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Cahiers d'Economie et sociologie

rurales

L'évolution des villes


M. Elisée Reclus, A. Méjean, Jean-Claude Chamboredon

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Reclus Elisée, Méjean A., Chamboredon Jean-Claude. L'évolution des villes. In: Cahiers d'Economie et sociologie rurales, N°8,
3e trimestre 1988. pp. 75-92;

doi : https://doi.org/10.3406/reae.1988.1127

https://www.persee.fr/doc/reae_0755-9208_1988_num_8_1_1127

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L'ÉVOLUTION DES VILLES

Avoirnos villes immenses s'étendre de jour en jour et presque d'heure


en heure, engloutir chaque année de nouvelles colonies
d'immigrants et, comme des pieuvres géantes, étirer leurs tentacules dans la
campagne environnante, on se sent pris de frissons comme devant le symptôme
d'une étrange maladie sociale. On pourrait presque reprendre la parabole
biblique contre ces prodigieuses concentrations humaines et prophétiser
contre elles comme Isaïe contre Tyr, "pleine de sagesse et parfaite en
beauté", ou contre Babylone, "la fille de VAurore". Mais il est facile de
montrer que cette croissance monstrueuse de la ville, résultat complexe
d'une multiplicité de causes, n'est pas pure pathologie: d'un côté, dans
quelques-uns de ses aspects, elle constitue pour le moraliste un phénomène
effrayant, de l'autre, quand elle se déroule normalement, c'est le signe d'une
évolution saine et régulière. Là où grandissent les cités, l'humanité
progresse ; là où elles dépérissent, la civilisation elle-même est en danger. C'est
pourquoi il importe de distinguer clairement les causes de la naissance et de
la croissance des cités, celles de leur déclin et de leur disparition et,
troisième série, celles qui de nos jours les transforment peu à peu en les
mariant, si l'on peut dire, avec la campagne environnante.
Même dans les premiers âges, quand les tribus primitives erraient à
travers forêts et savanes, la société naissante s'efforçait de produire les
germes de la ville future. Déjà commençaient à percer le long de la tige des
pousses qui devaient donner des branches si puissantes. Ce n'est pas au sein
de nos populations civilisées mais aux plus beaux jours de la barbarie
primitive que nous devons observer les forces créatives au travail pour la
production de ces centres de vie humaine qui devaient précéder la ville et la
métropole.
L'homme est sociable. Nulle part, nous ne trouverions un peuple dont
l'idéal de vie soit l'isolement complet. Le désir de solitude entière est une
aberration qui n'est possible qu'à un stade avancé de la civilisation, pour
des fakirs ou des anachorètes troublés par le délire religieux ou brisés par
les souffrances de la vie; et même là, ils sont encore dépendants de la
société à laquelle ils appartiennent qui leur apporte, jour après jour, le pain
quotidien en échange de leurs prières et bénédictions. S'ils étaient vraiment
emportés dans une extase parfaite, ils rendraient l'âme sur le champ ; ou,
s'ils étaient vraiment désespérés, ils se retireraient pour mourir comme
l'animal blessé qui se cache dans l'obscurité des forêts. Mais l'homme sain
de la société primitive, chasseur, pêcheur ou berger, aime à se retrouver
parmi ses compagnons. Ses besoins peuvent souvent l'obliger à l'affût
solitaire au gibier, à s'engager seul sur les hauts-fonds à bord d'un frêle esquif
battu par les vagues, à s'aventurer loin du campement à la recherche de
nouveaux pâturages pour ses troupeaux. Mais, dès qu'il peut rejoindre ses
compagnons avec une bonne réserve de vivres, il se hâte de revenir au

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campement, le noyau de la cité à venir. Il est courant, partout où la


population n'est pas extrêmement rare et dispersée sur d'immenses étendues, que
plusieurs tribus partagent un lieu de rassemblement, généralement situé en
un emplacement choisi, facilement accessible par les voies naturelles,
rivières, défilés ou cols. Là se déroulent leurs fêtes, leurs palabres, leurs
trocs des produits qui manquent aux uns et dont d'autres disposent en
excédent. Les Peaux Rouges qui, au siècle dernier, étaient répandus dans
toutes les forêts et les prairies du Mississipi, préféraient pour leurs
rassemblements une péninsule dominant le confluent des rivières — comme la
bande de terre triangulaire qui sépare le Monongahela et les Alleghany
— ou des collines dénudées commandant un vaste panorama, sans obstacle
au regard, d'où ils pouvaient voir leurs compagnons se déplacer à travers
les grandes prairies ou ramer sur les rivières ou les lacs — telle la grande île
de Manitou, entre les lacs Michigan et Huron. Dans les pays riches en
gibier, poisson, bétail et terres cultivables, le regroupement est d'autant plus
étroit, toutes choses égales d'ailleurs, que sont plus abondants les moyens
de subsistance. Les sites des villes futures sont déjà indiqués par les lieux de
rencontre naturels communs aux divers centres de production. Combien de
cités modernes sont apparues ainsi sur les sites qui furent de tout temps des
points de rencontre.
L'échange de biens qui s'est opéré sur ces lieux de rassemblement est
devenu un stimulant supplémentaire, en sus du besoin instinctif de vie
sociale, pour la formation de nouveaux noyaux dans les populations
primitives; plus tard, une industrie naissante accompagnait généralement ces
débuts de commerce. Un gisement de silex pour tailler et polir armes et
outils, une couche d'argile pour la poterie ou les pipes en terre cuite, une
veine de métal qui pouvait être fondu ou martelé en bijoux, un amas de
beaux coquillages utilisables comme ornement ou monnaie : autant de
facteurs d'attraction qui réunissent les hommes ; si, en outre, ces lieux sont
favorablement situés comme centres d'approvisionnement, tous les
éléments nécessaires à la formation d'une ville se trouvent réunis.
Mais, dans l'organisation de sa vie, l'homme n'est pas seulement guidé
par ses intérêts. La peur de l'inconnu, la terreur du mystère contribuent
aussi à établir un centre de population dans le voisinage des endroits
considérés avec une crainte superstitieuse. La terreur elle-même attire. Que l'on
voie des vapeurs sortir des fissures du sol, comme si elles venaient du foyer
où les dieux forgent les éclairs ; que l'on entende d'étranges échos répétés
par les montagnes comme des voix de génies moqueurs ; que quelque bloc
de fer tombe du ciel ; qu'une flamme ou une source jaillisse du sol ou
qu'une brume mystérieuse prenne une forme humaine et se déplace dans
l'air, à peine un lieu a-t-il été ainsi marqué que la religion le consacre, des
temples s'y élèvent, les croyants s'y réunissent et c'est l'origine d'une
Mecque ou d'une Jérusalem.
La haine, elle aussi, a sa part dans la formation des cités et même de
nos jours elle les fonde encore. C'était l'un des soucis constants de nos

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ancêtres de se protéger des agressions extérieures. Il est de vastes régions en


