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VOIE LACTÉE

FRÉDÉRIQUE VERVOORT

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Ils sont arrivés, je m’en souviens, un samedi d’avril.
J’ai pensé que la maison n’était pas restée longtemps
inoccupée et que la vieille Josserand, la propriétaire,
devait exulter. Il faisait chaud pour la saison et les
déménageurs roulaient des muscles huilés de sueur.
L’énorme camion jaune occupait toute l’allée et
m’obstruait la vue. Je me suis accoudé machinalement à
la fenêtre pour observer le va-et-vient des hommes qui
transportaient des caisses de carton pleines à ras bords
d’objets divers, et un tas de meubles en kit. Nous avions
sans doute affaire à un couple neuf, amateur d’armoires
suédoises. Rien ne m’ennuie plus que le convenu. J’ai
bâillé, prêt à retourner à mon ordinateur où le dossier
Sorg m’attendait, en rade depuis le matin.
Lorsque l’Audi a freiné en face de la maison, juste
sous mon nez, j’ai toutefois retardé ma tentative. Le toit
du véhicule était surmonté, cela m’a frappé, d’un vélo de
course arrimé à des rails métalliques. Le guidon profilé et
le rayonnage des roues étincelaient au soleil. Des sportifs.
Soit. Le quartier, plutôt résidentiel, cerné de bois et de
sentiers escarpés, appelle à l’exploit musculaire. De
nombreux joggeurs arpentent nos allées au petit trot,
coudes au corps et face ponceau, dès les premiers
bourgeons. Dissimulé derrière le store, j’ai cédé à la
curiosité et attendu que les portières de l’Audi s’ouvrent
en grand pour livrer ses occupants, accablés comme il se
doit de sacs et de ballots disparates. Les gens qui
déménagent ont toujours la manie idiote de « s’avancer »,

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au lieu de laisser les hommes de métier faire benoîtement
leur boulot et transporter jusqu’aux dernières cuillers.
Comme je m’y attendais, c’était un couple : lui, la
petite trentaine – estampillé jeune loup- le cheveu en
brosse et la mâchoire opiniâtre. Il portait une tenue
décontractée, jean et tee-shirt aux armes d’une
multinationale made in USA. Rien que du convenu, je le
répète.
Et puis, je l’ai vue, elle. Elsa. Et ma vie a basculé.

Debout sur le gravillon de l’allée, ses sacs effondrés


à ses pieds comme des chiens flapis, elle observait son
nouvel espace de vie, l’air désemparé. De ma cachette,
j’avais une vision imprenable sur son dos svelte et le
fuseau de ses cuisses que le soleil indiscret révélait sous le
coton de la jupe. Et puis, elle s’est à demi tournée vers
moi – qu’elle ne voyait pas – et j’ai pu admirer la ligne
pure de son profil, l’arc suave de ses sourcils. J’étais cuit.
Je ne suis sujet, d’habitude, ni aux coups de foudre,
ni aux coups du sort. Ma vie est banale, dans les limites
du raisonnable. J’organise mon temps de travail autour de
l’ordinateur, cela m’épargne des heures fastidieuses de
bureau et les conversations autour des machines à café.
J’allonge sur ma couche de jolies intermittentes qui ne me
griffent même pas l’âme et que je remplace le moment
venu. Internet n’est pas fait pour les chiens.
Et pourtant, ce samedi d’avril, mon cœur, je l’avoue,
s’est emballé pour la première fois. Il ne s’est plus calmé
depuis. À partir de cette précieuse seconde où Elsa – le

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nom de son conjoint n’avait, à ce stade, aucune
importance – a surgi dans la lumière, comme une déesse
dans sa gloire, je suis entré en dévotion. Le culte d’Elsa.
Quant au cul, je n’osais y penser, ou alors sous les strates
de la métaphore. Elle semblait si virginale. Innocente et
fraîche comme une source. D’ailleurs nous habitons une
ville d’eau. La nature, autour de nous, bruisse de
chantoirs et de cascades. Cela va bien au teint d’Elsa.
Moi qui ne suis pas timide, j’ai mis des jours avant
d’oser l’aborder. Et j’ai passé des heures, embusqué
derrière mon store, à guetter ses allées et venues. Elsa
debout sur une escabelle – j’en frémissais – occupée à
accrocher des rideaux de coutil blanc. Elsa agenouillée
sur son perron, plantant avec délicatesse des bulbes de
narcisses dans le terreau mou d’une vasque. Elsa
dévalant, légère, la pente de l’allée qui menait à notre
petit centre commercial. Elsa en pantalon de toile, Elsa
en robe à fleurs, Elsa aux cheveux libres – oh, ses
longues mèches brunes… – Elsa en chignon sage… Elsa
partout et en tous lieux… Je n’en dormais plus. Mon
travail s’en ressentait. Mon patron, le sieur Duclôt, me l’a
d’ailleurs sèchement fait savoir dans un courriel acéré qui
me rappelait les devoirs du télétravail. Je m’en fichais.
Mes nuits se passaient à épier l’ombre du corps elsien qui
se profilait, languide, derrière les rideaux éclairés. Quand
s’amorçait la silhouette trapue de l’époux, un certain
David (j’avais fini par apprendre son prénom, Elsa
l’appelait souvent pour des riens) je bouillais d’une rage

