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Revue d ’études augustiniennes et patristiques, 52 (2006), 379-389.

L’herméneutique augustinienne de la Bible


et ses enjeux contemporains
/
La Revue des Etudes Augustiniennes a déjà publié le texte dans lequel Isabelle
Bochet avait présenté, en 2002, son travail intitulé « Le fondement de
s
l ’Écriture ». L ’herméneutique augustinienne1. Ce travail a donné lieu à une
publication dont il importe de souligner toute l’importance et le prix12. Les
intitulés
/
de ses trois parties en indiquent
/
bien le propos : « La lecture de
l’Ecriture » ; « De la lecture de l’Ecriture
/
à la relecture de sa vie » ; « De la
lecture des philosophes à la lecture de l’Ecriture ». La conviction de base est que
l’herméneutique scripturaire est « une priorité pour entrer dans l’œuvre augusti­
nienne3 ». Elle n’est nullement contredite par l’importance ici donnée à
l’histoire de la philosophie, qui constitue même le cadre principal de la
recherche4 - si du moins l’on veut bien éviter de projeter sur Augustin la
distinction scolastique entre philosophie et théologie. Isabelle Bochet montre en
tout cas que l’herméneutique scripturaire n’est pas simplement « un aspect
parmi d’autres de l’œuvre augustinienne », qu’elle en est en réalité la « ma­
trice », et qu’elle peut être finalement caractérisée comme « une herméneutique
de la grâce5 ».

1. I. Bochet , « Herméneutique, apologétique et philosophie. Recherches sur Augustin »,


dans REAug 48, 2002, p. 321-329 ; ce texte était l’exposé de la soutenance pour l’Habilitation
à diriger des recherches (Paris IV-Sorbonne, 11 octobre 2002).
2. I. Bo c h et , « Le firmament de l ’Ecriture ». L ’herméneutique augustinienne, Paris,
Institut d’Etudes Augustiniennes, 2004. — Le présent article reprend pour l’essentiel un
exposé que nous avons donné au Centre Sèvres, le 18 mars 2005, lors d’une soirée consacrée
à cette publication.
3. I. Bochet , « Herméneutique, apologétique et philosophie » (cf. supra n. 1), p. 322.
4. Ibid., p. 323.
5. Ibid., p. 328.

Article écrit par Michel Fédou


© Institut d'Études Augustiniennes
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Notre propos n’est pas de résumer l’ouvrage en son ensemble6. La question


que nous voudrions poser est plutôt la suivante : étant donné que l’auteur nous
invite à entendre Augustin autrement - à l’entendre d’abord sous l’angle du
/

rapport à l’Ecriture et de l’intelligence qu’il a eue de celle-ci -, quels peuvent


être les enjeux contemporains (philosophiques et théologiques) de l’œuvre
augustinienne ainsi comprise ? Une telle lecture de l’œuvre peut-elle définitive­
ment écarter toutes les équivoques qui ont affecté la réception de l’augustinisme
au long de l’histoire ? Et si ce n’est pas le cas, que faudrait-il ajouter ou préciser
pour que la pensée d’Augustin, désormais mieux entendue, garde toute sa
puissance d’inspiration pour notre temps ? Nous développerons la question à
propos/ de quatre points que nous a inspirés la lecture du livre : d’abord le statut
de l’Ecriture sainte ; puis la compréhension du rapport entre les deux
Testaments, dans le contexte de l’opposition à Pélage ; en troisième lieu, la
/

relation entre la lecture de l’Ecriture et la compréhension de soi, telle qu’elle se


manifeste dans l’écriture même des Confessions ; enfin, la relation entre la
/

lecture de l ’Ecriture et l’interprétation du christianisme comme vraie


philosophie.

