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Auguste Viatte

Mysticisme et poésie chez Gérard de Nerval


In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1963, N°15. pp. 79-85.

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Viatte Auguste. Mysticisme et poésie chez Gérard de Nerval. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,
1963, N°15. pp. 79-85.

doi : 10.3406/caief.1963.2244

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1963_num_15_1_2244
MYSTICISME ET POÉSIE
CHEZ GÉRARD DE NERVAL

Communication de M. A. VIATTE
{Zurich)

au XIVe Congrès de V Association, le 26 juillet 1962.

De bonnes études, notamment celles de Jean Richer, nous


ont fait connaître les lectures occultistes de Nerval ; les
exégètes des Chimères ont fait des rapprochements utiles avec
les doctrines ésotériques ou le tarot. Il reste à élucider, tâche
difficile, les rapports du poète avec les illuminés de son temps,
et à préciser un itinéraire spirituel que ses biographes ont
tendance à négliger au profit de son évolution sentimentale.
Nous nous contenterons de poser ici quelques jalons dans ce
sens.
Jetons un coup d'oeil sur les dates. A la fin de 1849, Nerval
collabore avec Henri Delaage à Y Almanach cabalistique pour
1850 ; la même année, et les suivantes, il publie les plus
caractéristiques de ses essais sur les Illuminés ; en mars-avril
1850, il ajoute à son Voyage en Orient, Y Histoire de la Reine
du Matin. Rien de comparable auparavant. Nous sommes à
un tournant.
A quoi l'attribuer ? Simplement à son enthousiasme pour
la République de 1848, vite défraîchie pourtant ? ou bien à
une initiation ? Quelle créance attacher à sa lettre délirante
du 17 octobre 1854, qui parle au Dr Blanche de son affilia
tion à l'Ordre des Mopses (et cet Ordre du dix-huitième siècle
subsistait-il) ? Hallucinations, inventions romanesques, réa-
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lités, se mélangent étrangement sous sa plume comme dans


son esprit. A en croire son Voyage en Orient, il s'était prévalu
d'un diplôme maçonnique pour amadouer un chef druse,
mais tout cet épisode druse semble fictif, et d'autres passages
le contredisent (i). Peu nous importe, au demeurant : ce
n'est guère dans les Loges, à son époque, qu'il pouvait
s'imprégner de mysticisme ; Eliphas Lévi, un peu plus tard,
en fera l'expérience.
Mais précisément il connaît le futur Eliphas Lévi, qui garde
encore son nom authentique, l'abbé Constant ; il connaît
son inséparable Esquiros ; avec eux et cet Alexandre Weill
qui se vantera d'avoir « initié » Victor Hugo, il a fondé, le
29 février 1848, le Club des Augustins ; il connaît leur maître
à tous deux, l'excentrique Ganneau dit le Mapah, que d'ail
leurs il persifle, en bon Parisien sensible au ridicule. Nous
avons nommé Henri Delaage, martiniste et magnétiseur.
Il faudrait mentionner le groupe fouriériste de la Démocratie
pacifiste, où se firent, à Paris, les premières expériences spi-
rites, rechercher où Nerval a pu se procurer l'œuvre inédite
de Martines de Pasqually, dont Jean Richer montre qu'il a eu
connaissance ; surtout, il faudrait rappeler les thèmes luci-
fériens qui se propagent dans les lettres après 1840, de la
Comtesse de Hudolstadt aux Litanies de Satan, et ne pas oublier
Charles Nodier, dont la Fée aux Miettes formulait déjà la
théorie de « l'expansion du rêve dans la vie réelle » : à maints
égards, l'auteur ày Aurélia est son héritier direct ; il ne nous
le cache pas, nous savons qu'ils se voyaient fréquemment,
mais pour cette raison même leurs rapports ont laissé peu de
traces écrites.
M. Lebois vient de rattacher la Fée aux Miettes aux tra
ditions du compagnonnage : c'est un sous-titre analogue,
« légende du compagnonnage », que portait dans la Presse
V Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, prince des Génies ;
et le récit s'inspire en effet d'une légende initiatique fort
connue, la construction du temple de Jérusalem par Hiram

