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Mercier Jacques. Corps pour corps, corps à corps. De la régulation sacrificielle de la possession à la « mise en corps » du
sacrifice par la possession. In: L'Homme, 1993, tome 33 n°125. pp. 67-87.
doi : 10.3406/hom.1993.369581
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1993_num_33_125_369581
Jacques Mercier
car elle limite dans le temps leurs « chevauchées ». Le sacrifice, en tant qu'il
nourrit les dieux, fait figure de principe régulateur et médiateur de la relation
de l'adepte à son dieu. Aussi est-ce de son côté qu'il faut chercher le schéma
structurant cette relation. Et dans la mesure où le sacrifice sert aussi à exorciser
et à envoûter, la différence entre l'institution d'une relation de possession cultuelle
et la mise en place d'une possession indéfinie ou la cessation de celle-ci est
structurée par la différence entre les schémas des sacrifices qui les opèrent. Mais
cela veut dire que nous ne pouvons confondre le sacrifice cultuel avec ce que
l'on appelle communément sacrifice consécratoire ou communiel. Ainsi, à tra
vers l'étude de la régulation de la relation d'un possédé à son dieu, est en jeu
la reconnaissance du schéma spécifique du sacrifice cultuel.
La thèse de l'adorcisme défini comme introjection paraît confortée par la
conception du sacrifice développée par Hubert et Mauss. En effet, après avoir
décrit l'opération de consécration de la victime, ces deux auteurs opposent un
sacrifice de sacralisation qui établit la continuité, voire l'identification entre
le sacrifiant, la victime et le dieu, à un sacrifice de désacralisation doté d'une
fonction expiatoire ou curative (Hubert & Mauss 1968 : 249-262). Le premier
unit, le second sépare. Un tel schéma du sacrifice communiel de sacralisation
n'inclut pas l'obligation de sa réitération. Or la possession, en offrant des situa
tions où la divinité est expulsée d'un corps pour le réinvestir aussitôt, et ceci
de façon réitérée, ainsi qu'il en va dans la régulation sacrificielle du culte des
rab selon Andras Zempléni1, n'introduit-elle pas une contradiction dans un tel
schéma ? N'impose-t-elle pas l'évidence d'une différence structurelle entre le
sacrifice cultuel, répétitif, et des sacrifices d'investissement ou de désinvestis-
sement, monovalents, et de surcroît uniques ? A moins certes que la posses
sion,modifiant la structure supposée introjective ou identificatoire du sacrifice
cultuel, n'y introduise un pli ? Mais si pli il y a, celui-ci ne devrait-il pas affec
ter aussi l'exorcisme et l'envoûtement ? Si d'aventure il n'en est rien, cela vaut
également pour l'institution sacrificielle d'un culte...
Mais si la possession est seulement expressive du schéma sacrificiel, c'est-à-
dire lui est transparente, pourquoi s'embarrasser d'elle pour atteindre celui-ci ?
A cette question nous répondrons d'abord que le sacrifice, instrument médiat
eur,n'est jamais accompli en dehors des relations effectives qu'il régule, que
leur mode soit transcendant ou immanent. Or la possession présente un singul
ieravantage de concision et de visibilité. En effet si nous avons égard à un
rite de la transcendance, par exemple celui du Grand Pardon en Israël, nous
constatons la présence de trois figures de la sacralité, à savoir Yahwé, Azaziel
et les péchés ; or les manipulations du rite sont tout à fait semblables à celles
d'un exorcisme, lequel ne met en scène qu'une entité, la divinité évacuée. D'autre
part, en raisonnant en termes d'échange et de substitutions, nous pouvons certes
produire un schéma théorique du sacrifice sous son aspect contractuel, mais
cela rend-il compte de la totalité du sacrifice ? L'immolation est pratiquement
incluse dans une série de manipulations en prise sur la relation de l'adepte à
son dieu : ou bien nous considérons que celles-ci constituent une dimension
Corps pour corps, corps à corps 69
La possession ritualisée est instituée par une initiation souvent fort complexe,
comprenant un grand nombre de rites, dont de multiples sacrifices, ainsi qu'il
en va chez les Fon et les Yorouba qui ont pourtant considérablement abrégé
les cérémonies de leurs aïeux. Avant d'aborder ce cas complexe nous nous inté
resserons aux Wolof qui s'en remettent pratiquement à une seule cérémonie
sacrificielle. Nous commencerons par établir le schéma contractuel, puis nous
nous attacherons aux opérations d' effectuation afin de repérer les paramètres
de sa particularisation.