I. - Le statut de l ’Ecriture7
/

Isabelle Bochet montre que, pour Augustin, l’Ecriture ne peut être « assimilée
à un livre quelconque8 ». Même si d’autres textes peuvent inviter le lecteur à
être illuminé par la Vérité, l’Ecriture y prépare plus que tout autre parce qu’elle
exhorte à l’humilité et à la charité - bien plus, parce qu’elle est elle-même la
manifestation de l’humilité et de la charité de Dieu qui rejoint l’homme là où il
/

est9. L’Ecriture a sa source dans l’illumination des prophètes et des évangélistes


par Dieu, elle doit à son tour rendre possible l’illumination du lecteur10, elle a
pour finalité de rendre l’homme apte à se laisser enseigner intérieurement par
Dieu11.
cette perspective a de multiples implications, et entre autres celle-ci :
l’Ecriture, du fait même qu’elle use de signes - du langage humain - exige un
travail de l’intelligence et la mise en œuvre d’un savoir ; mais étant donné son
origine et sa finalité, elle requiert du sujet l’attitude de la foi. Isabelle Bochet
résume cela dans les termes suivants : « L’exégèse scientifique doit ... se doubler
d’une exégèse confessante12. » On aurait ici envie de demander : la position

6. On se reportera au compte rendu d’Anne-Isabelle Bouton -Touboulic , RÉAug 51,


2005, p. 461-462.
7. Voir le chapitre premier de l’ouvrage, p. 33-89.
8. Ibid., p. 53.
9. Ibid.
10. Ibid., p. 45.
11. Ibid., p. 54.
12. Ibid, p. 107.
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d’Augustin peut-elle être réinterprétée comme une position qui, en termes


contemporains, permettrait de concilier « exégèse scientifique » et « exégèse
confessante » ? Tout dépend, répondra-t-on, de ce qu’on entend par « exégèse
scientifique » ; si l’on entend par là le simple recours à telle ou telle forme de
savoir ou l’usage de certaines méthodes dans l’explication des textes scriptu­
raires, l’exégèse augustinienne peut bien être qualifiée de « scientifique » ; mais
si l’on entend par là ce que recouvre plutôt l’expression « exégèse critique »
telle qu’elle s’est développée à l’époque moderne (c’est-à-dire, entre autres, une
exégèse qui s’attache à expliquer les éléments ou les parties du texte biblique
sans pour autant présupposer en son point de départ une intelligence globale de
/

la totalité des Ecritures et de la cohérence qu’elles ont au regard de la foi), ne


/

faut-il pas dire alors qu’Augustin (comme les Pères de l’Eglise en général) est à
situer clairement du côté de l’exégèse confessante - même s’il convoque au
service de celle-ci les ressources des disciplines dites profanes ?
La question que nous venons de poser pourrait donner l’impression de mettre
en cause l’actualité de la perspective augustinienne. Or, dans notre esprit, il n’en
est rien, non seulement parce que l’exégèse confessante a bien droit de cité
aujourd’hui même (à condition d’être, comme le voulait Augustin, une exégèse
respectueuse des « règles » d’interprétation), mais aussi pour une raison plus
directement liée à la situation culturelle qui est la nôtre. Dans cette situation, où
la Bible risque d’apparaître souvent comme « un livre parmi d’autres » (fût-ce
l’un des plus grands), où elle risque d’être traitée comme un simple « objet
culturel » - mémoire, certes, d’une grande tradition, mais à laquelle beaucoup
risquent de se rapporter de façon très extérieure -, dans cette situation même
(dont on sait qu’elle est aussi marquée, positivement, par de grandes attentes
spirituelles), l’exégèse d’Augustin ne trouve-t-elle pas une pertinence renou-
/

velée de par son insistance sur le rapport de l’Ecriture à l’enseignement du


« Maître intérieur » ? N’appelle-t-elle pas de ce point de vue à un certain dépas­
sement de l’opposition entre exégèse scientifique et exégèse confessante, au
profit d’une problématique selon laquelle la Bible serait arrachée à la pure
objectivité d’un texte parmi d’autres (fût-il éminent) pour devenir ce Livre dont
les communautés chrétiennes sont porteuses et garantes ? Et ne sommes-nous
pas en un temps où l’exégèse devrait être à nouveau comprise comme une sorte
de « mystagogie », apte à favoriser chez les lecteurs l’expérience de se laisser
/

eux-mêmes illuminer, au contact de l’Ecriture, par celui qu’Augustin identifie


comme le « Maître intérieur » ?
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II. - Le rapport entre les deux testaments13