Asie ou en Afrique où chaque village est entouré de parapets et de
palissades ; et même dans notre Europe du Sud, chaque groupe d'habitations
situé près de la mer a ses remparts, sa tour de garde et son donjon ou son
église fortifiée ; à la moindre alerte, les paysans trouvent refuge à l'intérieur
des murs. Tous les avantages du terrain ont été utilisés pour faire du lieu
d'habitation un lieu de refuge. Un îlot séparé du continent par un étroit
chenal d'eau profonde offrait une admirable position pour une ville
maritime ou lacustre, qui pouvait à la fois surveiller ses ennemis et recevoir ses
amis dans le port protégé de la haute mer par l'agglomération de ses huttes.
Des rochers escarpés avec des flancs à pic d'où l'on pouvait faire rouler des
blocs de pierre sur les assaillants formaient une forteresse naturelle très
appréciée. C'est ainsi que les Zuni, les Moqui, et autres occupants de sites
en falaises, s'établissaient sur leurs terrasses élevées, dominant l'espace
comme des aigles.
L'homme primitif trouva donc l'endroit; l'homme civilisé fonda et
construisit la cité. Au tout début de l'histoire écrite, chez les Chaldéens et
les Egyptiens, sur les rives de l'Euphrate et du Nil, la ville existait déjà
depuis longtemps et ses habitants se comptaient par dizaines et centaines de
milliers. La culture de ces vallées exigeait une immense quantité de travail
organisé pour l'assèchement de marécages, le détournement de rivières, la
construction de digues, le creusement de canaux d'irrigation ; et la
réalisation de ces travaux nécessitait la construction de villes à proximité
immédiate du fleuve, sur des plateformes artificielles de terre battue, élevées au-
dessus du niveau des crues. Il est vrai que, dans ces temps lointains, les
souverains, qui avaient à leur disposition d'innombrables esclaves, avaient
déjà commencé à choisir l'emplacement de leur palais selon leur propre
caprice, mais quel qu'ait été leur pouvoir personnel, ils ne pouvaient que
suivre les flux réguliers formés par les populations. En dernière analyse, ce
furent les paysans qui donnèrent naissance aux villes, lesquelles, plus tard,
se sont si souvent retournées contre leurs créateurs oubliés.
Le processus normal et spontané de naissance des villes apparaît de la
manière la plus nette à l'époque grecque quand Athènes, Mégare et
Sicyone poussaient au pied de leurs collines comme des fleurs à l'ombre des
oliviers. Tout le pays, terre de naissance du citoyen, se trouvait contenu
dans un espace étroit. Des hauteurs de son acropole, le citoyen pouvait
suivre des yeux les limites du domaine collectif passant, ici, le long de la
ligne de la côte dessinée par la crête blanche des vagues, là, à travers les
lointains bleutés des collines boisées, franchissant les ravins et les gorges,
jusqu'à la cime des rochers éclatants. L'enfant du pays pouvait nommer
chaque ruisseau, chaque bosquet, chaque masure dans le paysage. Il
connaissait chaque famille qui vivait sous ces toits de chaume, chaque lieu
auquel s'attachait le souvenir d'exploits de ses héros nationaux ou des
foudres lancées par ses dieux. Les paysans, pour leur part, étaient liés à leur
ville par une relation toute particulière d'appartenance. Ils connaissaient les
sentiers battus qui étaient devenus ses rues, les larges routes et les places

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portant encore les noms des arbres qui y poussaient naguère ; ils pouvaient
se rappeler avoir joué autour des sources qui, maintenant, reflétaient les
statues des nymphes. En haut, sur le sommet des collines protectrices,
s'élevait le temple de la divinité sculptée qu'ils invoquaient dans les heures de
danger collectif et ils trouvaient tous refuge derrière ses remparts quand
l'ennemi tenait la campagne. Aucun autre territoire n'a produit un
patriotisme si ardent, des liens si étroits entre la vie de chacun et la prospérité de
tous. L'organisation politique était aussi simple, aussi définie, aussi une et
indivisible que celle de l'individu lui-même.
Bien plus complexe était la ville commerçante du Moyen-Age, vivant
de ses industries et de son commerce extérieur et, souvent, seulement
entourée d'une ceinture étroite de jardins. Elle voyait autour d'elle, proches
et inquiétantes, les forteresses de ses alliés ou de ses adversaires féodaux
enserrant les pauvres chaumières des villageois au pied de leurs murailles,
comme les aigles plantant leurs serres dans une proie. Dans cette société
médiévale, l'antagonisme entre la ville et la campagne s'est établi comme le
résultat de la conquête étrangère ; réduit au simple servage sous la
domination du baron, le laboureur — bien meuble lié à la terre dans le langage
insultant de la loi — était jeté comme une arme contre les villes, contre son
propre gré ; comme travailleur ou comme valet d'armes, il fut contraint à
s'opposer au bourg et à sa classe industrielle naissante.
De tous les pays européens, la Sicile est celui où l'harmonie primitive
entre la ville et la campagne a le mieux survécu. La rase campagne est
inhabitée, sauf dans la journée, durant les heures de travail des champs. Il
n'y a pas de village. Le soir, les laboureurs et les bergers retournent à la
ville avec leurs troupeaux. Paysans pendant la journée, ils deviennent
citadins le soir. Il n'y a pas de spectacle plus aimable et plus touchant que celui
des cortèges de travailleurs rentrant à la ville quand le soleil s'engloutit
derrière les montagnes, projetant l'ombre immense de la terre vers l'Orient.
Les groupes plus ou moins nombreux se suivent espacés les uns des autres
le long de la route qui monte car, par souci de protection, les villes sont
presque toujours perchées sur des escarpements où leurs murailles blanches
sont visibles à dix lieues à la ronde. Les familles et les amis s'assemblent
pour la montée ; les enfants et les chiens courent avec des cris joyeux de
groupe en groupe. Le bétail s'arrête de temps en temps pour brouter un
peu d'herbe d'une espèce qu'il apprécie au bord du chemin. Les jeunes filles
montent les bêtes à califourchon, tandis que les garçons les aident à
franchir les endroits difficiles, chantent, rient et quelquefois chuchotent avec
elles.
Mais ce n'est pas seulement en Sicile — celle de Théocrite — que l'on
rencontre le soir ces groupes charmants. Sur tout le pourtour de la côte
méditerranéenne, de l'Asie Mineure à l'Andalousie, les coutumes antiques
ont été en partie conservées ou, au moins, ont laissé une influence. Toutes
les petites villes fortifiées, jalonnant les côtes d'Italie ou de Provence,
appartiennent au même type de république miniature, séjour nocturne des
paysans des campagnes avoisinantes.