L'initiation au culte des rab n'est pas fortuite, mais elle est une nécessité
reconnue préalablement au cours du diagnostic étiologique de maux plus ou
Corps pour corps, corps à corps 73
moins spécifiques de ces esprits. Le discours tenu alors sur les causes et la cure
de troubles qualifiables d'initiatiques, expose la dynamique de la relation entre
le dieu et son adepte. Nous explorerons celle-ci en nous basant sur les descriptions
très précises et les analyses très fines qu'A. Zempléni (1966, 1987) a données
du culte des rab et qui constituent l'étude la plus achevée d'un cas d'institution
sacrificielle de la possession ritualisée.
Les rab sont des esprits ancestraux. Lorsqu'un rab estime qu'un membre
du lignage qu'il protège manque à ses devoirs cultuels il entreprend de le châtier.
Certes quelqu'un peut être persécuté par un rab étranger à son ascendance mû
par une passion singulière, mais une telle agression est néanmoins comprise
comme une demande d'établissement d'alliance, et s'inscrit donc aussi sous le
paradigme de la dette. En langage rituel, un rab vindicatif « suit » (topp) sa
victime, en général une femme, puis « pénètre » (dugg) dans on corps pour
F« habiter » (dëkk) en permanence. Il « pèse » (diss) sur sa poitrine et suce
son sang tout comme le ferait un sorcier-anthropophage (Zempléni 1987 : 270).
Une fois identifié comme rab, sa demande est connue et satisfaite, ce qui nécessite
un sacrifice au cours duquel il est déchargé du corps de l'initiante et logé dans
un autel érigé à cette occasion, le rab protège celle qui est devenue son adepte,
pour autant certes qu'elle remplit ses obligations sacrificielles à son égard, et
régulièrement vient la posséder au cours de cérémonies publiques.
Ce discours étiologique introduit trois registres d'interprétation. Tout d'abord
le couple maladie/santé est interprété en termes de persécution/protection de
la part du rab. Ce dernier exerce ces deux conduites sur un mode immanent,
en l'occurrence possessif. Enfin le sacrifice est la raison d'être de ces dernières,
donc des deux figures de la possession. Autrement dit, le discours étiologique
legitimise le recours au sacrifice en le faisant passer de la position de médiateur
à celle de fondement. Notons que l'expression contractuelle de l'échange sacri
ficiel est indifférente au registre particulier des conduites du dieu : la validité
de son schéma excède donc la possession, ce qui accrédite a fortiori l'idée de
l'essence substitutive du sacrifice. L'interprétation de la possession pathologique
en termes de dévoration renchérit sur la convertibilité sacrificielle de la posses
sion en l'inscrivant dans la profondeur du corps humain. Quelle est dans ces
conditions l'expression sacrificielle de la possession ritualisée ? Quel est le schéma
de cette relation qui n'est ni une union duelle ni une séparation ?
L'exorcisme et l'envoûtement sacrificiels ne sont pas véritablement des
échanges mais sont constitués d'une seule substitution, le dieu se déprenant
d'un bien pour se saisir d'un autre (S/V ou V/S). En termes opératoires, il
investit un bien ou s'unit à lui. Après quoi, par des artifices, on s'efforce de
le maintenir à distance de l'homme ou, au contraire, de consolider son emprise.
