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sous la direction de

Boris Cyrulnik
Patrick Lemoine

LA FOLLE HISTOIRE
DES IDÉES FOLLES
EN PSYCHIATRIE
La Folle Histoire
des idées folles
en psychiatrie
Sous la direction de
Boris Cyrulnik
Patrick Lemoine

La Folle Histoire
des idées folles
en psychiatrie
© Odile Jacob, novembre 2016
15, rue Soufflot, 75005 Paris

www.odilejacob.fr

ISBN : 978‑2-­7381‑5897‑0

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du Code de la propriété intellectuelle.
Pourquoi tant d’idées folles
en psychiatrie ?

par Boris Cyrulnik

Rien n’est plus expliqué que la folie. De tout temps il en a été


ainsi. Le mot « folie » désigne on ne sait quoi, un égarement de
l’esprit peut-­être ? Mais on ne sait pas où d’habitude se gare cet
esprit, et on ne sait pas non plus de quel esprit il s’agit, celui du
fou ou celui du psychiatre ? On a donc toujours clairement expli‑
qué, avec une conviction quasi délirante, un phénomène étrange,
incompréhensible, égaré et désigné par le mot « folie » qui définit
on ne sait quoi.
Rien n’est plus soigné que la folie. Les nombreuses trépana‑
tions paléolithiques étaient techniquement parfaites : une petite
cupule ronde avec un bourrelet osseux prouve que le trépané a vécu
longtemps après cette opération1. Comme on en trouve beaucoup
en Afrique du Nord, on peut penser qu’il s’agissait d’une mode
thérapeutique qui consistait à fabriquer une fenêtre dans le crâne
d’un homme habité par un mauvais esprit, à qui le thérapeute
« chirurgien » permettait ainsi de s’échapper.
Dans l’Ancien Testament (qui dit toujours la vérité), on apprend
que Nabuchodonosor, roi de Babylone, soudain se mit à quatre
pattes pour aboyer et laper l’eau en compagnie des animaux. Ce

1. Leroi-­Gourhan A., Dictionnaire de la Préhistoire, Paris, PUF, 1988,


p. 1070.
8 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

comportement inhabituel chez un puissant roi fut aussitôt expliqué


par Daniel, qui en fit la preuve d’une punition divine2. Le mot
« divin », désignant une entité non représentable dont la puis‑
sance surhumaine pouvait rabaisser un puissant roi au rang de la
bête, parvenait ainsi à expliquer un inquiétant phénomène. Un tel
enchaînement de raisons donnait une sensation de cohérence à un
phénomène incohérent. En offrant une compréhension divine de
ce phénomène incompréhensible, tout le monde se sentait mieux,
sauf peut-­être Nabuchodonosor.
Quelle que soit la culture, les convulsions épileptiques faciles
à percevoir mais difficiles à comprendre furent rapidement expli‑
quées. L’homme est là, parlant paisiblement et partageant notre
monde lorsque soudain, il s’arrête, égaré : il lève les yeux, pousse
un cri rauque, tombe à terre, convulse, se mord la langue, urine
sous lui, puis se détend, se relève, paraît confus quelques ins‑
tants et reprend la conversation. Cet étrange scénario désoriente
les témoins, qui ne se réorientent que lorsqu’on leur explique
l’incompréhensible phénomène. En Inde, on appelle Grahi le
démon qui s’empare de l’esprit du patient et le fait convulser.
À Babylone et en Mésopotamie, on affirmait qu’un tel désordre
était provoqué par l’œil du diable. On a trouvé un texte assyrien
de 650 av. J.-­C. qui décrivait une crise d’épilepsie et l’expliquait,
bien sûr, par une possession démoniaque.
Quand Hippocrate (460‑377 av. J.-­C.) constate une crise d’épi‑
lepsie, il en attribue la cause au cerveau et non à une punition
divine. Cette réaction naturaliste s’explique probablement par le
développement de la médecine grecque pour qui le cerveau est
un centre de commande sensorimotrice et non plus, comme chez
les Égyptiens, un amas de boyaux destinés à refroidir le corps.
Hippocrate, chirurgien, baignant dans un contexte culturel natura‑
liste, n’avait plus besoin de démons pour expliquer un phénomène
convulsif. C’est ce schéma de raisonnement que je propose pour
expliquer les idées folles en psychiatrie.
L’ignorance n’empêche pas d’expliquer. Au contraire même,
l’ignorance provoque un tel état de confusion qu’on s’accroche
à n’importe quelle explication afin de se sentir un peu moins

2. Porter R., Madness, New York, Oxford University Press, 2003, p. 10.
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 9

embarrassé. C’est pourquoi, moins on a de connaissances, plus


on a de certitudes. Il faut avoir beaucoup de connaissances et
se sentir assez bien dans son âme pour oser envisager plusieurs
hypothèses.
Un psychiatre percevant un phénomène étrange l’analyse et
l’interprète selon sa propre personnalité et les valeurs que son
contexte culturel a imprégnées en lui. Comme tout un chacun, il
peut percevoir chez l’autre un comportement ou une expression
de son monde mental qui lui fait penser que cet autre se construit
un monde non adapté au réel. Le fou, c’est l’autre. Il donne à la
représentation qu’il se fait du monde de l’autre un nom compliqué :
« démence précoce », « schizophrénie », « possession », « péché »,
qui crée une impression de sémiologie clinique, alors qu’il s’agit
en fait de l’interprétation que ce psychiatre attribue à l’idée qu’il
se fait du monde de l’autre. Le psychiatre, en fait, parle de lui-­
même, de sa manière de voir le monde et de l’expliquer selon les
modèles que lui fournit sa culture.
La sémiologie psychiatrique varie étonnamment selon le psy‑
chiatre, selon l’époque et selon la culture. Les déterminants hété‑
rogènes du mot qui désigne la folie ne cessent de remanier les
frontières entre le normal et le pathologique. Et pourtant l’autre
souffre. Il peut souffrir d’un trouble normal provoqué par les iné‑
vitables épreuves de l’existence comme le deuil, la perte ou l’échec.
Il peut souffrir d’un trouble de sa propre représentation du monde
qui le fait entrer en conflit incessant avec les autres et avec le
réel. Sans compter qu’une réaction anormale n’est pas forcément
pathologique. Certains, parmi nous, font un malaise hypoglycé‑
mique quand ils ont 0,70 gramme de sucre par litre de sang, ce
qui est normal et pathologique ; alors que d’autres travaillent et
sourient quand ils ont 0,30 gramme de sucre par litre, ce qui est
anormal et non pathologique. Au contraire même, cette anormalité
est signe de santé, puisque leur organisme leur permet d’utiliser la
moindre molécule de glucose. Définir une frontière entre le nor‑
mal et le pathologique témoigne d’une incertitude philosophique.
Les déterminants culturels du mot qui désigne la folie sont
encore plus incertains. Ceux qu’on appelle « psychopathes » parce
qu’ils passent à l’acte comme un réflexe rapide, en court-­circuitant
la lenteur nécessaire à l’élaboration mentale, sont décorés en temps
10 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

de guerre et emprisonnés en temps de paix. La rapidité du pas‑


sage à l’acte est bénéfique en temps de guerre et maléfique en
temps de paix.
À l’époque de l’Europe féodale, être seul, errant sur les routes,
loin de son groupe familial et social, était considéré comme une
preuve de folie. Il y avait tant d’hommes mal socialisés qui, pour
ne pas mourir, attaquaient les « errants » qu’être seul sur la route
était une preuve de non-­adaptation au réel, une folie3.
Il en était de même pour les « filles célibataires » qui faisaient
preuve de folie, en mettant au monde un enfant hors mariage. Les
troubles comportementaux que manifestaient les bâtards, sombres,
hargneux et batailleurs, étaient attribués au fait qu’ils étaient nés
hors mariage (hors culture, comme les enfants nés d’inceste). Tout
était vrai dans ce constat : ils étaient batailleurs (bâtards) et nés
hors mariage. Celui qui aurait pensé que ces enfants étaient bagar‑
reurs parce qu’ils étaient désocialisés, interdits d’école et d’Église
et orientés vers les métiers de la guerre, aurait été étiqueté comme
un transgresseur, hors de la doxa qui unissait les récitations de
la majorité.
Je n’ai pas connu l’époque inquisitoriale où le cadavre des
suicidés était fouetté après leur mort, tant leur transgression parais‑
sait hors normes. On considérait que c’était un crime majeur que
de supprimer une âme donnée par Dieu. Mais j’ai connu l’époque
où les suicidés comateux étaient envoyés à l’hôpital psychiatrique
parce que la doxa récitait qu’il fallait être fou pour se suicider. Il y
a quelques décennies, l’avortement était considéré comme un crime
majeur, alors qu’on punissait peu celui qui, sous l’emprise de la
passion, avait tué l’amant de sa femme. La dépression et l’angoisse
n’avaient aucun relief pathologique quand, dans les familles, tous
les six mois, il y avait un deuil et quand on pensait sans cesse à
la mort parce que la récolte avait été mauvaise ou qu’il avait plu
sur la moisson : si le blé est mouillé, on sera sans pain, affamé
tout l’hiver. Comment concevoir la dépression quand on pensait
que la vie, le passage sur terre, était une vallée de larmes et que
l’angoisse caractérisait la condition des humains ?

3. Ariès P., Duby G., Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985,
tomes 2 et 3.
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 11

Aujourd’hui, ces souffrances prennent un relief pathologique,


on pense qu’il est légitime de les soigner. Alors, on médicalise
les concepts de dépression et d’angoisse. On les décrit avec des
mots venus de la biologie, on les classe en catégories sémio­
logiques et, le plus logiquement du monde, on donne les médi‑
caments adaptés à cette nouvelle représentation culturelle d’un
phénomène naturel. Après tout, pourquoi ne médicaliserait-­ on
que la pathologie ? L’accouchement est un phénomène naturel
qui condamnait à mort un nombre très élevé de femmes et de
bébés (50 % dans la première année jusqu’au xixe siècle). La
médicalisation de l’accouchement a réduit à 1/1 000 le nombre
de ces tragédies.
On comprend le monde à l’aide des images, des récits et des
objets techniques que nous fournit le contexte. Notre vision du
monde dépend de nos pensées bien plus que de nos yeux. C’est
pourquoi les performances extraordinaires de la neuro-­ imagerie
depuis une vingtaine d’années vont encore une fois modifier notre
manière de penser la folie. Comme d’habitude, il y aura un mélange
d’idées extraordinaires et d’excès révoltants. Les progrès médicaux
au xixe siècle ont été essentiellement réalisés grâce aux découvertes
de l’hygiène : laver les biberons a diminué les morts par toxicose,
changer les langes a fait disparaître les dermatites, organiser les
lieux de déjection a diminué les épidémies4. L’hygiène est deve‑
nue une pensée organisatrice de notre santé et de nos rapports
sociaux. C’est donc le plus logiquement du monde qu’on a conçu
dès le début du xxe siècle la notion d’hygiène raciale qui a mené
à un des plus grands crimes de l’Histoire.
Le mot « psychiatrie », inventé par Reil en Allemagne en 1802,
contenait implicitement l’idée qu’il était possible de soigner la
folie. À l’époque où l’on pensait qu’un épileptique était possédé
par le diable, le traitement logique était le bûcher. Quand on
pensait qu’un délirant était puni pour ses fautes, la folie prenait
la signification d’une justice transcendante. Quand dans les années
1950 certains médicaments ont guéri les infections, tandis que
d’autres soignaient les maladies de cœur, ce constat a induit les
recherches sur les médicaments de l’esprit. Le psychisme n’était

4. Jorland G., Une société à soigner, Paris, Gallimard, 2010.


12 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

plus pensé comme une âme donnée par Dieu, mais comme une
production cérébrale. Le fou, plus que jamais, a été pensé comme
un malade et non comme un coupable.
L’explosion de la technologie après la Seconde Guerre mon‑
diale a placé la notion de personne au sommet de la hiérarchie
de nos valeurs culturelles. La moindre invention d’un objet tech‑
nologique modifie la manière dont nous nous pensons : quand la
bricole (attelage de poitrail) a été inventée, il fut aisé de constater
qu’un cheval, n’étant plus étranglé par le licol, pouvait faire le
travail de huit à dix hommes. Ce petit objet technique a amené à
se demander si l’esclavage blanc était encore nécessaire. Quand le
blocage de l’ovulation fut découvert (vers 1929) et que la « pilule »
fut légalisée (en 1967), les femmes, en maîtrisant la fécondité,
se sont demandé pourquoi elles ne maîtriseraient pas aussi leur
existence. D’inventions techniques en objets techniques, la per‑
sonne devenait une valeur, alors que dans les pays pauvres, c’est
le groupe qui garde encore sa fonction de solidarité permettant
la survie.
Dans un contexte médiéval chrétien, le Diable et le bon Dieu
expliquaient la folie. Dans un contexte technique occidental, l’appa‑
rition du monde intime ne pouvait être expliquée ni par une force
surnaturelle, ni par le dysfonctionnement des tubulures cérébrales.
Dans ce contexte-­là, c’est un conflit psychique qui devenait l’orga‑
nisateur des troubles. Il a fallu attendre la Renaissance pour que
la folie redevienne un phénomène naturel. Quand les mutations
culturelles ont revalorisé le corps, découvert les hauts-fourneaux
et l’imprimerie, la folie ne tombait plus du ciel, elle poussait dans
la nature.
Avec Descartes, la notion de maladie mentale a été impossible
à penser. L’âme, étant sans substance et sans étendue, ne pouvait
dysfonctionner. Seul le corps, comme une machine, pouvait pro‑
voquer un trouble mental.
Tout trouble constaté ne peut s’expliquer que dans un cadre
de récits culturels. Quand un moine qui a consacré sa vie à Dieu
se retire dans un désert, se couche et n’a plus la force de prier,
il prend la signification d’un traître spirituel, on dit alors qu’il
souffre d’acédie. Mais quand un homme dans le siècle manifeste
le même abattement et les mêmes idées noires, on appelle ça
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 13

« mélancolie ». Il faut alors évacuer la bile noire grâce à la saignée


et à l’hellébore5.
Dans notre culture occidentale du xxie siècle, les valeurs
suprêmes sont l’épanouissement de la personne, sa rentabilité et
son efficacité à produire de la consommation. Tout homme peu
expressif dont les relations sont appauvries ou peu efficace dans la
production sociale sera ressenti comme un être-­moins, un diminué,
un vieux, un malade, un décrocheur ou un névrosé. Il convient
de le réintégrer dans la course au rendement.
Thomas Willis, au xviie siècle, a inventé la notion de « réflexe »
qui, dans une optique cartésienne, permettait d’éviter le problème
de la mentalisation, impensable à cette époque. Le monde intime
devenait sensorimoteur, ce qui convenait aux futurs béhavioristes
pour qui un chaos comportemental provoque une désorganisation
psychique (et inversement). Les spiritualistes, indignés par cette
représentation mécanique de l’esprit, s’orientaient vers une sorte
de déni de matière. Cette guerre de représentations persiste encore
de nos jours quand certains soutiennent que « le cerveau produit
la pensée, comme le foie produit la bile », alors que d’autres se
révoltent contre un tel déterminisme matériel et pensent que la
parole est un avatar de l’âme. Lors des années 1970, de nombreux
psychanalystes classaient le Parkinson comme une forme clinique
d’hystérie dont il fallait lever le refoulement. Mais quand le trouble
dopaminergique a été découvert, cette maladie abandonnée aux
médecins a disparu des préoccupations psychanalytiques. Le corps
ou l’âme, il fallait choisir.
Au xviiie siècle, en réaction contre le machinisme cartésien,
John Locke puis Condillac ont « vu » l’esprit comme une page
blanche sur laquelle l’individu écrivait son histoire. On retrouve
l’accouplement de ces visions opposées après la Seconde Guerre
mondiale. Le nazisme pensait qu’un homme ou un animal de
bonne race se développait bien, quel que soit le milieu. En oppo‑
sition, les penseurs de gauche ont vu le psychisme comme une
cire vierge sur laquelle le milieu pouvait écrire n’importe quelle
histoire.

5. Huber J.-­P., « Mélancolie », in Y. Pélicier, Les Objets de la psy-


chiatrie, Bordeaux, L’Esprit du Temps, 1997, p. 338.
14 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

William Cullen, en 1726 à Édimbourg, inspiré par le modèle


d’une machine corporelle capable de troubler les représentations
mentales, inventa le mot « névrose ». Ce concept voulait dire
qu’une défaillance organique altérait les conductions nerveuses.
Au xixe siècle, le neurologue Freud a repris ce concept biologique
pour expliquer les difficultés psychiques6. Malgré le déterminisme
biologique de ce concept, le mot « névrose », dans les milieux psy‑
chanalytiques, a dérivé vers une signification carrément opposée :
c’est un conflit psychique qui provoque les troubles et non pas une
substance mal circuitée. Le langage populaire s’est accommodé de
ce couple d’opposés quand il dit qu’on « se fait du mauvais sang »
à cause d’une difficulté de l’existence. Il dit aussi qu’on « se fait
de la bile » pour le sort de quelqu’un qu’on aime, ou qu’on est
d’un « tempérament bilieux » quand le moindre événement nous
donne du souci.
Tout ce qu’on dit est vrai dans ce cafouillage conceptuel car
le psychisme ne peut pas se réduire à une vérité partielle. Une
démarche scientifique, réductionniste par méthode, ne peut pro‑
duire qu’une vérité partielle. Une substance peut intoxiquer un
cerveau, provoquant ainsi une confusion, un délire momentané ou
un onirisme hallucinatoire. À l’inverse, un conflit psychique peut
abattre un psychisme et diminuer les défenses immunologiques.
Les deux propositions opposées sont vraies. Mais un fait scienti‑
fique, partiellement vrai, peut devenir totalement faux quand une
pensée systématique le rend totalement explicatif.
Les délires psychotiques sont alimentés par des faits vrais.
Je me souviens de cette consultation où, face à moi, un homme
se demandait pourquoi tout le monde voulait lui faire du mal.
Dans la salle voisine, une infirmière a violemment claqué une
porte. L’homme a sursauté et, en légitime défense car il avait été
agressé par le bruit, il m’a regardé avec haine et s’est indigné :
« Là vous exagérez, pourquoi faites-­vous faire des bruits violents ? »
Toutes ses perceptions étaient réelles : le bruit l’avait attaqué et,
dans cet hôpital, c’est moi qui donnais les consignes. Toutes ces
vérités partielles avaient été intégrées dans un système cohérent
mais coupé du réel.

6. Ritvo L., L’Ascendant de Darwin sur Freud, Paris, Gallimard, 1992.


Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 15

Il en est ainsi quand les idées philosophiques, les productions


scientifiques et les stéréotypes culturels structurent l’alentour cultu‑
rel d’un sujet. Il perçoit ces vérités partielles, les voit, les entend,
il y adhère et les intègre dans une représentation cohérente mais
coupée du réel. Je viens peut-­être de définir le délire logique qui
caractérise l’histoire de la psychiatrie. J’aurais dû écrire « qui carac‑
térise ce qu’on appelle abusivement “histoire de la psychiatrie” ».
Car jusqu’à maintenant, dans cette histoire, il n’y a jamais eu de
psychiatres ! Il y a eu des sorciers, des prêtres, des philosophes, des
forces de l’ordre, des chirurgiens, des neurologues, des aliénistes
qui ont dit comment ils pensaient la folie selon leur personnalité
et leur contexte culturel. Ils ont décrit les conduites sociales et
soignantes qui en découlaient. Ils n’ont jamais parlé d’un objet
dans le monde, hors d’eux, qui serait appelé « folie ». Ils ont parlé
de la représentation de la folie, imprégnée en eux par le contexte
des récits et des objets techniques inventés par leur culture.
Quand la violence construisait nos sociétés, elle avait une valeur
adaptative. Un homme devait être dur au mal et bien fait de ses
membres, pour travailler à la mine quinze heures par jour, toute
la semaine. Il devait être impulsif pour se battre à la guerre ou
contre ses voisins plusieurs fois au cours de son existence. Il devait
serrer les dents pour aller au champ sans se plaindre par grand
froid et pour ne pas gémir quand il était malade ou blessé. Dans
un tel contexte, faiblement technologique, c’est la violence qui per‑
mettait la survie. La normalité était impérialiste. Toute expression
personnelle, toute déviation mentale aurait affaibli le groupe. Dans
un tel contexte, les solutions violentes venaient aisément en tête
des gardiens de l’ordre, pour réguler les troubles provoqués par
les errants, les mères célibataires, les mécréants, les agités ou les
incohérents qui déliraient. Personne n’a protesté quand Egas Moniz,
excellent neurologue et passionnant homme politique, a inventé la
lobotomie pour calmer les déviants psychiques. Dans un contexte
culturel où la violence avait une fonction adaptative, on acceptait
facilement la violence des traitements par l’électrochoc, le torpillage
électrique, la mise en coma insulinique, le choc cardiozolique, la
malariathérapie ou l’isolement par la force dans des hôpitaux fer‑
més et dans des cellules pas toujours capitonnées. Dans une telle
histoire de violence thérapeutique, les médicaments qui diminuaient
16 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

les agitations et amoindrissaient les souffrances en engourdissant


le psychisme ont fait l’effet d’un véritable progrès.
Dans ce contexte culturel où la psychiatrie n’existait pas
encore en tant qu’outil de soins situé à l’extérieur du psychiatre,
les professionnels chargés de contenir les fous croyaient ce qu’ils
voyaient. Observant une agitation ou un abattement, ils attribuaient
systématiquement ces comportements à la folie, sans penser que
les murs de l’institution pouvaient en être la cause.
Ce n’est qu’à partir de 1770 que la création de cliniques pri‑
vées a modifié la manière de penser la folie. L’hôtellerie étant
meilleure et les relations commerciales avec la famille nécessi‑
tant des précautions, les relations avec les pensionnaires se sont
modifiées. Les gardiens vivaient et bavardaient avec les clients
fous, ce qui a développé les études de cas7. Dès lors, l’observateur
n’était plus soumis à l’immédiateté de la sémiologie de l’autre. Il
découvrait que son patient aliéné avait été autrefois sain d’esprit
et qu’un moment pathologique l’avait dévié de sa normalité. Ce
raisonnement a, lui aussi, été une source de progrès puisque le
gardien observateur pouvait ainsi penser que son client fou n’était
pas qu’un aliéné, il avait une histoire, il pouvait donc évoluer et
être vu autrement.
La folie ne tombait plus du ciel et n’était plus expliquée
par une mauvaise circulation dans les tubulures cérébrales, elle
devenait une banalité dans les maisons de santé. Dans L’Almanach
du commerce de Sébastien Bottin, on pouvait lire la publicité
suivante : « Blanche, docteur médecin… Établissement pour alié‑
nés à Montmartre… Bains sulfureux, gélatineux, de vapeur, de
sable… Pureté de l’air, beauté du site » (1826). Dans le cadre
de leur publicité, les médecins publiaient des cas de guérison,
parfois contestées par les pensionnaires eux-­mêmes ou par leur
famille. Ces succès thérapeutiques amoindrissaient l’impression
de fatalité que donnait la vision médiévale de la folie. Le mot
« névrose » entrait dans la culture en signifiant qu’il s’agissait
d’une émotion intense provoquant un affolement des idées. Dans
sa dérive sémantique, le mot avait quitté son origine organique

7. Murat L., La Maison du docteur Blanche, Paris, J.-­C. Lattès, 2001


(poche, 2013).
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 17

pour souligner l’importance affective des désordres mentaux.


Confier ces souffrances psychiques aux médecins se justifiait de
moins en moins. Mais parler gentiment aux fous, les côtoyer,
leur donner des bains et leur demander de raconter leur his‑
toire renforçait l’approche morale de la folie, en chemin vers la
psychanalyse8. Pinel, après la Révolution française, avait suggéré
qu’une relation affective pouvait modifier le moral d’un aliéné
bien plus efficacement qu’une remontrance intellectuelle. Si la
folie était d’origine « morale », on pouvait la guérir relationnel‑
lement, alors que s’il s’agissait d’une maladie du cerveau, il n’y
avait rien à faire, pensait-­on à cette époque9. Les cliniques privées
qu’on appelait « maisons de santé » obtenaient, à coup sûr, des
améliorations et peut-­ être même des guérisons en s’occupant
gentiment des fous-­clients.
L’introduction de l’affectivité dans la maladie mentale
a permis de décrire la paranoïa, la nymphomanie, la pyro­
manie et tout ce qui risquait de provoquer un plaisir délirant.
Le cerveau n’était pas loin dans cet éclairage affectif de la
folie. Le mot « démence » est apparu au xixe siècle, pour dire
qu’une altération cérébrale modifiait l’affectivité. Mais surtout,
l’extension de la syphilis a renforcé le modèle médical de la
folie. La méningite, complication fréquente de cette maladie
vénérienne, provoquait en même temps des symptômes neuro­
logiques (tremblement, diffi­culté d’élocution, atteinte cognitive)
et un étrange délire incohérent, absurde et euphorique. Quand
le bacille du tréponème était trouvé dans le liquide céphalo-­
rachidien, un traitement par la pénicilline faisait rapidement
disparaître ces délires puisque les méninges désinfectées ne
stimulaient plus le thalamus. L’origine infectieuse de la folie était
quasiment démontrée. Les progrès médicaux lors de la Seconde
Guerre mondiale ont renforcé la vision médicale de la folie.
La m­ éningite tuberculeuse qui, elle aussi, allait être guérie, les
troubles cognitifs et affectifs des traumatismes crâniens dus au
développement industriel, la folie urémique des insuffisances
rénales qu’on ne savait pas encore soigner, le crétinisme des

8. Pinel P., Traité sur l’aliénation mentale, Paris, Brosson, 1809.


9. Chiarugi V. (1759‑1820), médecin présentant le traitement moral
en Italie en 1804, in R. Porter, Madness, op. cit., p. 130.
18 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Alpes par manque d’iode légitimaient l’explication médicale de


la folie10. L’épilepsie, depuis le début du xixe siècle, n’était plus
attribuée à une possession diabolique, mais on a longtemps
décrit le psychisme épileptique qui expliquait les crises jusqu’au
jour où les progrès médicamenteux les ont fait disparaître de
l’espace public. Grâce aux médicaments, les épileptiques ne sont
plus considérés comme des possédés, des fous ou des personnes
troublées psychologiquement. Ils sont malades et on les soigne,
voilà tout.
Comme d’habitude, ces réels progrès dans la compréhension
et dans les soins ont dérivé jusqu’à l’absurde vers des vérités trop
générales. Puisque la pénicilline guérit les hallucinations et le délire
des méningites syphilitiques, c’est un antibiotique anticolibacillaire
qui devra guérir la schizophrénie11. Moreau de Tours, en décrivant
les accès de confusion provoqués par les drogues, les hallucina‑
tions et les moments délirants, en a conclu que les malades qui
manifestaient ces symptômes sans avoir pris de drogue souffraient
d’une dégénérescence du système nerveux12.
Toute découverte technologique induit une nouvelle explica‑
tion de la folie. Quand Meynert, grâce au microscope, parvient
à observer des cellules nerveuses, il propose aussitôt une théo‑
rie histologique de la folie13. On a toujours fonctionné ainsi, on
explique un phénomène étrange par le modèle des objets dominants
dans le contexte culturel. Quand les automates caractérisaient la
culture du xviie siècle, on expliquait le fonctionnement cérébral
au moyen de poulies et de câbles. Quand la chimie a réalisé
des performances, elle a expliqué la transmission neuronale. La
découverte de l’électricité dans la nature a permis de découvrir
la conduction électrique des neurones. Et depuis que l’ordinateur
­réalise des performances extraordinaires, on pense que le cerveau
est un superordinateur. Les objets techniques sont intériorisés

10. Broussais F. S. V., De l’irritation et de la folie, Paris, La


Chevardière, 1828.
11. Clervoy P., Corcos M., Petits moments d’histoire de la psychiatrie
en France, Paris, EDK, 2006.
12. Moreau (de Tours) J.-­J., Du hachisch et de l’aliénation mentale,
Paris, Éditions Fortin, Masson, 1845.
13. Shorter E., A History of Psychiatry, New York, John Wiley, 1997,
p. 76.
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 19

comme des modèles explicatifs pour donner une forme claire aux
énigmes indéchiffrables. Mais, de même qu’une machine s’use, se
rouille et fonctionne mal, on pense au mot « dégénérescence » pour
expliquer la folie. Meynert, qui avait un microscope pour observer
la folie, ne possédait pas un outil qui lui aurait permis de faire
des études de cas et d’observer, comme le docteur Blanche, une
évolution favorable. Comme il ne s’intéressait pas à l’histoire ou
à l’évolution des personnes, il en a conclu que lorsqu’une cellule
était altérée, le cerveau fonctionnait de plus en plus mal, ce qui
expliquait l’aspect dégénéré des fous. Partant d’une vraie découverte
sur le fonctionnement des neurones, il aboutissait à une informa‑
tion facile à récupérer par ceux qui avaient dans leur esprit un
désir de racisme.
La culture se prêtait à cette dérive. On avait envie de penser
que les fous étaient irrécupérables, enfermés dans des asiles par
de cruels psychiatres. La notion de création de l’hôpital général
(1656) que Michel Foucault dénomme « Grand Renfermement »
n’est pas du tout confirmée par d’autres historiens de la psy‑
chiatrie. J’ai personnellement vu à Damas un petit hôpital d’une
vingtaine de chambres autour d’un patio, daté du xe siècle. De
nombreux patients en sortaient, après leur guérison. Et même le
sinistre Bedlam, rendu célèbre par un dessin qui montrait une
passerelle de bourgeois endimanchés jetant pour s’amuser des
bouteilles d’alcool aux fous qui s’agitaient et rampaient sur le
sol, parle plus du fantasme du dessinateur que de la réalité des
soins. La vision exclusivement organique de la folie, en ignorant
l’histoire des patients et les innombrables autres déterminants de
leur vie psychique, offrait un cadeau aux racistes. Constatant que
les parents des fous étaient eux-­ mêmes en souffrance, ils n’en
concluaient pas que leurs difficultés sociales pouvaient expli‑
quer les carences éducatives de leurs enfants. Ils affirmaient
simplement qu’ils avaient la preuve de l’hérédo-­dégénérescence.
Il suffisait de voir.
Une telle malédiction héréditaire entraînait un nihilisme thé‑
rapeutique qui, en abandonnant les fous, confirmait la théorie de
la dégénérescence. L’enchaînement logique de ces idées absurdes
aboutissait à la conclusion qu’il était immoral de s’occuper des
dégénérés. « Puisqu’il n’y avait rien à faire, tout cet argent jeté
20 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

par les fenêtres empêchait de beaux jeunes gens d’acheter un loge‑


ment où ils auraient été heureux. Il devenait moral d’éliminer les
fous14. »
En Angleterre le prestigieux Henry Maudley, dans une optique
nietzschéenne, se préoccupait de « la sélection des inaptes » qui
n’étaient pas éliminés parce que la tolérance des sociétés modernes,
en les aidant à survivre, affaiblissait la communauté. Cet argument
structurait les stéréotypes occidentaux, lors des années d’avant-­
guerre où les médecins universitaires refusaient de créer des ser‑
vices de néonatalogie afin de ne pas faire survivre les prématurés
inaptes. Aujourd’hui on sait que ces bébés rattrapent leur retard
en quelques mois et se développent comme les autres. Mais cette
donnée clinique ne correspondait pas au désir d’eugénisme qui
menait aux théories nazies.
L’impact de la « dégénérescence » sur la société se posait en
termes économiques et moraux. Ces « vies sans valeur » coûtaient
tellement cher à la société qu’elles étaient coupables d’empêcher
le bonheur des jeunes gens de bonne qualité biologique. Pour
faire justice, il fallait trouver des solutions scientifiques et légales
afin de lutter contre ce scandale. L’enfermement de ces vies sans
valeur (maladies génétiques, encéphalopathies, psychoses, épilepsie
et déviants sociaux) devait se faire dans des bâtiments fermés, à
distance des villes et des villages. La stérilisation était une solution
médicale et hygiénique qui assainissait les populations. Les solu‑
tions technocratiques amélioraient le fonctionnement social des
bien portants et bien-­pensants, mais elle demeurait coûteuse. Le
nazisme devait aller plus loin dans cette logique d’hygiène sociale
en légalisant l’eugénisme. En éliminant ces vies sans valeur, il
réalisait un programme économique et moral15.
Lors des années 1970, les étudiants en psychiatrie devaient
encore apprendre les théories de la dégénérescence 16 s’ils

14. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psychoanalysis


during the Nazi Period : Historiographical reflections », in M. S. Micale,
R. Porter, Discovering the History of Psychiatry, New York, Oxford
University Press, 1994, p. 282‑296.
15. Lafont M., L’Extermination douce, Lormont, Le Bord de l’Eau,
2000.
16. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles
et morales de l’espèce humaine, Paris, J.-­B. Baillière, 1857.
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 21

voulaient être reçus à leurs examens. Il est très difficile d’argu‑


menter contre la représentation facile d’une tare qui se transmet
inexorablement à travers les générations, explique n’importe quel
trouble et ne nécessite pas d’autre traitement que la résignation
ou l’exclusion. Valentin Magnan au xixe siècle avait proposé un
slogan qu’il croyait évolutionniste : « Le progrès ou la mort. »
Émile Zola avait illustré la dégénérescence hérédo-­ alcoolique
des ouvriers dans L’Assommoir (1877) et la transmission de la
tare chez les bourgeois dans Les Rougon-­Macquart (1871‑1893),
histoire naturelle et sociale d’une généalogie. Après la défaite
de la France à Sedan, contre l’armée prussienne (1870), après
la sanglante Commune (1871), le développement du socialisme
devenait pour les nantis la preuve de la dégénérescence sociale.
En Allemagne Krafft-­ Ebing, en écrivant Psychopathia Sexualis
(1886), expliquait les perversions sexuelles par la dégénérescence
constitutionnelle. Et, en Italie, Cesare Lombroso apprenait aux
psychiatres à repérer les futurs criminels grâce aux stigmates
de la dégénérescence physique des mâchoires et des formes de
crâne. La craniométrie nazie fut virtuose de ces repères objec‑
tifs. Georges Beard, en Angleterre, popularisa le concept de
« ­neurasthénie ». Il expliquait cette aptitude à la fatigue nerveuse
par la frénésie sociale qui épuisait les plus faibles. Pierre Janet
décrivit alors la psychasthénie, équivalent psychique de cette
défaillance constitutionnelle.
On retrouve encore aujourd’hui l’explication d’une souffrance
psychique par une tare héréditaire. Une petite dégénérescence à la
première génération s’aggrave à chaque transmission pour donner
à la troisième génération une imbécillité grave, une tendance à
la criminalité ou à la prostitution17. Dans les années 1990, c’est
le non-­dit d’un secret qui transmettait une altération psychique
et provoquait une schizophrénie à la troisième génération. Puis
ce fut la maltraitance qui devint une malédiction récitée par
la plupart des professionnels : « Cet enfant a été maltraité, il
deviendra un parent maltraitant. » Actuellement, ce sont les études
sur les descendants de la Shoah qui récitent cette malédiction
transgénérationnelle.

17. Porter R., Madness, op. cit., 2003, p. 151‑152.


22 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

À partir d’un constat vrai (on ne peut pas ne pas transmettre,


quand on vit avec quelqu’un), on aboutit à une conclusion fausse
(la malédiction est inexorable). Les études épigénétiques actuelles
précisent la transmission des métabolismes modifiés par un trau‑
matisme18, mais analysent aussi la rhétorique comportementale et
narrative des blessés de l’âme. On explique ensuite comment une
action sur le milieu et sur le sujet peut interrompre la transmission.
La transmission des préjugés est plus difficile à guérir puisque,
encore aujourd’hui, toute une partie de la psychiatrie décrit une
sémiologie invisible comme le narcissisme, l’aliénation parentale
ou la schizophrénie torpide des psychiatres communistes.

La morale de cette histoire folle

La médecine du corps n’a pas échappé à ses histoires folles :


« L’histoire de la médecine […] relate comment selon les âges [nos
aînés] ont entendu l’exercice de leur art, quelles doctrines ont […]
trouvé crédit auprès d’eux, quel enchaînement de découvertes a
révélé la structure des corps, leurs fonctions ou leurs défaillances19. »
Aux temps où nos ancêtres habitaient encore les jardins de
l’Éden, il n’y avait ni maladies ni péchés. Mais quand Adam a
croqué la pomme, ils furent chassés du Paradis et ces fléaux
devinrent quotidiens. On ne pouvait les repérer, les expliquer et
les soigner qu’en se référant aux objets du contexte. Pour com‑
prendre le monde qui nous faisait souffrir et pour s’en libérer,
il fallait chercher dans l’alentour physique et culturel des objets
susceptibles de nous protéger du mal. Ce qui revient à dire que
ce qu’on observe dans le monde extérieur parle plus de la culture
de l’observateur que de la chose observée.
À l’époque où la culture occidentale baignait dans le monde de
la faute, la maladie physique fournissait la preuve de la culpabilité.

18. Bustany P., « Neurobiologie de la résilience », in B. Cyrulnik,


G. Jorland, Résilience. Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012,
p. 45‑64.
19. Sendrail M., Histoire culturelle de la maladie, Toulouse, Privat,
1980, p. VII.
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 23

Quand on voit le monde ainsi, le traitement préventif consiste


à ne pas offenser ceux qui promulguent les lois. La soumission
culturelle aux puissants du ciel et de la terre prend un effet de
protection. Mais une fois que la faute a été commise, le traitement
curatif consiste à expier, à payer pour la transgression. Le malade
meurt, mais l’ordre règne.
Le balbutiement sémiologique, étiologique et thérapeutique
ne peut qu’être progressif puisqu’il nécessite une transgression.
Ce n’est pas Dieu qui envoie la fièvre typhoïde, c’est un agent
matériel, mais on ne sait pas lequel. D’abord, la sémiologie est
approximative. Le typhus est confondu avec la dysenterie et toutes
les fièvres intestinales20. Quand le choléra venu d’Asie a frappé les
Européens pauvres, la première décision fut d’inculper les riches,
les jésuites et les juifs qui en souffraient moins. On ne savait pas
à cette époque qu’ils devaient cette protection à une meilleure
hygiène. On expliquait le typhus par la chaleur, les fruits verts et
les viandes salées. Le paludisme, la malaria (le « mauvais air »)
qui a sévi dans le monde entier et a désertifié de nombreuses
régions riches, était attribué au brouillard. Il a fallu une cascade
de hasards sérendipiteux pour découvrir le moustique et le trai‑
tement par le quinquina.
« Ce n’est qu’au début du xixe siècle que s’instaure cette nou‑
velle relation du corps à son extériorité. À partir de Laennec et de
l’invention de l’auscultation par stéthoscope, vers 1820, un dedans
corporel, trouble, incertain, trompeur, va être projeté au-dehors,
extériorisé et susceptible d’être lu21. » Une masse pulmonaire pro‑
fonde sera mise à la surface du thorax grâce au stéthoscope qui en
fait un symptôme audible, révélant une lésion profonde invisible. À
la fin du siècle (1890) Babinski en grattant la plante du pied d’un
hémiplégique provoque « l’extension majestueuse du gros orteil »,
au lieu d’en provoquer sa flexion, et rend visible à l’extérieur de
la plante des pieds une lésion cérébrale profonde. Le corps fait
signe, à condition que le clinicien apprenne la sémiologie.

20. Grmek M. D., Fantini B. (éd.), Histoire de la pensée médicale en


Occident, Paris, Seuil, 1995, p. 287‑288.
21. Dagognet F., « L’entretien », Philosophie Magazine, mai 2013,
n° 69, p. 71.
24 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Pour la folie, il en va autrement. L’objet du cardiologue est


hors du cardiologue. Le médecin peut faire du cœur malade un
objet observable et manipulable, hors de la personne du malade.
Il peut, à la surface du corps, entendre les bruits du cœur et,
grâce à la technologie moderne, en faire une image et le regarder
fonctionner.
L’objet du psychiatre n’est pas à l’extérieur du psychiatre.
Il est dans le médecin autant que dans la culture qu’il partage
avec son patient. L’objet psychiatrique, follement hétérogène, est
en constante transaction entre le médecin, son patient et leur
culture commune ou différente. La production de la folie, verbale
ou comportementale, fait impression dans l’esprit du soigneur et
prend un relief qui dépend de son émotivité et des représentations
qu’il a acquises au cours de sa propre histoire.
Si un psychiatre est homosexuel, il éprouvera les souffrances
exprimées par son patient homosexuel comme une évocation per‑
sonnelle. Le sujet tourmenté, en parlant du harcèlement qu’il a
subi à l’école à cause de son habitus sexuel étrange, ne sait pas
qu’il parle en même temps de la sexualité de son thérapeute.
D’autres psychiatres éprouveront cette sexualité minoritaire
avec une distance émotionnelle si grande que le patient leur fera
l’effet d’un Martien. Aucune représentation ne pourra être par‑
tagée entre ces deux personnes. La société reconnaît au méde‑
cin (puisqu’il est diplômé) la possibilité de savoir et le pouvoir
de décider. Un tel psychiatre va sincèrement diagnostiquer une
maladie homosexuelle et, comme l’endocrinologie fait d’excellentes
performances, il va chercher la cause hormonale de cette homo‑
sexualité. Croyant parler de son patient, ce psychiatre n’aura parlé
que de ses récitations culturelles.
Dans d’autres cultures, l’homosexualité est ressentie comme
une transgression. Quand le psychiatre a intériorisé les règles reli‑
gieuses ou laïques qui énoncent ce qu’est une sexualité normale,
toute déviance sexuelle devient anormale. Dans une telle culture,
l’homosexuel fait l’effet d’un transgresseur qui mérite d’être puni
par la loi.
L’objet du cardiologue, étant hors du cardiologue, bénéficie
des progrès de la technologie pour devenir un objet de plus en
plus technique. L’objet du psychiatre, résultant d’une transaction
Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ? 25

entre le patient, son soigneur et leur culture, contient un implicite


idéologique. Le thérapeute qui a envie de croire que la folie repose
sur un substrat biologique trouvera à coup sûr les publications qui
confirmeront la pertinence de son désir d’explication biologique. Le
soigneur qui aura bien intériorisé la théorie ontogénétique de la
psychanalyse expliquera sans sourciller que son patient est envahi
par des rituels obsessionnels parce que sa mère, quand il avait
18 mois, le mettait sur le pot de manière rigide. La représentation
est claire, cohérente et reconnue par les pairs.
Les thérapeutes se soumettent à l’idée qu’ils se font de la
folie. Les organicistes méprisent les psychistes, qu’ils considèrent
comme des rêveurs romantiques, et les mentalistes se moquent des
biologistes, qu’ils appellent « dresseurs » ou mécaniciens de l’âme.
Le choix d’un camp épistémologique se réfère à une idéologie
fantasmatique bien plus qu’à une démarche scientifique.
Quand la psychiatrie n’est pas scientifique, elle donne aux
psychothérapeutes le pouvoir de n’importe quoi. Les dogmes et
les sectes sont sécurisants quand ces récits affirment la Vérité qui
Sauve, avant que le patient découvre l’escroquerie. Mais quand la
psychiatrie n’est que scientifique, elle mène à la tragédie. Descartes
avec son corps-machine a permis le développement de la méde‑
cine expérimentale en négligeant l’étude des mondes intérieurs.
La lobotomie est scientifique : en détruisant le cerveau préfrontal,
socle neurologique de l’anticipation, elle supprime l’angoisse de
l’avenir. Le quotient intellectuel (QI) est scientifique : on peut le
calculer, en étudier la répartition sociale et l’évolution selon les
milieux affectifs et socioculturels au risque d’en faire un cadeau
pour les racistes qui en ont fait un outil de hiérarchisation sociale.
La classification des souffrances psychiques (DSM) est scienti‑
fique : en donnant aux phénomènes inévitables de la vie mentale
une connotation morbide, elle pathologise la condition humaine.
L’objet psychiatrique est beaucoup trop h ­ étérogène pour être
expliqué par une seule discipline. Depuis Nabuchodonosor, toute
explication a été tragique chaque fois qu’elle a été totalitaire. Mais
quand elle est artisanale, elle aide à comprendre et à soigner.
Les mots et les soins :
la psychiatrie au crible
de l’épistémologie

par André Giordan

Depuis trois siècles, la société demande à la psychiatrie de


trouver des réponses aux souffrances mentales, voire aux extrêmes
de l’expérience humaine. C’est un domaine qui interpelle, il ne
laisse jamais indifférent. On a beaucoup de mal à délimiter son
périmètre, ses buts et ses fonctions. Intervient-­elle pour le « bien »
de la personne ou de la société ? Et dans les cas les plus graves,
le fait-­elle pour protéger l’individu de lui-­même ou pour protéger
le groupe ? Son pouvoir en tout cas est immense ; la psychiatrie
est le seul domaine médical où « une contrainte à se soigner »
existe. Son pouvoir s’avère plus étendu que celui de la police, qui
ne peut garder en garde à vue que quarante-­huit heures, ou que la
justice : une personne qui lui est confiée peut être internée à vie.
Son passé toutefois n’est pas neutre, son histoire se trouve
plus que chargée : enfermement sur ordre, contention brutale,
méthodes thérapeutiques de choc, complicité des dictatures,
euthanasie des malades, ordre moral, camisole chimique, etc. Et
ce panorama n’est toujours pas complet ; actuellement, la psychia‑
trie se trouve prise dans la dérive gestionnaire de l’hôpital en parti‑
culier, de la santé en général. Elle est harcelée par des contraintes
sécuritaires renouvelées par le tam-­tam des médias chaque fois
28 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

qu’un acte criminel est commis par un patient « imprudemment »


laissé à l’extérieur. De plus, les neurosciences la harcèlent, sou‑
haitant programmer la santé mentale dès l’enfance par la pré‑
sence de « biomarqueurs de vulnérabilité », pouvant justifier un
traitement médicamenteux préventif. Enfin, portée par des lob‑
bies financier et sécuritaire1 où convergent décideurs politiques,
industrie pharmaceutique, départements et centres de recherche,
ne voit-­on pas se mettre en place une vaste entreprise à préten‑
tion hygiéniste et scientiste de type normatif dans laquelle elle
risque de se perdre à nouveau ?
De tout temps, les critiques n’ont pas manqué sur cette disci‑
pline, de Foucault2 qui a marqué grandement les esprits avec son
Histoire de la folie (1964) à l’antipsychiatrie. Certains États comme
l’Italie ont même fait le choix de fermer tous leurs ­ hôpitaux
psychiatriques (loi Franco Basaglia, 1978)3.
Face à ces questions, et surtout en regard de la montée
en puissance des démarches scientiste, sécuritaire et chimique,
une approche épistémologique ne pourrait-­elle pas contribuer à
éclairer les soignants et les accompagner dans la mise en place
des « garde-­ fous » pertinents ? Ainsi la psychiatrie pourrait-­ elle
sans doute mieux se réguler pour éviter ses propres déviances ou
ses propres suggestions, d’une part et, d’autre part, pour mieux
contenir les divers lobbyings.
À cette fin, cette étude s’intéressera à quelques-­ uns de
ses principaux « ressorts » épistémologiques, à savoir ses

1. Sous la présidence Sarkozy ont été édictées de multiples lois et


circulaires qui ont psychiatrisé toutes formes de déviance et de délin‑
quance et renforcé les techniques de surveillance.
2. Foucault s’est centré sur la façon dont le statut de « fou » passa de
celui d’un être occupant une place acceptée, sinon reconnue, dans l’ordre
social, à celui d’un exclu, enfermé et confiné entre quatre murs. Voir
Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, UGE, « 10/18 », 1964.
3. Il devient parfois difficile d’hospitaliser en Italie les patients qui en
auraient fortement besoin. En France la situation est différente. Outre les
maladies mentales classiques, les praticiens doivent faire face à la prise en
compte de nombre de détresses sociales croissantes résultant de la situa‑
tion économique (dépressions, stress professionnel…). Ils sont également
sollicités pour des interventions lors de catastrophes, des deuils, des migra‑
tions ou encore en matière de prévention, de dépistage précoce, jusqu’au
« traitement » de l’échec scolaire, dont on peut s’interroger sur la légitimité.
Les mots et les soins 29

raisonnements intimes, ses non-­dits, ses fonctions latentes, ses


liens avec les autres disciplines et avec les pensées dominantes.
Le corpus étudié portera sur ses mots, sur ses soins et surtout
sur son parcours conceptuel. Une autre formation des soignants
pourrait certainement en résulter ; de même, ne faudrait-­il pas
envisager une approche différente du patient, plus uniquement
polarisée sur le seul passeport chimique ?

Un passé chargé…

Le domaine est très ancien ; les maladies mentales ont déjà


été repérées par les anciens Égyptiens, Grecs et Romains4. Parmi
celles-­ci, l’hystérie est la plus souvent décrite ; exclusivement fémi‑
nine, elle serait due « aux déplacements verticaux de l’utérus ». On
connaît des cas d’hôpitaux réservés spécialement « aux fous », à Fez
dès le viie siècle, à Bagdad, au Caire aux xiie-­xiiie siècles. Durant le
haut Moyen Âge, des établissements spécialisés proches des monas‑
tères existent en Europe ; l’esprit chrétien de charité « profite » aux
malades mentaux, auxquels il apporte soutien et réconfort5. À la
Renaissance, nombre d’érudits s’opposent aux bûchers des sorcières.
Félix Platter tente d’appliquer des méthodes précises dans l’obser‑
vation des malades ; il s’efforce de classer les maladies mentales6.

4. Soranus, médecin romain (93‑138 ap. J.-­C.), précisait soigner les


malades mentaux en parlant avec eux à partir de leurs occupations. Il
soulignait l’importance de la relation entre le médecin et son patient aux
dépens des médicaments de l’époque.
5. La chasse aux sorcières ne démarre véritablement qu’au xie siècle.
L’opinion publique est à l’origine de la répression : face à un malheur
survenu sans raison apparente, la foule en impute la responsabilité à une
sorcière supposée, souvent une personne perturbée ou au psychisme fra‑
gilisé. Au xiiie siècle, l’Église prendra le relais en faisant l’amalgame entre
sorciers, hérétiques et malades mentaux. En 1239 et 1245, des Cathares
par exemple seront accusés de sorcellerie par les tribunaux de l’Inquisition.
6. Ambroise Paré multiplie les odeurs nauséabondes – bitume, huile
de soufre et de pétrole, chandelles de suif, plumes de perdrix, de bécasses,
poils d’homme, de bouc, de vache, draps, vieilles savates, poudre à canon,
ammoniaque et soufre – à faire respirer aux « hystériques ». Il prépare
nombre de fumigations de « choses odoriférantes » appliquées dans le
30 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Progressivement les hospices se multiplient en Europe pour


pallier toutes les misères. Il est à noter que dans les villes, l’aug‑
mentation considérable des mendiants, « va-­nu-­pieds », sans emploi
et prostituées pose problème ; l’opinion publique les dit « dange‑
reux » ou « voleurs ». Ainsi le 22 avril 1656, Louis XIV promulgue
le premier d’une succession d’édits ; il s’agit d’aménager des lieux
d’enfermement pour recueillir tous les « errants » ; l’hôpital général
était né dans le but d’enfermer toute personne non en phase avec
la normalité de l’époque.
L’hôpital général, ancêtre de l’hôpital psychiatrique, n’a rien à
l’origine d’un lieu de soins ; il est directement issu d’une demande
du pouvoir par rapport à la déviance, la délinquance, la dis‑
sidence, la misère et la différence. Il s’installe en fait comme
une institution carcérale qui assure, par son pouvoir situé entre
police et justice, à la fois assistance et répression. Les personnes
sont enchaînées, mal traitées ; elles vivent dans des conditions
insalubres7.
C’est dans ces conditions surhumaines que se développe une
« expertise en psychiatrie » dont les soubassements sont tout à la
fois correction, expiation et rédemption. Les personnes censées
être en difficultés sont par exemple jetées dans une fosse grouil‑
lante de serpents « afin de les ramener à la raison » ; d’autres sont
contenues, flagellées ou inhibées à l’alcool ou à l’opium. D’autres
méthodes consistent à faire tourner les « fous » jusqu’à ce que « du
sang coulât de leurs bouche, oreilles et nez ». Il faudra attendre
deux longs siècles pour que la question du « malade mental »
soit enfin pensée sérieusement : au dogme de l’internement, un

vagin. Robert Burton décrit avec précision les symptômes de ce qu’on


appelait la mélancolie. Il recommande des traitements tels que les exer‑
cices physiques, les voyages, les purgatifs, les drogues, les diètes et, pour
occuper l’esprit, la musique, les jeux – volant, billard, cartes, dés, jeu du
philosophe ou jeu du trou-­madame… Pour lui, la meilleure thérapie reste
cependant la confession de « son chagrin » à un ami.
7. Le nombre des supposés « fous » enfermés dans les hôpitaux géné‑
raux relevant de l’édit de 1656 et des arrêtés suivants n’était que d’environ
10 à 15 % de l’ensemble de leur population. Ce n’est qu’en 1660 qu’un arrêt
du parlement de Paris décidera « qu’il sera pourvu d’un lieu pour enfermer
les fous et les folles qui sont à présent, ou seront ci-­après audit hôpital
général » (à la Salpêtrière pour les femmes et à Bicêtre pour les hommes).
Les mots et les soins 31

processus de « désinstitutionnalisation » est entrepris. Ce proces‑


sus conduira dans l’Hexagone à la création du système dit « de
secteur » (circulaire de 1960).
La psychiatrie comme instrument de pouvoir et, par là, de
répression, fera les « beaux jours » d’autres systèmes politiques.
La plus aboutie aura cours sous la dictature stalinienne ; elle se
poursuivra jusqu’à la fin de l’Empire soviétique, de Khrouchtchev
à Brejnev. Nombre de dissidents ou de prétendus concurrents du
secrétaire général, quand ils ne sont pas éliminés, seront inter‑
nés, sous l’œil bienveillant des psychiatres du cru qui n’osent pas
déplaire. Peu s’y opposeront, de crainte de subir le même sort. Le
combat sera mené de l’extérieur, entre autres par un psychiatre
parisien, Jean Ayme. Ce sera le Congrès mondial de psychiatrie
de Mexico (1971) qui alertera l’opinion internationale. Y seront
dénoncés l’usage de médicaments psychotropes à doses exces‑
sives, l’isolement sensoriel, les électrochocs, la contention dans
des conditions insalubres et surtout le recours à des détenus de
droit commun jouant le rôle d’infirmiers auxiliaires, genre « capo ».
Le régime nazi mit en place la même démarche pour faire
disparaître nombre d’opposants politiques. Parallèlement, les
­
malades mentaux allemands furent euthanasiés dans le cadre des
opérations T4, l’Aktion Brandt et 14f13 à des fins de « purification
de la race aryenne ». Ces actes ont pu se dérouler grâce à la collabo‑
ration, à l’adhésion ou à la tolérance de la majorité des psychiatres
et du corps médical allemand. Les « chercheurs » des deux des plus
prestigieux instituts, l’Institut Kaiser-­Wilhelm de recherche sur le
cerveau de Berlin et l’Institut allemand de recherche psychiatrique
de Munich furent parmi les plus déterminés.
Ces conduites d’internement psychiatrique continuent à se
dérouler de nos jours, en Corée du Nord ou en Chine. Les psy‑
chiatres chinois ont même « inventé » des maladies spécifiques,
les prévenus étant « joliment qualifiés » tour à tour :
– de « maniaque romantique » : cette pathologie concerne les
personnes dites « exhibitionnistes ou ayant un effet négatif sur
l’environnement social » ;
– de « maniaque politique » pour celui qui « hurle des slogans à
caractère révolutionnaire, qui écrit des courriers réactionnaires ou
se montre en public en prenant la parole contre le gouvernement » ;
32 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

– de « maniaque agressif », enfin, pour celui qui insulte la


population, détruit les biens publics et est nuisible pour la vie
des gens !

Les noms des pathologies mentales

Si la pratique des supposés « fous » puis « aliénés » a une


longue et dramatique histoire, le terme de « psychiatrie » par contre
est relativement récent ; il fut introduit par Johann Christian Reil
en 18088. D’emblée, ce physiologiste allemand de l’Université de
Halle situe cette spécialité sous l’angle du traitement, dans la
mouvance « émancipatrice » née avec la Révolution française9.
Son projet est de supprimer « la maison des fous ». Convaincu de
l’importance des soins, ce chercheur praticien peut être considéré
comme un des créateurs de ce qui deviendra la « psychothérapie
rationnelle ». Pour lui, « les sentiments et les idées sont les moyens
adéquats de corriger les troubles du cerveau et de lui rendre sa
vitalité ». À sa suite, le champ de la psychiatrie s’étend durant
tout le xixe siècle, du diagnostic au traitement, en passant par
la prévention des troubles mentaux. Les divers troubles cognitifs,
comportementaux et affectifs sont progressivement inclus, pendant
que les maladies et les malades changent de dénominations.
Toutefois cette discipline garde de grandes difficultés à se
départir d’un certain nombre d’adhérences issues des objectifs
et des pratiques de ses origines : ceux de l’hôpital général. Par
exemple, au siècle dernier, le médecin de famille pouvait dire gen‑
timent d’un homme âgé : « Pépé sucre les fraises. » Aujourd’hui,
ce même cas est affublé du terme brutal et pathologique de

8. Reil J. C., Rhapsodies sur l’emploi d’une méthode de cure psychique


dans les dérangements de l’esprit, 1808, trad. par Marc Géraud, Nîmes,
Champ social, 2006.
9. Philippe Pinel est souvent présenté comme le libérateur qui aurait
supprimé les chaînes. Ses méthodes n’en sont pas moins autoritaires ;
ses traitements tels que la douche glacée et l’utilisation des camisoles de
force ont pour but la punition d’individus reconnus comme fous jusqu’à
ce qu’ils apprennent à agir normalement, les forçant effectivement à se
comporter à la manière d’êtres soumis et conformes aux règles admises.
Les mots et les soins 33

« démence sénile » Avant, la perte d’autonomie et de la raison


était dans l’ordre des « choses » de la vie, la personne terminait
paisiblement le cours de ses jours au sein de sa famille. De nos
jours, l’individu sort stigmatisé de la consultation, pendant que
le mot de « démence » par ses connotations dramatiques, intro‑
duit une souffrance inutile pour la famille… Le traitement paraît
lui en « pure perte » ; neurologue et psychiatre n’apportent rien
en matière de qualité de vie. Le terme avancé se veut sérieux, il
est seulement masquant ; il cache beaucoup d’ignorances derrière
l’arsenal technologique flamboyant mis en œuvre pour assurer le
supposé diagnostic.
Dans le même ordre d’idées, la personne qui dit à son psy‑
chiatre : « J’ai quelques oublis… avec l’âge » est affublée quasi immé‑
diatement du syndrome de « trouble mental précurseur, prémices
d’Alzheimer ». Sur un autre plan, une personne qui avance : « [Je]
viens de perdre mon mari, je le vis mal », ce qui fait partie du deuil,
toujours malheureux, mais normal, avec tristesse, perte d’appétit,
troubles du sommeil et parfois sentiment de culpabilité, sera consi‑
dérée comme souffrant de « trouble dépressif majeur ». La version
IV du DSM10 estimait que ces symptômes devaient être considérés
comme pathologiques s’ils se prolongeaient au-­delà de deux mois.
Désormais, avec le DSM-­5, le délai est juste de quinze jours. Par
ces attributs, la personne change de statut ; la normalité de la vie
est transformée en pathologie. Une souffrance supplémentaire est
introduite sans bénéfice aucun pour l’individu. En fait, cette mise
en mots n’a-­t‑elle pas pour seul but de « vendre » du médicament ?
De même, en matière de simple déprime, on parlait de « coup
de blues », de « tristesse », de « mélancolie », de « spleen » ou
tout simplement de « mal de vivre ». Désormais, cet ensemble de
symptômes (syndrome) est individualisé et classifié depuis 1980
dans les « troubles de l’humeur ». Le mot de « dépression » est
maintenant avancé et, pour accentuer un supposé sérieux, le psy‑
chiatre va la qualifier de « dépression caractérisée », « dépression
clinique » ou « dépression majeure ». Pourtant l’étiologie est tou‑
jours incomplète et surtout sujette à discussion entre spécialistes.

10. American Psychiatric Association (APA), DSM-­IV-­TR. Manuel


­diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 2002.
34 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Il est intéressant de noter que la dépression n’existait pas dans


toutes les cultures, notamment dans les cultures africaines ou asia‑
tiques. Antérieurement, elles étaient soignées à l’infusion de mille‑
pertuis ou au chocolat. Certains médecins naturopathes p ­ roposent
des oméga-­3, du zinc ou du magnésium. C’est avec l’arrivée des
antidépresseurs sur le marché que la dépression est devenue une
véritable « épidémie11 » !
Le cas le plus typique de dénomination discutable est celui
de « schizophrénie ». Littéralement, créé en 1908 par le psychiatre
zurichois Eugen Bleuler, ce terme aux consonances fortes et en
apparence scientifique signifie « fractionnement de l’esprit ». Il
désigne un groupe de psychoses dont le symptôme principal est
la « dissociation » des fonctions psychiques, avec perte de sens du
réel, hallucinations, délires. Pourtant ce nom recouvre un concept
demeuré totalement flou ; plus de quarante définitions de la schi‑
zophrénie ont été données par les spécialistes faisant autorité, en
un siècle. De plus, les psychiatres américains appellent « schizo‑
phrénie » ce que les Anglais nomment « troubles de l’humeur » !
Mettre un nom n’est jamais neutre, et plus particulièrement
en psychiatrie. Mettre un nom, c’est faire exister, c’est définir,
préciser ou normaliser ; ce peut être également différencier, caté‑
goriser. Encore faut-­il que cette dénomination ait du sens pour le
soignant : quel concept recouvre-­t‑elle ? Quels apports ? Dans quel
contexte s’inscrit-­elle ? À quelle légitimité peut-elle prétendre ? Et
surtout quelle est sa pertinence pour la recherche, pour le traite‑
ment ou pour qu’elle puisse apporter un « plus » au patient ? En
la matière, ce travail reste sérieusement encore à faire…

La fonction du DSM

Une tentative dans ce sens a été menée avec la réalisation du


DSM ou Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Ce
« manuel » conçu sous le couvert de l’Association américaine de

11. La France est « championne du monde » de la consommation


d’antidépresseurs, avec 8,9 millions de consommateurs occasionnels et
presque 4 millions de consommateurs réguliers et dépendants.
Les mots et les soins 35

psychiatrie (APA) avait pour but avéré de nommer et de classer


les diverses pathologies12. Cet objectif devait permettre à la psy‑
chiatrie mondiale d’avoir un langage commun13 et d’objectiver les
pathologies. Cette visée est loin cependant d’être atteinte, le DSM
ne fait toujours pas consensus14. De plus, la lecture de certaines
pathologies demeure déconcertante, nombre d’entre elles restent
sans fondement et les superpositions de maladies, de leurs symp‑
tômes et de leurs causes sont constantes.
Pis, cette démarche a totalement dérivé sous l’influence de
divers lobbies. La déviation la plus troublante est l’inflation des
pathologies ; en trente-­cinq ans, son contenu est passé d’un peu
moins de 150 troubles mentaux en 198215 à 400 actuellement. Loin
d’être un « plus », ce réductionnisme ne risque-­t‑il pas d’aboutir à
une nouvelle impasse pour la psychiatrie ? En divisant, en caté‑
gorisant, en simplifiant, en normant et surtout en nommant, la
discipline croit pouvoir échapper à l’incertitude et au manque de
rigueur. En fait ne s’éloigne-­t‑elle pas davantage de toute compré‑
hension en se cachant derrière des mots vides de sens ? « Quand
nous avons introduit dans le DSM-­IV16 le syndrome d’Asperger,
forme moins sévère d’autisme, nous avions estimé que cela multi‑
plierait le nombre de cas par trois, raconte le psychiatre américain

12. À la Renaissance, on distinguait seulement trois principales


pathologies : la frénésie, la manie et la mélancolie expliquées par une
« perturbation des humeurs » ou un « changement de la bile » sous des
influences démoniaques.
13. Ce DMS a avant tout d’autres fonctions aux États-­Unis ; il fait
œuvre de valeur juridique. Il est ensuite utilisé pour les assurances ; il
est parfois réclamé par les patients eux-­ mêmes pour faire exister leur
pathologie et avoir droit aux assurances.
14. Au quotidien, les psychiatres français disent ne pas l’utiliser
pour le diagnostic. Ils lui préfèrent le chapitre V de la Classification
internationale des maladies (CIM-­ 10) édictée par l’OMS. Le DSM fait
cependant référence dans les milieux de la recherche ; les publications,
les recherches de fonds ou la nomination des nouveaux professeurs en
dépendent directement.
15. Publié pour la première fois en 1952, avec moins de 100 patho‑
logies, alors d’inspiration freudienne, tout comme la deuxième édition
en 1968, ce manuel est devenu depuis 1980 diagnostique et statistique,
évoluant vers une approche de plus en plus catégorielle.
16. APA, DSM-­IV-­TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux, op. cit.
36 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Allen Frances. En fait, ils ont été multipliés par quarante, principa‑
lement parce que ce diagnostic permet d’avoir accès à des services
particuliers à l’école et en dehors. Il a donc été porté chez des
enfants qui n’avaient pas tous les critères17. » Pour ce professeur
émérite, coauteur du DMS-­IV, le nouveau DSM ouvre tellement
le champ de la « maladie mentale » que 11 millions d’Américains
se retrouveraient ainsi sous traitement lourd alors que ce dernier
risque d’être nocif pour eux.
Plusieurs questions peuvent être ainsi soulevées : ne risque-­t‑on
pas d’entraîner le praticien de base vers des diagnostics figés à
partir de pathologies pas suffisamment fondées, sans tenir suffi‑
samment compte de l’histoire et de l’environnement du patient ? Ne
risque-­t‑on pas de « médicaliser » certains comportements naturels,
au risque de stigmatiser certaines personnes comportant quelques
troubles passagers ?
Le diagnostic posé sur certains enfants est très révélateur des
limites d’une supposée objectivation qui consiste à répertorier et
nommer. Prenons le cas des enfants dits « précoces » ou à « haut
potentiel » ; dans nombre de cas, « c’est un enfant plein de vie qui
s’ennuie à l’école ». Il peut en résulter une grande gesticulation en
classe ; son comportement fait mauvais ménage avec la scolarité,
les règles, l’immobilité et les contraintes. Le DSM et, à sa suite,
nombre de psychiatres dans les pays anglo-­saxons et actuellement
en Europe, affublent ces enfants du terme de TDAH (troubles de
déficit de l’attention avec hyperactivité).
Le traitement envisagé, à base de méthylphénidate contenu
dans la Ritaline, permet de modifier leur comportement. Il
est censé améliorer la concentration, l’écoute ; il diminue leur
impatience et leur impulsivité, d’où une réduction de l’agitation
physique. Toutefois ce diagnostic et ce traitement posent des
questions médicales et éthiques. D’abord, par sa parenté avec
les amphétamines, l’utilisation du méthylphénidate n’est pas sans
risques directs et indirects. Entre 2005 et 2011, plus de 400 effets
indésirables ont été notifiés aux centres de pharmacovigilance
français. De plus, les risques d’addiction ne sont pas négligeables.

17. Frances A., Sommes-­


nous tous des malades mentaux ?, Paris,
Odile Jacob, 2013.
Les mots et les soins 37

Surtout, ce traitement crée un type de comportement pervers


chez ces jeunes : la prise de Ritaline introduit l’idée d’un « médi‑
cament propice » pour chaque usage de la vie. Il s’ensuit des
risques d’hyperconsommation, réflexe fréquent chez ces adultes
ensuite : « J’ai besoin de me calmer », « J’ai besoin de ­m’exciter »,
etc. Dans chacun de ces cas, le médicament adéquat est alors
recherché…
En amont, peut-­ on faire de ce type de comportement une
pathologie avérée ? Ces symptômes se révèlent la plupart du
temps au début de la scolarité. N’est-­ce pas plutôt l’école qui est
« malade », en introduisant à longueur de journée des contraintes
inadéquates pour des enfants de cet âge et sans proposer des
rituels ou simplement des intérêts qui pourraient les leur faire
accepter ?
Enfin, en psychiatrisant ces enfants de façon quasi ­automatique,
on élude un débat citoyen. Doit-­on considérer le méthylphénidate
comme un médicament « utile » parce qu’il adoucit un handicap
scolaire ou social lié à une supposée « immaturité cérébrale » ?
N’est-­il pas plutôt anormal de modifier chimiquement le compor‑
tement d’enfants dits « remuants » pour qu’ils se plient à l’école
et aux contraintes sociales ?
La question se pose à l’identique chez « l’enfant qui pique des
colères », comme on aurait dit. Aujourd’hui, cet enfant est mis en
consultation, il devient DEI (désordre explosif intermittent). S’il
produit trois crises de colère par semaine, le DSM le catégorise
dans les troubles mentaux, alors que l’étiologie reste mal définie.
Cette supposée objectivité, l’introduction de ces acronymes à conso‑
nance scientifique pour le grand public favorisent des diagnostics
rapides et pas forcément pertinents pour ces sujets jeunes. Le
problème est-­il vraiment l’enfant, n’est-­ce pas plutôt une certaine
éducation donnée par des parents dépassés ? De plus, en leur col‑
lant une étiquette dont ils auront ensuite du mal à se débarrasser,
on psychiatrise des enfants pleins de vie.
Le médicament est la solution de facilité à court terme, et elle
fragilise la personne sur la durée. Une étude belge indique que
ces trois dernières années le nombre de jeunes qui atterrissent en
psychiatrie (hospitalisés) a été multiplié par sept en cinq ans. La
cause serait la résultante des effets secondaires des médicaments
38 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

utilisés pour le traitement du trouble de l’attention, ils induisent


des comportements psychotiques chez ces jeunes êtres.
De telles questions ne peuvent être actuellement éludées, au
moment où la psychiatrie paraît devenir une fois encore complice
d’une nouvelle « dictature » : celle de la mainmise de l’indus‑
trie pharmaceutique. Les processus présidant à la conception
du nouveau DSM en sont la meilleure des illustrations. Depuis
la publication du DSM-­IV, le marché des médicaments contre
les troubles de l’attention est passé de 15 millions de dollars
(11,5 millions d’euros) à 7 milliards aujourd’hui (5,5 milliards
d’euros)18.
Au-­delà des mots et des symptômes, il est difficile de mettre
en avant un fondement médical ou biologique assuré. Aucun
test réel et fiable n’existe ; aucune certitude ne fait encore
consensus. Les maladies répertoriées dans le DSM ne sont
pas, comme dans d’autres branches de la médecine, le résultat
d’investigations scientifiques ; elles sont votées par un comité
­
de psychiatres qui décident ainsi des pathologies à ajouter ou
à supprimer de la liste. Ne serait-il pas préférable d’interpeller
d’autres dimensions au préalable ? Ne faut-­il pas accorder plus
de place à la personne et à l’interaction environnement-­patient ?
D’autres approches thérapeutiques ne seraient-­elles pas plutôt à
introduire ?

