaines dents cariées ; par ci par là, un buisson rachitique, un ar-
buste rabougri, quelques touffes de graminées, de ronces ou de
quelque autre plante aussi grise dont j’ignore le nom. Sillonnant ces
mornes étendues, des pistes sur lesquelles on voit passer, de temps à
autre, un paysan en guenilles trottinant derrière son bourricot qu’il
houspille avec une badine. Il est parfois accompagné d’un énorme pa-
quet d’étoffe à rayures rouges et noires à l’intérieur duquel doit se
trouver une femme, si l’on en juge par des pieds nus qui dépassent.
Par endroits, au revers d’une pente, comme des pièces cousues sur un
vieux vêtement, des petits carrés apparemment cultivés, peut-être des
céréales, pour l’instant ce sont des éteules : je me demande s’il y
pousse autre chose que des cailloux.
Sur ce riant paysage, un ciel presque blanc à force
d’être bleu, un soleil impitoyable, une chaleur à crever dès les pre-
mières heures du jour.
Le Poste : sur l’emplacement d’un ancien bordj, une en-
filade de baraquements à l’intérieur d’un périmètre entouré de murets
et de sacs de sable. Plusieurs Unités y cantonnent, dont une compagnie

47
de la Légion. Notre mission : monter la garde, surveiller les rares dé-
placements aux alentours, effectuer des patrouilles, escorter des
convois vers Tébessa et, nous a-t-on dit, participer à de prochaines
Opérations de ratissage et de bouclage.
L’encadrement : des officiers et des sous-officiers qui,
jusqu’à ce jour, ne se sont pas montrés plus bêtes ni plus méchants que
ceux que j’ai connus jusque-là. Les nouveaux camarades : principale-
ment des rappelés qui n’ont qu’une seule envie : la quille ! Rejoints,
sur ce point, par les appelés que nous sommes et qui, comme moi, ont
déjà passé plus de deux ans sous les drapeaux.
Bien accueilli par mes nouveaux camarades, un peu sur-
pris de me voir débouler tout seul avec mon paquetage. L’un d’eux :
« Mais qu’est-ce tu as fait pour qu’on t’envoie dans ce bled pourri ? »
Ma réponse, qui n’en était pas une : « J’ai dû me montrer un peu trop
curieux. »
A ce propos, aussi étrange que cela paraisse, je suis
comme soulagé (lâchement soulagé) de n’avoir plus sous les yeux cette
superbe et horrible Villa Susini. Là-bas, si près de ses murs blancs,
j’avais l’impression d’être presque complice de ce qui se passait à
l’intérieur.
Evidemment, notre demande d’audience (?) auprès du
colonel n’a pas eu de suite, du fait de notre départ.
Salut à toi et aux amis.
Augustin

Cher caporal toujours tout court (à moins que tu n’aies


gagné tes galons de caporal-chef, pour te récompenser d’avoir créé le
coin Foyer, ce qui est sûrement une bonne chose pour les copains ?)
Il faut que je t’annonce que je me suis remis à mes re-
cherches sur le fameux Bassin de Gloriette. Depuis quelques jours, je
suis affecté à mi-temps au bureau de la compagnie où je remplis des
bordereaux, des états, des inventaires, des imprimés, des paperasses,
etc... Ce qui ne me dispense pas des patrouilles, des escortes, des
gardes, etc. Mais je peux disposer, entre deux armoire, d’une table et
d’une chaise : un luxe ! J’ai demandé à mon oncle de m’envoyer à
nouveau tous les documents qu’il peut trouver concernant ce Bassin et
la propriété qui lui a donné son nom. Bizarrement, dans ce trou perdu
où la vie est entièrement sous l’emprise de la chose militaire, rythmée
jour et nuit par les appels, les inspections, les rassemblements, les re-

48
vues, etc., j’éprouve le besoin, comment dire ? de réintroduire en
contrebande dans ce Royaume d’Absurdie, comme je l’avais fait à
Changarnier, quelque chose de la vie civile. Continuer mes re-
cherches, prendre des notes, étudier les quelques documents que m’en-
voie le Vicaire Général, c’est aussi une manière de résister à l’abrutis-
sement, de ne pas céder à cette espèce de laisser aller mental ou de dé-
mission intellectuelle vers quoi nous font glisser insidieusement nos
activités de troufions décervelés. Faire la sieste, jouer aux cartes,
boire des bières, écouter les nasillements de la radio, bavarder, plai-
santer, brailler des conneries, relire des magazines, y compris l’insi-
pide Bled, vieux de plusieurs semaines et qu’on a déjà feuilletés des
heures durant : voilà en effet à quoi se résument nos loisirs. Dans quel
état allons-nous sortir de tout cela ? Quand je vois comment nombre
de mes camarades se laissent aller à la paresse, à la boisson...
Heureusement, il y a les lettres des parents et des amis
(au passage, merci de tes réponses, cher parrain de guerre !)
Je te l’accorde : il y a quelque chose de surréaliste à
compulser ici, dans ce désert de rocaille où l’évocation d’un Bassin ou
d’une pièce d’eau relève du pur fantasme, des documents vieux, pour
certains, de plus d’un siècle, se rapportant à des lieux situés à des mil-
liers de kilomètres et à des Bassins où circulaient des péniches... Rien
que d’évoquer un plan d’eau, une rivière, un torrent, ici, c’est déjà un
mirage...
Mes saluts fraternels à toi, cher parrain de guerre, et à
toute la chambrée.
Ton filleul : Augustin

Salut, valeureux caporal Paolo,


Merci de tes lettres. J’ai l’impression de recevoir
des nouvelles d’une autre planète... Sais-tu ce qui me manque, ici ? Ca
va te paraître bête : de l’herbe verte ! Certes, il y a des arbustes, des
touffes d’herbes qui doivent être de l’alfa, des buissons : mais tout est
gris, poussiéreux. Et de la caillasse jaunâtre à perte de vue !
Au cours de nos déplacements à Tébessa et plus encore
au cours de nos patrouilles du côté de Guentis, Djeurf, Bir-el-Ater et
dans les dechra (villages) des environs, je découvre une Algérie qui
n’est pas la France (comme voudraient nous le faire croire nos livres

49
d’Histoire et de Géographie et les discours officiels). Ou alors c’est la
France du XIXe siècle ou même celle du Moyen Age. Ah ! nous sommes
loin de la casquette du Père Bugeaud et de la prise de la smalah
d’Abd-el-Kader par le duc d’Aumale ! Pas plus tard qu’hier, au cours
d’une Opération de ratissage en direction de l’Oued Halaïll, ma sec-
tion est arrivée jusqu’à un village, un hameau plutôt, au pied d’une fa-
laise : quelques bicoques en terre et en torchis, des enclos délimités
par des bouts de tôle rouillée et renfermant quelques volailles, une ou
deux chèvres, quelques moutons, un bourricot squelettique. Aux alen-
tours, ce qui semble être des jardins et quelques carrés de céréales.
Nous avons été accueillis par le chef du village entouré de quelques
anciens. Aucun homme jeune : tous partis... devine où ? Pas une
femme : toutes cloîtrées dans les mechtas (tu vois : je t’apprends de
nouveaux mots). Dès notre arrivée, nous avons été entourés par une
nuée de gamins et de gamines, crasseux, morveux, en haillons, ouvrant
de grands yeux devant nos armes et nos uniformes. Il s’est alors passé
cette scène étonnante : quelques-uns de ces gamins se sont approchés
et nous ont touché le bras... Le chef du village nous a dit alors : « Ils
n’ont jamais vu de “blancs”. » Voilà où nous en sommes, dans un dé-
partement français !
Evidemment, les circonstances ne se prêtent guère au
tourisme, mais nous découvrons, au cours de ces Opérations, des pay-
sages à couper le souffle. Comme cet oued El Hallail, un à-pic de huit
cent mètres de falaises bleues et ocre et, tout en bas, une coulée de
lauriers roses.
Et si on y revenait après la guerre ?
Salut à toi, Paolo, et le bonjour aux camarades et aux
amies.
Augustin