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S'il y avait une parfaite uniformité dans le relief et dans les qualités du
sol, les villes seraient disposées, pour ainsi dire, de façon presque
géométrique. L'attraction mutuelle, l'instinct social, les avantages du commerce, les
auraient fait naître à des distances presque égales. Prenons une plaine plate
sans obstacle naturel, sans rivière ou port favorablement situé et sans
dimensions politiques qui auraient divisé le territoire en états distincts : la
capitale serait située en plein centre du pays, les grandes villes auraient été
réparties à égale distance tout autour, espacées rythmiquement entre elles,
tout en ayant chacune son propre système planétaire de petites villes,
l'intervalle normal étant la distance d'une journée de marche ; car, à l'origine,
c'est le pas de l'homme qui était pris comme mesure naturelle d'un point à
l'autre et c'est le nombre de kilomètres couverts par un marcheur moyen
entre le lever et le coucher du jour qui définissait normalement la distance
entre une ville et la suivante. La domestication des animaux puis
l'invention de la roue, ont modifié ces mesures primitives. Le pas du cheval, et
ensuite, le tour complet d'une roue sont devenus l'unité de mesure pour les
distances entre les centres urbains. Même maintenant, dans les pays de
vieille civilisation — en Chine, dans les environs du Gange, dans les plaines
du Pô, dans la Russie centrale et même en France — on peut discerner,
sous le désordre apparent, un ordre de distribution spatiale des villes qui a
été, à l'évidence, réglé jadis par le pas du voyageur.
Une petite brochure écrite vers 1850, par Gobert, homme ingénieux et
inventeur, qui vivait à Londres comme réfugié, a attiré l'attention sur la
régularité surprenante dans la distribution des grandes villes en France,
avant que les exploitations minières ou industrielles soient venues déranger
l'équilibre naturel des populations. Ainsi, autour de Paris, à mesure que
l'on va vers les frontières du pays, on rencontre un anneau de villes
importantes mais subordonnées — Lille, Bordeaux, Lyon. La distance de Paris à
la Méditerranée étant à peu près le double du rayon ordinaire de cet
anneau, une autre grande ville a dû s'élever à l'extrémité de cette ligne et
Marseille, l'antique colonie phénicienne et grecque, s'est développée avec
splendeur. Entre Paris et ses centres secondaires s'élevèrent à des distances
à peu près égales, une série de villes moindres mais encore importantes,
séparées l'une de l'autre par une double étape, soit environ cent vingt
kilomètres — Orléans, Tours, Poitiers, Angoulême. Enfin, à mi-chemin entre
ces centres de troisième ordre, dans une situation qui indique la longueur
moyenne d'une étape, s'élevèrent les modestes villes d'Etampes, Amboise,
Châtellerault, Ruffec, Libourne. Ainsi, le voyageur, en traversant la
France, pourrait trouver, pour ainsi dire alternativement, une halte et une
étape, la première convenant au voyageur à pied et la seconde au cavalier
et au voyageur en voiture. Sur presque toutes nos routes principales, la
succession des villes est rythmée de même. C'est une sorte de cadence
naturelle qui scande le déplacement des hommes, des chevaux et des voitures.
Les irrégularités de ce réseau d'étapes s'expliquent toutes par la
morphologie du pays, ses élévations et ses dépressions, le cours de ses rivières,
ses mille variations géographiques. C'est d'abord la nature du sol qui

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influence les hommes dans le choix spontané de leurs habitations. Où la


plante ne peut croître, la ville ne peut croître non plus. Elle s'écarte de la
lande stérile, du sable grossier et de l'argile lourde et se développe d'abord
dans celles des contrées les plus fertiles qui sont faciles à cultiver. En effet,
les sols alluviaux des marécages, fertiles eux aussi mais trop souples ne sont
pas toujours d'accès facile et ne peuvent pas être cultivés sans une
organisation du travail qui implique un stade de civilisation très avancé.

Encore une fois, l'irrégularité du relief aussi bien que l'avarice du sol
tendent à décourager le peuplement et empêchent ou au moins retardent le
développement des villes. Les précipices, les glaciers, les neiges, les vents
glacés chassent les hommes, pour ainsi dire, des rudes vallées de montagne.
Les villes tendent naturellement à se grouper en bordure des régions
inaccessibles, au premier endroit propice à l'entrée de ces vallées. Chaque
torrent a sa ville fluviale dans la plaine, juste là où son lit s'élargit soudain et
se divise en une multitude de branches parmi les graviers. De la même
façon, chaque point de la vallée où se rejoignent deux, trois ou quatre
cours d'eau a sa ville, d'autant plus considérable que, toutes choses égales
d'ailleurs, les différents bras roulent plus d'eau. Prenez, par exemple, la
géographie des Pyrénées et des Alpes. Y a-t-il un site naturel plus propice
que celui de Saragosse, au milieu du cours de l'Ebre,à l'intersection avec la
double vallée du Gallego et de la Huerva? Soit encore Toulouse, la
métropole de la France du sud, située en un point qu'un enfant aurait pu choisir
au préalable comme un site naturel, à l'endroit précis où le fleuve devient
navigable en aval du confluent de la Haute-Garonne, de l'Ariège et de
l'Hers. Aux deux coins opposés de la Suisse, Bâle et Genève sont situées
sur les grands axes suivis par les anciennes migrations ; et, sur le versant
sud des Alpes, à l'entrée de chaque vallée, sans exception, on trouve une
ville fortifiée. De grandes villes comme Milan et tant d'autres marquent les
principaux points de convergence ; toute la haute vallée du Pô, qui forme
les trois-quarts d'un immense cercle, a pour centre naturel la ville de Turin.

Cependant, les rivières ne doivent pas être considérées simplement


comme l'artère centrale des vallées. Elles sont, essentiellement, le
mouvement et la vie. Or, la vie appelle la vie et l'homme, avec son esprit toujours
mobile, toujours poussé vers des horizons lointains, aime à s'attarder le
long du courant qui porte du même mouvement ses bateaux et ses pensées.
Malgré tout, il ne s'installera pas indifféremment de n'importe quel côté du
courant, sans faire la distinction entre l'extérieur et l'intérieur de la courbe,
le courant rapide et le courant lent. Il essaie différents emplacements avant
de trouver le site qui lui plaît. Il choisit, de préférence, les points de
convergence ou de ramification où il peut profiter de trois ou quatre voies
navigables qui s'offrent d'elles-mêmes au lieu des deux seules directions de
l'amont ou de l'aval de la rivière. Il arrive aussi qu'il se fixe aux points
d'arêts inévitables, rapides, chutes, défilés où les bateaux viennent jeter
l'ancre et où l'on transborde la marchandise ; ou encore là où la rivière se
rétrécit et où le passage d'une rive à l'autre est aisé. Enfin, dans chaque

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bassin fluvial, le centre vital se situe à la pointe de l'estuaire, là où la marée


montante rencontre et arrête le cours du fleuve, et où les bateaux portés
par l'eau douce rencontrent les vaisseaux de mer qu'amène la marée. Ce
lieu de jonction des eaux, dans le système hydrographique, peut être
comparé à la position qu'occupe le collet d'un arbre entre le système de
végétation aérienne en surface et celui des racines profondément étalées sous terre.
Les découpures du rivage affectent aussi la distribution des villes. Les
côtes sablonneuses rectilignes, presque continues, inabordables aux grands
vaisseaux, sauf les rares jours de calme plat, sont évitées tant par les
populations de l'intérieur que par les navigateurs. Ainsi, les deux cents
kilomètres de côte qui s'étendent en droite ligne de l'embouchure de la Gironde à
l'Adour n'ont pas de ville, excepté Arcachon, qui n'est qu'une petite station
balnéaire, placée bien en retrait de la mer derrière les dunes du Cap Ferré.
De même, la redoutable série de barrières littorales qui borde la côte
atlantique des Carolines entre Norfolk et Wilmington, ne laisse place qu'à
quelques petits ports qui ne connaissent qu'une navigation difficile et
dangereuse. Dans d'autres régions côtières, îles et îlots, rochers, promontoires,
péninsules innombrables, falaises avec leurs mille pointes et anfractuosités
empêchent également la formation des villes, en dépit des avantages des
eaux profondes et abritées. Quand une côte connaît de trop violentes
tempêtes, seuls peuvent s'y établir de petits groupes humains. Les sites les plus
favorables sont ceux qui offrent un climat tempéré et une côte accessible à
la fois par terre et par mer, aux bateaux comme aux voitures.