18. Des collusions entre laboratoires pharmaceutiques et experts


participant à la rédaction du DSM ont été notamment décortiquées par
l’historien américain Christopher Lane, dans son ouvrage Comment la
psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions
(Paris, Flammarion, 2009) et, plus récemment, par le philosophe qué‑
bécois Jean-­Claude St-­Onge, dans Tous fous ? L’influence de l’industrie
pharmaceutique sur la psychiatrie (Montréal, Écosociété, 2013). Une
étude publiée dans la revue Public Library of Science révèle que 69 %
des 141 experts qui travaillent à la révision du manuel entretiennent
des liens financiers avec l’industrie pharmaceutique. Ces firmes ont
tout à gagner dans l’universalisation et l’amplification des dérives du
psychisme humain.
Les mots et les soins 39

Histoire des techniques thérapeutiques

Après les mots et leurs usages, « penser » la psychiatrie sup‑


pose, semble-­ t‑il, de se pencher sur la spécificité de ses soins.
Quels types de traitements sont convoqués ? Sur quoi sont-­ ils
fondés, notamment sur quels présupposés, concepts ou modèles
reposent-­ils ? Quand on prend le recul de l’Histoire, que n’a-­t‑on pas
inventé au nom de la psychiatrie ! En se limitant à la seule époque
moderne, les pratiques sont déjà multiples ; elles ont cependant une
caractéristique constante, celle d’être souvent brutales. Serait-­ ce
toujours en lien avec les origines carcérales de ce domaine ?
Le premier soin fréquemment envisagé a été la contention
mécanique visant à calmer par un moyen physique un patient en
crise. Elle pouvait être pratiquée à la demande du patient n’arri‑
vant plus à se contenir, ou proposée par l’équipe. Elle pouvait être
d’urgence et imposée par l’équipe soignante, lors d’une détresse
psychique ; elle pouvait éviter une escalade de la violence. Nombre
de techniques ont été imaginées au cours des siècles, les images
ci-­dessous parlent d’elles-­mêmes19.
À cette contention mécanique s’ajoutait l’enfermement total
du patient, et quand celui-­ci ne suffisait pas, il s’accompagnait de
l’usage punitif du cachot pour priver de relation avec les autres. De
nos jours, une salle d’isolement est toujours présente, elle accom‑
pagne une salle de dégrisement en cas de crise d’addiction (alcool
et autres drogues). Ces pratiques reposent sur la récupération
dans un endroit protégé, mais également sur les bénéfices de la
sous-­stimulation. Autres formes de contention et également de
sous-­stimulation : la diète ou carrément la privation de nourriture.
On peut ajouter dans cette direction la privation de sommeil pour
le traitement de la dépression.

19. En l’absence de traitement sédatif, l’usage traditionnel de la


contrainte s’inscrivait dans la double mission de la psychiatrie française
(loi de 1838, puis celle de 1990) qui associait soin et maintien de l’ordre
moral et social. Le patient, considéré comme un immature, devait entrer
dans la norme, la punition étant appelée à la rescousse. L’emploi des
neuroleptiques depuis les années 1940 a freiné son usage, mais ne l’a
pas fait disparaître.
40 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Après la contention ou avec elle sont nées les méthodes de


choc ; celles-­ci furent appliquées d’abord sous forme mécanique :
tourniquets, sièges rotatifs, trémoussoirs, casques vibrants…
Réduire l’approche des chocs au seul catalogue des techniques
thérapeutiques ne peut rendre compte des complexités concep‑
tuelles de chaque contexte, mais l’idée générale était que secouer
le corps était « curatif » ; il « détournait l’aliéné de ses idées folles »
et « apaisait le tumulte de ses passions » dans le but annoncé de le
resocialiser. L’intervention s’inscrit dans une pédagogie autoritaire
où le soignant – on employait alors les mots d’« aliniéniste » ou de
« surveillant » – doit demeurer le maître craint. Le but principal
est de rompre « la chaîne vicieuse des idées » en ajoutant aux
secousses physiques « des secousses morales », selon les mots de
Jean-­Étienne Esquirol (1838), le père de la psychiatrie française20.
D’autres chocs seront encore introduits au cours des siècles, en
apparence d’ordonnance plus thérapeutique, car basés sur l’appa‑
rence de la scientificité médicale ou technique. L’hydrothérapie
de choc à l’eau froide sous forme de jets, de bains, de douches,
s’inscrit dans une logique humorale sur les vertus de l’eau, mais
également dans une stratégie de saisissement corporel. Le choc
somatique doit remettre de l’ordre dans les idées, d’où le succès
des bains surprises par immersion brutale, mêlant hydrothérapie
et frayeur.
D’autres thérapies de chocs reposent sur d’autres principes.
Par exemple, ayant remarqué que l’état des patients atteints de
paralysie générale causée par la syphilis s’améliorait lors des accès
de fièvre, Wagner-­ Jauregg, professeur à l’Université de Vienne,
conçoit un traitement par inoculation du paludisme, maladie qu’il
choisit parce qu’elle est contrôlable par la quinine21. La technique
« choc hypoglycémique » (ou coma insulinique) consiste, elle, à
provoquer un coma (éventuellement des convulsions) par injection

20. Esquirol J.-­É., Des maladies mentales considérées sous le rapport


médical, hygiénique et médico-­légal (tomes I, II et III), Paris, J.-­B. Baillière,
1838.
21. Cette méthode, la malariathérapie, utilisée jusqu’à la découverte
des antibiotiques, lui valut en 1927 le prix Nobel de physiologie ou méde‑
cine « pour sa découverte de la valeur thérapeutique de l’inoculation de
la malaria dans le traitement de la dementia paralytica ».
Les mots et les soins 41

d’insuline. Elle fut mise au point par Manfred Sakel, psychiatre


et neurophysiologiste polonais. Parmi les pionniers de son utili‑
sation en psychiatrie, il convient de citer le Suisse Hans Steck
à Cery, qui le prescrit pour lutter contre le refus de nourriture
dans la catatonie ou comme sédatif dans le delirium tremens, ou
encore le docteur niçois Paul Cossa en matière de schizophrénie.
Très vite, la méthode va être généralisée dans le traitement des
psychoses, mais à doses faibles et généralement en association
avec des hydrates de carbone pour éviter une hypoglycémie trop
prononcée : on parle de « choc humide ou insulinothérapie à
faible dose », évitant la phase de coma, également appelé « petite
insuline22 ».
La méthode de choc la plus « popularisée » fut celle par électro‑
chocs, appelée encore par euphémisme ECT. Ce traitement consiste
à délivrer un courant électrique23 d’intensité variable sur le scalp.
Ugo Cerletti et Lucio Bini avaient observé l’attitude des porcs qui,
avant d’être tués, sont électrisés afin d’être plus calmes. C’est en
1938 que cette équipe italienne appliqua le premier électrochoc
à un patient schizophrène ayant des hallucinations et des confu‑
sions, sans son accord24. Quelles que soient les expérimentations
baroques et parfois les déviations institutionnelles, le modèle qui
sous-­tend ce traitement consiste à stimuler l’esprit à travers la
globalité du corps pour « restructurer une pensée désorganisée ».

22. Des variantes ont été proposées : association du choc insulinique


au cardiazol ou à l’électrochoc, technique du coma prolongé (jusqu’à
12 heures pour Cossa, le médecin niçois). La méthode paraît avoir une
influence sur la moitié des syndromes schizophréniques. Cossa parle de
4 chances sur 10 de guérison, et de 2 à 3 de présenter une amélioration
notable, « pourvu qu’on intervienne avant six mois »…
23. Avant la séance, le patient à jeun est amené à respirer de l’oxy‑
gène pur, afin de limiter les lésions pendant la période de convulsion.
L’intervention du courant électrique est précédée d’une anesthésie géné‑
rale et d’une curarisation temporaires d’environ cinq minutes. Le patient
reprend connaissance vingt minutes après sans aucun souvenir. Le nombre
de séances varie de six à douze, au rythme de deux à trois séances par
semaine.
24. Il est encore recensé 200 000 actes d’ECT par an en Grande-­
Bretagne, 100 000 aux États-­ Unis. En France, le nombre d’ECT serait
proche de 70 000 par an d’après la Société française d’anesthésie et de
réanimation (SFAR).
42 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Une autre approche, plus ancienne25, fut la lithotomie, égale‑


ment appelée extraction (ou « excision ») de la « pierre de folie ».
Cette opération, rendue célèbre par un des tableaux du peintre
néerlandais Jérôme Bosch, consiste à enlever une partie du cerveau,
souvent le lobe frontal. Reprise au xixe siècle, elle est formalisée
en 1935 par les neurologues portugais Egas Moniz et Almeida
Lima de l’Université de Lisbonne. Elle sera reprise sous la forme
d’une lobotomie, opération chirurgicale du cerveau qui consiste en
une section ou une altération de la substance blanche d’un lobe
cérébral, le plus souvent le lobe frontal. Ce dernier intervient dans
la formalisation, le contrôle et l’exécution d’un comportement.
Les effets recherchés sont une modification de la personnalité,
de l’affectivité et de la libido26. La lobotomie connaît son essor
après la Seconde Guerre mondiale, notamment avec la mise au
point d’une opération frontale transorbitaire par l’Italien Mario
Adamo Fiamberti, méthode reprise et adaptée par l’Américain
Walter Freeman, grâce à un… pic à glace27. Dès les années 1950,
de sérieux doutes sur l’efficacité d’une telle méthode commen‑
cèrent à se faire entendre ; cela fut renforcé du fait de sa nature
irréversible et surtout barbare.
Bien d’autres thérapies furent tentées au cours des temps,
et même jusqu’à récemment. On peut citer les purges, les
saignées, les vésicatoires, plus récemment la photothérapie,
la narcothérapie28, pendant que par ailleurs se sont mainte‑
nues nombre de « médecines » parallèles, avec force amulettes,
divinations, injonctions, transes, exorcismes, suivant les pays.
Certaines furent très constantes, comme la fumigation vaginale,
connue depuis l’Antiquité en matière d’hystérie. L’une d’entre

25. Le médecin grec, puis romain Galien en parle déjà à la fin de


l’Antiquité : C. Galien (trad. Ch. Daremberg), De la méthode thérapeutique,
à Glaucon, Paris, J.-­B. Baillière, 1856.
26. La lobotomie et les électrochocs peuvent encore être pratiqués,
bien que considérés désormais comme des pratiques barbares et extrê‑
mement dangereuses.
27. On estime à quelque 100 000 patients le nombre de lobotomisés
entre 1945 et 1954, la moitié se trouvant aux États-­Unis.
28. À partir de 1903, le sommeil était provoqué à l’aide de barbitu‑
riques. En 1921, Klaesi met au point une cure de la schizophrénie par
une anesthésie générale qu’il nomme narcothérapie.
Les mots et les soins 43

elles consistait à asseoir la femme au-­dessus d’un trou rempli


de braises et de matières odorantes pour faire « redescendre
son utérus » en inhalant de mauvaises odeurs et en appliquant
au contraire sur sa vulve des odeurs agréables. L’utérus, attiré
par ces dernières, « retournait » à sa place, faisant disparaître
les suffocations et autres manifestations impressionnantes de
l’hystérie.
D’autres furent plus anecdotiques comme la boulepsithérie,
c’est-­
à-­
dire le traitement de l’épilepsie par un séjour dans une
étable, proposé par le docteur Denis – l’haleine des vaches était
censée neutraliser « à la longue les principes délétères qui occa‑
sionnent le mal-­caduc29 » – ou encore le psychic driving. Donald
Cameron, psychiatre américain d’origine écossaise, utilisait un
cocktail de barbituriques (Véronal, Séconal, Nembutal) avec un
puissant neuroleptique (Largactil) pour endormir le patient. Durant
son sommeil, l’objectif était de déprogrammer (depatterning) la
personne en répétant inlassablement les mêmes phrases !
La plupart de ces pratiques ont régressé depuis les années
1940, sans toutefois disparaître totalement avec le développe‑
ment des médicaments psychotropes30. Ces derniers ont supplanté
l’opium – ou ses dérivés –, le chloral, les barbituriques, le bro‑
mure, utilisés au xixe siècle, qui se révélaient très toxiques et
peu efficaces.
Désormais l’explication qui sous-­tend ces traitements chimiques
est autre : l’activité psychique est supposée dépendre directement
d’un métabolisme biochimique au sein des cellules nerveuses ou

29. Rapport de Philippe Pinel, lu à la séance du 18 mai 1809, exa‑


miné par l’École de médecine de Paris.
30. Dans les années 1940, le développement de la chimie organique
conduit à la synthèse en France de phénothiazines, les futurs Antergan®,
Néoantergan®, Phénergan®, Multergan®, repérées pour leurs propriétés
antihistaminiques. En 1943, un essai est effectuée par Georges Daumézon
et Léon Cassan dans le traitement des accès maniaco-­dépressifs (publié
dans les Annales médico-­psychologiques, 1943, 101, p. 432‑435). En 1949,
Paul Guiraud introduit un autre antihistaminique, le Phénergan®, comme
sédatif anxiolytique et hypnotique (communication au Congrès des méde‑
cins aliénistes, Besançon-­Neuchâtel, juillet 1950, article cosigné avec
C. David, p. 599‑602). En 1950, c’est la publication d’Henri Laborit évo‑
quant l’action centrale de l’association Phénergan®-­Diparcol®, devenue
célèbre par le film Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais.
44 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

entre celles-­ci dans les synapses. Les médicaments psychotropes


moduleraient les effets des neurotransmetteurs (ou neuromédia‑
teurs, notamment dopamine, sérotonine et noradrénaline) : ils
amélioreraient ou stabiliseraient de la sorte les anomalies de fonc‑
tionnement des cellules nerveuses. Toutefois la connaissance fine
des mécanismes d’action de ces médicaments reste très impar‑
faite : on sait identifier leurs effets et les utiliser pour soulager
les troubles psychiques ; on suppose que tel type de médicament
sera efficace pour tel trouble donné et que telles précautions sont
à prendre avec chaque posologie, mais tout reste encore fragile
et sans toujours un vrai fondement biologique. Il est rare qu’un
seul neuromédiateur intervienne pour induire un état ; il serait
préférable d’envisager un « cocktail » sûrement complexe31.
Devant ces limites, les thérapies de la parole (psychanalyse,
psychologie comportementaliste, psychologie cognitiviste, TCC
[thérapies cognitivo-­ comportementales], analyse transactionnelle,
thérapies brèves, thérapies existentielles, thérapies humanistes,
entretien motivationnel) sont toujours appelées à la rescousse,
en parallèle, le plus souvent désormais en complément et sous
des formes nouvelles. Des thérapies du « faire » (atelier d’écriture,
danse-thérapie, art-­thérapie, théâtre interactif, jeu de masques, jeu
de rôles, ergothérapie) sont introduites en superposition pour la
maintenance de l’individu. Il est encore fait appel à la suggestion
par le biais de l’hypnose ou la sophrologie ainsi qu’à la méditation,
et les « cures de sommeil » tiennent encore une place importante.

31. Tous les médicaments, en particulier les neuroleptiques, n’agissent


pas sur les mêmes récepteurs, ce qui explique la variabilité des réponses
à ces médicaments. De plus, si certains antidépresseurs ont un effet sur
les neurotransmetteurs comme la sérotonine, cela ne signifie pas que la
cause de la dépression est un manque de sérotonine… Un niveau bas de
ce neuromédiateur ne cause pas la dépression, pas plus qu’un niveau bas
d’aspirine n’est à la base d’un mal de tête ! Le fonctionnement neuronal est
d’une très grande complexité, car il fait intervenir de nombreux systèmes
biochimiques en régulations multiples. Et ces médicaments interfèrent
avec un bien grand nombre d’autres données de la personne et du contexte.
Les mots et les soins 45

Les présupposés
des maladies mentales

La découverte de la plupart des thérapeutiques psychiatriques


(sinon toutes) fut d’apparence fortuite, le plus souvent dans le cadre
de démarches empiriques ; parfois elles furent le fruit d’analogies
ou de principes, comme celui proposé par le médecin romain
Claude Galien (167?, publié en 1856), « le traitement par les
contraires ». La frénésie étant supposée un « échauffement des
méninges », il s’agissait alors de refroidir l’aliéné par des douches
froides. La mélancolie correspondant à une « surcharge d’atra‑
bile », on pouvait l’évacuer par des purges, des saignées ou des
vésicatoires, etc. L’épilepsie provenait d’un « engorgement de la
pituite », un venin fabriqué par les diables et les démons, qu’il
fallait aspirer ou dessécher…
Au travers de ces multiples pratiques, ce qui surprend le plus
à la lumière de l’épistémologie, ce sont les implicites – dont un
certain pragmatisme sous-­ jacent faisant autorité – et surtout le
manque de spécificité de cette discipline… En permanence ce
domaine est allé chercher ses concepts, ses modèles et sa validation
ailleurs, dans d’autres disciplines. Les pratiques médicamenteuses
actuelles et celles de la parole qui étaient mises en avant à la fin
du xxe siècle sont directement dérivées pour l’une des recherches
en biochimie et en neurologie, pour l’autre, des études en psy‑
chologie et de l’empirisme psychanalytique. Aujourd’hui encore,
nombre de conceptions « exotiques » sur l’origine des pathologies
et des représentations sur les patients interfèrent en permanence
dans le choix du traitement.
Cette constante est très ancienne : quand la maladie mentale
était envisagée comme un déséquilibre des « humeurs32 », l’« har‑
monie » des humeurs pouvait être obtenue par la saignée ou en
utilisant les sangsues. À la fin du xixe siècle, quand le modèle du
microbe devint dominant, la psychiatrie partit à la recherche du

32. On envisageait quatre humeurs – la bile noire, la bile jaune, le


flegme et le sang – qui étaient produites par différents organes du corps ;
ils devaient être en équilibre pour qu’une personne restât en bonne santé.
46 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

« microbe de la folie », à la suite de Pasteur lui-­même qui avait


émis cette hypothèse en 1881. Et en 1896, un numéro du Scientific
American lui fut consacré : « La folie est-­elle due à un microbe ? ».
Pour argumenter, deux médecins décrivaient comment ils avaient
injecté du liquide céphalorachidien de malades mentaux à des
lapins, et comment ces animaux étaient tombés malades à leur
tour. Les auteurs concluaient que « certaines formes de folie »
seraient dues à des agents infectieux. Cela fut renforcé par la
mise en évidence de virus (pour la rage), de tréponème (l’agent
de la syphilis) ou de streptocoques entraînant de graves troubles
psychiatriques (démence, hallucinations…). De nos jours encore,
certaines recherches reprennent ce modèle. On présuppose l’inter‑
vention de micro-­organismes pour la schizophrénie, l’autisme, les
troubles bipolaires ou autres troubles obsessionnels compulsifs
(TOC), in utero, au cours de l’enfance ou même ultérieurement.
Certains d’entre eux pourraient « attaquer » les cellules nerveuses33
par des mécanismes auto-­immuns.
Dans les années 1920‑1930, à la suite des travaux de Christiaan
Eijkman qui conduisirent à reconnaître la vitamine B1 (malnu‑
trition) et ses influences sur les troubles neurologiques liés au
béribéri, se développèrent de nombreuses études pour rechercher
cette fois la « vitamine de la folie », celle qui, par son absence,
conduirait à la pathologie mentale. Récemment encore, des cher‑
cheurs tentent de montrer que les vitamines E et D pourraient
retarder le déclin neurologique.
La découverte de l’ADN (1954) comme matériel héréditaire
et l’engouement pour les gènes détournèrent ensuite l’attention
des psychiatres vers des causes génétiques. Plusieurs études ont
tenté de mettre en évidence des composantes héréditaires dans
la schizophrénie. D’autres travaux actuels cherchent à établir le
rôle respectif des facteurs génétiques et épigénétiques (expression-­
transcription des gènes, remodelage de la chromatine) dans le
développement et la dégénérescence du système nerveux lors de
la mise en place des assemblées neurales, de la différenciation

33. Des neurotoxines, comme l’époxomicine d’origine microbienne,


induisent des syndromes parkinsoniens chez le rat par inhibition du sys‑
tème de dégradation dépendant du protéasome. Néanmoins, ces effets ne
se retrouvent pas avec tous les inhibiteurs du protéasome.
Les mots et les soins 47

neuronale et gliale, lors de l’établissement des connexions, voire


lors de la synaptogenèse.
Actuellement, les recherches et les pratiques psychiatriques sont
largement centrées sur des modèles issus des avancées de la bio‑
chimie d’une part ou sur ceux des sciences neurologiques d’autre
part. Les enjeux sont de repérer les synapses et l’effet des principaux
neuromédiateurs sur un plan clinique pour les uns, pour les autres
de décrypter l’organisation et le fonctionnement in vivo du système
nerveux au niveau cellulaire, de modéliser les réseaux neuronaux
en incluant les cellules gliales, de définir les règles d’intégration qui
sous-­tendent les grandes fonctions sensorielles, motrices, cognitives
et comportementales. Dans leur recherche de légitimité, ces modèles
de type « biomédical » sont supposés fournir désormais, malgré des
limites thérapeutiques bien réelles, la « vraie » base scientifique à
la psychiatrie, excluant par là d’autres potentialités.

Conclusion

Loin de vouloir réfuter la place institutionnelle incontournable


et les fonctions sociales et personnelles inéluctables en matière
de soins de psychiatrie, le regard que nous portons sur cette
discipline souhaite seulement mettre en lumière ses fonctionne‑
­
ments et leurs retombées sur les pratiques actuelles à travers le
recul que permettent l’histoire et l’épistémologie. Notre « espoir »
est que la formation des divers soignants du domaine s’en empare.
La préparation actuelle de ces spécialistes à l’hôpital à partir du
seul modèle biomédical34 et de l’urgence devient trop fruste face
à la complexité de ces pathologies. Leurs formations devraient
profondément évoluer ; les seuls savoirs biomédicaux ne paraissent
plus suffisants, ils devraient être associés et mis en perspective par
des moments de métacognition sur les usages35 avec des données

34. Cette médecine dite « biomédicale » ne propose que des traite‑


ments qui visent à faire reculer la maladie mais sans vraiment la guérir ; et
la recherche dirige au mieux ses efforts vers des traitements moins lourds.
35. Sans doute la dénomination des maladies mentales ne devrait-­
elle pas être laissée aux seuls psychiatres !
48 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

transversales sur les plans historique et épistémologique, mais


pas seulement…
La psychiatrie apparaît comme une discipline à penser et à
« re-­
panser » et nombre de psychiatres – notamment ceux ras‑
semblés autour de ce livre – en ont pris conscience. Il pourrait
être intéressant que les jeunes psychiatres puissent à leur tour
avoir une connaissance de l’histoire de leur domaine et accéder
à un point de vue plus épistémologique pour sortir d’un certain
enfermement et, par là, de certains travers récurrents.
Par ailleurs, l’accent mis de plus en plus souvent sur le seul
organe, voire la cellule, maintenant la synapse ou le processus
chimique immédiat n’est pas sans effets « collatéraux » pervers.
En sus des contre-­indications médicamenteuses, le corps dans son
ensemble reste oublié, et ne se prive pas de réagir au quotidien.
Surtout la personne, derrière ce dernier, se sent très souvent igno‑
rée ; son contexte de vie n’est pas pris en compte. Même malade sur
un plan mental, un capital santé demeure chez tout individu. Il peut
être entretenu et amélioré, il peut être un point d’appui non négli‑
geable. Les Anglo-­Saxons ont développé le concept ­d’empowerment
(issu de power, « pouvoir » ; Ninacs, 200836). Pourquoi ne pas déve‑
lopper chez l’individu adulte – mais également chez l’enfant – ses
capacités et ses compétences restantes, et surtout pourquoi ne pas
lui « donner » la possibilité de les exercer ? En matière d’éducation
thérapeutique du patient (ETP), le soignant apprend à la personne
diabétique à gérer son taux de glucose, à l’asthmatique à repérer
les signes prémonitoires d’une crise et adapter son traitement37.
L’empowerment évite la passivité, elle limite la seule et simple
consommation et induit ainsi un espace partagé de savoir et, donc,
de pouvoir. La thérapie psychiatrique aurait « tout à gagner » à
s’en inspirer ; le contexte est favorable ; les importantes avancées
en matière de santé mentale, avec entre autres la découverte des
neuroleptiques (1952) et des antidépresseurs (1957), ont dédra‑
matisé le domaine et nombre de soignants souhaiteraient ne plus
limiter leur action à la seule « distribution de médicaments ».

36. Ninacs W. A., Empowerment et intervention. Développement de la


capacité d’agir et de la solidarité, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2008.
37. Golay A., Lagger G., Giordan A., Motiver son patient à changer,
Paris, Maloine, 2009.
Les mots et les soins 49

L’ETP ne pourrait-­elle pas ouvrir de nouvelles possibilités à la


psychiatrie, le patient (re)prenant du pouvoir sur soi38 (Giordan,
Golay, 2013) ? Le soignant devrait pouvoir encore inclure dans sa
formation (initiale ou continue) de la philosophie, de l’éthique,
de la sociologie et de l’anthropologie et surtout une pratique sys‑
témique dans des centres de soins et de prévention pour faire
converger biologie, personne et environnement dans la prise en
compte des causes et le choix des traitements. Sans doute même à
terme, de nouvelles professions seraient-­elles à créer pour accom‑
pagner spécifiquement ces patients et interagir avec eux dans un
changement potentiel.

38. Giordan A., Golay A., Bien vivre avec sa maladie, Paris, J.-­C. Lattès,
2013.
Les suppliciés
de la Grande Guerre

par Patrick Clervoy

La Grande Guerre mobilisa, côté français, environ 8 mil‑


lions d’hommes. Ils partirent convaincus de leur supériorité
militaire. Les images d’archives nous les montrent prenant le
train, excités, se bousculant avec des rires, sûrs d’une victoire
rapide. Ils partirent aux moissons, ils espéraient rentrer avant
l’hiver. Ils déchantèrent vite. Quelques mois plus tard ils étaient
englués dans la boue des tranchées. Ils étaient collés à une terre
mille fois labourée par les bombes. Les saisons se sont succédé
puis sont revenues. Jour et nuit les tranchées étaient pilonnées.
Dans de grands éclats de lumière, les explosions ensevelissaient
les vivants et déterraient les morts. La mitraille hachait tout.
Indistinctement. Les arbres, les hommes et les chevaux… Une
pluie de fer mutilait ceux qui étaient debout et déchirait les
cadavres qui pourrissaient dans les trous. Ce fut un cauchemar
éveillé et permanent.
Les assauts étaient précédés d’intenses bombardements des
lignes. Les soldats étaient assommés par les explosions. On parla
d’ébranlement de l’air pour désigner les ondes de choc provoquées
par le souffle de ces explosions. Sourds, commotionnés, hagards
et tremblants, ils furent nombreux à être évacués vers les hôpi‑
taux de l’arrière.
52 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

La mémoire de ces vétérans-­ là fut escamotée. La Première


Guerre mondiale fit, en France, plus de 4 millions de blessés. Près
de 1 million d’entre eux furent des blessés psychiques1. Peu de
gens parlèrent de leur sort. Il nous reste de rares images. Celles,
muettes, d’hommes nus et sans âges qui tournent en file indienne
dans une cour ; celles d’hommes agités de tremblements incessants,
le regard vide, que tentent vainement d’apaiser des infirmiers ;
celles d’hommes tendus et anxieux, bondissant au moindre bruit
et se cachant sous leurs lits bien longtemps après, alors qu’il n’y
avait plus de guerre.
Dans le musée du Service de santé des armées, au Val-­de-­
Grâce, sont présentées, posées derrière une vitrine, des statuettes
figurant ces hommes tordus et courbés. Une sculpture en plâtre
blanc montre un homme nu, une canne dans chaque main, le
tronc courbé à l’horizontale. Une autre sculpture, en cire déli‑
catement teintée, représente un sapeur. Il est plié en deux. De
la main droite il tient un long bâton sur lequel il s’appuie pour
ne pas tomber. La main gauche est plaquée sur le bas du dos.
Il est nu lui aussi. Son visage est tourné vers celui qui l’observe.
Dans ses yeux, on lit une interrogation, comme s’il s’inquiétait
de la façon dont on le regarde.

Des hommes effrayés…

Paulin, ancien élève de Sorbonne, raconte : « Je ne me rappelle


plus rien de ce qui a précédé et suivi l’explosion de la marmite
[un obus allemand]. Je sais seulement que l’on m’a porté dans la
tranchée et de là au poste de secours. En fait de blessures, je n’ai
alors qu’un fort noir au front et quelques déchirures à la peau du
ventre. J’ai été projeté en l’air, paraît-­il, et me suis cogné la tête
en retombant. Le premier sentiment que j’éprouve, le troisième
jour, est celui d’une stupidité qui se manifeste principalement par
des confusions de mots, un bégaiement continuel dès que je veux

1. Les termes de « blessé psychique » n’apparurent pour la première


fois en France qu’en 1992 dans un texte législatif définissant les pensions
attribuées aux vétérans présentant des troubles psychiques de guerre.
Les suppliciés de la Grande Guerre 53

parler, enfin, à certains moments, une cécité presque complète. Je


vois d’abord une sorte d’insecte qui se promène en l’air de droite à
gauche ; aussitôt tout se brouille et les objets me paraissent entrer
les uns dans les autres ; je ne distingue plus rien de l’extérieur2. »
Les observations de ce phénomène sont nombreuses. Perro,
un jeune soldat de 18 ans, a présenté, après l’éclatement d’un
obus à proximité, une surdité presque complète de l’oreille droite,
avec de forts bourdonnements du même côté, et l’illusion que les
objets tournaient en cercle de gauche à droite. Il présentait aussi
des oscillations de la tête de bas en haut et de haut en bas, ainsi
que des oscillations des globes oculaires dans le même sens, et
de temps à autre, il paraissait entraîné en arrière et à gauche
comme s’il avait été sur le point de culbuter. Il avait des troubles
de l’équilibre quand il marchait devant lui ou dans le sens de la
largeur, et il s’affolait littéralement, avec angoisse, accélération du
pouls, transpiration aux tempes, si on essayait de lui faire gravir
un escalier ou une échelle, ou même si on le soulevait en l’air en
le prenant sous les bras3.
Un autre était désigné courbe-­tronc parce qu’il était plié en
avant. Il sentait confusément les contacts, mais il ne sentait plus les
piqûres depuis sa commotion, quelle que soit la zone de peau sur
laquelle le médecin promenait son instrument, excepté le visage4.
Un autre présentait un curieux phénomène nommé allochirie :
il attribuait au côté gauche, dont la sensibilité était restée intacte,
les contacts et les piqûres du côté droit.
Ces soldats commotionnés tremblaient, soit de façon continue,
soit de façon intermittente. Ces tremblements étaient tantôt géné‑
ralisés à tous les membres, tantôt limités à un bras ou une jambe.
Un autre avait, quatre fois par minute, des contractions localisées
à l’épaule et au bras gauche. L’avant-­ bras se fléchissait sur la
poitrine, tandis que l’épaule remontait brusquement. Il paraissait
chaque fois regarder fixement quelque chose.

2. Dumas G., Troubles mentaux et nerveux de guerre, Paris, Félix


Alcan, 1919.
3. Ibid.
4. Ibid.
54 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Et des médecins sûrs de leur science

À cette époque la psychiatrie n’était pas encore une discipline


médicale autonome comme aujourd’hui. Les malades mentaux
n’étaient pas soignés dans des hôpitaux, mais enfermés dans des
asiles. Les soins y étaient pour l’essentiel du gardiennage et de
la contention. Les médicaments psychiatriques n’existaient pas.
Les médecins qui s’occupaient d’eux portaient le nom d’aliénistes.
Le dogme dominant était encore celui de la dégénérescence.
Les maladies mentales étaient expliquées par l’« abâtardissement
de la race ». Les malades mentaux étaient désignés comme des
« êtres dégradés », « une charge pour la société », « des hommes
tombés dans le vice », « des hideux dégénérés5 ». Au début du
e
xx siècle, la France se comparaît à l’Allemagne, et chacun
des camps estimait que l’autre était dégénéré. Ces soldats qui
tremblaient donnaient de la France une mauvaise image, celle
d’une nation faible et viciée. La médecine avait pour rôle de
maintenir une race forte. En 1912 l’aliéniste Édouard Toulouse
écrivait : « Il y a, pense-­t‑on, la défense du pays, la nécessité
de l’industrie. Mais ces intérêts sont en accord avec une race
saine et non avec une proportion élevée d’inutilisables qu’il faut
entraîner dans le travail ou à la guerre6. » L’arrière-­pensée de
la démarche médicale était d’éliminer cette mauvaise graine.
Il y avait en France une médecine à deux vitesses. La neuro‑
logie tenait le haut du pavé dans les hôpitaux et dans les facultés.
Faute de moyens d’exploration permettant d’analyser le fonction‑
nement cérébral, les troubles nerveux d’origine psychologique,
ceux qui ne s’expliquaient pas par une anomalie repérable du
cerveau ou des nerfs, étaient regardés par les neurologues avec
beaucoup de suspicion, pour ne pas dire avec dédain et mépris.
Le maître de la neurologie était Joseph Babinski. Il était un
clinicien hors pair. Ses élèves le décrivaient comme un grand

5. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles


et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés
maladives, Paris, J.-­B. Baillière, 1857.
6. Toulouse É., La Dépêche, 16 août 1912.
Les suppliciés de la Grande Guerre 55

homme taciturne. Lorsqu’il examinait un malade, il s’y prenait


méthodiquement. Sans prononcer le moindre mot, il cherchait
un par un les signes de déficit ou d’excitation d’un nerf. Clovis
Vincent raconte : « Dans les séances ordinaires de la société, assis
au premier rang, son beau visage tendu et concentré, ses deux
yeux profonds fixés comme deux lumières sur le sujet présenté, il
écoutait, s’instruisait, critiquait. Souvent on le voyait saisir avide‑
ment l’un des membres du malade pour se convaincre de la réalité
d’une paralysie ou d’une contracture ; ou bien encore il frappait
quelques coups de son marteau sur les tendons pour préciser un
état qui ne lui paraissait pas clair7. »
Joseph Babinski avait la maladie du doute : « Il ne parlait pas
en examinant ses malades. Il cherchait des signes, souvent le même
signe, pendant des heures, des semaines8. » Au cours du même exa‑
men il pouvait répéter sans se lasser le même geste, à vouloir vérifier
ce qu’il avait déjà constaté. L’examen d’un malade pouvait lui prendre
un très long temps. Lorsqu’il s’arrêtait, il pouvait décrire, au milli‑
mètre près, où se trouvait la tumeur de la moelle épinière. Et chaque
fois l’investigation chirurgicale ou l’autopsie lui donnaient raison.
À la suite du travail clinique de Jean-­ Martin Charcot, mais
en rupture avec ses idées, Joseph Babinski avait poursuivi l’étude
des manifestations hystériques. Parce qu’elles étaient à la fois
reproductibles par la suggestion et guérissables par la persua‑
sion, Babinski les qualifia du néologisme de pithiatiques. Il définit
l’hystérie comme un état psychique rendant le sujet qui s’y trouve
susceptible d’être suggestionné et capable de s’autosuggestionner.
Babinski affirmait : « L’hystérie est un état pathologique se mani‑
festant par des troubles qu’il est possible de réduire par sugges‑
tion, chez certains sujets, avec une exactitude parfaite et qui sont
susceptibles de disparaître sous l’influence de la persuasion seule.
[…] Je crois pouvoir dire que cette définition est adéquate : elle
convient à l’objet défini tout entier et ne convient qu’à lui seul9. »

7. Vincent C., « Hommage à Joseph Babinski », Revue neurologique,


novembre 1932.
8. Mondor H., « Clovis Vincent », in Anatomistes et chirurgiens, Paris,
Éditions Fragrance, 1949.
9. Babinski J., « Émotion et hystérie », Journal de psychologie normale
et pathologique, mars-­avril 1912.
56 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Il avait déjà inventé le signe éponyme qui permettait de dis‑


tinguer une paralysie d’origine somatique d’une paralysie d’origine
hystérique. Son projet était de donner aux médecins les éléments
sémiologiques qui leur permettraient de distinguer, chez un sujet
malade, la part de ce qui revenait à l’hystérie et celle qui revenait
à la supercherie consciente. Son intention était qu’en temps de
guerre, le soldat hystérique fût l’objet de soins appropriés – nous
verrons lesquels Babinski préconisa – et que le simulateur relevât
d’une sanction disciplinaire. Mais cet objectif dévia et aboutit en
une démarche contraire qui tendit à assimiler l’un à l’autre. Cette
confusion était déjà dans une formule oxymorique de Babinski :
« l’hystérique est un simulateur de bonne foi10 », formule que tous
ses élèves répétèrent durant la guerre.

De l’hypnose des batailles


à l’obusite

Au début de la guerre, les réactions qui retinrent l’attention


des médecins furent les états stuporeux. La première publication
qui décrivit ces états parut en 1915, sous la signature de Gaston
Milian qui donna à ces tableaux le nom d’« hypnose des batailles11 ».
« Le malade est apporté à l’hôpital couché ou assis. Il reste dans
son lit sur le dos, immobile, les yeux grands ouverts, le regard
fixe et sans aucun battement de paupières. Les mouches se pro‑
mènent sur les paupières, entre les cils, sans amener de cligne‑
ment, le bras soulevé retombe inerte sur le lit12. » Le sujet agit
par automatisme, indifférent aux sollicitations, sans initiative ni
mouvement spontané, parfois animé de comportements somnam‑
buliques comme s’il était encore immergé dans la bataille. Cet état
de catalepsie pouvait perdurer plusieurs jours, voire quelques mois.

10. Babinski J., Froment J., Hystérie-­pithiatisme et troubles nerveux,


Paris, Masson, 1918.
11. Milian G., « L’hypnose des batailles », Paris médical, 2 janvier
1915, p. 265‑270.
12. Galtier Boissière É., Larousse médical de guerre (supplément),
Paris, Larousse, 1917.
Les suppliciés de la Grande Guerre 57

Les fondements explicatifs de ces troubles étaient basés sur les


théories de la dégénérescence, théories qui étaient encore en vogue
au début du xxe siècle et qui expliquaient la fragilité psychique des
soldats par l’hérédité d’une tare familiale. Mais il y eut des cas de
confusion mentale par milliers. L’aspect épidémique de ces troubles
rendit vite caduque cette hypothèse pathogénique. Il y eut encore
quelques publications, puis cette désignation disparut dès 191613.
Les médecins avaient constaté qu’une majorité de ces troubles
apparaissaient chez des soldats qui avaient été exposés aux bombar‑
dements. Dans cette perspective étiologique, la première publication
parut en 1917, faite par Jules Capgras14, qui reprit l’ancienne hypo‑
thèse du « vent du boulet » datant des guerres napoléoniennes. À
ces états confusionnels Albert Mairet et Henri Pieron donnèrent le
nom de « syndrome du vent de l’obus15 », qui devint avec Emmanuel
Régis « obusite16 » et que Charles Myers, pour les Anglais, désigna
au même moment sous le vocable de shell shock17.
Léon Lortat-­ Jacob décrivit ensuite le « syndrome des ébou‑
lés18 » : ce sont des soldats qui peuvent encore marcher mais qui
ont le tronc courbé en avant, dans une attitude de porteur de hotte.
Ces soldats ont le vertige lorsqu’ils relèvent la tête. Ils éprouvent
de grandes douleurs à la mobilisation de la colonne lombaire dans
les tentatives de redressement. Leurs muscles sacro-­lombaires sont
contractés et prennent la forme de cordes musculaires. Lortat-­
Jacob indique avoir retrouvé dans plusieurs cas du sang dans le
liquide céphalo-­rachidien.

13. Crocq L., « La psychiatrie de la Première Guerre mondiale.


Tableaux cliniques, options pathogéniques, doctrines thérapeutiques »,
Annales médico-­psychologiques, 2005, 163, p. 269‑289.
14. Capgras J., « La confusion mentale dans les rapports avec les
événements de guerre », Bulletin de la Société clinique de médecine mentale,
1917, numéro spécial « Médecine mentale de guerre », p. 42‑85.
15. Mairet A., « Le syndrome commotionnel au point de vue du
mécanisme pathogénique et de l’évolution », Bulletin de l’Académie de
médecine, 1915, 73, p. 710‑716.
16. Régis E., « Les troubles psychiques et neuropsychiques de la
guerre », Presse médicale, 1915, 23, p. 177‑178.
17. Myers C., « Contributions to the study of shell shock », The Lancet,
13 février 1915, p. 316‑320.
18. Lortat-­Jacob L., « Le syndrome des éboulés », Revue neurologique,
1914‑1915, p. 1173‑1174.
58 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Georges Dumas décrivit ainsi la cinétique morbide des com‑


motions par explosifs : « L’éclatement d’un obus à proximité peut
provoquer, sans blessure apparente et d’une façon subite, des
troubles neuropsychiques divers. La commotion cérébrale propre‑
ment dite, le plus fréquent des accidents, est un syndrome qui
succède immédiatement à un choc physique de la boîte crânienne
qui se caractérise cliniquement par une perte de connaissance
complète, après laquelle le malade garde d’ordinaire l’amnésie de
l’accident et présente, pendant quelques jours, de la courbature,
de la céphalée, du ralentissement du pouls, ainsi que la tendance
aux nausées et aux vomissements. […] La perte de connaissance
dure peu, de quelques instants à quelques heures. Dès qu’elle
cesse, le malade revient très vite à la lucidité ; il est conscient
et orienté ; on ne constate guère qu’un peu de somnolence et de
torpeur passagères. La commotion cérébrale ainsi définie guérit, en
général, sans laisser de séquelles. Il peut exister dans certains cas
des lésions minimes, hémorragiques notamment, après lesquelles
surviennent des altérations des réflexes et de la sensibilité19. »

La question des simulateurs


et des persévérateurs

Cette notion d’une lésion organique à l’origine des troubles


devait permettre d’envisager un traitement fondé sur la récupé‑
ration neurofonctionnelle par la mise au repos. Cependant, les
rémissions ne se firent pas. Les contractures et les paralysies
persistaient. À la même époque, on lisait partout dans la presse
qu’il fallait faire la chasse aux « planqués ». Alors émergea le
soupçon de simulation des troubles. Babinski donna cet avertisse‑
ment : « Un simulateur habile et éduqué à bonne école pourrait
arriver à reproduire avec précision tous les accidents hystériques.
Il faut avouer qu’il est impossible dans chaque cas particulier
de déterminer avec certitude le degré de sincérité du sujet20. »

19. Dumas G., Troubles mentaux et troubles nerveux de guerre, op. cit.
20. Babinski J., Froment J., Hystérie-­pithiatisme et troubles nerveux,
op. cit.
Les suppliciés de la Grande Guerre 59

L’idée que ces soldats étaient des simulateurs gagnait l­’ensemble


des médecins. La notion de simulation était en vogue dès avant
la guerre. Gilbert Ballet l’avait définie comme un trouble subjectif
ou objectif imaginé par le sujet dans le but d’induire, volontai‑
rement et consciemment, l’observateur en erreur. Il lui assimilait
l’exagération consciente et la persévération consciente et voulue
d’un trouble réel21. L’idée de punir ces personnes existait aussi
déjà avant la guerre. En 1906, dans un ouvrage intitulé Diagnostic
des maladies simulées, Paul Chavigny indiquait que face à la ruse
des malades, le médecin pouvait, pour les démasquer, user de la
surprise et de la violence22.
Joseph Babinski indiqua l’intérêt de traiter avec brutalité les
soldats qui présentaient des troubles hystériques. Il donna à ce
principe le nom de « méthode brusquée ». Il s’appuya sur les notes
de Jean Clunet, qui était médecin sur un bâtiment de la marine
nationale, le Provence II, qui coula le 26 février 1916. Jean Clunet
décrivit lors du naufrage une panique collective avec une épidé‑
mie de suicides lors de l’évacuation du bateau, puis, quarante-­huit
heures après avoir été secourus, l’apparition de 40 « pithiatiques »
sur 600 des survivants. Voici les soins donnés à ces « pithiatiques »
tels que les rapporte Babinski : « Mis entièrement nus dans la salle
de surchauffe, ils sont frottés énergiquement avec un gant de crin
imbibé d’alcool par deux vigoureux marins ; une fois réchauffés
extérieurement et intérieurement (tafia), je les prends successive‑
ment et je les flagelle de plus en plus fort, jusqu’à ce que les troubles
aient disparu, en ne cessant de leur dire des paroles aimables et
de m’extasier sur la rapidité de la guérison. Aucun n’a résisté plus
de dix minutes ; beaucoup ont été guéris par contagion, en voyant
traiter les autres. La plupart m’ont manifesté immédiatement et
pendant les jours suivants une vive reconnaissance23. »

21. Ballet G., Traité de pathologie mentale, Paris, Octave Doin, 1903.
22. Chavigny P., Diagnostic des maladies simulées dans les accidents
du travail et devant les conseils de révision et de réforme de l’armée et de
la marine, Paris, J.-­C. Baillière, 1906.
23. Babinski J., Froment J., Hystérie-­pithiatisme et troubles nerveux,
op. cit.
60 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

La mobilisation des neurologues


contre les hystériques

Dès les premiers mois de la guerre, les lits des services de


neurologie furent saturés par des soldats présentant des paraly‑
sies et des contractures étranges. Ces manifestations représen‑
tèrent jusqu’à 50 % des hospitalisations. Dans un rapport de 1915,
Babinski demanda que les services soient « désencombrés de sujets
pareils ». Dumas et Delmas écrivirent que les hystériques de guerre
constituaient « la plaie des services de neuropsychiatrie24 ».
La fréquence de ces accidents nerveux survenus à l’occasion
de la guerre incita les neurologues à leur consacrer une partie des
discussions à la Société de neurologie de Paris, lors des séances du
18 février et du 4 mars 191525. À ce moment s’opposèrent deux posi‑
tions incarnées l’une par Pierre Marie et l’autre par Jules Déjerine.
Pierre Marie indiqua que ces soldats étaient, pour une grande
part, des simulateurs : « J’ai cru devoir attirer l’attention sur les
dangers de la présence de ces sujets dans nos formations sanitaires
et sur la nécessité de prendre à leur égard des mesures thérapeu‑
tiques spéciales. » Déjà, il stigmatisait ces malheureux immobiles
en indiquant qu’ils étaient un danger. Parce qu’ils représentaient
la faiblesse de l’armée, les hystériques étaient assimilés à l’ennemi.
Pierre Marie raconta qu’il avait ainsi envoyé un soldat hémiplégique
devant une commission disciplinaire avec la mention de « simu‑
lation », pour qu’une punition lui fût infligée, et il se vanta que
l’intéressé fut condamné à vingt-­cinq jours de prison, dont douze
d’isolement. Concernant ces soldats suspectés d’être des simulateurs,
Pierre Marie demanda que figurât sur leurs papiers militaires la
mention que leur maladie était imaginaire. Pierre Marie proposait la
double peine pour les pithiatiques : au traitement il substituait une
punition, et au châtiment il voulait ajouter une flétrissure militaire.

24. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », in A.


François, Science et dévouement, Paris, Éditions Aristide Quillet, 1918.
25. « Discussion sur les troubles nerveux dits fonctionnels observés
pendant la guerre. Bulletin de la Société de neurologie de Paris », séances
du 18 février et du 4 mars 1915, Revue neurologique, 1914‑1915, p. 447‑453.
Les suppliciés de la Grande Guerre 61

Celui qui incarnait le rival de Babinski sur le plan universi‑


taire – parce qu’il était professeur agrégé et que Babinski ne le
fut jamais –, Jules Déjerine, tint une position opposée : « J’ai déjà
observé un assez grand nombre de blessés atteints de troubles
nerveux de nature fonctionnelle – hémiplégie, paraplégie, contrac‑
tures, hémianesthésie, mutisme, bégaiement, amnésie – et chez
aucun d’entre eux je n’ai eu l’impression d’avoir affaire à de la
simulation. » Tout en répondant à Pierre Marie, il prit position
contre Babinski et sa théorie de simulation inconsciente : « Je ne
crois pas qu’on puisse jamais me montrer un sujet qui, volontaire‑
ment – le simulateur n’étant autre chose que l’individu qui volon‑
tairement reproduit un symptôme –, qui volontairement, d ­ is-­
je,
puisse maintenir un membre en contracture, non pas pendant
des semaines et des mois – je n’en demande pas autant –, mais
seulement pendant quelques heures. Je ne crois pas davantage
que par la volonté un sujet puisse, sans contracter énergiquement
ses muscles des membres inférieurs – et alors la supercherie est
facile à découvrir –, empêcher son réflexe cutané plantaire de
se produire26. » Déjerine conclut que ses confrères, qui voyaient
partout des simulateurs, tendaient à en exagérer la fréquence.
Gilbert Ballet prit ensuite la parole. Il refusa d’entrer dans la
discussion avec une formule impérative : il fallait agir vite et éner‑
giquement, au prétexte que tout menteur pouvait devenir malade de
son mensonge : « Tel trouble manifestement simulé aujourd’hui peut
ne plus mériter ce qualificatif demain. Et de même que le menteur,
convaincu d’abord de la fausseté d’une assertion, donnée dans un
but intéressé, finit par se persuader lui-­même de l’authenticité de ses
dires, à force de les répéter, de même un sujet qui, au début, aura
simulé une contracture ou une paralysie avec l’intention de tromper
autrui, peut devenir à la longue la propre victime de sa supercherie27. »
Ce fut le tournant de la discussion. Ce fut le moment du glis‑
sement qui fit que tout soldat hystérique fut considéré comme, à
l’origine, fautif de son mal, quelle que fût sa sincérité au moment de
l’examen. Ernest Dupré renchérit en indiquant qu’en général, tout
simulateur devenait au fil du temps l’objet de sa propre suggestion.

26. Ibid.
27. Ibid.
62 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Enfin Joseph Babinski, président en exercice de la Société


de neurologie de Paris, prit la parole. Il trancha la discussion. Il
balaya sans les examiner les arguments de Déjerine : « J’estime
qu’il y a lieu d’écarter de notre discussion tout ce qui est d’ordre
théorique. […] Nous devons considérer exclusivement, dans les
circonstances actuelles, le côté pratique, avoir uniquement en vue
ce qui présente un intérêt utilitaire et formuler quelques proposi‑
tions précises dont on puisse tirer un parti immédiat. » Il pointa
ces « vulgaires » simulateurs qu’il avait débusqués, des « délin‑
quants », « indignes de toute commisération », qu’il fallait signaler
à ­l’autorité militaire. Il ne voyait à l’origine de ces troubles que des
« menteurs » pris à leur propre suggestion. Il réfuta tout intérêt à
distinguer le vrai du faux de ces pathologies. « Si l’on s’obstine,
dans un cas pareil, à démêler ce qui appartient à l’un ou à l’autre
de ces facteurs, on aborde un problème ordinairement insoluble,
mais dont la solution n’est pas capitale étant donné le but que
nous nous proposons28. » Il préconisa l’emploi d’une faradisation
intense qui permettrait des résultats immédiats. Peu importe, dit-­il,
que le trouble fût réel ou faux, l’essentiel était que les médecins
le fissent disparaître.
À la suite de cette discussion, Babinski proposa à la Société
de neurologie de faire parvenir au ministre de la Guerre une
lettre demandant la création de services neurologiques spécialisés
« organisés de façon particulière au point de vue de la surveillance
et de la discipline », dans lesquels, isolés des autres malades, ces
soldats puissent être traités sans attente, par des méthodes qui
avaient fait leurs preuves. C’est ainsi que furent créés, pour traiter
ces soldats, vingt centres neurologiques spéciaux répartis sur toute
la France. Autant de lieux où les médecins pourraient démasquer
les supercheries et pratiquer des faradisations.

28. Ibid.
Les suppliciés de la Grande Guerre 63

Un long catalogue
des curiosités médicales

En 1916 se tint le Congrès de neurologie militaire de Doulens


où les patrons retrouvèrent leurs élèves mobilisés. Ils y étaient
tous : Joseph Babinski de la Pitié, Pierre Marie et Jules Déjerine
de la Salpêtrière, Jean Abadie de Bordeaux, Jules Froment de
Lyon, Georges Dumas professeur à la Sorbonne. Ils tentèrent un
répertoire nosologique de ces affections qui déroutaient tant leur
savoir. Les diagnostics se multipliaient : ils décrivirent des « trem‑
bleurs chroniques », « des vomisseurs », des « convulsifs », des
« inertes psychiques », des « persévérateurs », des « exagérateurs »,
des « crisards », des « estropiés à temps », des « myocloniques ryth‑
miques », des « spondylitiques », des « éructants avec régurgitation
alimentaire ». Voici ce qu’écrivirent après coup les professeurs
Georges Dumas et Achille Delmas : « La guerre a multiplié les cas
d’accidents hystériques. On a revu presque toutes les formes des
temps héroïques de l’hystérie, depuis celles des épidémies médié‑
vales jusqu’à l’époque de Charcot. Une énumération encore incom‑
plète de ces formes doit comprendre les crises, les contractures,
les paralysies, les attitudes vicieuses, les camptocormies ou troncs
courbés, les tremblements, les astasies-abasies, les pseudo-­chorées,
les démarches sautillantes, steppantes, etc., les mutités, les surdités,
les cécités, les léthargies, les puérilismes, en un mot tout ce que la
fécondité de sujets fabulants peut imaginer d’une cour des miracles
où seraient représentés tous les cas de la pathologie humaine29. »
Les conversions les plus surprenantes étaient les contractures.
Au niveau des membres, elles réalisaient des attitudes monoplé‑
giques variées. Au niveau du tronc, elles prenaient la forme d’atti‑
tudes scoliotiques ou lordotiques. Les plus caricaturales étaient
les plicatures du tronc : les hommes étaient pliés en deux, les
jambes semi-­fléchies et le dos courbé, la tête en hyperextension
pour regarder le sol où ils posaient avec prudence un bâton sur
lequel ils s’appuyaient pour ne pas se recroqueviller totalement.

29. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », art. cit.
64 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

La régression scientifique apparaît dans la démarche d’Achille


Souques, qui dirigeait le centre de neurologie de l’hôpital Paul-­
Brousse à Villejuif, et qui souhaitait nommer ces plicatures lom‑
baires d’un terme de son invention : « camptocormie » – du grec
« je fléchis le tronc » – avec la proposition d’« adopter un terme
univoque pour désigner une attitude du tronc qui est la même
quelle que soit la cause30 ». Ce « quelle que soit la cause » indique
qu’il ne s’agit plus de comprendre, mais uniquement de montrer.
Les neurologues abandonnent l’interrogation sur l’origine de ces
troubles. L’ignorance du processus psychosomatique intime est
escamotée par le médecin qui se pare d’une contenance savante
avec des mots obscurs. Pour les neurologues, Babinski en tête,
il n’y a pas à chercher à comprendre. Leur dédain pour toute
démarche psychologique est transposé dans ces comportements
descriptifs à n’en plus finir. Après « pithiatisme », « allochirie »,
« camptocormies », un autre exemple de cette contenance avec
des mots savants : il y eut des formes curieuses de dilatation
abdominale, de gros ventres aériques avec tympanisme, auxquels
Gustave Roussy donna le nom de « catiémophrénose31 », du grec
« j’abaisse le diaphragme ».
Ces accidents pithiatiques variaient suivant la zone du front où
ils étaient observés. Cela laissait les médecins perplexes, renforçait
le soupçon de simulation de ces troubles et inspirait l’idée de leur
contagion par suggestion. Henry Meige, cité par Fribourg-­Blanc,
évoqua le maintien pathologique d’une attitude antalgique qui se
pérennisait bien après le traitement de la blessure, et il formula
cet aphorisme : « L’habitude crée l’aptitude à l’attitude32. » La for‑
mule put paraître habile. Elle fut reprise dans les livres. Mais elle
n’expliquait rien, sinon encore de réduire le symptôme aux effets
d’une mauvaise habitude.

30. Souques A., Rosanoff-­Saloff I., « Camptocormies », Revue neuro-


logique de Paris, novembre-décembre 1915, p. 937.
31. Roussy G., « Pseudo-­tympanites abdominales hystériques : les
catiémophrénoses », Bulletins et mémoires de la Société médicale des hôpi-
taux de Paris, 1917, XXXIII, p. 665‑666.
32. Fribourg-­Blanc A., Gauthier M., La Pratique psychiatrique dans
l’armée, Paris, Charles Lavauzelle & Cie, 1935.
Les suppliciés de la Grande Guerre 65

La douleur infligée

Dans l’esprit des médecins, il fallait corriger ces troubles rapi‑


dement, pour ne pas que la déformation fût définitive. La manière
la plus efficace d’obtenir cette correction résidait dans l’emploi
de la douleur. Maurice Dide, du centre neurologique de Bourges,
écrivait : « La douleur est un élément essentiel, fondamental du
traitement des états névropathiques. La supprimer est commettre
une erreur psychologique dont les conséquences sont la transfor‑
mation d’incapacités temporaires en incapacités permanentes. » Il
concevait ce traitement sans cruauté et condamnait tout dérapage
moral : « La fermeté en impose, la violence déconsidère celui qui
s’y livre33. »
Les médecins y mirent du zèle. C’est ainsi que surgit l’affaire
des « suppliciés » de la Grande Guerre. Pierre Darmon estime à près
de 20 00034 le nombre des soldats qui passèrent par ces centres
où ils furent, dans l’aveuglement médical, soumis à des tortures.
Léon Lortat-­Jacob inventa en 1915 un appareil réducteur des
contractures digne de l’Inquisition : « Au moyen d’un écrou à
oreilles, on peut redresser progressivement la jambe contracturée
en flexion et ne pas dépasser les limites du supportable. » Un an
plus tard il reconnaît : « Chez certains sujets, le redressement n’a
pu être obtenu. Les douleurs se prolongeaient pendant dix heures et
plus en même temps que la fonction du membre se détériorait35. »
Des médecins eurent recours à des injections. Le protocole de
Jean-­Athanase Sicard du centre de Marseille a consisté en des injec‑
tions d’alcool à 90 degrés dans les muscles. Le protocole de Gustave
Roussy et de Jules Boisseau du centre de Salins-­les-­Bains a consisté
en des injections d’éther sous la peau. Gustave Roussy écrivait :
« Nous affirmons donc au malade que nous guérissons toujours
et à coup sûr les nombreux malades semblables à lui, à l’aide de

33. Dide M., Les Émotions et la Guerre, Paris, Félix Alcan, 1918.
34. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les
pithiatiques », in Histoire, économie et société, 2001, 20e année, n° 1,
p. 49‑64.
35. Ibid.
66 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

médicaments injectés sous la peau, injection de liquide ne présentant


aucun danger, mais extrêmement douloureuse […] en poussant le
liquide aussi lentement que possible pour prolonger l’injection36. »
Ces produits n’avaient aucune action thérapeutique par eux-­
mêmes. Leur injection produisait une sensation de cuisson extrê‑
mement douloureuse. C’était le résultat recherché. Cela justifie la
qualification de « supplices » donnée à ces pratiques médicales.
De rares voix s’élevèrent. Du centre de Lyon qu’il dirigeait,
le médecin-­chef Paul Sollier s’opposa à la doctrine du traitement
brusqué. En novembre 1916, dans une correspondance au ministre
de la Guerre, il dénonçait les « théories enfantines », prônées par
Babinski, et que Justin Godart, sous-­secrétaire d’État, avait géné‑
ralisées en directives à l’ensemble des centres. Il estimait que cela
constituait une atteinte grave à la conscience professionnelle et
à l’indépendance scientifique des médecins. Lors de la réunion
médico-­chirurgicale militaire qui se tint à Lyon le 24 août 1915, il
présenta des arguments formels pour démontrer que ces troubles
n’étaient pas simulés : les radiographies de ces soldats objectivaient
des anomalies du tissu osseux, plus fragile, décalcifié, stigmate
d’une atteinte organique. Seuls deux centres refuseront de pratiquer
la faradisation, celui de Paul Sollier à Lyon et celui de Joseph
Grasset à Montpellier37. Grasset fit établir dans son centre un atelier
de fabrication d’appareils orthopédiques, un potager et un terrain
de sport. Dans un rapport de décembre 1916, il écrivait que les
moyens violents d’électrothérapie ou de redressement mécanique
ne produisaient qu’une exaspération des contractures de défense38.
Où Babinski et ses élèves disaient guérir des pithiatiques, Grasset
leur indiquait qu’ils aggravaient leur mal.
Paul Voivenel écrivit en 1918 : « J’ose m’enorgueillir, en trois
ans et demi de guerre, de n’avoir jamais puni ou fait punir un

36. Roussy G., Boisseau J., « Deux cas de pseudo-­commotion laby‑


rinthique par éclatement d’obus à distance. Commotion labyrinthique
persévérée, simulée ou suggestionnée », Bulletin et mémoires de la Société
médicale des hôpitaux de Paris, séance du 11 mai 1917.
37. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les
pithiatiques », art. cit.
38. 16e Région, rapport du mois de décembre 1916, archives du
Service de santé des armées, cité par Darmon P., « Des suppliciés oubliés
de la Grande Guerre : les pithiatiques », art. cit.
Les suppliciés de la Grande Guerre 67

combattant39. » Paul Voivenel avait défendu la notion de peur mor‑


bide acquise pour laquelle il préconisait une mise au calme et au
repos : « Nous appliquons à la lettre la cure de repos physique et
émotionnel que le général Pétain a codifiée en 191740. »

Le torpillage faradique

Vulgarisée depuis le milieu du xixe siècle, l’électrothérapie était


en déclin au début de la guerre. Elle prouvait que les muscles
pouvaient se contracter alors même que le nerf moteur était lésé ;
il n’y avait pas d’autre bénéfice à en espérer. Dans cette période
de désarroi médical face à l’afflux des Poilus aux mouvements
clownesques et aux postures tordues, l’électrothérapie fut remise
en avant.
Pierre Marie, dans son rapport de janvier 1915, indiquait : « Les
courants faradiques permettent de dépister un certain nombre de
maladies simulées. Il est préférable, dans ce cas, de les employer
sous forme tétanisante parce qu’ils sont plus douloureux41. »
Dans son rapport de mars 1916, Jean-­ Athanase Sicard du
centre de neurologie de Marseille écrit : « Chez ces plicaturés,
placés dans le décubitus latéral, on fait passer le long de la
colonne vertébrale, pendant dix à quinze minutes, un courant
galvanique d’une très forte intensité allant jusqu’à 100 milli­
ampères. L’application est des plus douloureuses et les blessés
font entendre, durant le passage du courant, des plaintes et des
protestations nombreuses. Ces applications ont été continuées tous
les matins, pendant au moins trois semaines consécutives. Malgré
cette persistance dans les traitements, nous n’avons pas obtenu
de résultats favorables42. »

39. Jacob F., « La guerre de 1914 et les Annales médico-­


psychologiques », Recherches contemporaines, 1995‑1996, n° 3.
40. Voivenel P., « Sur la peur morbide acquise », Annales médico-­
psychologiques, 1918, p. 283‑304.
41. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les
pithiatiques », art. cit.
42. Ibid.
68 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Jules Tinel du centre de neurologie du Mans écrivait : « La


douleur comporte un facteur émotif violent […] du même ordre
que la suggestion et la persuasion43. »
Le professeur Miraillé, directeur du centre de Nantes, décrivit
l’ambiance de ces centres. La mise en scène est soignée, les sons,
les lumières, les odeurs. Tous les éléments sont calculés pour créer
une atmosphère propice à la plus forte contre-­suggestion possible :
« Le courant à haute fréquence impressionne favorablement les
contracturés. L’obscurité de la salle, les étincelles qui jaillissent du fil
et du pinceau, les effluves violettes [sic] dont ils sentent la chaleur,
les étincelles qui provoquent une contraction des muscles qu’ils
croyaient à jamais paralysés, l’odeur même d’ozone qui flotte dans
l’air, tout concorde à l’idée de leur faire accepter leur guérison44. »

Vincent de pôles

Devant la Société de neurologie, lors de la séance du 20 juin


1916, Clovis Vincent, chef du centre de neurologie de Tours,
décrivit son combat contre les contractures : « Un grand nombre
des hystériques invétérés que nous avons traités et guéris mani‑
festent immédiatement une joie très grande de leur guérison.
Pourtant l’instant d’avant ils luttaient contre nous et semblaient
faire tous leurs efforts pour ne pas guérir. “Pour les avoir”, il a
fallu leur livrer une vraie bataille. Pendant une heure, deux heures
parfois, il a fallu s’acharner sur eux (exhortations mille fois répé‑
tées sous formes diverses, injures très injustes souvent, jurons,
manifestations diverses de colère sans colère, le tout appuyé par
des excitations galvaniques intenses) et tout ce temps on avait
l’impression qu’ils faisaient des efforts pour ne pas guérir, qu’ils
s’opposaient à leur guérison, qu’ils ne voulaient à aucun prix
guérir et invinciblement l’idée qu’ils étaient des simulateurs est
entrée dans l’esprit du médecin qui s’épuise en vains efforts.

43. Ibid.
44. Pr Miraillé, rapport d’avril 1915, archives du Service de santé
des armées, cité par Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande
Guerre : les pithiatiques », art. cit.
Les suppliciés de la Grande Guerre 69

Pourtant, un moment après, ils se rendaient et ils étaient heu‑


reux45. » Joseph Babinski lui rend immédiatement l’hommage de
ses félicitations : « Les résultats thérapeutiques que Clovis Vincent
a obtenus confirment cette idée que les accidents hystériques,
une fois reconnus et traités comme il convient, disparaissent
généralement avec rapidité. Comme lui j’estime essentiel d’obte‑
nir, séance tenante si possible, la guérison, ou tout du moins de
ne pas abandonner le sujet avant d’être parvenu à modifier son
état d’une manière notable. C’est le “traitement brusqué” dont
j’ai toujours été partisan46. »
Le mot de « torpillage faradique » entra dans le langage médi‑
cal, en référence à l’expression d’un malade qui aurait dit : « Ça
vous retourne comme une torpille47. » Le mot du malade fut repris
par les médecins, pour que le nom donné à cette méthode inspirât
la plus grande peur à ceux qui devaient être soumis au traitement
électrique. Une caricature d’époque figure Clovis Vincent auréolé
d’un galvanomètre et surnommé « Vincent de pôles ».
En mai 1916, un procès opposa Clovis Vincent au zouave
Baptiste Deschamps. Ce dernier avait refusé la nouvelle séance
de torpillage que voulait lui imposer le neurologue. Alors que
Clovis Vincent allait contre ce refus, Deschamps lui décocha
un coup de poing. Le zouave fut déféré en conseil de guerre.
La presse prit parti pour le malheureux soldat et le procès fut
qualifié d’« affaire Dreyfus de la médecine militaire ». Lorsqu’il
fut interpellé, le sous-­secrétaire d’État à la Santé, Justin Godart,
déclara dans une correspondance du 10 mai 1916 : « Vous me
signalez l’émotion que susciterait à Tours et dans la région le
procédé mis en usage par M. le médecin-­chef du centre de neu‑
rologie, Clovis Vincent […]. Ce procédé désigné sous le nom de
torpillage fut en effet adopté en ce terme et sa valeur thérapeu‑
tique démontrée lors des réunions des médecins neurologistes
assemblés sur mon initiative et qui ont défini les méthodes
de traitement à l’égard des troubles fonctionnels du système

45. Vincent C., « Au sujet de l’hystérie et de la simulation », Société


neurologique de Paris, séance du 29 juin 1916, p. 104.
46. Babinski J., « Réponse à la communication de Clovis Vincent »,
Société neurologique de Paris, séance du 29 juin 1916, p. 105.
47. Le Naour J.-­Y., Les Soldats de la honte, Paris, Perrin, 2011.
70 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

nerveux. […] Vous n’avez pas à tenir compte de l’émotion d’un


public prompt à se laisser impressionner parce que insuffisam‑
ment éclairé48. »
De son côté, Clovis Vincent défendit sa méthode. Au tribu‑
nal, il déclara : « Pensons aux hommes du front, n’agissons pas
comme si l’héroïsme était une vertu qui ne doit pas dépasser
la ligne de feu. Quels seraient la colère et le découragement
de ceux que l’on use jusqu’à l’extrême limite des forces devant
Verdun s’ils savaient qu’à l’intérieur il y a des hommes depuis
un an au repos et qui ne viennent pas les remplacer parce qu’on
n’a pas le courage de leur imposer une douleur toute petite à
côté de leurs maux49. »
Lors de la réunion de la Société de neurologie du 20 juillet
1916, Clovis Vincent poursuivit sa défense. Il reconnut que la
douleur liée au traitement électrique « est vive, très vive même
sans doute, parfois ». Mais il annonçait un résultat thérapeutique
dans plus de 95 % des cas qui lui étaient adressés. Il légitimait ce
qu’il faisait par ses résultats : « Grâce au torpillage, nous avons
renvoyé à leur dépôt, guéris, du 1er janvier au 1er juillet 1916,
environ 300 hommes atteints de troubles pithiatiques. Cela repré‑
sente […] environ 800 hommes dans l’année, reprenant leur place
dans le rang, et cela dans la XIe région […]. Or il y a vingt et
un corps d’armée en France. C’est, par conséquent, de 15 000 à
20 000 hommes par an que l’on pourrait rendre au pays si la
méthode était systématisée. N’est-­ce donc rien que deux divisions
d’infanterie50 ? » Deschamps fut condamné à six mois de prison
avec sursis. Cette condamnation, par sa légèreté, indiqua que, du
point de vue des magistrats militaires, Clovis Vincent avait dépassé
les limites déontologiques.