Maisi ici, comme cela a été maintes fois noté, il y a échange, c'est-à-dire double
opération : en contrepartie de l'offrande, le dieu accorde un bienfait ; en l'occur
renceil transforme sa persécution en protection, la possession pathologique
en possession ritualisée. Cet échange est constitué par deux substitutions inverses,
à savoir de l'animal au sacrifiant5 (S/V) au cours de l'oblation, ce qui
74 JACQUES MERCIER
La symbolique opératoire
« descend aussitôt et il passe dans l'animal ; il sait qu'on lui prépare une mai
son », disait une officiante {ibid. : 372-376). Enfin, avant l'immolation, la sacri
fiante chevauche l'animal, en priant parfois ses rab : « C'est moi qui vous donne
ce mouton-ci. Que vous me donniez la paix ! Que vous me donniez la santé !
[...] Si vous me donnez la paix au point que je retrouve ma raison, je viens vous
trouver ici, dans cette maison que je suis en train de fonder pour vous et je vous
donne à manger et à boire. [...] Qu'ils [les rab] descendent de moi et qu'ils montent
ici, sur le mouton » {ibid. : 377-378). Après l'immolation, les racines ayant servi
à « mesurer » l'initiante sont plantées, en guise de fondations de l'autel, au fond
de trous creusés à cet effet ; une partie des intestins est enroulée autour de ces
racines qui « retiendront » et « fixeront » le rab dans « sa maison ». Divers mor
ceaux de chair et d'os, un fragment de la tête, sont également enfouis dans ces
soubassements que l'on arrose généreusement de sang {ibid. : 381-391, 1987 : 277).
Ces multiples manipulations s'inscrivent dans une même entreprise transfé-
rentielle à laquelle l'immolation concourt en attribuant irréversiblement l'an
imal au rab. Autrement dit, ainsi qu'il en allait pour le ganén éthiopien, elles
effectuent selon un scheme spatial la substitution homme/animal proposée par
le discours étiologique.
Quant à la substitution V/S, y a-t-il des indices d'un réinvestissement du corps
de la sacrifiante ? L'installation du rab dans sa « maison » n'implique pas sa
ségrégation puisqu'elle est suivie, le lendemain, de séances publiques de danse
et de possession qui durent de trois à sept jours, au cours desquelles la nouvelle
initiée, soutenue par la musique des griots et guidée par les officiantes, s'essaie
à danser et à s'identifier au personnage de son rab, jusqu'à être totalement investie
par lui et s'effondrer (1966 : 393-420). Désormais le rab investit son adepte de
sa protection et, sporadiquement, de sa présence personnelle. Cet investissement,
résultat de 1' effectuation d'une substitution V/S est l'œuvre des opérations sacrifi
cielles. Pouvons-nous en repérer les symboles opérateurs ?
Logiquement tout contact entre le sacrifiant et la victime après l'immolation
devrait être interprétable dans ce sens. De fait, le corps de l'initiante est enduit
du sang sacrificiel, puis vêtu de morceaux d'intestins et d'un bout de panse retour
née, avant même l'érection de l'autel. Mais dans la mesure où nous avons connais
sance d'un cas d'expulsion d'une rab succube comportant le port de la peau san
glante de l'animal sacrifié6, l'éventuelle symbolique unifiante des contacts sui
vant l'immolation ne peut guère être fondée que dans le discours qui leur est associé.
La « parure » (roog) du corps de la sacrifiante à l'aide de morceaux d'intes
tins et de panse retournée n'est pas commentée, ce qui suggère que les Wolof
ont dévolu à l'immolation l'efficacité de cette séquence, si du moins son symbol
ismen'est pas resté latent. En revanche le bain de sang est l'objet de comment
aires explicites recueillis par A. Zempléni : « le rab 'ne sucera plus son sang'
ou 'ne mangera plus en elle', mais 'il mangera ce qui est sur elle' » (1987 : 276).
Le sang du sacrifice a bien été substitué au sang humain, mais pas selon le schéma
ruptif de l'exorcisme, puisqu'il sera mangé par le rab sur le corps de la sacrifiante.
Nous reconnaissons dans cette description une expression de 1' effectuation
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décision de l'initiation est concertée, elle doit recevoir une sanction divine par
le procédé géomantique d'Ifá qui révèle la « destinée » (iwa) des êtres.
