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Jean Lévi

D'un lycée à l'autre

—Peux-tu nous parler de la genèse du lycée autogéré de Marlyƒ?


—Je crois que je ne peux plus parler de Marly comme je l'aurais fait il y a un an. Après
Marly, j'ai été à l'initiative du lycée de Paris. Donc, mes réponses vont sûrement se
chevaucher.
J'ai commencé à être enseignant en 1973 dans un lycée classique de la banlieue
parisienne et au bout d'un an de travail j'ai vraiment eu le sentiment que je faisais un
métier de fou. Je trouvais que je me gaspillais ainsi que les élèves et je n'étais pas non
plus du genre à attendre « la grande Révolution ou Réforme » de je ne sais quel ministre.
J'avais été à cette époque-là très intéressé par le lycée d'Oslo et par l'expérience de
Summerhill. À la même époque, j'ai connu les écoles parallèles à Paris.
Au mois de janvier 77, nous nous sommes réunis tous les mercredis, un groupe de vingt
à vingt-cinq garçons et filles de seconde, première et terminale, dans une salle de la
MJC, et on s'est mis à parler de l'école : qu'est-ce qu'on faisait à l'écoleƒ? Qu'est-ce qu'on
n'y faisait pasƒ? Pourquoi on n'aimait pas l'écoleƒ? Qu'est-ce qu'il y avait eu d'autre de
fait, en France et à l'étrangerƒ? Etc.
Et vers le mois de juin, peut-être parce que c'était l'époque des examens, le groupe a
émis l'envie de faire quelque chose.
—Au niveau de la demande du mercredi, des dialogues, y avait-il une réciprocité ou une
séparation profs-élèvesƒ?
—En tant que prof, j'essaie d'avoir une relation différente. J'ai continué dans ces réunions
à être un adulte et eux des adolescents, à être quelqu'un qui essayait de jouer à la fois sur
la non directivité et qui ne s'empêchait pas « parfois » d'être directif pour que la non-
directivité s'ensuive.
Ces mercredis, il y avait une ambiance très chouette qui n'avait rien à voir avec l'école.
Les gens restaient tard, ils s'exprimaient beaucoup, on avait des rapports de
communication réelle. Quand je rentrais dans cette salle je me taisais et ils se sentaient
tellement à l'aise qu'ils avaient envie de parler. Je ne parlais pas avec eux de façon neutre
mais avec l'idée que ce qui sortirait de ces réunions ne serait pas mon école, où les gens
viendraient s'inscrire passivement, mais une école faite entre moi et eux, « moi avec eux
».
On était en France, en 1977, sous Giscard, et un lycée autogéré accepté dans l'Éducation
nationale représentait un projet totalement irréalisable. Donc l'idée était de faire une
école parallèle. Et de plus, je voulais qu'elle soit gratuite. Pour cela, il fallait trouver un
local gratuit et des profs bénévoles.
Un animateur de la MJC de Marly nous a proposé une petite salle en mauvais état.
J'avais une copine prof de philo qui était partie prenante du projet. On démarrait donc
avec des moyens limités : deux profs et sept ou huit élèves.
Alors, on a commencé en 1977-78, une année que j'ai toujours appelée l'année 0 car cette
année-là les élèves qui nous ont joints n'étaient pas tous déscolarisés. Moi j'étais prof à
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La Celle-Saint-Cloud où je gagnais ma vie et où je tenais à « être » car j'ai toujours


voulu rester dans l'institution.
Cette année 0 a été absolument nécessaire pour que l'année I arrive. L'année I est née de
la volonté d'élèves qui pendant l'année 0, se sont dit que l'année prochaine « ils faisaient
vraiment leur école ».
Il y avait un intervenant par matière et une quinzaine de jeunes déscolarisés. C'était la
première fois qu'un groupe d'élèves décidait de préparer leur bac en autogestion, hors de
l'Éducation nationale. Les intervenants venaient rencontrer les élèves volontairement très
peu, en gros une fois par semaine ou une fois tous les quinze jours. Partant de l'idée que
ce qui est catastrophique dans le lycée traditionnel, c'est que le prof est toujours sur le
dos de l'élève, que celui-ci n'a jamais le temps de penser par lui-même, de travailler par
lui-même, mon idée était que les élèves autogèrent leur programme. C'est-à-dire, que le
travail soit dans un premier temps un travail indépendant et, dans un deuxième temps, les
profs animeraient la synthèse collective de ce travail.
La pédagogie était foncièrement autogestionnaire et gérée par les usagers prioritaires.
Dans une école, l'usager premier c'est l'élève, et le prof se devait d'être l'animateur de cet
autoapprentissage ou de cet itinéraire d'apprentissage.
Il y avait aussi autogestion de l'institution (même si ce n'était pas une institution
officielle) dans la mesure où l'on avait des réunions mensuelles entre intervenants et
élèves. J'avais avec des élèves une réunion hebdomadaire qui s'appelait « analyse
institutionnelle ». C'est là que se sont surmontées les crises, car des crises, il y en a eu.
Un certain nombre de gens quittaient l'école trop longtemps, d'autres se retrouvaient
seuls. Des gens sont venus, ils ont voulu faire de l'école un lieu de vie.