48. Ibid.
49. Giroire H., Clovis Vincent, 1879‑1947. Pionnier de la neuro­
chirurgie française, Paris, Olivier Perrin, 1971.
50. Vincent C., « La rééducation intensive des hystériques invétérés »,
Bulletin de la Société médicale des hôpitaux, 21 juillet 1916.
Les suppliciés de la Grande Guerre 71

La discussion portée
à l’Assemblée nationale

Il y eut ensuite, sous l’impulsion de Paul Meunier, l’avocat de


Baptiste Deschamps et qui était aussi député de l’Aube, la propo‑
sition à l’Assemblée nationale d’un texte législatif qui encadrât ces
soins, stipulant qu’un malade, même militaire, pouvait refuser de
se soumettre à un traitement douloureux51. Devant les parlemen‑
taires, Paul Meunier cita l’instruction de 1915 qui interdisait la
contrainte matérielle. Il interpella Justin Godart : « J’ai le regret
pénible de constater, monsieur le sous-­secrétaire d’État, que vous
avez toléré des violences qu’on a exercées sur des blessés, sur des
infirmes, pour les obliger à subir un traitement dont ils ne vou‑
laient pas. » Paul Meunier énonça ensuite les droits des blessés :
« On n’a pas le droit d’opérer un blessé sans son consentement
et en conséquence, on ne peut pas punir un blessé qui refuse le
chloroforme. On ne peut pas davantage punir un blessé qui refuse
le torpillage ; parce qu’aucun ministre ne peut garantir que le
torpillage est sans danger52. »
Un autre député, médecin celui-­là, monta ensuite à la tribune,
Victor Augagneur, professeur à la faculté de médecine de Lyon,
ancien ministre et membre du groupe républicain-­socialiste : « Le
traitement du docteur Vincent est douloureux. Peut-­ on compter
sur la douleur pour déceler un simulateur ? C’est simplement la
question qui est posée ici. » Les députés des bancs de gauche :
« Très bien ! Très bien ! » Victor Augagneur continue : « En effet,
qu’est-­ce en réalité que d’amener l’aveu de la simulation par la
douleur ? C’est le rétablissement de la question […]. On n’a pas
le droit d’infliger la douleur à un simulateur prétendu pour l’ame‑
ner à déceler qu’il est simulateur et à renoncer à son attitude.
S’il en était autrement, je considérerais qu’il y aurait là un acte
d’inhumanité auquel le corps médical ne pourrait pas s’associer. »
Puis il interpelle Justin Godart : « De vos déclarations il
reste, monsieur le sous-­secrétaire d’État à la Santé, que vous avez

51. Charpy Y., Paul Meunier, Paris, L’Harmattan, 2011.


52. JORF, Chambre des députés, année 1916, 3090.
72 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

officiellement affirmé la valeur du procédé de M. Vincent. Eh bien,


ceci est fâcheux. Il ne peut y avoir, de la part d’une autorité, une
affirmation de la valeur d’un traitement médical, surtout quand
ce traitement, comme ce fut le cas pour le docteur Vincent, a
été étendu hors de sa véritable destination à la découverte des
simulateurs. » Puis il entre dans le vif du projet de loi avec une
pique à Babinski : « J’en viens à ma proposition : aucun médecin
n’a le droit d’imposer un traitement douloureux à son malade,
pour amener sa guérison. […] Il ne faut pas que la médecine, en
France, reçoive des circulaires dont le signataire est, monsieur
le sous-­ secrétaire d’État, fâcheusement responsable et dont les
inspirateurs n’ont peut-­être pas toute l’autorité voulue53. »
L’ordre du jour de Paul Meunier fut repoussé par 328 voix contre
142. L’Assemblée était derrière Clovis Vincent et ses méthodes.

Le pire au centre de Salins-­les-­Bains

Après ce scandale, le centre de Tours ferma et Clovis Vincent


fit la demande de retourner au front où il était convaincu que
l’exemple de son courage et son dévouement serait plus utile à la
défense de la nation : « Il fallait que je parte pour pouvoir conti‑
nuer à remplir la tâche que je me suis fixée pendant la guerre.
Et je suis allé […] au front, au vrai front […] où on se terre, au
front où sont les braves “Poilus”. J’y suis allé aussi parce que je
pense que chez un peuple comme le nôtre, où l’on vit et meurt
d’égalité, quand on fait profession de forcer les autres à aller
affronter la mort, il faut y aller de temps en temps soi-­même54. »
L’amertume de Clovis Vincent était d’autant plus vive qu’au
même moment, dans le Jura, fut ouvert le centre de Salins sous la
direction de Gustave Roussy. Très vite, ce dernier se fit connaître
par les guérisons qu’il obtint, se vantait-­ il, dans 90 % des cas,
moyennant un courant électrique de plus en plus fort lorsque c’était

53. JORF, Chambre des députés, année 1916.


54. Vincent C., À propos de diverses communications de MM. Roussy,
Boisseau et autres collaborateurs sur le traitement et le pronostic des phé-
nomènes physiopathiques, Tours, Imprimerie Arrault, 1917.
Les suppliciés de la Grande Guerre 73

nécessaire. Il est hautement probable que Gustave Roussy exagérait


ses résultats, surtout que les autres centres lui envoyaient déjà les
cas les plus résistants. Par exemple Jean-­Athanase Sicard, sur les
52 « pithiatiques » qui encombraient son centre de Marseille, en
proposa 38 pour la réforme, 10 pour le service auxiliaire, et les
4 ultimes récalcitrants furent envoyés au centre de Salins. Là-­bas,
les malades réfractaires étaient mis à l’isolement, sans droit de
visite, soumis à une diète stricte. Cet isolement était voulu pour
éviter toute compassion des personnels soignants et des autres
malades. En effet cette compassion pouvait avoir un effet de ren‑
forcement sur les troubles hystériques. Maxime Laignel-­Lavastine,
du centre neurologique de Paris, parlant des Dames de France et
des infirmières de la Croix-­Rouge, écrivait : « Leur pitié univoque
– voire souvent inversement proportionnelle au mal réel – agit chez
de tels sujets comme la pire des suggestions. Tel soldat algérien, bel
éphèbe de bronze, centre d’activité de plusieurs jeunes infirmières,
gisait depuis des mois sur un lit. Entré dans mon service au milieu
des protestations de ses “bienfaitrices” qui voulaient garder “leur
blessé”, il était guéri huit jours plus tard. Ce qui démontre que, si
la sympathie affectueuse avec amitié amoureuse peut être source
de plaisir, elle entrave en tout cas la thérapeutique55. »
Le 12 mai 1918, le journal Le Populaire publia un article sur
la psychiatrie militaire. La partie suivante fut censurée56 : « Les
résultats obtenus ne sont pas, nous avons le regret de le constater,
en rapport avec les tortures imposées à nos soldats. »
Au mépris des recommandations qui ont suivi le procès du
zouave Baptiste Deschamps, Gustave Roussy infligeait des sanc‑
tions disciplinaires aux soldats récalcitrants. En janvier 1918, six
d’entre eux furent présentés devant le conseil de guerre. L’avocat
des soldats, Henri Torrès, était lui-­même un blessé de guerre. Il
plaida : « Il n’appartient pas aux médecins de donner des ordres à
un malade ou de lui infliger une punition. » Les six soldats furent,
là encore, condamnés à une peine symbolique. À partir d’avril 1918,
la menace du conseil de guerre n’opérait plus. De plus en plus de

55. Laignel-­Lavastine M., « Travaux du centre neurologique de la


IXe région », Revue neurologique, 1914‑1915.
56. Darmon P., « Des suppliciés oubliés de la Grande Guerre : les
pithiatiques », art. cit.
74 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

soldats refusèrent le traitement faradique. En même temps, à la


Société de neurologie de Paris, les communications sur ce sujet
se firent rares, preuve qu’elles n’intéressaient plus grand monde.
Ainsi revinrent dans le rang les jeunes loups de la neurologie qui
avaient voulu offrir à leur maître Joseph Babinski la satisfaction
d’avoir dit le vrai de la science avec son « pithiatisme ».

Ailleurs et après

Juste après la guerre, le jugement moral qui condamnait ces


malades persista. Dumas et Delmas écrivaient : « On peut discuter
et on discute sur la sincérité des sujets atteints d’hystérie. Ce qui
est certain, c’est que tout se passe avec eux comme s’ils n’étaient
pas sincères et comme s’ils étaient mus par un intérêt personnel,
réfléchi, concerté et conscient57. »
Dans le premier traité sur la pratique psychiatrique dans
l’armée paru en 1935, Fribourg-­ Blanc et Gauthier répétèrent ce
jugement péjoratif concernant ces malades : « L’hystérie a surgi
dans les masses chaque fois que les circonstances d’ordre moral ou
social se sont opposées aux réalisations des tendances naturelles
et instinctives. Elle fut le fruit de l’inquiétude, de la crainte et de
la cupidité58. » Vingt ans après, ils ne prononçaient aucune parole
critique sur ces traitements. Plus tard, en 1958, dans le traité
de thérapeutique neurologique et psychiatrique paru aux éditions
Masson, Paul Cossa défendait encore les « méthodes brusquées »
dans le traitement des conversions hystériques.
Il n’y a pas eu de bilan global du coût psychique de cette
guerre. On sait qu’au même moment, aux États-­ Unis, un aliéné
sur deux était un vétéran de la guerre de Sécession. Des études
historiques réalisées sur l’ensemble des dossiers d’un département
ont montré que les Poilus ont longtemps souffert de ces troubles.
Beaucoup sont restés internés toute leur existence. Les rares images

57. Dumas G., Delmas A., « Les troubles mentaux de guerre », art.
cit.
58. Fribourg-­Blanc A. et Gauthier M., La Pratique psychiatrique dans
l’armée, op. cit.
Les suppliciés de la Grande Guerre 75

d’archives montrent des hommes tremblants, agités de tics, d’autres


encore entièrement nus, marchant en rond dans une cour d’asile.
Des vétérans pliés en deux, humiliés et enfermés. Comme si on
ne pouvait montrer ces hommes que diminués, par opposition
aux morts qui ont été glorifiés.

Que sont-­ils devenus ?

Le destin de chacun des protagonistes de cette affaire fut


singulier.
Les Poilus tremblants et courbés, torpillés, auxquels les neu‑
rologues voulaient refuser toute pension, finirent chacun réformé.
La réparation financière de leurs infirmités fut tardive, mais pour
la plupart, ils purent bénéficier d’une pension. Le zouave Baptiste
Deschamps fut, après le procès, renvoyé au centre neurologique
de Rennes où il s’obstina à refuser tout traitement faradique. Le
médecin-chef de ce centre, Maurice Chiray, lui fit la proposition
de partir deux semaines en cure thermale à Aix-­les-­Bains. Puis il
proposa une réforme temporaire. Une commission fut nommée
et préconisa de renvoyer Deschamps dans ses foyers. Il fut fina‑
lement réformé en 1920 et pensionné à 90 %. Les réfractaires de
Salins-­les-­Bains furent eux aussi réformés dès 1919.
Clovis Vincent fut décoré de la Légion d’honneur pour les
actes de bravoure et de dévouement qu’il montra au front. Il fut
le fondateur de la neurochirurgie en France, et lui qui ne fut
jamais nommé professeur agrégé, fut le premier titulaire de la
chaire de neurochirurgie créée pour lui. Toute sa vie il se dévoua
aux malades. Lors de ses obsèques, les éloges furent unanimes
sur la grandeur de son œuvre et l’excellence de son exemple :
« Un exemple de foi, de charité et d’ardeur scientifique59. » Toute
son œuvre est regardée comme celle d’un bienfaiteur. Pour ses
biographes, Henri Giroire et Henri Mondor, l’épisode du procès
de Baptiste Deschamps est réduit à une mauvaise campagne de
presse.

59. Mondor H., « Clovis Vincent », art. cit.


76 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Après la guerre, Gustave Roussy poursuivit une carrière de


neurologue, puis d’anatomopathologiste. Il fonda l’Union française
pour le sauvetage des enfants. Il développa l’Institut contre le
cancer de Villejuif qui aujourd’hui porte son nom.
Justin Godart, le sous-­ secrétaire d’État au service de santé
militaire, celui qui soutint fortement Clovis Vincent lors du procès
de Tours, fut, la guerre suivante, de ceux qui dirent non à l’armis‑
tice signé en 1940 par Philippe Pétain. L’État d’Israël lui attribua
la distinction de « Juste parmi les nations » pour son action de
sauvetage des juifs durant la Shoah. Il fut cofondateur de la Ligue
contre le cancer et président de la Ligue des droits de l’homme.
Petite histoire de la boisson
et de l’alcoolisme

par Serge Erlinger

« “L’alcool éteint l’Homme pour allumer la


Bête” – ce qui lui fait comprendre pourquoi
il aime l’alcool. »

Albert Camus, Carnets (tome I)1.

« Dès qu’apparaissent les hommes dans le lointain de l’His‑


toire, nous les voyons adonnés à l’usage de certaines substances
dont la destination n’est pas de les nourrir, mais de leur procurer,
lorsqu’ils en sentent le besoin, un état passager d’agréable euphorie
et de confort, une impression d’accroissement de leur bien-­ être
subjectif. » Ainsi s’exprime le pharmacologue berlinois Louis Lewin
(1850‑1929), auteur de la première classification scientifique des
drogues, pour décrire le besoin que ressent l’homme de consom‑
mer des substances qui modifient son humeur2. L’alcool est une
de ces substances et son usage remonte à nos ancêtres préhisto‑
riques. Tout au long de l’Histoire, de l’Antiquité à nos jours, cette

1. Camus reprend ici le titre d’une affiche de la Ligue française contre


l’alcoolisme, datant de 1906, et qu’il a vue dans une caserne.
2. Lewin L. Phantastica. L’histoire des drogues et de leurs usages
(1927), Paris, Société Edifor/Éditions Josette Lyon, 2000.
78 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

consommation est tantôt valorisée, tantôt réprouvée. C’est ce double


regard de la société tel qu’il nous a été transmis par les « leaders
d’opinion », écrivains ou philosophes, qui est l’objet de ce chapitre.

L’alcool dans l’Histoire :


de Sumer à la Renaissance

LA PRÉHISTOIRE : DES SINGES IVRES ?

Dès la Préhistoire, des vestiges attestent de la consommation


de substances psychoactives, et en particulier d’alcool. Les bois‑
sons alcoolisées sont préparées à partir de fruits sucrés, de miel,
de céréales, de sève de certains arbres et de lait. Elles se limitent
donc au vin de fruits, à la bière, à l’hydromel et aux boissons
fermentées dérivées du lait3.
Il est probable que certains primates et les premiers hominidés
aient consommé intentionnellement des boissons à base de fruits
fermentés, à la recherche de leurs effets sur l’humeur. Selon cette
hypothèse du « singe ivre », l’attirance des primates pour l’alcool
aurait une base génétique4,5. Pour séduisante qu’elle soit, cette
idée a été contestée par certains archéologues qui estiment que
la concentration d’alcool obtenue par fermentation « spontanée »
est insuffisante pour avoir des effets psychoactifs.
La première boisson alcoolisée confirmée par des analyses, dont
il restait des résidus dans des vases, a été découverte en Chine,
à Jiahu, dans la vallée du fleuve Jaune (province du Henan). Elle
date de l’époque néolithique, environ 7000‑6600 av. J.-­C.6. D’autres

3. Guerra-­Doce E., « The origins of inebriation : Archaelogical evi‑


dence of the consumption of fermented beverages and drugs in prehistoric
Eurasia », J. Archaeol. Method and Theory, 2015, 22 (3), p. 751‑782.
4. Stephens D., Dudley R. « The drunken monkey hypothesis »,
Natural History, 2004, 113, p. 40‑44.
5. Dudley R., « Ethanol, fruit ripening, and the historical origins of
human alcoholism in primate frugivory », Integrative and Comparative
Biology, 2004, 44 (4), p. 315‑323.
6. Les références peuvent être trouvées dans l’article très complet de
Guerra-­Doce cité plus haut (« The origins of inebriation : Archaelogical
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 79

vestiges similaires de la même époque ont été découverts en Iran


et en Turquie. Dans l’Europe néolithique, l’une des premières traces
de la consommation d’alcool a été trouvée en Espagne, dans la
grotte de Cad Sadurni, près de Barcelone et date du Ve millé­
naire av. J.-­C.
Ces résidus alcoolisés, absorbés dans la paroi de vases ou de
gobelets, ont été découverts essentiellement dans des tombes et dans
des lieux de cérémonies rituelles ou de célébrations, ce qui suggère
que la consommation de boissons alcoolisées est liée, à cette période,
à des pratiques religieuses. Ces boissons ont sans doute un rôle sacré
dans les sociétés préhistoriques.

L’ALCOOL DANS LA BIBLE

Le vin et la vigne sont mentionnés 443 fois dans la Bible7.


Dans la Genèse (49, 11)8, le vin est glorifié comme le « sang de la
vigne », qui « fait briller les yeux ». Mais déjà les excès et l’ivresse
sont condamnés. Dans les Proverbes (31, 6) : « Laisse le vin aux
aigris de la vie, qu’ils boivent et oublient le manque, qu’ils ne
songent plus à leur fatigue. »
L’ivresse de Noé est certainement, dans la littérature, la pre‑
mière description des conséquences d’un excès de boisson. Voici
ce que nous dit la Genèse :

« C’est Noé, homme du terroir, qui le premier plante une vigne. Il boit
du vin, jusqu’à l’ivresse, et se dénude au beau milieu de sa tente. Cham,
père de Canaan, voit son père tout nu, et prévient dehors ses deux frères.
Sem et Japhet s’emparent du manteau, le jettent chacun sur leurs
épaules, et marchent ainsi à reculons. Ils en recouvrent leur père nu,
leur visage détourné. Ils ne voient pas sa nudité. Noé cuve son vin.
À son réveil, il apprend ce que lui a fait son plus jeune fils. Maudit
Canaan, dit-­il. Les esclaves en feront leur esclave. » (Genèse, 9, 18‑27)

evidence of the consumption of fermented beverages and drugs in prehis‑


toric Eurasia »).
7. Androuet P., « Le vin dans la religion », in C. Quittanson et
F. des Aulnoyes, L’Élite des vins de France, Centre national de coordina‑
tion, no 2, 1969.
8. La Bible, nouvelle traduction, Bayard, 2001. C’est aussi de cette
traduction que sont extraites les autres citations.
80 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Noé jette ainsi une malédiction sur Canaan, créant la branche


inférieure de l’humanité, les Cananéens. Ce n’est pas ici l’ivresse
elle-­
même qui est condamnée, mais sa conséquence, la nudité
du père devant son fils. Dès cette époque, sexe et alcool sont
liés, mais la violation du tabou sexuel est plus importante que la
transgression du rite alimentaire.
Loth ne commet l’inceste avec ses filles, transgression majeure
excusable par la nécessité d’assurer sa descendance, que grâce
au vin et à l’ivresse qui lui dissimulent la gravité de ses actes
(Genèse, 19, 30‑38).
Dans les Proverbes, l’ivrogne invétéré, avec ses colères, ses yeux
injectés, ses visions étranges et ses hallucinations est parfaitement
décrit (Proverbes, 23, 29‑35).
Les deux tendances, la valorisation du vin et la r­ éprobation
des excès de la boisson, sont déjà présentes dans la Bible.

L’ANTIQUITÉ : DE LA MÉSOPOTAMIE À LA GAULE

Tous les ingrédients nécessaires à la fabrication de boissons


alcoolisées, notamment de bière (orge, épeautre), sont présents
en Mésopotamie 8 000 ans av. J.-­ C. Les archéologues datent
­l’invention de la bière à environ 6000 av. J.-­C., grâce à des ana‑
lyses chimiques de jarres et à la présence de recettes sur des
tablettes d’argile9. On trouve des preuves formelles de son existence
dans la province de Sumer au IVe millénaire av. J.-­ C. La bière,
appelée sikaru (littéralement pain liquide), est une des bases de
l’alimentation quotidienne. On la fabrique par cuisson de galettes
d’orge et d’épeautre, que l’on fait ensuite tremper dans l’eau afin
de déclencher la fermentation. On l’« assaisonne » avec des épices,
de la cannelle ou du miel selon les préférences des clients. La
bière a sa déesse, Ninkasi, fille d’Enki, dieu des cultures et des
agriculteurs.
La vigne est cultivée en haute Mésopotamie, où l’on réserve
le vin à la cour royale et à l’aristocratie. Mais c’est dans l’Égypte
pharaonique que la viticulture prend une ampleur considérable.

9. Hornsey I. S., A History of Beer and Brewing, Cambridge, Royal


Society of Chemistry, 2003, p. 1‑6.
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 81

La culture de la vigne est (déjà) sévèrement réglementée par


l’État, avec des taxes sur la fabrication, le transport et la com‑
mercialisation du vin. À côté du vin de raisin, le plus répandu,
on fabrique du vin de dattes et de palme pour la momification,
et du vin de grenade utilisé en médecine. L’étude des inscriptions
relevées dans les tombeaux des trente dynasties de pharaons
(qui couvrent une période aussi longue que celle qui va de la
naissance de Jésus à nos jours) permet de pratiquement tout
savoir sur les méthodes de viticulture de l’époque et sur leur
évolution, vendange, foulage, fermentation dans des jarres et
transport dans des amphores fermées à l’argile :

« Les vendangeurs se répandent sous les treilles, ils détachent avec


les doigts, sans couteau, les grosses grappes à baies bleues. Ils en
emplissent des couffins sans les écraser, car le couffin n’est pas étanche,
et partent en chantant, le couffin sur la tête, pour jeter les raisins dans
la cuve. Puis ils retournent à la vigne. Les cuves sont probablement
en pierre, de forme ronde et basse. De deux points diamétralement
opposés partent deux colonnettes qui supportent une poutrelle d’où
pendent cinq ou six cordes auxquelles se tiennent les vendangeurs
pour fouler les raisins. Par la suite le vin recueilli dans des baquets
est versé dans des jarres à fond plat où il subit une fermentation. Il est
ensuite soutiré et placé dans des amphores bouchées avec du plâtre
pour le transport10. »

Ce vin noir, très riche en alcool et très doux, est d’abord offert
aux dieux puis réservé à une élite, prêtres et nobles. Le nom
d’Osiris, dieu de la vie après la mort et du cycle de la végétation,
est souvent associé au vin, ainsi que ceux de Rê et Horus, fils
d’Osiris et de sa sœur Isis.
Les amphores contenant le vin sont soigneusement étique‑
tées. Quand la tombe de Toutankhamon est ouverte en 1922 par
Howard Carter, il découvre de nombreuses amphores datant de
1352 av. J.-­C. Les indications de provenance, le millésime, la
qualité du vin et le nom du chef vinificateur sont inscrits sur
des sceaux. Mieux que la carte d’un restaurant étoilé ! Seul le
cépage reste inconnu.

10. Montet P., La Vie quotidienne en Égypte au temps des Ramsès,


Paris, Hachette, 1946.
82 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Pour certains historiens, l’usage immodéré de boissons fer‑


mentées est l’une des causes du déclin de l’Empire égyptien, les
excès étant surtout le fait de la classe supérieure chargée de diri‑
ger le pays.
Dans le peuple égyptien, la bière est de consommation plus
courante que le vin. En Égypte comme ailleurs, l’eau de boisson
a mauvaise réputation. Elle est source d’infections intestinales et
de parasitoses, il est donc naturel de lui préférer la bière ou le
vin. Ce qui est aussi le cas dans nos pays jusqu’au xixe siècle !
On sait presque tout sur la fabrication et la commercialisation
de ces boissons en Égypte, mais on connaît beaucoup moins bien
le regard de la société de l’époque sur les modes de consommation
et sur l’ivresse.
La situation est différente en Grèce. Le vin y tient une place
considérable et les codes régissant son usage nous ont été trans‑
mis par les philosophes, notamment par Platon. Trop boire est
fort mal vu et il est de bon ton de boire modérément. Dans les
« symposions », étymologiquement des réunions pour boire, le vin
éveille les esprits, égaye la société, fait apprécier les danseurs,
enrichit les discussions, mais la modération est recommandée.
Le président, ou « symposiarque », fait instruction à chacun de ce
qu’il doit boire, du nombre de coupes à vider, de la manière dont
il convient de couper le vin11. Les participants sont des hommes
d’âge mûr. La question de l’âge est codifiée par Platon. Avant
18 ans, interdiction absolue :

« En même temps ne leur apprendrons-­nous pas que, sur leur corps


comme sur leur âme, ils ne doivent pas avant d’en être arrivés aux tra‑
vaux fatigants faire couler du feu par-­dessus du feu ? Et qu’ils doivent
se tenir en garde contre ces dispositions fougueuses qui caractérisent
la jeunesse. »

Entre 18 et 40 ans, consommation modérée, sans s’enivrer :

« Notre loi prescrira au jeune homme de goûter au vin avec mesure,


mais de s’abstenir radicalement de s’enivrer en buvant avec excès. »

11. Boyancé P., « Platon et le vin », Bulletin de l’Association Guillaume


Budé : Lettres d’humanité, 1951, n° 10, p. 3‑19.
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 83

L’ivresse n’est permise que chez les hommes âgés, après 40 ans,
pour les consoler de la dureté de l’âge :

« Ce vin, qui, à la fois sacrement et divertissement des hommes d’âge,


leur a été donné par ce dieu [Dionysos] comme un remède à l’austérité
de la vieillesse, de façon à nous rajeunir, à faire que l’oubli de ce qui
afflige le vieillard enlève à son âme la rudesse qui la caractérise12. »

Enfin, Platon ajoute que certaines catégories de personnes ne


doivent boire que de l’eau : les hommes à la guerre, les pilotes
de navires, les juges, les esclaves, les hommes et les femmes qui
veulent procréer.
Platon n’est pas un législateur. Ses préconisations sont desti‑
nées à un État idéal et à la classe aisée à laquelle il appartient.
De nombreux témoignages attestent cependant que l’ivresse est
fréquente, sans qu’on puisse connaître l’ampleur exacte du phé‑
nomène, dans cette société.
Les Grecs ont donné un dieu au vin : Dionysos, source de
fantaisie, maître de la joie et des plaisirs. Il demeure le symbole
de l’ivresse mystique et de la fête collective.
La vigne est cultivée en Italie avant que les Grecs ne la colo‑
nisent. Dionysos arrive avec eux et l’on célèbre les grandes et les
petites Dionysiaques au printemps et à l’automne. Dionysos devient
rapidement Bacchus, patron des bacchanales qui sont de grandes
fêtes populaires. Elles entraînent de tels excès que le Sénat doit les
interdire en 186 av. J.-­C. Il n’est pas dit que cette interdiction ait
été réellement respectée et l’Histoire a retenu les noms de quelques
buveurs invétérés, comme le général Sylla, Marc-­Antoine ou encore
le fils de Cicéron. Toute la poésie romaine des deux siècles avant
et des deux siècles après J.-­C. célèbre la gloire du vin. Par exemple,
dans le Satyricon, Pétrone décrit une orgie copieusement arrosée
au cours d’un banquet chez Trimalcion.
La vigne romaine conquiert rapidement la Gaule et le
vignoble s’implante en deux siècles sur tout le territoire, jusqu’à
la Meuse et la Moselle, avant de franchir la Manche.

12. Dans Lois, II, in P. Boyancé, ibid.


84 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

LE MOYEN ÂGE :
L’ÉGLISE PREMIER VITICULTEUR D’EUROPE

Au Moyen Âge, l’eau est toujours et à juste titre considé‑


rée comme dangereuse et le vin est la boisson quotidienne. La
consommation moyenne par habitant a été estimée à 3 litres par
jour en France. Il est vrai que le titre d’alcool est relativement
faible, inférieur à 10 degrés. Il n’empêche : l’ivresse est cou‑
rante et largement tolérée par la société. Elle constitue même
une circonstance atténuante en cas de crime ! La chronique de
la cour des Mérovingiens offre de nombreux exemples d’ivro‑
gnerie. Ainsi, en 657, meurt, à l’âge de 21 ans, Clovis II, fils
de buveurs et grand buveur lui-­même, après plusieurs épisodes
de délire alcoolique13.
Le christianisme s’implante en Europe occidentale en même
temps que la vigne et l’Église devient rapidement le principal
viticulteur, tant pour les besoins de sa liturgie que pour des
raisons économiques : la vigne est à la fois signe et source de
richesse. Malgré plusieurs tentatives de condamnation de l’ivro‑
gnerie, l’Église doit rapidement constater que les prêtres et les
moines boivent comme les laïques. Grégoire de Tours note au
e
vi siècle que le vin a remplacé la cervoise dans les tavernes
parisiennes et il évoque les ivresses répétées des membres du
clergé. Childebert Ier (511‑558) condamne l’ivresse et punit de cent
coups de verge les esclaves ivres. Du vie au ixe siècle, plusieurs
conciles s’élèvent contre l’abus du vin par les clercs comme par
les laïques, ce qui suggère que le problème est important dans
la société du Moyen Âge.

LA RENAISSANCE

La littérature de la Renaissance nous informe plus sur le


regard de la société que celle du Moyen Âge. Les poèmes et les
chansons à boire fleurissent. Les hymnes au vin trouvent des
accents nouveaux. Montaigne vante ses vertus :

13. Sournia J.-­C., Histoire de l’alcoolisme, Paris, Flammarion, 1986


(beaucoup d’informations sont tirées de cet excellent ouvrage).
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 85

« Boire à la française, à deux repas et modérément, par souci de sa


santé, c’est trop restreindre les faveurs de ce dieu. Il faut consacrer à
cela plus de temps et de continuité. Les anciens passaient des nuits
entières à cet exercice et y joignaient souvent les jours. Et il faut donc
donner à notre ordinaire plus d’abondance et de force. […] Il faudrait,
comme des garçons de boutique ou des travailleurs de force, ne refuser
aucune occasion de boire et avoir ce désir toujours en tête14. »

Il s’inspire des philosophes grecs et il n’est pas trop sévère


avec l’ivresse :

« Il est certain que les anciens n’ont pas fortement décrié ce vice
[l’ivresse]. Les écrits eux-­mêmes des philosophes en parlent bien
mollement, et, jusque chez les stoïciens, il y en a qui conseillent
de se permettre quelquefois de boire beaucoup et de s’enivrer pour
donner à l’âme une [certaine] détente. »

Mais il condamne fermement l’« ivrognerie », titre de son


« essai », qu’il distingue de la simple ivresse, plus légère :

« L’ivrognerie me semble, entre les autres, un vice grossier et bes‑


tial. […] Il y a des vices auxquels se mêlent la science, l’application,
la vaillance, la prudence, la finesse : celui-­ci est entièrement corpo‑
rel et terrestre. […] Les autres vices altèrent l’intelligence, celui-­ci la
renverse et il foudroie le corps. »

On sait que Rabelais est bien plus tolérant :

« Mais ici maintenons que ce n’est pas rire, mais boire, qui est le propre
de l’homme ; je ne dis pas boire simplement et absolument, car aussi
bien boivent les bêtes : je dis boire du vin bon et frais. Notez, amis, que
de vin divin on devient, et qu’il n’y a argument aussi sûr, ni d’art de
divination moins fallacieux. Vos Académiques l’affirment. […] Car il
a le pouvoir de remplir l’âme de toute vérité, de tout savoir et de toute
philosophie. Si vous avez remarqué ce qui est écrit en lettres ioniques
sur la porte du temple, vous avez pu comprendre que dans le vin est
cachée la vérité. La Dive Bouteille vous y envoie, soyez vous-­mêmes
interprètes de votre entreprise15. »

14. Montaigne, Essais, livre II, chapitre 2.


15. Rabelais F., Cinquième Livre, chapitre 45.
86 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Le xixe siècle : Magnus Huss


et la naissance de la maladie alcoolique

LA GUERRE DES AFFICHES

Enjambons deux cents ans et arrivons au xixe siècle, véritable


charnière, où les deux tendances évoquées plus haut, la valorisa‑
tion des bienfaits du vin et la réprobation des excès, s’affrontent
ouvertement. On assiste, au long de ce xixe siècle, à une augmen‑
tation considérable de la consommation de boissons alcoolisées.
Selon Lewin16, le nombre de débits de boissons en France passe
de 282 000 en 1830 à 435 000 en 1900, la consommation moyenne
d’alcool (en litres d’alcool pur) par adulte et par an passe de 15
à 35 litres au cours de ces mêmes années, et la consommation
d’absinthe dans le pays passe de 7 000 hectolitres en 1873 à
238 000 en 1900. Les « défenseurs » du vin s’appuient sur Pasteur,
dont le prestige est immense, en citant sa phrase célèbre : « Le
vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons », tirée de
ses Études sur le vin17. En réalité, dans son texte, Pasteur propose
plusieurs méthodes pour améliorer et assainir la production de
vin et il écrit que, si l’on suit ses conseils, « le vin peut être à
bon droit considéré comme la plus saine et la plus hygiénique
des boissons ». Il est vrai qu’à ce moment, l’eau « potable » était
encore loin d’être sans danger pour la santé. Dans une réclame
pour le vin où cette phrase est citée, on lit également qu’il faut
préférer les « restaurants qui comprennent le vin dans le prix des
repas », et que « la moyenne de la vie humaine est de 59 ans pour
un buveur d’eau et de 65 ans pour un buveur de vin ». Ladite
réclame ne précise pas les quantités qu’il convient d’absorber pour
atteindre ces 65 ans !
Une autre sommité de l’époque, médecin et membre de l’Aca‑
démie, le professeur Landouzy, écrit : « La valeur énergétique d’une

16. Lewin L., Phantastic, op. cit.


17. Pasteur L., Études sur le vin, ses maladies, causes qui les pro-
voquent, procédés nouveaux pour le conserver et pour le vieillir, Paris,
Imprimerie impériale, 1866.
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 87

bouteille de vin est presque l’équivalent de cinq cents grammes


de viande de bœuf. » Il conseille cependant de limiter la consom‑
mation quotidienne de vin à un quart de litre. La bière n’est pas
en reste et une autre réclame nous indique que « la bière est
nourrissante » en nous montrant une jeune maman épanouie, un
grand verre de bière à la main, allaitant un beau bébé potelé, à
côté d’une autre jeune mère bien pâle qui « n’en boit pas » et qui
tente d’allaiter un bébé chétif et visiblement mal portant.
Cette apologie de la consommation de vin et de bière atteint
son apogée pendant la Grande Guerre lorsque le gouvernement
décide la distribution gratuite de vin aux Poilus. Mais, en paral‑
lèle à cette propagande, on assiste aux débuts des mouvements
antialcooliques.

MAGNUS HUSS ET LES DÉBUTS DE LA LUTTE ANTIALCOOLIQUE

Cette nouvelle tendance naît à la suite de la publication à


Stockholm en 1849, par le médecin suédois Magnus Huss, d’un
ouvrage intitulé Alcoholismus chronicus, ou la maladie alcoolique
chronique. Magnus Huss est à l’origine du concept d’alcoolisme
chronique, qui fait de la consommation excessive d’alcool non plus
un problème de conduite sociale, désignée par les mots « ivresse »,
« intempérance » ou « ivrognerie », mais un problème véritablement
médical. L’alcoolisme devient une maladie organique. Il écrit : « J’ai
attribué à cette maladie le nouveau nom d’alcoholismus chronicus,
[…] pour avancer qu’à travers des symptômes caractéristiques, elle
mérite une place autonome dans la nosographie, aussi bien que
les autres maladies par empoisonnement, saturnisme et ergotisme
par exemple18. »
Son livre, rapidement traduit en allemand et en français, a un
retentissement considérable. Il contribue très fortement à la prise
de conscience dans les milieux médicaux et dans le public des
dangers de l’alcool, et l’on assiste à la naissance des associations
antialcooliques : l’Association française contre l’abus des boissons
alcooliques en 1872, la Société française de tempérance en 1874,

18. Huss M., Alcoholismus chronicus, eller chronisk alkoholssjukdom,


Stockholm, Beckman, 1849.
88 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

la Ligue nationale contre l’alcoolisme en 1905 (dont Pasteur est


l’un des parrains, avec Magnus Huss et le baron Haussmann).
De plus, la loi sur la « répression de l’ivresse publique » est votée
en 1873. En 1876, Zola fait paraître L’Assommoir, description
saisissante des ravages de l’alcoolisme dans le milieu ouvrier.
Les peintres ne sont pas en reste : Degas nous montre l’infinie
tristesse de deux buveurs dans L’Absinthe (1876) et Picasso la
solitude d’une buveuse dans Le Verre d’absinthe (1914).
Les revues antialcooliques se multiplient, comme le Bulletin de
l’alarme, publié tous les trimestres par la Société d’action contre
l’alcoolisme, dont le président d’honneur est Raymond Poincaré. On
y lit, par exemple, dans son numéro de juillet 1916, que « l’alcool
est votre ennemi, aussi redoutable que l’Allemagne, il a coûté à la
France, depuis 1870, en hommes et en argent, bien plus que la
guerre actuelle ». Les affiches de propagande antialcoolique fleu‑
rissent, avec des titres comme « L’alcool, voilà l’ennemi », titre
repris sur un tableau mural affiché dans les écoles montrant un
homme « avant l’alcoolisme », le visage et la mise soignés, et le
même « après l’alcoolisme », amaigri, mal rasé et débraillé. Ce
même tableau illustre les lésions causées par l’alcool au foie, à
l’estomac, au cœur, aux reins et au cerveau. Toutefois ne sont
accusées que les boissons industrielles distillées, comme l’alcool
de betterave ou de pomme de terre, les « boissons naturelles »,
comme le vin et la bière, étant qualifiées de « bonnes ». Un cobaye
est pris à témoin, qui se remet facilement d’un accès d’ébriété dû
au vin, mais qui meurt d’épilepsie après absorption d’un alcool
industriel ! Cette notion selon laquelle le vin ou la bière « ne sont
pas de l’alcool » perdure dans l’esprit du public jusqu’au xxe siècle.
Les psychiatres s’emparent également de la cause anti­
alcoolique. Bénédict Augustin Morel (1809‑1873) publie en 1857
un Traité des dégénérescences de l’espèce humaine dans lequel il
reprend les idées de Magnus Huss et fait de l’alcoolisme une
des causes de « dégénérescence19 ». Selon lui, la dégénérescence
est « une dégradation de la nature humaine ». Le « dégénéré »
représente alors un danger biologique à combattre, car sa tare

19. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles


et morales de l’espèce humaine et des causes qui provoquent ces variétés
maladives, Paris, J.-­B. Baillière, 1857.
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 89

se transmet de génération en génération. N’oublions pas qu’à ce


moment la théorie de Lamarck sur l’hérédité des caractères acquis
est largement acceptée. Pour la « dégénérescence alcoolique »,
Morel décrit ainsi une nervosité et une violence à la première
génération, une épilepsie et une hystérie à la deuxième, une dispo‑
sition à la folie à la troisième, pour aller jusqu’à une idiotie com‑
plète accompagnée d’une stérilité à la quatrième génération. Selon
lui, seul le renforcement de la « Loi morale », centrée sur une
médecine chrétienne sociale, permettra de « régénérer » la société
en extirpant les « dégénérés » de leurs « milieux pathogènes ».
Mais les médecins n’ont pas toujours été aussi catégoriques !

Les médecins : un rôle ambivalent

D’HIPPOCRATE À L’ALCOOLOTHÉRAPIE

De tout temps les médecins ont vanté les bienfaits du vin sur
la santé, à condition, bien sûr, de le consommer « avec modéra‑
tion ». Reste à définir cette modération, définition qui, semble-­t‑il,
a varié au cours du temps. Certains se souviennent peut-­être d’une
recommandation de l’Académie de médecine affichée dans les rames
du métro parisien dans les années 1950 limitant la consommation
de vin à un litre par jour !
Qu’en dit Hippocrate (460‑370 av. J.-­C.) ? « Le vin est une chose
merveilleusement appropriée à l’homme si, en santé comme en
maladie, on l’administre avec à-propos et juste mesure, suivant la
constitution individuelle20. » Le vin (οίνος) est mentionné 867 fois
dans le corpus hippocratique21, et ses bienfaits sont multiples.
Rufus d’Éphèse (ier siècle ap. J.-­ C.) dit sensiblement la même
chose : « Je loue le vin en vue de la santé plus que toute autre
chose, mais celui qui en boit a besoin de sagesse, s’il ne veut
pas subir quelque mal irrémédiable… » Galien (129‑200 ap. J.-­C.)
consacre un long chapitre de son corpus aux bienfaits du vin,

20. Hippocrate, Épidémies, VI.


21. Jouanna J., « Le vin et la médecine dans la Grèce ancienne »,
Revue des études grecques, 1996, 109, p. 410‑434.
90 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

qu’il oppose même aux inconvénients de l’eau : « Outre qu’il ne


fatigue jamais la tête, le vin lui est souvent même avantageux,
en faisant cesser les petites douleurs qui tiennent aux humeurs
renfermées dans l’estomac ; car vous verrez, en effet, que certaines
gens prennent quelquefois de la céphalalgie pour avoir bu de l’eau,
surtout quand cette eau est mauvaise, parce qu’elle se corrompt
et relâche la tension naturelle de l’estomac22. »
Ces idées sont reprises par les médecins tout au long du Moyen
Âge. Le vin est la boisson la plus citée dans les textes médicaux,
qui vantent ses vertus comme « gardien du corps et de l’esprit »,
« tonique miraculeux », reconstituant : « Le pain fait la chair et
le vin fait le sang. » Ambroise Paré, le plus célèbre médecin de
l’époque, écrit à propos de son patient, le marquis d’Auret, vic‑
time d’un coup d’arquebuse : « Je lui fis alors boire du vin mêlé
d’eau sachant qu’il restaure et vivifie les forces23. » L’eau-­de-­vie est
également appréciée des médecins. Arnaud de Villeneuve, docteur
de la faculté de médecine à Montpellier, écrit : « Cette eau de vin
que certains appellent eau-­de-­vie, et elle mérite ce nom puisqu’elle
fait vivre plus longtemps… prolonge la santé, dissipe les humeurs
superflues, ranime le cœur et conserve la jeunesse24. »
Plus tard, Dominique Larrey, chirurgien des armées de
Napoléon, se sert de l’alcool comme anesthésique et de nombreux
médecins du xixe siècle pratiqueront l’alcoolothérapie. Le diction‑
naire Littré de la médecine25 et le célèbre dictionnaire Vidal des
spécialités pharmaceutiques, dans ses premières éditions à partir
de 1914, mentionnent de très nombreuses préparations à base de
vin ou d’alcool, comme les vins de Baudon, Bugeaud, Chassaing,
le diurétique Pylora, Lux Gaillac, Raimoa tonic (à base de cham‑
pagne), la liqueur de Todd et bien d’autres.
Il faut convenir que ces médecins n’avaient pas tort sur les
bienfaits d’une petite consommation d’alcool. De nombreuses études

22. Oribase, « Sur le vin », Œuvres, tome I, Paris, Imprimerie natio‑


nale, 1851. Oribase, médecin grec postérieur à Galien (325‑395), a large‑
ment diffusé et commenté les œuvres de ce dernier.
23. Paré A., Voyage en Flandres (1569‑1570).
24. Villeneuve A. de, De conservenda juventute, 1309.
25. Littré É., Robin C., Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de
pharmacie, de l’art vétérinaire et des sciences qui s’y rapportent, Paris,
J.-­B. Baillière et fils, 1878.
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 91

récentes montrent qu’une consommation de 20 à 30 grammes


d’alcool par jour chez l’homme, soit deux à trois verres de vin,
et de 10 à 20 grammes chez la femme (un à deux verres de vin)
diminue la mortalité par maladie cardio-­ vasculaire et prolonge
­ bstinents complets26.
l’espérance de vie par rapport à des a

NAISSANCE DE L’ALCOOLOGIE

On assiste, au xixe siècle puis au xxe, à deux évolutions consi‑


dérables. Avant le travail de Magnus Huss, on attribue l’excès
de boissons alcooliques à un manque de volonté. Les personnes
abusant d’alcool sont jugées négativement par la société, mais ne
sont pas considérées comme malades. Le registre est purement
social. Au xixe siècle, avec le concept d’alcoolisme chronique pro‑
posé par Huss, on entre dans le registre médical et ces mêmes
personnes deviennent des malades. Au xxe siècle, une nouvelle
évolution se produit : du registre purement médical, on passe au
domaine psychique. Les malades de l’alcool deviennent des malades
psychiatriques. Ils sont pris en charge par des psychiatres, qui
bientôt se spécialisent et deviennent des alcoologues.
Suivons brièvement le cheminement de la naissance de
l’alcoologie.
En 1939, aux États-­Unis, deux anciens buveurs devenus abs‑
tinents publient un livre relatant leur expérience. Leur livre com‑
mence ainsi : « Nous, les Alcooliques anonymes, sommes [des
hommes et des femmes] qui nous sommes remis d’un état physique
et mental apparemment désespéré. Le but principal de ce livre est
de montrer à d’autres alcooliques comment nous nous sommes
rétablis27. » Selon ces auteurs, l’alcoolisme est une maladie du
comportement, dont le traitement est une abstinence totale (qu’ils

26. Voir par exemple St Leger A. S., Cochrane A. L., Moore F.,
« Factors associated with cardiac mortality in developed countries with
particular reference to the consumption of wine », Lancet, 1979, 1,
p. 1017‑1020 pour la consommation de vin et Roereke M. et Rehm J., « The
cardioprotective association of average alcohol consumption and ischaemic
heart disease : A systematic review and meta-­analysis », Addiction, 2012,
107, p. 1246‑1260 pour la consommation d’alcool en général.
27. Bill W., Dr Bob, Alcoholics Anonymous, New York, Works
Publishing Company, 1re édition, 1939.
92 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

nomment sobriety28) renouvelée chaque jour, abstinence facilitée


par la réunion de malades qui partagent la même expérience. Le
concept s’étend rapidement hors des États-­ Unis et, aujourd’hui,
les Alcooliques anonymes sont présents dans 162 pays, comptent
plus de 100 000 groupes et 2 millions de membres.
C’est après la Seconde Guerre mondiale que les psychiatres
s’intéressent vraiment aux malades de l’alcool et inventent peu à
peu des concepts nouveaux pour mieux caractériser la maladie. Aux
États-­Unis, Jellineck introduit la notion d’« addiction à l’alcool » en
195229. En France, Pierre Fouquet et Henri Ey parlent de « névrose
alcoolique » et d’« alcoolomanie »30,31. En Grand-­Bretagne, en 1976,
Edwards introduit pour la première fois le concept d’alcoolo­
dépendance32, repris par l’Organisation mondiale de la santé à
la fin des années 1970, sous le nom d’alcohol-­related disabilities33.
Cette notion d’alcoolodépendance figure dans la 3e édition du
Diagnosis and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-­III)
de l’Association américaine de psychiatrie en 1980. En France, le
Haut Comité d’études et d’information sur l’alcoolisme publie un
Dictionnaire d’alcoologie en 1987. L’alcoologie est née. Elle s’inscrit
aujourd’hui dans une discipline plus large, l’addictologie.
Bien que privilégiant la prise en charge psychologique des
malades, les alcoologues ne refusent pas l’aide de médicaments. Le
premier médicament destiné à lutter contre l’addiction à l’alcool a
été découvert fortuitement en 1948 par deux chercheurs d’une firme
pharmaceutique danoise. Ils goûtent, pour apprécier sa sapidité, un
médicament antiparasitaire et, invités le soir même à un cocktail,
ils consomment de l’aquavit. Ils constatent avec surprise que leur

28. Aujourd’hui, ce mot désigne plutôt un retour à une consomma‑


tion modérée et contrôlée.
29. Jellineck E. M., « Phases of alcohol addiction », Quarterly Journal
of Studies on Alcohol, 1952, 13, p. 673‑684.
30. Fouquet P., « Névroses alcooliques », EMC psychiatrie, 1955, II,
p. 370‑380, C10-­C20.
31. Ey H., Bernard P., Brisset C., Manuel de psychiatrie, Paris, Masson,
1963, p. 393‑412.
32. Edwards G., Gross M. H., « Alcohol dependence. Provisional
description of a clinical syndrome », British Medical Journal, 1976, 1,
p. 1058‑1061.
33. Edwards G. et al., « Alcohol-­related disabilities », Organisation
mondiale de la santé, 1977, n° 32.
Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme 93

face rougit, leur cœur s’accélère, leur respiration devient difficile.


C’est ainsi que le disulfure de tétraéthylthiuram (ou disulfirame)
entre dans la pharmacopée comme médicament pour dissuader les
malades alcooliques de boire. Depuis, d’autres produits ont été mis
sur le marché, comme la naltrexone, l’acamprosate, le topiramate
et, plus récemment, le très médiatisé baclofène.

L’ALCOOLISME AUJOURD’HUI

Alors que la consommation d’alcool augmente régulièrement


en France au cours du xixe siècle, elle diminue au cours du xxe.
En litres d’alcool pur par adulte et par an, elle passe de plus de
25 litres en 1960 à 12 litres en 201034. Parallèlement, la mortalité
par cirrhose alcoolique en France diminue de moitié, passant, pour
les hommes, de 60 pour 100 000 adultes de plus de 15 ans en
1979 à 28,5 en 1992, et, pour les femmes, de 20,2 à 10. Est-­ce la
conséquence des messages antialcooliques répétés par les pouvoirs
publics ou de la modification du mode de vie populaire hérité du
e
xix siècle, où l’on buvait du vin à chaque repas, y compris sur
les lieux de travail ? Lorsqu’on examine les courbes de consom‑
mation en fonction du temps, l’action des politiques semble avoir
peu d’impact. La diminution est très régulière et l’on voit par
exemple que la loi Évin de 1991 sur la publicité n’a infléchi en
rien la tendance de la courbe.
Par ailleurs, de nouveaux modes de consommation appa‑
raissent, notamment chez les jeunes. Le binge drinking (souvent
traduit par l’horrible terme de « biture express », ou encore « hyper­
alcoolisation » ou « alcoolisation massive ») se répand à la fin des
années 1990, surtout dans les pays anglo-­saxons et scandinaves.
Il s’agit de consommer très vite le plus d’alcool possible, à la
recherche d’un état d’ivresse rapide, par épisodes ponctuels ou
répétés. Le phénomène n’est pas entièrement nouveau, des scènes
d’hyperalcoolisation sont représentées sur des gravures du xviie et
du xviiie siècles. Mais il a pris une telle ampleur chez les jeunes
actuellement qu’il est devenu un problème de santé publique, aux
conséquences redoutables, comme la conduite en état d’ivresse,

34. WHO (OMS), Global Status Report on Alcohol and Health, 2014.
94 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

les viols et autres violences urbaines, les pratiques sexuelles à


risque et les décès par ivresse aiguë. Des concours de binge drin-
king sont même organisés à travers les réseaux sociaux. Cette
pratique pourrait conduire, de plus, à une nouvelle augmentation
des décès par cirrhose alcoolique. Déjà en Grande-­Bretagne, selon
une enquête récente de l’Agence de santé publique britannique,
la mortalité par cirrhose est passée de 7 481 en 2001 à 10 948
en 2012, soit une hausse de 40 %35.
Comment expliquer ce phénomène nouveau chez les jeunes ?
Peut-­être par l’assouplissement des interdits encadrant les sor‑
ties ou par une tendance accrue à la prise de risque, ou encore
par des rapports entre les sexes plus anxiogènes qu’autrefois. Des
mesures sont prises par les autorités pour limiter ces excès, comme
l’interdiction de la vente d’alcool aux mineurs ou de sa fourniture
gratuite dans les fêtes des grandes écoles.
Pour terminer, on peut s’arrêter un instant sur la relation entre
l’alcool et la création, question qui mériterait un chapitre entier.
Qu’il nous suffise de dire que nombreux sont les artistes qui se
sont adonnés à la boisson ou ont déclaré ne pouvoir créer que
grâce à l’alcool, de Verlaine à Prévert, de Baudelaire ou Musset
à Joyce et Scott Fitzgerald, de Hemingway à Duras ou Malraux.
Sans compter les musiciens comme Beethoven (mort d’une cirrhose
alcoolique) ou les peintres comme Van Gogh, grand consommateur
d’absinthe. L’alcool, qui lève nos inhibitions, calme notre angoisse,
favorise la fête et la convivialité, soulage nos douleurs, stimule
notre créativité, est notre compagnon de toujours. Notre relation
avec lui, qui vient de si loin, n’est pas près de s’éteindre.

35. Verne J., « Liver disease : A preventable killer of young adults »,


Public Health England, 29 septembre 2014.
Pourquoi les psychiatres
n’aiment-­ils pas le sexe ?

par Philippe Brenot

Curieux rapport que celui des psychiatres et du sexe.


Historiquement ce sont des psychiatres qui posent les bases de la
connaissance de la sexualité puis d’autres qui s’en détachent, d’autres
encore qui s’en méfient, s’en éloignent et aujourd’hui qui en sont
dépossédés alors qu’ils sont certainement les médecins les plus à
même pour écouter, comprendre et accompagner les hommes et
les femmes en difficulté sexuelle.

Histoire du sexe et de la psychiatrie

Jusqu’à la fin du xixe siècle, la sexualité qui était traditionnel‑


lement du ressort du Droit et de l’Église entre avec fracas dans le
champ de la médecine, et tout particulièrement de la psychiatrie,
par la parution, en 1886, du Psychopathia sexualis de Richard von
Krafft-­Ebing1. On a dit de cette œuvre marquante en matière de
psychologie sexuelle qu’elle avait « dépénalisé » les crimes sexuels

1. Krafft-­Ebing R. von, Psychopathia sexualis, Stuttgart, Verlag von


Ferdinand Enke, 1886.
96 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

(fétichisme, homosexualité, sadisme, perversions…). En réalité, sa


lecture nosographique a plutôt « psychiatrisé » les comportements
sexuels. Krafft-­Ebing considérera par exemple comme pervers l’éro‑
tomane maniéré flanqué d’un œillet à la boutonnière. Cet ouvrage,
remarquable à plusieurs titres, a connu une destinée extraordinaire,
puisqu’il sera réédité sans interruption jusqu’au milieu du xxe siècle
puis recherché par des adeptes de l’érotomanie et aujourd’hui
vendu presque exclusivement en sex-­shop !
Il faut cependant replacer cet acteur majeur dans le contexte
de l’époque. Richard von Krafft-­Ebing était baron, il était le petit-­
fils d’un célèbre avocat de Heidelberg qui lui avait transmis son
intérêt pour les criminels sexuels2. Ce criminologue, expert auprès
des tribunaux et grand notable viennois, occupa ainsi pendant dix
ans la plus importante chaire de psychiatrie de l’époque, celle de
l’Université de Vienne, de 1892 à 1902. C’est certainement à son
titre « crypté » en latin, Psychopathia sexualis, que son ouvrage
doit de ne pas avoir été interdit, car à l’époque on ne parlait
pas impunément du sexe. Son attitude rigoriste classificatoire
et sa position sociale furent certainement les autres arguments
pour la pérennité de ses idées. Comme les censeurs de l’époque,
Krafft-­Ebing met en avant l’horreur des crimes sexuels et fait
un amalgame de toutes les déviations et dépravations sexuelles :
il décrète ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est sain et
normal, ce qui est déviant en matière de sexualité. Il dénonce
le sexe coupable, autant l’amoureux fétichiste qui se parfume à
la rose que l’adolescent découvrant ses pulsions naissantes, la
jeune fille que séduisent ses compagnes ou encore les amants
qui ­pratiquent la « morsure » d’amour qui, selon Krafft-­ Ebing,
ne peut être qu’annonciatrice d’un meurtre sadique : « On voit
très bien comment ces manifestations ataviques conduisent vers
les actes les plus monstrueux. » Nous sommes encore proches
de la théorie de la dégénérescence et de la criminalité atavique
de Lombroso, alors que déjà des pensées novatrices existent en
matière de sexualité, Henry Havelock Ellis à Londres ou Sigmund
Freud à Vienne. Krafft-­ Ebing réussit cependant cette première
OPA sur le sexe en prenant possession, au nom de la psychiatrie,

2. Brenot P., Les Médecins de l’amour, Paris, Zulma, 1998.


Pourquoi les psychiatres n’aiment-­ils pas le sexe ? 97

des crimes sexuels et de l’ensemble de la sexualité. Par cet acte


fondateur, le sexe passe du domaine de la religion, qui légifère
en matière de morale sexuelle, et de la justice, qui incarcère les
criminels du sexe, à la psychiatrie qui va les codifier et les catégo‑
riser. C’est également pour cette raison que, très paradoxalement,
les troubles fonctionnels du comportement sexuel – impuissance,
frigidité, éjaculation précoce – font aujourd’hui partie des troubles
mentaux dans les classifications psychiatriques internationales
comme le DSM-­5 et la CIM-­10 de l’OMS !
Avec Freud la sexualité, nouvellement dans le champ de la psy‑
chiatrie, prend une dimension plus symbolique, devenant ­l’expression
de « pulsions inconscientes ». La sexualité est en effet le principe
actif des névroses, enjeu de l’édifice œdipien, mais par cela elle perd
son lien avec la réalité. Freud précisera d’ailleurs à plusieurs reprises
que la psychanalyse ne s’occupe pas directement de la réalisation
sexuelle, mais de son caractère pulsionnel inconscient.
Si l’on reprend dans le détail l’œuvre freudienne, on peut
remarquer que Freud a très peu écrit sur la sexualité au sens strict
du terme : on compte, en 1905, son fondamental ouvrage sur les
stades du développement psychosexuel, Trois essais sur la théorie
de la sexualité3, puis quelques mentions au fil de l’œuvre, enfin
un recueil post mortem, rassemblant plusieurs articles, intitulé
La Vie sexuelle. Car, pour Freud, la sexualité réalisée n’est pas
un objet d’étude en soi, ses interrogations vont du côté des pul‑
sions inconscientes, la psychanalyse se situant à un autre niveau
que celui du corps et du symptôme sexuel, au plan des affects
intrapsychiques et psychoaffectifs.

France méfiance

Sexologie et psychanalyse firent cependant une part de chemin


ensemble, en France dans les années 1930, notamment avec le
docteur Angelo Hesnard qui, tout en étant président de la Société

3. Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris,


Gallimard, « Folio », 1989.
98 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

française de psychanalyse, publia en 1933 son Manuel de sexologie


normale et pathologique4. Cet ouvrage très pragmatique proposait
une lecture intégrative des données de la psychanalyse confrontées
aux faits sexologiques, produits de l’interaction de la biologie et
de la composante psychosociale. Bien que ce manuel fût réédité
pendant plusieurs décennies, la résistance du courant orthodoxe
de la psychanalyse à une connaissance des faits sexologiques fut
presque totale. La distance de la psychiatrie avec le sexe et la
sexologie était déjà prise. En 1960, dans son fondamental Manuel
de la psychiatrie, Henri Ey ne consacre qu’une demi-­ page (sur
les 1 200 pages du Manuel) à la sémiologie du comportement
sexuel en précisant : « On tâchera, avec tout le tact et la com‑
préhension désirables, de connaître les secrets de la vie sexuelle
des patients5. » Quelques voix novatrices se font déjà entendre,
comme Jean-­ Georges Lemaire6, psychiatre et psychanalyste, qui
préconisera la prise en charge des problèmes sexuels et conjugaux
indépendamment de leur seule dimension psychiatrique, dans la
continuité de Michaël Balint, le grand analyste psychosomaticien,
qui pose les termes d’une analyse de la relation de couple.

Sexologie moderne

Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, un monde nouveau


s’ouvre à la connaissance de la sexualité. C’est tout d’abord le
regard novateur d’Alfred Kinsey, grand explorateur du sexe qui,
par ses deux rapports, sur la sexualité des hommes en 1948 puis
des femmes en 19537, va révolutionner l’Occident en proposant
une photographie, objective et statistique, du comportement sexuel

4. Hesnard A., Manuel de sexologie normale et pathologique, Paris,


Payot, 1933.
5. Ey H., Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1960.
6. Lemaire J.-­G., « Hygiène de la vie sexuelle et conjugale », EMC,
1967.
7. Kinsey A. et al., Le Comportement sexuel de l’homme, Paris, Éditions
du Pavois, 1948 et Le Comportement sexuel de la femme, Paris, Amiot-­
Dumont, 1953.
Pourquoi les psychiatres n’aiment-­ils pas le sexe ? 99

des hommes et des femmes. La qualité scientifique de son travail


permettra d’accorder du crédit à l’existence de pratiques sexuelles
que l’on qualifiait auparavant de marginales, déviantes ou « per‑
verses » comme la masturbation, l’homosexualité, la sodomie, la
zoophilie… C’est ensuite le travail expérimental de William Masters
et Virginia Johnson sur les « réactions sexuelles8 », publié en 1966
aux États-­Unis, en 1968 en France, qui sera le vrai déclencheur
des vocations sexologiques. Dans cette période « révolutionnaire »
de libération des mœurs, de levée des interdits traditionnels, le
travail de Masters et Johnson proposait pour la première fois des
connaissances exactes et objectives sur la physiologie de la sexualité
et des protocoles de prise en charge des difficultés sexuelles. Dans
le monde entier des esprits s’éveillaient. Ils s’intéressaient depuis
longtemps à la sexualité et aux troubles sexuels sans les com‑
prendre dans leur complexité. Cette avancée scientifique ouvrait
des portes et des perspectives incommensurables. Ce furent en pre‑
mier lieu des psychiatres et des psychanalystes, depuis longtemps
insatisfaits par les théories sexuelles insuffisantes de l’époque, qui
s’engagèrent dans cette voie novatrice, en butte cependant à la réti‑
cence, aux critiques ou même à la condamnation des tenants des
écoles, notamment psychanalytiques. Il est vrai que la psychanalyse
classique, pour qui le sexuel était un domaine réservé, opposa un
déni à toute forme de sexologie. Ainsi, l’une des figures marquantes
de l’école française de psychiatrie, Georges Lantéri-­Laura, tiendra
de tels propos, en 1979 : « Il n’existe pas plus de science du com‑
portement sexuel que de métaphysique pour Kant : il existe bien
des connaissances sérieusement établies et contrôlables, mais rien
ne les unifie et elles ne forment pas un système sauf sur le lit de
Procuste des sollicitations sociales et parce que la culture vient
forcer le savoir à fournir des normes9. » La première critique de
la psychanalyse était le caractère normatif auquel elle réduisait la
sexologie. Pierre Fédida, remarquable par ailleurs pour sa pensée
clinique, aura des mots très durs en affirmant qu’une sexologie
ne pouvait exister : « Une sexologie peut être utile si elle n’est

8. Masters W. H., Johnson V. E., Les Réactions sexuelles, Paris,


Robert Laffont, 1968.
9. Lantéri-­Laura G., Lecture des perversions. Histoire de leur appro-
priation médicale, Paris, Masson, 1979.
100 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

point normative et si elle reste descriptive de variantes fonction‑


nelles et comportementales : elle ne peut en aucun cas prétendre
à être science de la sexualité et, à ce titre, justifier d’une théorie
qui soutienne pouvoir se passer de l’inconscient10. » Mais aucune
sexologie ne fait impasse sur l’inconscient. La sexologie est un
carrefour de connaissances destiné à comprendre la complexité
de la sexualité qui ne se résume pas à la sphère psychique et
inconsciente. En cela, la sexologie se nourrit et s’enrichit de tous
les apports, dont la théorie psychosexuelle freudienne. Fédida sera
plus cinglant encore, en traitant la sexologie de « théorie sexuelle
infantile savante ! […] car enfin faut-­il en revenir à ces questions
naïves à double entente : qu’est-­ce qu’un pénis ? Qu’est-­ce qu’un
vagin ? Qu’est-­ce qu’un sein ? Moyennant quoi, rien ne servirait
de chercher à y répondre11… »
Le climat était alors extrêmement tendu, la psychanalyse se
sentant dépossédée dans la mesure où elle se considérait comme
la seule réponse légitime aux difficultés sexuelles. On peut objecter
à cela que la plupart des psychanalystes ne s’occupent pas directe‑
ment des symptômes sexuels par le présupposé qui consiste à dire
que : « Si l’équilibre personnel intérieur est retrouvé, la sexualité
fonctionnera à nouveau. » L’expérience et la connaissance de la
complexité sexuelle nous montrent qu’il en va tout autrement même
si tous les facteurs constitutifs de cette complexité, les facteurs
inconscients bien entendu, doivent être mobilisés pour contribuer
à un nouvel équilibre. La psychanalyse reste cependant une indi‑
cation privilégiée des troubles névrotiques en sexologie, mais ni
systématiquement, ni en première intention.
Ludwig Fineltain, neuropsychiatre, psychanalyste et sexo‑
logue, se souvient des débuts de la sexologie en France dans les
années 1970 : « Je me souviens de la pudibonderie des milieux
médicaux, en médecine, en psychiatrie comme en psychanalyse.
On y recouvrait d’un nom générique, troubles de la libido, un
ensemble très varié de troubles sexuels. Chez les seconds, les
psychiatres, le sexe était bien trop charnel et bien trop cru pour
être étudié directement comme tel. On y parlait de phallus mais

10. Fédida P., « D’une essentielle dissymétrie en psychanalyse »,


Nouvelle Revue de psychanalyse, Paris, Gallimard, 1973, n° 7.
11. Ibid.
Pourquoi les psychiatres n’aiment-­ils pas le sexe ? 101

on ne pouvait y parler de pénis […]. Un collègue psychologue-­


psychanalyste apprenant ma participation à la Société française de
sexologie clinique m’a dit d’un ton interrogateur et outragé : “Mais
pourquoi t’intéresses-­tu à la sexualité ? Pourquoi t’occupes-­tu de
sexualité ?” Et, retenez bien cette phrase admirable : “De quel
droit t’intéresses-­tu à la sexualité des gens ?” Nous baignions alors,
en 1970, dans une incroyable atmosphère de pensées convention‑
nelles, d’orthodoxie des idées et de théories toutes faites bran‑
dies comme des modèles intouchables. Le dogmatisme régnait…
les attaques pleuvaient de toutes parts ! On nous a fait quantité
d’autres reproches : pour l’ordre des médecins, nous étions des
pervers sexuels, pour la mouvance révolutionnaire des “sexo-­flics”
ou “des glapisseurs du sexe” et, pour d’autres, des familialistes.
Diriez-­vous que cela nous faisait de la peine : non, ce ne serait
pas exact. Je crois même que tous ces petits scandales ont contri‑
bué à nous faire mieux connaître12. » Ce témoignage très vivant
illustre magistralement le climat d’affrontement dans lequel s’est
faite l’apparition de la sexologie en France, reflétant surtout la
position défensive des écoles psychanalytiques, qui refusaient tout
argument ne procédant pas de l’orthodoxie freudienne.

Aujourd’hui

Le désinvestissement des psychiatres vis-­ à-­


vis de la sexua‑
lité, et de la sexologie, fut ensuite très net dans les années 1990
et 2000, avec l’apparition des premiers médicaments sexo-­actifs,
thérapeutiques médicamenteuses novatrices notamment dans le
traitement des troubles érectiles. C’est l’arrivée du Viagra, en 1998,
puis d’autres molécules de la classe des IPDE513 et quelques essais
vers des thérapeutiques médicamenteuses de l’hypodésir féminin.
Par ces avancées pharmacologiques, une part des psychiatres et

12. Fineltain L., communication personnelle.


13. Les inhibiteurs de la phospho-­di-­estérase de type 5 ont été les
premiers médicaments sexo-­ actifs per os, permettant une avancée thé‑
rapeutique considérable et un changement des mentalités vis-­ à-­
vis du
trouble sexuel.
102 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

des analystes se sont encore plus sentis dépossédés de ce domaine,


réputé de leur compétence, qui tombait aux mains d’autres disci‑
plines, notamment des médecins généralistes et surtout des uro­
logues, qui firent alors une réelle et deuxième OPA sur la sexualité,
dans la mesure où ils étaient les cliniciens de la verge et du génital
masculin. Dans la mesure aussi où aucun autre champ spécialisé
ne proposait de contre-­proposition. Les psychiatres furent sur ce
point particulièrement absents du débat. Mais, si l’on regarde
avec un peu plus de recul, ce sont eux, les psychiatres, qui sont
aujourd’hui les médecins les mieux à même pour prendre en charge
les troubles sexuels, masculins, féminins ou de couple, dans la
mesure de leurs compétences dans le domaine psychique et rela‑
tionnel, de leur formation psychothérapique et de leur qualification
médicale qui leur permet de manier diagnostic et thérapeutique
médicamenteuse.
Grand paradoxe : pendant le cursus des études médicales,
aucun enseignement spécifique sur la sexualité n’est donné. Seules,
aujourd’hui, trois questions dans le domaine de la sexualité existent
à l’examen national qualifiant ! Des enseignements spécialisés se
sont alors progressivement mis en place pour pallier l’insuffisance
de la formation initiale en médecine, mais également dans les
études de psycho ou des disciplines paramédicales : car le sexe
est absent de toutes les formations générales ! Ces enseignements
postgradués, postuniversitaires, délivrés conjointement dans douze
universités françaises, forment ainsi les praticiens, médecins et
non-médecins (psychologues, soignants…), à la complexité de la
sexualité humaine et à l’accompagnement de ses troubles14.
La sexologie est avant tout un carrefour clinique et thérapeu‑
tique intégratif de toutes ses composantes, c’est-­à-­dire de toutes
les disciplines qui contribuent à comprendre la complexité de
la sexualité humaine. À l’instar d’un Lacan, je soutiendrai qu’« il
n’existe pas de sexologue ». En effet, le terme sexologue ne doit

14. Le diplôme interuniversitaire (DIU) de sexologie et le DIU d’étude


de la sexualité humaine est délivré en France dans plusieurs pôles uni‑
versitaires : Bordeaux, Clermont-­Ferrand, Lille, Amiens, Lyon, Marseille,
Metz, Reims, Dijon, Montpellier, Nantes, Paris-­V, Paris-­VII, Strasbourg,
Toulouse. Il s’agit d’un diplôme national qualifiant délivré sur trois ans
et sanctionné par un examen national anonyme.
Pourquoi les psychiatres n’aiment-­ils pas le sexe ? 103

pas être substantif, il ne peut être que qualitatif d’une formation


première qui confère au praticien sa compétence clinique et thé‑
rapeutique. Le qualitatif sexologue précise ainsi que ce soignant a
été formé à comprendre la complexité de la sexualité humaine. Il
existe ainsi des médecins sexologues, des psychologues sexologues,
des kinés sexologues souvent spécialisés en rééducation périnéale,
des gynéco-­ sexologues… des psychiatres ou des psychanalystes
sexologues à part entière, car ils ont vocation à réinvestir ce champ
de la clinique qu’ils ont majoritairement contribué à décrire.

Pour des psychiatres sexologues

La mise en place d’une sexologie clinique et thérapeutique a


été relativement difficile à imposer car elle a dû se jouer de toutes
les oppositions, de la rivalité des autres disciplines, spécialités
médicales, et de la psychanalyse… La sexologie est aujourd’hui
une composante majeure pour la prise en charge des difficul‑
tés sexuelles qui concernent un nombre croissant de patients à
la mesure de l’évolution de la société et de l’augmentation de
la plainte sexuelle et de couple. Elle est en phase d’expansion.
Sa composante première, la psychiatrie, aurait aujourd’hui tout
avantage à se nourrir de ses acquis en les intégrant à la clinique
moderne de la psychopathologie et de l’étude des caractères pour
réinvestir un champ de la clinique qui est le sien et qu’elle n’aurait
jamais dû abandonner.
La psychiatrie
au temps du nazisme

par Boris Cyrulnik

Ce qui m’a frappé sur ces photos, c’était l’élégance et la beauté


de ces jeunes gens. Ils avaient probablement été bien élevés,
bien diplômés, ce qui leur avait permis d’être invités en 1935
et 1937 aux congrès d’anthropo-­génétique organisés à Berlin par
le docteur Mengelé. Il y avait la parité parmi ces scientifiques,
car la culture germanique des années 1930 était belle et géné‑
reuse. En 1928, à la veille de la crise, l’Allemagne était le pays
le plus progressiste d’Europe : haut niveau d’éducation, excellents
scientifiques, écrivains renommés, écoles d’art, d’architecture, de
cinéma, de musique évidemment – le jazz allemand était très
gai. Ce pays était le phare de la culture européenne. La toute
petite minorité juive était amoureuse de la belle culture germa‑
nique qui l’accueillait si bien, la classe ouvrière bien organisée
participait à ces échanges et « le parti nazi végétait à moins de
3 % des suffrages1 ».
C’est dans cette belle culture, qu’en quelques années a explosé
une des plus honteuses tragédies de l’Histoire.
Je me demande pourquoi ces gens si bien éduqués étaient
fascinés par l’hérédité. L’anthropologie génétique ne parlait pas

1. Roux F., Auriez-­vous crié « Heil Hitler » ?, Paris, Max Milo, 2012,
p. 10.
106 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

de gènes au sens où on l’entend aujourd’hui2. À cette époque


les discours désignaient plutôt la genèse depuis l’origine. Ils
racontaient comment un organisme bourgeonne et s’épanouit
à partir d’un bon équipement de base. Cette manière de voir
explique l’importance des éleveurs dans les publications biolo‑
giques qui démontraient qu’à chaque génération, les chevaux
bien nés étaient plus forts et plus beaux que leurs géniteurs,
ce qui impliquait que lorsqu’un animal se développait mal, on
parlait logiquement de dégénérescence3. Si l’on provient d’une
filiation de bonne qualité, on deviendra forcément un homme
supérieur et, dans le cas contraire, on sera inférieur, c’est
logique. L’idéologie implicite de cette pensée paresseuse orientait
la raison vers une délicieuse soumission à l’ordre de la Nature :
c’est biologique, il n’y a rien à faire. Puis on appliquait cette
phrase à l’ordre social des humains et on valorisait les jeunes
qui se soumettaient. Les Jeunesses hitlériennes devaient prêter
serment au Führer : « Commande, chef, nous t’obéirons. » On
admirait ces jeunes qui s’asservissaient afin que l’ordre règne.
Ils étaient heureux d’être ainsi aimés. Affectivement, c’est une
bonne affaire de se soumettre : on côtoie le chef vénéré, on
n’a plus besoin de penser puisque le chef sait tout, on se tran‑
quillise en évitant le doute et l’argumentation qui mènent au
jugement4, et on appartient au clan de ceux qui récitent la
même doxa, comme un seul homme. Si nous obéissons bien, la
machine sociale donnera la victoire à notre chef vénéré, il nous
devra son triomphe. Il sera vainqueur grâce à notre obéissance ;
si par malheur il perd, nous ne serons responsables de rien.
Nous n’aurons fait qu’obéir, comme le dirent les inculpés de
Nuremberg, les Hutus, les Khmers rouges, les croisés, les tueurs
de la Saint-­Barthélemy et tous les génocidaires. Pas d’angoisses,
pas de honte, aucune culpabilité quand intellectuellement on
fonctionne ainsi.