Les rites initiatiques sont aussi complexes et variés qu'ils sont mal connus
en raison du secret qui les entoure {ibid. : 131 '-740). Selon le rituel nago d'ini
tiation au culte de Sàngo décrit par P. Verger (1982 : 35-41), le novice, avant
même ses dix-sept jours de réclusion dans le temple, est soumis à des ablutions
et des ingestions de plantes macérées contenant la « force » (àsç) de Sàngo,
qui, concrètement, le plongent dans un état de profonde hébétude. La cérémon
ie la plus importante, dont le coût conditionne l'initiation, est un baptême
de sang appelé afèjéwé (« nous lavons avec le sang »). Le sang des animaux
successivement égorgés est versé sur le haut du crâne rasé et incisé de l'initiant
et sur les emblèmes du dieu déposés à ses pieds. Dans une semi-transe, le sacri
fiant suce le sang à même le cou des volailles qu'on lui présente. On marque
encore de sang sa tête et divers points de son corps. Lorsque vient le tour du
bélier, l'offrande favorite de Sàngo, « le sang recueilli dans une calebasse est
versé successivement dans Vdjubo9, sur la tête et le corps du novice. On couvre
ensuite de plumes des oiseaux sacrifiés la tête, le visage et les divers points de
son corps qui ont été marqués de sang ». Il arrive que l'initiant soit alors monté
par son dieu, se saisisse à deux mains de la tête du bélier que l'on vient de
séparer du corps, « l'approche de son visage et serre entre ses dents une des
artères carotides pour se livrer ensuite à une danse hallucinante aux sons des
battements de mains et des chants des assistants » (ibid. : 38-39). Au bout d'un
moment il abandonne la tête, et « l'extase atteint son paroxysme, bientôt suivi
de défaillance ». Un peu de sang des animaux sacrifiés, joint à divers ingré
dients dont des feuilles spécifiques du dieu, est ensuite aggloméré en une boul
ette appelée ôsù que l'on fixe à l'endroit des incisions pour « sacraliser la tête
de l'initié ».
Selon le récit autobiographique de Salako, l'initiant à Orisànla en la ville
d'Igana porte également une boulette sur son crâne incisé, et le sang des an
imaux
'mounts'
sacrifiés
the initiate,
est introduit
takes dans
possession
sa bouche.
of him
« At
in this
trance,
time and
Orishala
speaks(Orisànla)
through
him. Salako said, 'Orisha mounts a person' (Orisà gun ènià) or 'Orisha enters
his body' (Orisà warn re). There after any initiated person can be possessed
when dancing and Orishala can speak through him » (Bascom 1980 : 10).
Les bains de plantes ont pour effet, selon P. Verger, d'imprégner de la force
du dieu le corps de l'initiant, et d'établir une liaison mystique entre eux. D'une
façon générale de tels bains « sont donnés aux objets témoins pour renouveler
Vase des dieux » (Verger 1957 : 72). Chez les Evhé on procède de même à des
aspersions de plantes échauffantes pour attirer sur le corps les vodu dont on
recherche la protection (Surgy 1988 : 163). L'onction de sang consacré sur les
incisions transpose dans le registre sacrificiel un procédé courant de la médec
ineyorouba, à savoir l'application de médicaments sur des incisions prati
quées à l'endroit du trouble (Buckley 1985 : 40, 43, 49). Elle apparaît porteuse
d'une symbolique consécratoire, introjective, continuant l'action des macérés
Corps pour corps, corps à corps 79
Le lien introjectif entre Vorïsà, ancêtre divinisé revenu dans l'ici-bas et son
adepte est conçu diversement : pour Salako qui déclare qu'à la mort d'un adepte
d'Orisànla, sa tête — plus précisément le toupet de Vosù — est rasée « to take
the orisha away » (Bascom 1980 : 10) afin que le cadavre puisse être traité comme
celui d'un être humain (Barber 1981 : 735), le dieu réside dans la tête. Les des
criptions de P. Verger suggèrent que seule sa « force », en façon d'hypostase
énergétique, y est introjectée. Aux dires des familiers de l'islam il est présent
à la manière d'un ange... La diversité des rituels, le fait que tous les adeptes
de tous les dieux ne sont pas porteurs d'ôsù facilitent une prolifération de concep
tionsdont l'inventaire reste à faire.