Ami caporal !
depuis hier, je ne décolère pas : autant que tu en pro-
fites ! Hier, en effet, nous avons eu la visite de l’aumônier militaire. A
première vue, plus militaire qu’aumônier, tant il est à tu et à toi avec

50
les officiers : et quand je l’ai entendu nous appeler ses « braves pe-
tits » ... Messe en plein air à laquelle assistait la presque totalité du
Poste : catholiques, protestants, athées, agnostiques, bouffeurs de cu-
rées, communistes (il y en a quelques-uns dans la compagnie, qui
évitent de se faire repérer, comme tu l’imagines !) J’ai même aperçu
parmi les présents un camarade qui est juif ! Comment expliquer cet
élan soudain de piété collective ? L’éventualité d’une mort pro-
chaine ? Le souci de ne pas se faire remarquer ou peut-être même de
se faire bien voir par la hiérarchie ? L’explication m’a peut-être été
donnée par un de mes copains à la sortie de l’office : « Bof ! Ca fait
toujours une distraction !» Cet aumônier a cru devoir prononcer un
sermon que je trouve scandaleux. J’ai failli quitter l’assistance. A l’en-
tendre, nous étions là pour défendre les “valeurs chrétiennes”. A un
moment il a même parlé de l’“Occident chrétien” ! Ca m’a fait penser
à une vignette du livre d’Histoire que j’avais à l’école primaire :
“Pierre L’Ermite prêchant la Croisade”. Je me proposais d’aller dire
à ce méchant petit curé militaire qui n’a pas craint de célébrer la
messe sur un autel fait de caisses de munitions (vides, j’espère !) com-
ment on défend les valeurs chrétiennes à la Villa Susini. Mais, requis
pour une corvée dès la fin de l’office, je n’ai pas pu le rencontrer : il
était reparti sitôt la messe dite pour Bir-el-Ater en glissant sa 2CV
dans un convoi de la Légion.
Je ne décolère pas. Je vais peut-être lui écrire pour lui
dire ce que je pense de son sermon. Et lui dire que je m’interroge de
plus en plus sur le bienfondé de notre présence dans ce pays et ce que
recouvrent réellement les “opérations de maintien de l’ordre”. Les
“valeurs chrétiennes” : tu parles !
Salut amical, caporal ! Et mes amitiés aux copains et à
nos belles amies.
Augustin

Caporal tout court,


je vais t’annoncer une nouvelle qui va
peut-être faire progresser l’histoire du Bassin de Gloriette et celle de
la propriété de mes arrière grands parents. Mon fournisseur de docu-

51
ments, tu vois qui c’est ! m’a envoyé un petit opuscule d’histoire locale
dans lequel je suis tombé sur un passage, (apparemment un article ex-
trait d’un journal, local lui aussi, signé d’un certain Marcel Daugy)
faisant allusion à « un événement qui a rendu célèbre dans toute la ré-
gion, la gloriette, ce charmant édicule, l’un des plus gracieux orne-
ments de la propriété de monsieur et madame Langeron. » Malheureu-
sement, l’auteur oublie de préciser de quel événement il s’agit et d’en
donner la date. Je ne résiste pas au plaisir, j’ai le temps ! de te reco-
pier un passage de l’article (il y va fort, le Marcel Daugy !) : « ...ce
charmant édicule, la gloriette, l’un des plus gracieux ornements de la
propriété de monsieur et madame Langeron. Des édifices plus impo-
sants, des monuments davantage chargés d’histoire – on pense aux Py-
ramides de Gizeh, aux temples de Louxor, au Parthénon d’Athènes, au
Colisée de Rome – sont restés, dans la mémoire des peuples, intime-
ment liés à des événements qui ont profondément marqué la civilisa-
tion. Certes, notre gloriette, et quel que soit son charme, ne saurait ri-
valiser, ne serait-ce qu’en raison de ses modestes dimensions, avec les
grandes réalisations architecturales auxquelles nous faisions allusion et
l’événement qui l’ont placée un temps sous les feux de l’actualité n’ali-
mentera sans doute jamais que la chronique locale. » Et ça continue
comme ça et sur ce ton grandiloquent mais sans rien dire de l’événe-
ment en question. Tout cela ressemble fort à du roman. La plaquette
d’où sont tirées ces informations, intitulée : “Quelques belles pages
méconnues de l’histoire de notre ville”, d’un certain abbé J. Rousselet
me semble peu digne de foi et même des plus fantaisiste. Aucune date,
aucune mention de l’éditeur ni même de l’imprimeur sur la brochure.
Alors, que s’est-il passé dans cette gloriette, pour
qu’elle ait été placée “sous les feux de l’actualité” ? Avant que le Vi-
caire Général me dégotte d’autres informations dans un ouvrage un
peu plus fiable, on peut tout imaginer. Par exemple (rêvons un peu) :
on a retrouvé dans cette gloriette le corps d’un homme assassiné. Une
femme y a été violée par un inconnu. On a donné, sous cette sorte de
kiosque à musique, un concert qui s’est terminé par un final imprévu :
le chef d’orchestre s’effondre, foudroyé par une crise cardiaque. A
moins que ce ne soit la gloriette elle-même qui s’effondre, minée par
les travaux de terrassements entrepris, tout près, lors du creusement
du fameux Bassin, entraînant la mort de plusieurs ouvriers ? Ou des
spectateurs ? Ou alors, si elle ne s’est pas écroulée, si elle a échappé à
la démolition, c’est sous son toit que Monsieur le ministre des Trans-
ports, en jaquette et chapeau haut-de-forme, a prononcé son discours
devant une foule considérable, lors de l’inauguration du Bassin de

52
Gloriette ? Autre hypothèse : c’est dans cette Gloriette, lors de la
guerre de 1870, qu’un dernier carré de l’armée de Garibaldi a tenu
tête à un parti de uhlans prussiens ?... Ou bien encore : le propriétaire
des lieux, ne supportant pas la perspective d’être exproprié en raison
des travaux de creusement des Bassins adjacents au canal, se donne la
mort dans la gloriette de son parc. Mais non ! Le propriétaire, mon
grand-père, est mort à la guerre ! Ou alors, j’en arrive à cette conclu-
sion : tout cela s’est passé non pas du temps de mon grand-père, mais
à l’époque de son propre père, mon arrière arrière-grand-père, (tu
suis ?) un Langeron dont je ne sais même pas le prénom... Ce qui va
me compliquer bougrement la tâche. Tu vois que les longues heures de
garde, la nuit en particulier, sont propices à l’imagination, et à toutes
sortes de divagations...
A force de gamberger derrière mes murets et mes sacs
de sable durant mes heures de garde, seulement troublées jusque-là, et
c’est heureux, par le glapissement des chacals, je crois que j’ai trouvé
le sujet et presque le plan et le titre du Mémoire que je compte rédiger
pour le concours d’entrée à l’Ecole d’Architecture et d’Urbanisme.
Cela pourrait s’intituler : “Révolution des moyens de transport et Ur-
banisme” ou “Quand les nouveaux modes de transport et de locomo-
tion bouleversent le plan d’une ville”. Ou encore : “Voies fluviales,
voies ferrées, voies routières : une ville change de visage”. Cela re-
prend ce que j’ai déjà dû te dire à Changarnier.
Quant au plan, il pourrait s’articuler comme suit :
1) A l’origine : un boulevard ou une rue tracée au cœur de l’ancienne ci-
té suivant un diverticule ou une sorte de “bretelle” de l’ancienne voie
romaine. Emprunté par les piétons et les véhicules hippomobiles.
2) XVIIIe siècle : creusement du canal et des Bassins attenant (dont le
Bassin de Gloriette). Construction de bâtiments et d’entrepôts sur les
deux berges.
3) XIXe siècle : comblement du canal et de ses Bassins pour établir à leur
place la voie ferrée du nouveau PLM.
4) XXe siècle : en raison du nouveau tracé et de l’achèvement de la liai-
son ferroviaire Paris-Marseille, ce tronçon de la voie ferrée est suppri-
mé ; à son emplacement, un nouveau boulevard est aménagé et ouvert
à la circulation des piétons et des premières automobiles. Bientôt bor-
dé par une rangée d’immeubles.
Je pense ainsi montrer le lien qui a existé, durant plu-
sieurs siècles, entre moyens de transport et urbanisme. En distinguant
plus finement transport des marchandises et déplacement des per-
sonnes. Et tout cela autour de la Gloriette, le modeste édicule qui “or-