2. Gènes : unités biologiques constituées d’acide désoxyribo­


nucléique (ADN) situées sur les chromosomes qui transmettent les carac‑
tères héréditaires d’une génération à la suivante.
3. Picoche J., Dictionnaire étymologique du français. Les usuels, Paris,
Le Robert, 1993.
4. Meyer M., Qu’est-ce que l’argumentation ?, Paris, Vrin, 2005, p. 31.
La psychiatrie au temps du nazisme 107

À la même époque, en Europe, les discours communistes


introduisent les notions de « production d’égalité », tandis que
les États-­ Unis ne cessent de répéter « indépendance » et « com‑
pétition pour s’enrichir ». On voit alors se mettre en place, dans
une culture germanique auparavant tolérante, intelligente et gaie
un discours macabre qui, insidieusement, s’installe. La guerre et
le divertissement ne cessent de s’accoupler. Si l’on veut que les
soldats supportent l’horreur de ce qu’ils ont à faire, il faut les
amuser. Mais la gaieté n’est plus légère, elle devient sarcastique
quand il s’agit de ridiculiser celui qu’on doit tuer. Le sarcasme
imprègne le langage totalitaire : « À force de sourire, le public
ferme les yeux5. » On peut même penser que la gaieté culturelle
des Allemands à l’époque où ils n’étaient pas encore nazis a faci‑
lité le déni et évité l’insupportable angoisse de voir monter la
stupide horreur. Un savoir sans humanité infiltrait la culture. Les
bals mondains ne rassemblaient que les gens bien nés, les chan‑
sons ridiculisaient ceux qui ne pensaient pas comme il faut, le
conformisme devenait l’arme de ceux qui s’apprêtaient à prendre
le pouvoir. Dans les écoles, on apprenait les théories de la dégé‑
nérescence : au milieu d’un dessin, un visage hideux était entouré
de trois couples de beaux jeunes gens. On demandait aux enfants
de commenter : « Le coût de l’alimentation d’un seul dégénéré
empêche les trois couples de beaux jeunes gens de se loger. Que
faut-­il faire ? » « Darwin nous explique que la race va dégénérer si
l’on ne pratique pas une sélection naturelle. Que faut-­il faire6 ? »
Devinez la réponse : il paraissait moral d’éliminer un dégénéré à
face de monstre qui empêchait le bonheur des beaux jeunes gens
et allait provoquer leur hérédo-­dégénérescence. C’est la moralité
du mal qu’on enseignait dans les écoles !
Nous sommes blonds, nous sommes beaux, nous sommes
cultivés, nous devons protéger notre belle civilisation en l’épu‑
rant des juifs qui veulent se l’approprier et des fous qui vont la
faire dégénérer. Nous sommes en légitime défense, disent tous les

5. Platini V., Lire, s’évader, résister, Paris, La Découverte, 2014,


p. 89.
6. Weindling P., Health, Race and German Politics. Between National
Unification and Nazism, 1870‑1945, Cambridge, Cambridge University
Press, 1989.
108 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

persécuteurs. C’est au nom de la morale qu’ils ont mis en place


un incroyable processus criminel : 250 000 malades mentaux ont
été tués en Allemagne ; en France, on a laissé mourir 50 000 per‑
sonnes dans les hôpitaux psychiatriques7.
La doxa, l’ensemble des opinions convenues récitées sans juge‑
ment, est nécessaire pour vivre ensemble. Un peuple doit partager
des récits communs pour développer un sentiment d’appartenance
sécurisant. Mais quand les lieux communs, les stéréotypes et les
préjugés utilisent le conformisme, la police des idées qui empêche
l’argumentation, le moindre désaccord est éprouvé comme un blas‑
phème, non négociable puisque les préceptes du chef sont sacrés.
Alors la police légitime les contraintes. Le dissident sera arrêté,
emprisonné, torturé, déporté ou rééduqué au nom de la Morale
de ceux qui ont pris le pouvoir8.
La doxa nazie était minoritaire en 1933, et pourtant elle pré‑
parait insidieusement l’élimination des dégénérés. Six ans plus
tard, le 9 octobre 1939, Hitler, au nom de la pureté raciale, fait
passer, le plus moralement du monde, une loi qui recommande
de « choisir le médecin qui saura accorder une mort miséricor‑
dieuse aux vies indignes d’être vécues9 ». Une vague récitative vient
d’embarquer la culture germanique dans un courant de plus en
plus difficile à maîtriser.
Au début des années 1930, l’immense majorité des Allemands
haussaient les épaules en entendant l’absurdité des slogans nazis.
Mais l’imagerie totalitaire se mettait en place : une foule strictement
ordonnée marchait au pas, les hommes se tenaient droits dans leurs
bottes, les femmes gracieuses ondulaient, le chef apparaissait, il
montait de hautes marches dans la lumière des torches, les tambours
roulaient, les oriflammes claquaient, la foule en extase pleurait10.
L’esthétique de cet opéra populaire emportait la conviction11. Il

7. Lafont M., L’Extermination douce, Lormont, Le Bord de l’Eau,


2000.
8. Amossy R., « Les avatars du “raisonnement partagé”. Langage,
manipulations et argumentations », in L. Aubry, B. Turpin (éd.), Viktor
Klemperer. Repenser le langage totalitaire, Paris, CRNS Éditions, 2012, p. 86.
9. Bonah C., Danion-­ Grilliat A., Olff-­ Nathan J., Schappacher N.
(éd.), Nazisme, science et médecine, Paris, Glyphe, 2006, p. 31.
10. Brasillach R., Les Sept Couleurs, Paris, Plon, 1939.
11. Chaix M., Les Lauriers du lac de Constance, Paris, Seuil, 1998.
La psychiatrie au temps du nazisme 109

n’était plus nécessaire de réfléchir ou de juger, il suffisait de se


laisser emporter par l’émotion. Leni Riefenstahl dans Le Triomphe
de la volonté12 met en lumière de beaux jeunes gens minces, blonds
et musclés, tandis que dans des écoles et des expositions on illustre
la laideur des dégénérés et des juifs qui ne pensent qu’à détourner
à leur profit la belle et pure culture aryenne. Les Tziganes et les
Nègres ridicules ne pensent qu’à danser. « Postures et statures du
SS (le beau) s’opposent aux physionomies juives et dégénérées (le
laid) en un champ de représentation esthético-­politique13. » Le maga‑
zine littéraire Die Neue Rundschau prescrit la ligne des écrivains :
« Réconforter, enseigner les modes de conduite, se concentrer sur
la vie intérieure, montrer la présence bien vivante du passé14… »
On a là une imagerie lyrique, binaire, morale, le Bien contre le
Mal, le beau contre le laid, le pur contre la souillure. On dispose
de tous les ingrédients qui provoquent l’indignation, l’émotion qui
prépare au passage à l’acte. Les beaux, les moraux, les purs se
disent persécutés par les laids, les immoraux, les impurs, ce qui
légitime leur future violence. Nous ne faisons que nous défendre.
C’est une philosophie de cour d’école (« c’est lui qui a commencé »)
qui désormais structure les récits sociaux.
Dans cette pensée totalitaire, la mémoire est une arme :
« Montrer la présence vivante du passé, opposer aux événements
réels une réalité intemporelle15. » La mémoire n’est pas le retour du
passé, c’est la représentation de ce passé qui révèle une intention
mal consciente : aller chercher dans l’histoire du peuple quelques
images et quelques mots afin d’unir ceux qui partagent cette repré‑
sentation. On est plus proche du slogan que de la pensée, de la
récitation que de la réflexion. Ce style publicitaire réalise parfois
des chefs-­d’œuvre sémantiques : une image et un mot provoquent
une émotion qui déclenche un passage à l’acte, un court-­circuit
mental. Quand on n’a plus à faire l’effort de juger, quand on

12. Riefenstahl L., Le Triomphe de la volonté, film, 1935.


13. D’Almeida F., Images et propagande. xxe siècle, Paris, Casterman/
Fiunti, 1995, p. 44‑46.
14. « Die Neue Rundschau », in Die Stockholm Neue Rundschau,
Auswall-­Berlin, Suhrkamp, 1949, p. 15, cité in V. Platini, Lire, s’évader,
résister, op. cit., p. 41.
15. Ibid.
110 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

éprouve le bonheur de l’appartenance, un simple slogan suffit


à exciter le plaisir d’être ensemble, à « faire marcher le peuple
comme un seul homme ». L’individu disparaît, le monde intime
n’est plus un objet de pensée, il faut brûler les livres, qui nous
invitent à découvrir d’autres mondes, il faut mécaniser la personne
afin que l’ordre règne.
L’esthétique de la mécanisation met en scène des foules nazies
impeccablement ordonnées, réalisant de magnifiques parades de
gymnastique comme en Allemagne, en URSS et en Chine. Dans ces
chefs-­d’œuvre d’imagerie totalitaire, l’individu est gommé. L’étrange
beauté des défilés militaires où la mécanisation du corps marche
d’un même pas que la mécanisation des esprits et la synchroni‑
sation religieuse des âmes. Il faut un langage particulier pour
désigner ces phénomènes où la masse populaire donne forme aux
ordres du chef. On voit alors apparaître des syntagmes marqueurs
d’esprit totalitaire : « mettre au pas », « à plein régime », « tous
ensemble »16. Les dérives verbales révèlent la nouvelle interpréta‑
tion du monde : le mot « fanatique » disparaît, remplacé par le
mot « héros » de plus en plus employé chez les nazis comme chez
les communistes ; le mot « martyr » appartient plutôt au langage
totalitaire religieux : moins mécanique que les mots de la guerre
(enfoncer, pulvériser, écraser), il révèle le besoin de se faire per‑
sécuter afin de légitimer sa propre violence, comme si le martyr
disait : « Je suis innocent, et pourtant on m’a torturé, ce qui
légitime ma défense violente. »
Les médecins se sont un peu moins laissés embarquer dans
cette philosophie de cour d’école. Seuls 45 % des praticiens ont
pris leur carte du parti, 45 % ont vaguement suivi et 10 % se sont
opposés17. Sur 90 000 « docteurs » en Allemagne avant guerre, seuls
350 ont été inculpés de crime de guerre à la chute du nazisme18.
Les psychiatres ont été plus impliqués dans l’activisme nazi.
En Allemagne, ils ont fait stériliser 400 000 malades mentaux et

16. Klemperer V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel,
1996. Ces syntagmes sont répartis dans le livre LTI.
17. Schmuhl H.-­W., « Rassen hygien. National Sozialism, euthanasie,
1890‑1945 », in M. S. Micale, R. Porter (éd.), Discovering the History of
Psychiatry, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 285.
18. Mitscherlich A., Vers la société sans pères, Paris, Gallimard, 1969.
La psychiatrie au temps du nazisme 111

ont laissé exterminer 250 000 personnes enfermées dans les asiles
allemands, dont 70 000 ont été gazées. En France, 50 000 per‑
sonnes sont mortes de faim dans les asiles où la nourriture arrivait
encore plus difficilement que dans la population générale19. Il n’y
a jamais eu de loi ni d’ordre écrit pour tuer ces gens. C’est un
contexte rhétorique qui a encouragé ou laissé faire ces assassinats
insidieux. Quand, dans les livres d’école, on montre un visage
hideux, entouré de trois couples de beaux jeunes gens et qu’on
écrit : « Cette vie sans valeur empêche ces jeunes d’être heureux »,
comment voulez-­vous ne pas être indigné ? Cette émotion vertueuse
est une manipulation des foules qui prépare au passage à l’acte
sans éprouver le sentiment de crime.
La bestialisation d’une population facilite sa mise à mort sans
culpabilité. C’est dans ce but que les métaphores animales sont
souvent énoncées : conduire un mouton à l’abattoir, écraser un
cancrelat, éliminer les rats et la vermine, ce n’est pas un crime
tout de même. Cette bestialisation des hommes est l’exact opposé
de l’éthologie qui elle, au contraire, hausse la représentation des
animaux en découvrant leurs émotions et leurs mondes mentaux.
Quand une culture est ainsi structurée par un langage sans réflexion
et quand les métaphores créent un sentiment de dégoût pour celui
que l’on veut éliminer, il n’est plus besoin de loi pour passer à
l’acte. Un ordre écrit aurait prouvé l’intentionnalité des assassinats,
alors que l’acquiescement silencieux d’une foule préparée par des
locutions récitées n’est pas pénalisable.
À la chute du nazisme, il y a eu très peu de procès contre
ces psychiatres qui n’avaient fait que suivre les croyances de
l’époque. Ils n’étaient pas transgresseurs puisqu’ils récitaient les
mêmes stéréotypes que la majorité des bien-­ pensants. Les psy‑
chiatres n’ont pas été jugés pour crimes de lobotomie ou de
séquestration quand ils enfermaient sans jugement des hommes
dans les asiles. Personne n’éprouvait un sentiment de crime pour
deux raisons bien simples : d’abord, la doxa leur faisait croire
qu’ils protégeaient les normaux contre la dangerosité des fous ;
ensuite, ces médecins, qu’on appelait « psychiatres » parce qu’ils
« soignaient » des fous, n’étaient formés qu’à la neurologie à une

19. Lafont M., L’Extermination douce, op. cit.


112 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

époque où la science psychiatrique n’existait pas du tout. Quand


il est convenable de s’indigner parce que les fous mènent des vies
sans valeur, que les juifs complotent pour posséder le monde et
que les Tziganes volent nos poules, ce n’est pas la peine de faire
voter une loi : on écrase un cloporte, c’est tout. La plupart de ces
psychiatres, criminels innocents, ont gardé leur poste et certains
sont devenus universitaires, comme en URSS, en Roumanie ou
au Vietnam où ils ont privé de liberté et neuroleptisé des per‑
sonnes qui ne pensaient pas comme il faut et ne récitaient pas
les slogans de la majorité. Pendant les siècles d’Inquisition en
Occident (du xiie au xviiie siècle), les universités, les parlements
et les organismes judiciaires ecclésiastiques envoyaient au bûcher
ceux qui ne partageaient pas les croyances des dominants cultu‑
rels de l’époque.
Il s’agit d’un langage totalitaire et non pas d’une pensée tota‑
litaire, puisque tout langage doit accepter la convention du signe
et la soumission à son arbitraire pour nous permettre de parler
ensemble. Alors que la pensée nécessite une analyse, une remise en
question, un échange, un doute, un changement de point de vue
qui aide à élaborer, à construire une représentation. Ce travail de
la pensée est fatigant, il nous prive des certitudes tranquillisantes.
Dans les années d’après-­guerre, le nazisme a perdu la guerre
des armes, mais pas celle des idées. Ceux qu’on appelait « psy‑
chiatres » ou « aliénistes » étaient en fait des médecins des hôpi‑
taux psychiatriques qui soignaient la pneumonie du fou et non
pas la folie, que l’on disait incurable. Ces médecins continuaient à
expliquer les troubles mentaux par la « neurasthénie » ou la « psy‑
chasthénie » afin de signifier qu’il s’agissait d’hommes de moins
bonne qualité atteints d’hérédo-­dégénérescence.
La biologie imaginaire des nazis avait été inspirée par les
éleveurs qui amélioraient la race des animaux d’élevage en sélec‑
tionnant leurs gamètes. Après 1945, quand il a fallu reconstruire
l’Allemagne ruinée, c’est l’industrie qui a pris la parole. La techno‑
logie, le rendement professionnel et la réussite sociale ont consti‑
tué un nouvel ethos20. Dans ce contexte pragmatique industriel,

20. Doerner K., Madmen and the Bourgeoisie : A Social History of


Insanity and Psychiatry, Oxford, Basic Blackwell, 1981.
La psychiatrie au temps du nazisme 113

les troubles psychiques ont pris la signification d’un handicap et


non plus d’une punition divine ou d’une tare héréditaire. Quand
un bébé arrivait au monde avec une maladie génétique ou un
accident congénital, on le laissait mourir au nom de l’hygiène
sociale21 : le piège rhétorique légitimait une arme administrative.
Les agents sanitaires venaient à domicile pour hospitaliser de force
le grand-­père tuberculeux, pour s’emparer des bébés handicapés
et les placer dans des institutions, pour enlever des enfants à
leurs parents pauvres et les mettre au bon air de la campagne22.
Les métaphores animales alimentaient la rhétorique nazie,
et justifiaient les décisions administratives : laisser s’accomplir
la sélection naturelle, choisir les plus forts, les armer pour la vie
et créer à cet effet des Lebensborn, des centres de procréation de
surhommes où de jolies pouliches blondes devaient s’accoupler
avec de beaux étalons militaires. C’est donc le plus logiquement
du monde qu’a été créé à Berlin l’Institut Göring23 qui, après
avoir éliminé les juifs, enseignait une psychanalyse aryenne à
partir des textes de Jung, Adler et Freud ! Tous les psychiatres
qui ont participé à cet institut n’étaient pas nazis, mais tous ont
accepté une « déprofessionnalisation » des juifs, comme le disait le
langage totalitaire des politiciens. La revue allemande Psycho n’a
pas cessé de publier entre 1933 et 1945 des articles de psychiatrie
qui, pour être acceptés par la rédaction, devaient écrire une ou
deux phrases racistes.
Aucun concept ne peut échapper à la pression du contexte. Or
les psychanalystes, installés en ville, n’ont pas subi la contrainte
des murs de l’asile ou la pression administrative. Au lieu de par‑
quer les dégénérés et de les éliminer sans culpabilité, ils ont établi
avec eux des relations intimes. Ces psychanalystes aryens ont donc
échappé à la biologie imaginaire des nazis. Göring, le numéro 2

21. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psycho­


analysis during the Nazis period : Historiographical reflections », in
M. S. Micale, R. Porter (éd.), Discovering the History of Psychiatry,
op. cit., p. 286.
22. David M., Le Placement familial. De la pratique à la théorie, Paris,
Dunod, 2004.
23. Cocks G., « German psychiatry, psychotherapy and psycho­
analysis during the Nazis period : Historiographical reflections », art. cit.
114 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

du régime, a défendu les idées de son cousin Mathias Göring,


créateur de l’Institut.
Le 10 mai 1945, le docteur Theo Lang remet un rapport à la
Commission internationale des crimes de guerre où il écrit : « Je
désire déclarer que tous les médecins allemands […] étaient au
courant […] à la fin 1940‑1941 de l’extermination par les gaz des
aliénés et des malades des nerfs […]. J’ai eu avec le p ­ rofesseur
H. [sic] Göring, cousin du maréchal et directeur de l’Institut de
psychothérapie de Berlin, une conversation le 20 janvier 1941 […]
il refusa de signer une déclaration […] sur ces exterminations
par les gaz24. »
Les pays communistes, très tôt, ont utilisé la psychiatrie à
des fins politiques. Dans les années 1950, Georghiu Dedj, en
Roumanie, faisait enfermer dans les « sanatoriums25 » tous les
opposants au régime. Dans la Russie on considérait comme fou
celui qui s­ ’opposait aux décisions du chef vénéré qui sait tout, ne se
trompe jamais et gouverne au nom du Peuple. Dans un tel contexte
de doxa, ne pas être d’accord devenait un symptôme de « schi‑
zophrénie torpide », cette psychose sans symptôme qui déforme
l’esprit du malade au point de l’amener à s’opposer aux théories
du chef. Pour lutter contre cette déviation, plusieurs membres
du Comité central furent nommés professeurs de psychiatrie et
de psychologie (URSS, Roumanie, Vietnam) afin de contrôler la
bonne pensée. Ils continuent à exercer après la chute du Mur. À
la Libération, quelques survivants des camps d’extermination furent
expertisés par ces psychiatres qui récitaient les théories nazies.
Ces médecins formatés par la doxa de leur contexte décidèrent
sincèrement qu’Auschwitz n’avait eu aucun effet nuisible sur le
psychisme des déportés.
On peut se demander comment des hommes bien élevés, sou‑
vent cultivés, ont pu se soumettre à des ordres criminels et les
exécuter sans honte ni culpabilité. L’explication par le fanatisme
ou le sadisme qui vient facilement en tête est finalement une
cause assez rare. C’est plutôt la pensée paresseuse, celle qui nous
invite, pour notre plus grand confort, à réciter ce que récite notre

24. Pichot A., La Société pure, de Darwin à Hitler, Paris, Flammarion,


2000, p. 264‑266.
25. Il s’agissait en fait d’hôpitaux.
La psychiatrie au temps du nazisme 115

aimable voisin afin de se sentir en communion intellectuelle avec


notre chef vénéré. Cette attitude intellectuelle consiste à juger
sans faire l’effort de s’informer. Réciter tous ensemble, marcher au
pas côte à côte crée un agréable sentiment de force, de sécurité
et même de conviction puisqu’on s’entraîne à ne pas mettre en
doute la vérité du chef. La soumission de la pensée donne des
certitudes tranquillisantes.
Ce petit bonheur est dangereux, car il arrête l’empathie. Il faut
ignorer l’autre, s’appliquer à ne pas découvrir d’autres mondes
mentaux et culturels, afin de ne mettre en lumière que les véri‑
tés que notre chef vénéré a bien voulu nous transmettre. Une
telle soumission à une croyance non élaborée, jamais réfutable,
toujours confirmée, freine l’altérité. Dans un monde sans autre,
la jouissance est simple, puisqu’il suffit de se laisser aller et de
n’apprendre qu’une seule représentation tenue pour vérité non
négociable. Plus on récite, plus on éprouve le délicieux affect
de la communion. C’est ainsi que l’on peut expliquer les actes
d’une incroyable cruauté, les massacres de masse effectués dans
l’indifférence par de gentils papas, même pas sadiques. Les récits
familiaux stéréotypés comme un mythe, l’adoration de la filiation
entre gens de bonne famille facilitent l’arrêt de l’empathie. On est
tellement bien entre nous qu’on ne va tout de même pas s’inté‑
resser aux manants, aux mal nés, aux étrangers, aux nègres, aux
juifs, aux Tziganes, aux vieux et aux malades mentaux. Qu’ils
souffrent, qu’ils meurent, ça n’a aucune importance, puisqu’ils
sont sans monde, ils ont des vies sans valeur, ils vivent plus près
des bêtes que des hommes.
Quand l’empathie s’arrête au clan familial, au mythe natio‑
nal, l’existence des autres n’est pas pensée. Les récits racistes ne
mettent en lumière que leur propre monde de surhommes et de
bien-­pensants. C’est ainsi que s’explique le paradoxe des génoci‑
daires : moraux et cultivés avec leurs proches, pervers et incultes
avec ceux dont ils ignorent le monde. En obéissant jusqu’au crime,
ils se protègent de la honte et de la culpabilité de massacrer des
innocents. Ils se rabaissent ainsi au rang des ignorants absolus
qui tuent innocemment parce qu’on leur en a donné l’ordre.
Pendant la guerre d’Algérie quelques gentils soldats, ouvriers
ou instituteurs, ont été amenés à pédaler pour fournir de l’énergie
116 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

à la fameuse gégène. Puisqu’on vous dit qu’ils ne torturaient pas,


ils pédalaient, c’est différent. « Les membres actifs se jugeaient
comme des spécialistes très compétents et en aucun cas comme des
tortionnaires. Ils effectuaient des gestes techniques à la demande
et sous “couverture” de leurs chefs26. » Quand ils extorquaient des
aveux, ils avaient le sentiment d’avoir protégé leurs camarades,
ce qui était moral. Il n’y avait que trois ou quatre spécialistes
par DOP (détachement opérationnel de… protection). Protéger ses
proches, être un bon spécialiste, bien obéir au chef pour rempor‑
ter la victoire, où voyez-­vous un drame ? Ainsi opère le langage
totalitaire, le plus moralement du monde. On épure une société
en écrasant les parasites, on protège ses enfants, on est un bon
spécialiste, c’est à ce prix que l’ordre règne.
Pourrait-­ on dire qu’il s’agit d’une morale perverse ?
« Morale », parce qu’on cherche à comprendre et protéger ceux
auxquels on est attachés. Et « perverse » parce qu’en empêchant
notre empathie de découvrir le monde des autres, on se com‑
porte comme des pervers centrés sur nos propres intérêts, notre
propre jouissance.
Au cas où cette proposition serait pertinente, cela voudrait
dire que nous pouvons tous devenir des « moraux pervers ».
Savez-­vous que depuis que vous avez commencé la lecture de cet
article 12 743 Chinois viennent de mourir ? Non seulement vous
vous en fichez, mais encore cette idée vous surprend et vous fait
sourire : vous venez de réagir comme un pervers.
Cette morale perverse n’est pas une bonne affaire parce que
ces esprits totalitaires qui désirent se soumettre aux raisons de
leur chef finissent par se persécuter les uns les autres. Au nom
de cette morale limitée, l’esprit totalitaire est une guerre sans
fin. On a tous de bonnes raisons de faire la guerre à l’autre,
notre voisin. On se rend prisonnier du passé en s’inventant une
histoire merveilleuse qui aurait pu apporter le bonheur au monde
si l’autre, notre voisin, n’avait pas tenté de souiller nos beaux
projets.
L’amour et la haine forment un couple durable, l’indignation
nous pousse à l’acte en court-­circuitant la réflexion. Cette manière

26. Vaujany J., témoignage, lettre personnelle, 15 mars 2010.


La psychiatrie au temps du nazisme 117

de ne pas vivre ensemble coûte un prix humain exorbitant, mais


il en est ainsi depuis que nous faisons des théories.
Nous ne pouvons pas ne pas faire de théorie puisque c’est ainsi
que nous nous donnons du monde une vision cohérente. Mais la
tragédie survient quand nous nous soumettons à une seule théorie :
celle du chef vénéré. Quand la pensée s’arrête et se transforme en
chorale de perroquets, notre jouissance immédiate est une décla‑
ration de guerre à tous ceux qui ne chantent pas comme nous.
Psychiatrie, religion et éthique

par Saïda Douki Dedieu


etHager Karray

Introduction

Psychiatrie et religion ont toujours entretenu des relations


étroites autant que conflictuelles, se disputant notamment les
frontières de la vie psychique, le terrain des valeurs collectives
et, surtout, l’enjeu de la vérité.
De fait, la religion s’est longtemps substituée à la méde‑
cine dans le domaine de la souffrance psychique. Elle en est
exclue par la médecine arabo-­ musulmane triomphante entre
e e
les vii et xii siècles, qui proposera, longtemps avant l’heure,
le modèle bio-­ psycho-­
social aujourd’hui prépondérant ainsi que
les premiers hôpitaux dans leur acception moderne – dénom‑
més « bimaristans », c’est-­à-­dire « lieux pour malades » en perse.
Malheureusement, avec la chute de l’empire islamique s’amorce, à
partir du xve siècle, le déclin de la médecine et la reconquête du
fait psychiatrique par le surnaturel et l’irrationnel. L’assistance aux
aliénés est désormais dévolue aux marabouts et autres derviches
ou santons. Parallèlement, les bimaristans tombent peu à peu en
décrépitude – l’usage actuel réserve d’ailleurs le mot « maristane »
à l’asile psychiatrique. Ce glissement sémantique traduit vraisem‑
blablement l’évolution historique qui voit ces hôpitaux péricliter
120 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

et finir par n’abriter que des malades exclus, pour l’essentiel des
aliénés sans soutien familial ou jugés irrécupérables, dans des
conditions déplorables. Les médecins de l’époque rompent totale‑
ment avec la riche tradition médicale des époques classiques. Les
rares allusions à des maladies mentales bien définies, comme la
mélancolie, se perdent dans les nouveaux traités de médecine qui
n’utilisent plus que la terminologie populaire comme : mejdub,
majnun, mukhtabal pour désigner le malade mental.

Psychiatrie et religion :
une histoire conflictuelle

Il faut attendre la Révolution française pour que naisse la


psychiatrie comme discipline médicale vouée au traitement des
pathologies mentales arrachées à leurs causes surnaturelles.
Progressivement la religion est évacuée de la médecine et même
exclue de l’espace public tout entier, comme le consacre en France
la loi de 1905. Le divorce semble consommé, à quelques excep‑
tions près, tels ces exorcismes pratiqués sur des malades et qui
défraient de temps à autre la chronique des faits divers. Toutefois,
à la faveur dudit « printemps arabe », nous assistons à un retour
en force du religieux qui s’empare aussi du psychiatrique, ce qui
ne va pas sans soulever certaines interrogations. C’est ce nou‑
vel épisode dans les relations tumultueuses de la religion et de
la psychiatrie que nous voulons aborder aujourd’hui pour nous
demander si une telle liaison ne risque pas de devenir dangereuse.

Une (més)alliance nouvelle ?

Cette question s’est posée à nous devant la multiplication des


signes de convergence entre religion et psychiatrie, en Tunisie,
lorsqu’un pouvoir islamiste s’y est installé, comme le projet de
création d’une faculté de médecine islamique au sein de l’Univer‑
sité Zitouna qui abrite l’Institut supérieur de théologie. À ce sujet,
Psychiatrie, religion et éthique 121

le grand imam de la Grande Mosquée de Tunis – du même nom,


Zitouna – a expliqué : « Nous voulons avoir des médecins […] qui
ont le diplôme de la Zitouna et une médecine avec la morale et
l’éthique en plus, chose que nous avons perdue pour le moment ;
nous avons des médecines matérielles qui ont perdu de vue que
le corps qu’ils soignent est l’œuvre de Dieu. » Des psychiatres
« choisis » sont ainsi sollicités pour donner un avis d’expert sur
des ­dissidents, mais c’est surtout l’afflux de thérapeutes de plus
en plus nombreux à intégrer leur croyance dans leur pratique qui
nous interroge. Les jeunes psychiatres voilées, et leurs collègues
masculins barbus, peuplent désormais les centres hospitaliers, arbo‑
rant leur allégeance à cet islam nouveau d’inspiration wahhabite,
habités par la conviction que la religion ne saurait se limiter à la
sphère privée, mais doit régir toute l’existence. Alors peut-­on être
psychiatre et islamiste ?

Un antagonisme radical

Psychiatrie et religion semblent a priori absolument antithé‑


tiques, l’une valorisant l’unicité de l’être humain, sa singularité, les
différences, et la seconde leur uniformité à travers la conformité de
tous à une même règle, y compris vestimentaire, l’une privilégiant
l’individu et l’autre préconisant l’appartenance communautaire,
l’une ambitionnant l’indépendance du sujet et l’autre prônant sa
soumission à l’ordre établi censément divin, l’une protégeant l’inti‑
mité et l’autre exigeant la transparence, l’une semant et cultivant
le doute rationnel et l’autre imposant la vérité sacrée.

Vérité et savoir

Ces professionnels, d’un genre nouveau, posent d’entrée la


problématique de la vérité et du savoir, évoquée par Descartes
dès le xviie siècle et reprise plus tard par Lacan. La profession
de médecin s’exerce au nom d’un savoir, par définition limité et
122 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

toujours remis en question, en quête permanente d’extension et


d’innovation. La croyance religieuse s’établit au nom d’une vérité
absolue, immuable, à laquelle est totalement étranger le doute
scientifique : elle ne peut qu’infléchir l’écoute du psychiatre qui y
adhère, pétri de certitudes et représentant d’une norme intangible.
Or, contrairement au confesseur, le meilleur cadeau que puisse
faire un thérapeute à son patient, c’est sa capacité professionnelle
à l’écouter quoi qu’il dise, à ne pas se dérober ni empiéter. Ne
pas sortir de sa place, mais la tenir. Sa promesse à lui, c’est son
éthique. Et l’éthique professionnelle, affirmée dans tous les codes,
impose le respect de la vérité du patient, fût-elle parfois contraire
à son intérêt – par exemple dans le cas d’un refus de traitement.
Il y va de sa dignité d’humain.
C’est pourquoi, d’ailleurs, les corps de métier qui travaillent
dans le relationnel sont tenus de porter un uniforme pour effacer
la personne derrière la fonction. L’uniforme est vestimentaire et
comportemental, il consacre (et transmet) un savoir partagé et non
une vérité personnelle, fût-­elle considérée comme sacrée. La blouse
du médecin est le symbole d’une fonction et d’un savoir, dont on
peut se départir, car le savoir du psychiatre ne peut rien à lui
seul, étant donné que seul le malade porte en lui la solution. Par
contre, l’uniforme islamiste, notamment le voile, est l’incarnation
d’une idéologie et d’une vérité que l’on porte à jamais. On nous
rétorque souvent que des religieuses chrétiennes peuvent exercer
la médecine et la psychiatrie, mais une différence de taille, au
moins, les sépare : ces religieuses chrétiennes ont refusé la sou‑
mission à l’homme en renonçant au mariage pour ne se soumettre
qu’à Dieu ; se voiler, c’est proclamer sa dépendance à un dogme
interprété par un homme, non à Dieu, renvoyant d’emblée l’aliéné
à ses propres chaînes.
Toutefois, on ne peut occulter certains questionnements quant
au rôle de la religion dans l’acte thérapeutique. Les religions n’ont-­
elles pas, et depuis toujours, rendu compte de l’humain ? N’ont-­
elles pas encore quelque droit à parler au nom du sujet, sur la
nature de sa souffrance, de ses besoins fondamentaux, les principes
fondamentaux du lien soignant, l’éthique du thérapeute ? Bien
plus, dans cette attention portée à l’intime, à la vérité subjective,
psychiatrie et religion ne peuvent-­elles pas s’éclairer l’une l’autre ?
Psychiatrie, religion et éthique 123

Dans ce registre, on assiste depuis quelques années à un franc


renouveau des pratiques et des recherches. Dans les pays anglo-­
saxons, un intérêt croissant s’est porté sur les pratiques religio-­
thérapeutiques et la valeur ajoutée qu’apporte la prise en compte
des dimensions culturelles et religieuses de la santé, de la guéri‑
son, de la cure. Peut-­on, en d’autres termes, évacuer la dimension
spirituelle et le vécu culturel chez l’homme malade ? Qu’elles se
rapportent ou non aux courants d’interprétation psychanalytique
des écrits bibliques, qu’elles s’intéressent aux traditions chrétiennes,
juives, islamiques, bouddhistes ou animistes, qu’elles émanent de
praticiens eux-­mêmes croyants ou non, ces contributions font le
constat commun de la pertinence persistante des clés de lecture de
la souffrance psychologique et de l’intervention subjective curative,
héritées des traditions religieuses. Dans la culture islamique, par
exemple, la roqya chariya permet de traiter les maladies, principa‑
lement les maladies d’origine occultes, à l’aide de la récitation de
versets coraniques et des traitements basés sur les plantes médi‑
cinales connues pour leurs effets sur la sorcellerie et le mau‑
vais œil1. Reconnues comme œuvrant sur un champ à bien des
égards commun, religion et psychiatrie sont ainsi, par une sorte
de raisonnement utilitariste, mises en demeure de collaborer sur
la base de bonnes pratiques dans les deux disciplines, sans que
l’une empiète sur l’autre, la rupture entre celles-­ci étant dénoncée
comme un phénomène purement occidental.
Il est clair que ce rapprochement interroge fondamentalement
la pratique psychiatrique, et donc psychothérapique, sur le point
précis suivant : être thérapeute peut-­il consister à n’être, à l’égard
de celui qui souffre, que l’anonyme moyen d’une restauration fonc‑
tionnelle ? Lorsqu’on est thérapeute, peut-­on nier que c’est à l’autre
comme sujet que l’on fait appel ? N’est-­ce pas en acceptant, et avec
toutes les difficultés que cela comporte, d’être quelqu’un pour ce
quelqu’un que peuvent s’ouvrir à lui les voies d’une dynamique
qui ne débouche pas sur le constat désespéré de son insignifiance
dont on ne voit pas en quoi il serait libératoire ?
Si l’on peut évidemment considérer avec intérêt ces tentatives
de rapprochement, il importe de ne pas méconnaître les profondes

1. http://www.roqyaonline.com/
124 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

différences entre l’objet des démarches médicales rationalistes et


l’objet de la religion. Elles dépassent la seule question des moyens,
car il s’agit bien d’une autre conception du sens et des objectifs
du soin. De ce point de vue, en effet, il n’est pas faux de dire
que la psychanalyse s’oppose à la religion en ce qu’elle disqualifie
in fine le transfert, considéré comme passage obligé de la fin du
symptôme, alors que le message religieux institue l’adhésion per‑
sonnelle, sans cause ni raison, comme seule mais libre condition
de la délivrance.
Pour la psychanalyse, c’est la parole qui sauve, celle qui fonde
le sujet comme « parlêtre », comme disait Lacan. Pour la religion,
c’est la foi en l’autre qui sauve, l’engagement personnel sans le
prétexte de l’obligation technique. On peut par ailleurs relever la
contradiction qui existe entre cette vision (et l’utilisation) cultu‑
relle des religions et, au moins pour les religions révélées, leur
prétention à se faire les porte-­parole de la vérité. En effet, vérité
et savoir ne vont pas forcément de pair. De surcroît, l’absolu de
toute vérité religieuse défie le relativisme inhérent à tout savoir
issu de la science. Or il n’y a que la vérité qui tue, comme disait
Nietzsche, elle tue au minimum le désir à la base de tout savoir
et de toute vie, elle tue la différence qui fait l’essence même de
la vie et qui fonde la singularité de chacun comme sujet unique
et différent. L’intégrisme veut exclure le doute, la différence, et
imposer la conformité, la mêmeté, synonymes de glacis psychique,
elle pose la question de l’identité qui est à l’origine de tous les
extrémismes et totalitarismes. Ce n’est pas nier l’importance d’un
accompagnement spirituel dans l’aventure thérapeutique, mais il
doit relever, non du médecin, mais d’un homme de religion. Ainsi
s’illustre un antagonisme radical dont l’exercice de la liberté est
l’enjeu, mais où la psychiatrie, mise en situation d’avoir à répondre
d’elle-­même, doit se soucier d’éviter de considérer comme hors de
discussion certains de ses modèles. En effet, notre discipline, en se
voulant « scientifique » – non pas science humaine, mais science
dure –, prétend parfois non seulement au savoir, fût-­il relatif, mais
à la vérité. C’est le cas des « intégristes de la science ».
Psychiatrie, religion et éthique 125

Les intégristes de la science

La même honnêteté scientifique nous amène à reconnaître


que bien des professionnels pratiquent un autre intégrisme et ne
vénèrent qu’une vérité, celle de la science ; pour eux, le DSM fait
office de Coran ou de Bible et les applications de ses diktats ne
souffrent pas non plus d’improvisation. Ils oublient que le DSM
est une entreprise dont la numérotation même indique la limite
de sa viabilité, son caractère éphémère. Ainsi les critères diagnos‑
tiques varient-­ils au fil des versions au point de disparaître, telle
l’homosexualité qui a perdu son caractère pathologique pour des
raisons que nous ne discuterons pas aujourd’hui.
Mais même quand la vérité scientifique est établie, elle a moins
de portée que la vérité dite sacrée. Et il n’est nul besoin de remonter
à Galilée pour l’illustrer. Un récent exemple, situé en France, nous
en donne une preuve contemporaine. Alors que l’Association des
musulmans de France annonçait le début du ramadan le 9 juil‑
let 2014, en vertu des données astronomiques, la Grande Mosquée
de Paris lui apportait, quelques heures plus tard (le temps de la
négociation), un cinglant démenti, en le fixant au 10, au nom
de la vérité religieuse – en fait de la tradition et de la politique !

Le psychiatre et la politique :
au risque du totalitarisme

Nous y voilà, en fin de compte. Par-­delà la foi et la pratique


du thérapeute, le danger est surtout celui de son apparente (osten‑
tatoire) appartenance politique, en l’occurrence son allégeance au
pouvoir islamiste tunisien établi et récusé, dès les premières élec‑
tions démocratiques d’octobre 2011, par 60 % des Tunisiens. Les
vêtements sont une écriture, affirme Boris Cyrulnik. Le port du
voile pour les femmes, de la barbe (voire de la djellaba) pour
l’homme signent, à tort ou à raison, pour l’interlocuteur, l’adhé‑
sion au parti Nahdha et à son projet de théocratie. Le principal
126 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

risque auquel cette liaison antagonique nous expose est celui de


l’instrumentalisation de la psychiatrie au bénéfice de la dérive
totalitaire. Et comment ne pas le craindre quand on lit sur un
site islamiste qu’« une santé mentale stable et saine veut dire un
cœur bon, véridique, propre ou guidé qui est calme et qui est
donc en accord avec les lois islamiques » ! Or l’histoire a multiplié
les exemples où la psychiatrie s’est mise au service de bien des
idéologies…

LA PSYCHIATRIE AU SERVICE
DU PROJET EUGÉNIQUE HITLÉRIEN

On estime que 40 % des psychiatres allemands étaient membres


du parti nazi. Les psychiatres furent massivement impliqués et
jouèrent un rôle considérable dans la « biocratie » du IIIe Reich.
Sans parler de l’horreur innommable qu’a constituée la Shoah, le
bilan est effrayant, allant des 360 000 stérilisations de malades
« héréditaires » (96 % des stérilisés sont des patients psychiatriques)
à l’« euthanasie sauvage » de psychotiques jugés « incurables » et
handicapés mentaux, euthanasie laissée à la libre initiative des
psychiatres ayant pleins pouvoirs, en passant par la castration
des homosexuels, la déportation des « asociaux », l’extermination
des criminels et des Tziganes.

L’UTILISATION DE LA PSYCHIATRIE
COMME INSTRUMENT DE RÉPRESSION POLITIQUE EN EX-­URSS

Nul n’ignore plus que des dissidents indemnes de troubles


mentaux furent placés en masse dans des établissements psychia‑
triques gérés par le ministère de l’Intérieur. Le livre de Boukovski2
apporte des témoignages accablants sur des expertises truquées de
psychiatres aux ordres. C’est ce qui valut à la Société soviétique
de psychiatrie d’être exclue de l’Association mondiale.

2. Boukovski V., Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition,


Paris, Seuil, 1971.
Psychiatrie, religion et éthique 127

LA PSYCHIATRIE AU SERVICE
DE L’ENTREPRISE COLONIALE FRANÇAISE

La théorie « constitutionnaliste » prônée par l’École de psy‑


chiatrie d’Alger considérait les « indigènes » comme des malades
mentaux potentiels du fait de l’infériorité de leur « race » et des
enseignements de leur religion, justifiant la « mission civilisatrice »
de la colonisation. On peut lire ainsi, sous la plume d’Antoine Porot,
dans les Annales médico-­psychologiques de 1918 : « Chez l’indigène,
les préoccupations d’ordre végétatif et instinctif l’emportent déjà,
constitutionnellement, sur celles d’ordre affectif et intellectuel […].
Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-­Africain musulman
se définit comme un débile hystérique, sujet de surcroît à des
impulsions homicides imprévisibles. »

MÊME LA PSYCHANALYSE PEUT FAIRE BON MÉNAGE


AVEC LA DICTATURE

En Argentine, durant les périodes de dictature, la psychanalyse


n’a pas seulement été tolérée par le pouvoir, mais elle l’a même
servi, comme on peut le lire dans L’Histoire de la psychanalyse en
Argentine. Une réussite singulière de Mariano Plotkin3, historien
argentin. En effet, des psychanalystes n’ont pas hésité à prêter
main-­forte aux généraux : « Le terrorisme [la subversion de gauche]
est une maladie mentale […] qui répond à une seule et même
cause : la crise de la famille traditionnelle. » L’auteur explique que
« le freudisme est une théorie qui conteste l’ordre social, mais force
est de constater que la psychanalyse peut être manipulée à des
fins très diverses. Elle peut être intégrée à la culture dominante
ou contribuer à définir ce qui ne peut être remis en question […]
loin de contester les valeurs sociales établies, certaines pratiques
peuvent les renforcer ou offrir de nouvelles façons de les canaliser,
ce que les Généraux n’ont pas tardé à comprendre ».

3. Plotkin M., L’Histoire de la psychanalyse en Argentine. Une réussite


singulière, Paris, Éditions Campagne première, 2010.
128 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Quel rôle pour le psychiatre


dans une théocratie ?
Le cruel dilemme du psychiatre islamiste

« Est-­il, d’abord, licite de consulter un psychiatre ? s’interroge


une jeune fille sur un forum4. J’aimerais consulter un psychiatre,
est-­ce hram [péché] ? » « Pourquoi pas ? lui fut-­il répondu. Si tu
trouves une psychiatre, ce sera mieux… Essaie dans un premier
temps de te soigner par les invocations et l’assiduité aux prières.
Il y a des invocations contre l’angoisse, la peur et la tristesse. »
Un second lui concède : « Va voir un psychiatre si ça peut te
faire du bien. Les troubles anxieux sont une maladie comme une
autre… On ne sait pas trop comment shaytan [Satan] rentre dans
cette histoire. Les armes à ta disposition : Coran, sunna et la
foi. Si persistance : science, psychiatrie et… Coran, sunna et foi.
Tout en te rappelant que, quoi qu’il arrive, c’est Dieu qui donne
la guérison. »
Le psychiatre sera-­t‑il le régulateur des comportements déviants
dans le 6e Califat que les autorités islamistes appellent de leurs
vœux ? À défaut de couper des têtes, ne peut-­on se contenter de
décérébrer ? En effet, bien des comportements que nous jugeons
pathologiques sont passibles de châtiments corporels pouvant aller
jusqu’à la peine de mort ! L’Islam nouveau n’a rien inventé, puisque
le psaume LII de David affirmait déjà l’identité de l’hérésie et de
la folie en prescrivant que « Dixit insipiens in corde suo : non est
Deus ! »
Comment dès lors ne pas craindre le jugement moral d’un tel
médecin qui se comporterait davantage comme un directeur de
conscience et le représentant d’un pouvoir tyrannique que comme
un écran neutre et bienveillant de projection ? À travers quel filtre
va-­t‑il décoder les symptômes du patient et surtout sa prescription ?
Que faire, par exemple, face à un homosexuel qui est passible,
selon la charia, de la peine de mort sur terre et des flammes de
l’enfer dans l’au-­delà ? Ramzy, Tunisien gay soumis à des collègues

4. http://www.yabiladi.com/forum/
Psychiatrie, religion et éthique 129

experts, a dû, selon la tradition totalitaire bien connue, se livrer à


des aveux télévisés sur la chaîne nationale où il reconnaissait (en
récitant manifestement une leçon mal apprise) être homosexuel
et athée, et exprimait son souhait d’un régime laïc lui permettant
de vivre son homosexualité… Quant au mélancolique suicidaire,
une collègue députée du parti islamiste Nahdha à l’Assemblée
nationale constituante a expliqué à la télévision que le suicide
était une offense à Dieu… Quant à l’obsessionnel torturé par des
pensées obscènes, voire sacrilèges…
Le parcours d’Amina, première Femen tunisienne, en est une
illustration confondante. Cette jeune fille de 18 ans s’est affichée sur
le réseau social Facebook, les seins nus, à l’instar de ses inspira‑
trices, portant cette inscription : « Mon corps m’appartient, il n’est
l’honneur de personne ! » Elle exhibait son opposition au régime
par la plus grave des provocations, celle de prétendre s’approprier
son corps et sa nudité. Que pensez-­ vous qu’il arriva ? Elle fut
poursuivie et incarcérée pour « atteinte aux bonnes mœurs » par
les autorités et soumise par sa famille à un traitement psychia‑
trique qui l’amena à se repentir en public ! De l’avis de ceux qui
la connaissent, elle ne souffrait d’aucun trouble mental caractérisé
mais avait déjà fréquenté la psychiatrie parce qu’elle avait toujours
été une enfant, puis une adolescente rebelle et révoltée. Et voilà
une opposante qui risquait de faire des émules tout simplement
discréditée pour crime de folie. Évidemment, seule la folie peut
conduire une femme musulmane à se déshabiller. Et voilà à quoi
sont invités les psychiatres pour « protéger » des dissidents en
invalidant leur parole. Ils choisissent de les déclarer « malades
mentaux » afin de leur éviter l’infamie de l’incarcération pour une
« affaire de mœurs ». Mais je reste pleine d’espérance quand je
lis ce message en réponse à mes inquiétudes : « Dr Douki, je suis
médecin et je portais le voile avant l’arrivée de ce régime mafieux
au pouvoir (je ne discute pas le port du voile, chacun a sa lecture
du Coran à ce sujet). Mais je confirme ce que vous dites, je suis
très gênée par ce voile sous le règne de cette secte de Nahdha
[le parti islamiste] à tel point que je l’enlève au travail bien que
je ne sois que pédiatre. »
130 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

La contextualisation

Alors, la dernière question que nous aimerions poser, c’est celle


de l’avènement, dans cette aventure humaine dont la diversité a
fait la richesse et la fulgurante progression, d’une nouvelle ère de
conformisme, d’uniformisation. L’offensive islamiste ne répondrait-­
elle qu’à l’insolente et arrogante domination occidentale où l’excep‑
tion culturelle française ferait office d’archaïsme ? C’est en tout cas
ce qu’a déclaré le président de la Commission européenne, Manuel
Barroso, en 2013, quand il a condamné la décision prise d’exclure
l’audiovisuel des négociations commerciales entre l’Europe et les
États-­Unis afin de protéger l’exception culturelle européenne. Est-­ce
en islamisant la science, comme le démontre brillamment Faouzia
Farida Charfi dans La Science voilée5, que les fondamentalistes
pensent parvenir à contrer la domination culturelle occidentale ?
Certainement pas, car la quête du savoir a même été édictée par
l’Islam. Un hadith préconise de « rechercher la science de la nais‑
sance à la mort et de l’Inde en Chine ». En attendant un autre Freud
pour analyser ce nouveau « malaise dans la civilisation » (jouissance
et pensée unique), permettez-­nous de souligner la valeur suprême
de la laïcité qui seule est garante du bien vivre ensemble dans la
différence, l’égalité des droits et la dignité, surtout pour les plus
vulnérables d’entre nous. Cela suppose de rétablir la Loi et le Désir.
Rétablir la Loi au sein de la Cité, malmenée par le déclin de la
fonction paternelle, c’est garantir la sécurité et renforcer l’identité ;
rétablir le Désir au cœur de la vie, c’est assurer la liberté de l’homme
surtout dans sa pensée et, partant, la pérennité de l’humanité.

Conclusion

Pour libérer l’Autre, l’Aliéné, de ses chaînes psychiques, ce


qui reste la plus noble mission de la psychiatrie, encore faut-­il
l’être soi-­
même et en quête permanente d’un savoir qui nous

5. Charfi F. F., La Science voilée, Paris, Odile Jacob, 2013.


Psychiatrie, religion et éthique 131

échappera toujours et que nous nous devons éthiquement de


rattraper. Notre noble passé mérite d’être revisité non pas à
travers les filtres d’une idéologie a priori mais plutôt d’un ques‑
tionnement permanent.
La folle histoire des thérapies
de choc

par Patrick Lemoine

S’il y a eu de vraies, de grandes folies dans l’histoire des idées


en psychiatrie, celle de la découverte des techniques de chocs à
visée thérapeutique doit à l’évidence figurer au premier plan. Leur
énumération constitue même un véritable florilège des fantasmes
des aliénistes, si l’on est bien disposé, de leur sadisme si on adopte
un point de vue autre. C’est aussi l’histoire d’un certain nombre
d’idées fausses qui ont abouti à des traitements efficaces.
Parmi ces idées bizarres, il y avait celle qui consistait à pen‑
ser qu’un choc, une émotion, pouvait mener à la folie et que,
par conséquent, un autre choc comparable, voire identique, pou‑
vait mener à la guérison. Cette idée a été à l’origine d’un certain
nombre de scénarios de films à la Hitchcock. Il faut d’ailleurs
reconnaître que cette théorie n’est pas entièrement erronée si
l’on pense à ce qu’il est convenu d’appeler le syndrome de stress
post-­traumatique (SSPT). Il est vrai en effet que certains trauma‑
tismes sévères ou bien des traumatismes d’apparence plus ano‑
dine se produisant chez des personnes vulnérables engendrent
un tableau clinique fait de cauchemars répétitifs, de flash-­ back
dans la journée qui constituent parfois un tableau sévère pouvant
mener à la dépression, au suicide, à l’alcoolisme, à la toxicoma‑
nie. Une infirmière de San Francisco, Francine Shapiro, ayant
134 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

vécu l’annonce sans ménagement de son cancer a ainsi conçu


une méthode originale, l’EMDR (Eyes Movements Desensitization
Reprocessing, désensibilisation et reprogrammation par les mouve‑
ments des yeux) qui consiste à faire revivre dans sa chair, grâce
à une technique proche de l’hypnose, le ou les traumatismes à
l’origine du tableau clinique de SSPT. Et il s’avère que cette tech‑
nique le plus souvent très pénible à supporter est d’une efficacité
remarquable. Conclusion : la catharsis ou art de revivre, même
violemment, son traumatisme dans un milieu sécurisant avec un
thérapeute rassurant permet de chasser les conséquences néfastes
dudit traumatisme. En revanche, penser que la folie est toujours
due à un choc est sans aucun doute une erreur qui a conduit à
des traitements parfois très cruels. Qu’on en juge.

Les bains surprises

Il a longtemps été d’usage de construire les hôpitaux près


des fleuves des grandes villes. Ainsi des hôtels-­Dieu de Paris ou
de Lyon. La possibilité de se débarrasser des déchets directement
dans le courant en était l’une des raisons, mais les architectes
prenaient en plus la précaution de prévoir des passages discrets
permettant de se rendre directement des loges (sortes de cages
où les fous étaient enfermés) aux berges. Et parfois, selon la
légende, le soir, de préférence en hiver, les fous étaient amenés
sur la rive et plongés par surprise dans l’eau glacée. La frayeur, le
choc hypothermique étaient considérés comme propres à déclen‑
cher une réaction salutaire de guérison. Malheureusement, aucune
étude scientifique sérieuse ne permet de juger de l’efficacité de
cette méthode pour le moins musclée dont on peut néanmoins
raisonnablement douter. Sans parler des aspects éthiques.
Plus tard, lorsque le fou était suffisamment riche pour accéder
à une maison de santé privée, ce traitement pouvait être l’objet
d’une mise en scène inspirée des jardins à surprises du xviiie siècle
comme on peut en admirer au palais d’Été de Saint-­Pétersbourg.
L’aliéné de luxe pouvait se promener dans un beau parc parsemé
de cours d’eau qu’il pouvait franchir grâce à des ponts arqués à
La folle histoire des thérapies de choc 135

la chinoise. Une fois parvenu au milieu du pont, celui-­ci s’écar‑


tait brusquement et le malheureux fou tombait à l’eau d’où il
était immédiatement sorti, secouru et séché ! Qu’importait, l’essen‑
tiel encore une fois était de déclencher une épouvante supposée
bénéfique.
Plus tard, la balnéothérapie a connu un grand succès et
les malades étaient alignés dans des baignoires fermées dont
seule leur tête émergeait ; ils infusaient pour un temps indéter­
miné. Généralement, la température était douce et le traite‑
ment agréable. Enfin, certains établissements contemporains
pratiquent avec bonheur les cures thermales et là, on n’est plus
dans le choc, mais dans la détente et le sevrage médicamenteux.
Sacrée idée d’ailleurs si l’on considère que des médecins paten‑
tés sont obligés d’imaginer des méthodes pour débarrasser les
malades des traitements devenus toxiques prescrits par d’autres
médecins… mais c’est une autre histoire.

L’orgue à chats pour fou mélomane

Inventé en 1549 et décrit par Jean-­Baptiste Weckerlin, il n’était


à l’origine qu’une curiosité et était utilisé dans des défilés ou des
processions pour produire une cacophonie propre à réjouir les
badauds : un orgue à chats célèbre était juché sur un char et
c’était un ours qui tapait sur les touches. Jugez-­ en plutôt : un
clavier dont les touches sont reliées par un ingénieux système
aux queues d’un certain nombre de matous (jusqu’à une ving‑
taine). Chaque félin était dans une boîte différente et rangé par
ordre de tessiture. Lorsque l’organiste jouait, cela entraînait une
traction de l’appendice caudal des malheureux greffiers qui pous‑
saient alors des miaulements épouvantables, causant une émotion
compréhensible à celui qui pensait obtenir des sons mélodieux.
Une variante piquait la queue du chat, ce qui donnait le même
résultat. L’histoire ne dit pas comment l’ours organiste réagissait
à l’exercice. Mais pour finir, laissons la plume au père Athanasius
Kircher dans le livre VI de la Musurgie : « Sous les doigts agiles
des pianistes, les pointes des marteaux allaient attaquer avec art
136 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

les queues des différents animaux. Ceux-­ci répondaient d’abord par


des miaulements brefs et nets, mais bientôt, mis en fureur par la
fréquence des piqûres, ils modulaient, crescendo et rinforzando, des
sons capables de dérider les plus moroses et de mettre en danse
les souris elles-­mêmes – et vel sorices ipsos ad saltum conotare. »
Le médecin allemand Johann Christian Reil (1759‑1813) a
proposé l’orgue à chats comme traitement à des malades atteints
de catatonie ; les patients forcés de voir et d’entendre ou, mieux,
de jouer sur un tel instrument seraient nécessairement boulever‑
sés, et forcément guéris. Quoique ! Ainsi, dans certains établisse‑
ments huppés fréquentés par des fous mélomanes, ceux-­ci étaient
gentiment invités à plaquer des accords de manière à provoquer
une émotion salutaire chez eux qui s’attendaient à provoquer une
musique céleste et déchaînaient tous les sons de l’enfer ; n’oublions
pas que le chat noir fait partie des avatars du Démon ! Il fallait
vraiment être fou pour concevoir de tels systèmes – je parle des
aliénistes de l’époque bien sûr ! Heureusement, ils n’étaient pas tous
ainsi et certains ont su se battre contre la barbarie de certaines
conceptions car, malheureusement, nous ne sommes pas au bout
de notre excursion au pays des idées folles.

L’impaludation

Cette technique pourtant fort dangereuse a valu le prix Nobel


en 1927 à son concepteur, le bon docteur Julius Wagner Ritter von
Jauregg, psychiatre autrichien qui, le 14 juin 1917, inocula pour
la première fois à trois patients atteints de paralysie générale du
sang prélevé sur un militaire atteint du paludisme. L’idée sous-­
jacente était qu’une forte fièvre pouvait guérir le délire. Et quoi
de plus fiévreux qu’un paludéen ? Et quoi de plus délirant qu’un
patient atteint de paralysie générale ?
Les résultats stupéfièrent la communauté médicale de l’époque
puisque cette maladie due en réalité à la syphilis tertiaire était
constamment mortelle dans des délais relativement brefs. Il faut
savoir que cette maladie infectieuse aujourd’hui disparue en France
et en Europe occidentale provoquait un impressionnant délire
La folle histoire des thérapies de choc 137

mégalomaniaque (de grandeur) et était donc considérée comme


une maladie mentale. C’était donc la première fois qu’une psychose
pouvait être guérie médicalement et ce fut une véritable révolu‑
tion dans les esprits des médecins comme des philosophes. La
malariathérapie était née. Elle fut essayée dans d’autres désordres
psychiatriques, d’autres psychoses, toutes sortes de folies mais mal‑
heureusement, à ce jour, on ne connaît pas d’autre délire chronique
à avoir une origine spécifiquement infectieuse et cette technique
ne fut finalement utile que dans cette seule indication… jusqu’à
l’arrivée de la pénicilline et l’éradication de la vérole. Et du coup,
l’impaludation ne servit plus à rien. Sauf que le paludisme est une
maladie grave, potentiellement mortelle et qu’on peut donc supposer
qu’un certain nombre de malheureux schizophrènes y laissèrent
leur peau. Aucune statistique ne semble les avoir recensés.
Ironie de l’histoire, certaines recherches récentes permettent
de penser que des virus contractés pendant la grossesse pourraient
déclencher une schizophrénie chez les sujets génétiquement vul‑
nérables et que certaines infections digestives pourraient être un
facteur causal dans le trouble bipolaire, la maladie d’Alzheimer,
la maladie de Parkinson… et que dans ce cas, les antibiotiques
pourraient produire des améliorations sensibles. L’Histoire ne
se répète peut-­être pas, mais il y a des moments où elle bégaie
sérieusement !
Et pourtant, pour en revenir à nos moutons, la malariathérapie
fut utilisée pendant un certain temps et la légende (non vérifiée)
veut que son abandon fut essentiellement lié à l’évasion de mous‑
tiques porteurs du Plasmodium falciparum qui eurent le mauvais
goût de piquer – et donc de contaminer – des soignants plutôt
que des syphilitiques. Un traitement dangereux pour les aliénés,
voire pour leurs gardiens, passe encore, mais quand il comporte
des risques pour les médecins, une seule solution : l’abandonner !
Néanmoins, un article de 19741 rend hommage à la technique
qui, selon l’auteur, était toujours utilisée en Roumanie et aux États-­
Unis. Apparemment, sans cette technique, le rôle des moustiques
dans le cycle de reproduction du parasite n’aurait probablement

1. Lupascu G., « Applications actuelles de la malariathérapie », Bull.


Org. mond. santé, 1974, 50, p. 165‑167.
138 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

pas été découvert, notamment son passage hépatique. En effet, le


succès de la méthode a poussé les psychiatres à sélectionner les
souches de parasites les moins virulents, à rechercher les meilleurs
moustiques vecteurs parmi les différentes espèces anophélines, à
découvrir que certains sujets avaient une résistance particulière à
l’infection. Étonnamment, dans l’article cité, l’auteur ne remet pas
une fois en question l’efficacité de l’impaludation dans les diffé‑
rentes maladies schizophréniques, les oligophrénies, les « psychoses
affectives » qu’il énumère ainsi que dans la chorée.
Et encore plus étonnamment, le même auteur explique sans
barguigner que « pour le maintien courant des souches, on a
recours à ces catégories de malades, vu la rareté des cas de syphi‑
lis nerveuse […]. Ces impératifs ne peuvent être résolus qu’en
faisant appel à des volontaires ou, tenant compte des principes
d’éthique médicale, en s’adressant aux malades des services de
neuropsychiatrie qui pourraient bénéficier du traitement antipa‑
ludique ». On n’ose imaginer ce que cette phrase apparemment
anodine peut recouvrir à une époque (1974) où les neuroleptiques
existaient depuis déjà deux décennies.

Les cures de Sakel :


chocs humides ou chocs secs ?