(1) II nie être franc-maçon dans Une nuit à Londres (La Presse, 8 se
ptembre 1845. — Œuvres, Pléiade, II, p. 862).
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ou Adoniram et l'assassinat de ce dernier par trois compa


gnonsà qui il refusait le mot de passe. Mais dans les deux cas
le compagnonnage est bien dépassé. Au centre du récit de
Nerval figure une descente aux Enfers, dans ce Monde sou
terrain, le Monde du Feu, où Kaïn a fui « la tyrannie jalouse
d'Adonaï », et où sa postérité « règne sans partage » : criminel
et réprouvé pour « avoir enfanté le meurtre » en immolant
Habel, l'oisif « dédaigneux et choyé », il ne s'en est pas moins
fait « bienfaiteur des enfants d'Adam » ; ses descendants,
Hénoch, Jubal, Tubal-Kaïn, ont rassemblé les nomades dans
les villes, groupé les brutes en nations, forgé les premiers
métaux ; d'eux naissent ces génies isolés dont Hugo, dans
les Mages ou dans Clarté d'âmes, célébrera la mission :

Supérieurs aux hommes, ils en. seront les bienfaiteurs et se verront


l'objet de leurs dédains ; leurs tombes seules seront honorées.
Méconnus durant leur séjour sur la terre, ils posséderont l'âpre
sentiment de leur force, et ils l'exerceront pour la gloire d'autrui.
Sensibles aux malheurs de l'humanité, ils voudront les prévenir,
sans se faire écouter. Soumis à des pouvoirs médiocres ou vils, ils
échoueront à surmonter ces tyrans méprisables. Supérieurs par leurs
âmes, ils seront les jouets de l'opulence et de la stupidité heureuse.
Ils fonderont la renommée des peuples et n'y participeront pas de
leur vivant. Géants de l'intelligence, flambeaux du savoir, organes
du progrès, lumières des arts, instruments de la liberté, eux seuls
resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront
en butte à l'envie ; âmes énergiques, ils seront paralysés pour le bien.
Ils se méconnaîtront entre eux.

L'avenir les vengera, lorsqu'ils se joindront à « la milice


infatigable des ouvriers », ralliés au nom d'Adoniram, « et la
phalange des travailleurs, des penseurs, abaissera un jour la
puissance aveugle des rois, ces ministres despotiques d'Ado
naï ». Nous sommes en plein mysticisme révolutionnaire,
dans la ligne de Ganneau et de l'abbé Constant dépeignant
l'affrontement nécessaire des races d'Abel et de Caïn, dans
celle qu'illustre aussi bien Baudelaire :

Race de Caïn, au ciel monte


Et sur la terre jette Dieu !
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Même acheminement dans Aurélia. Se dirigeant vers


l'Orient et vers son étoile — qu'une première version ident
ifiait à Saturne, l'astre des réprouvés (2) — le poète com
mence par répudier le Ciel du Dieu biblique. C'est ailleurs,
lui dit-il, dans cette étoile, qu'il retrouvera ceux qui l'atten
dent,« antérieurs à la révélation que tu as annoncée ». Il
évoque les sept Elohim, « génies primitifs », animateurs du
monde, et l'harmonie de la nature que les dieux régissaient,
puis les luttes qui les ont dépossédés. Son néo-polythéisme,
nourri de lectures orientales ou d'oubliés comme ce Quintus
Aucler qu'il exhumera, doit aussi probablement quelque
chose à Fabre d'Olivet, dont il a médité les notes sur le Caïn de
Byron et dont V Histoire philosophique du genre humain esquiss
ait les temps fabuleux où la suprématie appartenait aux
civilisations d'Afrique et d'Asie.
« Les djinns ou enfants des Eloïms, issus de l'élément du
feu », combattaient, dit l'Histoire de la Reine du Matin, les
« fils d'Adonaï, engendrés du limon » ; « l'un des Eloïms »,
reprend Aurélia — et une note précisait : Adonaï — a fait
schisme en suscitant « une cinquième race, composée des
éléments de la terre ». Mais Aurélia bifurque ici. Les réfugiés
du Monde souterrain n'ont plus l'aspect de bienfaiteurs.
Tombés sous le joug des nécromants qui détiennent les
secrets de la cabale et des communications avec les astres,
leurs sujets ont « gémi dans la captivité » ; le déluge, en les
engloutissant, a rétabli au profit des fils de Noé « l'hymne
interrompu de la terre et des cieux » ; désormais les nécro
mants ne sortent plus de leurs tanières que pour « effrayer
les vivants ou répandre parmi les méchants les leçons funestes
de leurs sciences ». Un réseau transparent de correspondances
unit tous les êtres : Nerval frémit à l'idée que « des esprits
hostiles et tyranniques » peuvent en abuser, et agir sur « la
série heureuse et fatale » que commandent nos horoscopes.
Il le reconnaît à présent : « l'arbre de science n'est pas l'arbre
de vie » ; et c'est alors que dans la seconde partie de son récit
il jette vers Dieu un cri de désespoir.