/

Or, Isabelle Bochet ne se contente pas de dire la finalité de l’Ecriture pour


/

Augustin, elle précise aussi en quoi l’Ecriture peut effectivement transformer


celui qui la lit. La réponse augustinienne est à chercher du côté de l’articulation
entre l’Ancien et le Nouveau Testament, une articulation qui n’est pas simple­
ment celle de deux livres, ni la succession de deux périodes, mais qui constitue
la dynamique de l’existence du croyant14. Le passage de l’ancienne à la nouvelle
alliance est la rénovation de l’homme tout entier dans la Pâque du Christ15.
Ce qui nous semble particulièrement intéressant et original à cet endroit du
parcours, c’est la réflexion qu’Isabelle Bochet propose sur l’interprétation
augustinienne de 2 Co 3, 6 : « La lettre tue, l’Esprit vivifie ». Il est vrai que, si
ce verset joue un rôle central dans le De spiritu et littera, ce n’est pas d’abord à
propos du rapport entre les deux Testaments, mais à propos du rapport de la loi
et de la grâce - et cela dans le contexte d’une critique de la conception
qu’Isabelle Bochet identifie avec celle de Pélage dans ses Expositiones ; de fait,
pélage tient que l’homme peut se rendre juste par les seules forces de sa volonté,
et que le secours divin nécessaire à l’homme n’est autre que le don de la loi16 -
bref, il semble réduire la grâce à la loi et maintenir une place excessive au
« mérite » de l’homme. Mais précisément cela implique que Pélage minimise la
différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Dès lors, le verset de 2 Co
auquel Augustin se réfère a une double portée : d’une part (et principalement) il
permet de souligner que la grâce ne peut pas être identifiée avec le don de la Loi
- autrement, dira Augustin, on réduirait à néant la croix du Christ17 ; d’autre
part, il permet de dénoncer la tendance dominante de Pélage au littéralisme et de
lui opposer une exégèse figurative qui met l’accent sur le primat de la vérité par
rapport à ses figures et le caractère irréductible de la grâce du Nouveau
Testament par rapport à ce qui était donné dans l’Ancien18 ; s’il y a bien des
figures dans l’Ancien Testament, ce qui est figuré n’est autre que la grâce préci­
sément dévoilée par le Nouveau Testament. Chez Pélage, il y a un rapport entre
sa tendance à privilégier l’exégèse littérale et sa manière de réduire la grâce au
don de la Loi, de même que, inversement, il y a chez Augustin une relation
intime entre sa conception de la grâce comme action de l’Esprit et la valeur qu’il

13. Ici encore nous suivons le chapitre premier de l’ouvrage.


14. Ibid., p. 54.
15. Ibid., p. 88.
16. Ibid., p. 62. L’exégèse de Rm 3, 20-21 est ici en cause : elle conduit Pélage à penser
que « la lettre qui tue » désigne les seules observances juives - tandis que, pour Augustin,
cette lettre désigne le Décalogue, et non ces seules observances juives (ibid., p. 88).
17. Ibid, p. 78.
18. Ibid, p. 84-85.
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donne à l’interprétation spirituelle19 : « la lettre tue, l’Esprit vivifie » ; aussi bien


la transformation du croyant par la grâce est-elle intimement liée, selon /

Augustin, à son entrée dans une interprétation spirituelle de l’Ecriture.