L’insuline était utilisée à faible dose pour le traitement des


opiomanes et ce qui devait arriver arriva : quelques patients très
sensibles à l’insuline ou bien certains dosages un peu trop géné‑
reux provoquèrent des comas hypoglycémiques. Observant ce phé‑
nomène et surtout ces patients après leur réveil, un psychiatre
autrichien, Manfred Joshua Sakel, réalisa que chez les patients
à la fois opiomanes et fous, le coma pouvait guérir les troubles
mentaux ou, du moins, provoquer des rémissions.
De plus, l’insuline qui induit une baisse de la glycémie pro‑
voque automatiquement une envie de sucre et fut logiquement
utilisée pour ouvrir l’appétit des schizophrènes qui refusaient de
s’alimenter quand ils étaient catatoniques. On observa chez eux
une amélioration des symptômes délirants. Enfin, le Suisse Hans
La folle histoire des thérapies de choc 139

Steck à Cery près de Lausanne se mit à prescrire le produit comme


sédatif dans le delirium tremens, et surtout dans les agitations
catatoniques. Bref, de nombreuses observations, un faisceau de
preuves comme disent les Américains, permettaient de penser que
l’insuline pouvait être intéressante chez les psychotiques. Comme
pour bien d’autres thérapeutiques psychiatriques (sinon toutes),
la découverte de Sakel, comme il l’a écrit lui-­ même, fut fondée
sur la sérendipité (serendipity2) chère aux Anglo-­Saxons. Elle fut
en effet fortuite et empirique, étayée sur des hypothèses considé‑
rées aujourd’hui comme fantaisistes3… Des agents toxiques affai‑
blissent le métabolisme de certaines des cellules cérébrales du
schizophrène ; le coma provoque la régénérescence des cellules
dysfonctionnelles ou la destruction des connexions neuronales
pathologiques et, de ce fait, en améliore le fonctionnement. En ce
qui me concerne, et compte tenu des recherches les plus récentes,
je ne suis pas complètement certain aujourd’hui que l’hypothèse
ait été aussi fantaisiste que cela !
Manfred Sakel conçut donc en 1933 un traitement qui consis‑
tait à plonger des schizophrènes dans un coma hypoglycémique
produit par de l’insuline utilisée cette fois-­ci à fortes doses. Il y
consacra trois articles entre 1933 et 1936. L’insulinothérapie, plus
connue sous le nom de « cure de Sakel », était née et se généralisa
dans le monde entier. Elle connut cependant un coup d’arrêt dans
l’Allemagne nazie, Hitler l’ayant interdite pour la simple et bonne
raison que le docteur Sakel était juif et qu’il était par conséquent
impossible que sa cure soit bénéfique !
Selon que l’hypoglycémie provoquée par l’insuline était plus
ou moins importante et qu’elle provoquait ou non une transpi‑
ration, le coma était dit sec ou humide. Le protocole folklorique
au début se codifia progressivement et, tout au moins dans les
bons services, reposait sur le maternage infirmier (nursing) lors

2. Découverte scientifique ou d’une invention technique réalisée de


façon inattendue, accidentelle, à la suite d’un concours de circonstances
fortuit et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre
sujet, ce qui n’enlève rien au génie de ces découvreurs car, comme le
disait Pasteur, « la chance ne favorise que les esprits préparés ».
3. Voir Caire M., Histoire de la psychiatrie en France (site Internet :
http://psychiatrie.histoire.free.fr/).
140 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

du « resucrage ». Une dame en blanc de préférence plantureuse et


d’un certain âge appuyait la tête du comateux contre sa p ­ oitrine
si possible généreuse et gentiment, tendrement lui enfournait
des cuillerées de sirop sucré en lui parlant comme à un petit
enfant. Pour beaucoup d’auteurs de l’époque, c’était justement cette
phase de régression enfantine – concept très à la mode dans les
années 1960‑1970 – qui constituait l’essentiel du traitement. En
cette époque d’obédience très psychanalytique, seul un retour aux
seins (dans le sein ?) d’une « mère suffisamment bonne » pouvait
laisser entrevoir une guérison toujours repoussée à l’horizon psycho­
dynamique… On peut aussi considérer que la cure de Sakel permit
à la profession infirmière en psychiatrie de prendre son essor en
lui donnant une compétence spécifique qu’elle s’appropria le plus
souvent remarquablement.
Une hypersudation (jusqu’à un litre de sueur excrétée) pré‑
cédait l’endormissement, le « choc humide » étant parfois le seul
objectif afin d’éviter le coma et ses risques éventuels4. Parfois, le
coma hypoglycémique provoquait une crise d’épilepsie, mais ce
n’était pas le but du jeu. La cure pouvait compter jusqu’à trente,
voire cinquante séances à raison de trois par semaine. Ce n’était
donc pas une mince affaire. Certains praticiens sont allés jusqu’à
prolonger le coma sur des durées pouvant atteindre douze heures.
La méthode aurait permis de transformer le pronostic d’environ
la moitié des syndromes schizophréniques.
Pour avoir eu l’opportunité d’observer une fois cette technique
dans mes jeunes années d’externe des hôpitaux (1971), je dois
dire que j’en ai gardé un souvenir mitigé. D’un côté, une malade
vociférante, délirante, écumante, désespérante et, de l’autre, une
équipe mobilisée et concentrée sur une thérapeutique c­ onsidérée
comme de la dernière chance – une technique qui paraissait assez
peu scientifique à l’étudiant en médecine que j’étais, plus habi‑
tué à la technicité des services universitaires de chirurgie. Il me
semble aussi que tant que les soignants ont eu peur du pépin
(le non-­réveil toujours à redouter), que la technique était mal
maîtrisée, elle devait marcher, l’angoisse des soignants pouvant
s’avérer terriblement efficace en tant que placebo, mais, dès lors

4. Ibid.
La folle histoire des thérapies de choc 141

que la cure de Sakel devint codifiée, quasi à la chaîne, elle perdit


progressivement de son efficacité et fut finalement abandonnée.
Le comble fut atteint quand le resucrage fut obtenu par des injec‑
tions de Glucagon, substance hormonale capable de remonter la
glycémie… Exit le maternage de la douce, la gentille maman tout
habillée de blanc.
Il faut dire aussi que l’armada des neuroleptiques, tranquil‑
lisants et autres antidépresseurs avait commencé à déferler sur
l’hôpital psychiatrique, rendant obsolètes des techniques probable‑
ment placebo-­thérapeutiques et donc indéfendables d’un point de
vue éthique puisque le traitement par placebo n’est correct que s’il
ne comporte aucun risque, à condition qu’il n’y ait pas d’alternative
efficace et surtout qu’il soit accepté officiellement par le patient,
ce qui implique un minimum de transparence.
Il n’y eut bien évidemment jamais d’évaluation scientifique
sérieuse de cette méthode selon les critères modernes. Bon nombre
de psychiatres pensent que l’essentiel de l’efficacité de la cure de
Sakel reposait sur la prise en charge massive du patient par une
équipe soignante complètement mobilisée autour de lui, et qu’il
s’agissait donc d’une sorte de psychothérapie intensive déguisée.
Or le risque majeur de cette technique était le décès du patient
au cours du coma. Sacrée psychothérapie !
Dans l’esprit des idées folles en psychiatrie de choc, je dois
confesser une technique que je suis probablement le seul à avoir
testée en France et même en Europe : la dialyse des schizophrènes.
Une chercheuse californienne avait en effet cru découvrir chez les
psychotiques une protéine anormale appelée gamma-endorphine,
responsable selon elle de la maladie. Une solution s’imposait :
la dialyse permettait de purifier le sang impur de ces malades.
J’ai donc aussi sec contacté les néphrologues lyonnais et nous
conçûmes une méthode originale : après avoir dûment recueilli
le consentement des cinq schizophrènes chroniques et de leurs
familles respectives, nous leur fîmes poser un shunt artério-­veineux
au pli du coude afin de pouvoir faire une étude contrôlée par
placebo : le bras passait à travers le trou d’un paravent et le
patient avait donc une séance soit de vraie dialyse, soit de dialyse
factice. C’était une procédure appelée cross-­over (chassé-­croisé),
ce qui signifie que par tirage au sort, les sujets commençaient
142 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

soit par deux semaines de traitement actif, puis deux semaines


sans rien (retour à l’état initial) puis deux semaines de traitement
placebo (A – 0 – B) ou bien le contraire (B – 0 – A). Il y avait
trois séances par semaine.
Les résultats furent remarquables et tous les patients furent
largement améliorés, qu’ils soient en période de dialyse active ou
de dialyse placebo ! Et en y réfléchissant a posteriori, ce phénomène
peut s’expliquer facilement : imaginez que vous êtes schizophrène
et que vous êtes hospitalisé depuis plusieurs dizaines d’années
dans un hôpital psychiatrique où vous vous êtes chronicisé, ce qui
signifie que plus personne, plus aucun soignant ne s’occupe plus
de vous ou presque. Abandonné des dieux et des hommes ! Un
jeune psychiatre dynamique et enthousiaste vous promet monts
et merveilles, un traitement unique au monde, à la pointe du
progrès. Puis vous allez trois fois par semaine dans un grand ser‑
vice universitaire de médecine où tous les patrons viennent vous
voir et s’intéressent à vous ! Vous êtes donc dans les conditions
optimales pour développer un effet placebo majeur et c’est bien
ce qui se produisit. L’idée était donc folle mais heureusement,
notre précaution de contrôler les résultats grâce à une période
placebo évita de pérenniser une méthode qui comportait quand
même quelques risques.
Il est très difficile de savoir quand la cure de Sakel fut définiti‑
vement abandonnée, certaines rumeurs évoquant des cures çà et là.
D’après L’Express du 1er décembre 2012, bien qu’elle soit tombée en
désuétude, cette méthode serait encore de temps à autre employée
en France, notamment au centre psychothérapique de l’Ain. Nous
avons recueilli le témoignage d’un proche d’une personne hospitali‑
sée en 1999, dans ce même hôpital, à qui ce régime fut également
administré. Pour ma part, un de mes patients, à mon insu, eut
à subir (bénéficier de ?) ce traitement dans une clinique du sud
de la France, également dans les années 1990… J’avoue avoir été
furax car il n’était pas psychotique mais bipolaire ! Heureusement,
il n’en est pas mort mais le traitement n’eut évidemment aucun
effet chez lui.
La folle histoire des thérapies de choc 143

Les chocs au camphre


puis au cardiazol

Un aphorisme très ancien affirmait que l’on ne pouvait pas


être fou et épileptique. D’ailleurs, le Haut Mal concernait les plus
grands hommes comme Alexandre le Grand ou Jules César… – de
Caligula, le moins que l’on puisse dire est que ses crises comitiales
ne le guérirent pas de sa folie meurtrière, bien au contraire. Le
mot comitial vient du fait que les comices romains se séparaient
si, dans l’assistance, un épileptique avait une crise. Les comices
étaient les assemblées destinées à élire des magistrats ou voter des
lois. On peut néanmoins supposer que les « crises comitiales » qui
frappaient les citoyens exposés à des insolations après des journées
entières en plein air auraient pu avoir guéri certains d’entre eux
de leur « folie dépressive ».
Par ailleurs, des psychiatres avaient observé que certains schi‑
zophrènes s’amélioraient transitoirement après une ou plusieurs
crises d’épilepsie. De ce fait, les aliénistes se mirent à rechercher
le meilleur moyen de déclencher des crises convulsives de manière
fiable et aussi peu dangereuse que possible. Après avoir utilisé
des injections intraveineuses de camphre en 1934, Ladislas Joseph
von Meduna, psychiatre hongrois, eut l’idée en 1935 de le rempla‑
cer par un dérivé, le cardiazol ou métrazol. Peu de temps après
l’introduction de cette abominable substance thérapeutique (avant
les convulsions, le malade était parfaitement conscient et ressen‑
tait d’atroces angoisses dont il se souvenait par la suite), certains
aliénistes remarquèrent que, si l’efficacité de cette méthode était
inconstante pour traiter les schizophrènes, elle faisait preuve en
revanche d’une efficacité étonnante pour traiter les dépressions
sévères. Les chocs au cardiazol étaient considérés comme plus
efficaces quand ils étaient associés à une cure de Sakel. Dieu merci,
l’avènement de l’électrochoc fit rapidement tomber en désuétude
le terrible choc au cardiazol.
144 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

L’électrochoc

Il arrive, bien que cela soit plutôt rare, que certains psychiatres
soient saisis par le démon de la science et travaillent sur des
modèles animaux. C’était le cas d’Ugo Cerletti, un neuropsychiatre
italien qui étudiait les lésions anatomo-­ pathologiques produites
par les crises d’épilepsie déclenchées expérimentalement chez les
animaux. Pour ce faire, il utilisait des courants électriques mais,
à son grand dam, un bon nombre d’animaux mouraient d’électro‑
cution. Un beau jour, apprenant par hasard qu’aux abattoirs de
Rome, on tuait les porcs en les électrocutant, il décida de visiter
les abattoirs, persuadé que décidément, cette méthode électrique
était vraiment dangereuse. Il réalisa alors que, en fait, les tueurs
humanistes se contentaient de rendre les porcs inconscients par
le passage transcrânien d’un courant électrique, ceci pour leur
éviter la peur et la douleur. Cerletti observa que le courant les
faisait convulser, ce qui le réjouit grandement d’autant plus que
si l’on s’abstenait de les égorger pendant leur coma postcritique5,
les cochons se réveillaient frais et dispos.
Sur sa demande, un ingénieur électricien italien, Lucio Bini,
construisit alors un appareil qui permettait de bien titrer la quantité
d’électricité délivrée… Ce fut avec une angoisse fort compréhensible
que Cerletti réalisa le 15 avril 1938 le premier électrochoc sur l’un
de ses patients schizophrènes et non consentants qui, au réveil,
dit : « Pas de second essai, c’est mortel ! » On recommença donc
avec lui et avec d’autres, car bien évidemment, il n’était pas de
mise à l’époque d’attacher une quelconque importance aux paroles
d’un fou ! Les résultats furent spectaculaires et on prétend encore
que dans les hôpitaux psychiatriques où la technique fut utilisée,
la moitié des patients promis à un internement définitif sortirent
sans délai. C’était en vérité le premier traitement biologique effi‑
cace en psychiatrie.
Rapidement aussi, les psychiatres se rendirent compte que
c’était – et c’est toujours – dans les formes gravissimes de dépres‑
sion – appelées à cette époque « mélancolie délirante » – que l’on

5. « Postcritique » signifie après la crise d’épilepsie.


La folle histoire des thérapies de choc 145

obtenait les meilleurs résultats et non dans les cas de schizophré‑


nie. Une fois de plus, une théorie fausse (l’épilepsie guérit la folie)
s’avérait capable d’engendrer par le plus grand des hasards une
méthode efficace : l’électrochoc guérit la dépression.
La méthode fut dès lors administrée aux quatre coins de la
planète psy et même la Seconde Guerre mondiale ne lui donna
pas de coup d’arrêt. C’est ainsi qu’à Lyon, au Vinatier, un psy‑
chiatre, le docteur Paul Balvet prit le train en plein conflit pour
se rendre à Paris, en zone occupée, afin de rapporter le précieux
appareil de Lapipe et Rondepierre. Précisons au passage que Paul
Balvet s’illustra par la suite comme un des principaux leaders en
France du mouvement antipsychiatrique et devint donc un grand
contempteur de l’électrochoc.
La théorie de l’antipsychiatrie condamnait sans appel la
pratique institutionnelle de la psychiatrie en tant qu’instrument
de répression au même titre que l’armée et l’école. Elle connut
un extraordinaire succès à cette époque gauchisante de l’Inter­
nationale triomphante. Ce fut encore un Italien, Basaglia, qui
en fut le principal théoricien bien qu’il eût été précédé par deux
Anglais, Ronald Laing et David Cooper. La théorie était simple :
la maladie mentale n’existe pas, elle n’est que le symptôme d’une
société capitaliste malade. Provoquons, organisons le « Grand
Soir », changeons la société, et les fous guériront d’eux-­mêmes.
C’est ainsi qu’au-­delà des Alpes, l’internement et même l’hospita­
lisation psychiatrique furent proscrits. Du jour au lendemain,
tous les asiles (manicomii) italiens furent fermés, avec les consé‑
quences qu’on peut imaginer, les rues remplies de schizophrènes
clochardisés…
Mais c’est le chef-­d’œuvre de Milos Forman qui faillit donner
le coup de grâce à la sismothérapie. Le contexte sociologique plus
le talent de Jack Nicholson dans Vol au-­dessus d’un nid de cou-
cou établissent un savant amalgame (était-­ ce volontaire ?) entre
l’inoffensif mais spectaculaire électrochoc et l’abominable mais
relativement peu cinégénique lobotomie. Toutes les bonnes âmes
s’apitoyèrent – et s’indignèrent – sur le sort du pauvre journaliste,
victime des tortionnaires en blouses blanches et finissant à l’état
de légume. Et tous de répudier l’électrochoc dorénavant assimilé
à une technique violente, barbare et répressive. Et pourtant, le
146 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

film est parfaitement clair : l’électrochoc ne fait absolument rien


au héros et c’est bien la lobotomie qui le légumise6.
Il faut dire aussi que progressivement une dérive s’était pro‑
duite dans certaines institutions psychiatriques où l’électrochoc
était indiqué plus pour des raisons lucratives ou disciplinaires
que proprement thérapeutiques, sa cotation par la Sécurité sociale
étant supérieure à celle des médicaments ou de la psychothérapie.
Enfin, ses indications étaient plus que floues ; du coup, c’était un
peu tout le monde qui « passait à la gégène », autre malheureux
amalgame avec le sobriquet que les militaires donnaient à ce géné‑
rateur d’électricité qui servait à torturer les fellaghas pendant la
guerre d’Algérie et que certains psychiatres pas très malins don‑
naient à leur traitement. D’autres parlaient de « zinzin », d’autres
de narcose, d’autres encore d’électronarcose, appellation toujours
utilisée çà et là. Ces sobriquets qui n’ont d’autre but que de plon‑
ger les malades dans l’ignorance de ce qu’on leur fait montrent à
quel point la technique était devenue honteuse.
En 1973, Alexandre Soljenitsyne était venu à point nommé
pour dénoncer, à juste titre, les atrocités commises par les psy‑
chiatres soviétiques au service de L’Archipel du Goulag. Le monde
occidental, effaré, apprenait à quel point la psychiatrie pouvait
être violente. N’oublions pas que 300 000 patients exterminés
(250 000 pour l’Allemagne et 50 000 pour la France) avaient été
délibérément affamés du fait de l’idéologie nazie des « vies sans
valeur de vie » (lebensunwerten).
Les beaux esprits de l’époque crièrent donc « haro sur l’ECT »,
qui commença progressivement à être abandonnée. La ville de
Berkeley organisa une consultation électorale pour demander aux
citoyens s’il fallait interdire l’électrochoc en tant que « coups et bles‑
sures volontaires ». Bien entendu, le peuple vota pour l’interdiction,

6. Je ne parlerai pas de la lobotomie, qui est sans doute l’une


des pires techniques jamais utilisées en psychiatrie, car n’étant pas une
technique dite de choc, elle sort du champ de cet article. Remarquons
cependant au passage que son histoire est comparable à celle de l’élec‑
trochoc : la chirurgie barbare, souvent pratiquée sans anesthésie, visant à
déconnecter le lobe frontal eut un succès planétaire, puis fut abandonnée
pour renaître récemment grâce à des techniques ultraspécifiques de sti‑
mulation électrique continue, remarquables dans le Parkinson, les TOC
et probablement d’autres maladies.
La folle histoire des thérapies de choc 147

résultat que la Cour suprême censura, Dieu merci, comme non


constitutionnel. Un peu comme si l’on proposait au peuple fran‑
çais de voter pour décider si la neurochirurgie, le scanner ou la
pratique des perfusions doivent être abandonnés !
C’est au moment (1985) où la technique était sur le point d’être
définitivement bannie que l’OMS commença à s’émouvoir et se
posa la question de l’opportunité de supprimer une méthode qui
avait tant été encensée moins de trente ans plus tôt. Une étude
statistique (méta-­ analyse) fut organisée qui permit de comparer
les effets des médicaments antidépresseurs et ceux de l’électro‑
choc rebaptisé électro-­ convulsivo-­ thérapie (ECT). Le verdict ne
tarda pas à tomber, implacable : quand l’indication était bien
posée (dépression sévère avec mélancolie, dépression résistante,
catatonie, cardiaques déprimés, etc.), l’ECT faisait mieux, plus
rapidement et plus régulièrement que les antidépresseurs.
Comme avec les médicaments, la rechute intervenait assez
souvent quelque temps après l’arrêt du traitement. De plus, l’ECT
s’avérait plutôt moins dangereuse et mieux tolérée que les anti­
dépresseurs de l’époque – à tel point qu’une des indications
officielles concerne la femme enceinte, l’ECT étant au final le
traitement le moins dangereux pour le bébé. Une conférence de
consensus fut organisée, qui fixa les conditions éthiques (consente‑
ment éclairé donné par écrit) et techniques (indications claires et
énumérées, anesthésie générale sous curare, choc unilatéral en cas
de troubles de la mémoire) de la méthode. Aujourd’hui, l’ECT est
pratiquée avec succès dans de nombreux centres et même utilisée
comme traitement préventif (ECT d’entretien), chez les patients en
rémission après une première cure d’ECT. En effet, ceux qui sont
habitués à faire des rechutes ou les patients bipolaires reviennent
à intervalles réguliers (au maximum tous les deux mois), ce qui
leur évite de prendre des médicaments.
On aurait pu croire qu’à partir de ce moment, la presse et
l’ensemble des médias réhabiliteraient l’électrochoc. Que nenni !
Maintenant encore, le sujet reste sulfureux. J’ai souvent été contacté
par des journalistes désireux de réaliser des reportages sur l’ECT
dans les services que j’ai dirigés, mais aucun (sauf un) ne fut jamais
diffusé, les rédacteurs en chef jugeant le sujet « pas encore arrivé à
maturité » (sic !) et, de fait, l’électrochoc garde sa mauvaise image
148 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

dans l’esprit du public. Sacré paradoxe puisque ce sont justement


ces mêmes médias qui permettent à un sujet d’arriver à maturité !
De plus, une secte numériquement importante, opposée à la
psychiatrie, a pris l’ECT comme cheval de bataille et distribue
régulièrement des tracts à la porte des hôpitaux psychiatriques.
Soulignons néanmoins que dans sa clairvoyance, ladite secte s’est
elle-­
même qualifiée de « scientiste » ou « scientologique », deux
termes tout à fait à l’opposé de « scientifique ». Cette attitude sec‑
taire est dommageable ; en effet, il arrive souvent que des patients
vulnérables soient horrifiés, car mal informés, et refusent d’en
bénéficier, voire abandonnent le traitement en cours, prenant un
risque mortel du fait du taux élevé de suicides dans ce type de
maladie. Il arrive même que ce soient les médecins généralistes,
voire certains psychiatres qui, par idéologie ou par défaut de
connaissances, réfutent cette indication.

Conclusion

Ce bref survol de l’histoire des chocs permet de comprendre un


grand nombre de choses propres à l’histoire des idées en médecine
et en particulier en psychiatrie :
• Le fou, l’aliéné, l’autre étymologiquement est souvent consi‑
déré – et utilisé – comme bouc émissaire dans les périodes de
crise. En période de paix, il reste une figure inquiétante, cible de
tous les excès, voire de tous les sadismes qui vont de l’Inquisition
à l’horreur hitlérienne.
• Comme ailleurs en médecine, les découvertes se font parfois
au prix du sacrifice de nombreux cobayes humains. N’oublions pas
que jusqu’à l’invention des antibiotiques, 100 % des malheureux
qui étaient trépanés mouraient rapidement. De même, tous les
greffés du cœur sont rapidement décédés jusqu’à l’apparition des
médicaments antirejet. Dieu merci, aujourd’hui, l’éthique médi‑
cale fait obligation aux chercheurs, même géniaux, de contrôler
leurs travaux en comparant les résultats de leur méthode à un
placebo. Cela évite de multiplier et pérenniser les risques par des
généralisations abusives.
La folle histoire des thérapies de choc 149

• Le contexte particulier de la psychiatrie et des abus poli‑


tiques qui ont jalonné son histoire, le fait aussi que les « esprits
faibles » constituent un gibier de choix pour les sectes rendent le
sujet particulièrement sensible, d’autant que les médias ne sont
pas souvent objectifs et relaient des rumeurs au détriment du
bien des patients. Ainsi va l’histoire des chocs en psychiatrie, une
histoire parsemée d’horreurs, de drames, de sang et de larmes et
qui, finalement, a abouti à des techniques efficaces, relativement
anodines, aujourd’hui encore injustement décriées.
La dégénérescence,
origine et conséquences
d’une théorie dommageable

par Jacques Hochmann

« Elle l’entendait gronder au fond d’elle, le


démon du mal héréditaire. »

Émile Zola, Le Rêve.

Le xixe siècle, dans le monde occidental, a été traversé par


l’exaltation du progrès, source aussi d’insécurité et d’angoisse. En
même temps qu’une espérance, la rupture avec le passé et l’entrée
dans un monde nouveau ont suscité un accrochage désespéré à la
tradition, un discrédit du changement assimilé à une détérioration
de l’homme et de la société comme prix à payer pour les révo‑
lutions politiques, industrielles et culturelles. Née avec le siècle,
la psychiatrie (on disait alors la médecine « spéciale » ou « alié‑
niste »), cette branche de l’art de guérir qui se donne pour objet la
folie, a été prise dans ce tourment idéologique. Elle a représenté
d’abord une incontestable avancée dans la condition de ceux qu’on
a appelés désormais « aliénés » puis « malades mentaux », et dont
l’appartenance à l’humanité, comme sujets pensants, a été mieux
prise en compte. Très vite cependant, elle a été accusée (non sans
raison) de confondre originalité, voire génie, et folie, en soumettant
152 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

ses victimes à une normalisation forcée dans des asiles devenus


rapidement des prisons infâmes, où s’exerçait, en l’absence d’un
contrôle judiciaire efficace, le seul pouvoir des médecins. C’est
que la psychiatrie reposait (elle repose toujours, dans une certaine
mesure) sur un triple paradoxe.
À une époque où la médecine, avec la naissance d’une obser‑
vation clinique plus rigoureuse jointe à un affinement de l’analyse
des organes et des tissus malades, acquérait un statut scientifique,
la psychiatrie, plus que les autres branches du savoir médical,
était dans une situation fragile. Alors que l’anatomo-­clinique triom‑
phante permettait de plus en plus de définir une maladie non
seulement par des symptômes et par une évolution, mais aussi par
une lésion et un dysfonctionnement physiologique, la psychiatrie
restait (elle reste toujours, en grande partie) sans lésions organiques
connues et donc sans tests biologiques diagnostiques autorisant à
affirmer ou à infirmer l’existence d’une affection précise. Tenue,
par ailleurs, de veiller autant au sort de l’individu souffrant qu’à
l’équilibre social mis en danger par un comportement anormal,
elle ne pouvait (ne peut toujours pas) s’abstraire d’une mission
de maintien de l’ordre qui venait parfois contredire son souci de
favoriser le bien-­être de ses clients. S’adressant enfin à des sujets
dont la liberté était entravée par un trouble de l’entendement et
des désordres affectifs, elle se trouvait confrontée au dilemme de
faciliter, dans des lieux spécialement dédiés, l’expression de ces
troubles pour mieux en comprendre l’origine et le déroulement,
tout en visant à les réprimer pour ramener ces sujets à la raison.
Dénonçant ces paradoxes, les critiques ont à la fois protesté
contre le laxisme des psychiatres, qui exemptaient de la sanc‑
tion, sans preuves convaincantes, des délinquants ou des crimi‑
nels décrétés irresponsables, et contre leur arbitraire de policiers
des mœurs, au service d’une société dominée par la peur du fou
et le refus de l’anticonformisme. L’histoire de la psychiatrie est
indissociable de celle d’une antipsychiatrie1. Sensibles en effet à
la contestation, les psychiatres ont réagi en se modelant sur cette
contestation, comme sur un moule. Afin de justifier leurs pratiques,

1. Hochmann J., Les Antipsychiatries. Une histoire, Paris, Odile Jacob,


2015.
La dégénérescence, une théorie dommageable 153

ils ont en vain ouvert les crânes (et aujourd’hui multiplient aussi
vainement les IRM et les dosages biologiques) pour trouver la
lésion dont on leur reprochait l’absence. Faute d’y parvenir, ils ont
multiplié les théories. Celle de la dégénérescence a été la grande
réponse des psychiatres de la deuxième moitié du xixe siècle aux
antipsychiatres de l’époque. Elle a eu un succès considérable, bien
au-­delà des cercles directement concernés. Analogue au rôle qu’a
joué la psychanalyse de nos jours, elle a influencé la littérature, les
sciences humaines naissantes et même eu des rejetons politiques.
Bien que n’ayant plus aujourd’hui aucun fondement scientifique,
elle continue obscurément à marquer de son sceau les attitudes
et les discours vis-­à-­vis de la folie.

Les origines

Comme la psychanalyse, la théorie de la dégénérescence n’a


pas surgi d’un coup de la seule tête de son créateur, ici le médecin
aliéniste français Bénédict Augustin Morel. Elle repose sur toute
une filiation philosophique qu’il importe de rappeler. Elle répond
aussi au besoin de légitimation d’une profession discutée et a
ouvert à cette profession en crise de nouveaux horizons.
La Révolution semblait avoir réalisé l’idéal des Lumières, défi‑
nitivement établi le règne de la raison et relégué aux archives les
croyances religieuses. C’était sans compter avec la vitalité d’un cou‑
rant qui, comme une ombre portée, avait accompagné les Lumières,
l’illuminisme, cette persistance, tout au long du xviiie siècle, de la
conception néoplatonicienne de la Chute et du retour possible à
la Lumière originelle d’un petit nombre d’élus, par la seule quête
spirituelle. Imprégnant la franc-­ maçonnerie mystique de Jean-­
Baptiste Willermoz, portée par un « philosophe inconnu », Claude
de Saint-­ Martin, et par un mage, Martinès de Pasqually, elle a
influencé le renouvellement et l’extension du dogme « infernal »
du péché originel (pour reprendre un qualificatif de Voltaire) par
le philosophe catholique intégriste et farouchement antirévolu‑
tionnaire, le comte Joseph de Maistre. Ce gentilhomme savoyard,
ambassadeur du roi de Piémont-­ Sardaigne à Saint-­ Pétersbourg,
154 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

voyait dans la Révolution et dans le sang répandu par la Terreur


les justes punitions et le rachat par le sacrifice d’une aristocratie
jouisseuse qui s’était adonnée, pendant des décennies, aux plaisirs
intellectuels et sensuels, dans l’atmosphère de liberté de pensée
et de mœurs entretenue, non sans peine, par les Encyclopédistes.
Interprétant librement les Prophètes et les Évangiles, proclamant
une malédiction de la chair corruptible, soumise à l’acte de géné‑
ration, il affirmait, reprenant un proverbe cité, mais récusé au
nom de la responsabilité individuelle, par Ézéchiel2, que les pères
ayant mangé les raisins verts, les dents des enfants en resteraient
agacées. Soutenant l’effrayante thèse de la Réversibilité, il ajoutait
que les souffrances des fils viendraient éponger les dettes morales
des pères et inventait un péché originel de « second ordre » fai‑
sant de toute maladie, physique ou morale, l’effet d’une « dégra‑
dation » due à des conduites pécheresses et aux « prévarications »
des ascendants3. Tenant toute forme créée pour un produit définitif
de la Providence divine, il considérait toute évolution naturelle ou
sociale comme une régression et voyait dans l’état des peuples dits
primitifs le résultat d’une suite de péchés qui les avaient écartés
du premier type adamique. Ce destin attendait les peuples civili‑
sés, s’ils ne se soumettaient pas aux prescriptions de la religion
catholique formulées par l’autorité suprême : le pape. Reprise par
le vicomte Louis de Bonald4, cette doctrine antiprogressiste (qui

2. Ézéchiel 18,1‑20, notamment : « Que voulez-­ vous dire, vous qui


vous servez ordinairement de ce proverbe touchant le pays d’Israël, en
disant : Les pères ont mangé le raisin vert et les dents des enfants en
sont agacées ?… Le fils ne portera point l’iniquité du père et le père
ne portera point l’iniquité du fils ; la justice du juste sera sur lui, et la
méchanceté du méchant sera sur lui » (traduction Osterwald).
3. « Le péché originel […] se répète malheureusement à chaque ins‑
tant de la durée, quoique d’une manière secondaire […]. Tout être qui a
la faculté de se propager ne saurait produire qu’un être semblable à lui
[…]. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à
l’état primitif de cet être, mais bien à l’état où il a été ravalé par une
cause quelconque […] dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral.
[…] La maladie […] devient maladie originelle et peut gâter toute une
race », J. de Maistre, Les Soirées de Saint-­ Pétersbourg, Paris, Librairie
grecque, latine et française, 1821.
4. Bonald L. de, Législation primitive, Toulouse, Adrien Le Clère,
1847.
La dégénérescence, une théorie dommageable 155

devait revenir au goût du jour sous le régime de Vichy) tenait


chaque changement humain ou sociétal pour une entorse à la
volonté de Dieu. Répétant un geste premier, l’éducation devait
au contraire appeler l’intelligence de l’homme « servie par des
organes » à retrouver les fondements de tout savoir inclus dans
la Révélation et conservés par une société immuable : l’Église.
Un temps séminariste, Morel avait baigné dans cette ambiance,
avec toutefois un penchant plus libéral, orienté par Lamennais. Il
devait emprunter à un autre philosophe catholique « de gauche »,
ancien carbonaro, fondateur de coopératives ouvrières et briève‑
ment président de l’Assemblée nationale issue de la révolution de
1848, Philippe Benjamin Joseph Buchez, une inspiration voisine
quoique moins étroitement réactionnaire et plus ouverte sur le
progrès5. Pour Buchez, deux forces s’affrontaient dans l’histoire de
la Création : une force circulaire, où, dans la ronde des causes et
des effets, le même engendrait le même (l’identique soumis à sa
destinée providentielle ne pouvant que persister en lui-­même ou se
dégrader) et une force d’innovation, qu’il appelait « sérielle », suite
de sauts successifs imprévisibles dont le modèle était la Révélation
divine transmise par l’éducation. Sous une forme ramassée, il avait
déjà formulé l’essentiel de la théorie de la dégénérescence : « La
prédisposition aux maladies nerveuses, à l’épilepsie et à la folie
est transmissible par voie de génération […]. Ces prédispositions
n’ont pas constamment existé chez les ascendants de ceux chez
qui on les observe ; elles ont été acquises par l’un quelconque de
ces ascendants et de lui elles ont passé à tous ses descendants
en se prononçant davantage à chaque génération […]. La filiation
finit par s’éteindre. » Au même moment, un aliéniste, théoricien
de l’hérédité, Prosper Lucas6, opposait deux forces analogues :
l’hérédité, ou transmission du semblable (parfois aggravé), et ce
qu’il appelait l’« innéité », émergence chez un individu d’une nou‑
veauté salvatrice. (On verra plus loin que Zola, lecteur de Prosper
Lucas, a repris cette distinction.)

5. Buchez P. B. J., Traité complet de philosophie du point de vue du


catholicisme et du progrès, Paris, E. Éveillard et Cie, 1838.
6. Lucas P., Traité philosophique et physiologique de l’hérédité natu-
relle dans les états de santé et de maladie du système nerveux, Paris,
J.-­B. Baillière, 1847.
156 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

La dégénérescence selon Morel

En 1857, Bénédict Augustin Morel, condisciple resté ami très


proche de Claude Bernard, devenu aliéniste d’abord à Maréville,
près de Nancy, puis à l’asile de Saint-­Yon près de Rouen, publie
un Traité des dégénérescences de l’espèce humaine7. Les psychiatres,
on l’a dit, cherchaient sans succès des lésions cérébrales qui don‑
neraient enfin une légitimité à leurs diagnostics et fonderaient
leur pouvoir sur un savoir incontestable. La trouvaille de Morel
est de renoncer à cette quête et de faire l’hypothèse de ce qu’il
appelle une « lésion métaphysique », un trouble général de la
« vitalité » transmis par l’acte de génération. Ce que l’autopsie
refuse de montrer, il le demande au regard porté sur les visages
ou les silhouettes et accumule les « stigmates » : une déforma‑
tion même minime du nez ou des oreilles, un strabisme, un
bec-­de-­lièvre, un pied-­bot. Il complète son livre par un album
où voisinent des têtes de « dégénérés », toutes plus éloignées les
unes que les autres, avec leur « cachet typique », des canons de la
beauté ordinaire. De ces anomalies du corps on peut déduire des
anomalies de l’esprit : la dégénérescence représente une « varia‑
tion maladive du type primitif » créé par Dieu, à la fois sur le
plan physique et sur le plan moral. Cet écart commence par un
déséquilibre léger, dont Morel, afin de pouvoir dépister très tôt
une lignée pathologique, a précisé la clinique, préparant la recon‑
naissance des névroses, des états anxieux, des états dépressifs et
des troubles de la personnalité. Il peut conduire à l’alcoolisme
avec son évolution caractéristique : d’abord de légers tremble‑
ments, une ébauche de paralysie, puis un embarras de parole,
un déclin des facultés intellectuelles, des éléments délirants, enfin
l’effondrement dans un état démentiel terminal. Un seul individu
peut traverser tous les stades de cette sombre évolution. Dans
d’autres cas, elle s’arrête en chemin, mais les descendants prennent
le relais là où leur ascendant l’a laissé, l’évolution de la lignée

7. Morel B. A., Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles


et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés
maladives, Paris, J.-­B. Baillière, 1857.
La dégénérescence, une théorie dommageable 157

reproduisant alors en miroir l’évolution individuelle. Héritiers


du « principe dégénérateur », « soumis aux mêmes habitudes »,
« victimes involontaires des influences de l’hérédité », les descen‑
dants poursuivent une marche inéluctable vers la déchéance et
« leur intelligence qui n’a jamais été bien développée s’éteint sous
l’influence des causes les plus diverses ». À leur tour, ils trans‑
mettent à leurs enfants la prédisposition fatale. Ceux-­ci peuvent
alors manifester les signes d’une des maladies mentales que les
aliénistes commencent à individualiser dans le grand ensemble de
l’aliénation, mais dont Morel soutient la profonde parenté. Ainsi
un fou périodique (ce que nous appelons aujourd’hui un bipo‑
laire) peut engendrer un dément précoce (ce que nous appelons
aujourd’hui un schizophrène) qui lui-­même donnera naissance à
des imbéciles ou à des idiots (nos autistes actuels). Pour rendre
compte de cette diversité, Morel, prenant ses distances avec la
tradition, utilise le concept d’« hérédité dissimilaire ». L’hérédité
n’est plus seulement répétition à l’identique. Ce qui se répète,
c’est le mal, mais celui-­ ci, comme les démons du possédé de
l’Évangile, a pour nom « légion » et peut se manifester sous des
formes différentes. Responsable ainsi d’un rameau déviant de
l’humanité, la dégénérescence s’arrête lorsque la lignée atteint
les derniers échelons frappés de stérilité.
Les causes sont diverses. On a déjà mentionné l’alcoo‑
lisme auquel un Suédois, Magnus Huss, vient de consacrer une
étude. Morel se réfère également aux travaux du père Huc sur
la consommation d’opium en Chine. Précurseur des écologistes,
il fait intervenir les aliments frelatés et en particulier le maïs
fermenté, cause d’une maladie cutanée qui associe des troubles
neurologiques et mentaux : la pellagre, dont il ne peut savoir,
à son époque, qu’elle est due à une avitaminose. Bien que le
rôle de la carence en iode dans le crétinisme goitreux soit déjà
connu, il considère les crétins comme des sortes de dégénérés
et juge (faussement) le crétinisme transmissible par l’hérédité. Il
suspecte le plomb et les divers poisons industriels de contribuer
à la dégénérescence des ouvriers, mais met, de plus, en cause
les « miasmes intoxicants » qui s’amoncellent dans des taudis
mal aérés et se combinent avec des facteurs « moraux » : la
promiscuité, le mauvais exemple et l’absence d’éducation.
158 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Annonçant l’eugénisme, il conseille, pour éviter la propaga‑


tion du mal, l’isolement des dégénérés et une surveillance des
mariages. Son contemporain, Francis Devay, un médecin lyonnais,
vient par ailleurs d’écrire un livre où le médecin, non content
de détecter les premiers signes de déviation et de prévenir les
mariages dangereux, s’introduit dans les familles, à la place ou en
complément du directeur de conscience, pour orienter les unions
dans un sens favorable à l’amélioration de la race8. Morel le suit
et entonne un hymne à la gloire de la vigueur des montagnards
et des paysans dont il souhaite qu’ils viennent irriguer de leur
semence les plaines et les villes où l’entassement et l’air vicié
atrophient et détruisent une succession de miséreux. Il est même
partisan du mélange des races, un sang neuf pouvant revitaliser un
sang appauvri. En effet, contrairement à un autre contemporain,
le pseudo-­ comte de Gobineau, auteur d’un Essai sur l’inégalité
des races humaines9 qui lui vaudra une célébrité posthume dans
l’Allemagne nazie, Morel n’est pas d’un racisme exclusif. Bien que
persuadé, comme la plupart de ses contemporains, de la supério‑
rité de la race blanche, il ne considère pas, comme le fait Joseph
de Maistre, les primitifs comme des dégénérés coupables, mais,
à la suite de Buffon, auquel il emprunte d’ailleurs le terme de
« dégénération », comme des variations naturelles de l’humanité
liées au climat et à la nourriture. Il pense que l’amélioration des
conditions de vie peut conduire ces peuples au progrès et voit donc
la colonisation d’un œil favorable. Dans la ligne de son maître
Buchez, il a des préoccupations sociales, l’amélioration de l’habitat
et de l’alimentation, l’élimination des produits toxiques et surtout
un véritable réarmement moral, une éducation, qui seule peut
apporter un espoir de régénération. Les aliénistes déconsidérés
par leurs échecs thérapeutiques et les incertitudes de leur savoir
se voient dès lors destinés à une nouvelle mission, plus valorisante
que celle de gardiens d’asiles où croupit un cheptel de déchets
sociaux. Promus en même temps hygiénistes et spécialistes de

8. Devay F., Hygiène des familles ou Du perfectionnement physique


et moral de l’homme dans ses rapports avec l’éducation et les besoins de
la civilisation moderne, Paris-­Lyon, Labé-­Dorier, 1846.
9. Gobineau A. de, Essai sur l’inégalité des races humaines (1854),
Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983.
La dégénérescence, une théorie dommageable 159

l’hérédité, ils s’offrent aux pouvoirs publics comme correcteurs


des dérives liées au progrès : une dégénérescence effet négatif de
l’industrialisation et de l’expansion économique. Écoutons Morel
chercher les applaudissements, par des propos emphatiques, qui
annoncent le Zola de La Curée, de L’Argent et du Docteur Pascal :
« Ce fut, encore une fois, un spectacle digne de l’admiration des
hommes que celui du zèle, du dévouement et de la profonde
abnégation que déployèrent les médecins dans la recherche et
l’application des moyens préventifs. Tandis que l’immense impul‑
sion donnée à toutes les branches de l’industrie et du commerce
frappait comme de vertige les populations haletantes ; tandis que
la soif de la fortune d’une part et le besoin impérieux de vivre de
l’autre précipitaient tout le monde, maîtres, ouvriers, prolétaires,
dans cette voie exagérée où tant d’individus ont laissé leur raison
et leur santé, les médecins veillaient aux dangers de la situation ;
ils la signalaient dans leurs ouvrages, ils étaient à la recherche
de tous les moyens capables de combattre des maux qu’ils pré‑
voyaient. Les motifs qui les faisaient agir prenaient exclusivement
leur source dans les devoirs de la profession ; leur seule conso‑
lation souvent, en présence de l’ingratitude des hommes, a été la
fidélité à cette noble devise qui a inspiré de si grandes choses :
Science et Humanité. »
Morel est mort en 1873, au retour d’une cérémonie en l’hon‑
neur de Jeanne d’Arc, dont avançait le procès en canonisation
plaidé par monseigneur Dupanloup et où il avait, dit-­on, prononcé
un discours qui avait tiré des larmes à l’auditoire !

La dégénérescence, suite et fin ?

Dès son apparition, la théorie de la dégénérescence connaît un


immense succès. Elle permet de ranger la folie sous le sceptre d’une
cause unifiante. Elle fournit, avec l’hérédité, ce genre d’explication
universelle que cherche, en quête d’absolu, un siècle perturbé par
la fin de la monarchie de droit divin, les progrès des sciences, la
montée de l’esprit critique et la perte des références religieuses.
Sous une forme apparemment scientifique, en laïcisant le dogme
160 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

de la Chute et du péché originel, elle réintroduit subrepticement


ces références. D’un point de vue plus corporatiste, transformant
l’aliéniste en hygiéniste, elle procure à une spécialité contestée et
parfois méprisée une nouvelle notabilité.
Les années qui suivent vont à la fois renforcer son emprise et
la rendre encore plus acceptable par les modernes, en l’envelop‑
pant dans un manteau emprunté au discours scientifique contem‑
porain. Morel était antitransformiste. Il avait suivi à Paris, au
Museum d’histoire naturelle, les cours de Henry-­Marie Ducrotay
de Blainville, un zoologiste élève de Cuvier, qui s’opposait aux
théories de l’évolution. Vers 1880, après la publication des ouvrages
de Darwin, cette position devient difficilement tenable. Même s’ils
se divisent encore entre lamarckiens et darwinistes, partisans de
la transformation par l’adaptation spontanée de l’organe au milieu
(le cou de la girafe qui s’allonge quand les feuilles des arbres
s’éloignent) ou tenants de la variabilité des espèces et de la sélec‑
tion naturelle, tous les esprits éclairés acceptent l’évolution. C’est
Valentin Magnan, un aliéniste originaire de Montpellier, devenu
parisien après un passage comme interne à Lyon, qui procède à
l’aggiornamento. Celui-­ci porte sur trois points. D’une part, la dégé‑
nérescence n’explique plus l’ensemble des troubles psychiques. Elle
se limite à une catégorie : les « dégénérés héréditaires », atteints
de désordres variés, mais qui, par le polymorphisme et l’aspect
mal défini de leurs troubles, se distinguent des autres malades
mentaux caractérisés par des signes précis, comme dans le délire
systématisé progressif, dont Magnan décrit l’évolution rigoureuse
en quatre phases. D’autre part, aux stigmates physiques de Morel,
Magnan ajoute des stigmates psychiques : des phobies diverses,
des obsessions et des impulsions irrésistibles, des troubles du
caractère et de la conduite, notamment sexuelle. Il enrichit ainsi
la clinique de toute une nouvelle séméiologie et ouvre à une psy‑
chiatrie d’extension un champ plus voisin de la normalité, dont
profiteront surtout les maisons de santé et les psychiatres privés.
Enfin, reprenant les modèles évolutionnistes du système nerveux
issus de Darwin, ceux de Herbert Spencer et de John Hughlings
Jackson, il considère l’axe cérébrospinal comme un étagement de
centres hiérarchisés, les plus récents contrôlant les plus anciens.
La dégénérescence représente désormais une dissolution par
La dégénérescence, une théorie dommageable 161

renversement du processus évolutif. Libérés de l’inhibition par les


centres supérieurs lésés, les centres inférieurs entrent automatique­
ment en action. Les dégénérés supérieurs, sujets intelligents mais
instables, aux passions déréglées, joueurs invétérés, buveurs ou
toxicomanes, dons Juans ou nymphomanes, accumulant les liaisons
sans lendemain, victimes parfois de bouffées délirantes passagères,
s’opposent aux dégénérés bulbaires ou spinaux, brutes violentes
et débiles, parfois pervers sexuels.
Les médecins voient alors la dégénérescence partout. Un
psychiatre criminologue italien, Cesare Lombroso, cherche dans
la forme du crâne, du nez, des oreilles, de la mâchoire, dans
l’espacement et l’enfoncement des orbites, dans la longueur des
bras, la preuve d’un retour atavique du « criminel-­né » aux ori‑
gines simiesques de l’humanité. Débusquant tous les écarts à la
normale, il va jusqu’à considérer l’homme de génie comme porteur
d’une dégénérescence, ce qu’avait déjà laissé entendre un aliéniste
français, Moreau de Tours, dans ses études sur la « psychologie
morbide ». Malgré les découvertes pasteuriennes et une meilleure
connaissance de la nature infectieuse de nombreuses maladies
dont la syphilis, la neurologie naissante continue, elle aussi, à
sacrifier au dogme héréditaire. Le grand Charcot n’a ainsi jamais
voulu admettre l’origine syphilitique du tabès qu’il tenait pour
une maladie héritée. Son élève, Charles Féré, écrit un ouvrage
intitulé La Famille névropathique où il écrit que « le défaut de
ressemblance dans la descendance constitue un caractère qui met
en évidence le défaut de l’énergie embryogénique » responsable,
à terme, de l’exténuation, puis de l’extinction des races. Un autre
neurologue de poids, Jules Déjerine, consacre sa thèse d’agré‑
gation à l’hérédité dans les maladies du système nerveux. Sur
un terrain « neurasthénique », premier signe de l’appartenance à
une « souche commune », viennent pousser et se transmettre par
l’hérédité toutes les « variantes d’un même type ancestral » : les
diverses maladies mentales ou neurologiques. Cette conception,
sans bases scientifiques sérieuses, justifie incidemment l’annexion
de la psychiatrie par la neurologie et produit un hybride, la
neuropsychiatrie, voué, comme tout hybride, à une stérilité qui
pèsera lourdement pendant plus d’un demi-­siècle sur le dévelop‑
pement d’une médecine mentale réduite au rang d’annexe sans
162 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

prestige d’une neurologie en pleine ascension. Revenant sur cette


époque, Léon Daudet, le fils d’Alphonse, polémiste catholique
d’extrême droite, écrira, trente ans plus tard : « À l’époque où je
concourais pour l’internat des hôpitaux (1891) et qui marquait
l’apogée des insanités triomphantes issues de la Réforme et de
l’Encyclopédie, et portées sur les ailes de la politique, le monde
animé et la nature humaine, le premier créant la seconde, étaient
considérés comme une sorte de bagne héréditaire, tendant néan‑
moins au progrès et au bonheur. Les mêmes doctes personnages
qui posaient la loi du progrès continu et indéfini par la science
comme réel affirmaient aussi l’inéluctable fatalité héréditaire,
sans s’apercevoir de la contradiction. L’homme asservi dans sa
lignée, l’humanité libre et indéfiniment ascendante, telle était
l’antinomie sur laquelle vécurent les deux générations de 1870 et
de 190010. » La parenté initiale de la théorie de la dégénérescence
avec le dogme chrétien du péché originel avait été décidément
bien habilement travestie.
L’excès engendre la critique. Quelques voix discordantes com‑
mencent à s’élever. Ainsi, devant l’abus de notions métaphysiques
sans substrat précis (le « trouble de la vitalité », « l’énergie embryo‑
génique »), un aliéniste, Jules Cotard, remarque finement « qu’un
germe soit transmissible, tout le monde l’admet. Il est moins aisé
de concevoir que la transmission elle-­même soit un germe ». Or
c’est bien ce qui se passe quand l’hérédité, en elle-­même, devient
un mal, « la cause des causes », comme l’a proclamé par ailleurs
un autre aliéniste, Ulysse Trélat.
On attribue généralement à la thèse d’un jeune psychiatre pari‑
sien, Georges Genil-­Perrin, la mise à mort définitive de la théorie
de la dégénérescence11. En fait, à y regarder de près, Genil-­Perrin,
s’il critique l’extension du recours à une « épithète à tout faire »
pour expliquer des pathologies diverses et variées, continue à se
référer à la notion de constitution déterminée par l’hérédité et
à ses applications eugéniques. Un autre élève de Charcot, voué
à une autre célébrité, Sigmund Freud, dans un article paru en

10. Daudet L., Le Stupide xixe Siècle, Paris, Nouvelle Librairie natio‑
nale, 1922.
11. Genil-­Perrin G., Histoire des origines et de l’évolution de l’idée de
dégénérescence en médecine mentale, Paris, Alfred Leclerc, 1913.
La dégénérescence, une théorie dommageable 163

français, a déjà marqué son opposition à l’explication universelle


par l’hérédité12. Il a remis en cause la notion de « famille névro‑
pathique » et l’invocation d’une transmission héréditaire sur la foi
de la seule découverte d’un trouble nerveux quelconque chez un
membre de la famille. Surtout, il a dénoncé l’absence d’enquêtes
généalogiques sérieuses et le concept d’« hérédité dissimilaire »
qu’aucun argument empirique ne vient confirmer et « sans qu’on
puisse dévoiler une loi qui dirige la substitution d’une maladie
par une autre ou l’ordre de leur succession à travers les généra‑
tions ». Freud, dans la suite de son œuvre, montrera néanmoins
quelques difficultés à se libérer d’une théorie qui reste, chez lui,
liée à un reste de jugement moral implicite. À la « sensibilité
morale » des hystériques qu’il entend réhabiliter, à la suite de
Charcot, il opposera longtemps « l’infériorité morale innée » des
dégénérés, leur mauvaise foi, leurs tendances à la simulation et
reconnaîtra que « des malformations enracinées du caractère, des
traits de constitution dégénérée réelle apparaissent au cours du
traitement comme des résistances quasi impossibles à surmon‑
ter13 ». Décidément, résistant elle-­
même, jusque dans l’esprit de
leur auteur, à toutes les découvertes psychanalytiques, la théorie
de la dégénérescence aura la vie dure !

La dégénérescence dans la culture

Si même le père de la psychanalyse reste encore marqué par


une théorie que l’ensemble de son œuvre et l’accent mis sur le
rôle essentiel dans l’histoire de l’individu des avatars de son désir
contribuent, par ailleurs, à discréditer, c’est que celle-­ ci a for‑
tement imprégné la culture du temps. En France, la défaite de
1870, l’insurrection de la Commune de Paris et sa répression san‑
glante ont laissé un sentiment douloureux de décadence nationale
et une peur des « classes dangereuses » qu’exploite un écrivain

12. Freud S., « L’hérédité et l’étiologie des névroses, Revue neurolo-


gique, 1896, 4 (6), p. 161‑169.
13. Freud S. (1904), « La méthode psychanalytique de Freud »,
Standard Edition, t. VII.
164 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

comme Paul Bourget. Dans ses Essais de psychologie contempo-


raine14, parus en 1883, il décrit la société comme un organisme
biologique fatigué et vieillissant, produisant trop peu d’individus
de valeur (une conception qui sera reprise, au siècle suivant, tant
par le philosophe allemand Oswald Spengler, auteur du Déclin
de l’Occident, que par les mouvements fascistes). Écoutons, en
1902, dans son roman L’Étape, la description d’un ouvrier par
Bourget : « L’ouvrier relieur avait une étroite et longue figure
jaune de fanatique bilieux, avec d’énormes traits, comme taillés
à la serpe, des cheveux bruns, des yeux très petits, intensément
noirs. Ils brillaient d’un éclat presque sauvage qui accentuait le
caractère animal de sa physionomie : il était marqué de progna‑
thisme15. » On croirait voir surgir la figure du dégénéré stigmatisé
de Morel ou du criminel-né de Lombroso, avec des traits du jaune
asiatique, menaçant, selon Gobineau, de submerger et d’anéantir
la race des beaux Aryens blonds.
De cette « décadence » certains se feront, à l’inverse, un
emblème esthétique, caractéristique de l’esprit fin de siècle. Prenant
comme devise les vers de Verlaine :

Je suis l’Empire à la fin de la décadence


Qui regarde passer les grands Barbares blancs.

Anatole Baju fonde ainsi un journal intitulé Le Décadent litté-


raire et artistique où toute une génération d’écrivains et de peintres
symbolistes viendra confronter ses recherches stylistiques. Après
avoir sacrifié à la mode, en créant un exemple de dégénéré supé‑
rieur, avec son personnage de À rebours16, le duc Jean des Floressas
des Esseintes, « un grêle jeune homme de 30 ans, anémique et
nerveux aux joues caves » « efféminé » par « la décadence de sa
race », Joris Karl Huysmans, repu de contemplation morose et
d’attente jouissive d’un désastre annoncé, cherchera, lui, dans la
conversion au catholicisme remède à son désespoir distingué. Le

14. Bourget P., Essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse


Lemerre, 1883.
15. Cité par Valette M. L., Mythes et théories de l’hérédité à la fin du
e
xix siècle, thèse de médecine, Lyon, 1989.
16. Huysmans J.-­K., À rebours, Paris, G. Charpentier et Cie, 1884.
La dégénérescence, une théorie dommageable 165

thème a été repris aujourd’hui par Michel Houellebecq, dans son


roman Soumission.
Huysmans avait entamé sa carrière littéraire dans le sillage
d’Émile Zola. Les Rougon-­Macquart, cette « histoire naturelle et
sociale d’une famille sous le Second Empire » est, on le sait, une
illustration de la théorie de la dégénérescence héréditaire tres‑
sée avec une description critique de la société française sous
Napoléon III. Adélaïde Fouque, jeune fille fortunée mais désé‑
quilibrée, a épousé Rougon, son jardinier, dont elle a eu un fils.
Après la mort de son époux, elle devient la maîtresse d’un contre‑
bandier, Macquart, lui aussi « déséquilibré et ivrogne », qui lui
donne deux enfants avant d’être tué par les gendarmes. C’est pour
Adélaïde le début d’une lente descente vers la folie, accélérée par
le décès tragique de son petit-­ fils Silvère, lors des troubles qui
précèdent le coup d’État du 2 décembre. Du côté Macquart, le
fils, Antoine, lui aussi alcoolique, marié à une alcoolique, donne
naissance à Gervaise, la malheureuse héroïne de L’Assommoir,
qui termine ses jours dans l’alcoolisme, la misère et la prostitu‑
tion. Elle-­même est la mère de Nana, prostituée de luxe, ruinée
et emportée par la petite vérole, de Jacques Lantier, le héros de
La Bête humaine, assassin possédé par la violence héréditaire, et
de Claude Lantier, peintre impuissant, malgré son génie, acculé
au suicide par pendaison et dont le fils hydrocéphale meurt dans
l’enfance. La fille d’Adélaïde, Ursule Macquart, mariée au chape‑
lier Mouret, morte phtisique, est la mère de François Mouret,
marié lui-­ même à sa cousine Marthe Rougon, folle mystique.
Devenu fou lui aussi, il périt dans l’incendie de sa maison, qu’il
a allumé. Son fils Serge, l’abbé Mouret, doué d’une religiosité
excessive, caractérisée par une dévotion sans limites à la Vierge
et une répression sexuelle énergique, connaît un bref retour sen‑
suel à la nature et à l’amour physique dont il se repent par un
retour à ses macérations. Désirée, sa sœur, vit à ses côtés, atteinte
d’une névrose héréditaire « se tournant en imbécillité ». Du côté
Rougon, le déséquilibre reste longtemps cantonné dans le goût du
pouvoir et de l’intrigue (Eugène Rougon, ministre de l’empereur)
ou dans une soif voluptueuse et débridée d’argent et de puissance
(Aristide Rougon dit Saccard). Aristide, ayant violé une fille du
peuple, en a eu un fils, au visage déformé, devenu violeur à son
166 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

tour. Son autre fils, celui-­ là légitime, Maxime, coureur, joueur,


jouisseur, à l’aspect féminin, couche avec sa belle-­ mère, épouse
une jeune noble pour son argent et après s’être réfugié dans un
luxe désenchanté, évoquant celui de Des Esseintes, finit ataxique
(une atteinte neurologique d’origine syphilitique, mais considé‑
rée alors comme liée à une dégénérescence héréditaire). D’une
brève liaison avec une servante fille d’alcoolique, il a eu Charles,
« dernière expression de l’épuisement d’une race » qui, idiot et
hémophile, meurt d’une hémorragie. On l’a dit, Zola s’est très
soigneusement documenté auprès de Prosper Lucas. Son dernier
héros, le docteur Pascal Rougon, qui étudie en savant l’histoire
de sa famille, reprend les théories de Lucas, en distinguant, chez
chacun de ses parents, dans l’arbre généalogique qu’il trace de sa
famille, le conflit entre « innéité » et « hérédité ». Les documents
qu’il laisse en mourant révèlent la tare de la famillle et feraient
sa honte, s’ils n’étaient découverts et brûlés par Félicité Rougon,
la mère du docteur Pascal, qui a lutté toute sa vie « pour écarter
les vilaines histoires et laisser [des siens] une légende glorieuse17 ».
Propagandiste du poids de l’hérédité biologique sur la des‑
tinée humaine, Zola ne s’attendait pas, sans doute, à figurer
lui-­même parmi les dégénérés. Or c’est le sort que lui réserve
Max Nordau, un publiciste juif austro-­ hongrois, cofondateur
du sionisme avec Theodor Herzl, en publiant un livre intitulé
Dégénérescence où Zola, qui n’a pas encore écrit « J’accuse » et
pris courageusement le parti de défendre le capitaine Dreyfus,
apparaît comme un adepte du « culte prémédité du pessimisme et
de l’ordure », signe d’un état morbide. « Les romans de M. Zola,
écrit Nordau, ne prouvent pas que les choses du monde soient
mal arrangées, mais bien que le système nerveux de M. Zola est
malade […]. M. Zola est atteint de coprolalie à un très haut degré.
C’est pour lui un besoin d’employer des expressions sales, et sa
conscience est continuellement poursuivie de représentations qui
se rapportent aux matières fécales […]. La confusion de son pen‑
ser […], son penchant instinctif à représenter des déments, des
criminels, des prostituées et des demi-­fous, […] sa prédilection

17. Zola É., Le Docteur Pascal (1893), Les Rougon-­Macquart, Paris,


Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome V, 1967.
La dégénérescence, une théorie dommageable 167

pour l’argot caractérisent suffisamment M. Zola comme dégénéré


supérieur » et, ajoute l’auteur, comme « psychopathe sexuel18 ».
Il se trouve, sous cette plume, en bonne compagnie et voisine
avec Tolstoï, Wagner, Nietzsche, Ibsen, Verlaine, les symbolistes,
les parnassiens et évidemment ceux qui s’intitulent eux-­mêmes
décadents, comme Huysmans ou Rémy de Gourmont. Dans son
ouvrage dédié à Lombroso, Nordau jette un cri d’alarme sur
le « crépuscule des peuples » mis en danger par le poids des
dégénérés sur la culture. En effet, note-­t‑il, « les dégénérés ne
sont pas toujours des criminels, des anarchistes ou des fous
déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. Mais
ces derniers présentent les mêmes traits intellectuels – et le plus
souvent aussi somatiques – que les membres de la même famille
anthropologique qui satisfont leurs instincts malsains avec le
surin de l’assassin ou la cartouche du dynamiteur, au lieu de
les satisfaire avec la plume ou le pinceau ». Ils sont tout aussi
dangereux car leur influence délétère peut corrompre une géné‑
ration. Il est vain de prétendre les traiter. « Il n’y a rien à sauver
ni à améliorer en eux », pense Nordau. Il faut donc abandonner
à son « inexorable destin » « la bande porcine des pornographes
se vautrant dans l’ordure ». On peut seulement la dénoncer et,
par des écrits explicatifs, contrer les effets de mode et arracher
le public à la fascination qu’elle exerce. Les médecins aliénistes
ont ainsi un devoir à remplir. En France et en Angleterre ils ont
compris qu’il fallait éclairer l’opinion et lui montrer dans le détail
« le trouble intellectuel des artistes et des auteurs dégénérés ».
Nordau invite les psychiatres allemands, dont aucun n’a encore
pris part à ce nécessaire combat, « à suivre cet exemple ». Nul
n’ignore que, sous le IIIe Reich, son conseil sera écouté et que
la lutte contre « l’art dégénéré » connaîtra de beaux jours. Ironie
de l’histoire : 6 millions de coreligionnaires de Nordau, jetés
hors de l’humanité, seront alors exterminés ! S’en souviennent-­ils
ceux qui, oublieux parfois de leurs origines et de leur propre
histoire, se vautrent aujourd’hui dans le déclinisme, annoncent,
avec la perte de l’identité nationale et culturelle, la dégénéres‑
cence de la race sous l’effet des métissages, et reprennent, sans

18. Nordau M., Dégénérescence, Paris, Félix Alcan, 1894.


168 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

le savoir peut-­être, une théorie psychiatrique éculée, à laquelle


les progrès de la génétique n’apportent, contrairement à ce que
beaucoup croient, aucune légitimation ?

Vers l’eugénisme

Traversant l’Atlantique, la théorie de la dégénérescence était


arrivée auparavant aux États-­Unis alors que l’abolition de l’esclavage
d’une part, l’afflux des immigrés d’autre part semblaient mettre en
danger la pureté de la race des pionniers, blancs, anglo-­saxons et
protestants (les Wasps). Un néodarwinisme social (qui plongeait
d’ailleurs plus ses racines dans la philosophie de Herbert Spencer
que dans l’œuvre scientifique de Darwin) commençait à contester
les programmes publics ou privés d’aide aux pauvres et aux faibles,
considérés comme contraires à la sélection naturelle des plus aptes et
au progrès. En 1912, un psychologue, Henry Goddard, directeur du
service de recherche de l’école de Vineland, dans le New Jersey, qui
recevait des déficients mentaux, publia sa propre saga des Rougon-­
Macquart, l’histoire prétendue vraie, sur plusieurs générations, d’une
famille américaine issue, elle aussi, de deux unions d’un ancêtre
commun. Un valeureux soldat de l’armée américaine, combattant de
la révolution, aurait, dans une taverne, engrossé, un soir de ribote,
une serveuse débile, avant d’épouser plus décemment une héritière
bien dotée des Pilgrim Fathers. Un siècle plus tard, un tiers des
descendants de la première union étaient anormaux avec parmi
eux des idiots, nombre d’enfants illégitimes, des prostituées, des
alcooliques, quelques criminels et une forte mortalité infantile. Ceux
issus de la seconde union étaient tous sains, respectables, « bons
citoyens : des docteurs, des avocats, des juges, des éducateurs, des
commerçants, des propriétaires terriens19 ». La preuve était donc
faite : la déficience mentale, comme l’alcoolisme, comme l’immora‑
lité ou le crime étaient héréditaires. Retraçant la sombre histoire de
l’eugénisme américain, Leo Kanner, l’inventeur de l’autisme infantile

19. Goddard H. cité par Trent J. W., Inventing the Feeble Mind. A
History of Mental Retardation in the United States, Berkeley, University
of California Press, 1994.
La dégénérescence, une théorie dommageable 169

précoce, fait remarquer que l’enquête de Goddard, dont l’auteur


devait lui-­même reconnaître plus tard le caractère peu scientifique,
« avait allumé une étincelle qui fut bientôt à l’origine d’un incen‑
die ». En effet, pour empêcher les déviants de se reproduire, cer‑
tains États américains légalisèrent la stérilisation sous différentes
formes de ceux qui s’écartaient de la norme, en particulier des
« faibles d’esprit ». Benjy, le héros du roman de William Faulkner
Le Bruit et la Fureur, qu’on diagnostiquerait aujourd’hui autiste, fut
contraint d’y sacrifier sa virilité. Des personnalités de renom comme
Charles Eliot Norton, ancien président de l’Université Harvard, ou
comme deux prix Nobel français, Charles Richet et Alexis Carrel,
voulurent aller plus loin et réclamèrent une euthanasie des fous et
des incapables, appliquée ensuite à grande échelle par l’Allemagne
nazie. Comme le dit encore Kanner : « Il ne semblait pas venir à
l’esprit de tous ces prêcheurs de ténèbres que notre civilisation était
en effet gravement en danger, mais que ce danger ne venait pas
des déficients mentaux. Les chauvinistes d’Europe centrale qui ont
déclenché la Première Guerre mondiale n’avaient pas un quotient
intellectuel particulièrement bas […]. Le seul Hitler, qui n’aurait
probablement pas eu de trop mauvais résultats à l’échelle de Binet
et Simon [une mesure de l’intelligence], a fait plus de mal que tous
les déficients mentaux depuis le début de l’Histoire20. »

Persistance d’une théorie


apparemment défunte

On comprend que devant ce délire eugéniste les bons esprits


aient vigoureusement réagi et que, pendant plusieurs décennies,
les théories héréditaristes et leur application à la sauvegarde de
la race aient été tenues en suspicion, au moins dans les cercles
les plus éclairés de la société occidentale. Sensible une fois de
plus au contexte du temps, la majorité des psychiatres des années
1950‑1980, aux États-­Unis comme en Europe occidentale, se sont

20. Kanner L., A History of the Care of Mentally Retarded, Springfield


(Ill.), C. C. Thomas, 1964.
170 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

détournés de l’idéologie de la tare. Mâtinée de phénoménologie et


de sciences sociales, la psychanalyse a étendu son influence. Dans
le déterminisme des troubles mentaux, les facteurs d’environne‑
ment et la manière dont un individu construit sa propre histoire à
travers ses vécus divers ont pris le pas sur les facteurs génétiques.
Mais la mythologie de la transmission n’en a pas moins persisté,
sous des formes diverses.
Certains psychanalystes américains, comme Frieda Fromm-­
Reichmann ou Theodore Lidz, ont alors parlé de « mère schizo‑
phrénogène », un concept empreint de comportementalisme. C’était
en effet par son comportement ambivalent, un mélange d’affec‑
tion et de haine dissimulée ou une haine travestie en affection,
que la mère était supposée induire la psychose de l’enfant, en lui
transmettant ainsi, sous une forme aggravée, quelque chose de sa
propre folie. Les thérapeutes dits « systémistes » voulurent ensuite
préciser dans le système de communication familiale les déviations
qui manifestaient cette ambivalence. On connaît en particulier la
célèbre théorie du double bind ou « double impasse » selon laquelle
un discours d’allure schizophrénique est, pour l’enfant, la seule
manière possible de répondre aux injonctions paradoxales qu’il
reçoit continuellement de ses parents. Patient identifié, il est ainsi
le témoin d’une pathologie familiale diffuse. La transmission de
la tare n’est plus biologique, elle se transforme en transmission
microsociale, préservant l’idée dominante d’une transmission.
En France, pays de vieille tradition catholique où était née
la théorie de la dégénérescence, celle-­ci devait prendre une forme
particulière. Très épuré, très caché, mais toujours vivant, le dogme
du péché originel reprenait vigueur. Le grand maître de la psy‑
chanalyse « à la française », Jacques Lacan, avait préparé le ter‑
rain. Dans un article resté longtemps peu connu, publié en 1938
dans l’Encyclopédie française d’Anatole de Monzie, il avait, comme
Freud avant lui, montré sa difficulté à se dégager des vieilles
références à l’hérédité. Certes, il dénonçait « les piètres patho‑
génies organiques », préférait parler d’« hérédité psychologique »
(un terme forgé en 1894 par le psychologue français Théodule
Ribot) ou de « causalité mentale ». Il n’en écrivait pas moins
que la famille « transmet des structures de comportement et des
représentations dont le jeu déborde les limites de la conscience.
La dégénérescence, une théorie dommageable 171

Elle établit ainsi entre les générations une continuité » qui « se


manifeste par la transmission à la descendance de dispositions
qui confinent à l’inné ». Féré avec sa « famille névropathique »
ne disait pas autre chose. Reprenant presque « l’hérédité dissimi‑
laire » de Morel, Lacan mentionnait encore « la transmission de
la paranoïa en ligne familiale directe avec souvent aggravation
de la forme vers la paraphrénie et précession temporelle relative
ou même absolue de son apparition chez les descendants ». Il
ajoutait, dans la ligne du même Morel, que « si quelque tare est
décelable dans le psychisme avant la psychose, c’est aux sources
mêmes de la vitalité du sujet, au plus radical, mais aussi au plus
secret de ses élans et de ses aversions qu’on doit la pressentir21 ».
Ses élèves ont exploité sans réserve ces premières indications. Se
démarquant à leur tour d’un organicisme non prouvé, ils ont seu‑
lement remplacé la tare biologique par une déformation vicieuse
du désir et, retrouvant l’ancien anathème porté par Joseph de
Maistre sur la génération, multiplié les références au « transgéné‑
rationnel ». Ils ont affirmé qu’il fallait au moins trois générations
pour faire un schizophrène, dénoncé l’inclusion des enfants dans
la « jouissance maternelle » ou le rôle pathogène des pulsions
mortifères (sinon des « prévarications ») des parents. Ainsi une
psychanalyste lacanienne, Maud Mannoni, a pu écrire dans un
style quasi prophétique : « Le climat favorisant l’éclosion psy‑
chotique, c’est avant même la naissance de l’enfant qu’il existe.
Dès la conception, le sujet joue pour sa mère un rôle très précis
sur le plan fantasmatique ; son destin est déjà tracé ; il sera cet
objet sans désirs propres dont le seul rôle sera de combler le
vide maternel22. » Quel vide ? Celui de la foi ?
Bien que de nombreux psychanalystes aient contesté cette
attribution de la psychose de l’enfant aux aléas du désir inconscient
de la mère, la psychanalyse dans son ensemble a été alors prise
pour cible par les familles de malades qui s’estimaient injustement
culpabilisées. Elle a connu, dans l’opinion, une défaveur au moins
égale au prestige dont elle avait joui, laissant une place que, par
un effet de balancier, les recherches neurobiologiques et génétiques

21. Lacan J., « L’institution familiale », Encyclopédie française, sous


la direction d’A. de Monzie, tome VIII, 1938.
22. Mannoni M., L’Enfant arriéré et sa mère, Paris, Seuil, 1964.
172 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

tentent à nouveau d’occuper, avec des moyens très supérieurs en


quantité et en qualité à ceux d’autrefois.
Dans l’attente de résultats concluants, on peut toutefois s’inter­
roger sur le fonds idéologique qui sous-­tend aujourd’hui les nom‑
breuses publications où se trouve répété, comme un credo, le
caractère génétique de la plupart des maladies mentales. Faut-­il
rappeler que, contrairement à toute maladie génétique connue,
aucun trouble mental ne peut être relié à une mutation génétique
spécifique, présente chez tous les patients atteints de ce trouble et
seulement chez eux ? Les quelques anomalies génétiques retrou‑
vées chez un nombre restreint d’autistes, de schizophrènes ou de
dépressifs ne rendent compte ni de l’ensemble des autismes, ni
de la totalité des schizophrénies ou des dépressions. Elles sont
parfois responsables de troubles neurologiques autres sur lesquels
viennent se greffer des réactions autistiques, schizophréniques ou
dépressives. Le concept de « vulnérabilité polygénique » qui est
alors invoqué reste aussi flou que ceux de « trouble de la vitalité »
ou de « lésion métaphysique » utilisés au xixe siècle. À défaut de
pouvoir déterminer de manière certaine l’« hérédité » d’un trouble,
c’est-­à-­dire sa transmission directe d’un géniteur à son rejeton, on
la recouvre habilement par une notion statistique, l’« héritabilité »,
c’est-­
à-­dire la mesure de la part probable de cette transmission
dans une population porteuse de ce trouble, une hypothèse qui
permet d’évaluer un pourcentage de risque mais qui ne rend pas
compte des mécanismes en jeu dans un cas individuel. On est
alors en droit de se demander si la facilité avec laquelle sont
accueillies des proclamations victorieuses sur le gène de l’autisme,
de la schizophrénie ou de la dépression, voire sur le chromosome
du crime, ne traduisent pas l’obscure rémanence d’une théorie
qu’on croyait oubliée.
Fou(s) de Chine

par François Lupu

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au mal‑


heur de ce monde. »

Albert Camus,
Sur une philosophie de l’expression, 1944.

Ouvrons avec Confucius (Kong Zi)1. Avec le Maître, il y a tou‑


jours à apprendre. Les Entretiens (Lunyu)2 nous livrent ce dialogue

1. Confucius (551‑479 avant l’ère commune), de son vrai nom Kong


Qiu, connu sous le nom de Kong Zi, c’est-­à-­dire Maître Kong, est né dans
l’État de Lu, l’actuelle province du Shandong, et ce sont les jésuites qui
ont latinisé son nom en Confucius. Kong Zi est une des figures majeures
de la pensée chinoise, il est considéré comme le premier éducateur et
comme le maître à penser des relations entre le pouvoir et les hommes.
Érigeant la vertu, la piété filiale et les rites comme ciment et cheville
ouvrière de la société, Kong Zi reste un des creusets de la pensée poli‑
tique chinoise. Après la période maoïste qui l’avait rangé au rang des
« vieilleries » à éliminer, il reprend aujourd’hui sa place.
2. Lunyu (« Les Entretiens » ou « Les Analectes ») sont un recueil
de remarques et d’anecdotes où l’on voit Confucius vivre et parler avec
ses disciples. C’est le livre qui permet sans doute de s’approcher au plus
près de la pensée originale du Maître. Pierre Ryckmans, qui a proposé
une des meilleures traductions des Entretiens, affirme que « nul écrit
n’a exercé une plus durable influence sur une plus grande partie de
174 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

entre Zi Lu (542‑480 avant l’ère commune), disciple de Kong Zi,


et le Maître.

Zi Lu – Si le souverain de Wei vous invitait et vous confiait le gouver‑


nement, que feriez-­vous en premier lieu ?
Kong Zi – Rectifier les noms pour sûr !
Zi Lu – Vraiment ? Vous allez chercher loin ! Les rectifier pour quoi
faire ?
Kong Zi – Zi Lu, vous n’êtes qu’un rustre ! Un honnête homme ne se pro‑
nonce jamais sur ce qu’il ignore. Quand les noms ne sont pas corrects,
le langage est sans objet. Quand le langage est sans objet, les affaires
ne peuvent être menées à bien, les rites et la musique dépérissent, les
peines et les châtiments manquent leur but. Quand les peines et les
châtiments manquent leur but, le peuple ne sait plus sur quel pied
danser. Pour cette raison, tout ce que l’honnête homme conçoit, il doit
pouvoir le dire, et ce qu’il dit, il doit pouvoir le faire. En ce qui concerne
son langage, l’honnête homme ne laisse rien au hasard3.