La possession ritualisée est une manifestation particulière de ce lien intro
jectif. Lors de leur initiation certaines « montures » (elégùn) sont choisies par
tirage géomantique pour devenir des oracles du dieu, et sont investies de leur
nouvelle fonction par des rituels supplémentaires (Bascom 1980 : 10). La pos
session peut céder la place à d'autres formes symboliques, comme le montre
l'absence de transes parmi le haut clergé ou en ce qui concerne le roi, descen
dantreconnu et « Pontifex Maximus » d'un orisà (Idowu 1962 : 133).
La vertu consécratoire des manipulations sanglantes, inductrices de l'épi-
phanie du dieu est révélatrice de la substitution V/S. Qu'en est-il de la substi
tution inverse ? Les commentaires yorouba sur ce sujet nous font défaut. Aussi
ne pouvons-nous espérer produire une interprétation aussi prégnante qu'à propos
des rites wolof.
La substitution S/V, qualifiable de « latente » ou de « discrète » durant
la plus grande partie du rite, devient manifeste dans la séquence de la consommat
ion du sang de l'animal et de la saisie de sa tête par le dieu introjecté. Celle-ci,
en montrant l'acceptation du sacrifice, déplace visiblement l'enjeu du proces
sus d'investissement du corps de l'initiant, et y introduit une limite. Tout en
exprimant paroxystiquement l'union du divin et de l'humain, elle les sépare,
gageant et garantissant le caractère bénéfique de celle-ci. C'est bien pourquoi
le sang sacrificiel est mêlé aux constituants de Vosù qui sera ensuite fixé sur
le haut du crâne de l'initiant. La simultanéité de l'introjection du dieu et de
sa consommation de l'offrande réalise opératoirement la conjonction, et même
la contraction, des deux substitutions inclusives du sacrifice.
Le rôle de constituant essentiel de la personne dévolu à la « tête » confère
une fonction sacrificielle eminente à la tête, tant de la victime10 que du
sacrifiant11. C'est sur la tête de l'initiant que l'on applique le sang et les plumes
des poulets, la transformant en une sorte d'autel et, dans le rituel nago décrit
par P. Verger, c'est avec les dents que l'homme saisit la carotide du bélier en
un sidérant tête-à-tête et tête-pour-tête.
Lors des cérémonies annuelles célébrées selon le rituel nago dans le temple
de l'association des adeptes de Sàngo, la tête du mouton sacrifié est promenée
Corps pour corps, corps à corps 81
parmi les fidèles jusqu'à ce que le dieu, montant l'un d'entre eux, s'en saisisse
et danse : il montre ainsi son acceptation du sacrifice et revit, fêté parmi les vivants
(Verger 1982 : 135-137)12.
La présence personnelle du dieu honoré est jugée si indispensable que le sacri
ficeadressé aux àrlsà nous apparaît être au service d'une entreprise de proliféra
tion et de pérennisation de la présence des puissances divines et ancestrales dans
le corps des vivants. Certes il s'agit d'assurer une bonne destinée à ceux-ci, mais
ces puissances, dans la personne de leurs descendants royaux, ont une existence
bien concrète : les « observateurs royaux » (asoju oba) chargés de veiller à la
loyauté des vassaux de Yalafin d'Oyo, descendant de Sàngo — et en tant que
tel, réceptacle de certains des pouvoirs de son ancêtre — étaient tous des prêtres
initiés au culte de ce dieu (Biobaku 1957 : 8 ; Morton- Williams 1964 : 255).
Tandis que les Yorouba cherchent à « raffermir leur tête » en y installant
un àrïsà, les Wolof s'efforcent de faire descendre de la leur et de leur corps
le rab qui y comprime leur/zY, c'est-à-dire leur principe vital. En compatibilité
avec ce projet, le rab réclame un autel, aspirant à devenir ainsi un tuur, Rab
et tuur sont deux appellations d'un même être. Tuur réfère au dieu attaché
à un terroir et régulièrement honoré par les descendants de l'ancêtre auquel
il s'est allié (Zempléni 1966 : 301-305). Le rab est un « compagnon » (wattal)
des humains qu'il « suit » ; c'est un errant en quête d'un terroir.
