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kainos, numero 7, fame/sazietà

Emmanuel Levinas
Université de Paris

Sécularisation et faim[*]

… Joseph leur répondit: Soyez sans crainte, car suis-je à la place de Dieu? Vous,
vous avez médité contre moi le mal: Dieu l’a combiné pour le bien, afin qu’il
arrivât ce qui arrive, qu’un peuple nombreux puisse subsister …
Genèse, 50, 19-20.

La mystique appelle la mécanique …


Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion.

… Le rire, c’est la disparition de la matière. En riant, nous ne sommes pas


simplement secoués, mais parfois nous volons, sommes emportés, sautons hors
notre corps, nous évaporons, et peut être même pour un instant sortons de notre
âme …
En riant nous nous arrachons à notre lieu — nous nous élançons … Tout ce qui
n’est pas absolu est ridicule. Là où il y a mesure et poids, péché et sang, le
Reviseur ne manquera pas de venir. Il dira: Ceci n’existe pas! Cela est
tromperie! Suivez-moi! Avez-vous compris?!
Abram Terz (Siniavski), A l’ombre de Gogol (Texte russe, pp. 180-182).

I. Le ciel étoilé

La transcendance signifie étymologiquement un mouvement de traversée


(trans), mais aussi de montée (scando): elle exprime un double effort:
d’enjamber le vide de l’intervalle et de l’enjamber en s’élevant, en changeant de
niveau. A penser ce mouvement dans sa signification littérale de changement de
lieu — avant toute métaphore dont, peut-être, i1 trace le modèle — on concevra
qu’il a pu se dessiner extra-ordinaire, d’emblée sur-naturel. A une époque où
tout le mouvement vers le haut est limité par les lignes des sommets, les corps
célestes sont absolument intangibles. Etoiles fixes — ou qui parcourent des
trajectoires fermées, schémas d’actes d’identification — ces corps s’offrent au
regard et dessinent ainsi, pour la vue, un firmament d’inaccessible, dénommé
ciel.

Ce ciel appelle un regard autre que celui d’une vision qui, déjà visée ou
intention, procède du besoin, est une chasse aux choses. Ce ciel appelle des yeux
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épurés de toute convoitise, un regard autre que celui des animaux raisonnables
ou rusés, regards de chasseurs précurseurs du mouvement où s’intercalera, entre
l’approche et la morsure, la prise en mains et la mise en réserve et, ainsi, la
saisie, l’acquisition. Les yeux tournés vers les étoiles se séparent du corps où ils
sont implantés. Dans cette séparation se défait la complicité de l'oeil et de la
main, tramée par quelque faim, et plus vieille et plus forte dans sa trame
naturelle, innée, que nos distinctions entre le connaître et le faire.

Le regard s’élevant vers le ciel, rencontre le sacré. L’intouchable est le nom


d’une Impossibilité avant d’être celui d’un Interdit. L’intervalle qui s’étend entre
le ciel et l’homme — infranchissable pour le mouvement et franchi par la vision
— c’est la transcendance. Non-escalade, mais relation ou déférence qui, pour
l’homme, est d’emblée émerveillement et culte: étonnement devant l’extra-
ordinaire rupture de la hauteur par un espace fermé au mouvement et à la
mainmise. La hauteur des étoiles prend la solennité du Supérieur. Absoute du va
et vient terrestre, elle se nomme divine. La transcendance spatiale de ce regard
est littéralement idolâtrie. Dans quelle mesure toutes les formes du numineux —
dans leurs innombrables variations ou inversions — ne procèdent-elles pas de
cette idolâtrie originaire? .L’espace cosmique, pour être plein de dieux, n’a pas
besoin d’arrière-mondes.

Sous l’agitation où se débat l’épitheméticon, sous les empiriques mouvements et


arrêts de mouvements qu’il commande, sous les déplacements vers le visé où
l’oeil, trahissant sa convoitise, anticipe seulement sur le geste de la main, sous
toute cette course incessante aux choses — la voûte du ciel aux étoiles fixes ou
aux étoiles revenant sur elles-mêmes dans leurs trajectoires cycliques, confirme
le repos imperturbable de la terre ferme. Ce repos règne: vers l’autorité même du
Souverain se lève du fond des prunelles émerveillées, se déférant aux étoiles
d’allégeance antérieure à tout serment, la religion. Repos dans son emphase de
règne, ordonné dans la lumière des astres qui n’éclairent pas seulement, mais,
brillants, se montrent, se font dieux visibles et, normatifs, exaltent le commander
même des normes: l’excellence de la Superbe, la hiérarchie, l’ordre à jamais
établi, le lieu naturel et inaliénable que ne trouble pas l’étranger, excluant
commerce et nouveauté.