53
nait si gracieusement” le parc de mes arrière (arrière-arrière ?)
grands parents !
Il me reste à compléter ma documentation. Et à rédiger
mon Mémoire !
Tu comprends pourquoi j’ai hâte de voir se terminer au
plus vite ce trop long service militaire (bientôt vingt-huit mois passés
sous les drapeaux !) C’est pourquoi, je n’hésite pas à joindre ma voix
à celles de mes camarades quand, cinquante fois par jour, ils lancent à
la cantonade, comme des oraisons jaculatoires, des supplications aux
“vains dieux !” pour qu’ils nous octroient enfin ...“la quille !”
Tu attendais peut-être que, dans mes lettres, je te ra-
conte quelque haut fait militaire, quelque exploit réalisé au cours
d’une vaste Opération victorieuse menée dans les gorges du fameux
oued Hallail ou sur les contreforts des Nemenchas, que je te dise com-
ment ma section a pris d’assaut un piton sur lequel s’était retranchée
une katiba de rebelles que nous avons mise hors de combat... Hélas !
(ou plutôt tant mieux !), la réalité est beaucoup plus banale et beau-
coup moins héroïque.  Jusque-là, les deux Opérations de ratissage
auxquelles j’ai participé, la peur au ventre je te l’avoue, ont fait chou
blanc : des heures et des heures à crapahuter sous le cagnat pour rien.
Quant aux patrouilles sur les pistes caillouteuses des environs et aux
escortes des convois que nous assurons de Râs-el-Euch à Tébessa et
retour, elles sont d’une désespérante monotonie. Et nous laissent cou-
verts non pas de gloire, mais de poussière !
Tu vois : le fait d’être préposé à mi-temps “aux écri-
tures” me procure quelque loisir et me permet de t’écrire de longues
lettres. Et de continuer mes recherches sur la propriété et le Bassin de
Gloriette. Et même de te recopier en partie certains documents.
Salue nos deux Robert, s’ils habitent toujours “au pre-
mier”. Et les copains de la chambrée. Et nos belles amies.
Salut à toi, caporal tout court ou peut-
être déjà caporal-chef.
 Et la quille, vains (et non pas vingt !) dieux !
Ton filleul de guerre : Augustin

C’est Machillot qui me transmit la convocation :


– Mauchamp t’attend dans son bureau. Et il a dit : fissa !

54
Je trouvai l’adjudant debout, raidi dans une sorte de garde-à-
vous, les deux poings posés sur son sous-main, dans l’attitude de celui
qui s’apprête à prononcer un discours.
– J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer... Augustin Le-
terrier a trouvé la mort dans une embuscade.
Ce fut comme si le silence explosait me laissant immobile,
commotionné, sans voix. Ce bureau, je le connaissais, j’y étais venu
plus d’une fois, retirer une permission, y déposer un pli. Or, soudain, je
me surpris à regarder, comme si je la découvrais, posée sur l’armoire,
une coupe en métal argenté, de celles que l’on remet au vainqueur
d’une épreuve sportive. A gauche de cette armoire, punaisé sur le mur,
un petit fanion vert et rouge à franges, brodé de lettres d’or, et qui de-
vait être celui d’un régiment où avait servi l’adjudant. A droite, un ca-
lendrier vantant les avantages d’un engagement dans l’Armée de l’air.
Me rappelant cette scène, longtemps après, j’ai fini par com-
prendre que cette attention tellement surprenante que je portais soudain
au décor et aux objets de ce bureau, c’était une façon de me détourner
de la nouvelle que je venais d’apprendre. Le réflexe de celui qui sent
qu’il va perdre pied et qui cherche n’importe quel repère, n’importe
quoi à se raccrocher. Comme si, devant la brutalité d’un fait que nous
refusons, des circuits de détournements, des dérivatifs se mettaient en
place dans nos pensées.
L’adjudant avait contourné son bureau, m’avait posé la main
sur l’épaule.
– Je n’en sais pas plus.... Rien sur les circonstances... C’était
votre ami, n’est-ce pas ?
Cet homme, qui ne souriait jamais, qui, en raison d’un début de
surdité, aboyait ses ordres, était en train de me parler à mi-voix... Et
lui, qui tutoyait tout le monde, m’avait vouvoyé.
Je dus saluer, par réflexe. Je quittai le bureau, regagnai la cham-
brée. S’il est une sensation que j’ai alors éprouvée durant les quelques
mètres parcourus dans la cour de la caserne, vide à cette heure-là, c’est
bien celle de marcher comme dans un mauvais rêve, quand il vous
semble que vos pieds ne touchent pas le sol...
J’annonçai la nouvelle à Séminiac et à Machillot qui, d’un
même mouvement, se laissèrent glisser de leur lit et restèrent debout
devant moi, immobiles, sans voix, durant plusieurs minutes, Séminiac,
je crois, finissant par murmurer : « Leterrier... C’est pas possible !...
Putain ! »
Toute la chambrée fut bientôt au courant. Par petits groupes, les
camarades s’approchaient en silence, regardaient le lit de Leterrier,

55
comme si son cadavre y était étendu, se contentant de balbutier :
« C’est pas vrai !... Merde alors !... Mais tu sais comment ?... Leter-
rier... C’est pas possible !... Putain !... » Tous, nous savions que là-bas,
c’était bien la guerre. Nous savions que dans un village voisin, dans
une famille amie, on déplorait la mort ou la blessure d’un appelé du
contingent ou d’un rappelé. Mais cette fois, la mort avait frappé parmi
nous, l’un des nôtres. La mort était devenue une réalité.
Je n’ai pas souvenir que la mort d’Augustin ait fait l’objet d’une
annonce officielle à la caserne Changarnier. Il est vrai qu’il ne faisait
plus partie des effectifs de la compagnie. Là encore, il avait été rayé de
la liste des vivants.
J’aurais pu, dans les jours qui suivirent, demander à l’adjudant
ou au lieutenant de se renseigner sur les circonstances dans lesquelles
Leterrier avait trouvé la mort. Lâchement, je décidai de n’en rien faire.
Reflexe puéril, sans doute. C’était, là encore, une manière de refuser la
réalité, de ne pas m’y affronter. J’abandonnai également le projet
d’adresser un message de sympathie aux parents d’Augustin. Je me
donnais bonne conscience en me disant que je ne les connaissais pas,
qu’ils devaient même ignorer mon existence et qu’une lettre d’un ca-
marade de leur fils qui, lui, était vivant, c’était encore ajouter à leur
chagrin. Aurais-je dû leur dire ou leur cacher que le jour du tirage au
sort, une bousculade ?... Si je pense aujourd’hui à l’attitude qui fut la
mienne, ces jours qui suivirent l’annonce de la mort d’Augustin,
l’image qui me vient, image inventée plus tard évidemment, c’est moi,
pas très fier, marchant légèrement voûté, en train, précisément de faire
le gros dos.