De temps en temps, certains parents sont venus en observateurs. Il y avait une réunion de
parents une fois par an mais les élèves ne tenaient pas beaucoup à voir les parents dans
l'école, et nous non plus car il y avait beaucoup de conflits entre eux.

La troisième année, un élève a voulu faire une classe de première à Marly. Celui-ci a
cherché des copains, et l'année suivante il y a eu une classe de première et une de
terminale. L'année dernière, il y a eu tellement d'élèves intéressés, dont certains venant
de Paris, qu'ils se sont éclatés en deux groupes géographiques. Un groupe s'est installé à
Marly et un groupe dans une salle à Paris, cette année, parce qu'ils avaient senti que la
MJC de Marly ne les accueillait plus tellement. Ils sont tous partis à Paris et se sont
installés dans un squatt d'où ils se sont fait expulser récemment, Le Monde en a parlé
sans spécifier de quelle école il s'agissait. C'est regrettable, car ces jeunes qui réalisent
tout à fait ce qu'il y a dans le rapport Schwartz en sont réduits à squatter, car ils ne
trouvent pas d'institution pour les accueillir.
Avec le recul, j'ai le sentiment que l'école de Marly a été beaucoup plus autogestionnaire
que Summerhill ou le lycée d'Oslo.
Je crois que ça pourrait être un modèle intéressant pour résoudre la crise de l'institution,
pour lutter contre l'échec scolaire dans les écoles de quartier.
—Quels ont été les résultatsƒ?
—Grosso modo, 50% de réussite au bac. S'il y avait chaque année un élève reçu sur dix,
je ne crois pas que nous aurions résisté. Mais le fait d'avoir la moitié des élèves qui
réussissaient le bac nous satisfaisait d'autant plus que ceux qui ne l'avaient pas la
première année l'avaient la deuxième.
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L'école parallèle de Marly, j'ai dit au début que c'était une école, mais on a toujours
voulu, dit et pensé que c'était plus qu'une école : un lieu où les gens apprenaient à être, à
se connaître.
Les gens avaient d'autres objectifs que celui de réussir le bac ; il faudrait des heures pour
raconter tout ce qu'ils ont fait (journal, radio libre, etc.)
—Quelle est la place de l'intervenant dans la pédagogie de Marlyƒ?
—Le prof aide les élèves à prendre conscience de leur programme de façon globale. Il
n'hésite pas à donner quelques éléments bibliographiques, laisse l'élève apprendre par
lui-même. Il relie le discours, dégage les problématiques sous-jacentes. C'est tout sauf un
cours magistral.
Au niveau de la synthèse collective, le prof peut sentir l'intérêt de rectifier quelque chose
qu'il pense être une erreur et ajouter des éléments. Il n'est pas prof au sens traditionnel du
terme.
Il renonce à sa dynamique didactique.
—Avez-vous essayé d'être reconnus par le ministère, ou bien avez-vous voulu continuer
en autogestion totaleƒ?
—A l'époque des années 1979-80, l'expérience que je menais était considérée, au niveau
du rectorat de Versailles, comme subversive. Nous sommes restés clandestins, du moins
informels jusqu'au 10 mai 1981. À partir de cette date, je pensais pouvoir proposer
l’institutionnalisation d'une école comme Marly. Il est intéressant que ce qui se pratique
à Marly se pratique au grand jour. Marly posait quand même un certain nombre de
problèmes et de limites. La première limite, c'est que les élèves déscolarisés se
présentaient en candidats libres, et pour certains suivis d'enseignement supérieur ce n'est
pas très simple. Cela leur bouche un certain nombre d'horizons : les écoles supérieures,
les préparations normale sup, etc. Il n'y a pas de livret scolaire, limite qui devient réalité
dès lors que tu veux généraliser ton modèle, mais que tout le monde ne voit pas de cette
façon.
La deuxième limite, c'est qu'en France l'école est obligatoire et quand tu n'es pas
scolarisé, les parents ne touchent plus les allocations familiales et il n'est pas non plus
très facile pour les enfants d'avoir la sécurité sociale.
La troisième limite, c'est celle qui a quand même justifié ma démarche pour Paris. À
Marly, le nombre était peut-être intéressant quand il était à son maximum, lorsque l'on
était quarante dans les réunions. Mais dans la mesure où un des grands principes était la
liberté totale pour les élèves d'être présents ou non, cette liberté quand ils la prenaient
aboutissait de temps en temps à un travail indépendant, où ils se retrouvaient à trois ou
quatre. C'était insuffisant et c'est ce qui m'a amené à proposer dès le mois de juin la
naissance d'un lycée autogéré à Paris sur le modèle de Marly, mais avec une population
scolaire, au départ, de cent élèves, qui est passée à deux cents parce qu'il y a un quota à
respecter entre le nombre de profs et d'élèves. À l'heure actuelle, nous sommes 24 profs
pour 150 élèves.
—Dans l'équipe autogérée de Paris, n'y a-t-il que toi qui viens de Marly ou êtes-vous
plusieursƒ?
—Une seule prof de Marly participe au projet de Paris. Les autres n'y sont pas, pas
tellement pour des raisons idéologiques mais parce qu'un certain nombre de gens
n'étaient pas enseignants de l'enseignement secondaire, et puis d'autres continuent à avoir
envie d'être intervenants à Marly.
A Marly, l'intervenant consacre trois ou quatre jours par semaine aux élèves, alors qu'au
lycée de Paris c'est un service complet qui demande d'être très disponible.
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—Considères-tu que l'expérience de Paris est un retour en arrière par rapport à