L’analyse est très convaincante, et elle nous vaut au passage une remarquable
comparaison entre les positions anthropologiques et théologiques de Pélage et
d’Augustin20 - le premier ayant le souci de préserver l’autonomie de l ’homme
face à Dieu, le second voulant tenir une relation constitutive de l’homme à Dieu.
Il est vrai qu’on serait tenté de formuler une réserve : même si Augustin a bien
évidemment raison, d’un point de vue chrétien, de souligner la nouveauté de la
grâce par rapport au don de la Loi, on ne peut pas ne pas remarquer que
l ’interprétation de Pélage permettait une plus grande ouverture à la possibilité
que des gens des nations aient pu vivre, jusqu’à un certain point au moins, dans
la justice et la sainteté21 ; dès lors, tout en tenant l’insistance d’Augustin sur la
nouveauté de la grâce et sur l’unicité du don advenu par la Croix du Christ, on
devrait veiller à ce que cette insistance n’empêche pas de prendre en compte
toutes les implications de 1 Tm 2, 4 sur la volonté divine d’un salut universel, et
à ce qu’elle permette au contraire de fonder plus largement la possibilité d’une
existence menée dans la justice et la sainteté - non point certes au titre d’un
mérite imputable à l’homme, mais en raison même d’un don de Dieu mystérieu­
sement communiqué au plus intime des consciences et librement accueilli dans
le secret des cœurs. Une telle interprétation ne serait-elle pas nécessaire, compte
tenu surtout des dérives auxquelles un certain augustinisme a pu donner lieu
dans l’histoire ultérieure ? Mais le livre d’Isabelle Bochet laisse justement
entendre qu’elle trouverait quelques points d’appui chez Augustin lui-même,
dans la mesure où celui-ci nous dit qu’une « compréhension spirituelle » de
l ’Ecriture était ouverte même avant l’Incarnation22, et où il invite à « compter
parmi les héritiers du Nouveau Testament des hommes qui, tout en appartenant à
une époque reculée et observant de ce fait la loi, appartenaient pourtant au
Royaume de la promesse23 ».

19. Ibid., p. 85.


20. Ibid, p. 80-81.
21. Cf. : « Alors que les nations qui n’ont pas la loi font naturellement ce que la loi ordonne,
ces gens qui n’ont pas de loi se tiennent lieu de loi à eux-mêmes. Ils montrent que l’œuvre
voulue par la loi est inscrite dans leur cœur » (d’après Aug., De spir. et litt. 26, 43 ; cité ibid.,
p. 61).
22. Ibid., p. 153 et n. 318.
23. Ibid., p. 88. On doit en outre se rappeler que la question du rapport entre les deux
Testaments n’est pas seulement abordée dans le cadre de l’opposition à Pélage, mais aussi
dans celui de l’opposition aux manichéens ; comme ceux-ci rejetaient l’Ancien Testament,
Augustin est conduit à mettre bien en valeur, par contraste, l’unité de l’économie du salut
(voir p. 115-153).
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III. - Lecture de l ’écriture et compréhension de soi24


La compréhension augustinienne de la grâce dans son rapport à la Loi et de
l’Esprit par rapport à la lettre est de toutes façons indissociable de l’itinéraire
personnel d’Augustin et de la manière dont il en rend compte dans l’ouvrage des
Confessions. Cette remarque nous introduit à un troisième point : l’étroite
/

relation qui se lit, chez Augustin, entre la lecture de l’Ecriture, la relecture de la


vie et l’écriture même des Confessions. C’est là l’un des thèmes majeurs de
l’ouvrage d’Isabelle Bochet, comme le montre toute la deuxième partie, mais
aussi, déjà, un chapitre de la première partie qui est intitulé « le cercle hermé­
neutique ». Il n’est guère anachronique d’employer cette dernière expression
puisque Heidegger s’est estimé fort redevable à Augustin dans l’élaboration de
sa propre idée de l’herméneutique25. Ce n’est pourtant pas Heidegger qui est ici
V