Le schéma du sacrifice apparaît ainsi d'une grande souplesse puisqu'il sert
aussi bien à introjecter qu'à éjecter une divinité, à instituer un lien personnel
qu'un ancrage territorial. Mais il s'agit là, à chaque fois, de la phase domi
nante ; l'autre phase, inverse, pour discrète qu'elle soit, lui est structurellement
co-présente. L'érection de l'autel du rab va de pair avec un réinvestissement
du corps du sacrifiant ; elle est une médiation convertissant la possession patho
logique en possession ritualisée. L'initiation au culte d'un ôrîsà donne généra
lement lieu à la fondation d'un autel individuel13. Cette installation de Vdrïsà
sur un autel prolonge, au moyen de l'asservissement de corps humains, l'emprise
territoriale que l'enfouissement préliminaire d'offrandes sacrificielles dans Vdrïsà
(Verger 1982 : 36-37) a inscrit en prémisse.
Dans la mesure où la relation d'un adepte à son dieu est régulée par un
sacrifice, les termes désignant la partie humaine sont susceptibles d'exprimer
la structure du mécanisme fondant son statut.
Les adeptes des zar sont les « chevaux » (färäs) de leurs dieux, celles des
iska du Bori en sont les « juments » (godiya) ; chez les Yorouba, certains adeptes
régulièrement possédés portent le titre de « monture » (elégùn). Ces expres
sionssont généralement comprises comme une métaphore de l'union cynesté-
sique du dieu et du possédé. Or la mise en place et l'entretien d'une relation
d'échange sacrificiel avec un dieu nécessitent la soumission de l'adepte, avons-
82 JACQUES MERCIER
II est alors, dans cette épreuve votive singulière, divinité et « victime sauvée »,
à l'instar de l'oracle de la déesse, un possédé professionnel (ibid. : 313-314,
351-354).
Cette présentation des manipulations sacrificielles indiennes de la posses
sion,si sommaire soit-elle, éclaire par contraste la spécificité africaine. En Inde
les conduites mortificatoires, intégrées à la liturgie, sont constitutives de l'échange
sacrificiel. Aussi la possession se trouve-t-elle associée à l'ascèse et à l'expia
tion. Dans les sociétés africaines étudiées, les conduites appréhendées comme
mortifères n'ont d'autre vertu que d'être un signe d'élection ; le sacrifice substi
tutifd'un animal mettra fin à ces conduites négatives en transformant l'att
itude de la divinité. Les manipulations du feu par les adeptes éthiopiens de Goläm
et yorouba de Sàngo ne sont pas des mortifications mais manifestent la force
du dieu et sa présence protectrice en conséquence de son acceptation du sacri
ficeanimal. En Inde et au Népal on recourt aussi à la médiation du sacrifice
animal, mais une partie de celle-ci paraît déléguée aux mortifications qui le
précèdent et qui sont en général, significativement, endurées par des représen
tants du sacrifiant. Tout se passe comme si, dans le schéma du sacrifice, l'opé
ration de l'échange était décalée vers l'amont, Poblation animale paraissant
cantonnée à une fonction conclusive de séparation. Ce décalage est dû au fait
qu'en Inde l'offrande véritable est le sacrifiant lui-même. Il a pour terme l'int
ériorisation du sacrifice dans la personne du « renonçant » : ce dernier est, selon
Malamoud, le siège et la matière première d'une combustion, d'une oblation
permanente.
Possession et sacrifice
perdu son apparente spécificité, sous cet aspect du moins. Mais alors, qu'apporte
la possession au sacrifice ?