Dans le cliché dont on nous rebat les oreilles et que nous


avons fini par prendre comme allant de soi – « dans les autres
cultures, la folie est traitée autrement que chez nous » –, le vrai
problème n’est pas l’éventuel traitement différent ou le diagnostic
différent mais bien le mot « folie » utilisé comme une évidence.
Nous pratiquons là une indexation analogique à ce qui est pour
nous « la folie » et nous ne nous occupons que de son supposé
traitement social et/ou médical ailleurs.

l’humanité » et précise : « Le texte des Entretiens a été compilé après la


mort de Confucius et ce travail de compilation effectué par au moins deux
générations successives de disciples s’est poursuivi pendant quelque trois
quarts de siècle, jusqu’aux environs de 400 av. J.-­C. Cette compilation a
d’abord circulé en deux versions différentes qui ont finalement été refon‑
dues et amalgamées peu avant le début de notre ère sous la forme que
nous lui connaissons aujourd’hui. Le texte comporte donc naturellement
des lacunes, des redites, des interpolations, des fragments hétérogènes,
des obscurités, des insertions d’éléments étrangers et anachroniques. Et
pourtant, malgré tous les rapetassages et accidents de transmission, si
l’on considère son âge vénérable, il a conservé dans l’ensemble une ver‑
deur, une vigueur et une cohérence étonnantes : la personnalité même
de Confucius lui donne sa vie et son unité. »
3. Les Entretiens de Confucius, 13.3, traduction Pierre Ryckmans,
Paris, Gallimard, 1987.
Fou(s) de Chine 175

Le plus souvent, cette indexation analogique consiste à tout


rapporter à notre vision des choses, ce qui crée une inutile étran‑
geté. En réalité, le fou n’est fou que pour celui qui participe d’une
société qui en possède l’idée, le concept. Pour ceux qui appar‑
tiennent à une culture où le concept n’est pas pertinent, celui que
nous « voyons » comme fou n’est pas fou, mais il peut être bien
autre chose s’il est considéré comme « à part ». Autre chose. Oui,
autre chose. Et c’est fou comme cette « autre chose » est variée.
Dans toute description, le problème essentiel est : décrivons-­nous
ce que nous voyons ou voyons-­nous ce que nous décrivons ?

Du côté de la Chine…

La médecine comme la pensée chinoise pratique la contra‑


diction ou l’ambivalence, accepte la pluralité des contraires et
des solutions en fonction du contexte de réalisation. Autrement
dit, une chose peut être à la fois blanche et noire en fonction du
contexte de sa réalisation.
Contrairement à ce qu’on entend souvent, la médecine chinoise
n’est pas un corpus clos toujours répété, mais, bien au contraire,
une médecine dynamique dans ses notions comme dans ses pra‑
tiques. Cependant, on ne peut comprendre ce dynamisme que si
l’on garde en mémoire qu’en Chine le nouveau n’efface jamais
l’ancien. Ainsi la pensée médicale chinoise ne procède pas par
effacement d’une position ancienne au profit d’une position nou‑
velle. L’idée même d’une novation en rupture avec le passé ne
peut se penser. Le nouveau se dégage de l’ancien par le biais
des commentaires et des contextualisations et le recouvre tout en
restant structurellement lié à lui. Ainsi, si l’on constate d’une part
plusieurs siècles de continuité, on constate en même temps plu‑
sieurs siècles de défrichements et de développements : la médecine
chinoise est une médecine du commentaire adaptatif et innovant.
176 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

L’harmonie (xie ou he) moteur de la vie

La médecine chinoise repose sur le principe d’harmonie (au


sens musical du terme) et non pas sur la notion d’équilibre4. Ce
principe d’harmonie établit des correspondances (par analogie ou
par opposition) entre le corps humain et la nature (zi ran, l’allant
de soi5). C’est probablement ce qui fait que la médecine chinoise

4. La médecine chinoise, à la différence de la médecine occidentale,


ne fait pas de l’équilibre un idéal à obtenir, loin de là. Pour les Chinois,
l’équilibre est synonyme de stabilité organique et donc de mort. À cette
notion, il préfère celle d’harmonie (he), l’harmonie étant à entendre à
peu près au sens musical du terme : l’émission simultanée de plusieurs
sons différents. 和 est composé de 禾 he qui signifie « moisson » et de 口
kou qui signifie « bouche » et, ici, « chant qui sort de la bouche ». Pour
mieux comprendre le sens du caractère, il faut se référer à l’ancienne
écriture chinoise où harmonie qui s’écrivait 龢 avait comme sens général
« un groupe de moissonneurs chante un air, un autre groupe lui répond ».
Ainsi, 和 l’harmonie est à comprendre comme la combinaison d’un chant
et d’un contre-­chant qui renvoie au premier chant tout en étant différent.
Dans le jeu de l’harmonie, les éléments constitutifs agissent de concert
plutôt qu’à l’unisson. Cela signifie que 和 he est un flux permanent de
« conflits », de « négociation » et de « réajustement » : 和 he se réalise au
travers d’une série permanente d’interactions d’ajustement. La médecine
chinoise pense donc que dans la vie tout est mouvement et changement
permanent, mutation, voire métamorphose. Un dicton dit que la seule
chose qui ne change pas, c’est que tout change tout le temps. Cette
notion d’harmonie commande, selon la médecine chinoise, tous le jeu des
organes, des énergies et des rapports entre les maladies et les santés : on
peut être à la fois un peu malade et un peu en santé ou très en santé et
malade. De même la médecine n’a pas pour but de ramener le patient à
un état originel, pas de retour à l’innocence biologique qui n’existe pas.
Le médecin soigne en accompagnant le patient dans son état présent
et complexe de vie. Si la médecine occidentale traite les maladies, la
médecine chinoise soigne des patients, c’est-­à-­dire des humains dans leur
globalité et en fonction de leur harmonie propre à un moment donné.
5. En chinois, 自然 ziran (ou 大自然 da zi ran ou encore 自然界
zi ran jie) que l’on peut traduire par « de soi-­ même ainsi », « allant de
soi » désigne et définit la nature. Une nature qui est un « de soi-­même
ainsi » sans commencement et sans fin, sans création d’aucune sorte,
sans transcendance, sans sens non plus et dont les manifestations sont
aléatoires et contextuelles. La pensée chinoise du monde s’est dévelop‑
pée sans l’idée de Création, sans transcendance et sans métaphysique.
Fou(s) de Chine 177

a été la première à prendre en compte le climat et l’environne‑


ment (externe et interne) comme facteurs de santé ou de maladie,
notamment avec les six changements climatiques : « Le ciel couvert
et le beau soleil, le vent et la pluie, le sombre et la clarté [tout
comme] le sombre intense conduit au doute et à la confusion de
même que la clarté intense entraîne également des perturbations
de l’esprit6. » Le Xunzi ajoute même que l’obscurité des locaux
favorise les illusions et trouble la vue : « Ainsi, en marchant dans
l’obscurité, on prendra pour un tigre la pierre qui couche sur la
route et pour un homme l’arbre qui s’implante sur le chemin7. »

Certes, le Ciel (天 tian) est un outil conceptuel fondamental de la vision


chinoise du monde. Mais ne refaisons pas l’erreur qui coûta si cher aux
jésuites tentant d’évangéliser les Chinois au xviie siècle ; erreur qui est
d’avoir confondu le « Ciel » chinois avec le nôtre. Or 天, dans la pensée
chinoise, n’est qu’une des façons d’exprimer le principe auquel tout ce
qui est dans le monde est soumis. Le 天 tian n’est rien d’autre, comme
le dit Jacques Gernet, que la simple reconnaissance de l’existence d’une
raison concrète appartenant aux choses elles-­mêmes, « immanente » au
réel. Et cela change beaucoup de choses, d’autant plus que ce méca‑
nisme immanent ne porte aucune finalité. La nature, l’« allant de soi »
ne porte aucun « projet », ne résulte d’aucune intention transcendantale.
Sans commencement, sans fin, sans direction, la nature ne témoigne de
rien d’autre que d’elle-­même. L’allant de soi n’est rien d’autre que la vie
faisant écho à elle-­même.
6. Texte du Zuo Zhuan. Compilé au ive siècle avant l’ère commune,
le Zuo Zhuan est le principal commentaire des Annales des Printemps
et Automnes, chronique de l’État de Lu de 722 à 480. L’ouvrage a été
retrouvé sous la dynastie des Han dans un mur de la maison de Kong
Zi (Confucius), après l’autodafé de 213 avant notre ère. Le style des des‑
criptions, discours et dialogues font du Zuo Zhuan l’un des chefs-­d’œuvre
de la littérature chinoise.
7. Xun Zi/Xunzi (iiie siècle avant l’ère commune, soit à la fin de
l’époque des Royaumes combattants), confucianiste sévère et exigeant,
luttant pour la pureté de la doctrine du Maître, fait des rites la « colonne
vertébrale » de l’homme et de la société. Son ouvrage (que l’on appelle le
Xunzi) est le premier en Chine à être déterminé uniquement par l’enchaî‑
nement des idées. L’ouvrage, à vocation encyclopédique, aborde les sujets
les plus variés : histoire, rites, linguistique, divination, musique, physio‑
gnomonie. Il deviendra, à l’époque impériale, une des pierres angulaires
des examens impériaux et tout lettré se devait de le connaître et de le
commenter. Il ne faut pas confondre Xun Zi et Sun Zi, général chinois
du vie siècle avant notre ère (544‑496) à qui l’on doit le premier traité
d’art militaire (L’Art de la guerre) selon lequel l’objectif de la guerre est
178 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

La physiologie chinoise repose sur ce principe d’harmonie,


principe qui conditionne l’état de santé. Le non-­respect de l’har‑
monie ou la disharmonie entraîne la maladie car chaque organe,
chaque orifice, chaque méridien, chaque fonction du corps ne
peut se réaliser qu’en harmonie.
Une illustration de cette théorie est donnée dans l’œuvre de
Sun Simiao8, qui classe les troubles de disharmonie mentale dans
la catégorie des « maladies dues au vent », en précisant que « le
vent-­folie pénètre dans les méridiens yin9 ».
Liu Wansu (劉完素, 1120‑1200)10, quant à lui, préfère mettre en
cause le feu : « Si le feu du cœur est fort, l’eau du rein s’en trouve

de contraindre l’ennemi à abandonner la lutte, y compris sans combat,


grâce à la ruse, l’espionnage et la mobilité.
8. Sun Simiao (581‑682) est un des plus grands médecins chinois.
Son œuvre fait encore aujourd’hui référence. Toutes les branches de la
médecine et de la pharmacologie y sont traitées. Il est le premier à
faire basculer la médecine de l’ère des démons malfaisants à celle de la
médecine expérimentale. Il fait une grande place à l’acupuncture et à la
pharmacopée, mais aussi à la diététique et l’art de la chambre à coucher
comme vecteurs de santé ou de maladie. La légende veut aussi qu’il ait
inventé la poudre à canon.
9. Une célèbre plaisanterie court dans les milieux médicaux chinois :
« Si vous avez tout compris du yin et du yang, c’est qu’on vous l’a mal
expliqué », et il est vrai que l’on a pratiquement tout dit et son contraire sur
le yin et le yang, surtout dans les interprétations occidentales. Yin et yang
sont un seul dynamisme, mais double par différence de mouvement et par
alternance. Le yang anime le cerveau, le haut du corps, la face externe des
membres et correspond à une activité diurne ; le yin anime le sang, le bas
du corps, la face interne des membres et correspond au repos nocturne. Le
yin vient surtout des aliments et se transforme en yang dans le corps ; le
yang vient surtout du soleil et de l’air et se transforme en yin. Leur unité
s’exprime dans un état d’harmonie, chaque aspect croissant au détriment
de l’autre. Inversement, le déclin de l’un favorise l’ascension de l’autre. Il
s’agit donc d’une harmonie dynamique qui évolue sous une forme cyclique.
Le yin est la substance, la matière et le yang est l’activité fonctionnelle, la
fonction. La condition d’existence de l’un est l’existence de l’autre. L’harmonie
dynamique du yin/yang découle de l’alternance de phases de croissance
et de décroissance pour chacun des deux aspects. La croissance de l’un
se fait simultanément et proportionnellement à la décroissance de l’autre.
Autrement dit, rien n’est jamais entièrement yin, ou entièrement yang, tout
est relatif. Tout peut être divisé en yin ou yang à l’infini.
10. Liu Wansu, appelé aussi Liu Houzhen, proposa la théorie selon
laquelle les maladies étaient causées par une chaleur excessive dans le
Fou(s) de Chine 179

affaiblie, et par conséquent le sujet perd l’esprit et devient fou. »


Il est d’ailleurs fort conséquent puisqu’il préconise la prescription
de remèdes « à caractères froids et frais ».
Dans le Huangdi Nei Jing Su Wen11, on lit que la folie résulte
de « facteurs pervers qui pénètrent dans le yang et qui perturbent
l’harmonie entre le yin et le yang ». Parmi ces facteurs, le feu
qui entraîne la panique et la fièvre favorise un déficit de yang et
l’apparition d’hallucinations, d’insomnie et de troubles du langage ;
le délire y apparaît et on précise qu’il est parfois la conséquence
d’un état fébrile favorisé par des températures inhabituelles, trop
lourdes ou trop froides et, donc, trop yin ou trop yang. Dans ce
même traité, on lit que le vertige en altitude, l’amnésie, la bou‑
limie, l’insomnie ou la somnolence sont dus à une absence de
coordination entre le yin et le yang. Sous la dynastie des Han
(-­206 à + 220) on propose une distinction entre folie et épilepsie
fondée sur le principe d’harmonie yin/yang : « Si les symptômes
sont principalement du yang, c’est la folie. Si les symptômes sont
principalement du yin, c’est l’épilepsie. »

corps et évoqua l’emploi de la médecine du « froid » ; il est l’auteur du


Su Wen Xuan Ji Yuan Bing hi, « Étiologies basées sur le Su Wen », et de
beaucoup d’autres travaux médicaux qui influencèrent l’école des maladies
infectieuses fébriles des dynasties des Ming et des Qing.
11. Le Huangdi Nei Jing ou « Classique interne de l’empereur Jaune »
est le plus ancien et le plus célèbre ouvrage de la médecine chinoise.
Il est attribué à Huangdi, le mythique empereur Jaune qui aurait vécu
au xxviiie siècle avant l’ère commune et se présente comme un dialogue
entre l’empereur Jaune et son médecin et ministre Qi Bai. Les historiens
considèrent que l’ouvrage qui aborde tous les domaines de la médecine
chinoise aurait pu être compilé durant la période couvrant les Royaumes
combattants (-­500 à -­220) et la dynastie Han (-­206 à + 200). Aujourd’hui
encore, on commente le Huangdi Nei Jing, même si les Occidentaux ont
une fâcheuse tendance à en faire une « Bible » et à délaisser un peu trop
les milliers d’autres ouvrages qui garnissent les bibliothèques de méde‑
cine en Chine. Le Huangdi Nei Jing comporte deux parties : le Su Wen
et le Ling shu.
180 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Bien plus qu’un organe : le cœur

En médecine chinoise classique, le cœur est plus qu’un organe.


Il est le « principe même du corps » ; c’est aussi le siège de la
pensée. Le cœur est donc l’organe de l’esprit et de la folie !
Il faut attendre le xixe siècle pour que Wang Qing Ren12 fasse
la première allusion au rôle possible du cerveau : « L’esprit et la
mémoire ne résident pas dans le cœur mais dans le cerveau » et
« Les folies sont dues à la stagnation du sang et de l’énergie, à la
non-­communication entre l’énergie du cerveau et celle des viscères.
C’est pourquoi le malade est comme dans un rêve ».

Le rôle primordial du vent

Des textes oraculaires gravés sur des omoplates de bovins,


datant du xive siècle avant l’ère commune, font allusion au vent
comme sources de céphalées. Avec eux, commence la longue his‑
toire du « vent » facteur pathogène, notamment dans les dishar‑
monies mentales.
Le vent est associé à diverses maladies. En tant qu’agent patho‑
gène, le vent désigne des manifestations cliniques ayant en commun
une apparition rapide ou une grande mobilité, une instabilité : symp‑
tômes erratiques, douleurs (particulièrement articulaires) se dépla‑
çant facilement d’un endroit à un autre. Enfin, le vent est associé
aux paralysies parce qu’il attaque aussi brusquement qu’il s’arrête.

12. Wang Qing Ren (1768‑1831) insistait sur le fait qu’un médecin
doit connaître l’anatomie interne, notamment des organes avant de soigner
(lui-­
même courait les cimetières et les lieux d’exécutions pour étudier
l’anatomie). Cela donna naissance à l’un de ses ouvrages majeurs : le Yi
Lin Gai Cuo (« Correction des erreurs de la forêt médicale ») paru en 1830
qui tenta de corriger les erreurs anatomiques des textes anciens. Sur le
plan clinique, il pensait que beaucoup de maladies sont provoquées par
une stase de sang par stagnation de qi ou vide de qi. Ainsi, il mit au
point une série de formules pour traiter la stase de sang qui sont très
utilisées aujourd’hui (note rédigée d’après Philippe Sionneau).
Fou(s) de Chine 181

Le vent… Quel vent ?

Il y a le vent réel, qu’on appelle le vent externe, et le vent


interne. Le plus souvent, le vent externe provoque des symptômes
de raideur musculaire et/ou des spasmes car son action nocive
pénètre à l’intérieur des couches musculaires par les méridiens
du « Trois Foyers13 » et par ceux de l’intestin grêle et y bloque la
circulation normale du qi14, occasionnant ainsi les raideurs mus‑
culaires et les spasmes.
Le vent interne est généré à l’intérieur de l’organisme et pro‑
vient du dysfonctionnement des organes, principalement du foie
(mais non exclusivement). Il est issu du vide (déficience) de yin
ou de yang ou de la chaleur extrême, et il donne naissance à des
symptômes tels que vertiges, spasmes, convulsions, paralysie et
perte de connaissance. Sa présence est le plus souvent associée
à une maladie du foie.
• Une extrême chaleur (interne ou externe) peut se transformer
en « feu » interne et engendrer un vent du foie (phases finales
des maladies fébriles graves accompagnées de fièvre très élevée,
de délire ou de coma, opisthotonos, convulsions).

13. San Jiao (Trois Foyers) n’a pas de forme physique. La médecine
chinoise regroupe sous le concept de Trois Foyers un certain nombre de
fonctions physiologiques. Son activité est une synthèse de l’ensemble des
activités viscérales et il est divisé en trois complexes. Le Foyer supérieur
(Shang Jiao) réunit cœur et poumons, il est en charge de la diffusion
des fluides et de l’essence subtile des aliments, de la propulsion et de la
régulation du qi et du sang et de la circulation des énergies nourricières ;
le Foyer médian (Zhong Jiao) réunit la rate et l’estomac, il est chargé de
la digestion, de la transformation et du transport de l’essence subtile des
aliments et de la production du qi et du sang ; le Foyer inférieur (Xia
Jiao) réunit reins, vessie, intestin grêle et gros intestin, généralement on
y situe également le foie, il se charge de la séparation du Clair et du
Trouble, mais sa principale fonction est l’excrétion.
14. Le 氣 qi est le dynamisme vital qui constitue et configure l’uni‑
vers. Le qi représente l’activité physiologique des viscères, le dynamisme
qui circule dans les méridiens et leurs ramifications, les six dynamismes
climatiques pouvant se transformer en dynamismes pathogènes, les quatre
étapes de la pénétration des maladies de chaleur, la force de contention
et de propulsion du sang.
182 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

• Une montée du yang du foie peut aussi causer un vent


du foie. Les symptômes seront alors des étourdissements et des
céphalées pouvant aller jusqu’à la perte de connaissance brutale
et l’hémiplégie.
• Une déficience du sang du foie peut occasionner un vent du
foie caractérisé cette fois par des engourdissements, des tremble‑
ments, des spasmes, une vision trouble ou des vertiges.

Mais pourquoi ?

Cela s’explique par le fait qu’une des fonctions importantes du


foie est la régulation du débit sanguin en fonction des besoins de
l’organisme, en particulier au niveau des muscles et du cerveau.
Si cette fonction est compromise par un vent interne, la nutrition
des muscles, des ligaments et des tendons, par le biais du sang, ne
se fait plus correctement. Le sujet éprouvera alors des symptômes
apparentés au vent comme des tremblements, des spasmes, des
tics et des convulsions. Si, en plus, le sang irrigue mal le cerveau,
l’alimentation cérébrale s’appauvrira et les conséquences seront des
pertes de conscience, du délire et des vertiges graves.

Le vent au centre
de la disharmonie mentale

On constate que la grande majorité des travaux chinois clas‑


siques sur le désordre mental ont d’abord été centrés sur le vent
et ses conséquences. Ainsi, lorsque fut créé le Collège impérial
de médecine en 1060 de l’ère commune, trente étudiants sur les
cent vingt qui y étaient inscrits devaient se consacrer au vent,
dans le cadre d’un département spécial, différent de celui des
maladies internes.
Fou(s) de Chine 183

Le jeu des émotions


comme facteurs pathogènes

En dehors des causes externes, il y a les causes internes,


nous l’avons vu, des maladies. Outre le vent interne, la médecine
chinoise considère les émotions comme les principales causes
internes (nei yin ; 内因).

Les émotions
entre normal et pathologique

Comme on s’en doute, l’activité émotionnelle, selon la méde‑


cine chinoise, est normale : c’est une réponse à un stimulus
venant de l’environnement extérieur. Mais, comme toujours dans
la médecine chinoise, lorsqu’une harmonie est rompue, cela
induit une maladie. Ainsi, quand une émotion est trop intense,
voire oppressante, elle peut blesser des organes et engendrer
une maladie. La disharmonie sera plus ou moins accentuée
en fonction de l’intensité, de la durée ou de la répétition de
l’émotion.
Les Classiques de la médecine chinoise recensent sept émo‑
tions qui sont : la joie (xi ; 喜), la colère (nu ; 怒), l’anxiété (you ;
忧), les soucis (si ; 思), la tristesse (bei ; 悲), la peur (kong ; 恐),
la frayeur (jing ; 惊).
Les cinq organes yin du corps humain produisent cinq sortes
d’énergies émotionnelles. Cinq ? Les Classiques disent en fait sept
émotions (en prenant bien soin de signaler qu’elles sont seulement
les plus ressenties) qui sont toujours associées aux cinq organes
yin (zang).
La joie est associée au cœur, la colère est associée au foie,
l’anxiété et la tristesse sont associées aux poumons, les soucis
sont associés à la rate, la peur et la frayeur sont associées aux
reins. Les émotions sont aussi associées aux cinq dynamismes
184 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

naturels15 : la joie est associée au feu, la colère est associée au


bois, la tristesse et l’anxiété sont associées au métal, les soucis
sont associés à la terre, la peur et la frayeur sont associées
à l’eau.

Les émotions :
des données complexes

Dans la réalité, nous pouvons ressentir bien plus de sept ­émotions,


cependant certaines émotions peuvent être connectées à d’autres
car elles font partie du même ressenti de base. Ainsi, ce n’est pas

15. La théorie des cinq dynamismes (ou cinq mouvements) décrit


cinq mouvements (wuxing) qui sont appelés du nom de cinq éléments :
le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les a nommés ainsi
parce que les caractéristiques naturelles de ces éléments peuvent aider
à rappeler ce que symbolise chacun des mouvements. Le mouvement
Bois représente la force d’activation et de croissance, il correspond à la
naissance du yang ; le Bois est une force active et volontaire comme la
force puissante et primitive de la vie végétale qui germe, croît, émerge
du sol et s’élève vers la lumière. Le Bois se courbe et se redresse. Le
mouvement Feu représente la force de transformation et d’animation
maximale du yang à son apogée. Le Feu monte, s’élève. Le mouvement
Métal représente la condensation, la prise d’une forme durable par refroi‑
dissement, assèchement et durcissement, qui est présente quand le yang
décroît vers la fin de son cycle. Le Métal est malléable, mais il conserve
la forme qu’on lui donne. Le mouvement Eau représente la passivité,
l’état latent de ce qui attend un nouveau cycle, la gestation, l’apogée du
yin, alors que le yang se cache et prépare le retour du cycle suivant.
L’Eau descend et humidifie. Le mouvement Terre, dans le sens d’humus,
de terreau, représente le support, le milieu fécond qui reçoit la chaleur
et la pluie : le Feu et l’Eau. C’est le plan de référence duquel émerge
le Bois et dont s’échappe le Feu, où s’enfonce le Métal et à l’intérieur
duquel coule l’Eau. La Terre est à la fois yin et yang puisqu’elle reçoit
et qu’elle produit. La Terre permet de semer, de faire pousser et de
récolter. Les cinq éléments ne sont pas des constituants de la nature,
mais cinq dynamismes fondamentaux, cinq caractéristiques, cinq phases
d’un même cycle ou cinq potentialités de changement inhérentes à tout
phénomène. C’est une grille d’analyse qui peut être appliquée à une
variété de phénomènes pour en reconnaître et en classer les compo‑
santes dynamiques.
Fou(s) de Chine 185

en fait une émotion mais un ensemble d’émotions qui peut être


relié à un organe. Mais, selon le patient, ce groupe d’émotions
touchera cependant souvent d’autres organes.

Groupes d’émotions
ayant une relation privilégiée avec un organe

• Joie, allégresse, euphorie, rire, agitation, excitation, envie


démesurée, instabilité mentale ont une relation privilégiée avec
le cœur (dynamisme Feu).
• Colère, rancœur, frustration, amertume, irritabilité ont une
relation privilégiée avec le foie (dynamisme Bois).
• Tristesse, anxiété, chagrin, mélancolie, regrets, oppression,
accablement, découragement, désespoir, dépression ont une rela‑
tion privilégiée avec les poumons (dynamisme Métal).
• Soucis, ressassement, nostalgie, rêverie, focalisation sur un
point particulier, excès d’activité mentale ont une relation privi‑
légiée avec la rate (dynamisme Terre).
• Peur, anxiété chronique, incertitude, réserve, timidité, angoisse,
méfiance, frayeur ont une relation privilégiée avec les reins (dyna‑
misme Eau).
La plupart des émotions affectent souvent un deuxième organe,
voire plus, par exemple : l’anxiété a une relation privilégiée avec le
poumon, mais peut blesser également la rate. Quant à la colère qui
a une relation privilégiée avec le foie, elle peut également toucher
l’estomac, la rate, les intestins ou/et le cœur. Le fait d’exprimer ou
de refouler une émotion a également son importance au même titre
que les circonstances amenant à le faire. Si on reprend l’exemple
de la colère, elle troublera surtout le foie, créant une montée du
yang du foie ou une montée du feu du foie (cette dernière pou‑
vant envahir le cœur par la suite) lorsqu’elle est exprimée. Elle
entraînera des stases de sang du foie si elle est refoulée. Une
colère survenant à l’heure du repas affectera l’estomac et la rate.
Quoi qu’il en soit, ce sont les symptômes accompagnant
l’émotion qui permettent de savoir si c’est réellement l’organe
associé qui est touché. Une colère excessive accompagnée de
186 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

symptômes autres que ceux du foie n’est pas une colère qui
affecte le foie. L’analyse de ces symptômes permet de connaître
les organes concernés et détermine l’approche à adopter par le
praticien dans son choix de traitement.

Une notion centrale :


kuang 狂 (furieux, arrogant, fou)

La notion de kuang recouvre ce qu’on pourrait appeler une


folie agitée ou « folie furieuse ».
Les premières descriptions du kuang, traduit habituellement
par le mot « folie », souvent par indexation analogique, se trouvent
dans le Huangdi Neijing Suwen : « Au début, le malade dort sans
avoir faim, il se vante d’être sage, intelligent et digne de respect ;
il débite des injures jour et nuit […], il parle fort, rit facilement,
aime à chanter et à danser, il erre sans cesse […]. Il mange beau‑
coup, voit facilement les démons et les dieux, riant facilement sans
s’extérioriser ». Un autre texte dit : « Le malade craint les gens et le
feu ; les bruits sourds le paniquent et le surprennent et le mettent
en palpitation, il s’enferme […] ; dans les cas extrêmes, le malade
peut grimper sur les murs et atteindre le sommet de la maison,
marcher en se débarrassant de ses vêtements. Les endroits qu’il
atteint, parce qu’il est fou, lui sont inaccessibles ordinairement. »
Cette description est plus ou moins reprise sous la dynastie des
Ming (1368‑1644) : « Dans les cas légers, les fous se montrent
présomptueux et aiment chanter et danser ; dans les cas graves,
ils s’enfuient en se débarrassant de leurs vêtements, grimpent sur
les murs et montent au sommet des maisons : dans les cas encore
plus graves, ils crient à tue-­ tête et ne craignent ni le feu ni les
cours d’eau et pensent parfois tuer des gens. »
Fou(s) de Chine 187

Dian
(aliénation, anomalie, folie, démence)

Une autre notion essentielle est celle de dian ou folie calme :


« Le malade atteint de dian, tantôt chante et rit, tantôt pleure
et crie, tantôt crie sans cesse, tantôt gémit sans répit, tantôt se
croit coupable, tantôt se prend au sérieux, tantôt se couche sans
s’endormir, tantôt conserve la parole sans dire un mot. » Un autre
texte dit : « Dian, c’est l’anomalie. D’ordinaire, on parle bien, main‑
tenant on se tait. D’ordinaire on parle peu, maintenant on gémit.
Dans les cas extrêmes, le malade s’allonge sur le ventre, il est
rigide, le regard fixé droit devant lui. Il est souvent triste. » La
notion est ancienne, un texte de la dynastie des Jin (265‑420) dit :
« Tantôt il dort pendant des jours et des nuits sans se réveiller,
tantôt il s’assoit des jours et des nuits, sans dormir. Ou bien il
coud étanchement les vêtements qu’il porte, ou bien il cache les
objets d’autrui. Parlant à quelqu’un, il parle peu et distraitement.
Parlant à soi-­même, il parle d’une voix basse et pleure. Si on lui
donne à manger, il trouve l’aliment trop maigre et ne veut pas
se servir. Si on ne lui donne pas à manger, il avale du charbon
avec plaisir. »
Le grand Sun Simiao (581‑682, dynastie des Tang) décrit ainsi
ce qu’il nomme dian : « Le malade garde le silence ou bavarde
et parle à tort et à travers. Il chante ou pleure, gémit ou rit ;
il s’assoit ou se couche dans des fossés ou canaux et avale des
excréments ou se déshabille complètement ; il pleure jour et nuit
ou débite des injures à tout bout de champ, il est agité et gesticule
violemment avec des regards vifs et mouvants. »
Actuellement, le terme dian-­kuang désigne plus ou moins la
psychose maniaco-­ dépressive. À titre d’exemple, nous donnons
la définition proposée par un « Manuel à l’usage des étudiants
en médecine » (édité en 1981) : « Dian : le développement de la
maladie est lent, commence par un état dépressif, une lourdeur
de l’esprit. Puis se présente le désordre de la parole. Le malade
aime le calme et dort beaucoup. Kuan : la maladie débute vite.
Le malade se montre d’abord agité, s’excite facilement, dort et
188 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

mange peu. Puis, l’agitation s’aggrave avec beaucoup de gestes


désordonnés. Le malade débite des injures bruyantes et cause
souvent des dommages matériels et humains. »

Dian xian (épilepsie)

Le légendaire Bian Que dans son Traité classique traitant des


problèmes difficiles, aborde le dian et le xian. Pour lui, dian désigne
les convulsions et xian signifie l’épilepsie ne survenant jamais avant
l’âge de 10 ans. D’autres auteurs du xve siècle après notre ère
affirmeront que le xian des adultes et le dian des enfants ne for‑
ment qu’une seule maladie. Sous la dynastie des Song (960‑1279)
apparaissent de belles descriptions de l’épilepsie : « Le malade
a des vertiges et tombe par terre, ses yeux se tournent vers le
haut, son rachis se raidit, il pousse des cris, il salive et reprend
conscience quelques moments après. »
Le célèbre médecin Zhu Zhenheng (1281 environ-­1358) dresse
une classification originale fondée sur le cri que le malade émet
au commencement de la crise. Il divise ainsi l’épilepsie en cinq
types : cheval, bœuf, coq, cochon et mouton. Li Yan, quant à lui,
propose en 1575 dans son Introduction à la médecine une division
en cinq types en fonction de la couleur du visage exprimant la
couleur des viscères : vert pour le foie, rouge pour le cœur, jaune
pour la rate, blanc pour le poumon, noir pour le rein.

Zangzao

Le zangzao que Philippe Sionneau voit comme une « hystéro-­


dépression » est décrit ainsi par Zhang Zhongjing (150‑219 de l’ère
commune) souvent considéré comme l’Hippocrate chinois : « La
femme atteinte de zangzao est triste et a envie de pleurer et elle sent
dans la gorge quelque chose qui brûle. »
Fou(s) de Chine 189

La simulation

Dans le Shiji ou « Mémoires historiques », Sima Qian (109‑91


avant l’ère commune) raconte un exemple de simulation de folie :
« Un lettré, ayant vu sa critique envers le roi Shou refusée, simule
la folie pour éviter la peine de mort. » Mais nous devons à Wang
Shuhe (180‑270), le maître de la sphygmologie (son ouvrage Mai
Jing, le « Classique des pouls », fait toujours référence), une véritable
clinique de la simulation : « Quand le médecin commence à examiner
le pouls, si le sujet se met en position assise, cela signifie qu’il n’est
pas fou. S’il gémit au moment de l’examen, il n’est pas fou ; mais
s’il gémit toute la journée, il est fou. Si le sujet est couché avec la
figure contre le mur et qu’il ne s’assoit pas de surprise en entendant
arriver le médecin, qu’il regarde fixement ce dernier en avalant de
la salive au moment de l’examen du pouls, c’est de la simulation. »

Les thérapeutiques

Les plus anciens traités de médecine proposent des points


d’acupuncture pour soigner les maladies de dysharmonie mentale.
Ainsi Huang Fu Mi (215‑283) auteur du Zhen Jiu Jia Yi Jing, le
« Classique de l’acupuncture et moxibustion », premier ouvrage
consacré exclusivement à l’acupuncture, affirme pouvoir guérir
par la poncture « les épilepsies, les folies, les céphalées, l’angoisse,
l’insomnie, les hallucinations visuelles, le désir de se suicider ou
de tuer quelqu’un ».

Les remèdes

De nombreux auteurs anciens citent (ou copient sans le citer)


le Shennong Bencao Jing (« Traité des plantes médicinales » attri‑
bué à Shennong) rédigé au ier siècle de l’ère commune. Nombre
190 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

de ces plantes médicinales furent utilisées pour combattre des


symptômes de disharmonie mentale. Il semble qu’il s’agisse
­d’infusions ou de décoctions dont l’heure de la prise est fixée avec
une grande précision pour satisfaire au principe de correspon‑
dance entre le nycthémère et le yin/yang. Nombre de ces plantes
se prescrivent toujours en psychiatrie, souvent pour atténuer les
effets secondaires des neuroleptiques.

« Psychothérapie » ?

« S’entretenir avec un homme de bien aide à dissiper le doute


dans l’esprit », dit le Shi Jing (« Classique de la poésie » ou « Livre
des odes »). Pour Lao Zi, « il faut mener une vie sobre et simple
et restreindre les désirs et les plaisirs » et, pour Zhuang Zi, « la
sérénité contribue à guérir la maladie ».
Dans le Huangdi Neijing Suwen, on trouve une progression
quasi hiérarchique des différentes interventions thérapeutiques :
traiter l’esprit, savoir nourrir le corps, prescrire des remèdes,
poncturer à l’aiguille. Cette progression s’appuie notamment sur
le principe selon lequel il existe une correspondance entre les
cinq émotions et les cinq principaux organes et que pour vaincre
une émotion, il faut la mettre en compétition avec une autre
émotion :
– la colère blesse le foie, la tristesse vainc la colère ;
– la joie blesse le cœur, la peur vainc la joie ;
– la méditation blesse la rate, la colère vainc la méditation ;
– la tristesse blesse les poumons, la joie vainc la tristesse ;
– la peur blesse les reins, la méditation vainc la peur.
La correspondance entre les émotions et les organes est com‑
plétée par une autre correspondance entre les organes et les cinq
ouvertures du corps : les reins, par exemple, sont en relation avec
les oreilles, le foie avec les yeux. Le corps est un réseau complexe
de relations internes mais également le jeu de correspondances
naturelles avec les cinq qi (chaud, froid, sec, humide et igné) et
les cinq dynamismes (eau, feu, bois, métal et terre). Le choix d’un
aliment, d’une plante médicinale ou d’un point d’acupuncture est
Fou(s) de Chine 191

toujours dicté par ces principes qui donnent à la fois les moyens
du diagnostic et de la thérapeutique.
Le principe du « sentiment qui chasse l’autre » peut être rap‑
proché de la loi du yin/­ yang qui veut que la maladie procède
d’une dysharmonie entre le yin et le yang par excès de l’un aux
dépens de l’autre. Ici, un sentiment en excès peut être réduit à de
plus saines dimensions si l’on sait accroître le sentiment opposé
qui subissait alors un déficit. Ainsi, la tristesse pouvant guérir la
colère, le médecin émeut le malade avec des paroles tristes. La
joie pouvant guérir la tristesse, le médecin amuse le malade avec
des paroles plaisantes. La peur pouvant guérir le foie, le médecin
épouvante le malade en faisant allusion à la mort. La colère pou‑
vant guérir la méditation, le médecin excite le malade avec des
injures. La méditation pouvant guérir la peur, le médecin prive
le malade de sa peur avec toutes sortes de soucis. Il va de soi
que tout cela requiert beaucoup de talent de la part du médecin.

Quelques cas cliniques

Dans « Histoire de la forêt des lettrés ou Chronique indiscrète


des mandarins », Wu Jingzi (1698‑1754) décrit le cas suivant : « Un
messager annonça à Fan Tsin qu’il était brillamment reçu à l’exa‑
men de licence de la province de Kouang Tong. Fan Tsin craignit
de n’avoir pas bien compris. Il frappa des mains, et s’écria en riant :
“Ah ! bien, je suis reçu licencié.” En parlant, il recula et tomba
par terre, ses dents se serrèrent et il perdit connaissance. Sa mère
eut peur et versa rapidement de l’eau bouillante entre les lèvres. Il
reprit connaissance et se leva en frappant de nouveau des mains :
il rit aux éclats. Personne ne put l’arrêter ; toujours frappant des
mains et riant, il alla tout droit vers le marché. Ils se regardèrent
tous, ceux qui avaient les yeux petits, ceux qui avaient les yeux
grands, et dirent unanimement : “Vraiment, une trop grande joie a
rendu fou le nouveau grand personnage.” » Tout le monde discuta
sur la façon de ramener le pauvre Fan Tsin à la raison.
« J’ai tout de même une idée, dit l’un des messagers, je ne
sais pas si elle est applicable. Cette folie subite est née d’une
192 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

joie trop intense, l’émotion est montée et a bouché les orifices


de son cœur. Il suffirait en ce moment que cet homme dont le
seigneur Fan a peur vienne lui donner une gifle en grondant :
“Ces messagers mentent, vous n’êtes pas reçu licencié.” Alors, sous
ce choc provoqué par la peur, il crachera l’émotion et reprendra
ses esprits. » Celui dont le seigneur Fan avait le plus peur était le
boucher Hou. Le boucher Hou, pressé par la foule, ne pouvait faire
autrement qu’avaler des bols de vin pour se donner du courage :
rejetant ses scrupules, il recouvra sa physionomie méchante des
jours ordinaires. Remontant ses manches graisseuses, il marcha à
grands pas vers le marché, suivi de quelques gens du quartier. La
vieille mère courut après lui et cria : « Mon cher Hou, faites-­lui
peur seulement, ne le blessez pas. » Les voisins répondirent pour
Hou : « Cela va de soi, inutile de le recommander. »
Tout en parlant, ils marchaient vite. Au marché, ils trouvèrent
Fan Tsin debout devant la porte d’un temple. Ses cheveux étaient
en désordre, son visage plein de boue, et une de ses chaussures
était perdue : il était encore en train de battre des mains en
criant : « J’ai réussi ! J’ai réussi ! » Le boucher Hou, semblable à
un ogre, s’approcha de lui et rugit : « Ah, animal qui mérite la
mort, à quoi as-­tu réussi ? » et il lui appliqua une gifle. Tous les
spectateurs ainsi que les voisins, en voyant cela, éclatèrent de rire
sans pouvoir se retenir.
Bien qu’apparemment le boucher Hou, enhardi par la liqueur,
ait rassemblé son courage pour frapper une fois, il avait eu peur
intérieurement, sa main déjà tremblait et il n’osait pas frapper une
seconde fois. La gifle d’ailleurs avait été suffisante pour envoyer
à terre Fan Tsin, qui s’était évanoui. Les voisins se pressaient
­alentour pour lui masser la poitrine et lui taper dans le dos. Après
un certain temps de ces exercices, Fan Tsin commença à respirer
faiblement et à ouvrir les yeux. Sa folie était passée.
Une observation comparable se trouve dans le « Recueil
­d’observations médicales ». Il s’agit aussi d’un lettré qui a remporté
un concours, cette fois national. Après cette bonne nouvelle, il a
pris congé pour retourner dans son pays natal. À mi-­chemin, il est
tombé malade. Le médecin qu’il a consulté lui a dit : « Votre mala‑
die est incurable : vous mourrez dans sept jours. Dépêchez-­vous
de rentrer, sinon vous n’atteindrez pas le seuil de votre maison. »
Fou(s) de Chine 193

Très abattu, le lettré est rentré à toute vitesse chez lui. Les sept
jours écoulés, il n’a ressenti aucune souffrance. Un serviteur est
rentré en tendant une lettre de ce médecin ; il était écrit : « Vous
étiez malade de la grande joie d’avoir réussi ce concours. Les
remèdes ne peuvent vous guérir, c’est la raison pour laquelle je
vous ai épouvanté avec la menace de mort. »

« La méditation blesse la rate,


la colère vainc la méditation »

Voici un cas rapporté dans une biographie de Zhu Zhenheng


(1280‑1358). Une femme était alitée depuis plus de six mois, ne man‑
geant pratiquement plus. Les médecins étant incapables de la guérir,
on fit venir le docteur Zhu. Après l’avoir examinée, il déclara : « Elle
pense trop à l’homme, dont le qi stagne dans la rate. » Le père expliqua
que le mari de sa fille était parti depuis cinq ans pour la province de
Guangdong. Zhu Zhenheng répondit que « le seul moyen de la guérir
est de la mettre en colère car la colère peut dissiper le qi qui stagne
dans la rate ». Le père gifla sa fille à trois reprises en lui reprochant
de penser à un autre homme qu’à son mari. La fille se fâcha furieu‑
sement contre son père et retrouva l’appétit et la santé.

« La tristesse blesse les poumons,


la joie vainc la tristesse »

Une femme, bien qu’affamée, n’a aucun appétit. Elle est triste et
injurie les gens de temps en temps. Beaucoup de médecins essaient
de la guérir, mais sans succès. Le docteur Zhang Zuizen l’examine
et dit : « Cette maladie ne peut être traitée par les remèdes. » Il
fait venir deux actrices pour qu’elles amusent la malade avec leurs
numéros. Le lendemain, il ordonne à ces actrices d’offrir un spec‑
tacle de lutte. À la vue de ces scènes, la malade s’amuse beaucoup.
Puis le médecin donne à manger à ces actrices en les invitant à
vanter la qualité des aliments. La malade est séduite à son tour
194 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

et demande aussi à manger. Le médecin lui donne à manger par


petites quantités. Pendant des jours, l’appétit de la malade augmente
progressivement et elle finit enfin par guérir.

« La colère blesse le foie,


la tristesse vainc la colère »

Une femme est atteinte de hoquet après s’être querellée avec


sa belle-­sœur. Pendant trois mois, les hoquets l’empêchent d’avaler
quoi que ce soit et elle n’a plus que la peau sur les os. Le médecin
explique au mari comment conduire son épouse vers la guérison.
Le mari entre dans la chambre et dit à sa femme que leur fils
est tombé dans la rivière. Cette nouvelle plonge la malade dans
une grande tristesse. Quelque temps après, le mari revient avec le
garçon, en annonçant : « Heureusement, il est sauvé. » La malade
se précipite vers son fils, le prend dans ses bras et l’embrasse.
Elle pleure de joie et ses hoquets disparaissent.

« La peur blesse le rein,


la méditation vainc la peur »

Zhang Zihe dit qu’il faut « banaliser la peur ». Les spécialistes


de thérapie comportementale reconnaîtront peut-­ être dans cette
observation les bases de ce qu’ils nomment aujourd’hui la désen‑
sibilisation par immersion. Dans un hôtel, une femme en voyage
dort. Des bandits attaquent l’hôtel, volent tout ce qui est possible
et y mettent le feu. Surprise dans son sommeil, la voyageuse
tombe en bas du lit. Depuis, chaque fois qu’elle entend un bruit,
elle s’évanouit de surprise. À la maison, tout le monde est obligé
de marcher sur la pointe des pieds sans oser faire le moindre
bruit. Des médecins lui administrent des médicaments qui restent
sans effet. Cela dure plus d’un an. Le docteur Zhang la voit et
dit : « La surprise vient de l’extérieur et la peur surgit de l’inté‑
rieur. » Il dit à deux servantes de bien tenir leur maîtresse dans
Fou(s) de Chine 195

le fauteuil et il frappe devant elle la table avec un morceau de


bois. La femme est surprise mais ne s’évanouit pas. Le médecin lui
dit : « Pourquoi êtes-­vous tellement surprise ? » Quelques moments
après, il recommence. Cette fois-­ ci, la surprise de la femme est
moins importante. Le jeu continue et la femme manifeste de moins
en moins sa surprise. Puis, le médecin demande à un proche de
frapper la porte avec un bâton et enfin la fenêtre, qui se trouve
derrière le dos de la femme. Elle ne manifeste plus de surprise.
Heureuse, la femme demande quelle est cette thérapeutique. Le
docteur Zhang répond : « Dans le Huangdi Neijing Suwen, il est
dit : “Ceux qui sont surpris, il faut les calmer. Pour les calmer,
il faut banaliser les choses. Une fois les choses devenues banales.
le malade n’a plus de surprise.” »

En guise de conclusion

Les Chinois ne viennent pas de la planète Mars et ne vivent


pas dans un zoo. Je veux dire par là que toutes les cultures du
monde évoluent et sont en contact avec d’autres cultures ­auxquelles
elles font des emprunts qu’elles métabolisent pour les intégrer
dans leur réalité vernaculaire.
La Chine et, donc, la médecine chinoise ne se sont pas dévelop‑
pées en isolement et les influences étrangères ont toujours existé.
La première d’entre elles et celle que l’on connaît le moins est
l’influence de la médecine arabo-­ musulmane, notamment de la
pharmacopée. Il y a celle aussi en provenance de l’Inde, proba‑
blement venue avec le bouddhisme, car il ne faut pas oublier que
les premiers « missionnaires » bouddhistes étaient des Indiens. Et
puis, bien sûr, il y a l’influence de la médecine occidentale, qui
est moins récente qu’on le croit.
Après les folles destructions de la période maoïste, la situation
actuelle est la suivante. Il y a en Chine deux offres thérapeutiques
(y compris en psychiatrie) : une offre en médecine chinoise et une
offre en médecine « occidentale ». Ces deux offres correspondent à
deux formations : une formation de sept ans au moins en méde‑
cine chinoise qui ouvre sur un diplôme de docteur (daifu) en
196 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

médecine, les diplômés exerçant dans des hôpitaux de médecine


chinoise, et une formation en médecine occidentale de sept ans
au moins qui débouche sur un diplôme de médecin équivalent au
diplôme de médecine chinoise. Ces médecins exerceront dans des
hôpitaux de médecine occidentale. Mais, comme je l’ai dit plus
haut, dans la pensée chinoise, le nouveau n’efface jamais l’ancien
et on constate de plus en plus une collaboration entre les deux
médecines, collaboration qui débouche sur des approches nouvelles
des phénomènes relevant de la psychiatrie comme de la médecine
générale et de la chirurgie.
Peut-­être que cette idée de collaboration que l’on voit se
développer est le chemin de l’avenir. Si nous aussi, les Occidentaux,
pouvions faire que le nouveau n’efface pas l’ancien, que l’ailleurs
ne détruise pas l’ici, alors les patients subiraient moins l­’indexation
analogique dont nous parlions au début de ce texte et on traiterait
moins la maladie que l’être dans sa globalité personnelle, familiale,
culturelle.
Une idée folle en psychiatrie :
la certitude

Par Pierre Lamothe

Commençons par quelques remarques en guise d’introduction


sur des idées folles dont on va voir le retentissement sur la psy‑
chiatrie mais qui surtout changent le paysage social et les rapports
entre les personnes. Il est difficile de dire si le président Sarkozy
avait été élu pour son impatience à tolérer certaines réalités, sa
promptitude à réagir et son activisme revendiqué ou s’il était sim‑
plement emblématique d’un mouvement général de société, mais
il est clair qu’il a été en adéquation avec un paysage politique
et institutionnel qui l’avait un peu précédé et parfois lui survit,
qu’on pourrait aborder en paraphrasant les menus des restaurants
chinois ou les recettes des coachs et thaumaturges gourous des
people : les sept mythes terribles…
Corollaire de la liaison perverse entre le fonctionnement des
médias et la démocratie qui en devient du coup paradoxalement
« im-­médiate », les sept mythes s’énoncent ainsi.
• Premièrement il est possible de savoir tout, tout de suite
et simplement. À coups d’images kaléidoscopiques, la télé avec
des dépêches d’agences identiques et parfois les mêmes images
d’une chaîne à l’autre fait croire au citoyen qu’il dispose d’une
vraie information en temps réel d’autant que périodiquement « des
plateaux » de spécialistes réduits à leur posture par leur parole
198 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

formatée complètent l’illusion d’un approfondissement. La télévi‑


sion pousse, voire cantonne au registre de la fascination. L’illusion
que l’image est la vérité est entretenue même si de l’intérieur
même de la télévision des émissions ou des acteurs du système
critiquent cette illusion. L’image est peut-­être vraie, mais elle n’est
que point de vue et n’est pas la Vérité. En revanche, l’image, « spec‑
taculaire », est très mobilisatrice de l’émotion. Le découpage télé
la sert en boucle, répétitive, de plus en plus partielle et partiale
à mesure qu’elle a été promise et promue, quitte à l’abandonner
sans suite, si l’excitation qu’elle génère est chassée par une autre
qui lui vole l’actualité.
• Deuxièmement, le mythe de la nécessité de réponses poli‑
tiques en temps réel en découle avec une « loi-­ caprice » pour
chaque fait divers sans continuité avec la conviction qu’il faut
annuler l’imprévu a posteriori et que l’absence de proposition
instantanée d’action signifie absence de capacité de réaction. On
passe du vœu pieux à la tentative de rendre obligatoire l’impos‑
sible. La logique dite managériale a pendant un temps été un
modèle industriel à la mode : elle supposait qu’un manager est
plutôt handicapé que servi par une trop grande connaissance du
terrain et de l’outil de production, devenant alors trop sensible
aux arguments des techniciens qui veulent toujours faire trop
bien, trop tard et trop cher alors que doivent être suivis sans
états d’âme les responsables du marketing qui savent, eux, ce
qui se vendra et ce que veut le client et quand l’offrir, quitte à
subir la sanction du marché s’ils se sont trompés. La logique
managériale a dérivé en décomposition des unités de production
gérées dans une perspective « zéro » (zéro défaut, zéro délai, zéro
stock, etc.) jusqu’à l’impossibilité pour les ouvriers de retrouver
un sens à leur travail et un plaisir à le faire. Elle a failli mettre
en péril de grands groupes pourtant très solides et elle a dû être
adaptée dans la douleur avec au contraire la réorganisation de
la production, autant que faire se peut, en petites unités auto‑
nomes et responsables… au moment où les organisations non
industrielles commençaient à être séduites et vouloir l’appliquer. La
logique managériale est devenue dans les institutions, sous couvert
d’améliorer la productivité, de contourner le pouvoir de blocage
et les facteurs humains, culture du résultat. On appellera ainsi le
Une idée folle en psychiatrie : la certitude 199

mythe qu’on peut aller vers le but de façon plus efficace et plus
économique sans méthode et sans principe. Est-­il besoin de dire
que l’inefficacité et le gaspillage découlent souvent des corollaires
plus ou moins inéluctables de la culture du résultat, comme on
l’a vu avec l’hallucinante présidence de George W. Bush qui n’a
pas vraiment été désavouée par le pragmatisme d’Obama : un
moindre mal devient un bien et, la fin justifiant les moyens, le
but même qui justifiait le tout est dévoyé.
• Troisièmement, le mythe du risque zéro accompagne la
nécessité de forcer la réalité et les faits têtus au rendez-­vous du
résultat. Il ne peut y avoir d’insupportable incertitude, incompa‑
tible aussi bien avec la promesse électorale qu’avec la sécurité que
réclame le peuple. Il n’est pas question d’attendre la démonstration
d’une causalité qui, de toute façon, ne saurait être admise comme
complexe pour appliquer le générateur maléfique du risque zéro,
le principe de précaution. Bien loin des énoncés écologiques des
bases écrites à la conférence de Rio en 1992, le principe de pré‑
caution est détourné par sa généralisation abusive et tend à se
substituer à la prudence et à la rigueur jusqu’à l’absurde. Alors
qu’il ne devait pas être inscrit dans la loi selon ses concepteurs
et toujours être jugé en termes de rapport bénéfice/risque par
rapport à son retentissement sur ce qui est établi, le principe de
précaution abusif agit sur l’activité elle-­même et non sur le risque,
paralysant l’expérience et la création.
• Quatrièmement, le mythe de la responsabilité en découle avec
la société du contrôle (et non de la discipline) et la tolérance zéro.
Il est nécessaire d’identifier, à chaque défaillance compromettant
le résultat, l’agent qui endosse l’échec institutionnel découlant des
promesses politiques. Rassurez-­vous, il n’a rien d’un bouc émissaire
et les mécanismes subtils de la réparation le restaureront plus ou
moins, les tribunaux judiciaires ou administratifs finissant tou‑
jours par compenser à long terme par mutation avec avancement
ou indemnités les sanctions spectaculaires et inconséquentes des
politiques. Mais accréditer la possibilité d’identifier un respon‑
sable unique dans une causalité simple est nécessaire. On a vu
ainsi le garde des Sceaux promettre d’identifier les coupables du
dysfonctionnement dans l’affaire de Nantes avec le triste meurtre
de Laetitia par Tony Meilhon et, du coup, annoncer qu’il avait
200 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

été mis fin aux fonctions du directeur interrégional des services


pénitentiaires qui n’en pouvait mais et n’a en fin de compte subi
qu’un avancement de carrière bien loin d’une sanction, ce qui
était heureux, car personne n’avait vraiment « dysfonctionné »
dans cette affaire, même si on peut quelque part parler d’échec.
Le droit à l’erreur n’existe pas dans la culture du résultat alors
qu’il est pourtant indissociable de la nécessité de choisir. Dans
l’élan, le ministre de la Justice s’était indigné qu’on puisse avoir
dans les cabinets des juges des « priorités » alors que si tout est
important, rien n’est important !
Accessoirement, la compassion qui se veut affirmation des
capacités des leaders médiatiques à éprouver des émotions appro‑
priées se substitue à l’empathie. Les victimes de la vie et de la
réalité, au centre du discours compassionnel, ne peuvent être
que déçues lorsqu’après des années de procès, la responsabilité
promise est dissociée de la culpabilité dénoncée avec des déci‑
sions judiciaires où le bon sens enfin rétabli n’est pas toujours
compris par rapport à l’indignation initiale. Quant à la tolérance
zéro, délestée de ses obligations pour l’État d’être aussi irré‑
prochable dans la mise en œuvre de ses moyens que le citoyen
dans le respect de la ligne tracée (rappelons que la tolérance
zéro supposait à New York de réparer immédiatement les car‑
reaux cassés), elle aboutit à transformer la loi en règlement en
la maintenant extérieure au sujet et en restreignant les possibi‑
lités de son intégration consensuelle, telle qu’elle est nécessaire
à la constitution d’un appareil légal intrapsychique permettant
le respect de l’autre.
• Cinquièmement, la science apportera demain la solution
que le politique ne fait qu’anticiper, et ce sera la science exacte
bien entendu (sans tolérance, alors que le jeu est l’âme de la
mécanique !). Le mythe scientiste est du coup très ambivalent.
Les nuages noirs qui s’amoncellent avec la perspective que les
activités humaines détruisent la terre ou l’épuisent amènent à se
réfugier dans la superstition. Autrefois « avec leur bombe atomique
ils nous détraquaient le temps » ; maintenant, on découvre que
les promenades en famille et les pets des vaches font pire avec
le CO2 et l’effet de serre. Mais si la science est la cause de tout,
elle sera aussi la solution de tout et on est en droit de la sommer
Une idée folle en psychiatrie : la certitude 201

de faire son devoir de progrès, par exemple face à l’insupportable


incertitude du lendemain…
• Sixièmement, le mythe du complot des élites est la contrepar‑
tie de leur supposée supériorité : si les choses ne vont pas comme
on les attend ou vont contre nos intérêts, c’est qu’on nous cache
quelque chose auquel ont accès les sachants qui nous dirigent ; on
peut être avec eux (ou contre eux !) dans la gnose sur le nucléaire,
les OGM ou les cancers du téléphone mobile, rêver d’être de ceux
qui ont compris le Da Vinci Code ou qui ont su gagner dans la fail‑
lite boursière. De toute façon, l’étalage des « injustices » (toujours
l’info en temps réel !) ne convainc pas le peuple qu’on ne s’enrichit
qu’avec la chance, le génie ou le travail ou par combinaison de
ces trois facteurs auxquels on ne peut guère opposer la raison. La
rancœur et la superstition autant que la déroute de la conception
des programmes politiques en sont la conséquence. Que fait la
police… et que font les psychiatres pour nous protéger des fous et
des dangereux ? Le politique promet de les faire mieux travailler !
• Septièmement, le néopositivisme devient la position scienti‑
fique normale, pragmatique et compatible avec la culture du résul‑
tat, reprenant la hiérarchie des sciences et les principes d’Auguste
Comte, mais affranchie de ce que lui-­même plaçait en étape ultime,
la morale. Le mythe du naturalisme tient lieu de morale et la
science qui peut tout devrait d’abord rester au service de cet ordre
naturel qui est le bien et qui conduit au déterminisme, chacun à
sa place et dans son destin, de l’ours polaire au délinquant sexuel !
Déterminée par ses gènes, sa programmation synaptique envi‑
ronnementale ou l’inconscient qui en découle (Freud étant au fond
très déterministe !), la culture du résultat suppose qu’on tienne
compte de la dangerosité du schizophrène comme d’une nuisance
à neutraliser sans état d’âme, sans que la légèreté des conduites
des psychiatres ou la complexité de leurs élucubrations prennent
le pas sur le pragmatisme. De même avec quelques protocoles
bien conçus, on devrait éradiquer les suicides des prisons sans
être obligé de se préoccuper de l’autonomie du suicidant ni de
changer le sort qui lui est fait. Une administration irréprochable
devrait être capable d’empêcher ses administrés de mourir sans
se poser la question de savoir si elle les empêche de vivre. Le
nombre de lois réglementaires qui se substituent à la morale ou
202 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

au bon sens pour nous protéger contre nous-­même et faire notre


bonheur est impressionnant et semble ne connaître aucune limite
avec l’activisme de notre représentation nationale.
Il y a eu pas moins de douze lois successives sur les der‑
nières années tentant d’encadrer la récidive, devenue le crime des
crimes, et surtout la marque de l’échec de la réponse sociale à
la transgression, le titre même de ces lois devenant de plus en
plus alambiqué et traduisant bien l’exaspération de l’impuissance
constatée face au rêve de toute-puissance (loi n° 2010‑242 du
10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle).
La volonté d’éradiquer la dangerosité et à défaut de neutraliser
les dangereux a fini par prendre un tour surréaliste en suppo‑
sant, entre autres, que les psychiatres pouvaient les identifier,
leur appliquer un traitement approprié ou assurer une garde et
une surveillance qui minimiseraient leurs capacités de nuisance.
L’homme dangereux est vécu comme un nuisible, un doryphore
à éliminer ou, au moins, à contenir. Mais la notion même de
dangerosité dans la loi devient dans l’idéologie de certitude une
aberration clinique ; en dehors de quelques situations rarissimes
et très visibles (mais aussi très faciles à traiter !), un homme n’est
pas dangereux en soi, mais dans une situation et une conjoncture :
parce qu’il a été blessé dans son honneur, parce qu’il a pris un
toxique, parce qu’il se croit menacé, parce qu’on s’en prend à ses
enfants, parce qu’il a conduit trop longtemps, etc.
L’idée d’une dangerosité existant pour elle-­même va conduire à
la nécessité d’une évaluation sûre et certaine pour ne pas prendre
de risque (le risque du crime certes, mais surtout le risque d’avoir
manqué à l’obligation de résultat !). Un tournant très important,
changeant complètement les relations de la psychiatrie à la justice
et même de la psychiatrie à la société, a été pris avec l’introduc‑
tion, puis la priorité donnée aux expertises de pronostic. Celles-­ci
concernent essentiellement la partie postsentencielle et l’exécution
des peines, mais même dans la mission traditionnelle d’évaluation
de la responsabilité qui est le pont aux ânes habituel des experts
psychiatres, l’attente des juridictions et le suivi médiatique des procès
se tournent vers les mesures à prendre et le pronostic.
Certes, depuis longtemps et notamment depuis l’élabora‑
tion commune d’une mission, sinon standard (rappelons que les
Une idée folle en psychiatrie : la certitude 203

magistrats sont toujours libres du choix de leurs questions), du


moins techniquement et éthiquement acceptable par les deux par‑
ties, la question de l’évolution du justiciable pendant, après ou à
la place de la peine est posée ; mais elle était jusqu’à ces dernières
années une invitation pour l’expert, censé avoir tiré son autorité
de sa pratique auprès de patients, à faire « toute remarque utile »
sans qu’on considère que sa parole avait valeur d’engagement. Or
la logique de la certitude avec responsabilité de l’expert conduit
inéluctablement au refus du risque et à l’hypothèse de précau‑
tion la plus pessimiste. Les experts d’autrefois assumaient bien
sûr leur opinion et beaucoup ne manquaient pas de coquetteries
narcissiques pour la défendre, jusqu’à quelques divas des prétoires
qui se permettaient parfois de parler en oracles. Mais précisé‑
ment, la parole libre ne les engageait pas dans une prédiction
quasi contractuelle comme l’attention médiatique et la commande
sociale relayée par la justice l’exigent aujourd’hui. On a pu voir
les critiques médiatiques et l’appel par le père de la victime à la
radiation de l’expert qui avait examiné lors d’un précédent viol
Mathieu, l’assassin mineur d’Agnès Marin, comme le messager de
Sparte apportant la nouvelle de la défaite.
Il est à noter que ces questions favorisent une clinique appau‑
vrie de ses aspects relationnels, qui supposent que le psychiatre
dévoile quelque chose de son propre fonctionnement « par défaut »
et des réponses du type « il n’existe pas de troubles psychiques ou
neuropsychiques ». En revanche, comme il n’est pas attendu de
rigueur particulière dans la démonstration, de nombreux experts
semblent fonctionner en routine avec un principe de précaution
extensif, appelant par exemple des réserves sur le pronostic quant
à la récidive ou en recommandant systématiquement une injonc‑
tion de soin du suivi sociojudiciaire pour les délinquants sexuels,
voire un traitement antihormonal d’aide au contrôle des pulsions
sans réelle argumentation clinique (mais en jouant sur l’imaginaire
collectif de la « castration chimique » qui évoque quelque part de
punir le monstre par où il a péché).
Certains experts ont la nostalgie d’un travail scientifique et
rêvent peut-­ être de barèmes de responsabilité comme on dis‑
pose de barèmes d’IPP, souhaitant en tout cas donner l’illusion
d’une clinique objective et reproductible en utilisant les échelles
204 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

et notamment le DSM-­5 (Manuel diagnostique et statistique de


l’Association américaine de psychiatrie). Le risque en est évident,
non seulement d’un appauvrissement d’une clinique déjà restreinte
dans son ouverture par le cadre particulier et les questions, mais
encore par l’extrême danger de faire fonctionner les échelles de
façon réversible dans un sens prédictif.
Rappelons que même si les experts s’en servent de façon quo‑
tidienne, l’usage du DSM au tribunal est exclu par son principe
même, comme l’a souvent rappelé Robert Spitzer, président de la
Task Force de l’American Psychiatry Association depuis la première
rédaction du DSM. Il s’agit d’un outil qui permet en principe
de s’affranchir des choix nosologiques du médecin pour décrire
les signes présentés par son malade, les regrouper en syndrome
permettant l’inclusion de ce malade dans un groupe relativement
homogène pour une étude épidémiologique ou une surveillance,
mais certainement pas pour argumenter à partir de ce diagnostic,
par exemple pour obtenir un avantage social ou une mise sous
tutelle, pas plus que pour justifier un internement. Le diagnos‑
tic, même en utilisant tous les axes, du DSM n’est pas considéré
comme une « étiquette » individuelle fiable et suffisante.
Le danger est surtout que si l’inclusion dans un groupe de
malades peut accepter un certain flou dans les critères, l’usage
du diagnostic du DSM comme diagnostic individuel, diagnostic
longitudinal ou de circonstance, risque d’aboutir de façon plus
ou moins consciente à la recherche et au constat inévitables des
critères manquant initialement. Le diagnostic devient alors en
quelque sorte « opposable » au malade avec tous les risques d’un
déterminisme qui n’a pas lieu d’être. Hors du champ de la crimi‑
nologie clinique, il n’est que de voir ce que devient par exemple
le diagnostic de maladie bipolaire utilisé sans rigueur avec une
complaisance abusive en forçant le trait du symptôme, fourre-­tout
recouvrant tout autre chose que la psychose maniaco-­dépressive en
son temps et souvent intempestif pour la thérapeutique et l’inser‑
tion au travail.
Un pas de plus peut être franchi, d’ailleurs souhaité par cer‑
tains juges qui reprochent aux psychiatres français l’ambiguïté
de leurs propos et imaginent volontiers (ou en tout cas nous le
disent) que la méthodologie de l’expertise et les connaissances
Une idée folle en psychiatrie : la certitude 205

scientifiques en matière de criminologie sont plus grandes au


Canada ou en Suisse, avec des tentatives de quantification qui
donnent des résultats d’allure nette, mais le plus souvent très
arbitraires et surtout encore moins utilisables pour les décisions
de justice que la parole de l’expert qu’elles prétendent remplacer.
Que pourrait faire en effet un jury des conclusions de l’expert
fournies sous la forme « l’inculpé est responsable à 53 % et a
47 % de chances de récidiver » ?
Certains pays européens en sont arrivés à cette fausse rigueur
avec les échelles de la psychiatrie actuarielle qui a surtout pour
effet d’établir un fonctionnement « cliniquement correct », paraly‑
sant dans un conformisme certain les experts successifs du dossier
et notamment grevant l’appréciation d’une éventuelle amélioration
du fonctionnement psychique du détenu par rapport à son crime
pourtant essentiel à interroger et comprendre pour le réconcilier
avec lui-­même. Ce point est particulièrement important en matière
d’expertise des auteurs d’infractions à caractère sexuel, ces exper‑
tises conditionnant directement l’accès aux mesures d’aménage‑
ment de peine, permissions ou libérations conditionnelles, voire
réductions de peine.
Le drame est que certains psychiatres sont prêts à adopter
la logique de certitude avec ses méthodes et ses aspects objectifs
dont l’avantage proclamé serait de s’affranchir de la personne du
cotateur, quitte à répondre, perversion contre perversion, d’une
façon inutilisable à la question mal posée. La psychiatrie a gardé la
nostalgie de ne pas être une science « dure » ; le divorce consommé
après 1968 d’avec la neurologie ne cesse de se déconflictualiser,
avec une reprise de la vie commune, et de multiples exemples des
neurosciences réconcilient sereinement l’approche psychiatrique,
psychologique ou même psychodynamique et les données expé‑
rimentales d’imagerie fonctionnelle par exemple. Le problème en
est parfois complexifié plus que simplifié comme la question du
rapport entre les émotions, les choix moraux et les choix rationnels
dans les processus de décision. Mais les neurosciences gagnent en
prudence et la psychiatrie en rigueur, se retrouvant dans la modes‑
tie pour la description des acquis et les hypothèses de structure
et de fonctionnement. Pourtant certains n’hésitent pas à utiliser
la science de plus en plus spectaculaire, mais toujours fragile,
206 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

pour un déterminisme qui rassure les partenaires, des patients aux


utilisateurs judiciaires de la psychiatrie. Les adeptes de la neuro­
psychologie triomphante et les (rares) généticiens qui traquent
le chromosome du crime n’ont pas le monopole de la prédiction
revendiquée objective de la dangerosité. Freud, ai-­je dit, était d’une
certaine façon déterministe et, si Einstein a œuvré pour empêcher
qu’on lui décerne un prix Nobel qui l’aurait comblé, il a toujours
envisagé quelque chose de certain et objectif dans sa théorie de
l’inconscient, aussi bien dans la description topique que dans
des métaphores comme le frayage synaptique sur le modèle d’un
chemin en forêt (partiellement vérifié d’ailleurs). Certains experts
se revendiquant de la psychanalyse n’hésitent pas à afficher les
convictions déterministes de Marie Bonaparte (réfutées pourtant
très tôt par Ferenczi) : le criminel n’est peut-­être pas un criminel-
né, mais il ne pouvait pas aller ailleurs que là où son inconscient
le conduisait et le conduit. Il n’est donc pas coupable au sens
philosophique mais doit subir des mesures de contrainte à vie
du fait de sa dangerosité.
On ne pourrait que se réjouir de ce que l’expert ne soit pas
qu’évaluateur du justiciable au moment des faits ou même au
moment de l’examen et soit consulté à nouveau pour les orienta‑
tions en cours de peine et les aménagements de celle-­ci. La sup‑
pression de la peine de mort était implicitement non seulement
la volonté du respect de toute vie et donc de la vie du condamné
(mettant fin à l’aberration d’un garde des Sceaux qui disait à ce
propos « que messieurs les assassins commencent » alors qu’évi‑
demment tout progrès dans l’Histoire et toute diminution de la
criminalité sont venus de ce que les gens de bien ont commencé en
précédant les criminels !), mais elle était aussi l’hypothèse d’un
retour possible, même lointain, et même s’il ne devait jamais se
produire, à la vie communautaire et à l’humanité.
La proposition hardie du détenu-­ citoyen, usager du service
public de la justice, avait été faite de façon « romantique » et idéo‑
logique dans l’élan de 1981, ce qui a provoqué son rejet comme
élucubration idéaliste et, de surcroît, marquée politiquement
« de gauche », donc opposée à l’ordre et à la sécurité. Mais tout
condamné est potentiellement un futur homme libre et devrait
être espéré de surcroît comme un futur citoyen à son retour à la
Une idée folle en psychiatrie : la certitude 207

liberté. Le fait de retarder l’échéance de ce retour ne permet pas


de faire l’économie de tout mettre en œuvre pour favoriser qu’il
advienne dans des conditions qui soient celles de la citoyenneté
(autonomie, respect d’autrui et de la loi, conditions matérielles
décentes) au sens d’appartenance à la communauté, même si
l’ancien détenu est amputé de certains de ses droits civils, de
­
vote ou de commerce par exemple.
Les frissons face aux horreurs froides débitées par Michel
Fourniret à son procès n’ont pas conduit à rappeler aux lecteurs
des journaux ou aux téléspectateurs du 20 heures quel était le sens
de « faire justice » dans ce procès comme dans tout autre. Il ne
s’agit pas seulement de rétribuer par la punition un acte criminel,
il s’agit aussi et surtout de rappeler que le criminel reste homme,
soumis à la loi, sans pouvoir lui-­ même se retirer de l’humanité
en se revendiquant « à part », avec le statut de monstre qui dis‑
penserait de répondre à la loi commune fondatrice.
De ce point de vue, la réponse de la société postmoderne
au terrorisme est désastreuse. Il n’y a pas d’angélisme à faire et
les acteurs du terrorisme sont clairement des ennemis qu’il faut
combattre et même éliminer, tuer dans une guerre dont les formes
sont par ailleurs très floues. Mais on ne peut en aucune manière
espérer « terroriser le terrorisme » selon le mot de Charles Pasqua
et encore moins présenter cette idée comme un but pour la civi‑
lisation et la démocratie ! La société dite civilisée ne peut ni ne
veut utiliser les armes et la dialectique du terrorisme et pas plus
que l’individu criminel, le terroriste, quel que soit son groupe ou
l’idéologie dans laquelle il s’est fourvoyé, ne peut s’affranchir de
l’humain ni la société penser son extermination en tant qu’inhu‑
main. La civilisation résisterait bien mieux d’ailleurs en rappelant
que ses symboles ne sont pas destructibles par le terrorisme. Des
individus seront toujours accessibles aux actes de violence et il
se peut qu’ils occupent des fonctions symboliques, mais leur vul‑
nérabilité n’est pas la vulnérabilité du symbole ! On ne tue pas
la liberté d’expression en tuant des dessinateurs.
La culture du résultat (qui n’est évidemment jamais acquis en
sciences humaines !) suppose la nécessité d’une évaluation pour
justifier que chacun a fait ce qu’il devait faire et que l’échec du tout
n’est pas de son fait. On remplace le sentiment de « bien faire »
208 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

par la nécessité d’être irréprochable par rapport à l’évaluation.


