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A u début du mois de février, nous avons passé quelques jours dans un

château de Limousin. Quand je dis nous, je veux parler du groupe


d’élèves et de professeurs qui constituaient le projet appelé “ La vie de
château ? ”. Notez le point d’interrogation dans l’intitulé : nous y tenons
beaucoup, même si nous ne savons pas pourquoi.
Nous nous sommes retrouvés dans la bibliothèque de Frédéric Le Play à deux
reprises. La première fois, nous étions invités à assister à une conférence donnée
par un professeur de Strasbourg, une femme prénommée Françoise, conférence
très intéressante, il faut le reconnaître, même si notre attention a été accaparée
par la découverte d’une bibliothèque remplie d’ouvrages datant du XIXe siècle,
ornée de sculptures “ paysannes ” et de quelques tableaux anciens. Les tableaux
figuraient quelques personnes de la famille de Frédéric le Play et les sculptures
représentaient des vaches ou des moutons, animaux souvent primés dans des
concours agricoles.
Pendant que l’assistance était concentrée sur le discours de notre sociologue,
j’avais remarqué que Floriane s’était permis de consulter quelques ouvrages
vraisemblablement précieux. Je crois même avoir été le seul à remarquer quelques
feuillets qui s’étaient échappés d’un livre à la couverture de cuir bleu. Je me suis
permis de ramasser lesdits feuillets et de les mettre discrètement dans mon cahier.
Lorsque je me suis retrouvé dans ma chambre, et malgré l’heure avancée, je
me suis plongé dans la lecture de ces feuillets manuscrits qui contaient une
histoire particulièrement étonnante. Comme je ne voulais pas faire de peine au
maître de ces lieux, et que je ne voulais pas perdre ce récit fascinant, j’ai décidé de
recopier à la main tout ce texte malgré sa longueur.
Il faut dire que je ne disposais ni d’appareil de photographie, ni d’appareil de
reprographie, ni de machine à écrire, et que je n’avais pas d’ordinateurs non
plus. Cela pourra étonner le lecteur qui sait que l’objet principal de ce séjour était
l’écriture, mais il faut que le lecteur sache que le terme de manuscrit n’avait pas
encore perdu tout son sens. Pour être concis, disons qu’il s’agissait d’un stage
d’écriture “ à l’ancienne ”, c’est-à-dire à la main.
Le lendemain soir, dès que je retrouvais ma chambre, chambre
particulièrement bien meublée, avec une vue magnifique sur la campagne, je me
mettais au travail. Le soleil avait à peine rosi le parc du château lorsque j’avais
fini, enfin.
Je savais que nous avions rendez-vous avec Freddy, notre hôte en quelque

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sorte, le jeudi soir dans la bibliothèque, et que ce serait pour moi l’occasion de
remettre le précieux manuscrit en place. C’est ce que j’ai fait et croyez-moi ce
n’était pas facile, car les jeunes élèves qui m’entouraient étaient particulièrement
à l’affût de tout ce qui pouvait se passer dans cette grande pièce et qui n’avait que
peu de choses à voir avec la fabuleuse histoire de la famille le Play.
Il faut rappeler cette étonnante faculté que possèdent les jeunes humains,
faculté d’écouter attentivement tout en observant le monde qui les entoure.
J’essayais de me rappeler quelques vieux trucs de magicien quand Freddy a
sorti des albums remplis de vieilles photos. Plusieurs fois j’ai cru pouvoir arriver
à mes fins. Ce n’est que lorsqu’il nous montra Jean-Louis Trintignant
descendant un escalier du château que je réussissais à remettre les quelques pages
dans le livre bleu.
Le texte que je vous donnerai lire maintenant n’est que la transcription, sans
doute légèrement approximative, de ce qui m’a été donné de recopier pendant une
nuit froide de l’hiver limousin.

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I l y a quelques années de cela, il m’a été donné de participer à
une sorte de séminaire qui se tenait dans un château situé non
loin de la ville de Limoges. Ce séminaire qui était organisé
chaque année en un lieu différent s’était toujours déroulé jusque-là à
la périphérie d’une quelconque agglomération européenne, dans un
de ces hôtels improbables qui semblent construits spécialement à
cet effet : Holiday Inn Ibis Hôtel, Campanile…

Comment était venu à l’idée de mon vieux collègue et néanmoins


ami de nous faire passer ensemble quelques jours d’un mois de
février particulièrement glacial et enneigé dans un manoir du XIX e
siècle, je ne saurais vous le dire. Mais tel que je le connaissais, le
professeur Ernest de la Vigerie, avait certainement une idée derrière
la tête.

Je me souviens encore de ces dîners copieux, nous étions une


bonne vingtaine, de sacrés bavards, suivis de conversations animées
devant la vaste cheminée du salon.