(2) Voir les Nouvelles littéraires du 18 janvier 1962.


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N'a-t-il pas « troublé l'harmonie de l'univers magique »


en bravant les interdits, en tentant de percer le mystère au
mépris de la loi divine ? n'a-t-il pas ainsi reperdu Aurélia,
elle qui croyait en un Dieu solitaire, tandis que lui s'égarait
dans « un système fatal » ? On sait sa terreur, ses supplications,
et l'intervention d'une notion empruntée à l'Orient, celle d'une
dualité de l'homme, qui renferme en lui deux âmes séparables
et promises à des destins contraires :

II y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle


et celui qui répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis : le bon
et le mauvais génie. « Suis -je le bon ? suis-je le mauvais ? me disais-
je. En tout cas, Vautre m'est hostile. »

Je est un autre... Et cet autre, il le craint maintenant, cet


autre qu'il a maudit c'était lui le bon génie, le « frère myst
ique », c'est lui qui s'éloigne vers le Ciel, emportant Aurélia,
laissant le Nerval terrestre dans sa damnation. Pourtant il
reprendra courage. Il se raccroche à l'idée de l'expiation, de
l'épreuve à laquelle préside « la divinité de ses rêves », — Isis,
ou la Vierge, ou Aurélia elle-même, autant d'hypostases de
son astre tutélaire ; ses pages s'achèvent dans l'apaisement,
et dans la confiance que son drame intérieur et la transposition
de ce drame dans le monde visible — deuil et folie — repré
sentent l'équivalent de ce que les Anciens dépeignaient sous
les images d'une descente aux Enfers.
Peut-être ce fil conducteur peut-il nous guider à travers
les Chimères. Les plus énigmatiques s'encadrent entre deux
dates précises, celle de Delfica (1845), celle du Desdichado
(publié le 10 décembre 1853) ; les autres, la suite évan-
gélique du Christ aux Oliviers et les pythagoriciens Vers dorés,
recueillis avec Delfica en 1852 et 1853 sous le titre de Myst
icisme dans les Petits Châteaux de Bohême, ne renferment
encore que des indices. Delfica même n'est que le point de
départ : la nostalgie des dieux païens et du Temple, symbole
lié à la légende d'Adoniram, et déjà une allusion au « dragon
vaincu » qu'une variante nomme plus clairement « le serpent
vaincu » ; « la sibylle au visage latin » dort encore, mais
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pourtant le poète attend que le temps ramène « l'ordre des