La notion de possession est aussi fluctuante que ses signifiants divers. La
transe, et surtout la transe dite « ritualisée », celle des « chevauchées », est
le plus remarqué d'entre eux. Dans les deux sacrifices initiatiques africains étu
diés le corps pour corps de la double substitution inclusive s'effectue dans un
corps à corps selon une stricte économie comptable et spatiale. La victime consac
rée,cette singulière coalescence du naturel et du surnaturel, sépare et unit tout
à la fois les personnes du dieu et du sacrifiant contractées, mais non fondues,
dans la figure de l'adepte en transe. En raison de ce rabattement de l'espace
divin sur l'ici-bas, un seul et même geste opère à la fois la consommation symbol
iqued'un objet réel — le sang — par le dieu et la consommation réelle d'un
objet symbolique — la sacralité — par le sacrifiant, opérations d'ordinaire
séparées mais donnant lieu à des manipulations dédoublées ainsi que le sou
lignent Hubert et Mauss (1968 : 249). La possession qui procure des corps
humains aux dieux, met donc aussi « en corps » la procédure régulant leur rela
tion en instituant des complexes tels que celui du cavalier et de sa monture.
De là son intérêt majeur, pour nous, de rendre manifeste et incontournable
le caractère biphasé du sacrifice cultuel.
La discrétion de la phase expiatoire dans les sacrifices cultuels à domi
nante communielle a certes grandement gêné, historiquement, la reconnais
sance de la différence structurelle entre culte et communion. B. Maupoil paraît
pourtant avoir noté la présence de cette phase dans le sacrifice adressé au
Fa lorsqu'il parle de l'intention « d'apaiser une colère possible, ou déjà en
mouvement » (1943 : 339). Mais un obstacle épistémologique a également pesé,
me semble-t-il, à savoir la répugnance à envisager l'identité structurelle de
la communion et de l'envoûtement, alors même que celle de l'expiation et
de l'exorcisme paraissait évidente. Respectueuse dévotion... qui a ainsi contri
bué à masquer la structure substitutive du sacrifice. L'élaboration de la notion
de scheme, en unifiant des symboliques substantielles et opératoires apparem
ment très diverses, nous a facilité cette reconnaissance. Rien n'empêche, év
idemment, l'existence de schemes autres que l'espace.
CNRS, Paris
NOTES
1. Je remercie pour leurs précieux conseils É. de Dampierre, L. Mallart et J. Pouillon qui ont lu
une première version du présent article. A bien des égards cet essai répond aux sollicitations d'A. Zem-
pléni qui a attiré mon attention sur l'importance des opérations sacrificielles, et qui, dans une
brillante et novatrice étude des relations de la possession et du sacrifice a appelé à repenser le
sacrifice (Zempléni 1987). Aussi serai-je souvent amené à prendre pour fil conducteur ses descrip
tionset analyses, encore que ma présente contribution à la théorie du sacrifice soit plutôt une
conséquence de la reconnaissance des schemes d'effectuation de celui-ci.
Corps pour corps, corps à corps 85
2. Terme guèze et amharique par lequel les Éthiopiens ont traduit le mot évangélique daimôn (plus
ancien texte conservé : xe-xne siècle). Les thaumaturges chrétiens exorcisent les ganén avec de l'eau
bénite.
3. Bien que le bénéfice du sacrifice soit par défaut, nous qualifierons de sacrifiant le malade qui
subit le rite.
4. Hubert et Mauss signalent que le sang sacrificiel peut être pur quel que soit le contexte (1968 :
264-265).
5. L'initiant subit lui-même les manipulations sacrificielles, et il en est le bénéficiaire immédiat et
principal ; c'est pourquoi nous l'appelons indifféremment sacrifiant. En tant qu'il est un bien de
sa párentele dans la relation de cette dernière à la divinité ancestrale, cette párentele est à son
tour en position de sacrifiant, mais en un sens second.
6. L'enterrement de la dépouille, avec d'autres éléments, en une ébauche d'autel, allié à l'évocation
de la possibilité de renouveler le sacrifice à certaines conditions qu'il importait bien sûr de ne
pas remplir suggère que le rite était un simulacre d'initiation destiné à prévenir le ressentiment
de la rab expulsée (M.-C. & E. Ortigues 1973 : 409-411).