Toutes les autres caractéristiques du sol, physiques, géographiques,


climatiques, exercent également une influence sur la naissance et le
développement des villes. Chacun de ces divers facteurs peut accroître ou diminuer
le pouvoir d'attraction d'un site. Pour une région donnée et pour un stade
d'évolution historique donné, la dimension des villes se mesure exactement
à la somme de leurs avantages naturels. Une ville africaine et une ville
européenne, si elles bénéficient de conditions naturelles semblables, seront
sans doute différentes l'une de l'autre, du fait du total contraste des
contextes historiques, mais auront, cependant, des destins assez parallèles.
Par un phénomène analogue à celui de l'attraction entre planètes, deux
centres urbains voisins exercent une influence l'un sur l'autre, soit que l'un
favorise le développement de l'autre par l'apport d'avantages
complémentaires — comme dans le cas de Manchester, la ville des manufactures, et
Liverpool, la ville commerçante — soit que l'un porte préjudice à l'autre
par concurrence, quand leurs avantages sont de même nature. Ainsi, la ville
de Libourne, qui s'élève, en Dordogne, à quelque distance à peine de
Bordeaux, mais juste sur l'autre côté de la langue de terre qui sépare la
Dordogne et la Garonne aurait pu rendre les mêmes services au commerce et à
la navigation que Bordeaux. Mais sa proximité avec celle-ci a été sa ruine.
Elle a été dévorée, pour ainsi dire, par sa rivale ; elle a presque
complètement perdu son importance maritime et elle n'est guère plus qu'une étape
pour les voyageurs.

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Un autre fait important est à noter. C'est la manière dont la "force


géographique", comme celle de la chaleur ou de l'électricité, peut être
transportée à distance, agir à un point éloigné de son centre et même
donner naissance, pour ainsi dire, à une ville secondaire mieux placée que la
première. On peut citer le port d'Alexandrie qui, malgré son éloignement
du Nil, est, cependant, l'entrepôt de tout le bassin du fleuve, de même que
Venise est le port de la plaine de Padoue et Marseille celui de la vallée du
Rhône.
Après les avantages du climat et du sol viennent les ressources
souterraines qui exercent quelquefois une influence décisive sur la position des
villes. Une ville s'élève soudain sur un site apparemment défavorable, mais
où la terre est riche en pierre de taille, en glaise ou en marbre, en
substances chimiques, en métaux, en minerais combustibles. Ainsi Potosi,
Cerro de Pasco, Virginia City, ont surgi dans des régions où, sans la
présence de filons d'argent, aucune ville n'aurait pu être fondée. Merthyr Tyd-
fil, le Creusot, Essen, Scranton sont nées des gisements houillers. Toutes les
forces naturelles inutilisées jusqu'ici donnent naissance à des villes nouvelles
aux emplacements mêmes qui étaient rigoureusement évités auparavant, ici
au pied d'une cataracte, comme à Ottawa, là, parmi les autres montagnes à
portée des conduites naturelles d'électricité, comme dans bien des villes
suisses. Toute nouvelle acquisition de l'homme produit de nouveaux points
de vie possible, comme tout nouvel organe se forme de nouveaux centres
nerveux.

A mesure que le domaine de la civilisation s'étend et que les attractions


qui s'exercent ainsi se font sentir sur un plus large espace, les villes,
devenues parties d'un organisme plus grand peuvent ajouter aux avantages
spécifiques qui leur ont donné naissance, des avantages de nature plus générale
qui peuvent leur assurer un rôle historique de première importance. Ainsi,
Rome, qui occupait déjà une position centrale par rapport aux terres
comprises dans l'hémicycle des montagnes volcaniques latines, se trouva ensuite
le centre de l'ovale formé par les Appennins. Et, plus tard, après la
conquête de l'Italie, son territoire fut le point central de toute la péninsule
bordée par les Alpes, et marqua presque exactement la position médiane
entre les deux extrémités de la Méditerranée, l'embouchure du Nil et le
détroit de Gibraltar. Paris, encore une fois, si bien situé près d'un triple
confluent, au centre d'un bassin fluvial aussi nettement délimité qu'une île
et à peu près au milieu d'une série concentrique de formations géologiques
qui contiennent chacune leurs productions particulières, a aussi le grand
avantage d'être situé à la rencontre de deux voies historiques, la route de
l'Espagne par Bayonne et Bordeaux, et celle de l'Italie par Lyon, Marseille
et la Riviera. En même temps, il incarne et individualise toutes les forces de
la France en relation avec ses voisins occidentaux, l'Angleterre, les Pays-
Bas, l'Allemagne du Nord. Simple lieu de pêche à l'origine, compris entre
deux bras étroits de la Seine, ses ressources étaient limitées à ses filets, à ses
bateaux, à sa plaine fertile qui s'étendait du Mont des Martyrs à la mon-

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tagne Sainte Geneviève. Et la vallée convergente de l'Oise ajouta son trafic


au reste. Les formations géologiques concentriques développées autour de
l'ancien fond marin donnèrent progressivement une importance
économique à leur centre naturel, cependant qu'il devenait un point central pour les
échanges empruntant la voie historique entre la Méditerranée et l'Océan.
Est-il nécessaire d'insister sur l'avantage géographique de Londres,
comme tête de pont de la navigation maritime de la Tamise ? N'a-t-elle pas
en plus, le privilège d'être, de toutes les villes du monde, la plus centrale,
l'une des plus facilement accessibles, en somme, de toutes les parties du
globe?
Dans son intéressant ouvrage sur la position géographique des capitales
de l'Europe, J.-G. Kohi montre comment Berlin, qui fut longtemps un
simple village, sans autre mérite que celui de fournir aux indigènes un
passage commode entre les marais et un solide point d'appui sur un îlot de la
Sprée, se trouva, dans le processus de développement historique du pays,
sur une voie d'eau formée par une série de lacs et de canaux, à mi-chemin
entre l'Oder et l'Elbe, en un point où les grandes routes traversant le pays
en diagonale se rencontrent et se croisent, celle de Leipzig à Stettin et celle
de Breslau à Hambourg. Dans les premiers temps, l'Oder ne coupait pas
brusquement vers le Nord à l'emplacement actuel de Francfort sur l'Oder
pour se jeter dans la Baltique, mais continuait sa course en direction du
Nord-Ouest pour se jeter dans la Mer du Nord. L'immense fleuve, long de
plus de huit cents kilomètres, passait à l'endroit même qu'occupe
aujourd'hui Berlin, situé presque au milieu de son ancienne vallée. La Sprée, avec
ses étangs et ses marais, n'est que le vestige de cet important cours d'eau.
La capitale allemande, contrôlant ainsi le cours des deux rivières,
commande aussi aux deux mers, de Memel à Embden. Et c'est cette position,
bien plus qu'aucune centralisation artificielle, qui lui donne son pouvoir
d'attraction. Du reste, comme toutes les grandes villes du monde moderne,
Berlin a décuplé ses avantages naturels avec des lignes de chemin de fer
convergentes qui attirent le trafic de marchandises de son propre pays et
des autres pays vers ses marchés et ses entrepôts.
Il reste que le développement d'une capitale est, en grande partie,
artificiel. Les faveurs administratives qui lui sont accordées, l'affluence de
courtiers, fonctionnaires, politiciens, soldats et toute la foule intéressée qui se
presse autour d'eux, lui donnent un caractère trop particulier pour qu'on
puisse accepter de l'étudier comme représentative d'un type. Il est plus sûr
de raisonner à partir de l'existence de villes qui doivent leurs mouvements à
des conditions purement géographiques et historiques. Il n'y a pas d'étude
plus fructueuse pour l'historien que celle d'une ville dont les annales, en
même temps que le cadre physique, lui permettent de vérifier sur le terrain
les changements historiques sous lesquels on peut toujours observer un
rythme régulier.
C'est alors comme si la scène se déroulait sous nos yeux : les huttes de
pêcheurs, les cabanes de jardiniers tout près, puis quelques fermes éparpil-