l'expérience de Marly, dans la mesure où maintenant tu es beaucoup plus présent dans
la relation profs/élèvesƒ?
—C'est une question très difficile et il faudrait te dire que Marly n'a pas fonctionné aussi
bien que ça en donnait l'impression. Beaucoup d'élèves ont manifesté plus d'une fois la
sensation d'être perdus et le besoin d'avoir une présence plus importante d'adultes. Ce qui
me paraissait intéressant c'est que les profs soient moins présents qu'au lycée, cela me
semblait riche. J'ai pu donc marier des projets intellectuels avec une réalité et la
contrainte du bénévolat.
D'autre part, le bilan des deux mois du lycée autogéré de Paris n'est pas simple. Un grand
nombre de profs à demeure crée un problème de pouvoir. Il n'empêche que l'on peut le
voir autrement ; il y a une richesse de rencontre, de communication, et les élèves ne s'en
plaignent pas.
C'est plutôt moi qui ai un peu peur. Suis-je trop extrémisteƒ? Je veux griller les étapes,
j'aimerais bien que le lycée autogéré de Paris fonctionne avec des profs un peu moins
présents parce que les élèves ont tendance à leur laisser faire les choses. D'autres me
disent que si nous n'étions pas présents, les élèves ne seraient pas là tout simplement.
C'est une analyse qui va toujours de l'un à l'autre, je ne voudrais pas que ressorte une
hiérarchie entre ces deux lycées. À Paris, les parents étaient réticents à l'entrée de leur
enfant dans ce lycée. Quand tu as l'idée de changer l'école, tu as intérêt à faire une école
à laquelle les parents peuvent adhérer. Le lycée autogéré de Paris offre à la majorité des
parents l'image d'un non-lycée parce que ce n'est pas un lieu où l'on met des notes, où il
y a un conseil de classe, où il y a une discipline. Chez nous il n'y a même pas de classe.
Cela me permet de dire qu'à Paris on a été plus loin dans le sens où l'on a fait éclater les
matières. Par exemple : un atelier sur l'anarchisme peut s'ouvrir à la fois sur l'espagnol,
la géographie, l'histoire, etc.
Disons que le lycée de Paris, de par sa reconnaissance institutionnelle, sa taille et son
statut, est plus un modèle qui peut se développer au sein de l'Éducation nationale.
—Si tu avais une conclusion à faire sur Marly, que dirais-tuƒ?
—Je pense que beaucoup des choses qui se sont faites à Marly auraient dû naître en
France si les médias avaient davantage parlé de nous. En réalité notre mode d'emploi
était simple. C'était trouver 30m2, des profs ou bien des étudiants en dernière année
bénévoles et quelques lycéens qui en ont assez du lycée. A mon avis, s'il n'y avait pas eu
Marly, il n'y aurait pas eu le lycée autogéré de Paris. Cela était un tremplin, j'y ai appris
à croire et à savoir que les élèves pouvaient se passer du prof habituel, du proviseur, des
règlements.
Pour moi, Marly est une réponse, une solution à la crise de l'école, à l'ennui. C'est aussi
la preuve que des adolescents ne sont pas du tout fâchés avec l'apprentissage et le savoir
mais le sont avec la forme d'apprentissage qu'on leur propose. Ils sont fâchés avec une
école qui ne leur appartient pas. À Paris, l'emploi du temps, que l'on n'appelle plus
planning, est conçu par les élèves et les profs. À Marly, c'était quasiment les élèves, et
c'est en fonction de la venue des profs qu'ils le concevaient.
Mon projet, c'est sûr, est politique. Je pense que si l'on a été à l'école napoléonienne, on
reste napoléonien jusque dans son travail, jusque et y compris les profs d'Université qui
ont de beaux discours autogestionnaires et qui, dans leur pratique, sont souvent des
grands mandarins et des bonapartistes.

Propos recueillis par Suzanne Pons, Marie-Laure Luque


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Catherine Duboc, Corinne Mazel étudiants en Sciences de l'Éducation à l'Université


Paris Vlll (novembre 1982)

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