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Sa grande idée, formulée dès Humain, trop humain et qu’on peut considérer comme
étant d’inspiration matérialiste, est que toutes nos valeurs nous viennent de notre vie,
biologique d’abord, mais aussi historique (ce qu’on oublie souvent) et, bien entendu,
psychologique. Elles n’ont donc pas d’objectivité ou de transcendance par rapport à
celle-ci, même si nous le croyons spontanément, elles sont tout entières immanentes et
relatives à la vie qui les secrète (individuelle mais aussi collective) et qu’elles servent :
brièvement dit, nous valorisons ce qui nous est utile, ce qui avantage notre égoïsme,
notre intérêt vital, tel trait de notre idiosyncrasie, même si nous n’en avons pas
conscience. Appliquée à la morale, cette thèse essentielle, qu’on pourrait sans forcer le
trait rapprocher de la conception qu’avait Marx de l’idéologie, ruine évidemment l’idée
même de morale. Celle-ci prétend énoncer des valeurs universelles et désintéressées,
transcendant la vie et s’imposant à elle parce que provenant d’une instance pure, raison
pratique (Kant) ou conscience morale innée (le christianisme, Rousseau) qui n’existe pas
pour Nietzsche : comme tout autre phénomène psychique, la morale est prise
intégralement dans le flux de la vie empirique et déterminée par celui-ci, et la conception
inverse n’est qu’une illusion de la conscience qui s’automystifie. Ainsi appréhendée du
point de vue de la psychologie, qui est intronisée dans Par-delà le bien et le mal « reine
des sciences », capable de débusquer l’origine ultime des phénomènes humains, la
morale est réduite à n’être qu’une « sémiologie » des passions qui s’ignore (§ 187). Mais
son explication relève aussi d’une « histoire naturelle » qui indique les divers types
d’homme qui, historiquement situés, ont engendré les diverses morales que l’histoire a
connues. Dans tous les cas, l’idée kantienne de fonder la morale sur une prémisse
normative universelle n’a plus de signification : elle n’est qu’un phénomène de
conscience qui a une origine que la science peut exhiber sur le plan des faits, mais point
de fondement réflexif. Enfin, le caractère obligatoire des valeurs morales s’en trouve lui
aussi démythifié : l’omniprésence et l’omnipuissance du déterminisme de la vie font que
l’homme ne saurait être doté d’un libre arbitre auquel ladite obligation morale
s’adresserait et qui le constituerait en sujet capable d’échapper au poids de la vie et de
lui commander : ce n’est là qu’une « fable », dit-il, « nous sommes en prison » et, si nous
pouvons nous « rêver libres », nous ne le sommes pas (Humain, trop humain 2, § 33).
C’est en ce point précis, sur fond de référence à la volonté de puissance, que le discours
de Nietzsche change de nature et doit être discuté, voire partiellement mais
vigoureusement récusé. Il change de nature puisqu’il cesse d’être seulement explicatif
pour devenir appréciatif. Il l’a lui-même reconnu dans la Généalogie de la morale quand
il affirme que ce n’est pas seulement l’origine des valeurs qui l’intéresse, mais leur
valeur, la valeur des valeurs et, en l’occurrence, la valeur des valeurs morales qu’il juge
foncièrement négative. Or réfléchissons à cette dernière formule : une critique morale de
la morale n’aurait pas de sens, elle se contredirait en recourant à ce qu’elle va dénoncer.
La critique des valeurs morales ne peut donc se faire que d’un point de vue étranger à la
morale, celui de la vie (ou de la puissance) considérée non comme une valeur morale
mais comme une valeur éthique, la valeur éthique suprême pour lui. Nous touchons ici à
l’intérêt théorique considérable du travail nietzschéen, qui est de nous obliger à
distinguer l’éthique et la morale. Même si ce vocabulaire n’est pas vraiment présent chez
lui, le contenu que cette distinction recouvre est là et il a expressément indiqué que son
approche de la morale, si elle se situe bien « par-delà le bien et le mal », ne se situe pas
« par-delà le bon et le mauvais » : « bien et mal », c’est la morale, « bon et mauvais »,
c’est l’éthique. Et la sienne, qui fait résider le « bon » dans l’épanouissement vital associé
à la puissance et le « mauvais » dans ce qui leur nuit, est au principe de sa critique, qui
en devient parfaitement cohérente, sans contradiction interne : liée à une vie faible, la
morale est une éthique inconsciente d’elle-même et on doit la dénoncer au nom d’une
autre éthique, érigeant la puissance vitale en norme première. L’impuissance n’est-elle
pas, typiquement, une anti-valeur (éthique) ?
Yvon Quiniou