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lées dans la campagne, une roue de moulin qui tourne dans le courant, plus
tard, une tour de guet accrochée au flanc de la colline. De l'autre côté de la
rivière, là où la proue du bateau frôle la berge, quelqu'un construit une
nouvelle hutte; une auberge, une petite boutique près de la maison du
batelier invitent le passager et l'acheteur. Puis, s'élève le terre-plein du
marché, bien visible au milieu du reste. Un sentier de plus en plus large, battu
par le pas des hommes et des bêtes, descend de la place du marché à la
rivière. Un chemin sinueux commence à gravir la colline, les routes futures
se dessinent dans l'herbe piétinée des champs et les maisons s'installent sur
les tertres verdoyants à la croisée des chemins. Le petit oratoire devient une
église, l'échafaudage en plein vent de la tour de guet fait place au fortin, à
la caserne, ou au castel. Le village se développe et se transforme en bourg,
et le bourg en ville. La bonne manière de visiter une de ces agglomérations
urbaines qui ont une longue histoire est de l'examiner dans l'ordre de sa
croissance, en commençant par le site — généralement consacré par
quelque légende — qui lui a servi de berceau, pour terminer avec les derniers
progrès observables dans ses usines et magasins. Chaque ville a son
caractère particulier, sa vie personnelle, son aspect physique propre. L'une est
gaie et animée, l'autre entretient une mélancolie qui gagne le visiteur.
Chaque génération laisse ce caractère à la suivante comme un héritage. Il y a
des villes qui vous glacent dès l'entrée tant leur aspect est dur et hostile. Il y
en a d'autres où vous êtes gai et léger comme à la vue d'un ami.
D'autres contrastes se rencontrent dans les modes de croissance des
différentes villes. Suivant le sens et l'importance de son commerce
extérieur, la ville projette ses faubourgs comme des tentacules le long des routes
extérieures. Si elle est située près d'une rivière, elle s'étend sur la berge à
proximité des lieux de mouillage et d'embarquement. On est souvent
frappé par la nette inégalité des deux parties d'une ville de part et d'autre
d'une rivière, alors qu'elles semblent également bien situées pour attirer la
population : la cause doit en être cherchée dans la direction du courant.
Ainsi, le plan de Bordeaux suggère d'abord que le véritable centre habité
aurait dû être le côté droit de la rivière, à la place occupée par le petit
faubourg de La Bastide. Mais ici la Garonne décrit une grande courbe et
c'est le long des quais de la rive gauche que son cours est le plus rapide ; or
le flux du commerce va nécessairement où le courant du fleuve coule avec
le plus de force. La population s'établit près de la partie du cours la plus
profonde en évitant les berges envasées du rivage opposé.
On a souvent suggéré que les villes ont une tendance constante à se
développer en direction de l'Ouest. Le fait — qui est vrai en bien des cas
— est aisément explicable, s'agissant des régions de l'Europe de l'Ouest et
d'autres de climat similaire, puisque l'Ouest est le côté directement exposé
aux vents les plus sains. Les habitants de ces quartiers ont moins à craindre
la maladie que ceux qui sont à l'autre bout de la ville, où le vent arrive
chargé d'impuretés suite à son passage au-dessus des innombrables
cheminées, bouches d'égoûts et autres, mêlé à l'air rejeté par des milliers ou des
millions d'êtres humains. Du reste, on ne doit pas oublier que le riche, le

84
L'ÉVOLUTION DES VILLES

désœuvré et l'artiste qui ont assez de temps pour pouvoir se livrer


pleinement au plaisir de la contemplation du ciel, peuvent bien plus facilement
apprécier les beautés du crépuscule que celles de l'aube. Consciemment ou
inconsciemment, ils suivent le mouvement du soleil de l'Est vers l'Ouest, et
aiment le voir disparaître enfin dans les nuages resplendissants du soir.
Mais il y a bien des exceptions à cette norme de croissance des villes dans
la direction que suit le soleil. La forme et le relief du sol, l'attrait du
paysage, le sens du courant, l'attraction des industries et du commerce locaux,
peuvent orienter vers n'importe quel point de l'horizon la poussée urbaine.
Comme tout autre organisme qui se développe, la ville tend aussi à
mourir. Elle n'échappe pas à la loi du temps et la vieillesse l'atteint,
cependant que d'autres villes naissent autour d'elle, impatientes de vivre leur vie
à leur tour. Par la force de l'habitude, en réalité par la volonté commune
de ses habitants, et par l'attraction que tout centre exerce sur son voisinage
immédiat, elle essaie de survivre ; mais — sans parler des accidents mortels
qui peuvent survenir aux cités comme aux hommes — aucun groupe
humain ne peut indéfiniment réparer ses pertes et renouveler sa jeunesse
sans une dépense d'énergie de plus en plus lourde, dont parfois il se lasse.
La ville doit élargir ses rues et ses places, reconstruire ses murs et remplacer
ses vieux bâtiments, désormais inutiles, par des constructions qui
répondent aux nécessités du moment. Pendant que la ville américaine surgit
toute armée et parfaitement adaptée à son milieu, Paris, vieilli, encombré,
encrassé, doit maintenir un harassant programme de reconstruction qui,
dans la lutte pour l'existence, lui donne un handicap particulièrement fort
par rapport à de jeunes cités comme New-York ou Chicago. Ce sont ces
mêmes raisons qui expliquent la succession et le remplacement de l'une par
l'autre des immenses villes de l'Euphrate et du Nil, Babylone et Ninive,
Memphis et le Caire successivement. Chacune de ces villes pouvait garder
son importance historique, grâce aux avantages de sa position ; elle n'en
devait pas moins abandonner ses quartiers surannés en déplaçant son
implantation pour échapper à ses propres décombres, ou même à la
pestilence montant de ses amas d'ordures. En général, le site abandonné d'une
ville qui s'est déplacée est couvert de tombes.
D'autres causes de dépérissement, plus sérieuses que celles-ci, parce que
résultant d'une évolution historique naturelle, ont frappé maintes cités jadis
fameuses, leur destruction résultant inévitablement de conditions aussi
déterminées que leur apparition. Ainsi, l'abandon d'une route principale ou
secondaire à la suite de quelques progrès dans les moyens de transport peut
détruire d'un coup une ville créée pour les nécessités du commerce.
Alexandrie a ruiné Pelesium. Carthagène, dans les Indes occidentales, a
renvoyé Porto-Bello à la solitude de ses forêts. Presque toutes les villes
construites sur les rivages escarpés de la Méditerranée ont vu, suite aux
exigences du commerce et à la suppression de la piraterie, leur site se
déplacer. Jadis, elles étaient perchées sur de rudes escarpements et
s'entouraient d'épaisses murailles, pour se défendre contre les seigneurs et les
corsaires. De nos jours, elles sont descendues de leurs forteresses et s'étalent le