la référence principale, mais bien plutôt Paul Ricœur. A vrai dire, Isabelle
Bochet ne s’intéresse pas ici à l’interprétation que ce dernier donne d’Au­
gustin26 ; elle s’intéresse surtout à la manière dont Paul Ricœur réfléchit sur la
compréhension d’un texte, et à ses analyses fameuses de la narrativité. Mais elle
trouve là, justement, autant de chemins pour rendre compte du texte augustinien
des Confessions et de l’expérience qui le porte. On pourrait relever l’éclairage
que les analyses de Paul Ricœur permettent de jeter sur la question classique « le
récit de la conversion d’Augustin est-il un récit fictif ou non ? » (Isabelle Bochet
montre qu’il n’y a pas à opposer ici vérité et fiction : le récit opère bien une
transformation du réel, mais il doit justement se « vérifier » en produisant ce
qu’il raconte dans le narrateur ou parmi les lecteurs27). Mais nous retiendrons
surtout sa référence aux analyses de Paul Ricœur sur l’acte de comprendre un
texte comme acte de « se comprendre devant le texte » : les Confessions
apparaissent bien, de ce point de vue, comme « un effort d’Augustin pour se
comprendre lui-même en s’exposant au texte scripturaire28 ». Une comparaison
avec le De doctrina Christiana permet de préciser que les Confessions ne sont
pas seulement un récit paradigmatique du passage de la culture païenne à la
/ /

lecture de l’Ecriture mais que, en sens inverse, l’Ecriture est au principe des
Confessions au sens où elle rend possible une nouvelle compréhension de soi29 ;

24. Voir les chapitres II à iv de l’ouvrage, p. 91-327.


25. Heidegger, dans un cours de 1921, s’est très précisément intéressé au livre X des
Confessions. I. Bochet renvoie sur ce point (p. 91 n. 3) à J. Greisch , L ’arbre de vie et l ’arbre
du savoir. Le chemin phénoménologique de l ’herméneutique heideggérienne (1919-1923),
Paris, Cerf, 2000.
26. Elle s’est expliquée sur ce point dans un autre livre, Augustin dans la pensée de Paul
Ricœur, Paris, Editions Facultés jésuites de Paris, 2004.
27. « Le firmament de l ’Écriture »..., p. 271 et 277.
28. Ibid., p. 93.
29. Ibid, p. 100.
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« La relation entre interprétation scripturaire et compréhension de soi s’avère


donc fondatrice du projet même des Confessions30312456.»
Mais puisque le cercle herméneutique joue ici entre la compréhension de soi
et l’interprétation de l’Écriture, et puisque, à travers l’Écriture, c’est Dieu même
qui s’adresse au sujet croyant, les Confessions sont fort éloignées d’une simple
autobiographie ; elles seraient plus à considérer, dit Isabelle Bochet, comme des
« exercices spirituels31 », et surtout elles invitent à compléter le jugement qui est
souvent porté sur Augustin à la lumière de la compréhension moderne du sujet.
Isabelle Bochet souscrit certes aux analyses selon lesquelles l’œuvre d’Augustin
donne toute leur importance à l’intériorité et à la subjectivité. Mais elle souligne
plus encore l’écart entre la pensée augustinienne et le subjectivisme moderne,
car chez Augustin l’intériorité est « ouverture à la transcendance32 », elle est « le
chemin par excellence qui mène l’homme à Dieu33 », « la présence à soi-même
n’est authentique que si elle est en même temps présence à Dieu34 » : Deus
« interior intimo meo et superior summo meo » (si bien traduit par Goulven
Madec : Dieu « plus profond que le tréfonds de moi et plus haut que le tréhaut
de moi35 »). Et Isabelle Bochet ajoute : « ne peut-on alors supposer, à l’école
d’Augustin, que, si nous voulons dépasser les apories contemporaines de la
réflexion sur le sujet, il nous faut redécouvrir que nous sommes donnés à nous-
mêmes par Dieu, loin d’être le principe de notre propre existence36 ? »
Par-delà l’éclairage ainsi porté sur les Confessions (et aussi sur certains déve­
loppements du De Trinitate, car la compréhension augustinienne de l’intériorité
dans les Confessions éclaire l’évolution qui a conduit Augustin à comprendre
l’esprit humain comme étant, non pas image du Christ comme il le disait dans
ses premières œuvres, mais bien image de la Trinité elle-même), Isabelle Bochet
apporte là un complément essentiel aux analyses qui se contenteraient de voir
dans les Confessions l’émergence du subjectivisme moderne. La question qui
pourrait être posée à cet endroit serait alors celle-ci : s’il est vrai qu’Augustin a
pensé avec une rare profondeur l’expérience de la présence à soi-même comme
étant en même temps - si elle est authentique - l’expérience de la présence à
Dieu, n’y aurait-il pas aujourd’hui à souligner davantage le lien intime entre
présence à soi et relation à autrui ? Est-ce seulement l’intériorité qui est ouver­
ture à la transcendance - ainsi qu’il ressort prioritairement des Confessions ?
N’est-ce pas aussi, ou plus encore peut-être, l’expérience du sujet en tant qu’il
advient à lui-même par et à travers la relation à autrui ? N’est-ce pas finale­