Cette évaluation va fractionner la démarche de fonctionnement
ouverte en tenant compte de l’autre comme d’un être humain (nous
ne sommes pas en logique de production !) en une série d’actes
les plus concrets possible et mesurables, même si le critère de
la mesure est inadapté au vrai travail et à son sens. Il n’est pas
possible d’identifier de façon mesurable un « bon » entretien psy‑
chiatrique ni un entretien utile à la mission d’un CPIP (conseiller
pénitentiaire d’insertion probation), ce qui va conduire à compter
les rendez-­ vous par exemple comme indice d’un bon soin… On
passe de la responsabilité de chacun dans son métier à la capacité
de justifier ce qu’on a fait ou dit, pour qu’à son tour le comman‑
ditaire ou le supérieur hiérarchique se justifie par rapport à la
convocation médiatique et son jugement sans appel.
La nature même des éléments appréciés dans l’évaluation du
travail accompli en matière de soins devenu obligatoire pour le
patient mais, du coup aussi, pour le psychiatre par les CPIP ou
les JAP (juges de l’application des peines) dans le cadre judiciaire
ou par les préfets dans les protocoles de soins ambulatoires sans
consentement de la loi de 2011, viole souvent allègrement le secret
médical malgré les rappels solennels des préambules des diverses
lois établissant ces contrôles. Il suffit d’ailleurs aux instances éva‑
luatrices de contourner la résistance des psychiatres à donner des
détails sur le traitement en les demandant directement au patient
sous peine de considérer qu’il ne satisfait pas à ses obligations.
Sous couvert de recherche de sécurité-­ certitude, JAP et préfet
demandent par exemple des copies d’ordonnance, avec l’idée que
les NAP (neuroleptiques à action prolongée par voie parentérale)
constituent la seule thérapeutique admissible susceptible de se
passer du consentement du patient, alors qu’il faut aller vers sa
collaboration et que les études en UMD (unités pour malades
difficiles, dans les hôpitaux psychiatriques, sécurisées et de règle‑
ment particulier) et en UHSA (unités hospitalières spécialement
aménagées, pour les patients détenus), où en moyenne moins de
60 % des patients sont sous NAP, montrent que la compliance
thérapeutique est meilleure à terme avec la voie orale…
Le droit à l’erreur est et doit être associé à tout choix
autonome. Il n’est pas question de réclamer une impunité des
Une idée folle en psychiatrie : la certitude 209

psychiatres face à la faute, la négligence, voire l’incompétence,


mais la sécurité n’est pas l’impunité. Le psychiatre doit pou‑
voir sereinement prendre le risque de l’autre, le risque de son
contact, de la relation avec lui, le risque que l’un et l’autre se
dérangent. Peut-­ on imaginer aborder un auteur d’infraction à
caractère sexuel (ou tout autre délinquant d’ailleurs !) en pos‑
tulant qu’on est à l’abri de sa possible emprise sur nous, de ce
que sa parole pourrait nous faire ? Si je n’accepte pas que ma
vie mentale soit perturbée par le contact avec autrui, comme la
présence et la masse d’une étoile en perturbe une autre proche,
comment puis-­ je non seulement interagir (dans la perspective
thérapeutique) mais comprendre l’autre ou même simplement
lui faire place et le respecter ? Enfermer le pervers dans la peur
ou l’horreur qu’il fait, le réduire à son comportement est en fin
de compte se comporter comme lui. Montaigne le rappelle : il
existe des hommes inhumains mais ce serait l’être plus qu’eux que
leur dénier l’humanité… et ce serait sans doute certainement les
pousser à la récidive ! Freud a décrit le syndrome de Richard III
selon le personnage de Shakespeare (plus noir sans doute que le
vrai dont le squelette tordu a été retrouvé récemment dans les
travaux d’un parking !) qui trouve légitimité à ses crimes dans
l’injustice de ses malformations de naissance et estime avoir une
créance de sang qui l’autorise à s’affranchir de la loi : rejeté
dans l’inhumain par l’affirmation qu’il ne saurait être autre que
ce qu’il a été, le pervers y trouverait une raison de persévérer
alors qu’au contraire nous devons toujours l’attendre là où nous
souhaitons qu’il nous rejoigne.
Le principe de certitude et l’illusion d’une psychiatrie objec‑
tive permettent enfin au psychiatre expert de prétendre qu’il reste
dans le domaine de la clinique et non de la morale, comme si
son avis technique était lui aussi suspendu dans un absolu où ce
que la personne examinée a fait ou a dit n’interférerait en aucune
manière avec son jugement moral et ses valeurs. La dénégation
de ces interférences ne peut que conduire au contraire à une
position moralisatrice bien plus « fermée » que l’acceptation de
la vulnérabilité du psychiatre à la personne examinée qui lui fait
horreur ou le séduit, l’exaspère ou l’ennuie. Encore faut-­ il qu’il
réagisse à la pression de la nouvelle défense sociale, conscient de
210 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

la peur de l’autre renforcée par les restrictions de l’espace vital


de chacun, la menace qui pèse sur les traditions des générations
précédentes, sur la liberté d’agir sur l’environnement, etc.
« Nous autres civilisations savons maintenant que nous
sommes mortelles », disait Valéry après le traumatisme de la
Grande Guerre, remarquant, amer, que les grandes vertus des
peuples allemands avaient engendré plus de maux que l’oisiveté
n’avait jamais créé de vices. Sa découverte de l’évidence qu’« une
civilisation a la même fragilité qu’une vie » pourrait être reprise
actuellement en remarquant que la terre a aussi la même fra‑
gilité qu’une vie, constat récent bien différent des superstitions
millénaristes. Nous voyons cette fois le fond du bocal et si, bien
sûr, la fin n’est pas pour demain, la perception de la finitude a
complètement changé de nature : nous autres Terriens savons
maintenant que nous sommes mortels. Cette prise de conscience de
la maturité, qui fait passer d’une perception primitive de la mort
« castration », perte de quelque chose, à la mort « narcissique »,
disparition de la personne, n’est en règle générale accessible qu’à
l’acmé de la vie montante (souvent à la cinquantaine, l’âge de
Valéry en 1921) et elle se métabolise selon différents processus
de défense plus ou moins élaborés – déni, révolte, projection,
délire, rationalisation ou mysticisme, angoisse et dépression, etc.
– jusqu’à la sérénité et la transmission, nouvelle créativité dans
le meilleur des cas.
Ces processus de défense et d’adaptation sont les mêmes pour
la société que pour l’individu atteignant la maturité. Nous sommes
actuellement en grande difficulté pour le comprendre dans une
société qui maintient ses enfants dans l’excitation permanente, dans
la décharge plus que dans l’élaboration, fixés dans les positions
archaïques infantiles de la dyade mère-­enfant, le mythe de la cer‑
titude n’étant pas compatible avec la fragilité de la vie « ouverte »
ni même avec l’existence d’autrui. Saint Augustin disait que le
père commence avec l’incertitude et ce n’est aussi qu’avec elle
que l’on peut passer de l’éprouvé sensoriel à la vie psychique ; la
seule certitude est la mort. Nous ne pouvons donner la vie à nos
enfants que dans la vulnérabilité, mais c’est le contraire du slogan
des surréalistes : ce qui doit finir n’est pas déjà fini ! Quelqu’un
peut-­il expliquer à nos décideurs que ce n’est pas la peine de courir
Une idée folle en psychiatrie : la certitude 211

ou d’être Harry Potter, qu’on peut vivre en étant mortel et même


en n’étant pas tout-puissant ? On peut faire de la psychiatrie en
n’étant pas dans la certitude ni de la cause, ni de la nature de la
souffrance du patient, ni de son évolution qui peut être contraire
à ce qu’on attendait surtout si on n’en attendait rien !
L’âge d’or
de la psychiatrie arrive !

par Philippe Courtet

« Il faut être pur avec vous-­ même et impur


avec l’histoire qui existe déjà. »

Israel Galvan.

Deux cents ans après sa naissance, qu’est-­ce qui ne va pas avec


la psychiatrie ? Elle ne cesse de traverser des crises d’identité. En
2009, Pierre Pichot, figure emblématique de la psychiatrie fran‑
çaise et ancien président de l’Association mondiale de psychiatrie,
concluait son chapitre sur « L’histoire de la psychiatrie en tant
que spécialité médicale » du New Oxford Textbook of Psychiatry sur
cette crise d’identité : la psychiatrie serait menacée d’être absorbée
par les autres spécialités médicales, ou de ne plus être une science
médicale. À travers les nombreuses publications spécialisées et les
incessantes polémiques qui atteignent la presse grand public, on
peut se demander si la psychiatrie survivra dans la seconde moi‑
tié du xxie siècle, si elle devrait même continuer d’exister, si les
« maladies mentales » ne deviendront pas des « maladies du cer‑
veau ». On aurait tort de réserver ces questions à des esprits pes‑
simistes ou à quelques corporatismes inquiets de l’organisation de
la pénurie en psychiatrie. Sinon, pourquoi l’Association mondiale
214 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

de psychiatrie aurait-­elle lancé des programmes de déstigmatisation


de la psychiatrie et des psychiatres, et de promotion de la carrière
de psychiatre ? Quelle autre discipline médicale est aussi sujette à
controverses ? La formulation même de cette question est problé‑
matique : la psychiatrie est-­elle une discipline médicale ? N’est-­elle
pas au regard des avancées considérables des neurosciences une
partie de la neurologie ? Que faisons-­nous alors de l’humain, et ne
devrions-­nous pas laisser cette place aux psychologues et aux tra‑
vailleurs sociaux ? Bref, la psychiatrie a-­t‑elle un avenir ? Doit-­elle
faire la peau à Descartes et au dualisme cerveau/esprit pour exister ?

La psychiatrie meurt aussi

La splendide exposition d’art contemporain Les statues meurent


aussi (curateur Lorenzo Benedetti, Palazzo Strozzi, Florence, 2015)
était inspirée du documentaire éponyme de 1953 (Chris Marker,
Alain Resnais et Ghislain Cloquet) et de sa phrase légendaire :
« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’Histoire. Quand
les statues sont mortes, elles entrent dans l’Art. Cette botanique de
la mort, c’est ce que nous appelons la culture. » Et si la psychia‑
trie était déjà morte ? Elle est devenue culture, culture de masse,
bien de consommation culturel courant. Qui peut nier l’influence
qu’a eue la psychanalyse sur le surréalisme ou sur la filmogra‑
phie d’Alfred Hitchcock ? Dans combien de unes la presse ne nous
invite-­t‑elle pas à nous diagnostiquer « bipolaire » ou « hyperactif »,
à rechercher dans l’amour déçu un « pervers narcissique » et dans
un emploi devenu épuisant la source du burn-­out ? Puisque chacun
est « schizophrène », « psy » ou autre, que le plus fameux des anti‑
dépresseurs, le Prozac®, a atteint le statut de Frigidaire®, force est
de constater que la psychiatrie a envahi notre univers, sans rival
au sein de la médecine ! La problématique de cette sublimation,
au sens chimique (passage direct d’un corps de l’état solide à l’état
gazeux), de la psychiatrie constitue le nœud gordien de sa définition.
L’histoire de la psychiatrie illustre sa place grandissante dans
l’organisation des systèmes de soins, sa connaissance par les familles
et par le public, puisque après avoir été isolée dans de grands
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 215

hôpitaux, elle est présente partout, des CHU aux cabinets de psy‑
chiatrie privé des centres-­villes. Au cours des trente dernières années,
la psychiatrie s’est développée. Plus de professionnels mieux formés
soignent plus de patients. Plus de traitements sont disponibles et les
pratiques sont sûrement plus homogènes. La psychiatrie académique
a réalisé des études interventionnelles rigoureuses, des revues et
méta-­ analyses qui consolident les connaissances et proposent des
recommandations de bonne pratique clinique. On a progressé. La
vulgarisation de la psychiatrie se traduit par une moindre réticence à
consulter un psychiatre, mais aussi par des attentes exagérées de la
part de personnes souffrant de manifestations légères qui n’ont pas
besoin de l’aide de psychiatres et par la tendance de certains services
de soins à se renommer « cliniques de bien-­être en santé mentale ».
Pendant que la psychiatrie étend son emprise au-­delà de ce qu’elle
sait faire, et vers qui n’en a pas vraiment besoin, ses moyens se
réduisent comme peau de chagrin dans l’ensemble des pays indus‑
trialisés. Les tentatives de démédicaliser les soins des sujets présen‑
tant des maladies psychiatriques sévères sont légion. Elles viennent
des politiques, à la recherche d’économies de santé illusoires, des
rivalités interprofessionnelles, du scepticisme de certains psychiatres
à l’égard des explications biomédicales des maladies et de l’idée
répandue selon laquelle les maladies psychiatriques sont synonymes
de chronicité et d’absence de traitement efficace. La psychiatrie est
la seule au sein des spécialités médicales à étendre ainsi son champ
d’action pour délaisser sa vocation première. Pourtant, certaines cir‑
constances requièrent des médecins entraînés au diagnostic et au
traitement des maladies psychiatriques, et non psychiatriques sous-­
jacentes. Éviter la médicalisation des patients psychiatriques est au
mieux déroutant, au pire mortel. Finalement, ceux qui ont le plus
besoin des psychiatres sont laissés pour compte !

La psychiatrie doit-­elle disparaître ?

La récente crise d’identité de la psychiatrie britannique a été


déclenchée par une orientation visant à améliorer les soins psycho­
sociaux pour les patients psychiatriques. L’enfer est pavé de bonnes
216 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

intentions ! Puisqu’il est évident que les interventions psycholo‑


giques et sociales sont importantes pour nos patients, cette ini‑
tiative est compréhensible autant que bienvenue. Pourtant, elle
s’est soldée par la dégradation des soins médicaux. Ainsi, là où
un patient était d’abord référé à un psychiatre, il est référé à une
équipe dans laquelle les responsabilités sont partagées. Il bénéficie
d’un accompagnement psychologique non spécifique, sans rece‑
voir d’évaluation diagnostique, qui pourtant en psychiatrie comme
ailleurs est le préalable indispensable à la mise en route d’un
traitement spécifique. Ainsi, dans nombre de pays industrialisés,
la tendance est de « remplacer » la psychiatrie. Pour ce faire, les
politiques sont conseillés par les associations de patients et les
autres professionnels de santé mentale, tandis que l’influence des
psychiatres ne cesse de décroître. Les psychiatres ne peuvent pas
laisser faire et ainsi contribuer à désavantager les patients psy‑
chiatriques en leur refusant l’accès aux traitements qui marchent1 !
Même si l’organisation de la psychiatrie française est très différente
quant à son histoire, à sa densité de psychiatres incomparablement
plus élevée (et unique au monde), au rôle prépondérant du « sec‑
teur » dont l’importance est réaffirmée dans les dernières lois de
santé, elle n’échappe pas à la tendance générale. La même règle
prévaut partout et depuis des lustres : pour réduire les coûts de
santé, réduisons les moyens de la psychiatrie. Dans la novlangue
de nos élites, « mutualisation » et « rationalisation » se soldent par
la réduction drastique du nombre de lits, des équipes soignantes
et des moyens dédiés aux soins ambulatoires.
En même temps que les psychiatres perdent de l’influence,
d’autres professionnels se préparent à prendre le relais. Les pro‑
fessionnels de santé mentale sont autonomes et s’approprient des
tâches d’ordinaire confiées à la psychiatrie, en bénéficiant de la
stigmatisation créée par la fréquentation d’un psychiatre2. Les

1. Craddock N., Antebi D., Attenburrow M. J., Bailey A., Carson A.,
Cowen P., Craddock B., Eagles J., Ebmeier K., Farmer A., Fazel S.,
Ferrier N., Geddes J., Goodwin G. et al., « Wake-­up call for British psy‑
chiatry », Br. J. Psychiatry, 2008, 193, p. 6‑9.
2. Katschnig H., « Are psychiatrists an endangered species ?
Observations on internal and external challenges to the profession », World
Psychiatry, 2010, 9, p. 21‑28.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 217

psychothérapies, développées à l’origine en psychiatrie, sont désor‑


mais essentiellement du ressort des non-­médecins. Les médecins
généralistes sont les plus gros prescripteurs d’antidépresseurs, les
neurologues et les gériatres traitent les démences et les troubles
déficitaires de l’attention notamment. Dans certains pays, la ten‑
dance est de limiter le rôle du psychiatre à la supervision des soins
psychiatriques effectués par les autres acteurs… Il est évident que
cette combine malicieuse, où les psychiatres n’auront plus qu’un
rôle indirect, conduira à leur mise à l’écart par ceux qui, eux,
voient les patients !
La psychiatrie est confrontée à un problème encore plus
sérieux, l’image négative qu’elle véhicule aux yeux du public et au
sein de la médecine. Chaque psychiatre a déjà vécu cette étrange
interrogation : « C’est vrai, vous êtes vraiment psychiatre ? » Les
portraits de psychiatres ou les descriptions de soins psychiatriques
sont rarement flatteurs dans l’imagerie collective, au cinéma par
exemple, et nombre de stéréotypes circulent, sur un ton plus ou
moins amusé : « professeurs foldingues », « aussi fous que leurs
malades » ; l’« analyste », « celui qui ne répond pas quand on lui
parle »3… Les psychiatres partagent le stigma qui affecte leurs
patients ! Cela est en partie à l’origine de la désaffection des étu‑
diants en médecine pour la carrière de psychiatre. Les jeunes
médecins qui abandonnent le cursus de psychiatre considèrent
que l’image de la psychiatrie dans le public est déplorable, qu’ils
ne sont pas respectés par leurs confrères des autres disciplines
et que la psychiatrie manque de prestige4. À cette image des psy‑
chiatres, correspond une stigmatisation des soins psychiatriques
et de ceux qui en reçoivent. Chacun recommanderait a priori
de consulter n’importe quel « psy » pourvu qu’il ne soit pas psy‑
chiatre et qu’il soit « contre les médicaments ». La situation est
donc bien étrange avec des psychiatres qui sont des acteurs de
la déstigmatisation, la source du stigma, mais aussi bien souvent
stigmatisés eux-­mêmes !

3. Byrne P., « Why psychiatrists should watch films », Advances in


Psychiatric Treatment, 2009, 15, p. 286‑296.
4. Lambert T. W., Turner G., Fazel S., Goldacre M. J., « Reasons
why some UK medical graduates who initially choose psychiatry do not
pursue it as a long-­term career », Psychol. Med., 2006, 36, p. 679‑684.
218 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Le mécontentement du public à l’encontre de la psychiatrie


trouve un terrain fertile sur Internet, qui permet aujourd’hui à
chacun de partager son expérience, bonne, surtout mauvaise, de
raconter son histoire au monde entier. Tout y passe, des erreurs
diagnostiques aux négligences dans la qualité des soins et aux
internements arbitraires. S’y manifestent même les « survivants
de la psychiatrie » (www.enusp.org) selon lesquels il ne devrait
plus exister de psychiatrie… En parallèle, l’évolution du rôle des
patients et de leur entourage est remarquable et même s’il ne s’agit
pas d’une menace explicite à l’égard de la psychiatrie, les profes‑
sionnels peuvent le vivre comme une prise de pouvoir indue. Les
patients sont devenus des « clients », puis des « consommateurs »
(de soins) et enfin des « usagers » (de services), et leur entou‑
rage des « aidants ». Ces changements sémantiques, passés dans
le langage officiel, indiquent surtout que la relation thérapeutique
entre le médecin et le patient, autrefois paternaliste, est devenue
plus symétrique et distanciée vis-­à-­vis de la médecine. Les associa‑
tions d’entraide sont d’authentiques organisations politiques dont
­l’influence est manifeste dans les prises de décision stratégiques,
voire dans les changements de paradigmes puisque l’amélioration de
la santé mentale donne désormais autant d’importance à l’éthique,
la preuve, l’expérience des usagers et la qualité de vie5.
La diminution du nombre de psychiatres atteint son apogée,
puisque la moitié environ sera à la retraite dans les cinq ans. Trouver
un psychiatre prêt à pratiquer dans un milieu hospitalier reviendra
à chercher une aiguille dans une botte de foin. Qu’adviendra-­t‑il de
cette pénurie silencieuse qui conduit à la disparition des psychiatres,
tandis que les patients demeurent ? L’Association européenne de
psychiatrie vient de présenter ses recommandations pour amélio‑
rer l’image de la psychiatrie et du psychiatre. Redorer l’image de
la profession et agir contre la mauvaise perception des troubles
psychiatriques sont une démarche nécessaire pour réduire la stig‑
matisation frappant les malades eux-­mêmes6.

5. Katschnig H., « Are psychiatrists an endangered species ?


Observations on internal and external challenges to the profession »,
art. cit.
6. Bhugra D., Sartorius N., Fiorillo A., Evans-­Lacko S., Ventriglio A.,
Hermans M. H., Vallon P., Dales J., Racetovic G., Samochowiec J., Roca
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 219

Un défi majeur pour la psychiatrie sera la définition de ses


frontières, et des traitements et des responsabilités qu’elle veut
garder. Les praticiens peuvent-­ ils continuer à essayer de couvrir
un spectre aussi large de compétences, de connaissances et d’inté‑
rêts ? Pour son bicentenaire, la psychiatrie doit reconsidérer des
valeurs centrales et redoubler d’efforts pour mettre à disposition
les c­ ompétences psychiatriques au profit des patients.

La psychiatrie
n’est pas (assez) scientifique !

À l’origine des malheurs de la psychiatrie, la principale cause


semble bien être son manque de crédit scientifique. Lorsque les
spécialités médicales s’appuient sur la pathologie pour formuler
les diagnostics, la psychiatrie se réfère à des classifications basées
sur la « psychopathologie », c’est-­à-­dire des listes de signes anor‑
maux de l’état mental et du comportement du patient. Les deux
classifications majeures qui fournissent des critères et des catégo‑
ries diagnostiques pour les troubles psychiatriques, utilisées pour
guider les traitements, sont nécessaires et utiles. Toutefois, ces
classifications, notamment la dernière édition du DSM, ont subi
récemment des attaques en règle. Il faut admettre que si la commu‑
nication entre psychiatres y a gagné, la validité demeure largement
critiquable et que ce que l’on définit comme des « troubles psychia‑
triques » n’a toujours pas accès au statut de maladies (qui seraient
définies par des anomalies cliniques et biologiques) ! Certains
comparent même ces classifications psychiatriques à celles des
botanistes des xviie et xviiie siècles7. À l’heure où l’ensemble de la
médecine demande à être « fondé sur les preuves », la psychiatrie
reste isolée et le flou persistant dans la définition des maladies
psychiatriques conduit à la considérer comme non ­scientifique. De

Bennemar M., Becker T., Kurimay T., Gaebel W., « EPA guidance on
how to improve the image of psychiatry and of the psychiatrist », Eur.
Psychiatry, 2015, 30, p. 423‑430.
7. Kendler K. S., « An historical framework for psychiatric nosology »,
Psychol. Med., 2009, 39, p. 1935‑1941.
220 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

surcroît, la preuve de l’efficacité des médicaments les plus large‑


ment utilisés ne cesse d’être remise en cause. Les antidépresseurs
pourraient ne pas faire mieux que le placebo dans les dépressions
légères, et les antipsychotiques de seconde génération ne seraient
finalement pas supérieurs aux anciens. Si l’on ajoute à cela les
effets secondaires inattendus des psychothérapies8, comment ne
pas comprendre ce sentiment de défiance généralisée à l’égard des
pratiques de soins en psychiatrie ? Derrière le doute produit par
les bases scientifiques branlantes de la psychiatrie, restent à l’affût
les vieilles polémiques théoriques. « Interrogez trois psychiatres et
vous aurez quatre réponses » : nous entendons souvent cela de la
part des décideurs qui saisissent une excuse pour ne rien faire en
faveur de la psychiatrie. Il faut bien avouer que ces dissonances
existent. Considérant qu’un corpus de connaissance commun est
un élément central dans la définition d’une profession, les divi‑
sions sont une menace considérable à la cohérence de la psychia‑
trie. Puisque la psychiatrie manque des fondements scientifiques
solides qui existent dans les autres grandes spécialités médicales,
de profonds clivages se manifestent entre les psychiatres. C’est
sur l’étiologie et la prise en charge des maladies mais aussi sur
la nature même de la maladie mentale que l’on s’oppose : modèle
biomédical ou psychosocial, esprit ou cerveau, pharmacologie et
neuroscience dans un camp, psychologie, sociologie et psychothé‑
rapie dans l’autre, chacun se voyant accusé de réductionnisme9.
Les maladies psychiatriques trouvent-­elles leur origine dans le
cerveau ou l’esprit ? Le débat qui ne date pas d’hier est schématisé
dans le dualisme cartésien selon lequel cerveau et esprit sont deux
entités séparées. Si la séparation entre le cerveau et les maladies
mentales est véritablement erronée, le débat se corse quand il
s’agit de lier l’esprit au cerveau, de définir ce qu’est l’esprit, où il
commence et où il finit, et comment il émerge du fonctionnement
cérébral. La psychiatrie souffre d’être la seule spécialité à traiter une
part conceptuelle du corps humain qui flirte avec la métaphysique.
Son défi majeur pour l’avenir est alors de décider ce qu’elle doit

8. Berk M., Parker G., « The elephant on the couch : Side-­effects of


psychotherapy », Aust. N. Z. J. Psychiatry, 2009, 43, p. 787‑794.
9. Eisenberg L., « Mindlessness and brainlessness in psychiatry »,
Br. J. Psychiatry, 1986, 148, p. 497‑508.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 221

vraiment traiter : le cerveau ? l’esprit ? la société ? tout à la fois ?


et jusqu’où ? Cette crise d’identité a conduit à la situation actuelle
de la psychiatrie en proie à diverses idéologies qui explique les
difficultés des psychiatres dans leur ensemble à défendre leur place
au sein de la médecine. Des positions inconciliables de ces deux
approches finiraient par forcer la psychiatrie à se diviser en deux
spécialités, une option radicale qui fut suggérée dans un article
de la fameuse revue médicale The Lancet10. À n’en pas douter, la
psychiatrie en perdrait sa place au centre de la santé mentale et,
pire, son statut de profession. Le poids des idéologies a toujours
été très important en psychiatrie, notamment du fait de modes
d’exercice très divers. Quand on passe sa vie à ne voir qu’un certain
type de patients, avec un état d’esprit sélectif, il est difficile de se
faire une idée globale ! Cela était vrai pour nos « pères fondateurs »
qui ont développé leurs concepts dans des milieux particuliers :
les patients psychotiques dans les hôpitaux psychiatriques pour
Emil Kraepelin, les patients névrosés de la pratique privée pour
Sigmund Freud. La psychiatrie navigue au sein de deux cultures,
chacune affirmant sa supériorité, préconisant l’intégration sans
surtout réaliser aucun effort pour qu’elle n’aboutisse11. Comment
s’étonner que l’opinion du public soit désastreuse ? La résolution
de cette situation extraordinaire dans la médecine moderne est
fondamentale pour le futur de la psychiatrie.
Il est vrai que si la psychiatrie s’est développée, qu’elle est
mieux armée aujourd’hui qu’hier pour soigner des patients tou‑
jours plus nombreux et qu’elle occupe une place culturelle dans
la société, rien de nouveau depuis longtemps, au moins en appa‑
rence. Les médicaments psychiatriques ne sont pas beaucoup plus
efficaces que ceux découverts il y a soixante ans déjà. Les labora‑
toires pharmaceutiques disposent de peu de candidats prometteurs
dans leurs « pipelines » et ils ont tendance à abandonner12. Le
constat est clair, il est bien difficile de développer des nouveaux

10. Chatterjee A., Tosyali M. C., « Molecules and minds », Lancet,


1994, 343, p. 1505.
11. Katschnig H., « Are psychiatrists an endangered species ?
Observations on internal and external challenges to the profession », art. cit.
12. Miller G., « Mysteries of the brain. Why is mental illness so hard
to treat ? », Science, 2012, 338, p. 32‑33.
222 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

traitements en psychiatrie. À cela une raison majeure : on n’en


sait pas suffisamment sur le mécanisme des maladies13. Du coup,
on peut regretter que la recherche en « psychopharmacologie » ait
concentré trop d’efforts dans le sillon étroit des premières drogues
qui ont été découvertes par hasard, à la recherche de composés
semblables et en les peaufinant pour gagner en efficacité, surtout
en effets secondaires, et de façon non négligeable en préservant
les revenus générés par les médicaments protégés par des brevets.
La psychiatrie a eu de la chance dès le début, et puis elle est
restée dans une ornière. Les grands courants de l’organisation des
soins qui ont créé hôpitaux de jour, dispensaires, équipes mobiles
et soins communautaires ont plus de trente ans. Les traitements
les plus efficaces ont été découverts il y a plus d’un demi-­siècle.
Idem pour les grands courants psychothérapeutiques. Les progrès
de la recherche fondamentale dans les domaines adjacents à la
psychiatrie sont considérables, et leurs applications à la pratique
imminentes. Mais jusqu’à présent aucune révolution n’a permis à
la psychiatrie de changer d’époque et de rejoindre le reste de la
médecine, enfin…
Pourtant, la psychiatrie semble en danger d’extinction au
moment même où elle entre dans son âge d’or14,15,16. Si les pro‑
grès de la recherche n’en sont qu’à leurs débuts, la science nous
laisse entrevoir des développements extrêmement importants, non
seulement pour les psychiatres, mais pour tout un chacun. Cet âge
d’or a le pouvoir de régler de nombreux problèmes de la psychia‑
trie, en vivifiant une des composantes les plus importantes de la
profession : son corpus de connaissances. La compréhension des
maladies mentales et des thérapeutiques rendra sans aucun doute
leur standing aux psychiatres, et les aidera à repenser leur implica‑
tion dans le traitement des maladies psychiatriques. Les fondements
scientifiques s’en verront renforcés. La psychiatrie sera de nouveau

13. Roberts L., Travis J., « Mysteries of the brain », Science, 2012,
338, p. 30.
14. Oyebode F., Humphreys M., « The future of psychiatry »,
Br. J. Psychiatry, 2011, 199, p. 439‑440.
15. Bullmore E., Fletcher P., Jones P. B., « Why psychiatry can’t
afford to be neurophobic », Br. J. Psychiatry, 2009, 194, p. 293‑295.
16. Munoz R., « The golden years of psychiatry are in the future »,
World Psychiatry, 2010, 9, p. 31‑32.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 223

attractive pour de nouveaux psychiatres. La connaissance aidera


à diminuer le stigma des maladies mentales, comme ce fut le cas
par exemple pour l’épilepsie, autrefois mystérieuse maladie divine.
Lorsque les territoires de l’esprit et du cerveau eux-­ mêmes
seront mieux délimités, il sera plus facile pour les psychiatres de
marquer leur territoire. La psychiatrie a une place particulière au
sein de la médecine en embrassant les neurosciences, la psycholo‑
gie, la sociologie, la philosophie. Elle a l’opportunité unique d’être
au centre des développements scientifiques majeurs et cruciaux
pour lutter contre les maladies, mais aussi une influence dans
la façon dont nous voyons le monde et notre place en son sein.
Les psychiatres pourraient trouver une place à l’interface entre
cerveau, esprit et environnement, et exceller dans les compétences
requises pour exercer dans chacun de ces domaines. L’idée que
le psychiatre serait un esprit universel n’est pas invraisemblable !

L’avenir appartient à la psychiatrie

L’importance de la psychiatrie ne va cesser de s’affirmer au


cours des prochaines décades. Les maladies mentales sont et conti‑
nueront d’être les principales causes de souffrance humaine et
de mortalité, avec notamment plus de 800 000 morts par suicide
chaque année dans le monde17,18. Ces affections sont très fréquentes
dans la population, d’autant que leur apparition se fait à un âge
de plus en plus précoce. Ainsi les troubles de l’humeur sont appe‑
lés à devenir la seconde cause de handicap après les pathologies
coronariennes en 2020 dans le monde. Les patients souffrant de
pathologies sévères (schizophrénies et troubles bipolaires) ont une

17. Whiteford H. A., Degenhardt L., Rehm J., Baxter A. J., Ferrari A. J.,
Erskine H. E., Charlson F. J., Norman R. E., Flaxman A. D., Johns N.,
Burstein R., Murray C. J., Vos T., « Global burden of disease attributable
to mental and substance use disorders : Findings from the Global Burden
of Disease Study 2010 », Lancet, 2013, 382, p. 1575‑1586.
18. World Health Organization, Preventing suicide : A Global
Imperative, 2014 (http://www.who.int/mental_health/suicide-­prevention/
world_report_2014/en/).
224 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

espérance de vie réduite de quinze ans en comparaison de la


population générale19. Face à un phénomène d’une telle ampleur,
il est évident que l’amélioration de la santé de la population ne
sera possible qu’à la condition que les États décident que la pré‑
vention et le traitement des maladies mentales sont une priorité
de santé publique.
Les progrès considérables de la biologie moléculaire et des
neurosciences qui ont commencé à voir le jour au cours de la
dernière décennie fourniront des outils puissants qui permettront
de mieux appréhender les systèmes biologiques impliqués dans la
psychopathologie de nos patients20. L’optimisme règne et chacun
s’accorde à envisager grâce aux neurosciences le développement
d’outils diagnostiques et pronostiques fiables. Il n’y a qu’un pas
pour considérer que suivront alors des nouveaux traitements basés
sur cette compréhension exacte des mécanismes des maladies et
des processus cérébraux sous-­jacents21.

LA NEUROSCIENCE MACROSCOPIQUE

La neuroscience macroscopique étudie les circuits, réseaux et


systèmes neuronaux. La neuroscience moderne souligne de plus
en plus que le cerveau fonctionne comme un ensemble de circuits
et de systèmes de traitement de l’information, plutôt que comme
un ensemble de régions distinctes. Les affections du cerveau sont
donc un problème de circulation de l’information à travers ses
circuits. Cette perspective de perturbations de la circuiterie a
déjà trouvé des retombées dans la pratique médicale à travers
la stimulation cérébrale profonde, utilisée dans le traitement de
la dépression et du TOC22. Les neurochirurgiens implantent des

19. Chwastiak L. A., Tek C., « The unchanging mortality gap for
people with schizophrenia », Lancet, 2009, 374, p. 590‑592.
20. Kendell R. E., « The next 25 years », Br. J. Psychiatry, 2000, 176,
p. 6‑9.
21. Bargmann C. I., « How the new neuroscience will advance medi‑
cine », JAMA, 2015, 314, p. 221‑222.
22. Alonso P., Cuadras D., Gabriels L., Denys D., Goodman W.,
Greenberg B. D., Jimenez-­Ponce F., Kuhn J., Lenartz D., Mallet L., Nuttin B.,
Real E., Segalas C., Schuurman R., Du Montcel S. T., Menchon J. M.,
« Deep brain stimulation for obsessive-­compulsive disorder : A meta-­analysis
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 225

électrodes dans des régions cérébrales dont on a montré qu’elles


sont impliquées dans la régulation des émotions et des cognitions.
Cette approche encore expérimentale est réservée par exemple
aux patients sévèrement déprimés qui ne répondent pas à des
traitements non invasifs ; elle aide les trois quarts d’entre eux
selon la pionnière mondiale Helen Mayberg. La démarche permet
en outre de saper les vieux concepts des maladies mentales
considérés comme des déséquilibres chimiques (trop ou trop peu
de sérotonine par exemple) et porte l’emphase sur la circuiterie
cérébrale dysfonctionnelle comme clé des troubles psychiatriques.
Ainsi après avoir cherché le gène, la région, la molécule de
la dépression, nous devons penser le cerveau comme « un
système dynamique qui doit être correctement ­ chorégraphié »,
nous dit Mayberg23. Mieux comprendre les perturbations de
cette circuiterie se traduira par le développement de nouveaux
traitements, grâce à de grands projets comme l­’emblématique
BRAIN Initiative, lancée par Barack Obama en 2013. D’autres
techniques de stimulation moins invasives sont également
en plein essor, qu’elles soient magnétique transcrânienne ou
en courant continu24,25.
Une technique fascinante et très puissante pour étudier les
circuits neuronaux au niveau de la cellule même est l’optogéné‑
tique. Inventée par Karl Deisseroth, et consacrée découverte capi‑
tale de la décennie par Science en 2010, elle combine l’optique, par
l’emploi du laser, et le génie génétique pour stimuler ou inhiber
des classes spécifiques de neurones. Ces méthodes utilisées de
façon expérimentale chez le rongeur ou chez le singe permettent

of treatment outcome and predictors of response », PLoS One, 2015, 10,


e0133591.
23. Roberts L., Travis J., « Mysteries of the brain », art. cit., p. 30.
24. Bennabi D., Nicolier M., Monnin J., Tio G., Pazart L., Vandel P.,
Haffen E., « Pilot study of feasibility of the effect of treatment with tDCS
in patients suffering from treatment-­resistant depression treated with esci‑
talopram », Clin. Neurophysiol., 2015, 126, p. 1185‑1189.
25. Brunelin J., Jalenques I., Trojak B., Attal J., Szekely D., Gay A.,
Januel D., Haffen E., Schott-­Pethelaz A. M., Brault C., Poulet E., « The
efficacy and safety of low frequency repetitive transcranial magnetic sti‑
mulation for treatment-­ resistant depression : The results from a large
multicenter French RCT », Brain Stimul., 2014, 7, p. 855‑863.
226 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

d’approcher de façon extrêmement précise les circuits perturbés


dans les troubles psychiatriques26.
La visualisation de l’activité cérébrale est permise par les
techniques d’imagerie cérébrale et notamment l’IRM fonctionnelle
ou la tomographie par émission de positons. Elles permettent
d’examiner l’activité des régions du cerveau au repos ou en réponse
à différents types de stimulations. Si performantes que soient
ces méthodes, elles ne sont pas encore d’utilisation courante en
pratique, comme le sont ailleurs en médecine le scanner ou l’IRM
structurale. Le problème vient de la difficulté à identifier les
signaux de dysfonctionnements du fait de la grande hétérogénéité
de l’activité cérébrale des sujets sains. La solution viendra de l’exa‑
men de la diversité humaine dans des études à très grande échelle.
Ce succès est attendu du projet Health’s Human Connectome,
dans lequel l’activité et la structure cérébrales seront mesurées
chez 1 000 sujets sains27. Il sera ainsi possible de trouver des
variations d’activité à mettre sur le compte de pathologies pour
disposer d’outils pertinents pour le diagnostic et le traitement.
L’imagerie cérébrale fonctionnelle est d’autant plus prometteuse en
psychiatrie que les anomalies de structures cérébrales sont rares.
Au cours de ces dernières années, les données révélées par l’appli‑
cation de techniques informatiques ultrasophistiquées à l’imagerie
sont fascinantes. Ainsi, l’analyse des signaux d’IRM pendant le
sommeil permettrait de déterminer le contenu des rêves28. Une
autre étude identifie, au sein de la complexité des activations
cérébrales, la signature neurale de la douleur avec une robustesse
et une précision incroyables29 ! La définition des circuits cérébraux
impliqués dans les différentes pathologies mentales commence à

26. Burguiere E., Monteiro P., Feng G., Graybiel A. M., « Optogenetic
stimulation of lateral orbitofronto-­striatal pathway suppresses compulsive
behaviors », Science, 2013, 340, p. 1243‑1246.
27. Van Essen D. C., Smith S. M., Barch D. M., Behrens T. E.,
Yacoub E., Ugurbil K., « The WU-­ Minn Human Connectome Project :
An overview », NeuroImage, 2013, 80, p. 62‑79.
28. Horikawa T., Tamaki M., Miyawaki Y., Kamitani Y., « Neural
decoding of visual imagery during sleep », Science, 2013, 340, p. 639‑642.
29. Wager T. D., Atlas L. Y., Lindquist M. A., Roy M., Woo C. W.,
Kross E., « An fMRI-­based neurologic signature of physical pain », N. Engl.
J. Med., 2013, 368, p. 1388‑1397.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 227

se préciser30. Par exemple, il a été montré que chez des sujets


déprimés, ceux qui réalisent des tentatives de suicide présentent
une hypersensibilité aux signaux indiquant le rejet social avec
une augmentation d’activité du cortex orbitrofrontal et aussi une
augmentation d’activité du cortex cingulaire antérieur en réponse
à des signaux positifs ambigus. Ces données aident à préciser la
circuiterie qui serait dysfonctionnelle en fonction des expériences
sociales des sujets qui risquent de se suicider31. Des perspectives
thérapeutiques voient aussi le jour. Ainsi, chez des patients dépri‑
més, l’activité fonctionnelle avant l’instauration d’un traitement
permettrait de prédire l’efficacité d’un antidépresseur ou d’une
thérapie cognitivo-­comportementale32. Plus précisément, les sujets
qui ont une baisse du métabolisme de l’insula seraient traités
efficacement par la psychothérapie, tandis que ceux qui ont un
métabolisme augmenté répondraient à l’antidépresseur. Disposer
d’un biomarqueur, ici en imagerie, qui permet de choisir le trai‑
tement à proposer à un patient donné sera crucial.

LA NEUROSCIENCE MICROSCOPIQUE

La neuroscience microscopique privilégie, elle, l’étude des cel‑


lules et des molécules. Les immenses progrès dans la recherche
sur les cellules souches ouvrent des perspectives incroyables en
psychiatrie. La découverte des cellules souches, qui a valu le prix
Nobel de médecine à Shinya Yamanaka et John Gurdon, stimule
les progrès en thérapie cellulaire. Récemment, des chercheurs ont

30. Goodkind M., Eickhoff S. B., Oathes D. J., Jiang Y., Chang A.,
Jones-­Hagata L. B., Ortega B. N., Zaiko Y. V., Roach E. L., Korgaon­
kar M. S., Grieve S. M., Galatzer-­Levy I., Fox P. T., Etkin A., « Identification
of a common neurobiological substrate for mental illness », JAMA
Psychiatry, 2015, 72, p. 305‑315.
31. Jollant F., Lawrence N. S., Giampietro V., Brammer M. J., Fullana
M. A., Drapier D., Courtet P., Phillips M. L., « Orbitofrontal cortex res‑
ponse to angry faces in men with histories of suicide attempts », Am. J.
Psychiatry, 2008, 165, p. 740‑748.
32. McGrath C. L., Kelley M. E., Holtzheimer P. E., Dunlop B. W.,
Craighead W. E., Franco A. R., Craddock R. C., Mayberg H. S., « Toward
a neuroimaging treatment selection biomarker for major depressive disor‑
der », JAMA Psychiatry, 2013, 70, p. 821‑829.
228 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

travaillé sur des cellules de la peau de malades schizophrènes trans‑


formées en neurones. En recueillant des fibroblastes par biopsie de
la peau des patients, il est possible de dédifférencier ces cellules
en cellules souches induites pluripotentes, puis de le redifférencier
en populations cellulaires définies, notamment en neurones. Des
neurones spécifiques de chacun de ces malades ont pu être créés.
Les neurones produits à partir des malades étaient différents de
ceux issus de sujets sains, produits de la même façon. Ils déve‑
loppent moins de connexions entre eux et ils ont des prolonge‑
ments moins développés. En outre, l’analyse de l’expression des
gènes a permis d’identifier plusieurs voies biologiques cellulaires
altérées. Les chercheurs ont aussi observé que certains médica‑
ments utilisés dans la schizophrénie pouvaient restaurer certaines
de ces anomalies moléculaires et cellulaires. Il s’agit donc d’un
nouvel outil de modélisation des maladies mentales, qui permet
d’observer directement les neurones d’un patient33. Jusqu’où ces
techniques permettront-­elles de soigner les patients ? Pourquoi ne
pas fabriquer à partir de cellules souches de patients des neu‑
rones fonctionnels et les transplanter ? Il y a quelques mois une
publication a relaté le succès de la transplantation de neurones
corticaux chez le rongeur34 ! Il est envisagé prochainement de tenter
de transplanter des neurones dopaminergiques, produits à partir
de cellules souches, dans la maladie de Parkinson. Leur trans‑
plantation permettrait de stopper ou de retarder la progression
de la maladie. Nous en sommes au début des recherches sur les
cellules souches en psychiatrie avec des perspectives fascinantes
pour une médecine dite « personnalisée ».
La nouvelle ère de la « médecine de précision » s’achemine
vers l’utilisation du séquençage de l’ADN pour le diagnostic des
maladies du cerveau. Une fraction de troubles pédiatriques, comme

33. Brennand K. J., Simone A., Jou J., Gelboin-­Burkhart C., Tran N.,
Sangar S., Li Y., Mu Y., Chen G., Yu D., McCarthy S., Sebat J., Gage F. H.,
« Modelling schizophrenia using human induced pluripotent stem cells »,
Nature, 2011, 473, p. 221‑225.
34. Michelsen K. A., Acosta-­Verdugo S., Benoit-­Marand M., Espuny-­
Camacho I., Gaspard N., Saha B., Gaillard A., Vanderhaeghen P., « Area-­
specific reestablishment of damaged circuits in the adult cerebral cortex
by cortical neurons derived from mouse embryonic stem cells », Neuron,
2015, 85, p. 982‑997.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 229

l’autisme, est causée par des mutations qui peuvent être identifiées
en séquençant l’ADN du génome du patient. Les causes peuvent être
des mutations transmises par les parents ou des réarrangements
chromosomiques apparus de novo et qui n’affectent que l’enfant
atteint. Il est encore très rare que ces séquences révèlent une
mutation curable médicalement, mais cette connaissance génétique
peut éclairer sur les causes de troubles encore largement méconnus.
Ainsi les troubles du spectre autistique résultent probablement de
centaines de mutations sur de nombreux gènes, suggérant que
l’autisme n’est pas une seule maladie, mais plusieurs. Néanmoins,
ces gènes impliqués dans l’autisme font souvent partie de familles
de gènes qui agissent conjointement sur une fonction biologique,
par exemple dans la signalisation synaptique et le développement
cérébral35. Sera-­t‑il possible de réparer ces anomalies en reprogram‑
mant les neurones à partir des cellules souches de patients ? La
piste annoncée est à suivre36. Étudier les profils d’expression géné‑
tique, en étudiant l’activité de milliers de gènes dans ces neurones
humains pourrait aussi permettre d’identifier les perturbations des
voies biologiques liées aux gènes qui confèrent un risque d’autisme
pour chercher des médicaments les corrigeant.
Les grandes collaborations en génétique humaine réussissent à
mieux définir le risque génétique de maladies de l’adulte, comme la
schizophrénie ou la dépression. Ici chacun des facteurs génétiques
augmente le risque de maladie de façon très modeste, indiquant que
ces maladies résultent de combinaisons de gènes et de l’interaction
entre les gènes et les facteurs environnementaux. Même si le niveau
de complexité constaté semble éloigner les perspectives thérapeu‑
tiques, ce n’est pas toujours exact. Ainsi, la dernière très grande
étude publiée sur la schizophrénie indique que le risque génétique
est conféré par plusieurs gènes codant pour des canaux calciques
voltage-dépendants37. Il se trouve que ces canaux ont été très étudiés

35. Delorme R., Ey E., Toro R., Leboyer M., Gillberg C., Bourgeron T.,
« Progress toward treatments for synaptic defects in autism », Nat. Med.,
2013, 19, p. 685‑694.
36. Vogel G., « Stem cells. Diseases in a dish take off », Science,
2010, 330, p. 1172‑1173.
37. Schizophrenia Working Group of the Psychiatric Genomics
Consortium, « Biological insights from 108 schizophrenia-­associated gene‑
tic loci », Nature, 2014, 511, p. 421‑427.
230 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

par l’industrie pharmaceutique du fait de leur rôle dans la fonction


cardio-vasculaire… Rien n’empêche alors que l’on « recycle » des
drogues déjà existantes vers le traitement de la schizophrénie.
La génétique psychiatrique est l’illustration parfaite pour les
sceptiques de l’absence de retombée scientifique dans la pratique,
en dépit de considérables investissements réalisés depuis trente ans.
Certes, mais la réalité est un peu différente. D’abord les chercheurs
eux-­mêmes n’ont jamais pensé trouver le gène de telle maladie,
tant il a toujours été évident que les maladies psychiatriques com‑
portent une composante génétique de vulnérabilité, et que celle-­ci
impliquerait sûrement de nombreux gènes. La difficulté à identifier
les gènes de susceptibilité à la schizophrénie, à la dépression et au
suicide suit deux grandes problématiques. D’une part, les patients
étudiés dans les études génétiques sont diagnostiqués selon les clas‑
sifications des maladies psychiatriques en vigueur, qui ne reposent
sur aucune validité biologique et encore moins génétique. Il est
de coutume de dire que « le DSM ne connaît pas la génétique ».
Il est d’ailleurs intrigant qu’une des études les plus grandes et des
plus récentes ait rapporté que plusieurs affections psychiatriques
de l’enfant et de l’adulte (autisme, trouble ­ déficitaire de l’atten‑
tion, trouble bipolaire, dépression et schizophrénie) avaient plus
de gènes en commun qu’elles n’en avaient de différents38. Cela
nous indique bien que la génétique n’explique pas les troubles
psychiatriques tels que nous les concevons actuellement, mais que
la génétique rend compte d’anomalies « biologiques » que l’on peut
retrouver dans les différentes maladies psychiatriques, dont les
frontières ne sont pas claires.
L’autre défi auquel étaient confrontés les psychiatres généti‑
ciens est également en train de se résoudre. Même si beaucoup a
été investi dans ces recherches, ce n’est rien par rapport aux efforts
nécessaires. Nous sommes au milieu du gué (pour les optimistes) ;
alors continuons. La connaissance de l’ensemble du génome
humain (grâce au projet Génome humain entrepris en 1990), la
diminution considérable des coûts de laboratoire et la possibilité
actuelle de créer d’immenses consortiums réunissant des centaines

38. Cross-­Disorder Group of the Psychiatric Genomics Consortium,


« Identification of risk loci with shared effects on five major psychiatric
disorders : A genome-­wide analysis », Lancet, 2013, 381, p. 1371‑1379.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 231

de scientifiques et de laboratoires de par le monde rendent pos‑


sibles des études d’ampleur considérable et aux retombées enfin
prometteuses. C’est ainsi que Sullivan et ses 300 coauteurs du
Consortium de psychiatrie génétique ont publié en 2014 dans
la prestigieuse revue Nature les résultats d’une étude comparant
l’ensemble du génome humain de 37 000 patients schizophrènes à
celui de 113 000 sujets sains ! Ils ont identifié 108 régions impli‑
quées dans le développement de la schizophrénie. La preuve en
est que l’architecture génétique de la schizophrénie est complexe.
Ce travail n’est pas un aboutissement puisqu’il faut désormais aux
chercheurs comprendre ce qui se passe au niveau de ces nombreux
gènes, comment ils sont exprimés dans le cerveau des patients,
de quelles anomalies biologiques ils sont responsables… C’est au
prix de bien des efforts, encore considérables, qu’il sera possible
d’identifier des médicaments capables de corriger les anomalies
biologiques de la maladie que ces gènes voudront bien indiquer,
pour mieux soigner la schizophrénie. Quel en est le corollaire ?
L’engagement sans compter des chercheurs, des psychiatres et des
patients et… celui des mécènes qui accepteront d’investir l’argent
nécessaire dans ces recherches. On apprend que Ted Stanley, phi‑
lanthrope, a donné 650 millions de dollars au Broad Institute pour
aider à la poursuite de ces recherches…
Si les gènes contribuent à la genèse des maladies mentales,
ils ne sont pas les seuls en cause. L’épidémiologie nous indique
le rôle capital de nombreux facteurs environnementaux. Dans un
article qui fut l’un des plus cités de son époque, paru en 2003 dans
la grande revue Science, Avshalom Caspi a introduit avec brio le
concept d’« interaction gène-environnement ». Dans cette grande
étude ont été suivis de la naissance à l’âge adulte 1 000 sujets, qui
ont été évalués régulièrement sur le plan psychiatrique39. Caspi a
démontré que les sujets qui développaient une dépression étaient
à la fois en proie à de nombreux « stress », mais qu’ils portaient
également une forme particulière d’un gène (codant pour le trans‑
porteur de la sérotonine). Ainsi c’est la conjonction d’un facteur

39. Caspi A., Sugden K., Moffitt T. E., Taylor A., Craig I. W.,
Harrington H., McClay J., Mill J., Martin J., Braithwaite A., Poulton R.,
« Influence of life stress on depression : Moderation by a polymorphism
in the 5-­HTT gene », Science, 2003, 301, p. 386‑389.
232 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

génétique et de facteurs environnementaux qui conduit à la dépres‑


sion. Réciproquement, les sujets porteurs de l’autre conformation
du même gène et ceux qui ne subissent pas de stress ne déve‑
loppaient pas de dépression. Cette étude illustre bien le concept
de vulnérabilité où certains sujets ont un risque (génétique) de
développer une maladie quand ils rencontrent des circonstances
défavorables. L’autre conclusion plus fondamentale de cette étude
est qu’il est désormais indispensable quand on recherche des gènes
de vulnérabilité aux maladies psychiatriques de prendre en compte
la mesure de l’environnement. « Ne pas le faire serait aussi stupide
que d’étudier le paludisme dans un pays sans moustiques », disait
en substance un coauteur de l’article de Caspi.
En résumé, on pourrait concevoir ainsi le développement des
maladies psychiatriques. Des gènes ayant souvent une fonction
dans le développement du cerveau vont interagir avec des facteurs
environnementaux pour conférer une vulnérabilité, qui s’exprimera
chez certains sous l’influence de l’âge, de facteurs hormonaux, de
la prise de toxiques ou d’autres facteurs environnementaux. Parmi
les facteurs de risque précoces, qui pourraient agir dès la vie in
utero (pendant la grossesse) lorsque le cerveau commence à se
développer, on trouve : infections, exposition aux toxiques, alcool,
tabac, drogues, médicaments, déficits nutritionnels, stress maternel.
D’autres facteurs environnementaux agissent après la naissance : la
maltraitance infantile, le bas niveau socio-­économique, ­l’adoption,
l’immigration, la vie en condition urbaine. Nous imaginons en
conséquence l’enjeu des travaux à venir qui permettront d’indi‑
quer les pistes biologiques et les séquences développementales
conduisant à l’apparition d’une maladie particulière. La vulnéra‑
bilité conditionnée par cette combinaison de facteurs génétiques
et environnementaux s’exprime par des traits de personnalité ou
cognitifs qui représentent des chaînons intermédiaires préalables
à la maladie. Parmi les traits de vulnérabilité génétique à la schi‑
zophrénie et au trouble bipolaire, on retrouve les dispositions à
la créativité40. Des données génétiques récentes, grâce à l’étude de
plusieurs dizaines de milliers de sujets, renforcent les observations

40. Power R. A., Steinberg S., Bjornsdottir G., Rietveld C. A.,


Abdellaoui A., Nivard M. M. et al., « Polygenic risk scores for schizophrenia
and bipolar disorder predict creativity », Nat. Neurosci., 2015, 18, p. 953‑955.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 233

d’Aristote sur le lien entre génie créatif et maladies mentales. Cela


témoigne du fait que les gènes qui augmentent le risque de certaines
maladies peuvent avoir aussi des effets bénéfiques – sinon pourquoi
seraient-­ils là ? La créativité représente une facette positive de la
maladie mentale, loin d’être négligeable dans une perspective de
promotion du bien-être et de réduction du stigma.
Une autre découverte fascinante a fait irruption dans la psychia‑
trie, qui n’attendait que ça pour lier adversité précoce et génétique
dans la genèse des troubles psychiatriques. Les travaux du groupe
de Michael Meaney nous permettent de mieux comprendre comment
des facteurs environnementaux de survenue très précoce peuvent
se traduire par des affections psychiatriques qui apparaîtront des
années plus tard. Il s’agit de l’hypothèse épigénétique. L’épigénétique
est l’étude des changements de l’activité des gènes, en l’absence de
modification de la séquence d’ADN. Il a été démontré dans une
série d’études que la maltraitance précoce conduit à des anoma‑
lies épigénétiques sur certains gènes41. Il s’agit de modifications
chimiques, comme des méthylations de l’ADN. En conséquence, les
gènes touchés ne seront pas exprimés, ce qui va entraîner des ano‑
malies du fonctionnement de certaines voies biologiques. En détail,
la maltraitance précoce induit des méthylations du gène du récepteur
aux glucocorticoïdes, responsables de la diminution d’expression
de ces récepteurs au niveau de l’hippocampe, ce qui conduira à
une sensibilité accrue au stress à l’âge adulte et à un risque accru
de dépression. Il reste aux chercheurs à identifier les anomalies
épigénétiques, touchant les différents gènes, associées aux divers
facteurs de stress environnementaux et responsables des maladies
psychiatriques. Ces modifications épigénétiques sont potentiellement
réversibles, contrairement aux mutations de l’ADN. Il est donc envi‑
sageable, et cela commence à se démontrer, que certains traitements
médicamenteux ou psychologiques peuvent renverser les anomalies
épigénétiques induites par des stress ou associées aux maladies42.

41. Anacker C., O’Donnell K. J., Meaney M. J., « Early life adversity
and the epigenetic programming of hypothalamic-­pituitary-­adrenal func‑
tion », Dialogues Clin. Neurosci., 2014, 16, p. 321‑333.
42. Szyf M., « Prospects for the development of epigenetic drugs for
CNS conditions », Nat. Rev. Drug Discov., 2015, 14, p. 461‑474.
234 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

LA MÉDECINE DE PRÉCISION

L’annonce par le président Obama d’un programme d’inves‑


tissements pour le développement de la médecine de précision a
créé une grande excitation au sein de la communauté médicale.
Elle fait la une des plus grandes revues médicales depuis quelques
mois et tous parient qu’il s’agit de l’avancée majeure de la médecine
contemporaine43. Le directeur de l’Institut de santé mentale des
États-­Unis nous informe que la médecine de précision est arrivée
en psychiatrie. Il s’agit d’une approche plus ciblée des maladies, qui
est déjà devenue réalité pour le cancer, où la possibilité de proposer
des traitements plus spécifiques, individualisés, est bénéfique pour
les patients. La médecine de précision se définit par la possibilité
de traiter de façon ciblée un patient en fonction des caractéris‑
tiques génétiques, biologiques au sens large, ­ phénotypiques ou
psychosociales qui le distinguent d’un autre patient qui présente
un tableau clinique similaire. Cette foule d’informations viendra
de la convergence des « -­iques » : génétique, épigénétique, protéo‑
mique et métabolomique, mais aussi informatique et imagerie…
Alors qu’il y a encore peu, on osait à peine imaginer le jour où
les informations du génome se retrouveraient dans le dossier du
patient44, sous l’influence d’investissements substantiels, le jour
arrive où la connaissance de ce que le sujet a de plus secret se
transformera en bénéfice pour sa santé. À l’heure actuelle plusieurs
initiatives suivent le même cheminement destiné à transformer
les diagnostics, qu’il s’agisse du programme « RDoC » américain45,
de la feuille de route européenne46 ou du programme européen

43. Jameson J. L., Longo D. L., « Precision medicine-­ personalized,


problematic, and promising », N. Engl. J. Med., 2015, 372, p. 2229‑2234.
44. Ashley E. A., Butte A. J., Wheeler M. T., Chen R., Klein T. E.
et al., « Clinical assessment incorporating a personal genome », Lancet,
2010, 375, p. 1525‑1535.
45. Insel T., Cuthbert B., Garvey M., Heinssen R., Pine D. S.,
Quinn K., Sanislow C., Wang P., « Research Domain Criteria (RDoC) :
Toward a new classification framework for research on mental disorders »,
Am. J. Psychiatry, 2010, 167, p. 748‑751.
46. Schumann G., Binder E. B., Holte A., De Kloet E. R., Oede­
gaard K. J., Robbins T. W., Walker-­Tilley T. R. et al., « Stratified medicine
for mental disorders », Eur. Neuropsychopharmacol., 2014, 24, p. 5‑50.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 235

Innovative Medicines Initiative, tous cherchant à lier la clinique


neuropsychiatrique et la neurobiologie quantitative.
Le passage linguistique des « troubles mentaux » aux « troubles
cérébraux » ou aux « troubles des circuits neuronaux » est encore
prématuré, mais il reconnaît la nécessité d’aller au-­delà des seuls
contenus subjectifs et des comportements observables. Les don‑
nées scientifiques commencent à valider cette démarche et des
études utilisant à la fois des tests cognitifs, de l’imagerie et des
analyses génomiques ont permis de déterminer des sous-­groupes
biologiques pertinents de troubles de l’humeur ou de troubles psy­
chotiques47. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que ces entités
biologiquement définies ne correspondent pas strictement aux
syndromes cliniques. De même, l’imagerie et la neurophysiologie
ont démontré l’existence de trois sous-­types de troubles de déficit
de l’attention avec hyperactivité qui répondent différemment aux
traitements psychostimulants48.

LA RENAISSANCE INTELLECTUELLE
DE LA PSYCHIATRIE

Et si l’aube du nouveau millénaire annonçait la renaissance


intellectuelle de la psychiatrie ? La neurobiologie éclaire le fonc‑
tionnement cérébral comme on n’osait l’imaginer, et la recherche
psychosociale y prend tout son sens.
Le traditionnel modèle médical reste mal vu pour sa façon
d’appréhender les maladies mentales. Ce processus scientifique
destiné à informer sur les maladies, ce qui est commun à toutes
les branches de la médecine, est considéré comme une obsession
réductionniste et froide pour la biologie et la pharmacologie49.

47. Tamminga C. A., Pearlson G., Keshavan M., Sweeney J., Clementz
B., Thaker G., « Bipolar and schizophrenia network for intermediate phe‑
notypes : Outcomes across the psychosis continuum », Schizophr. Bull.,
2014, 40 suppl. 2, S131‑137.
48. Karalunas S. L., Fair D., Musser E. D., Aykes K., Iyer S. P., Nigg
J. T., « Subtyping attention-­deficit/hyperactivity disorder using tempera‑
ment dimensions : Toward biologically based nosologic criteria », JAMA
Psychiatry, 2014, 71, p. 1015‑1024.
49. Bracken P., Thomas P., « Postpsychiatry : A new direction for
mental health », BMJ, 2001, 322, p. 724‑727.
236 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Pis, il n’apporterait que peu de connaissances utiles, et il reste


incapable d’expliquer les troubles mentaux ; normal puisqu’il n’en
explore qu’une face. Ces critiques ne sont plus d’actualité, même
si les progrès des neurosciences n’en sont encore qu’au début de
l’explication de la complexité des maladies mentales. Alors que le
cerveau est sûrement l’organe le plus complexe du corps humain
et le plus inaccessible, il est désormais possible de l’étudier à tous
les niveaux, des gènes aux comportements, en combinant géno‑
mique, protéomique, électrophysiologie, neuro-­ imagerie et tests
des fonctions cognitives.
Fort de ces avancées, un nouveau modèle médical verrait la
recherche en neurosciences se combiner à la psychologie, la socio‑
logie, l’épidémiologie afin de pouvoir expliquer complètement les
maladies psychiatriques. Par exemple, quelle sera la meilleure stra‑
tégie thérapeutique pour remédier aux « troubles de la circuiterie
cérébrale » ou « troubles mentaux » ? Si les médications doivent
garder une place, nous avons signalé l’intérêt des techniques de
stimulation profondes ou non invasives. De façon paradoxale (pour
ceux qui gardent des représentations archaïques), les interventions
les plus spécifiques et puissantes pourraient être des psychothéra‑
pies ciblées, qui utilisent la plasticité intrinsèque du cerveau pour
modifier les circuits neuronaux et en conséquence les pensées
et comportements délétères50. Ce n’est surtout pas parce que ces
développements n’en sont qu’à leurs débuts que l’on doit douter
de leurs promesses, qui amélioreront le déficit d’image scientifique
de la psychiatrie.
Situé à l’opposé du modèle médical, le modèle psychosocial
met au centre de la psychiatrie le comportement humain et la
psychologie, porte l’emphase sur les seules interventions psycho­
sociales et sur l’importance de la philosophie et de l’interface entre
psychiatrie et public. Il bénéficie généralement d’un regard bien‑
veillant de la part des patients, du public et des élites… L’une
des raisons historiques vient de l’emprise qu’a eue la psychanalyse
pendant un demi-­siècle sur les différentes psychiatries occidentales.

50. Crocker L. D., Heller W., Warren S. L., O’Hare A. J., Infanto­
lino Z. P., Miller G. A., « Relationships among cognition, emotion, and
motivation : Implications for intervention and neuroplasticity in psycho­
pathology », Front. Hum. Neurosci., 2013, 7, p. 261.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 237

Il est légitime de se demander comment une théorie invérifiable


et une méthode qui n’a jamais apporté aucune preuve de son
efficacité ont pu exercer une domination idéologique sans par‑
tage. Trois caractéristiques de la médecine d’avant 1950 peuvent
être avancées. D’abord les traitements en médecine étaient basés
sur « l’expérience clinique » plus que sur les études randomisées.
Ensuite, la psychiatrie ne disposait que de peu d’options théra‑
peutiques valides et sûres (électrochocs dans la dépression, chocs
insuliniques dans la schizophrénie) et d’aucune autre théorie glo‑
bale. Enfin et surtout, la psychanalyse a eu l’incroyable vertu de
demander aux médecins d’écouter leurs patients pour les aider,
à une époque où les autres médecins portaient plus leur regard
sur la biologie de la maladie que sur l’individu. Depuis, de nom‑
breux travaux scientifiques sont venus apporter les preuves de
l’efficacité des traitements psychologiques spécifiques dans telle ou
telle pathologie : intervention familiale pour diminuer les rechutes
de schizophrénie, thérapies cognitives, psychothérapie interper‑
sonnelle et thérapie par résolution de problème pour traiter la
dépression, thérapie cognitivo-­comportementale pour les troubles
des conduites alimentaires et les troubles anxieux51… Toutefois,
on peut aussi juger ce modèle réductionniste, arrogant vis-­ à-­
vis
de la supériorité de ses interventions, non scientifique et neu‑
rophobe. Si la psychothérapie est largement préconisée, compte
tenu de son efficacité dans le traitement de bien des troubles
psy­ chiatriques, parfois supérieure à celle des médicaments52,
­certains types de psychothérapie ne bénéficient d’aucune preuve
­scientifique de leur intérêt, et la réticence de certains psychiatres
à accepter que les neurosciences jouent un rôle majeur n’est plus
justifiable… En effet, le cerveau se recâble continuellement et
change l’expression des gènes en fonction des apprentissages et des
événements de vie (plasticité et épigénétique). L’étude des effets
de l’environnement sur les structures cérébrales montre que les
expériences environnementales, notamment précoces, ont un effet

51. Eisenberg L., « Past, present, and future of psychiatry : Personal


reflections », Can. J. Psychiatry, 1997, 42, p. 705‑713.
52. Brenner H. D., Roder V., Tschacher W., « Editorial : The signi‑
ficance of psychotherapy in the age of neuroscience », Schizophr. Bull.,
2006, 32 suppl. 1, S10‑1.
238 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

sur l’expression des gènes et des réseaux neuronaux complexes.