anciens jours ».
Horus est beaucoup plus explicite : ici « Isis, la mère », se
révolte contre son « époux farouche » le « dieu Kneph », et
que nous importe cette mythologie égyptienne ? Mais la
première version, A Louise d'O., reine, remplaçait le dieu
Kneph par « le vieux père », et dans ce vieillard nous reconnais
sons encore Adonaï ; Isis va revêtir la robe de Cybèle qui
symbolise les initiations telluriques ; « l'aigle a déjà passé »,
et elle répond à l'appel de l'esprit nouveau, fils d'Hermès,
— ou, disait la première version, à celui de Napoléon : ainsi
Ganneau et son école campaient, face à « Jésus le Christ-Abel »
« Napoléon le Christ-Caïn » (3).
Antéros marque le point extrême de la courbe. Le poète,
qu'inspire le Vengeur luciférien, porte sur son visage « l'im
placable rougeur » de Caïn, il resème les dents du vieux dragon,
génératrices de guerriers ; plongé dans les eaux du Сосу te
infernal, il s'identifie aux vaincus de l'Olympe ou de Jého-
vah : les Titans que chantera dans le même esprit la Légende
des Siècles, les idoles syriennes, les ennemis d'Israël.
Enfin dans Artémis, poème de l'heure pivotale, nous r
etrouvons, à côté du retour éternel qui se confond avec la
présence de l'éternel féminin, l'emblème de la Rose-Croix
dont les deux éléments se dissocient un peu comme le nar
rateur à* Aurélia se dissocie d'avec son double : en vain la
Rose cherchera sa Croix « dans le désert des Cieux », de ce
« Ciel qui brûle » ne tomberont que des roses blanches, inco
lores, qui offensent « nos dieux » ; Nerval proclame sa préfé
rence pour la « Rose trémière », « au cœur violet », comme à
ces « fantômes blancs » il préfère la « sainte de l'abîme », la
« sainte napolitaine » qu'une note identifie à sainte Rosalie

(3) II y a dans ce texte des réminiscences que nous explique la première


version d'Aurélia. Le 15 décembre 1840, jour de la translation des cendres
de Napoléon, Nerval avait pris part, à Bruxelles, à une séance de magnétis
me : la somnambule avait décrit la cérémonie, puis ajouté que l'âme de
l'Empereur s'était échappée du cercueil et, prenant son vol vers le Nord,
était venue se reposer dans la plaine de Waterloo ; deux jours plus tard,
il avait assisté à un concert auquel assistait aussi Louise d'Orléans, reine
des Belges. D'où la dédicace et les allusions à Napoléon, ensuite effacées
parce que trop précises, comme le « serpent » de Delftca.
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(« Rosalie » égale « Rose »), autrement dit encore « la mort,


ou la morte »...
Mais El Desdichado, un peu plus d'un an avant la mort du
poète, témoigne d'un redressement et apporte une conclusion
apparentée à celle d'Aurélia. Le nouvel Orphée a triomphé
de la mort ; il a franchi les seuils interdits, il a passé TAchéron,
il en a ramené tour à tour la sainte et la fée, Adrienne et Aurél
ia, l'amour sacré et l'amour profane ; ce sonnet dont la pre
mière rime exprime la désolation s'achève par un tercet que
domine le mot de « vainqueur ». Et la conciliation du pampre
bachique et de la rose mystique, de la reine qui dans la chan
sonpopulaire donne un baiser à Biron et de la Mélusine
ophidienne et souterraine, signifie peut-être celle de la sainte
chrétienne et de la sainte de l'abîme en un syncrétisme rel
igieux.
N'appuyons pas trop. Ce serait faire tort à la poésie de Nerv
alque de la réduire à un cryptogramme. Son charme tient
en grande partie à ce qu'elle renferme d'ineffable. Elle
dépasse son sens littéral, elle évoque et suggère. Encore peut-
on utilement préciser ce dont elle se nourrit. Et ne gagne-t-elle
pas en richesse si nous y discernons le reflet d'une aventure
spirituelle qui préfigure celles de Baudelaire et de Rim
baud ? Même descente aux abîmes, même captivité, mêmes
cris d'angoisse vers un impossible salut, suivis toutefois d'une
rémission plus triomphale : mais la notion baudelairienne du
Péché et du Diable, ou celle de la Damnation telle que
l'illustre Une Saison en Enfer, sont absentes ici ; Nerval en
reste aux réprouvés sublimes et à la fécondité de leur révolte
byronienne, et l'occultisme dont ses allégories se teintent,
après avoir opposé au monothéisme la pluralité de « dieux »
qui s'opposent d'ailleurs presque autant à l'harmonie de
l'Olympe classique, finit par une synthèse où tendent à se
résorber les contradictions qui l'écartèlent.

Auguste Viatte.

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