85
E. RECLUS

long du rivage. Partout, la citadelle laisse place à l'esplanade. La ville est


passée de l'Acropole au Pirée.
Dans nos sociétés, où les institutions politiques ont souvent donné une
influence prépondérante au pouvoir d'un seul, il est arrivé plus d'une fois
que le caprice d'un souverain fonde une ville à un endroit où jamais elle
n'aurait pu s'élever par ses seules forces. Edifiée ainsi sur un site artificiel, la
nouvelle ville ne s'est développée qu'au prix d'une extraordinaire dépense
de force vitale. Madrid et St-Petersbourg, par exemple, dont les huttes et
les hameaux primitifs ne seraient jamais devenus les cités populeuses
d'aujourd'hui sans Charles V et Pierre Ier, ont été construites au prix d'énormes
investissements. Cependant, si elles doivent leur existence au despotisme,
c'est du labeur conjugué des hommes qu'elles tirent les avantages qui leur
ont permis de durer comme si elles avaient eu une origine normale. Bien
que le relief naturel ne les ait jamais destinées à devenir des centres de vie
humaine, c'est grâce à la convergence de communications artificielles —
routes, chemins de fer, canaux — et aux échanges intellectuels qu'elles le
sont devenues. Car la géographie n'est pas un donné immuable. Elle se fait
et se refait jour après jour. Elle est modifiée à chaque heure par l'action des
hommes.
De nos jours, on ne cite plus d'exemples de Césars bâtisseurs de villes à
leur usage ; ceux qui les font construire sont les grands capitalistes, les
spéculateurs, les présidents de syndicats financiers. De nouvelles villes
poussent en quelques mois, fort étendues, merveilleusement disposées,
superbement équipées de toutes les installations de la vie moderne, jusques
et y compris l'école et le musée. Si le lieu est bien choisi, ces nouvelles
créations sont bientôt entraînées dans le mouvement général de la vie de la
nation : le Creusot, Crewe, Barrow-on-Furness, Denver, La Plata prennent
rang parmi les agglomérations connues. Mais si l'emplacement est mauvais,
les nouvelles villes disparaissent avec les intérêts particuliers qui les ont fait
naître. Quand Cheyenne-City cesse d'être le terminus d'une ligne de chemin
de fer, elle expédie plus avant ses maisons, par le prochain train pour ainsi
dire; et Carson City disparaît quand s'épuisent les mines d'argent, seule
cause du peuplement de cet affreux désert.
Si le caprice du capital tente quelquefois de créer des villes que les
intérêts généraux de la société condamnent à périr, il lui arrive aussi en
revanche de détruire beaucoup de petites agglomérations qui ne demandent
qu'à vivre. Dans les environs de Paris même, on peut voir un grand
banquier et propriétaire foncier qui, année après année, accroît son domaine
d'une centaine d'hectares en transformant systématiquement les terres
cultivées en parc d'agrément et en détruisant des villages entiers qu'il remplace
par des pavillons de gardiens dûment espacés.
Parmi les villes dont la fondation est artificielle, en totalité ou en partie,
parce qu'elles ne répondent à aucun besoin véritable de la société
industrielle, il faut citer aussi celles qui résultent des buts militaires, du moins
celles qui ont été construites de nos jours par les grands états centralisés. Il

86
L'ÉVOLUTION DES VILLES

en allait autrement quand la ville pouvait contenir la nation entière : il était


alors absolument nécessaire pour les besoins de la défense de construire des
remparts enfermant tous les quartiers de la ville sans rien laisser à
l'extérieur, de bâtir des tours de guet aux angles et d'ériger à côté du temple, au
sommet de la colline de défense une citadelle où le corps entier des citoyens
pouvait se réfugier en cas de danger ; si une bande de territoire s'intercalait
entre la ville et son port, comme à Athènes, Mégare ou Corinthe, il fallait
aussi protéger par de longs murs la route les reliant. Le système des
fortifications résultait de la nature des choses, et s'inscrivait avec naturel et
pittoresque dans le paysage. Au contraire, dans notre société où la division du
travail est poussée à l'extrême et où le pouvoir militaire est devenu
pratiquement indépendant de la nation, au point qu'aucun civil n'ose donner
son avis ou intervenir en matière de stratégie, la plupart des villes fortifiées
ont une configuration complètement artificielle sans accord aucun avec les
mouvements du terrain. Leur profil désagréable à l'œil brise les lignes du
paysage. Jadis, du moins, quelques ingénieurs italiens tentèrent d'introduire
de la symétrie dans le tracé de leurs fortifications en leur donnant la forme
d'une immense Croix ou Etoile d'Honneur, avec ses rayons, ses pierreries,
ses émaux, les murs blancs des bastions et redans formant un contraste
régulier avec la vue toute de douceur de la vaste étendue de la rase
campagne. Mais nos modernes forteresses ne visent pas à la beauté : cette idée
n'entre jamais dans la tête du stratège. Un simple regard sur le plan des
fortifications révèle leur monstrueuse laideur,leur totale absence
d'harmonie avec leur environnement. Au lieu de suivre le dessin naturel du pays et
d'étendre leurs bras librement dans les champs qu'elles dominent, elles sont
posées comme une masse informe, ressemblant à des êtres aux oreilles
écourtées et aux membres amputés. Regardez la forme mélancolique que la
science militaire a donnée à Lille, à Metz, à Strasbourg. Même Paris, avec
toute la beauté de ses constructions, la grâce de ses promenades, le charme
de son peuple, souffre d'être enfermé brutalement dans un cadre de
fortifications. Délivrée de cette enceinte déplaisante faite de lignes brisées, la ville
aurait pu s'étendre d'une manière naturelle et agréable et prendre une
forme gracieuse et simple en accord avec la nature et la vie.
Une autre cause d'enlaidissement de nos villes modernes vient de
l'envahissement par les grandes industries manufacturières. Chaque ville, ou
presque, est encombrée d'un ou plusieurs faubourgs hérissés de cheminées
puantes, où les rues noircies sont bordées d'immenses bâtisses aux murs
nus et aveugles, ou percés d'innombrables fenêtres, dans une symétrie
lassante. Le sol tremble sous le grondement des machines et sous le poids des
fourgons, des chariots et des trains de marchandises. Combien de villes,
spécialement dans la jeune Amérique, où l'air est presque irrespirable et où
tout ce qui s'offre au regard — le sol, les murs, le ciel — semble suinter la
boue et la suie. Qui peut évoquer sans frémir de dégoût une installation
minière comme Scranton, sinueuse et interminable, dont les soixante-dix
mille habitants n'ont pas même quelques hectares de gazon malpropre et
au feuillage noir pour purifier leurs poumons? Et l'énorme Pittsburg