30. Ibid., p. 103.


31. Ibid., p. 106.
32. Ibid., p. 308.
33. Ibid, p. 294.
34. Ibid., p. 325.
35. Ibid., p. 325 (la formule est dans les Confessions, III, 6, 11).
36. Ibid., p. 325.
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ment l’expérience de la relation elle-même, si du moins il s’agit d’une relation


authentique à la faveur de laquelle chacun se donne à l’autre et, par cette
donation même, reçoit d’être davantage lui-même ? De ce point de vue, on peut
penser qu’une reprise contemporaine de la pensée d’Augustin inviterait à
compléter la perspective des Confessions par les admirables développements du
s

Commentaire de la Première Épître de Jean sur l’amour fraternel, pour mettre


en évidence que l’ouverture du sujet à la transcendance ne tient pas à la seule
profondeur de son intériorité - ou plutôt, que cette intériorité se nourrit elle-
même de son être-en-relation qui, s’il est authentique, est comme tel image de
Dieu.

IV. - Le christianisme comme vraie philosophie37


L’insistance des Confessions sur le sujet dans sa relation à Dieu ne doit
pourtant pas faire oublier que la troisième partie de l’ouvrage d’Isabelle Bochet
porte sur un tout autre versant de l’œuvre augustinienne : les écrits apologé­
tiques, et tout particulièrement La Cité de Dieu. Nous sommes à vrai dire dans le
droit fil de ce qui précède car, loin d’opposer les écrits apologétiques aux
Confessions, Isabelle Bochet montre au contraire leur unité profonde : Augustin
s’efforce de/ tirer parti de son propre itinéraire pour conduire les païens à la
lecture de l’Ecriture38.
Nous voudrions donc nous arrêter en dernier lieu sur cette troisième partie,
qui se compose elle-même de deux sections : d’abord une section sur « l’accom­
plissement de la philosophie par la religion chrétienne », puis une section sur La
Cité de Dieu / qu’Isabelle Bochet présente comme « une propédeutique à la
lecture de l’Ecriture ».
V

A travers l’étude, deux thèmes sont particulièrement mis en relief. Le premier


thème est celui de l ’accomplissement de la philosophie. De fait, dans la
Lettre 118, Augustin explique à Dioscore que le Christ réalise ce que les platoni­
ciens eux-mêmes n’ont pas réussi à faire, et montre la supériorité de la doctrine
chrétienne en la résumant d’un mot : l’humilité ; dans le De vera religione, il va
plus loin car, non content d’affirmer la supériorité du christianisme, il tente
d’introduire Romanianus au contenu de la vraie religion : le christ accomplit les
trois parties de la philosophie (la physique, la logique et l’éthique), et libère
l’homme de la triple concupiscence (la voluptas, la superbia et la curiositas). Le
/

second thème est celui de la lecture de l’Ecriture, et Isabelle Bochet montre


justement comment ce thème s’articule avec le précédent dans les livres XI à
XXII de La Cité de Dieu : à la physique correspondent les livres XI-XIV, à la
logique correspondent les livres XV-XVIII, à l’éthique correspondent les livres
/

XIX-XXII. Ainsi, par sa manière même de lire l’Ecriture, Augustin laisse bien
entendre que la religion chrétienne est la « vraie philosophie ».