Enfin arriva la date de ma libération, après plus de trente mois


passés sous les drapeaux. Voulais-je profiter de ma “permission libé-

56
rable” pour tourner une page, clore un chapitre et particulièrement ce
dernier chapitre dramatique ? Ou bien s’agissait-il enfin, de ma part,
d’un petit sursaut de courage ? Ou d’une simple curiosité ? La seule
personne de sa famille à laquelle Augustin avait jamais fait allusion,
celle qui lui adressait des lettres sous enveloppes vertes, c’était sa
sœur. Mis à part évidemment l’oncle Vicaire Général. Mais je me
voyais mal demandant audience à cette sorte d’évêque : le monde cléri-
cal m’était totalement étranger. Par le bureau de la compagnie, j’obtins
facilement l’adresse des parents d’Augustin. Je n’osai pas leur télépho-
ner ni leur écrire. J’adressai un petit mot à Mademoiselle Leterrier : je
ne savais même pas son prénom. Par retour, elle me donnait rendez-
vous dans un café de sa ville.
Augustin Leterrier n’était ni beau ni laid. Taille moyenne, che-
veux bruns, nez droit, etc. La fiche d’identité que le major Bernigaud
avait remplie le jour de notre incorporation devait se clore sur la men-
tion “signes particuliers : néant”. Lui-même se définissait comme un
“bipède omnivore de modèle courant”. Dans une foule, on ne l’aurait
pas remarqué.
Quand je la vis entrer dans la salle de café, ma première impres-
sion, la première image qui me vint à l’esprit fut celle d’une corvette
ou d’une goélette, bref ! d’un navire de haut bord sous toute sa voilure.
Haute silhouette, longue chevelure brune dénouée sur les épaules, elle
se dirigea sans hésiter, à grands pas et d’une démarche souple, comme
si le vent la poussait, vers la table que j’occupais. Si mes souvenirs
sont exacts, elle devait porter ce jour-là un de ces imperméables beiges
ou gris alors à la mode. Elle me tendit la main, s’assit en face de moi
et, après m’avoir dévisagé quelques instants, murmura :
– C’est donc vous...
Je restai sans voix, surpris, ému, troublé par sa beauté et parce
je me répétais tout bas : c’est la sœur d’Augustin.
Aucune ressemblance avec son frère, si ce n’est peut-être ce re-
gard qui semblait transparent, ses yeux bleus très pâles. Mais Augustin
avait-il les yeux bleus ? Je ne trouvai qu’à bredouiller :
– Comment, après ce drame ?...
– Vous ne pouvez pas savoir... Non, vous ne pouvez pas sa-
voir... cette absence qui dure... C’est insoutenable... Avez-
vous des frères et des sœurs ?
– Non, je suis fils unique.
– Alors vous ne pouvez pas comprendre... Perdre un frère,
c’est un morceau de vous-même qu’on vous arrache... C’est
comme si les années d’enfance tombaient dans un gouffre...

57
Et même, comme si elles n’avaient jamais existé... Et cette
absence qui dure... J’ai envie de lui dire : « Allez, Augustin
ça suffit !... reviens ! » Quant à mes parents... deux ombres,
qui ne parlent plus... Nous étions très proches, Augustin et
moi. Il m’appelait “petite sœur”. Parfois, ça m’agaçait un
peu, je me sentais rabaissée... J’étais un peu jalouse aussi...
parce que, de nous deux, c’était lui, sans doute parce que
c’était un garçon, le préféré d’un oncle...
– ... L’oncle Vicaire Général ?
– Ah ! Il vous en a parlé ?... Oui, ce frère de ma mère tient
une grande place dans la famille... C’est en quelque sorte
l’intellectuel de la famille... Est-ce qu’Augustin vous a dit
qu’avec l’aide de cet oncle, justement, je n’ai jamais bien
compris pourquoi, il avait entrepris des recherches sur la
propriété de nos grands-parents ?...
– ... Et sur le fameux Bassin de Gloriette ? C’était devenu,
entre nous, un sujet de plaisanterie. Il était très aimé dans la
compagnie, vous savez, pour son humour, pour ses canulars,
ses farces.
– Ah ! bon ?! Vous me surprenez... A la maison, il était plutôt
silencieux, et même renfermé à certains moments... Augus-
tin m’a parlé de vous quelques fois... pas très souvent...
Comme de son meilleur copain... Quand il venait en permis-
sion, il parlait rarement de sa vie à la caserne. « Aucun inté-
rêt ! » disait-il, quand mes parents le questionnaient à ce su-
jet. Pourtant, sans que je lui pose aucune question, il me di-
sait parfois : « Petite sœur, veux-tu que je te raconte une his-
toire du Royaume d’Absurdie ?
– Il vous appelait petite sœur... je ne sais même pas votre pré-
nom...
– Pardonnez-moi... je m’appelle Ariane.
Soudain, alors qu’elle s’était forcée à sourire en me disant son
prénom, elle éclata en sanglots. Eclater en sanglots n’est peut-être
pas l’expression qui convient : deux larmes jaillirent au bord de
ses paupières, comme si le chagrin débordait de ses yeux. Je me
souviens qu’à cet instant une double envie m’était venue en même
temps : lui caresser la joue et m’enfuir en courant. Comme elles
étaient apparues, ses larmes cessèrent brusquement, comme si le
trop plein s’en était vidé.
– Ariane... Je suppose que le Vicaire Général n’est pour rien
dans le choix de votre prénom ?

58
– Que voulez-vous dire ?
– Augustin m’a raconté comment votre oncle avait insisté
pour que vos parents lui donnent le prénom de Lin, du nom
du premier pape.
– Lin ?... Le premier pape ?... Qu’est-ce que c’est que cette
histoire !?... Augustin ne s’appelait pas Lin ! Seulement Au-
gustin ! Mes parents qui avaient eu un problème à la mairie,
le jour même de leur mariage, parce que l’ordre des nom-
breux prénoms de ma mère n’était pas le même sur deux pa-
piers ou deux pièces d’identité, s’étaient juré, ils nous l’ont
souvent raconté, de ne donner qu’un seul prénom à leurs en-
fants. Et qui commencerait par la lettre A... Ce qui explique
nos deux prénoms un peu démodés.
Je crois me souvenir qu’à cet instant, j’ai eu envie, à nouveau,
de mettre fin à cette conversation. Et de m’enfuir, partagé entre l’envie
de sourire de ce canular, bien dans la manière d’Augustin, et la gêne, et
plus que la gêne, de le découvrir à ce moment.
– J’aimerais qu’on parle d’autre chose, dit soudain Ariane.
A nouveau, deux larmes perlèrent au bord de ses paupières, y
tremblèrent un instant, comme deux perles en équilibre, et roulèrent
lentement sur ses joues. Et pourtant, elle ne pleurait pas.
– Parlez-moi de vous ?
– Que voulez-vous que je vous dise ? Que j’ai vingt ans de-
puis quelques semaines. J’ai eu vingt ans, et Augustin
n’était pas là ! Que j’ai commencé des études de musicolo-
gie à Lyon. J’aurais voulu être musicienne, mais je manque
de courage, de persévérance, ou même de talent. J’aime la
musique. Qui me semble un langage, un moyen d’expres-
sion encore plus mystérieux que la parole. Et beaucoup plus
riche. Savez-vous qu’Augustin écrivait des chansons ? 
– Ah non ! il ne m’en a jamais parlé... Et comment étaient ses
chansons ?
– Pas mal du tout, très bien écrites, musicalement. Alors qu’il
ne connaissait pas une note de solfège... De belles mélodies,
des textes poétiques...
A nouveau l’image d’Augustin semblait se morceler, s’effriter.
Comme se fendille un miroir, comme se craquèle une photo. Apparem-
ment, le portrait que j’avais gardé d’Augustin et celui qui se dessinait à
travers les propos de sa sœur n’étaient pas les mêmes. Celui que j’avais
connu à la caserne et le frère d’Ariane, était-ce la même personne ?