87
R RECLUS

dominée par sa couronne semi-circulaire de faubourgs émettant fumées et


flammes, est-il possible de l'imaginer dans une atmosphère plus souillée que
maintenant, quand on pense que les habitants assurent qu'elle a gagné à la
fois en propreté et en clarté depuis qu'on utilise du gaz naturel dans ses
fourneaux? D'autres villes, moins noires que celles-ci, sont à peine moins
hideuses, du fait que les compagnies ferroviaires ont pris possession des
rues, places et avenues, et lancent leurs locomotives ronflantes et sifflantes
le long des routes, éparpillant les gens à droite et à gauche de leur
trajectoire. Quelques-uns des sites les plus charmants du monde ont été ainsi
profanés. A Buffalo, par exemple, le passant essaie vainement de suivre le
bord du merveilleux Niagara en se frayant un chemin à travers un chaos de
rails, de fondrières et de canaux boueux, de tas de graviers et de
montagnes de fumier, et de toutes les autres saletés de la ville.
Une spéculation barbare sacrifie aussi la beauté des rues en cédant le
terrain sous forme de lotissements sur lesquels les entrepreneurs
construisent des quartiers entiers, dessinés d'avance par des architectes qui n'ont
jamais même visité l'endroit, moins encore pris la peine de consulter les
futurs habitants. Ils érigent ici une église gothique pour les fidèles de
l'Eglise épiscopale, là, un édifice roman pour les Presbytériens, et un peu
plus loin une sorte de Panthéon pour les Baptistes. Ils disposent le plan de
leurs rues en carrés et en losanges, introduisant des variations bizarres dans
le dessin géométrique des places et dans le style des maisons, tout en
réservant religieusement les meilleurs coins pour les débits de boissons.
L'absurdité de ce mélange complètement hétérogène est aggravée dans nombre de
nos cités par l'intervention de l'art officiel qui prône des modèles pour les
différents types d'architecture.
Cependant, même si le riche entrepreneur et le mécène officiel étaient
toujours des hommes d'un goût cultivé, les villes présenteraient un
affligeant contraste entre le luxe et la crasse, entre la somptueuse et insolente
splendeur de quelques quartiers, et la sordide misère des autres: là des
murs bas et ventrus cachent des cours qui suintent d'humidité où des
familles affamées sont entassées dans des taudis branlants de bois ou de
pierre. Même dans les villes où les autorités cherchent à dissimuler tout
cela derrière un masque décent de palissades blanchies à la chaux, la misère
se glisse encore à l'extérieur, et on sait que la mort poursuit son cruel
travail à l'intérieur. Laquelle de nos villes n'a pas son Whitechapel ou sa
Mile End Road ? Aussi élégantes et imposantes qu'elles puissent paraître à
des yeux étrangers, chacune a ses vices secrets ou apparents, ses défauts
fatals, ses maladies chroniques, mortelles si une libre et saine circulation ne
peut être rétablie à travers l'organisme tout entier. Mais, de ce point de vue,
la question architecturale et immobilière est indissociable de la question
sociale dans son ensemble. Viendra-t-il jamais le temps où tous les
hommes, sans exception, respireront l'air frais en abondance, jouiront de la
lumière et du soleil, goûteront la fraîcheur de l'ombrage et le parfum des
rosés, nourriront leurs enfants sans crainte que le pain vienne à manquer
dans la huche? En toute hypothèse, tous ceux d'entre nous qui ne repor-
L'ÉVOLUTION DES VILLES

tent pas leur idéal à une vie future, mais pensent un peu aussi à l'existence
présente de l'homme, doivent regarder comme intolérable un modèle de
société qui n'incluerait pas la délivrance de l'humanité de la simple faim.
Par ailleurs, ceux qui dirigent les cités obéissent presque toujours eux-
mêmes — souvent contre leur volonté — à l'idée très juste que la ville est
un organisme collectif, dont chaque cellule particulière doit être gardée en
parfaite santé. La grande affaire des municipalités est toujours la question
de la salubrité. L'histoire les prévient que la maladie n'épargne personne et
qu'il est dangereux de laisser la pestilence dépeupler les taudis accolés aux
palais. Parfois, elles vont jusqu'à la démolition complète des quartiers
contaminés, oubliant que les familles qu'elles expulsent ne peuvent que
reconstruire leurs habitations un peu plus loin, transportant peut-être le
poison dans des quartiers plus salubres. Mais, même là où les cloaques
malsains restent intacts, tous sont d'accord sur l'importance de veiller
soigneusement aux conditions d'une hygiène générale — nettoyage des rues,
ouverture de jardins et d'espaces verts ombragés par de grands arbres,
enlèvement immédiat des détritus, alimentation abondante en eau pure
pour chaque quartier et chaque maison. En ces matières, une compétition
pacifique oppose les villes des nations les plus avancées et chacune tente ses
expériences particulières dans le domaine de la salubrité et du confort. La
formule définitive, cependant, n'a pas encore été trouvée, car l'organisme
urbain n'est pas capable d'assurer par un processus automatique ses
approvisionnements, sa circulation sanguine et nerveuse, la reconstitution de ses
forces et l'élimination de ses déchets. Du moins, bien des villes ont-elles été
transformées au point que la vie y soit plus saine en moyenne que celle de
bien des campagnes où les habitants respirent jour après jour les vapeurs
du fumier, et vivent dans une ignorance primitive des lois les plus simples
de l'hygiène.
C'est aussi la conscience que la vie urbaine est celle d'un organisme
collectif qui se manifeste dans les préoccupations artistiques des
municipalités. Comme l'ancienne Athènes, comme Florence et les autres cités libres
du Moyen-Age, toutes nos villes modernes sont soucieuses de s'embellir. Le
moindre village a son clocher, sa colonne, sa fontaine sculptée. Sans doute
est-ce un art horriblement laid, dans la plupart des cas, que cet art conçu
par des professeurs qualifiés, sous la surveillance d'un comité, d'autant plus
prétentieux qu'il est plus ignorant. L'art vrai doit trouver sa propre voie et
ne pas être lié à des directives imposées par la commission de la voirie. Ces
petits messieurs du conseil municipal sont comme le général romain Mun-
nius qui était toujours disposé à donner l'ordre que ses soldats repeignent
toute peinture qu'ils auraient abîmée. Ils prennent la symétrie pour la
beauté et pensent que des reproductions identiques donneront à leur ville
un Parthénon ou un Saint-Marc.
Et même s'ils pouvaient effectivement recréer chaque œuvre comme ils
demandent à leur architecte de le faire, il n'y en aurait pas moins outrage à
la nature. Car aucun monument ne saurait être séparé des conditions de