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homicide. De quel droit ce lourdaud accaparait-il ma
nymphe des sources ?
Le lourdaud en question soignait sa ligne – soyons
beau joueur – lors de ses randonnées bihebdomadaires à
vélo. Il filait comme un dard le long des allées, prenait ses
virages au cordeau, transpirait dans son maillot jaune – le
fat – et faisait danser ses mollets bronzés et musculeux
sur le pédalier. Il revenait à la nuit tombée, hors
d’haleine, et j’entendais Elsa se lamenter. Il avait encore
oublié son casque ! Et ses bandes molletières
fluorescentes ! Les automobilistes ne le verraient pas
dans la pénombre ! Et elle tendait vers lui, dans un geste
de suppliante qui m’enrageait, le casque en forme d’œuf
que l’époux vissait, une fois sur deux, sur la herse de ses
cheveux avant de repartir à l’assaut des côtes.
Un mois plus tard, Elsa et son mari n’ont pas failli à
la règle du barbecue de bienvenue. Ils ont invité les
voisins. Je suis enfin sorti de l’ombre. Je me suis
retrouvé, dans leur jardin, au milieu d’importuns, ma
stupide assiette de carton à la main. Qu’importe.
J’accédais enfin au saint des saints. L’espace d’Elsa. Je
pouvais lui parler, la frôler, contempler de près son
visage de madone florentine. Elle riait, rengorgeait son
cou laiteux, son parfum de lys planait au-dessus du fumet
des viandes grillées. J’étais en apnée. Je parlais et
plaisantais, dans un état second. Elle m’écoutait. Elle ne
buvait que de l’eau. « Le bébé, vous comprenez… »
Non, je ne comprenais pas. Elle m’a désigné alors,
en rougissant, le léger, l’imperceptible renflement qui

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gonflait son ventre sous le voile de sa robe d’été. La
foudre m’est tombée dessus. Pour la seconde fois. Mais
celle-là sentait la poudre. Il avait osé. Le cycliste imbécile
avait engrossé mon Elsa. Mon immaculée virait au gris.
J’ai prétexté un malaise vagal – le vin, le soleil – pour me
retirer.
Après – le premier choc encaissé – j’ai relativisé. Ma
colombe allait nidifier. C’était dans l’ordre des choses.
On allait arranger ça.
David, le procréateur, continuait son train-train
inepte. Tôt levé, il lançait son Audi dans l’allée, faisant
gicler virilement les graviers sous les pneus. Entre ce
moment et celui, de plus en plus crépusculaire (l’été
s’achevait), où il garait son bolide pour enfourcher sa
bicyclette, moulé comme une otarie dans son maillot, je
pouvais de nouveau surveiller Elsa. Elsa qui s’arrondissait
peu à peu, qui devenait ronde et moelleuse comme un
loukoum, dont les seins s’épanouissaient dans son
corsage, mûrs pour la lactation. Ma voie lactée à moi…
On se parlait à présent, moi accoudé à la petite barrière
de son jardinet, attentif et tendre : comment se sentait-
elle ? Un peu délaissée par David, peut-être ? Elle, un
tantinet gênée, mais ne niant pas… Les femmes
enceintes ont besoin de beaucoup d’attentions, je le
savais d’instinct. Le David avait la sensibilité d’un grille-
pain. La pauvrette…
Le moment de l’accouchement approchait. J’avais
pris ma décision. Elsa peinait de plus en plus en chemin,
poussant devant elle son ventre montgolfière, le pas

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ralenti, le visage las et lumineux… Je ne l’en aimais que
plus. Et le fruit de ses entrailles, je l’imaginais déjà…
Le jour J, l’Audi a démarré très tôt. La naissance
était programmée à l’avance. Une césarienne. Elsa
marchait courbée en deux, le ventre énorme. David
paraissait nerveux. Moi aussi, je l’étais.
En fin d’après-midi, il a sonné à ma porte, en tenue
de cycliste, malgré le froid de novembre qui s’aiguisait. Il
riait.
« Une fille ! Je vais faire une petite grimpette pour
fêter ça ! Et puis, j’irai retrouver Elsa… »
Bénis soient les hommes d’habitude… Il avait, bien
sûr, oublié son casque. La pénombre l’engloutissait déjà.
J’ai demandé le numéro de chambre d’Elsa. Les heures
de visite. Il a trouvé ça gentil. M’a montré une photo
d’Elsa et du bébé, sur son portable. Elle, son visage clair
tourné vers l’objectif, un sourire flottant sur les lèvres,
avec ses sourcils en ailes d’hirondelle et cet air de
madone qui m’anéantissait. Elle serrait contre son cou la
petite tête pelucheuse du bébé. J’ai félicité l’heureux père.
Il a enfourché son vélo. J’ai attendu, un peu. Puis je suis
entré dans mon garage et me suis glissé au volant de mon
break, après avoir posé le bouquet sur la banquette
arrière. Je n’ai pas allumé les phares tout de suite. J’aime
cette heure, entre chiens et loups, où les méandres de
mes chemins familiers semblent s’évanouir dans
l’ombre… David, debout sur les pédales, devait gravir le
raidillon à flanc de coteau avec une fougue décuplée par

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la testostérone… La paternité lui donnait des ailes, au
salaud. J’ai même dû accélérer…

Une brève hésitation, et j’ai ouvert la porte de la


chambre 46. Une infirmière a contemplé mes roses avec
un sourire complice. « Vous les gâtez ! »
Je me suis approché d’Elsa. Le bébé dormait à ses
côtés, dans un petit berceau de verre. J’aurais le temps de
faire sa connaissance plus tard. Elsa a appelé, dans la
pénombre :
« David ? »
Ses yeux se sont agrandis de surprise. Elsa, ma
colombe. Ma douce veuve… J’ai chuchoté :
« Je suis là, ma chérie… »

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N° ISBN: 978-2-7599-0135-7

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