Je soupçonnais mon ami Ernest d’avoir voulu tenter une


expérience avec nous, mais je n’arrivais pas à en saisir la nature.
Tout le monde savait que ses travaux avaient porté sur les
techniques de survie de différentes communautés isolées mais je le
voyais mal réunir tous ses prestigieux collègues pour observer des
comportements qu’il pourrait ensuite attribuer à des hommes et des
femmes qui auraient vécu ailleurs et en d’autres temps. Il savait très
bien à qu’il avait affaire, il savait très bien que nous n’étions pas nés
de la dernière pluie.

Monique Darfeuille, par exemple,– que nous croyons nobéli-


sable –, était célèbre pour des travaux qui avaient permis d’élucider
le mystère des menhirs en briques du Haut-Poitou.
Albert Sommernacht avait, quant à lui, su nous apprendre
comment étaient morts les Romanoff, et il avait retrouvé la trace de
la princesse Anastasia.
Éliane D’Arsonval avait révélé au monde la véritable identité du

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Masque de fer et ne désespérait pas de retrouver un jour les lingots
d’or oublié quelque part en France par le maréchal Goering.
La vie de certaines communautés que l’on pourrait dire
anarchisantes au XVIIe siècle au nord de l’Italie, oui, j’ai bien écrit
anarchisantes, n’avait aucun secret pour Éric Van der Storen, ce
vieux flamand.

Pour être bref je dirais simplement que tous ceux qui parti-
cipaient à ce séminaire étaient des être doués d’une sagacité
extraordinaire , et comme décidément je ne veux pas être trop long,
je conseille à tous ceux que le sujet intéresse de chercher les actes de
ce séminaire qui a donné lieu à divers colloques dans de bonnes
bibliothèques ou bien sur Internet

Donc voici ce que nous avions décidé depuis longtemps. Le


quatrième soir, lorsque nous serions devant un bon feu de bois,
dégustant un de ses vieux Armagnac que Joseph Martin-Legras
avait l’habitude d’apporter avec lui en quantité raisonnable, nous
devrions raconter chacun et tour à tour une histoire originale,
inédite, inouïe, pourquoi pas ?
Je ne vous ai pas encore parlé de J. M. L. : juste un mot, J. M. L,.
nous l’appelons ainsi, J. M. L. donc était un spécialiste des
techniques de datation et il avait construit une machine, un vrai
bijou disait-il, doté d’une précision remarquable.
Pour cette soirée, tout était permis : la plus énorme affabulation
comme le plus pointu des témoignages...

Moi, je dois vous l’avouer, je manque d’imagination, c’est sans


doute pour cela que je suis très attaché aux faits et c’est sans doute
pour cela que j’aime bien les appareils qui permettent des
observations précises. Cela n’empêche pas d’apprécier les théories
les plus extravagantes lorsqu’elles nous apportent un peu de poésie.
Donc comme souvent, pour m’économiser, par routine peut-être,
j’ai décidé de partir dans le hameau voisin et d’enquêter sur les
origines de ce lieu qui s’appelle Ligoure, ou pour le moins, de
rapporter quelque histoire empruntée aux habitants du coin.

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J’avais décidé de les interroger sur l’étymologie de ce nom,
Ligoure, comme cela se pratique lorsque l’on suit les canons de la
méthodologie historique. Ainsi pensais-je, je ne reviendrais pas
bredouille... À tout hasard, et au prix de quelques vilaines flatteries,
j’avais demandé à J. M. L., Joseph Marie Legras, de me prêter
l’appareil qu’il avait mis au point dans son laboratoire d’Orsay, un
appareil au carbone 14 capable de donner une date à six mois près,
affirmait-il.

I l est tout à fait commun de rechercher l’origine d’un lieu dans


l’étymologie et les premiers habitants que je rencontrais n’eurent
pas l’air surpris lorsque je leur demandais quelques
éclaircissement à ce sujet. Ils me parlèrent de ces petits hommes qui
habitaient en haut de la colline, petits hommes qui étaient là depuis
l’origines des temps, disaient-il.
− des nains avais-je hasardé ?
− non, pas des nains, en tout cas jamais les anciens ne les avaient
considérés comme des nains !
− mais vous m’avez parlé de petits hommes...
− et il y avait de petites femmes, et de petits enfants,
− excusez-moi mais je ne peux pas rester trop longtemps avais-je
dit un peu vite,
− et pourquoi donc ? Ça vous intéresse pas, vous le parisien, ce
qu’on vous raconte ?
− c’est-à-dire que…
− Vous faites semblant de vous intéresser, c’est ça, la parisienne
attitude, pas vrai ?
J’hésitais alors à la faire part de mes origine campagnardes et
creusoises – il faut vous avouer que je suis Guérétois –, je n’étais
pas d’humeur à raconter ma vie et même un léger sentiment de
malaise venait de m’envahir. Bref, j’étais prêt à renoncer lorsqu’un
vieux à la peau toute ridée se lança :
− des anciens ont raconté que de plus anciens qu’eux avaient
entendu dire par des anciens plus anciens qu’eux qu’un jour, on
avait vu ces petites gens construire des objets en bois qui

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s’avéraient être des lits, des lits de largeur normale mais vraiment
très courts.