37. Voir les chapitres V et VI de l’ouvrage, p. 331-500.


38. Ibid., p. 327.
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Pareilles analyses, si éclairantes pour la compréhension de l’apologétique


augustinienne, ne manqueront pas de susciter une question chez quiconque
- philosophe ou théologien - réfléchit sur la pertinence contemporaine de la
pensée d’Augustin : comment se situer, aujourd’hui, par rapport à la perspective
du christianisme comme accomplissement de la philosophie ? Une telle position
n’est-elle pas insuffisamment respectueuse de la philosophie, privée de sa légi­
time autonomie et trop directement « annexée » par la religion chrétienne ?
La question est certes à entendre, mais nous ne croyons pas qu’elle porte
vraiment atteinte à la pensée d’Augustin - et cela pour deux raisons. La
première est que le mot philosophie n’avait pas exactement pour lui (comme
pour les Pères des IVe et Ve siècles en général) le sens que nous donnons aujour­
d’hui à ce terme : il ne désignait pas seulement des doctrines et des courants de
pensée, mais aussi des manières de se comporter et des styles d’existence
marqués par la quête de la sagesse. Pour Augustin dès lors, penser le christia­
nisme comme « vraie philosophie », ce n’était pas ignorer ce que nous appelons
en termes modernes l’autonomie des doctrines platoniciennes, stoïciennes ou
autres (qui assurément ne peuvent se laisser globalement « annexer » par le
christianisme) ; par contre, c’était dire que la voie révélée par le Christ
permettait - selon la foi chrétienne - de réaliser cela même dont les philosophes
ressentaient dans les meilleurs des cas l’appel, mais qu’ils ne pouvaient se
donner eux-mêmes, à savoir la guérison de l’âme atteinte par la triple convoitise
de la volupté corporelle, de l’orgueil et de la curiositas.
Mais si la question précédemment soulevée ne constitue pas une objection
décisive par rapport à la pensée d’Augustin, c’est pour une seconde raison qui
nous semble suggérée par les livres XI à XXII de La Cité de Dieu. Isabelle
Bochet/ montre, nous l’avons dit, qu’Augustin met ici au premier plan la lecture
de l’Ecriture tout en laissant entendre que la religion chrétienne est la « vraie
/

philosophie ». L’intuition sous-jacente est sans doute que l’Ecriture a comme


telle des ressources originales et spécifiques pour inspirer une vraie philosophie.
Ne serait-ce pas là l’une des portées essentielles de ces livres XI à XXII ? Il n’y
a plus besoin, ici, de partir formellement de la division tripartite de la philo-
/

sophie, il suffit de se laisser guider par l’Ecriture elle-même qui montre le


chemin par lequel la quête de la sagesse et de la vérité peut être effectivement
accomplie.
/

La question pourrait alors rebondir : est-ce l’Ecriture qui montre ainsi la voie
de la vraie philosophie, ou n’est-ce pas plutôt l’interprétation qu’en donne
Augustin ? De fait, Isabelle Bochet montre combien la lecture augustinienne de
/

l’Ecriture est orientée, dans La Cité de Dieu, par un certain nombre de choix
(l’un des faits les plus surprenants est l’extrême brièveté du récit de la vie de
/