59
De quoi avons-nous parlé le temps de cette première rencontre ?
Je crois que nous avons tout fait, Ariane et moi, consciemment ? In-
consciemment ? pour éviter, après quelques phrases hésitantes et
convenues au tout début de notre conversation, de parler de la dispari-
tion d’Augustin. J’entends encore Ariane murmurer en me regardant
fixement : « Je ne veux pas connaître les détails de sa mort... J’aime-
rais qu’on parle d’autre chose... »
Quels autres souvenirs ai-je gardés de cette première ren-
contre ? La beauté, j’allais dire la “splendeur” d’Ariane, son allure et,
surtout, ses pleurs soudains, comme un débord, un trop plein de cha-
grin qu’elle ne pouvait maîtriser. D’autres détails, que je voudrais
avoir conservés, se sont évanouis, comme il est normal après tant d’an-
nées. Ainsi n’ai-je gardé aucune image de ce bistrot, dont je ne sais
même plus le nom et que je serais bien en peine de retrouver aujour-
d’hui dans la ville d’Augustin. Une ville où je n’ai jamais voulu reve-
nir. Parfois, pourtant, me vient l’envie de voir où se trouvait ce fameux
Bassin de Gloriette...
Tout le temps que dura cette première rencontre, savions-nous,
Ariane et moi, que nous étions en train de nous apprivoiser ?
Est-ce la mauvaise conscience – nous avions si peu parlé d’Au-
gustin en fin de compte ! – ou simplement parce que je voulais retenir
cette belle jeune fille, ce beau voilier naviguant “au vent”? Au moment
où Ariane se levait pour prendre congé, je lançai, sans l’avoir prémédi-
té :
– Voulez-vous déjeuner avec moi ?...
– Aujourd’hui ? Ce n’est pas possible... Mais un autre jour...
volontiers ! J’adore aller au restaurant... J’adore bien man-
ger... Est-ce qu’Augustin vous a dit que notre mère était une
piètre cuisinière ? A bientôt, alors… ?
– Votre frère m’appelait Paolo…
Elle s’était levée, m’avait souri, tendu la main sans rien dire et
avait quitté la salle du bistrot sans se retourner.
J’avais regardé Ariane s’éloigner à grand pas sur la place où un
léger crachin faisait briller les pavés. A nouveau s’était imposée avec
force l’image, archi-banale et un peu ridicule je le reconnais, du vais-
seau de haut bord cinglant vers le large. Image d’autant plus surpre-
nante qu’à cette époque je n’avais jamais mis les pieds sur un bateau et
que j’aurais été incapable de distinguer un cotre d’un brick ou... une
corvette d’une goélette ! Et que ce bistrot devait se trouver à plusieurs
centaines de kilomètres du plus proche port de mer.

60
Au moment où Ariane tournait dans une ruelle, au coin de la
place, le vent qui soufflait en courtes rafales avait fait gonfler le pan de
son imperméable, comme une voile. Je voulus y voir comme le présage
d’un prochain embarquement, la promesse d’un beau voyage.

Et ce fut en effet un beau voyage, ces quelques mois que dura


notre aventure. Je n’en dirai guère plus. Les amants heureux n’ont pas
d’histoire.
Ce fut un bel été, du moins dans mon souvenir, de plein soleil et
de ciel toujours bleu. Il a bien dû pleuvoir, tout de même, au cours de
ces trois mois trop vite passés ?
Nous avions bien conscience de vivre nos dernières grandes va-
cances : Ariane, dans l’attente de son départ pour l’Université de
Vienne où elle avait obtenu une bourse d’études dans une classe de
musicologie, moi, avant de rejoindre le poste de répétiteur dans un Eta-
blissement scolaire de Londres, obtenu grâce à un cousin de mon père
qui travaillait à l’Alliance française.
Je disposais, jusqu’à la rentrée Universitaire, du petit studio que
mes parents louaient rue Servandoni à Paris et j’avais trouvé à me lo-
ger pour l’année à venir, dans la banlieue londonienne, chez une vieille
dame toute rose à cheveux bleus plus anglaise que nature. Ariane, elle,
pouvait occuper le pied-à-terre parisien de l’une de ses tantes.
Nous nous retrouvions pour quelques jours soit à Londres, soit,
le plus souvent, à Paris. Pas un instant nous avons pensé à “vivre en
couple”, à nous “mettre en ménage”, à “bâtir un foyer”, à “fonder une
famille”, autant de formules qui nous auraient fait rire et qui tradui-
saient ce que nous rejetions alors l’un et l’autre : le conformisme dans
lequel avaient vécu nos parents. A aucun moment, nous n’avons envi-
sagé un avenir commun. Je me savais trop instable, bien trop peu sûr
de moi pour m’imaginer alors en mari et en père de famille. Après ces
longs mois passés à la caserne, j’avais surtout besoin de me sentir libre
et d’abord, tout simplement, libre d’aller et venir, sans être obligé d’en
obtenir la “Permission”.
Le couple que nous formions n’était pas dans la norme de
l’époque... Ces relations hors mariage auraient alors sans doute choqué
nombre de nos contemporains et, pour commencer, nos parents. Et
qu’aurait dit le Vicaire Général ? ! Ma logeuse londonienne n’eut pas à
prononcer le fameux : chocking ! Le studio qu’elle me louait était des-

61
servi par un escalier extérieur indépendant. Et à Paris, dans l’immeuble
de la rue Servandoni, personne ne se souciait des allées et venues de
ses occupants. Je crois que nous avions besoin, l’un et l’autre, d’un
grand bol de liberté : Ariane, à la suite du drame qui venait de frapper
sa famille, moi, après plus de trente mois de ma jeunesse passés der-
rière les murs d’une caserne.
Nos maigres moyens financiers – les miens : quelques écono-
mies provenant de leçons particulières données avant mon Service mi-
litaire et de la modique solde de caporal-chef perçue les quatre derniers
mois passés à la caserne, “au-delà de la durée légale” ; ceux d’Ariane :
les sommes qu’elle “extorquait” (disait-elle) à des familles aisées pour
tâcher de faire jouer à leurs enfants “les premières mesures de la Mé-
thode rose sur un piano désaccordé” –, ce pécule mis en commun fon-
dait comme neige au soleil. Et du soleil, il y en eut, durant ce bel été !
Que faisions-nous, à part l’amour à n’importe quelle heure du
jour et de la nuit, selon “notre bon plaisir” comme disait Ariane ? Car
nous avions la chance de découvrir, tous les deux en même temps, le
plaisir partagé, la belle entente éblouie des corps et des cœurs. Mais il
n’y eu jamais entre nous d’aveux, de serments, de promesses.
Que faisions-nous, à part l’amour ? Nous avons beaucoup mar-
ché, beaucoup parlé, nous avons sillonné les rues de Londres et de Pa-
ris, les jardins publics : je crois que nous avons fini par connaître tous
les canards des Bassins des parcs parisiens, toutes les mouettes des
quais de la Seine et de la Tamise. Nous recherchions toutes les inaugu-
rations d’expositions, toutes les visites gratuites, toutes les “Portes ou-
vertes”. Nous nous invitions à ces grandes surprises-parties, c’était la
mode à cette époque, où l’on ne vous demandait pas qui vous avait in-
vités et qui proposaient de somptueux buffets... Nous jouions sans ver-
gogne les pique-assiettes. Nous avons visité des musées, des monu-
ments, des églises, assisté à des concerts : j’avais avoué à Ariane mon
inculture musicale. (« Après tout ce temps sous l’uniforme, même pas
la musique militaire ? Une, deux !... ») Nous vivions de sandwichs, de
fruits, de l’air du temps, bref d’amour et d’eau fraîche. Après quelque
temps de vache très maigre, j’avais trouvé à donner quelques leçons
particulières au fils des propriétaires de la rue Servandoni, à la fille de
leurs voisins, qui avait loupé son bac. Ariane était toujours censée ap-
prendre la musique à deux ou trois enfants de familles riches...
Je nous revois, accoudés aux rambardes des ponts sur la Seine,
regardant passer les bateaux Mouche, d’où montaient des Beau Da-
nube Bleu...