7. Les initiations nécessitées par une maladie récurrente ou, plus encore, consécutives à une crise
de possession spontanée (Verger 1957 : 159 ; Idowu 1962 : 134) sont l'exception, sauf pour Söpon-
non, le dieu de la variole (Prince 1974 : 95-96, 105-106), et Sàngo, le dieu du tonnerre (Wescott
& Morton- Williams 1962 : 27).
8. Pour réaliser un vœu (l'enfant « donné » par un orisà à une femme jusqu'alors stérile lui « appar
tiendra » (ibid. : 24-25), ou en raison des circonstances de la naissance d'un individu (l'enfant
né coiffé sera dédié à Orisànla qui préside à la formation du foetus (Bascom 1980 : 9). On sup
pose alors que ce dieu a dû être adoré autrefois par un membre du lignage mais que cela a été
oublié, d'où son éventuel ressentiment (Bascom 1944 : 43).
9. « Le lieu du sacrifice », une cavité creusée devant l'autel à cet effet.
10. Dans la littérature d'Ifá, lorsqu'un dieu demande à recevoir un être en sacrifice, il réclame, métonymi-
quement, « sa tête » (Bascom 1980 : 553).
11. Au cours des « sacrifices d'expiation » (ebo ètùtù) adressés aux dieux et des sacrifices appelés
ebo bamidiyà — expression que J. O. Awolalu (1981 : 178) traduit par « be a substitute for my
suffering » — destinés à écarter les sorciers (àjé), la valeur substitutive de la tête est explicite ;
le malade dit en offrant la tête de l'animal, outre son sang : « Prends la tête de l'animal et laisse
ma tête ! », le déroulement du rite étant très semblable à celui du jet du dänqara (Idowu 1962 :
123-124 ; Bascom 1969 : 67).
12. La norme des sacrifices est plutôt l'hémophagie et le marquage par le sang selon un rituel très
semblable à celui des oblations faites à la tête. Le dieu signifie oraculairement son acceptation
du sacrifice.
13. Dans le candomblé brésilien, selon Monique Augras et Marco Antonio Guimaraes, « la construc
tion symbolique du corps de l'initié se double du montage d'un ensemble d'objets, qui sert de
support à la présence réelle, et constante, de ses divinités personnelles » (1988 : 80-81).
14. Les Yorouba sacrifient certes, exceptionnellement, des chevaux : il est significatif que « monture »
(elégùn), et non « cheval » (esin), soit appliqué à des possédés.
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Corps pour corps, corps à corps 87
ABSTRACT
Jacques Mercier, A Body for a Body, Body-to-Body : From Regulating Possession through
Sacrifice to « Embodying » Sacrifice through Possession. — The reciprocity and repetitiveness
of the sacrifices regulating ritualized possession are incompatible with the communal model
conveyed by the notion of « possession cult ». Since the schema for performing sacrifices
determines the transformation of the possession relationship, as an Ethiopian example of
exorcism shows, possession does not alter sacrifice's substitutive structure, which is exclusive
in exorcism and communion but inclusive in repetitive cults. It « embodies » the inclusive
schema on the basis of parameters that can be recognized through the rab and drisà cults
in Africa and Indo-Nepalese rites. The « horse » metaphor, in particular, serves to express
this « embodying ».
RESUMEN
Jacques Mercier, Cuerpo por cuerpo, cuerpo a cuerpo. De la regulación sacrificial de
la posesión a la « mise en corps » del sacrificio por la posesión. — La reciprocidad y la
repetitividad del sacrificio que regulan la posesión ritualizada contradicen el modelo de
comunión que véhicula la noción de « culto de posesión ». Ya que el esquema con el que
se efectúa el sacrificio determina ejemplo etíope de exorcismo, la posesión no altera la
estructura substitutiva del sacrificio, la cual es « exclusiva » en el exorcismo y la comunión,
« inclusiva » en el culto repetitivo. Ella hace « realidad » el esquema inclusivo según ciertos
parámetros a proposito de los cuales el autor esboza el reconocimiento en el caso de los
cultos africanos de los rab y de los ôrïsà asi como de los ritos indo-nepaleses, siendo la
metáfora ecuestre una figura particular de esta « realidad ».