J’avais entendu parler de la légende de Procuste et de ses brigands


qui faisaient étendre des voyageurs sur des lits trop longs ou trop
courts et qui de la manière la plus brutale adaptaient les tailles des
humains à celles des lits en raccourcissant les grands et en étirant les
petits... Un frisson me parcourut l’échine à la pensée que ces
méthodes qui, au cours de l’Histoire, avaient inspiré bien des
pédagogues, auraient pu être utilisées dans une contrée
apparemment si accueillante.

Comme je croyais déceler un peu d’ironie chez ces autochtones


limousins, je commençais à me détendre puis à saisir la finesse d’un
calembour que ces gens rongés par la solitude, l’alcoolisme, et
l’ennui devaient se répéter jour après jour pour essayer de se dérider
un peu, ce qui visiblement ne marchait plus guère, à voir tous ces
plis et replis qui ornaient leurs faces usées par le temps.
− oui, reprit le vieux, ils construisaient des lits courts, très très
courts.
− C’est ça mon gars, me disais-je dans mon for intérieur, et
comment vous allez m’expliquer l’origine du château ?

Une vieille femme édentée s’adressa à celui qui pouvait bien être
son mari ou son amant ou son frère ou son cousin germain,
(comment voulez-vous que je le sache alors que je viens
d’arriver ?) :

− Marcel (elle roulait les “ r ”) va lui montrer au parisien.

Le vieux m’agrippa par le bras. En une fraction de seconde, mon


estomac se noua, je redoutais la crise d’asthme, je respirais
profondément.
− Allez le parisien ! J’vas t’y montrer !

Il m’entraîna vers une grange.

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Dehors, le soleil déclinait. Le ciel qui était bleu prenaient des
teintes cuivrées.
Au loin on entendait des chiens qui jouaient en aboyant. C’était
l’hiver, il faisait froid, l’odeur de bois brûlé que je trouvais agréable
devait sortir d’une cheminée voisine, des rouges-gorges picoraient
du saindoux tout près, sur la margelle d’un puits. La vache rousse
que j’apercevais dans le lointain, le chat qui m’avait suivi. le chant
des oiseaux, tout cela me rappelait mon enfance…

D’un seul coup, je me suis mis à aimer passionnément la vie sur


cette terre et à regretter amèrement d’avoir oublié mon téléphone
portable au château.

Pourquoi n’avais-je rien dit à tous mes amis ? Pourquoi n’avais-je


pas prévenu ? Je voulais leur faire la surprise et encore une fois être
le meilleur.

Je me croyais emmené par la mort lorsque nous arrivâmes devant


la porte. J’ai vu nettement le petit chat noir et blanc se détourner
comme s’il avait compris. Les oiseaux se sont tus.
“ Vulnerant omnes, ultima necat ! ”. “ Toutes blessent, la dernière
tue ! ”. Le cadran solaire qui ornait la façade portait cette inscription
en latin. Je connaissais bien cette maxime, mais c’était la première
fois que je la voyais en situation. Ma dernière heure était-elle
venue ?

Le vieux ouvrit la lourde porte. La pièce s’éclaira. Il me prit


l’épaule d’une manière tout à fait rassurante. Tout était normal et la
lumière émanait tout simplement d’un éclairage fort bien conçu ; le
vieux avait tout simplement actionné un interrupteur électrique.

Je parcourus la pièce du regard, en m’attardant sur cette bonne


douzaine de lits de largeur normale mais particulièrement courts
disposés sur des sortes de piédestal qui les mettaient en valeur.

Je crus l’espace d’un instant avoir affaire à un de ces artistes d’un


nouveau genre qui envahissent nos campagnes pour donner libre
cours à leur frénésie d’installations plus ou moins esthétiques avec

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l’espoir d’être exposés un jour sur l’île de Vassivière.

Mais mon professionnalisme reprit rapidement le dessus :


− je peux ? hasardai-je en sortant l’appareil à carbone 14 prêté
par J.M.L.
− faites donc, jeune homme, je n’en attendais pas moins de
vous !

L’un après l’autre, j’examinais les lits courts et appliquait le


précieux outil sur la boiserie :
− 1102, conçu en 1102. Tous ?, avais-je laissé échapper.
− votre appareil serait-il capable de donner une date avec une
telle précision ? fit remarquer le vieil homme.
− Certainement Monsieur
− vous pouvez m’appeler Marcel, j’y tiens beaucoup dit
l’homme.

Je fis rapidement le tour des lits qui étaient dans l’ensemble assez
bien conservés. Tous dataient, d’après la machine de J.M.L., du XIIe
siècle. À ma grande surprise le dernier semblait avoir été conçu en
1944.

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