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– Ils ont dû s’égarer, plaisantait Ariane. Peut-être sont-ils en
route pour Cythère ?....
Pourtant, nulle envie d’embarquer sur ces boîtes flottantes pour
touristes. J’avais à mes côtés le plus beau des Trois-Mâts sous tout son
gréement.
On pourra bien sourire de moi, estimer, non sans raison, que ce
sentimentalisme n’est plus de mise. Surtout à mon âge. Et pourtant, en-
core aujourd’hui, j’ai les yeux qui s’embuent quand j’entends ou quand
je lis ces deux vers d’Apollinaire :

Mon beau navire, ô ma mémoire,


Avons-nous assez navigué ?

Les souvenirs, les “histoires d’anciens combattants” que j’ai


voulu rapporter longuement au début de ce récit, je n’en jamais rien dit
à Ariane. Contrairement à ce qu’on rabâche, on ne peut pas faire “re-
vivre” un disparu. Le temps passant, pourtant, nous avions fini par
pouvoir parler d’Augustin. Nous le faisions avec précaution, par
touches, aurait-on dit. J’avais gardé quelques-unes de ses lettres, la
plupart des top secret. Je ne sais pas ce qui m’a retenu d’en parler à
Ariane, de les lui faire lire. Peur de raviver son chagrin ? Sans doute.
Mais aussi, le soldat Leterrier Augustin que j’avais connu se révélait
tellement différent du frère secret et parfois renfermé qu’avait aimé
Ariane... C’était comme si nous possédions, elle et moi, les pièces d’un
puzzle que nous avions du mal à emboîter et dont l’assemblage final,
pourtant, aurait dû nous donner un portrait ressemblant. Qui avait rai-
son, par exemple, à propos de cette affaire du Bassin de Gloriette ?
– Je ne comprends pas, m’avait dit Ariane, pourquoi Augustin
s’était attelé à ces recherches inutiles sur une propriété fami-
liale dont on n’est même pas sûr qu’elle ait existé. Et encore
moins sur ce Bassin lui aussi disparu depuis longtemps... Il
rassemblait des documents, avec l’aide de notre oncle, il les
étudiait, prenait des notes... Pourquoi cette fascination pour
cette vieille histoire, pour ce passé ?...
– Ce n’était peut-être pas un travail inutile... Et d’abord, dans
une caserne, compulser des documents, étudier des plans, au
lieu de brailler des insanités ou de tuer le temps dans d’in-
terminables parties de tarots ou de belote en buvant de la
bière, c’était, en quelque sorte, faire un acte de résistance. Il

63
me l’a laissé entendre plus d’une fois. « Tu vois, me disait-
il, quand je plonge dans mon Bassin de Gloriette, où l’eau,
pourtant, ne devait pas être très claire ! je suis à des lieues
de ce Royaume d’Absurdie... J’imagine les lourdes péniches
pleines à ras bord de blé, de sable, les quais encombrés de
barriques, de piles de madriers, de tas de charbon... Je
plonge dans les eaux du canal, et le Royaume d’Absurdie,
avec son roi Mauchamp (c’était le nom de notre adjudant)
n’existe plus… »
– C’est vrai, à la maison, les rares fois où il parlait de la ca-
serne, il l’appelait le Royaume d’Absurdie...
– Et puis, en étudiant l’histoire de ce Bassin de Gloriette, il
essayait de comprendre comment son creusement puis son
comblement avaient transformé sa ville. Tu vois, il nous a
tellement seriné, avec cette affaire, tellement “pompé l’air”,
comme disaient nos camarades, que j’ai l’impression de
connaître presque aussi bien que lui l’histoire de ce fameux
Bassin ! Non, ce n’était pas un travail inutile. Il me l’a dit
plus d’une fois : ce sont ces recherches qui l’avaient peu à
peu amené à envisager d’entreprendre, après son service mi-
litaire, des études d’architecture ou d’urbanisme...
– Des études d’architecture ou d’urbanisme ?!... Jamais il ne
m’en a parlé, jamais il n’y a fait la moindre allusion à la
maison... Tu es sûr qu’il voulait abandonner ses études de
Lettres ?...
J’avais bien senti qu’Ariane, en cet instant, éprouvait comme un
léger dépit, comme si elle avait été écartée d’un secret. Ou qu’elle dé-
couvrait une pièce du puzzle qui lui manquait.
Et puis un jour, il fallait bien que ce fût dit. C’est Ariane qui
avait eu ce courage :
– C’est la mort d’Augustin qui nous a fait nous rencontrer...
– Si Augustin n’était pas mort, nous nous serions sûrement re-
vus après notre Service militaire : nous étions très amis,
comme je te l’ai dit. J’aurais donc fini par faire ta connais-
sance... C’est l’amitié d’Augustin qui nous a fait nous ren-
contrer. Pas sa mort.
Par les journaux, la radio, nous savions bien évidemment que la
guerre d’Algérie continuait. D’un commun accord, nous n’en parlions
pas. Comme si, de ce côté de la Méditerranée, ne pouvaient nous par-
venir que de mauvaises nouvelles.

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C’est encore Ariane qui, un jour (avions-nous parlé ?), me rap-
pela ce vers étrange de Baudelaire, ce vers qui paraît d’abord incom-
préhensible, aberrant même, mais qui semble contenir une vérité ca-
chée, mystérieuse, qu’on entrevoit parfois sans pouvoir la nommer :
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs.
Et pourtant nous formions un couple heureux, joyeux. C’était la
belle époque des cabarets de la Rive Gauche à Paris. Pour le prix d’une
place de cinéma, on pouvait entendre chez Moineau ou à l’Ecluse de
jeunes débutants qui s’appelaient Serge Gainsbourg, Guy Béart, Anne
Sylvestre, Pauline Julien, Félix Leclerc, etc. Pour le même prix mo-
dique, on pouvait assister à Ubu Roi ou à Mère Courage au TNP de
Jean Vilar, alors installé au Palais de Chaillot. On vous remettait
même, avec votre billet, le texte de la pièce... Et, pour un prix à peine
plus élevé, on pouvait aller applaudir Brassens à l’Olympia ou à Bobi-
no.
Avons-nous eu tort, avons-nous eu raison, avons-nous été
lâches ? Sans nous le dire, nous avons refusé d’instinct que le fantôme
d’Augustin prît place entre nous. Comme je me suis refusé à raconter à
Ariane le tirage au sort qui avait désigné Augustin pour aller en Algé-
rie... A lui dire comment, à la suite de cette bousculade amicale...
Certes, je n’étais pour rien dans le fait que ce fut le chiffre 5 qui ait été
choisi. Et pourtant, aujourd’hui encore, même si je ne me sens ni cou-
pable ni responsable, je continue de m’interroger sur ce hasard. Pour-
quoi lui ? Pourquoi pas moi ? Sachant que personne ne pourra m’ap-
porter de réponse à ces questions.
Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’Ariane osa me de-
mander : « Tu veux bien que, moi aussi, je t’appelle : “Paolo” ?...  
Un temps – je n’en ai jamais parlé à Ariane – j’ai pensé re-
prendre et poursuivre les recherches d’Augustin sur le “Bassin de Glo-
riette”... Projet puéril qui n’était que le signe de ma mauvaise
conscience. On ne prend pas la place d’un mort. Est-il besoin de préci-
ser que je n’ai jamais eu le sentiment ni, évidemment, l’intention de
remplacer Augustin auprès d’Ariane ? Pas plus que je n’ai cherché à
retrouver dans Ariane quelque chose qui m’eût rappelé son frère.
Oui, malgré tout, malgré la disparition d’Augustin – ce gouffre
que, la plupart du temps, nous évitions, pourtant bien conscients l’un et
l’autre et surtout Ariane, qu’il faisait à tout jamais partie de notre his-
toire, de notre vie –, ce fut un bel été.
Si le mot n’évoquait aujourd’hui ces hôtels flottants où le kitsch
le dispute au gigantisme et qui font rêver les retraités modestes, je
pourrais dire que ce fut une belle croisière. Sans tempête, sans Cap