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K RECLUS

temps et de lieu qui lui ont donné naissance. Toute ville a sa vie propre, ses
traits propres, sa forme propre, de sorte que le constructeur ne devrait
l'approcher qu'avec beaucoup de vénération. C'est comme une offense
contre la personne que de supprimer l'individualité d'une ville, et de la
couvrir d'immeubles conventionnels et de monuments disparates sans
relation avec son caractère actuel et son passé. On rapporte que, à Edimbourg,
la charmante capitale écossaise, le travail de reconstruction est mené tout
autrement, dans le respect de ce qui existe. S 'attaquant aux ruelles
pittoresques mais sordides, ou les transforme graduellement, maison par
maison : chaque habitant garde son logis, mais un logis plus propre et plus
beau où l'air et la lumière pénètrent ; on regroupe les amis et on leur donne
des lieux de réunion pour les échanges sociaux et la jouissance des arts.
Petit à petit, c'est une rue entière qui, tout en gardant son caractère
original, mais débarrassée de la saleté et des odeurs, apparaît, fraîche et
pimpante, comme la fleur qui surgit, sans défaut, sous le pied sans qu'une seule
motte de gazon ait été remuée autour de la plante-mère.
Ainsi, par destruction ou par restauration, les villes sont-elles régénérées
à jamais, sur leur emplacement même : ce processus ira, sans doute, en
s'accélérant sous la pression des habitants eux-mêmes. A mesure que les
hommes modifient leur propre idéal de vie, ils doivent nécessairement faire
évoluer, en accord avec celui-ci, cette "corporéité" élargie que constitue leur
habitat. La ville reflète l'esprit de la société qui l'a créée. Si la paix et la
bonne volonté régnent parmi les hommes, il n'y a pas de doute que la
disposition et l'aspect des cités répondront aux nouveaux besoins issus de
la grande réconciliation sociale. Et d'abord, les parties de la cité
irrémédiablement sordides et insalubres seront rayées de la surface de la terre ; ou
alors il n'en subsistera plus que le témoignage de groupes de maisons
librement disposées parmi les arbres, plaisantes à regarder, pleines de
lumière et d'air. Les quartiers les plus riches, maintenant agréables à la vue,
mais souvent à la fois incommodes et insalubres, seront pareillement
transformés. L'hostilité ou l'exclusion, traits que l'esprit de la propriété
individuelle donne maintenant aux habitations privées auront disparu. Les
jardins ne seront plus cachés à la vue par des murs inhospitaliers. Les pelouses
ou plates-bandes et les plantations qui entourent les maisons s'étendront en
allées ombragées jusqu'à la limite des promenades publiques comme elles le
font déjà dans quelques villes et universités américaines. La supériorité de
la vie communautaire sur la vie privée strictement enclose et jalousement
gardée auront rattaché maintes habitations privées à un groupe organique
d'écoles et de phalanstères. Là aussi, de larges espaces devront être ouverts
pour laisser passer l'air et donner une meilleure apparence à l'ensemble.
Evidemment, les villes qui grandissent déjà si vite le feront encore plus
vite ou plutôt elles se fondront peu à peu dans la campagne, et, sur toute la
surface du pays, les provinces seront parsemées de maisons qui, malgré la
distance, appartiendront réellement à la ville. Londres, aussi denses que
soient ses quartiers centraux, est un merveilleux exemple de cette
dispersion de la population urbaine à travers champs et forêts sur plus de cent

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L'ÉVOLUTION DES VILLES

kilomètres à la ronde, jusqu'à la côte même. Des centaines de milliers de


gens qui ont leurs affaires en ville et qui, pour ce qui est de leur travail,
sont d'actifs citadins, passent leurs heures de loisir et d'activités
domestiques sous les ombrages des grands arbres, près de ruisseaux aux eaux
vives, ou non loin du bruit des vagues jaillissantes. Le vrai cœur de
Londres, "la Cité", la bien nommée, n'est guère qu'une grande Bourse le jour,
désertée la nuit. Les centres d'activité du Gouvernement, du Parlement, des
sciences et des arts, sont réunis autour de ce grand foyer d'énergie qui
s'étend d'année en année et repousse la population résidente vers les
banlieues. Il en est de même à Paris, où le noyau central, avec ses casernes, ses
tribunaux, et ses prisons, présente un aspect plus militaire et stratégique
que résidentiel.
Le développement normal des grandes villes consiste donc, selon notre
idéal moderne, dans la conciliation des avantages de la vie rurale et de la
vie urbaine ; l'une apportant l'air, le paysage, la solitude délicieuse, l'autre
la facilité de communication, la distribution par réseaux souterrains
d'énergie, de lumière et d'eau. Ce qui était jadis la partie la plus habitée de la cité
est précisément la partie qui est maintenant désertée, parce qu'elle est
devenue propriété collective ou du moins centre public de vie intermittente.
Trop utile à l'ensemble des citoyens pour être monopolisée par des familles
privées, le cœur de la cité est le patrimoine de tous. Il en est de même, pour
les mêmes raisons, dans les agglomérations moins importantes; et les
citoyens demandent en outre à pouvoir utiliser les espaces ouverts de la cité
pour des rassemblements publics et des manifestations en plein air. Chaque
ville devrait avoir son agora, où puissent se rencontrer ceux qui sont
animés par une passion commune ; Hyde-Park est une agora de ce type où, en
serrant un peu, pourrait tenir un million de personnes.
D'autres raisons encore tendent à favoriser une déconcentration dans
la ville moderne et à ouvrir un peu ses espaces centraux à des activités
venues de l'extérieur. Bien des institutions implantées à l'origine au cœur de
la ville se déplacent vers la campagne. Ecoles, collèges, hôpitaux, hospices,
couvents, n'y ont plus leur place. Seules les écoles de quartiers devraient y
subsister, mais entourées de jardins, et seuls les hôpitaux absolument
indispensables pour les accidents et les maladies soudaines. Les établissements
transférés dépendent encore de la ville, détachés d'elle au point de vue
spatial, tout en gardant leur lien vital avec elle. Ils sont autant d'éléments de la
ville disséminée dans la campagne. Le seul obstacle à une extension
indéfinie des villes et à la fusion totale avec la campagne vient, non pas tant de la
distance, que du coût élevé des communications, car on peut atteindre par
le rail la solitude des champs ou de la côte à une distance de soixante-dix à
quatre-vingts kilomètres, en moins de temps qu'il n'en faut pour aller d'un
bout de la ville à l'autre. Mais ces limites à un libre usage du chemin de fer
par les pauvres reculent graduellement devant l'avance du progrès social.
Ainsi, le modèle de l'ancienne ville, nettement délimitée par des murs et
des fossés, tend de plus en plus à disparaître. Alors que l'homme de la

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R RECLUS

campagne devient de jour en jour un citadin dans son mode de vie et de


penser, le citadin, lui, se tourne vers la campagne et aspire à être un
campagnard. C'est sa croissance même qui permet à la ville moderne
d'abandonner son existence solitaire et de tendre à se fondre avec d'autres
villes, retrouvant ainsi la relation originelle qui unissait le marché naissant
à la campagne dont il était issu. L'homme doit avoir le double avantage
d'accéder aux plaisirs de la ville, avec ses solidarités de pensées et d'intérêts,
les possibilités qu'elle offre d'étudier, de pratiquer les arts et, en même
temps, il doit jouir de la liberté qui existe dans la liberté de la nature et se
déploie dans le champ de son vaste horizon.

Elisée RECLUS
The Contemporary Review, 1895
(Trad. A. Méjean, J.-C. Chamboredon)

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