Jésus). On ne peut en faire le grief à Augustin : l’Ecriture est nécessairement


expliquée, donc interprétée, et tous les choix opérés par Augustin trouvent en
l’occurrence leur justification en fonction du propos qui est le sien dans La Cité
de Dieu. Isabelle Bochet montre en particulier que les livres XV à XVIII, sur le
développement des deux cités, s’éclairent par la référence à deux textes-clefs :
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d’une part Rm 9, 8 (qui permet de souligner la totale gratuité du don de Dieu) ;


d’autre part Ga 4, 23 (qui permet de fonder une interprétation allégorique
d’Abraham et de ses deux fils - le fils né selon la chair et le fils né selon la
promesse, l’un et l’autre préfigurant les membres des deux cités). Or, c’est sur
ce point même, nous semble-t-il, qu’il pourrait y avoir matière à débat aujour­
d’hui. S’il y avait à réévaluer l’apport de La Cité de Dieu, ce ne serait pas,
croyons-nous, à propos du principe même qui régit l’ensemble des livres XI-
XXII : il faudrait au contraire souligner toute l’importance d’une position qui
présente l’Écriture comme matrice d’une pensée philosophique et théologique.
La réévaluation pourrait plutôt porter sur les choix herméneutiques qui ont été
opérés par Augustin : est-ce d’abord à la lumière de Rm 9, 8 et de Ga 4, 23 que
devrait être compris le développement des deux cités ? Sans rien renier de
l’importance attachée à ces textes en effet majeurs (et sans rien renier non plus
de l’insistance augustinienne sur la totale gratuité du don de Dieu), la théologie
chrétienne n’aurait-elle pas à faire aussi d’autres choix en fonction de sa propre
situation culturelle et ecclésiale, et en tenant compte de la position qui est
aujourd’hui celle du christianisme par rapport aux autres religions comme au
monde de l’agnosticisme et de l’incroyance ?
Nous n’avons pas à répondre ici à ces questions, sinon pour dire que La Cité
de Dieu, telle qu’elle est lue par Isabelle Bochet, nous met précisément au seuil
d’un tel travail. Celui-ci implique que - comme Augustin en son temps, mais
sans doute autrement que lui - les théologiens lisent l’Écriture et puisent en elle
de véritables ressources de pensée qui soient à la hauteur de la quête contem-
V

poraine de sagesse et de vérité. A travers la richesse de ses analyses et la très


belle contribution qu’il apporte à notre connaissance d’Augustin, l’ouvrage
d’Isabelle Bochet n’a-t-il pas l’immense mérite d’attirer implicitement notre
attention sur cette exigence d’une véritable exploration de l’Écriture - féconde
pour la connaissance de soi-même comme pour une juste intelligence de
l’histoire humaine ? Par-delà tous les malentendus qui ont affecté la postérité de
l’augustinisme, cet ouvrage nous fait entendre avec force l’invitation pressante
d’Augustin à lever les yeux vers cela même qui est « au-dessus » des chrétiens
/

et qui pour eux fait autorité - le « firmament de l’Écriture39 ». Peut-être est-ce


ultimement à ce titre que le livre d ’Isabelle Bochet a droit à notre
reconnaissance.
Michel Fédou sj
Paris, Centre Sèvres

39. Sur le sens de cette image du « firmament de l’Écriture » voir ibid., p. 25-31.
L 'H E R M É N E U T IQ U E A U G U STIN IE N N E D E LA B IBLE 389

Résumé : Le récent ouvrage d’Isabelle Bochet n’explique pas seulement l ’exégèse


augustinienne de l’Écriture ; il invite aussi, par cette voie même, à approfondir quelques
aspects majeurs d’une réflexion contemporaine sur la Bible. Quatre questions sont ici
considérées : le statut de l’Écriture sainte; le rapport entre les deux Testaments ; la relation
entre la lecture de l’Écriture et la compréhension de soi ; la relation entre l ’exégèse de
l’Écriture et l’interprétation du christianisme comme vraie philosophie.

Abstract : The recent book of Isabelle Bochet does not only explain the augustinian
exegesis of Scripture ; it invites also, through this way, to deepen some major aspects of a
contemporary reflection about Bible. Four questions are here considered : the statute of holy
scripture ; the link between the two Testaments ; the relationship between the reading of
scripture and the understanding of oneself ; the relationship between the exegesis of scripture
and the interpretation of christianity as true philosophy.

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