65
Horn, sans Quarantièmes rugissants. Nous n’étions ni des marins au
long cours ni des héros ni des aventuriers.
Nous nous sommes quittés à la fin de l’été – comme prévu, je
partais pour Londres, Ariane pour Vienne – sans larmes, sans drame,
avec juste ce léger pincement au cœur qu’on ressent quand la fête est
finie et qu’il faut bien se quitter.
Peu à peu, au fil des ans, nos courriers s’espacèrent. Nous chan-
gions de pays, d’adresse, l’un ou l’autre oubliait d’en avertir son cor-
respondant. Des lettres durent se perdre, d’autres revenir à l’expédi-
teur. Nous faisions d’autres rencontres. Le temps qui passe, les négli-
gences finissent par défaire les nœuds les plus serrés, par effilocher et
distendre les liens les plus solides.
Pourquoi, cependant, si longtemps après, le souvenir de ces
quelques semaines passées ensemble – à vrai dire seulement quelques
jours, seulement quelques nuits – demeure-t-il toujours aussi vivace ?
Parce que, grâce à Ariane, ma vie, au moment où j’entrais (enfin !)
dans l’âge adulte, s’était trouvée placée sous le signe de la grâce et de
la beauté ?

Combien d’années s’étaient écoulées ? Il faisait gris et froid, ce


matin-là. Je faisais les cent pas sur le quai, dans l’attente de mon train
pour Calais d’où j’allais embarquer pour une nouvelle année en Angle-
terre, quand, derrière moi, quelqu’un cria mon prénom : « Paolo ! ».
Avant même de me retourner, j’avais reconnu sa voix. Ariane se jeta
dans mes bras, resta un moment agrippée à mes épaules, la tête ap-
puyée contre ma poitrine.
– Il y a encore des hasards heureux !
– Que fais-tu là ?
– Dans cinq minutes, je prends le train pour Bruxelles. Et de là, je
pars pour Malmö. Je vais rejoindre mon mari qui est membre
d’un Quatuor actuellement en tournée à travers la Suède. Moi-
même je dois donner une série de conférences dans plusieurs
villes... Et toi ?
– Je vais à Londres, où j’enseigne le français aux enfants d’expa-
triés... français !...
– Comme je suis contente... Ca fait si longtemps !...
Elle se tenait devant moi, souriante. Je retrouvais le bel ovale de
son visage que dégageaient ses cheveux remontés en chignon, son re-
gard clair, sa peau « presque bleue à force d’être transparente »,

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comme je le lui avais si souvent répété, les minuscules taches dorées
sur le haut de ses pommettes et, au coin des yeux, à peine un triangle
de ridules comme les griffures du temps qui passe. Et soudain, comme
je m’y attendais dès qu’elle m’avait appelé et comme je le souhaitais,
deux larmes perlèrent et roulèrent sur ses joues.
– Tu vois, j’ai toujours un trop plein de larmes ... mais ce ne sont
plus les mêmes qu’autrefois, ce ne sont plus des larmes de cha-
grin...
Sous ma bouche, pourtant, elles avaient gardé le même goût de
miel et de sel.
Elle restait immobile devant moi, ses deux mains serrées sur
mes poignets comme pour m’empêcher de m’éloigner. Elle appuya un
instant ses lèvres sur ma bouche.
– Je dois y aller...
A quelques mètres de nous, la grosse locomotive lâchait par in-
termittence, à hauteur de ses roues, des jets de vapeur blanche. De
brefs coups de sifflets, des annonces par haut-parleurs indiquaient
l’imminence du départ et invitaient les voyageurs à gagner leurs
places. Je portai la lourde valise jusqu’à la portière. Ariane grimpa les
trois marches, se retourna :
– Nous deux, c’était bien...
Elle remonta le couloir, je la suivis sur le quai. Elle baissa la
vitre. A cette époque, où circulaient encore les derniers trains tractés
par d’énormes motrices à vapeur, les wagons avaient des comparti-
ments, des couloirs et des vitres qu’on pouvait abaisser et remonter à
l’aide d’une manivelle (E pericoloso sporgersi, Do not lean out of the
window, etc.)
– Je t’aime...
C’était la première fois. Je savais que ce serait la dernière.
Je lui adressai un signe de la main. Je ne sais pas si elle le vit.
Le train s’ébranlait et je fus enveloppé par un nuage de fumée âcre qui
me piqua la gorge. Une escarbille, sans doute, me fit venir les larmes
aux yeux.

Le temps a passé. Le chagrin s’est estompé. “ Ce n’est pas vi-


lain, les cicatrices.”

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Ce n’est sûrement pas le lieu, à la fin de ce récit – et je n’ai ni
l’intention ni la prétention de le faire –, de retracer, en quelques lignes,
l’histoire de l’Algérie, de sa conquête par les troupes françaises à partir
de 1830 jusqu’à celle des huit années de la guerre d’Indépendance, de
1954 à 1962. Je veux tout de même rappeler quelques réalités, ne se-
rait-ce que par respect pour la mémoire d’Augustin et pour celle des
quelque 30 000 jeunes hommes de notre âge tombés en Afrique du
Nord. Auxquels il faut ajouter les centaines de milliers de morts parmi
les rangs de la rébellion – c’étaient des Français, à cette époque ! – et
les centaines de milliers de blessés et de traumatisés des deux côtés. Je
n’oublie pas non plus les milliers de familles de Pieds Noirs,
contraintes d’abandonner leurs biens et de quitter leur terre dont on
leur avait dit qu’elle était la France, ni le sort tragique des harkis. Ni
les victimes des attentats du FLN et plus tard de l’OAS : tous ces
morts, tous ces blessés, tous ces exilés ont droit au respect. Avant de
déposer sur sa tombe, où qu’elle soit (et je ne sais pas où elle est), des
gerbes nouées de tricolore et des médailles posthumes, avant de pro-
noncer des discours vantant les vertus des morts au Champ d’Honneur,
il convient de faire à la mémoire d’Augustin hommage de la vérité.
L’Algérie n’a jamais été la France. Elle a été une colonie,
conquise et “pacifiée” par les armes, d’abord peuplée par des exilés,
des bannis ou des proscrits puis par des colons venus de France et des
pays du pourtour de la Méditerranée. Qui se virent octroyées les
meilleures terres d’où furent chassées les populations indigènes.
Comme les Indiens en Amérique du Nord lors de la Conquête de
l’Ouest, Arabes et Berbères d’Algérie n’avaient qu’un seul tort : celui
d’être les descendants de générations présentes sur cette terre depuis
plusieurs siècles.
Pas plus que je ne prétends, en quelques lignes, écrire l’histoire
de l’Algérie, je ne veux ici instruire le procès ou prononcer la condam-
nation des générations qui ont colonisé l’Algérie ni de celles qui ont
profité de cette colonisation. A la fin du XIX ème siècle et jusqu’au mi-
lieu du XXème, personne, parmi les Gouvernants et dans l’Opinion pu-
blique, ne mettait en cause le droit, pour les Grandes puissances, de se
bâtir des Empires coloniaux. Au besoin en procédant, sans état d’âmes,
à l’expropriation brutale ou même à l’extermination des populations
indigènes. Cette colonisation que Dreyfus dénonce avec une rare clair-
voyance, en 1905, dans l’une de ses lettres, comme “ la mainmise vio-
lente sur tout ce qu’on pouvait saisir, quand on était le plus fort, poli-
tique que nous appliquons aux races dites inférieures, sous prétexte de
civilisation. Nos Livres d’Histoire passaient très vite, quand ils ne les