Ces séquences développementales conduisent à la susceptibilité
aux maladies mentales et inversement, des interventions sociales
ou psychothérapeutiques peuvent traiter ou prévenir la maladie.
Ces faits scientifiques récents apportent un poids considérable
aux psychothérapies et aux approches psychosociales en général
et ne peuvent être ignorés. D’ailleurs, la majorité des psychiatres
proposent à tous leurs patients des interventions verbales tout
en prescrivant des médicaments et la séparation entre psycho-­et
pharmaco-­thérapies est avant tout artificielle, à tel point qu’elles
agissent sur des voies communes, mais de façon différente… Il
pourrait donc être justifié de combiner les traitements pour gagner
en efficacité. Ainsi, chez les patients les plus sévèrement déprimés,
la combinaison d’un antidépresseur et d’une thérapie cognitive est
plus efficace que le médicament seul53.
Alors finalement, pourquoi ne pas remettre au goût du jour
notre fameux modèle biopsychosocial ? L’idée du modèle bio­
psychosocial n’est pas neuve et est largement utilisée en psychiatrie
comme instrument clinique d’évaluation et de prise en charge54.
Aucun des modèles opposés n’est suffisant à lui seul et les vieilles
frontières ne tiennent plus à l’aune des recherches les plus récentes.
Une force paradigmatique vient de l’adoption d’une perspective
sociale. Il ne s’agit pas de dire qu’assurer la paix, l’égalité sociale et
le plein-­emploi seront des sources de bien-être psychiatrique ; c’est
le travail des politiques… La perspective sociale de la recherche
psychiatrique englobe la nature sociale de l’existence humaine. Les
troubles psychiatriques sont définis au sein d’un débat social, rai‑
son pour laquelle ils sont souvent controversés. Rappelons-­nous la
déclassification de l’homosexualité en 1973. Les troubles mentaux
sont exprimés dans des interactions sociales. Observez un individu
parler seul et à haute voix, votre interprétation sera différente

53. Hollon S. D., Derubeis R. J., Fawcett J., Amsterdam J. D., Shel­
ton R. C., Zajecka J., Young P. R., Gallop R., « Effect of cognitive therapy
with antidepressant medications vs antidepressants alone on the rate of
recovery in major depressive disorder : A randomized clinical trial », JAMA
Psychiatry, 2014, 71, p. 1157‑1164.
54. Tavakoli H. R., « A closer evaluation of current methods in
psychiatric assessments : A challenge for the biopsychosocial model »,
Psychiatry (Edgmont), 2009, 6, p. 25‑30.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 239

selon que vous aurez ou non repéré l’oreillette de son mobile…


L’expression du comportement nécessite le contexte social pour
conclure à ce qui se passe dans son esprit et dans la biologie
de son cerveau. Les troubles mentaux sont diagnostiqués et trai‑
tés au cours d’interactions avec des professionnels de santé, qui
sont le noyau de leurs habiletés et compétences professionnelles.
Enfin, les ruptures relationnelles sont largement impliquées dans
l’apparition des maladies psychiatriques, notamment quand elles
surviennent tôt dans l’existence. Aussi, le paradigme social requiert
de la recherche qu’elle prenne en compte ce qui se passe entre les
individus plutôt que seulement ce qui ne fonctionne pas chez un
sujet déconnecté du contexte social. Une appréciation complète de
la contribution sociale aux troubles et à leur traitement a un intérêt
théorique manifeste mais aussi des implications pratiques directes.
Par exemple, peu de services ambulatoires travaillent activement
à stimuler la « cohésion sociale » et le « capital social » dans la
communauté afin d’améliorer la santé mentale des individus. Dans
une société de plus en plus fragmentée, ce travail communautaire
devrait aider les patients à établir et maintenir des relations avec
leur famille, leurs amis, au sein de réseaux sociaux (non virtuels).
Les recherches psychosociales permettent désormais de démê‑
ler précisément les facteurs de risque sociaux qui influencent le
devenir pathologique. Ainsi, plusieurs exemples concrets : 1) des
stratégies sociales, comme « l’efficacité collective » (définie comme
la cohésion sociale entre voisins prêts à intervenir au nom du
bien commun), permettent de réduire l’incidence de la violence55 ;
2) l’isolement social est un facteur de risque de mortalité, indé‑
pendamment du sentiment de solitude56 ; 3) la pauvreté induit
directement des altérations des fonctions cognitives57. La pénu‑
rie économique consomme des ressources mentales, ce qui laisse
moins d’espace à d’autres tâches. En conséquence, contrairement

55. Sampson R. J., Raudenbush S. W., Earls F., « Neighborhoods


and violent crime : A multilevel study of collective efficacy », Science,
1997, 277, p. 918‑924.
56. Steptoe A., Shankar A., Demakakos P., Wardle J., « Social isola‑
tion, loneliness, and all-­cause mortality in older men and women », Proc.
Natl. Acad. Sci. USA, 2013, 110, p. 5797‑5801.
57. Mani A., Mullainathan S., Shafir E., Zhao J., « Poverty impedes
cognitive function », Science, 2013, 341, p. 976‑980.
240 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

aux discours de politiciens irresponsables, il faut assister les per‑


sonnes en situation de pauvreté, pour un grand nombre de tâches
que l’effet de la pauvreté sur leur cerveau les empêche d’accomplir ;
4) l’ampleur des problèmes de santé mentale à l’échelle mondiale et
leur relation avec les cycles récurrents de violence, la pauvreté, les
guerres intestines et les déplacements forcés sont pris en compte
désormais comme une première étape dans les programmes de
prévention des Nations unies58 ; 5) Abhijit Banerjee, Esther Duflo
et leurs collègues59 ont démontré qu’il était possible de remédier
à l’extrême pauvreté en développant dans différents sites de pays
très défavorisés des programmes multifocaux. Les bénéfices sont
nets (et rentables économiquement) en termes d’enrichissement
et d’amélioration des conditions de vie des habitants, et aussi en
termes de santé mentale !
Les champs biologiques et sociaux peuvent s’intégrer pour
promouvoir la prévention des maladies mentales. Puisque la géné‑
tique permettra d’identifier le risque précis de développer des
maladies, les épidémiologistes auront à leur tour la possibilité
de mettre le doigt sur les facteurs de risque ou de protection
psychosociaux spécifiques au niveau individuel et non plus seu‑
lement collectif. Souvenons-­nous de l’étude de Caspi (interaction
gène-environnement) pour lui donner ici une perspective de pré‑
vention dans la dépression de l’enfant. Les enfants porteurs à la
fois de la conformation à risque du gène du transporteur de la
sérotonine et qui avaient subi des abus dans l’enfance étaient
donc à risque élevé de dépression. Les mesures d’adoption les
protégeaient et le risque de dépression n’augmentait pas60. Il
serait donc possible de proposer de la résilience sur mesure !
Ainsi, les progrès en génétique n’auront pas pour effet de faire

58. Eisenberg L., « Past, present, and future of psychiatry : Personal


reflections », art. cit.
59. Banerjee A., Duflo E., Goldberg N., Karlan D., Osei R., Pariente W.,
Shapiro J., Thuysbaert B., Udry C., « Development economics. A multi­
faceted program causes lasting progress for the very poor : Evidence from
six countries », Science, 2015, 348, p. 1260799.
60. Kaufman J., Yang B. Z., Douglas-­ Palumberi H., Houshyar S.,
Lipschitz D., Krystal J. H., Gelernter J., « Social supports and serotonin
transporter gene moderate depression in maltreated children », Proc. Natl.
Acad. Sci. USA, 2004, 101, p. 17316‑17321.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 241

disparaître l’intérêt pour les facteurs environnementaux, mais au


contraire de les rendre encore plus pertinents.
Les neurosciences sociales sont une plateforme intégrative
de variétés d’approches méthodologiques, cérébrales, hormo‑
nales, cellulaires, moléculaires, génétiques et épidémiologiques
stimulant une approche interdisciplinaire61,62. L’élucidation des
maladies psychiatriques et les applications préventives futures
bénéficieront de l’étude des altérations des processus neuraux liés
à des stimuli sociaux spécifiques. Les contextes sociaux marqués
par la pauvreté et la négligence contribuent au risque de mala‑
die psychiatrique. Des travaux récents confortent le rôle de « la
défaite sociale » pour des facteurs de risque que sont le fait de
grandir en ville et la migration. Des travaux de neurosciences
ont démontré l’impact spécifique du stress social sur l’activa‑
tion de circuits limbiques chez des sujets sains exposés à ces
facteurs63. La somme de connaissances actuelles indique qu’un
circuit impliquant des régions limbiques et des régions céré‑
brales plus récentes qui le contrôlent (cortex préfrontal médial
et latéral) représente une voie clé par laquelle les stresseurs
sociaux induisent un risque psychiatrique64. En outre, les défi‑
ciences dans cette circuiterie fondamentale sont influencées par
des gènes, en interaction avec l’environnement, notamment avec
l’adversité précoce et elles sont associées à la symptomatologie
clinique des patients. En clair, gènes et environnement précoce
induisent des dysfonctionnements d’une circuiterie cérébrale par‑
ticulière, qui générera des manifestations psychiatriques lorsque
les sujets seront exposés à des stress sociaux spécifiques. La cla‑
rification de ces interactions entre facteurs génétiques, n
­ euraux,

61. Cacioppo J. T., Cacioppo S., Dulawa S., Palmer A. A., « Social neu‑
roscience and its potential contribution to psychiatry », World Psychiatry,
2014, 13, p. 131‑139.
62. Meyer-­Lindenberg A., « Social neuroscience and mechanisms of
risk for mental disorders », World Psychiatry, 2014, 13, p. 143‑144.
63. Lederbogen F., Kirsch P., Haddad L., Streit F., Tost H., Schuch P.,
Wust S., Pruessner J. C., Rietschel M., Deuschle M., Meyer-­Lindenberg A.,
« City living and urban upbringing affect neural social stress processing
in humans », Nature, 2011, 474, p. 498‑501.
64. Meyer-­Lindenberg A., Tost H., « Neural mechanisms of social risk
for psychiatric disorders », Nat. Neurosci., 2012, 15, p. 663‑668.
242 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

environnementaux est cruciale pour orienter les traitements et


la prévention. Au total, les neurosciences sociales permettent
d’étudier de façon plus approfondie les composantes de l’envi‑
ronnement social, sur lesquelles l’épidémiologie a mis l’accent
(défaite sociale, discrimination, solitude). Cela se fera grâce aux
sciences sociales qui permettront de mesurer avec précision les
facettes du paysage social. On pourrait aller encore plus loin
et proposer la réalisation parallèle d’études expérimentales en
laboratoire, et d’études de terrain combinant imagerie cérébrale,
mesure de biomarqueurs, mesures expérientielles in vivo, tests
neuropsychologiques mobiles et localisation des sujets dans le
cours normal de leur existence. Meyer-­Lindenberg a ainsi étudié
les aspects de l’environnement urbain, supposé délétère dans la
genèse de la schizophrénie, en conjuguant géographie urbaine et
imagerie cérébrale65. Une magnifique renaissance de la « psycho­
géographie » chère à Guy Debord, grâce aux neurosciences… La
science-­fiction est réalité et des investissements voient le jour
dans de grands programmes de recherche utilisant les approches
neuroscientifiques autrefois limitées au laboratoire, dont la puis‑
sance sera multipliée grâce aux méthodes épidémiologiques per‑
mettant le suivi longitudinal en conditions écologiques de grandes
cohortes de sujets (comme l’étude européenne IMAGEN66). Si à
cela on ajoute des mesures de l’expression à grande échelle des
gènes, dont on sait que l’environnement social peut la modifier,
il est envisageable d’identifier des cibles cette fois-­ci moléculaires
et cellulaires des troubles liés aux stress sociaux67.
La clinique n’est pas renvoyée aux oubliettes, au contraire !
Le diagnostic psychiatrique continue de se limiter aux signes
observables et à des symptômes subjectifs, ce qui permet aussi,
à juste titre, aux cliniciens de ressentir une certaine fierté
pour leur écoute empathique et leurs habiletés d’observateurs

65. Meyer-­Lindenberg A., « From maps to mechanisms through neu‑


roimaging of schizophrenia », Nature, 2010, 468, p. 194‑202.
66. Schumann G., Loth E., Banaschewski T., Barbot A., Barker G.,
Buchel C., Conrod P. J., Dalley J. W. et al., « The IMAGEN study :
Reinforcement-­ related behaviour in normal brain function and psycho‑
pathology », Mol. Psychiatry, 2010, 15, p. 1128‑1139.
67. Szyf M., « The early-­life social environment and DNA methyla‑
tion », Clin. Genet., 2012, 81, p. 341‑349.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 243

rodés. Le développement des techniques d’analyse des dossiers


médicaux électroniques et la capture d’informations en temps
­
réel à l’aide d’apps pour smartphones fourniront des bases de
données colossales, dont l’intérêt sera capital à partir du moment
où l’on disposera des algorithmes informatiques permettant de
tout analyser ! Dans ce sens, la clinique psychiatrique, non pas
celle de la ­critériologie nosographique simpliste, mais la clinique
descriptive de tradition européenne, postjaspersienne, pourrait
retrouver sa place68. C’est ce que propose De Leon, psychiatre
américain d’origine européenne : « Il est temps de réveiller la
Belle au bois dormant », en référence à la psychiatrie européenne
qui s’est endormie dans les bras du DSM69… De plus, il ne s’agit
pas de remplacer le clinicien par le traitement informatique de
ces masses de données considérables (ne sommes-­nous pas entrés
dans le big data ?). Le clinicien restera maître de l’embarcation ;
on lui aura enfin remis les outils nécessaires à sa navigation.

La santé connectée

La télémédecine, qui consiste à délivrer des soins à distance


en utilisant des technologies audiovisuelles, n’est pas très nouvelle,
mais la qualité du développement d’Internet en fait un mode de
soins commun pour nombre de spécialités médicales. La télé­
psychiatrie permet aux psychiatres de poser des diagnostics de
façon valide et aussi de dispenser des psychothérapies comme en
cabinet. L’usage de la vidéo-­consultation, des thérapies informa‑
tisées ou par Internet permet d’améliorer l’accès aux soins, d’évi‑
ter la stigmatisation et d’éviter des déplacements parfois difficiles
ou inutiles70. En outre, l’intérêt de la télépsychiatrie est évident

68. Maj M., « Mental disorders as “brain diseases” and Jaspers’


legacy », World Psychiatry, 2013, 12, p. 1‑3.
69. De Leon J., « Is it time to awaken Sleeping Beauty ? European
psychiatry has been sleeping since 1980 », Rev. Psiquiatr. Salud. Ment.,
2014, 7, p. 186‑194.
70. Aboujaoude E., Salame W., Naim L., « Telemental health : A
status update », World Psychiatry, 2015, 14, p. 223‑230.
244 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

pour évaluer des patients trop souvent écartés du système de soins


psychiatrique, en prison ou en maison de retraite. Bien entendu,
l’apparition d’une nouvelle technologie n’est pas sans poser de
nouveaux défis relatifs aux capacités d’utilisation de ces technolo‑
gies, à l’alliance thérapeutique, à la confidentialité, mais aussi aux
remboursements des soins, aux équipements, etc. Espérons tout de
même que la France rattrapera son retard, en 2012 la moitié des
hôpitaux d’Amérique du Nord disposaient de programmes actifs
de télémédecine…
La difficulté d’accès à des psychothérapeutes qualifiés pourrait
trouver une solution grâce aux nouvelles technologies. Les théra‑
pies assistées par ordinateur sont devenues communes dans de
nombreux pays, notamment en Grande-­Bretagne. Ces techniques
ont d’ailleurs montré une efficacité comparable à celle de la thé‑
rapie en face-­à-­face. Nous pouvons imaginer les cris d’orfraie des
psychothérapeutes à l’annonce de tels propos, qui bénéficient de
preuves scientifiques71… Au-­delà de toute polémique, notre propos
se limitera ici à signaler les bénéfices que permettent d’envisager
ces nouvelles stratégies pour soigner des patients qui ne le sont
pas. Il est de bon ton de répéter que les jeux vidéo sont la cause
de nombreux maux – obésité, agressivité, addiction72. Pourtant,
il est aussi bien démontré qu’ils peuvent être bénéfiques pour le
fonctionnement cérébral, en favorisant par exemple la capture de
détails visuels, la rotation des images mentales, en aidant à adopter
des comportements positifs73. SPARX est un « jeu vidéo sérieux »
qui permet de lutter contre la dépression chez les adolescents. Tel
un jeu en ligne, ce jeu de rôles se déroule dans un univers fantas‑
tique, le joueur crée son avatar, avance à travers différents niveaux
où il doit résoudre des énigmes. Le jeu basé sur les principes
des thérapies cognitivo-­ comportementales permet de combattre
les pensées négatives en apprenant des techniques de relaxation,

71. Andrews G., Cuijpers P., Craske M. G., McEvoy P., Titov N.,
« Computer therapy for the anxiety and depressive disorders is effective,
acceptable and practical health care : A meta-­analysis », PLoS One, 2010,
5, e13196.
72. Strasburger V. C., Jordan A. B., Donnerstein E., « Health effects
of media on children and adolescents », Pediatrics, 2010, 125, p. 756‑767.
73. Bavelier D., Davidson R. J., « Brain training : Games to do you
good », Nature, 2013, 494, p. 425‑426.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 245

d’augmenter la confiance en soi et fournit des enseignements qu’on


peut appliquer dans sa vie quotidienne (psychoéducation). Voilà
que l’on disposerait d’un traitement efficace, bon marché, simple
à diffuser et qui permettrait à des adolescents, qui ne se font
habituellement pas soigner, de l’être en toute intimité74 !
Puisque les neuroscientifiques démontrent l’existence d’anoma­
lies de circuiterie cérébrale liées à des troubles des fonctions cogni‑
tives chez les sujets déprimés, et que l’on connaît la possibilité du
cerveau de se remodeler sous l’effet de l’apprentissage et de l’envi‑
ronnement (plasticité cérébrale), une équipe propose un traitement
par remédiation cognitive chez les sujets âgés déprimés. Ce jeu sur
ordinateur corrigerait les déficits cognitifs pour ensuite corriger les
anomalies cérébrales de la dépression. Des sujets déprimés âgés
ont effectué plusieurs jeux sur ordinateur afin d’entraîner précision,
attention et rapidité. Cette stratégie fonctionne sur la dépression
comme les antidépresseurs, mais beaucoup plus vite ! Il s’agit d’un
autre exemple illustrant le bénéfice à attendre du développement
des stratégies dites de remédiation cognitive, dans les pathologies
psychiatriques75. Les collaborations entre les scientifiques et l’indus‑
trie du jeu répondront aux questions brûlantes concernant l’impact
qu’ont sur les cerveaux et sur nos vies ces technologies envahis‑
santes. Le public en sera mieux informé, de façon rationnelle, et
les patients bénéficieront de techniques prometteuses.
Le magazine Time titrait en juillet 2015 : « Votre téléphone
sait si vous êtes déprimé ! » Cela illustre l’intérêt croissant de la
recherche actuelle pour les apps et les sms dans les soins psy‑
chiatriques. Au-­delà des apps fournissant des informations sur les
pathologies ou destinées à être des coachs de santé, ces technologies
pourraient assister le médecin76. Cette technologie mobile, discrète,

74. Merry S. N., Stasiak K., Shepherd M., Frampton C., Fleming T.,
Lucassen M. F., « The effectiveness of SPARX, a computerised self help
intervention for adolescents seeking help for depression : Randomised
controlled non-­inferiority trial », BMJ, 2012, 344, e2598.
75. Morimoto S. S., Wexler B. E., Liu J., Hu W., Seirup J., Alexopou­
los G. S., « Neuroplasticity-­based computerized cognitive remediation for
treatment-­resistant geriatric depression », Nat. Commun., 2014, 5, p. 4579.
76. Asch D. A., Muller R. W., Volpp K. G., « Automated hovering
in health care-­ watching over the 5000 hours », N. Engl. J. Med., 2012,
367, p. 1‑3.
246 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

permettant la surveillance continue en temps réel, fonctionne pour


de nombreux paramètres de santé, le nombre de pas quotidien, la
fréquence cardiaque, la glycémie ; pourquoi ne pas lui demander
d’évaluer notre humeur, notre anxiété ou nos idées suicidaires ? Le
recueil de ces données en temps réel permettrait un suivi du patient
de très haute qualité, qui serait repris de façon pertinente avec le
médecin. Des alertes en temps réel pourraient également renforcer
l’observance au traitement (« N’as-­tu pas oublié ton comprimé ce
matin ? »), inviter le patient à consulter avant qu’il ne soit trop
tard, délivrer des conseils d’hygiène de vie ou des conseils cognitifs
pour lutter contre les pensées négatives. L’étude qui intéressait Time
indique que les modalités mêmes d’utilisation du téléphone pré‑
disent avec une grande précision que son utilisateur est déprimé77 !
« Big Brother » enregistre simplement les données d’utilisation du
téléphone. Si vous restez chez vous (géolocalisation), que vous
bougez peu, que votre rythme chronobiologique (veille/sommeil)
est perturbé, que vous téléphonez beaucoup, alors vous avez un
risque d’être déprimé. Et on n’a pas encore tout vu ! Microsoft
et Victoria’s Secret travaillent sur un soutien-­ gorge électronique
destiné à enregistrer les émotions…
Je « like » sur Facebook, donc je suis. Chacun a fait l’expé‑
rience d’une publicité qui apparaît sur son ordinateur ou dans
ses mails après avoir recherché une information sur Internet.
Cela va plus loin, puisqu’on sait désormais que les informations
délivrées sur Facebook permettent de connaître non seulement les
goûts de consommation mais aussi la personnalité78. Les réseaux
sociaux entrent eux aussi dans le champ de la santé mentale.
S’ils peuvent être délétères et prôner l’anorexie, le suicide, l’« anti­
psychiatrie », ils peuvent également aider dans les soins, par cette
capture d’informations personnelles. D’ailleurs, la presse relate
régulièrement des cas d’individus sauvés in extremis du suicide

77. Saeb S., Zhang M., Karr C. J., Schueller S. M., Corden M. E.,
Kording K. P., Mohr D. C., « Mobile phone sensor correlates of depressive
symptom severity in daily-­life behavior : An exploratory study », J. Med.
Internet Res., 2015, 17, e175.
78. Liu P., Tov W., Kosinski M., Stillwell D. J., Qiu L., « Do Facebook
status updates reflect subjective well-­being ? », Cyberpsychol. Behav. Soc.
Netw., 2015, 18, p. 373‑379.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 247

par leurs amis sur Facebook qui ont pu alerter les secours à
temps. Du coup, la fameuse firme se lance elle-­ même dans la
prévention du suicide.
Dispositifs médicaux, apps santé pour smartphones, soutien
social, éducation feront partie du package nécessaire à l’améliora‑
tion de la santé mentale. Il s’agira alors de déterminer comment
sélectionner cet attirail pour un patient donné en fonction de ses
choix, de ses besoins et de sa pathologie « neuronale » spécifique.
La science qui accompagne la psychiatrie connaîtra un futur
extraordinairement prometteur. Et nous n’avons rien dit de « la
révolution du microbiome79 », de la redécouverte du rôle de l’immu‑
nité et de l’inflammation80, des possibilités des alicaments81 et des
nanotechnologies82 ! La neuroscience et la médecine reconnaissent
l’importance capitale de la physiologie : les fonctions émergent
d’un système entier et non pas de ses parties. Les approches inté‑
gratives de l’étude des maladies psychiatriques et des maladies du
cerveau permettront aux découvertes scientifiques d’émerger. Les
connaissances s’accumulent comme jamais dans notre histoire, et
ses retombées dans la pratique clinique sont aux portes de nos
cabinets.
Avec tout cela en main, les psychiatres devront être parfaite‑
ment qualifiés au sein de services correctement équipés et aptes
à fournir des diagnostics et des prises en charge adéquates. Les
patients seront alors en droit d’espérer des diagnostics rapides
et précis suivis de la mise en œuvre de traitements basés sur les
preuves. Cela impliquera des tests biologiques, psychologiques,
d’imagerie complétant des évaluations cliniques précises. Les
interventions psychologiques et sociales continueront d’être d’une
importance cruciale, comme c’est le cas pour les affections non

79. Blaser M. J., « The microbiome revolution », J. Clin. Invest., 2014,


124, p. 4162‑4165.
80. Courtet P., Giner L., Seneque M., Guillaume S., Olie E.,
Ducasse D., « Neuroinflammation in suicide : Toward a comprehensive
model », World J. Biol. Psychiatry, 30 juillet 2015, p. 1‑23.
81. Rucklidge J. J., Kaplan B. J., Mulder R. T., « What if nutrients
could treat mental illness ? », Aust. N. Z. J. Psychiatry, 2015, 49, p. 407‑408.
82. Fond G., Macgregor A., Miot S., « Nanopsychiatry. The potential
role of nanotechnologies in the future of psychiatry : A systematic review »,
Eur. Neuropsychopharmacol., 2013, 23, p. 1067‑1071.
248 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

psychiatriques d’ailleurs, et viendront compléter des traitements


dits biologiques tout aussi indispensables. Bref, chacun est en
droit d’attendre que les malades psychiatriques bénéficient de la
même rigueur dans la délivrance des soins que les patients de
cardiologie ou de cancérologie.
Le problème est que la route qui conduit le patient au cabinet
du psychiatre est longue et tortueuse. Les délais pour obtenir un
diagnostic exact et précis sont souvent de plusieurs années au
cours desquelles les patients errent dans des organisations sani‑
taires complexes83. En France, la fondation FondaMental propose
un modèle de soins original basé sur les « centres experts », dans
lesquels les patients bénéficient d’évaluations minutieuses, précises
et complètes, permettant d’aider les médecins traitants dans la prise
en charge de pathologies souvent chroniques et compliquées. En
outre, cette initiative plaide pour une augmentation des moyens
pour la psychiatrie, parent pauvre de la médecine, tant pour les
soins que pour la recherche. Le lecteur consultera avec intérêt les
propositions formulées dans le rapport réalisé avec la collabora‑
tion de l’Institut Montaigne (http://www.institutmontaigne.org/fr/
publications/prevention-­des-­maladies-­psychiatriques-­pour-­en-­finir-­
avec-­le-­retard-­francais).
Si chacun se félicite de la désinstitutionnalisation de la psy‑
chiatrie et de la fin des « asiles psychiatriques » (au nom de l’huma‑
nisme ou de l’économie budgétaire…), on peut se questionner sur
les bénéfices réels pour les patients. La réalité est que bon nombre
de patients ont été « transinstitutionnalisés », dans d’autres lieux
pour les plus chanceux et vers la rue ou la prison pour les autres.
Ces choix de société engagent chacun et rappelons que l’on juge
la qualité d’une société à la façon dont elle s’occupe des malades
et des plus vulnérables84…

83. Wang P. S., Berglund P., Olfson M., Pincus H. A., Wells K. B.,
Kessler R. C., « Failure and delay in initial treatment contact after
first onset of mental disorders in the National Comorbidity Survey
Replication », Arch. Gen. Psychiatry, 2005, 62, p. 603‑613.
84. Sederer L. I., Sharfstein S. S., « Fixing the troubled mental health
system », JAMA, 2014, 312, p. 1195‑1196.
L’âge d’or de la psychiatrie arrive ! 249

Conclusion

Le mouvement tectonique de l’évolution de la psychiatrie a bien


eu lieu, tant ses fondements intellectuels ont accepté d’incorporer
les concepts de la biologie moderne, à travers la neuroscience
contemporaine cognitive, affective et sociale. « Mondialisation » et
« globalisation » sont la règle dans les progrès scientifiques pendant
que s’organisent de toutes parts des consortiums destinés à mettre
en commun la masse de données scientifiques permettant l’étude
de l’humain. La vitesse des progrès dépendra de la volonté de la
société à investir dans la recherche au profit des malades mentaux.
La transformation des progrès scientifiques en bénéfice pour les
soins dépendra de la capacité des psychiatres à se faire entendre
pour que le public soutienne la qualité des soins en psychiatrie.
Devant l’enthousiasme provoqué par les avancées neuroscien‑
tifiques, la question du rapprochement de la psychiatrie et de la
neurologie au sein de la « neuroscience clinique » se pose85. Tant
nos destins semblent liés, un colloque sur « l’évolution historique
et le futur de la neurologie et de la psychiatrie » s’est tenu en
juin 2014 à l’Institut de psychiatrie de Londres (récemment rebap‑
tisé l’Institut de psychiatrie, psychologie et neuroscience). Pour
Shitij Kapur, son doyen, il n’est pas envisageable de refonder la
feue neuropsychiatrie du fait seul des progrès en neurosciences,
ces spécialités attirant différents types de médecins vers des pra‑
tiques différentes. Par contre, il serait sûrement judicieux de faire
converger les formations, de les interpénétrer pour que les para‑
digmes de soins futurs encouragent la collaboration.
Sans oublier ni renoncer à sa mission première, soigner les
patients souffrant de maladies mentales, la psychiatrie occupe une
place unique dans la culture et dans la société. « Les psychiatres
fonctionnent essentiellement en vivant, comprenant et agissant »
(Jaspers, 1913). Sur combien d’enjeux actuels on demanderait à
entendre les psychiatres : justice, « radicalisation », adoption, etc.

85. Ross D. A., Travis M. J., Arbuckle M. R., « The future of psy‑
chiatry as clinical neuroscience : Why not now ? », JAMA Psychiatry, 2015,
72, p. 413‑414.
250 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Forts d’une identité qui reposera sur les fondements renaissants


de leur science, ils pourraient participer pour le plus grand bien
de la société à ses débats. Ils apporteraient des éléments de com‑
préhension utiles à chacun, ce qui romprait avec la pauvreté des
invectives et des idéologies qui affolent la société à la moindre
occasion.
Conclusion
Un monde sans psychiatrie ?

Par Patrick Lemoine

Est-­ce un affreux cauchemar ou alors un beau rêve ? Après


tant et tant de nuits où je me suis réveillé en sursaut à la fin
de cette étrange songerie, jamais je n’ai réussi à répondre à
cette question : comment tournerait notre univers de pauvres
humains si personne n’avait jamais inventé ce curieux métier de
psychiatre et son corollaire occidental, l’univers psychiatrique ?
Ou asilaire, c’est selon. Je veux parler de l’asile de fous, ce
phénix qui sans cesse renaît de ses cendres dans la tête du
­
public comme dans celle de ses promoteurs. Sans parler de celle
de ses usagers. Faudrait-­ il choisir entre un monde sans hôpi‑
taux psychiatriques ou un monde sans fous ? Un monde sans
exclusion ou un monde sans différences ? Ou un monde libéré ?
Oui, comment serait-­il notre monde si la psychiatrie n’existait
pas ? Après toutes ces pages où tant d’histoires folles de fous – et
de psychiatres – ont été racontées, est-­il concevable d’évoluer dans
un univers où rien n’aurait été conçu pour contenir, encadrer,
soulager, apaiser les malades et ce qui les entoure ?
Le plus logique pour tenter d’esquisser un début de réponse
à l’impossible question d’un monde apsychiatrique, donc dépsy‑
chiatrisé, est d’observer les cultures où, justement, ce type d’orga‑
nisation n’a jamais été créé. Prenons l’Afrique noire par exemple.
252 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Comme tant de mes confrères, mon enfance de bébé psychiatre


a été bercée par les récits du docteur Collomb qui travaillait à
Dakar, dans l’hôpital de Fann, à l’époque où, véritable précurseur
de l’ethnopsychiatrie moderne, il insistait sur la nécessité de col‑
laborer avec les sorciers locaux rebaptisés tradithérapeutes, ce qui
est certes plus politiquement correct. L’acculturation de la méde‑
cine occidentale à une population différente par l’intermédiaire
de ces confrères non universitaires, ou comment faire accepter
par une population africaine des traitements occidentaux… Par
la même occasion, il démontrait, vidéos à l’appui, que l’Afrique
traditionnelle avait développé une tolérance remarquable vis-­à-­vis
des fous, qu’elle parvenait à intégrer à la vie du village.
Des films comme Le N’Doep et Les Maîtres-­fous ont permis
de vulgariser la prise en charge traditionnelle à l’africaine de ces
malades ; ce fut un grand progrès pour l’idée de tolérance en
psychiatrie. Tolérance pour ce qui ne venait pas de nos facultés,
un péché mortel jusqu’alors. Tolérance pour nos confrères sans
diplômes. Et pour ma part, je trouvais tout cela remarquable et
j’ai modestement à Lyon commencé à créer des liens collaboratifs
avec les marabouts pour certains de mes patients maghrébins. Je
n’ai jamais su si le sourcilleux Conseil de l’ordre aurait été en
accord avec l’idée d’introduire des tradithérapeutes dans le soin.
Étais-­je complice, instigateur même d’un exercice illicite de la
médecine ?
Et puis, un jour, me promenant du côté de Djibouti où, hor‑
rifié, j’avais visité un service sans médecins ni psychologues ni
infirmiers mais peuplé de psychotiques encadrés par des gardiens
armés de redoutables gourdins – heureusement, un psychiatre
militaire venait deux fois par semaine et prescrivait… ce qu’il
pouvait –, j’ai eu à mon retour à l’hôtel une longue discussion
avec un psychiatre africain qui gentiment, patiemment, a com‑
mencé à me mettre en boîte, moi le médecin blanc et mon idée
romantique d’une société africaine néo-­ rousseauiste où les bons
sauvages accueillent leurs fous considérés comme des talismans,
et il m’a brossé un tableau légèrement différent de la réalité :
« Tant qu’ils sont gentils, qu’ils délirent, ont des hallucinations, un
comportement original à l’image de votre Pythie à Delphes, pas de
problème, ils sont nourris, protégés, honorés même, car considérés
Conclusion. Un monde sans psychiatrie ? 253

comme des aimants à bonnes choses ou des boucliers contre le


mauvais sort […] selon les tribus […] mais dès qu’ils commencent
à devenir violents, qu’ils s’intéressent d’un peu trop près aux petites
filles ou aux petits garçons, on les emmène faire un tour dans la
forêt ou la savane. Un petit tour dont ils ne reviennent jamais…
et qui fait le bonheur des hyènes et des vautours. »
Serait-­ce cela, le paradis apsychiatrique ? Un univers où l’on
choie les fous quand ils sont gentils et où l’on estourbit les autres ?
Autrefois, à Bonifacio1, en Corse du Sud, la société ne connais‑
sait pas la psychiatrie. Lorsqu’un citoyen – homme ou femme,
adulte ou enfant – était un peu trop différent, on l’enfermait dans
un placard à l’insu de l’entourage, des voisins, des autorités. Il y
avait une petite porte en haut (pour la nourriture) et une petite
porte en bas (pour les déjections) et une chaise. Et l’aliéné res‑
tait là pendant un temps indéterminé. Il restait jusqu’à ce qu’il
meure ; alors on l’emmurait. Il paraît que dans la Ville haute,
lorsqu’on fait des travaux dans les appartements, il arrive que l’on
trouve des squelettes assis, ce qui avait amené certains apprentis
ethnologues à imaginer des rites funéraires corses à l’image des
Incas ! Plus tard, comme il n’y avait pas d’asile d’aliénés en Corse,
on avait imaginé un lieu dans la Ville haute pour « stocker les
fous ». Une sorte de résidence surveillée devenue depuis la poste.
Les malheureux venaient là depuis toute l’île de Beauté et c’est là
qu’ils attendaient que la nave bianca passe, en principe deux fois
par an, et les emmène pour un voyage généralement sans retour
à Montpellier ou à Marseille.
Cette histoire rappelle un rituel ancien, celui du Pharmakeios.
Cela se passait à Athènes où des sortes d’élevages de déviants à
l’usage des fous, des originaux, des mendiants, des prisonniers,
des esclaves en fuite avaient été créés et où ils étaient hébergés
et nourris avec un certain luxe. Quand une catastrophe se produi‑
sait, tremblement de terre, épidémie, guerre, on en prélevait un
ou plusieurs que l’on parait de fleurs, hissait sur un char décoré
et promenait dans la ville, jusque dans ses moindres recoins sous
les acclamations de la foule. Et une fois la cité drainée de ses

1. L’histoire m’a été contée par les docteurs N. et J.-­


B. Lantieri,
psychiatres corses.
254 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

influences maléfiques, on sacrifiait le Pharmakeios (littéralement


« poison » ou « médicament ») ou bien on le bannissait, ce qui, à
l’époque, était considéré comme équivalent.

Goulag

Prenons alors les pays où la psychiatrie n’est pas de la psychia‑


trie, où les psychiatres ne sont pas des psychiatres mais sont des
agents politiques, utilisés comme des instruments, une sorte d’alibi
au service de la dictature du prolétariat. Je pense par exemple à
l’URSS où le goulag servait en partie à enfermer les opposants, les
dissidents, tous ceux qui souffraient de « schizophrénie blanche »,
cette curieuse entité où les malades n’avaient pas de délire, pas de
discordance, pas de signes positifs – ou négatifs – de psychose :
simplement, ils n’adhéraient pas au système marxiste-­ léniniste,
preuve évidente de folie pour les dirigeants de l’époque. Un délire
anticommuniste. Du coup, ils étaient enfermés et surtout neuro‑
leptisés et, par conséquent, transformés en légumes. Jusqu’à ce
qu’ils meurent de faim, de froid, de solitude. D’abandon.
En France, au cours de la Seconde Guerre mondiale, près de
50 000 morts supplémentaires furent déplorés dans les asiles de
l’époque, chiffre qu’il faut mettre en relation avec les 250 000 alié‑
nés gazés, puis affamés en Allemagne nazie. Hitler avait une
conception radicale de la prise en charge des « vies sans valeur
de vie ». Pourtant, il se trouve toujours des pseudo-­historiens pour
proclamer qu’il n’y eut aucune intentionnalité en France, qu’ils
mouraient parce qu’il n’y avait rien à manger à l’époque, oubliant
qu’une circulaire ministérielle accordait des rations de suralimen‑
tation aux pensionnaires de tous les établissements de santé, des
hôpitaux aux sanatoriums en passant par les maisons de repos,
à l’exception notable des asiles d’aliénés et qu’un texte de Vichy
enjoignait aux aliénistes de l’Isère de trier les récupérables (ceux
qui pourraient retravailler dans les six mois) et de ne nourrir
que ceux-­là, condamnant à mort les incurables. Comme quoi, un
monde sans voix psychiatrique peut s’avérer un monde mortel
pour les fous.
Conclusion. Un monde sans psychiatrie ? 255

Antipsychiatrie

C’était le projet des antipsychiatres d’imaginer un monde


réformé par le politique, un monde qui ne fabriquerait plus ni
fous ni psychiatres, car, selon eux, « la folie n’existe pas, elle n’est
que le symptôme d’une société capitaliste oppressive. Changeons
la société, il n’y aura plus de fous ». Las ! On a vu le résultat,
des milliers de psychotiques jetés à la rue. Une nouvelle race de
clochards venait d’être inventée !
En allant un peu plus loin, observons ce qui se passe dans
les régions du monde où la doctrine appelée antipsychiatrie a été
mise en application. Prenons par exemple l’Italie où un psychiatre,
le docteur Franco Basaglia, avait forgé un certain nombre d’apho‑
rismes dont le plus célèbre était : « La maladie mentale n’existe pas,
elle n’est que le symptôme d’une société (capitaliste) malade. » En
d’autres termes, rien ne sert de soigner les fous ; soignons plutôt
la société qui, du coup, ne fabriquera plus de fous.
Créons enfin le paradis socialiste où, comme chacun sait,
tout le monde sera heureux et plus personne ne déprimera, ne
délirera, ne mourra de faim ou d’anorexie. Et c’est ainsi que du
jour au lendemain, dès que la loi eut été votée, tous les hôpitaux
psychiatriques italiens ont fermé, jetant à la rue des milliers de
psychotiques. Il semble que cet épisode fut terrible, sauf dans les
régions comme Trieste, fief du docteur Franco Basaglia, où les
choses avaient été préparées avec la mise en place de structures
alternatives comme les foyers, les hôpitaux de jour, les comu-
nità qui fonctionnent toujours et dont certaines sont de remar‑
quables outils d’intégration tant elles permettent aux malades de
se mélanger plutôt harmonieusement dans la mesure du possible
à la population.
Aujourd’hui encore, la quasi-­ absence de structures hospita‑
lières en Italie constitue un manque assez cruel si l’on en discute
avec les confrères de la péninsule. Il y a quelques années, l’un
d’entre eux me confiait sans rire que lorsqu’un de ses patients
avait vraiment besoin d’être hospitalisé, vu le manque de lits, il
lui conseillait de commettre un petit délit, un larcin par exemple,
de manière à aller en prison pour être contenu, rencontrer un
256 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

psychiatre et être soigné. Comme quoi, une société officiellement


sans malades psychiatriques ou plutôt sans structure psychia‑
trique peut mener à un univers complètement répressif et carcéral.
Finalement, ce sont le plus souvent les congrégations catholiques
qui se sont organisées comme lieux d’accueil. Du coup, si le lecteur
me permet ce raccourci, c’est le Parti communiste italien qui a
fait la fortune de l’Église !
Tout cela me rappelle l’époque où en URSS, on ne trouvait
aucun suicide dans les publications épidémiologiques, tout sim‑
plement parce que les suicides étant interdits, ils ne pouvaient
pas exister. Il était donc hors de question de les comptabiliser.
Rappelons-­nous l’époque de l’Inquisition où les cadavres des sui‑
cidés étaient torturés, brûlés post mortem. Il aurait pourtant été
simple de comprendre que la maladie ne se décrète pas et que
la maladie mentale est universelle. Il est frappant de voir que la
fréquence de la schizophrénie, comme celle du trouble bipolaire,
est d’une remarquable constance, que ce soit dans l’espace ou que
ce soit dans le temps. En d’autres termes, le pourcentage de ces
patients est le même en Afrique, en Asie, en Europe, en Asie ou
en Océanie et il a toujours été le même dans toutes les époques
où ce genre de données est extrapolable.
Il faut donc bien se résigner à la réalité : la folie est une
maladie comme les autres. Et à ce titre, elle a aussi une dimen‑
sion organique, biologique, génétique et, quels que soient l’époque
et le lieu que l’on considère, le pourcentage de schizophrènes,
de bipolaires, de trisomiques, pour citer les principales entités
cliniques, reste désespérément stable. Rien de plus démocratique
que la schizophrénie qui frappe les riches comme les pauvres,
les puissants comme les misérables. Certes, il existe des maladies
comme l’anorexie mentale, l’état de stress post-­ traumatique, qui
sont totalement ou presque liées à l’environnement culturel ou
circonstanciel, mais, dans la plupart des cas, le poids des gènes
est tel que la folie était, est – et sera ? – inexorablement présente
parmi nous.
Conclusion. Un monde sans psychiatrie ? 257

Eugénisme

Qui dit génétique dit eugénisme et j’ai déjà évoqué les horreurs
de la Seconde Guerre mondiale et ses centaines de milliers de
malades mentaux sacrifiés sur l’autel du nazisme en Allemagne,
en France mais aussi en Scandinavie, en Italie et probablement
ailleurs encore. « Plus jamais ça » fut le cri de ralliement des
aliénistes à la Libération et il résonne encore aux oreilles des
psychiatres pas trop sourds ou aveugles d’aujourd’hui. Ceux qui ne
sont pas trop dans le déni. Je me souviens encore de la phrase de
l’un d’entre eux à propos de mon livre Droit d’asiles2 où je décrivais
le calvaire des fous lors de la Seconde Guerre mondiale : « Si ce
que tu dis est vrai, je ne pourrai plus mettre les pieds dans mon
service de psychiatrie ni même pénétrer dans l’hôpital. » Ce à
quoi je n’ai pas pu m’empêcher de répondre : « Alors, tu ne peux
plus entrer dans une église à cause de l’Inquisition ni te rendre
en Allemagne à cause du nazisme… » Il suffit de lire le chapitre
de Patrick Clervoy à propos des séances de torture (la faradisa‑
tion) pour comprendre que le rôle de nos prédécesseurs n’a pas
toujours été très reluisant. Mais sommes-­ nous responsables des
erreurs – horreurs – de nos pères ?
Si l’on prend l’exemple de la Chine où la notion de maladie
mentale et donc d’hygiène mentale n’existe pas dans leur médecine
classique, je suis allé visiter quelques services et j’avoue avoir été
étonné. Les schizophrènes sont évidemment les mêmes là-­bas que
chez nous et j’ai pu constater que, malgré mon absence de com‑
préhension du mandarin, j’étais capable de poser un diagnostic
correct à peu près à tous les coups. Le problème est que là-­bas,
les services psychiatriques ne semblent apparemment servir qu’à
enfermer les gens dangereux. J’ai encore en mémoire ces longs
corridors sinistres barrés par d’épais barreaux derrière lesquels
des gens en pyjamas rayés horizontalement étaient tous au lit à
midi trente, généralement en surpoids et avec des mouvements
anormaux directement dus aux neuroleptiques dont ils sont abreu­
vés. Un peu comme si en France il n’y avait que des UMD (unités

2. Lemoine P., Droit d’asiles, Paris, Odile Jacob, 1997.


258 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

pour malades dangereux). En revanche, là-­bas, si on est déprimé,


anorexique, bipolaire, toxicomane, borderline, suicidaire et si on
n’est pas très riche ni capable de financer une hospitalisation à
l’étranger, il n’existe aucune structure spécialisée ou presque. Et
apparemment c’est un peu dur ! Il semble néanmoins qu’une prise
de conscience soit en train d’émerger et qu’un réseau de soins
soit à l’étude… Espérons.
Et chez nous, autrefois ? Comment se comportait notre société
européenne avec ses fous quand la notion de psychiatrie n’avait
pas encore été inventée ? Au Moyen Âge, tout au moins dans sa
première partie, le fol était protégé, nourri bien qu’exclu. Il était
certes considéré comme un pécheur, donc un possédé, mais c’était
avant tout un « pauvre d’esprit à qui le royaume des cieux appar­
tenait », pour reprendre les Béatitudes des Évangiles. Il fallait donc
montrer de la compassion à son égard et le protéger, même si on
le tenait à l’écart, car, malgré tout, c’était un pécheur. Le statut
du fol était d’ailleurs tellement privilégié que, parfois, des profi‑
teurs, à savoir les bandits de grand chemin, les vide-­goussets, les
coupe-­jarrets, se déguisaient en aliénés, après leur avoir volé leur
signe distinctif, le chapeau jaune, de manière à être comme eux
protégés et nourris, voire hébergés. Ce n’est qu’avec l’Inquisition,
elle-­même issue des grands fléaux comme la peste, les famines,
les guerres, que le statut des malades mentaux a radicalement
changé, un bon nombre d’entre eux, mélancoliques, hystériques,
s’étant retrouvés brûlés vifs en tant que possédés du diable, héré‑
tiques, abominables sorcières, que sais-­je ! Ce n’est pas moi qui
le dis, mais un prêtre courageux de l’époque, un jésuite nommé
Jean Wier. Un Juste parmi les Justes qui pensait que les malheu‑
reux avaient besoin de soins, pas du bûcher, et qui osait railler
les inquisiteurs.
Ce n’est finalement que l’invention de la psychiatrie et de
l’asile par Pinel et surtout Esquirol qui a permis de transformer
le destin des aliénés. Certes, la psychiatrie morale a connu bien
des dérives, bien des excès, bien des arbitraires, mais aussi,
combien de vies a-­ t‑elle sauvées ? Le 30 juin 1838, jour de la
promulgation de la loi portant assistance aux aliénés, peut être
considéré comme la véritable date de naissance de la psychiatrie
moderne. Donner à manger, un toit, des soins, de la sécurité à
Conclusion. Un monde sans psychiatrie ? 259

des sujets respectés et protégés de la vindicte du public, tel était


le projet des députés au bout d’un long et passionnant débat à
l’Assemblée nationale. Quel bilan peut-­on en tirer cent soixante-­
dix-­sept ans plus tard ?
Points négatifs : un peu partout, les asiles sont rapidement
devenus un lieu de ségrégation, pire, d’esclavage au sens propre
du terme ! À force d’être conçus comme des microcosmes avec
une ferme modèle, un moulin, une forge, une imprimerie, une
blanchisserie, des ateliers en tous genres, les asiles d’aliénés, sous
couvert de réhabilitation, ont gardé de force des gens parfois guéris,
car sans eux l’institution n’aurait pas pu tourner. Pour un salaire
symbolique (pécule du malade) fixé par la loi au maximum à deux
timbres-­poste par jour, plus un paquet de cigarettes Caporal ou de
tabac gris, plus un litre de vin pour les fous anciens combattants,
des malheureux ont travaillé durement pendant des décennies, des
vies entières, sont morts à la tâche. L’ergothérapie n’est tolérable
que si l’hôpital peut s’en passer pour assurer sa pérennité. Sinon,
c’est la porte ouverte à tous les excès. J’ai vu des chaînes de
petites voitures où des psychotiques répétaient toute la semaine le
même geste, comme en usine, à la différence près qu’eux n’étaient
quasiment pas payés.
Les traitements médicamenteux apparus dans les années 1950
ont guéri les soignants (plus que leurs patients) de leur peur des
fous et de leurs coups, leur ont enfin permis de penser, de réflé‑
chir. En revanche, les mêmes soignants ont perdu aussi la peur
de les prescrire et de les distribuer. Que penser de ces traitements
distribués larga manu, capables de faire prendre des dizaines de
kilos et, selon Stephen Stahl3, d’abréger la vie de vingt à trente
ans ? La routine appelée chronicité en psychiatrie s’infiltre partout,
notamment dans les habitudes thérapeutiques jamais remises en
question et qui font des ravages.
Points positifs : Dieu merci, les progrès en tous genres, médica‑
ments, psychothérapies diverses et variées, séjours de plus en plus
brefs, accompagnement des malades à l’extérieur sont intervenus
depuis les années 1960 et ont permis aux patients, notamment les
schizophrènes, de retrouver une vie subnormale dans la cité. La

3. Stahl S., Psychopharmacologie essentielle, Paris, Lavoisier, 2015.


260 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

politique de secteur centrée sur l’extrahospitalier, quand elle est


bien comprise, ce qui malheureusement est l’exception pour ce
que nous avons pu en juger, participe à l’évidence de ce progrès.

Antiques querelles

Voilà des siècles, des millénaires peut-­être que les psychiatres


s’étripent sur une question qui ne manque pas d’amuser nos
confrères chinois : la folie a-­t‑elle une origine psychologique ou
organique ? Cette question purement idéologique ne cesse de hanter
la pensée occidentale et a mené aux pires horreurs, des bûchers
de l’Inquisition (psychogenèse) à la lobotomie (organogenèse). La
bataille qui fait toujours rage entre psychanalystes et neuroscien‑
tifiques en est le moderne et consternant avatar. Les adorateurs
du dieu Science jettent l’anathème sur ceux du dieu Freud et vice
versa et leurs sectateurs médiatiques jettent leurs saintes huiles
sur le feu. Et pourtant !
Si enfin les protagonistes des deux camps acceptaient d’ouvrir
les yeux sur les découvertes les plus récentes et arrêtaient de déni‑
grer l’autre partie, prétendant, d’un côté, que « la psychanalyse est
inefficace, toutes les études le prouvent » et, de l’autre, que « les
neurosciences n’ont rien apporté et que l’imagerie ne montre rien
dans ce domaine » et s’ils acceptaient simplement de se documenter
sur un sujet aussi nouveau que crucial, l’épigenèse, ils compren‑
draient que cette querelle est résolue, obsolète et que, désormais, le
combat de la psychanalyse se confond avec celui des neurosciences.
Prenons l’exemple simple de la psychose. Pour être schizo‑
phrène, il faut tout d’abord et de manière nécessaire être porteur
de gènes de vulnérabilité (lesquels ne s’exprimeront pas toujours).
Si au cours de la grossesse, la mère est en contact avec un virus,
le risque d’éclosion de la maladie augmente. Et si enfin, au cours
de la petite enfance, se produisent des « événements de vie », mère
perturbée par les petits troubles qu’elle perçoit inconsciemment
chez son petit, divorce, traumatismes, toutes les conditions sont
réunies pour voir apparaître entre 15 et 35 ans un délire p­ aranoïde.
Que signifie cette théorie ?
Conclusion. Un monde sans psychiatrie ? 261

Les généticiens et les neuroscientifiques ont raison (gènes,


virus). Les psychanalystes ont raison : familles perturbées avec
cercles vicieux pathogènes. Je ne résiste pas au plaisir de citer
un de mes maîtres lyonnais, Jacques Hochmann : « Personne n’a
jamais prouvé que les parents rendent malades leurs enfants, mais
ce qui est certain, c’est que les enfants rendent malades leurs
parents ! » Les comportementalistes ont raison : conditionnement à
la maladie. Les sociologues, systémiciens familiaux, antipsychiatres
de tout poil ont raison…
Comment et pourquoi ont-­ils raison ? Il faut savoir que la pres‑
sion de l’environnement (polluants, événements de vie, abondance
ou disette…) provoque des mutations épigénétiques transmissibles
aux descendants. Par exemple, un fumeur augmente le risque de
cancer du poumon de ses fils, petits-­fils et arrière-­petits-­fils ; une
fumeuse augmente le risque de cancer du poumon de ses filles,
petites-­filles et arrière-­petites-­filles. Une mère et/ou un père per‑
turbés et/ou perturbants peuvent provoquer une mutation qui va
permettre au gène de la schizophrénie de s’exprimer. Tout cela
reste à ce jour assez spéculatif, mais représente à mon sens l’ave‑
nir de la spécialité, avenir qui devrait permettre aux soignants et
aussi aux théoriciens d’imaginer les ponts que jusqu’à présent ils
avaient échoué à lancer.
Si un sévice sexuel dans l’enfance entraîne une mutation épi‑
génétique qui va induire un état borderline et qu’une psycho‑
thérapie bien conduite entraîne une mutation dans l’autre sens,
ce qui semble relativement bien prouvé aujourd’hui, on ne voit
pas pourquoi cette théorie ne pourrait pas s’étendre à l’ensemble
de notre pratique. De ce fait, toute psychothérapie bien conduite
devient un acte biologique. Et comme on sait que la théorie de
ladite psychothérapie compte moins que la qualité du psychothé‑
rapeute, tout est dit. En d’autres termes, un « bon » psychanalyste,
même si sa théorie est « mauvaise », aura de bien meilleurs résul‑
tats qu’un « mauvais » comportementaliste, même si sa théorie est
parfaitement validée.
Je sais bien que certains psychanalystes ne vont pas manquer
de penser avec amusement que je suis en train de réconcilier
mon papa neuroscientifique avec ma maman psychanalyste, mais
qu’importe l’interprétation pourvu qu’on ait l’ivresse du soin ! La
262 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

psychiatrie n’est certainement pas parfaite, loin de là, mais, à bien


y regarder, elle n’a pas à rougir de son niveau scientifique, qui
la situe dans une bonne moyenne si on la compare à la cardio‑
logie (probablement la plus scientifique de toutes les spécialités),
à la neurologie ou à la dermatologie (probablement au bas de
l’échelle). Alors ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, critiquons
en permanence la psychiatrie, elle le mérite, mais protégeons-­la
aussi, car, quand on y regarde de plus près, on voit que chaque
fois qu’une crise survient dans une société, c’est le fou qui est
en première ligne et qui est désigné comme le bouc émissaire, la
victime sacrificielle pour reprendre les mots de René Girard dans
La Violence et le Sacré.
Aujourd’hui encore, chez nous, en Europe, en pleine crise
économique, force est de constater que les moins bien lotis, les
moins bien dotés des hôpitaux sont sans conteste les hôpitaux
psychiatriques. Chaque fois que dans un hôpital général des coupes
budgétaires interviennent, ce sont les services psychiatriques qui
trinquent, comme si, dans l’esprit des décideurs, la psychiatrie
passait après les spécialités considérées comme plus nobles. Je ne
pense pas être misérabiliste ni envieux, mais je suis bien obligé de
voir la grande misère actuelle de certaines institutions en France,
en Europe et de par le monde, y compris aux États-­Unis. Lorsqu’en
1982 j’étais chercheur à Stanford en Californie du Nord, une des
plus belles, plus modernes, plus prestigieuses, plus riches univer‑
sités du monde, en plein cœur de la Silicon Valley, je travaillais
dans un service de psychiatrie étonnant de vétusté et d’inconfort :
deux dortoirs pour une trentaine de patients, l’un d’entre eux était
gaiement meublé d’une table de ping-­ pong, sans doute pour le
rendre plus intime et silencieux !
Alors, je le dis sans ambages, il faut non seulement protéger
la psychiatrie, mais aussi les malheureux psychiatres (endangered
species), car leur mission première est de protéger les malades, les
plus vulnérables d’entre nous. Malheureux, les psychiatres ? Oui
sans doute, car une de leurs principales missions est d’être déni‑
grés, moqués, vilipendés, toujours pris en tort de trop de laxisme
ou d’excès d’autoritarisme arbitraire. Mais après tout, n’est-­ce pas
une de leurs fonctions sociales d’être en quelque sorte des boucs
émissaires sociologiques, des boucliers pour leurs malades dont
Conclusion. Un monde sans psychiatrie ? 263

ils sont avant tout chargés de prendre soin dans tous les sens du
terme ? C’est même en partie pour cela qu’ils sont payés ! Les
protéger ? Oui sans doute et surtout contre eux-­ mêmes tant ils
sont capables d’aberrations de toutes sortes quand ils sont livrés
sans contrôle à leur imagination sans limite. De l’orgue à chats
à la faradisation, de certains excès de la psychanalyse à ceux des
thérapies cognitives et comportementales, à l’impaludation, à la
cure de Sakel, aux bains surprises, à l’extermination, voilà ce qui
se passe quand la psychiatrie n’est pas pensée comme un objet
de sciences et de soins cohérent. Voilà ce qui se passe quand les
psychiatres ne sont pas obligés de se frotter aux autres scienti‑
fiques. L’isolement sensoriel mène au délire !
Et puis, au fond, quand on y réfléchit, ce qu’on appelle « his‑
toire de la psychiatrie » a été fait la plupart du temps par des
non-­psychiatres : des prêtres inquisiteurs ou non, des sorciers,
des devins, des aliénistes, des médecins sans formation aucune,
des neurologues, des juristes, des neurophysiologistes, etc. L’objet
psychiatrie est follement hétérogène, car il est bio-­ psycho-­social,
comme le dit l’OMS, et paradoxalement sa cohérence interne ne
viendra que lorsqu’elle acceptera de se situer à l’interface des
sciences humaines, toutes les sciences humaines, et des sciences
fondamentales, toutes les sciences fondamentales. Jusqu’à présent,
la psychiatrie universitaire qui est tout sauf universelle a toujours
refusé et follement critiqué cette position, préférant rester dans une
endogamie stérilisante, se montrant exclusivement intéressée par
les arcanes diplomatiques hexagonaux plutôt que par le métissage
avec la psychiatrie étrangère et avec des disciplines comme la
génétique, la mathématique, la statistique, l’histoire, la sociologie,
l’ethnologie… Pourtant, chacun sait que la consanguinité mène à
la stérilité et c’est bien ce que l’on observe en France si l’on en
juge par la position de notre pays en ce qui concerne le nombre
de publications internationales, loin derrière des pays comme
la Suisse, la Belgique, l’Italie, l’Espagne pourtant moins peuplés
pour les premiers, moins riches pour les seconds… À quand une
chaire de psychiatrie donnée à un épidémiologiste statisticien ou
à un ethnologue ? Il en va de même pour les autres instances
telle l’Académie de médecine et les instituts publics de recherche
qui, pourtant, auraient la possibilité et se devraient de réunir les
264 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

compétences, mais qui fonctionnent exactement comme l’univer‑


sité, malheureusement.
Je rêve, nous rêvons d’une psychiatrie comme celle décrite par
Philippe Courtet, une psychiatrie ouverte, créative, joyeuse, une
psychiatrie folle, mais pas psychotique. Pur délire, pensez-­vous ?
OK, j’assume et même je demande à être immédiatement interné
avec des matheux, des chimistes, des juristes mais pas avec des
psychiatres… Vite, vite, la camisole !
Les auteurs

• Philippe Brenot, psychiatre et anthropologue, est directeur des


enseignements de sexologie et sexualité humaine à l’université Paris-­
Descartes ainsi que président de l’Observatoire international du
couple.

• Patrick Clervoy, professeur de médecine à l’École du Val-­de-­Grâce,


ancien titulaire de la chaire de psychiatrie et de psychologie médi‑
cale appliquées aux armées, est spécialiste du stress et des compor‑
tements pathologiques dans les conditions extrêmes de guerre et de
catastrophe.

• Philippe Courtet, professeur de psychiatrie à l’université de


Montpellier, coordonnateur du département d’urgences et posturgences
psychiatriques au CHU-­
Montpellier, dirige un groupe de recherche
sur la vulnérabilité suicidaire au sein de l’unité INSERM-­
1061. Il
est actuellement le président de l’Association française de psychiatrie
biologique et neuropsychopharmacologie.

• Boris Cyrulnik, psychiatre, directeur d’enseignement master 2-­DIU


à l’université Toulon-­
Sud, anime plusieurs groupes de recherche et
de réflexion sur l’attachement et la résilience.

• Saïda Douki Dedieu, ancien professeur associé à l’université


Claude-­Bernard de Lyon et ancienne présidente de la Fédération des
266 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

psychiatres arabes, est professeur émérite de psychiatrie à la Faculté


de médecine de Tunis.

• Serge Erlinger, médecin hospitalier et universitaire, est profes‑


seur honoraire à la faculté de médecine Xavier-­ Bichat (université
de ­Paris-­VII-­Diderot). Spécialiste des maladies du foie, il est ancien
chef du service d’hépatologie de l’hôpital Beaujon (APHP) et ancien
directeur de l’Unité de recherches de physiopathologie hépatique de
l’Institut national de la santé et de la recherche médicale.

• André Giordan, spécialiste des hormones de l’hypophyse, puis épis‑


témologue, est professeur à l’Université de Genève où il a créé le
Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences. Il intervient
actuellement en éducation thérapeutique du patient dans le cadre de
l’École de Genève.

• Jacques Hochmann, professeur émérite de psychiatrie à l’université


Claude-­Bernard, médecin honoraire des hôpitaux de Lyon, a développé
dans une orientation de psychiatrie communautaire et de psycho­
thérapie institutionnelle un dispositif public de soins ambulatoires
intensifs pour les enfants et les adolescents. Il s’est intéressé aux
rapports entre psychanalyse et neurosciences et étudie actuellement
l’histoire des idées en psychiatrie.

• Hager Karray est psychiatre, psychanalyste et praticien ­hospitalier


au CHS de la Savoie. Ancienne assistante hospitalo-universitaire des
Hôpitaux de Tunisie, elle est cofondatrice de l’Espace analytique
franco-tunisien.

• Pierre Lamothe, psychiatre des hôpitaux et médecin légiste, a


accompagné le développement de la médecine et de la psychiatrie en
milieu pénitentiaire dans les textes et sur le terrain. Expert agréé par
la Cour de cassation et désigné par la Cour pénale internationale de
La Haye, il a quotidiennement constaté la difficulté d’une évaluation
en criminologie surtout lorsqu’elle doit déboucher sur des mesures
concrètes et répondre à des attentes sociales ou politiques.
Les auteurs 267

• Patrick Lemoine, ancien praticien hospitalier et chef d’intersecteur


psychiatrique, est actuellement directeur médical international de la
division Psychiatrie du groupe Clinéa-­Orpéa. Docteur en neuro­sciences
et habilité à diriger la recherche (université Claude-­Bernard de Lyon),
il est ancien Research Fellow à l’Université Stanford en Californie et
ancien chercheur associé à l’Université de Montréal. Il est professeur
associé de l’Université de Pékin.

• François Lupu, né en 1946, est ethnologue, spécialisé en anthro‑


pologie de l’alimentation. Il travaille en Chine sur l’approche de la
diététique de la grande vieillesse par la médecine chinoise et les savoirs
communs.
Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier chaleureusement M. Patrick


de Saint-­Jacob, directeur national de la division p ­sychiatrique
Clinéa, d’avoir tant facilité l’organisation de leurs réunions.
Table

Pourquoi tant d’idées folles en psychiatrie ?


par Boris Cyrulnik............................................................ 7
La morale de cette histoire folle.................................... 22

Les mots et les soins : la psychiatrie au crible


de l’épistémologie
par André Giordan............................................................ 27
Un passé chargé….......................................................... 29
Les noms des pathologies mentales.............................. 32
La fonction du DSM..................................................... 34
Histoire des techniques thérapeutiques......................... 39
Les présupposés des maladies mentales....................... 45
Conclusion...................................................................... 47

Les suppliciés de la Grande Guerre


par Patrick Clervoy........................................................... 51
Des hommes effrayés….................................................. 52
Et des médecins sûrs de leur science........................... 54
De l’hypnose des batailles à l’obusite........................... 56
La question des simulateurs et des persévérateurs...... 58
La mobilisation des neurologues
contre les hystériques................................................. 60
Un long catalogue des curiosités médicales................. 63
272 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

La douleur infligée......................................................... 65
Le torpillage faradique................................................... 67
Vincent de pôles............................................................. 68
La discussion portée à l’Assemblée nationale.............. 71
Le pire au centre de Salins-­les-­Bains........................... 72
Ailleurs et après.............................................................. 74
Que sont-­ils devenus ?................................................... 75

Petite histoire de la boisson et de l’alcoolisme


par Serge Erlinger............................................................. 77
L’alcool dans l’Histoire :
de Sumer à la Renaissance....................................... 78
Le xixe siècle : Magnus Huss
et la naissance de la maladie alcoolique.................. 86
Les médecins : un rôle ambivalent............................... 89

Pourquoi les psychiatres


n’aiment-­ils pas le sexe ?
par Philippe Brenot........................................................... 95
Histoire du sexe et de la psychiatrie............................ 95
France méfiance............................................................. 97
Sexologie moderne.......................................................... 98
Aujourd’hui..................................................................... 101
Pour des psychiatres sexologues.................................... 103

La psychiatrie au temps du nazisme


par Boris Cyrulnik............................................................ 105

Psychiatrie, religion et éthique


par Saïda Douki Dedieu et Hager Karray....................... 119
Introduction.................................................................... 119
Psychiatrie et religion : une histoire conflictuelle........ 120
Une (més)alliance nouvelle ?......................................... 120
Un antagonisme radical................................................. 121
Vérité et savoir............................................................... 121
Les intégristes de la science.......................................... 125
Table 273

Le psychiatre et la politique :
au risque du totalitarisme......................................... 125
Quel rôle pour le psychiatre dans une théocratie ?
Le cruel dilemme du psychiatre islamiste................ 128
La contextualisation....................................................... 130
Conclusion...................................................................... 130

La folle histoire des thérapies de choc


par Patrick Lemoine......................................................... 133
Les bains surprises......................................................... 134
L’orgue à chats pour fou mélomane............................ 135
L’impaludation................................................................ 136
Les cures de Sakel : chocs humides
ou chocs secs ?........................................................... 138
Les chocs au camphre puis au cardiazol.................... 143
L’électrochoc.................................................................... 144
Conclusion...................................................................... 148

La dégénérescence, origine et conséquences


d’une théorie dommageable
par Jacques Hochmann.................................................... 151
Les origines..................................................................... 153
La dégénérescence selon Morel...................................... 156
La dégénérescence, suite et fin ?................................... 159
La dégénérescence dans la culture................................ 163
Vers l’eugénisme............................................................. 168
Persistance d’une théorie apparemment défunte.......... 169

Fou(s) de Chine
par François Lupu............................................................ 173
Du côté de la Chine…................................................... 175
L’harmonie (xie ou he) moteur de la vie.................... 176
Bien plus qu’un organe : le cœur................................. 180
Le rôle primordial du vent............................................ 180
Le vent… Quel vent ?.................................................... 181
Mais pourquoi ?............................................................. 182
Le vent au centre de la disharmonie mentale............. 182
274 LA FOLLE HISTOIRE DES IDÉES FOLLES

Le jeu des émotions comme facteurs pathogènes........ 183


Les émotions entre normal et pathologique................. 183
Les émotions : des données complexes........................ 184
Groupes d’émotions ayant une relation privilégiée
avec un organe........................................................... 185
Une notion centrale :
kuang 狂 (furieux, arrogant, fou)............................. 186
Dian (aliénation, anomalie, folie, démence)................ 187
Dian xian (épilepsie)...................................................... 188
Zangzao........................................................................... 188
La simulation................................................................. 189
Les thérapeutiques.......................................................... 189
Les remèdes..................................................................... 189
« Psychothérapie » ?........................................................ 190
Quelques cas cliniques................................................... 191
« La méditation blesse la rate,
la colère vainc la méditation ».................................. 193
« La tristesse blesse les poumons,
la joie vainc la tristesse ».......................................... 193
« La colère blesse le foie,
la tristesse vainc la colère »....................................... 194
« La peur blesse le rein,
la méditation vainc la peur ».................................... 194
En guise de conclusion................................................. 195

Une idée folle en psychiatrie : la certitude


Par Pierre Lamothe........................................................... 197

L’âge d’or de la psychiatrie arrive !


par Philippe Courtet.......................................................... 213
La psychiatrie meurt aussi............................................ 214
La psychiatrie doit-­elle disparaître ?............................. 215
La psychiatrie n’est pas (assez) scientifique !.............. 219
L’avenir appartient à la psychiatrie.............................. 223
La santé connectée......................................................... 243
Conclusion...................................................................... 249
Table 275

Conclusion. Un monde sans psychiatrie ?


Par Patrick Lemoine......................................................... 251
Goulag............................................................................. 254
Antipsychiatrie................................................................ 255
Eugénisme....................................................................... 257
Antiques querelles........................................................... 260

Les auteurs. ..................................................................... 265

Remerciements................................................................. 269
DES MÊMES AUTEURS
CHEZ ODILE JACOB

Boris Cyrulnik :
Ivres paradis, bonheurs héroïques, 2016.
Les Âmes blessées, 2014.
Résilience. De la recherche à la pratique (dir. avec Marie Anaut), 2014.
Résilience et personnes âgées (dir. avec Louis Ploton), 2014.
Sauve-­toi, la vie t’appelle, 2012.
Résilience. Connaissances de base (dir. avec Gérard Jorland), 2012.
Quand un enfant se donne « la mort ». Attachement et sociétés, 2011.
Famille et résilience (dir. avec Michel Delage), 2010.
Mourir de dire. La honte, 2010.
Je me souviens…, « Poches Odile Jacob », 2010.
Autobiographie d’un épouvantail, 2008.
École et résilience (dir. avec Jean-­Pierre Pourtois), 2007.
Psychanalyse et résilience (dir. avec Philippe Duval), 2006.
De chair et d’âme, 2006.
Parler d’amour au bord du gouffre, 2004.
Le Murmure des fantômes, 2003.
Les Vilains Petits Canards, 2001.
De l’inceste (avec Françoise Héritier et Aldo Naouri), « Poches Odile Jacob »,
2000.
Un merveilleux malheur, 1999.
L’Ensorcellement du monde, 1997.
Les Nourritures affectives, 1993.

Patrick Lemoine :
Le Mystère du nocebo, 2011.
Droit d’asiles, 1998.
Le Mystère du placebo, 1996.
LA FOLLE HISTOIRE
DES IDÉES FOLLES EN PSYCHIATRIE
Contradictions, errements, lubies, impasses, sadisations :
la psychiatrie, en France et dans le monde, a une histoire
qui peut faire peur quand on l’examine de près, car, comme
toute discipline médicale, elle a eu du mal à naître.
Au nom de quoi, par exemple, pendant la Grande Guerre,
les Poilus recevaient-ils des décharges électriques pour
retourner au front ? Comment les psychiatres allemands
ont-ils justifié les expériences qu’ils menaient sur les fous
pendant le nazisme ? Comment a-t-on pu penser un jour
que la malaria pouvait guérir de la psychose ?
Entourés par une dizaine d’experts – des psychiatres prin-
cipalement mais aussi un hépatologue, un ethnologue et
un épistémologue –, Boris Cyrulnik et Patrick Lemoine
débattent sur le passé de cette discipline qui a peiné à exis-
ter, mais surtout proposent de se concentrer sur la seule
question qui vaille pour demain : quelle confiance accorder
à la psychiatrie ? Quels garde-fous mettre en place ? Et que
serait une société sans psychiatrie ?

sous la direction de
Boris Cyrulnik et Patrick Lemoine
Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et directeur d’ensei-
gnement à l’université de Toulon. Il est l’auteur de très
nombreux ouvrages qui ont tous été des best-sellers, parmi
lesquels, tout récemment, Ivres paradis, bonheurs héroïques.
Patrick Lemoine est psychiatre, professeur associé à
l’université de Pékin. Il a publié près d’une trentaine d’ou-
vrages, parmi lesquels Le Mystère du placebo.
Avec Philippe Brenot, Patrick Clervoy, Philippe Courtet,
Saïda Douki Dedieu, Serge Erlinger, André Giordan,
Jacques Hochmann, Hager Karray, Pierre Lamothe,
François Lupu.

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