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ignoraient pas ou quand ils ne les présentaient pas comme de hauts
faits d’armes, sur les massacres et les exactions perpétrés par l’Armée
française lors de la conquête de l’Algérie. Extraits d’une lettre du gé-
néral Bugeaud, adressée à Saint-Arnaud en 1845, alors qu’il est aux
prises avec l’émir Abd-el-Kader : « Nous resterons à nous battre dans
la province d’Oran et à y ruiner toutes les villes, toutes les possessions
de l’émir. Partout, il trouvera l’Armée française la flamme à la main.
Et plus loin : « Nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les
douars, tous les villages, toutes les cahutes. » Il est vrai que ce même
général Bugeaud avait averti les populations indigènes dans un dis-
cours à la Chambre des Députés, le 24 janvier de cette même année
1845 : « Je brûlerai vos villages et vos moissons, je couperai vos
arbres fruitiers. » Ainsi était annoncée la mission civilisatrice de la
France, commencée alors quinze ans plus tôt, pour le plus grand bien
de ceux qui habitaient alors ces villages et ces cahutes…
Peu à peu, à la suite d’expropriations et de dispositions adminis-
tratives en leur faveur, terres, richesses et pouvoir furent accaparés par
les colons européens. Deux communautés vécurent alors côte à côte re-
présentées par deux Collèges : l’un, élu par environ 60 000 électeurs
(européens et musulmans riches et évolués : les vrais citoyens), l’autre,
par tout le reste de la population, c’est-à-dire plusieurs millions d’habi-
tants (les indigènes ou autochtones, français mais non citoyens !) En
réalité, au moment du déclanchement de la rébellion, l’essentiel du
Pouvoir était exercé, comme il l’avait été dès l’origine de la colonisa-
tion, par le Gouverneur Général nommé par Paris.
En 1960, le territoire qui va, deux ans plus tard, devenir celui de
la République algérienne, compte environ 11 millions d’habitants, dont
9,5 millions d’Indigènes (on dirait aujourd’hui : d’arabo-berbéro-mu-
sulmans) cantonnés, pour la grande majorité d’entre eux, dans des em-
plois subalternes, et 1,5 million d’origine européenne, occupant les
postes importants et de décision : on comptait peu de fatmas euro-
péennes dans les familles indigènes...
Ce n’est que pendant les deux guerres de 14-18 et de 39-45 que
les Indigènes (FSNA : Français de souche Nord-Africaine, selon la ter-
minologie officielle) furent traités à l’égal des citoyens français ; ils
étaient alors tellement “ citoyens français” qu’on les plaçait souvent en
première ligne. Ainsi des régiments de goumiers algériens se virent-t-
ils confier la garde des cols enneigés des Vosges durant le rude hiver
1945.
Mieux que je ne saurais le dire, l’historien Benjamin Storia a ré-
sumé (dans Le Monde du 20-21 septembre 2020) la situation de l’Algé-

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rie, avant l’Indépendance, par rapport à la France, en notant que
« L’Algérie était à la France ce que le Sud était aux Etats-Unis : un
territoire où se pratiquait la ségrégation, inclus dans un pays procla-
mant l’égalité des citoyens. »
La France, nous a-t-on rabâché, a apporté l’instruction et la ci-
vilisation aux peuples d’Afrique du Nord. Voyons ce que disent les
données officielles sur l’“œuvre civilisatrice” de la France en Algérie.
En 1954, année du déclanchement de la rébellion, 94% de la popula-
tion masculine indigène et 98% de la population féminine indigène
sont toujours illettrés en français. En 1962, année où l’Algérie accède à
l’Indépendance, après quelque 130 ans de colonisation, on compte, is-
sus de la population indigène, moins de 100 médecins, 5 architectes, 2
ingénieurs agronomes et 1 vétérinaire ! Chiffre bien médiocre, rapporté
à une population de près de dix millions d’individus…
Quant aux infrastructures routières, ferroviaires, portuaires, etc.,
à qui ont-elles prioritairement profité ?
Dans le même ordre d’idées, on peut également s’interroger,
par exemple, sur l’intérêt que présentait le développement de grands
domaines viticoles pour une population majoritairement musulmane
qui ne consommait pas d’alcool…
Jusqu’à l’insurrection de 1954 – ce sont de simples sous-offi-
ciers, revenus dans leur pays à la fin de la Seconde guerre pour y re-
trouver leur condition modeste ou misérable, qui en sont les instiga-
teurs et les premiers acteurs –, tous les mouvements autonomistes ou
d’émancipation, mais aussi toutes les réformes visant à donner des
droits égaux à tous les habitants seront combattus et parfois durement
réprimés dans le sang, comme à Sétif en 1945. Ainsi, en 1937, le projet
de loi Blum-Viollette, qui proposait d’accorder la citoyenneté française
et le droit de vote à la minorité musulmane, fut-il rejeté à la suite du
vote des 300 maires d’Algérie réunis en Congrès (dont celui du maire
d’Oran, l’abbé Lambert).
Les gouvernements de la Troisième et de la Quatrième Répu-
blique, les élites et les responsables politiques et économiques de Paris
et de la communauté européenne d’Algérie, opposés à toute réforme, à
toute évolution portent une lourde responsabilité dans une situation
d’injustice et d’inégalité, à l’origine des événements qui, durant plus
de 7 ans, ont ensanglanté les deux rives de la Méditerranée.
A ce propos, je suis toujours surpris de voir que ceux qu’on ap-
pelle du vilain nom de Pieds Noirs se sentent mis en cause et agressés
lorsqu’on évoque devant eux les circonstances de la conquête de l’Al-
gérie et la situation créée par la colonisation. Ils ne sont responsables

70
ni de l’une ni de l’autre, même si certains sont descendants des pre-
miers colons. Il convient de les compter, eux aussi, parmi les victimes
de la guerre d’Indépendance : l’Algérie était leur pays, leur pays natal
pour beaucoup d’entre eux, d’où ils ont été contraints de partir.
Des horreurs de la conquête de l’Algérie et des injustices de la
colonisation, nous n’avions pas conscience, mes camarades et moi,
quand nous nous amusions de nos blagues à deux sous, de nos canu-
lars et de nos farces de collégiens à la caserne Changarnier. En réalité,
nous ne savions pas grand-chose de l’Algérie, guère plus que “la cas-
quette du père Bugeaud et la prise de la smalah d’Abd-el-Kader par
le duc d’Aumale”, comme le dit Augustin dans l’une de ses lettres ?
Ce qui précède ne saurait constituer un réquisitoire. Plutôt un
simple constat, un triste constat : comme tous ceux qui sont tombés en
Afrique du Nord, mon ami Augustin, le frère d’Ariane, est mort pour
rien. Terrible gâchis !
Bien sûr, le temps passant, le choc de la disparition brutale de
mon camarade s’est atténué. Il reste ce manque, ce vide, cette absence
qui dure, ces “plus jamais”. Et ce sentiment d’injustice et de colère.
Augustin, qui sait ? aurait pu devenir un grand architecte et, comme il
était croyant, bâtir d’autres Notre-Dame-du-Haut. Ou des immeubles
un peu moins laids que ceux qui défigurent nos villes et leurs ban-
lieues. Suppositions puériles, inutiles. Augustin aurait pu... et cette
phrase à nouveau reste en suspens comme un sentier tranché net par
l’écroulement d’une falaise.

Il y a quelque temps, en fouinant dans les boîtes des bouqui-


nistes sur les quais de la Seine, je suis tombé par hasard sur un petit
opuscule jauni et froissé intitulé Fleuves, rivières et canaux. Histoire
des voies navigables en France. Je le feuilletai. A la page 125, on re-
traçait l’histoire du creusement du canal qui traversait la ville d’Augus-
tin. Il y était mentionné que le Bassin de Gloriette avait été comblé en
1849.

La Chapelle de Bragny, septembre 2020

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