Aristote (Métaph. , 982, B 15-20) a crû apercevoir dans l’admiration que suscite
l’assemblage du merveilleux dans les mythes, l’étonnement ù, pour lui, comme
pour Platon, commence le savoir philosophique. Mais il a interprété
l’étonnement comme la reconnaissance d’une ignorance par elle-même, faisant
ainsi procéder le savoir déjà de l’amour du savoir; refusant ainsi au savoir toute
origine dans les difficultés pratiques de la vie agitée sur terre et du commerce
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entre hommes, dans de quelconques difficultés de la main empêtrée dans la


matière qu’elle modèle ou des hommes qui n’arrivent pas à communiquer entre
eux.

Le règne du repos astronomique où resplendit l’intangible, n’est-il pas dès lors,


dans sa merveille, l’attente du savoir par l’ignorance qui le veut et pressent,
c’est-à-dire la prémisse, ou l’une des prémisses, du rationalisme de l’Occident?
Cette allégeance d’avant tout serment, n’est-elle .pas, dans son ancienneté —
plus ancienne que toute histoire et toute pré-histoire — le secret de l’aprioride
l’identité, le secret de l’intelligibilité du Même, encore ignorée dans son
antiquité précédant les catégories de la synthèse du jugement, auxquelles ce
règne est déjà nécessaire et où Kant — penché sur les structures analytiques de
la logique formelle — a su les distinguer. Le savoir de l’Occident n’est-il pas la
sécularisation d’une idolâtrie? Dans 1’extraordinaire rupture de la
transcendance qu’est l’idolâtrie, le repos de la terre sous la voûte du ciel, n’en
vient-il pas à préfigurer le règne du Même? Dans l’émerveillement de
l’idolâtrie,l’étonnement est l’aveu que fait l’ignorance du savoir dont elle se
doute qui identifie l’identique. Naissance de la Raison: de l’englobement qui
l’univers en univers, de la compréhension qui rassemble le — la pensée.
Naissance de la pensée au prix d’un rétrécisqui ramasse en un point le volume
du corps humain. Il ne projetplus d’ombre sur la terre que, jusqu’alors, il foulait,
et tout se passera comme si les yeux étonnés, transcendant la hauteur, n’auront
plus lui leurs cavités. Point bientôt appelé unité de l’aperception transcen, fixé
on ne sait où, ou unité du concept placée dans l’espace mêmqu’il comprend.
Jusqu’au jour où ce rétrécissement se sera dénoncé scandale ou impiété ne
laissant plus à l’homme, autrefois implanté sur sa terre, ni poumons, ni espace
respirable. Mais on ne se pas si une autre transcendance ne s’annonce pas dans
cette d’idolâtrie, si aucune place sociale ne se dessine pour compenser dans
nature pensée et objectivée la perte de l’inaliénable lieu.

Quoi qu’il en soit, la contemplation passe de son sens étymologique qui est
hiératique à son sens obvie qui est celui de l’intuition et de la connaissance: de
l’étonnement à la philosophie, de l’idolâtrie à la rationalité ou à l’athéisme. Dans
la fixité astronomique se déploie la «geste» immanente et le règne (et le
royaume) de l’être, Repos ou positivité, étalement dans le savoir, sur la surface
plane du thème, indifférence à l’égard de la hauteur, et comme une présence à la
devanture d’un étalage: être de présence recommençante, partout la même,
recommencement du Même, être en tant qu’être, comme l’acte du repos sous les
espèces de l’identification, oeuvrant à son oeuvre d’acte en guise de re-
présentation d’étants par un esprit. Etre en tant qu’être advenant dans cette
identification même, être en tant qu’être étant son être de par son intelligibilité,
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et donc, être étant en guise d’ontologie. Indifférence, dans sa positivité


thématique, à l’endroit de toute hauteur infranchissable, de tout ciel, de toute
transcendance. Le cosmos qui assurait tout ce repos se montre, lui aussi, dans le
thème. Platon se moque déjà, dans la République, de Glaucon qui croit encore à
la hauteur du ciel.

Le sujet de la représentation est soumis, lui aussi, au règne de l’être, il


appartient au royaume. Règne de l’être qui n’a pas été exposé ici, comme
donnée empirique. Le rappel de la hauteur du ciel ne tendait pas, ni n’aurait
suffi, à démystifier ou à dé-construire, la transcendance (et l’ontologie qui la
sécularise) en la réduisant à ces quelques états de fait, vestiges d’une période
révolue où les voyages intersidéraux ne pouvaient s’imaginer. La révolution de
cette période et la sécularisation de la transcendance idolâtre dans un monde où
règne le repos, relevera, comme toute révolution, des significations du non-
révolu.[1] La transcendance de l’idolâtrie transparaîtra dans le savoir auquel elle
aura apporté le désintéressement de la théorie, la sérénité de la pensée
recherchée vainement par les phénoménologues ou les psychologues dans les
seuls recoins de la conscience pratique de l’homme qui semblait,
chronologiquement et de soi, première; conscience pratique liée au conatus
essendi dont ne serait excepté, à aucun titre, l’humain. Mais d'autre part, que la
transcendance idolâtre, dans un monde en repos, soit un état de fait, est une
vérité incontestable, sans qu’il y ait réduction possible de ce fait à une «donnée
de l’expérience». C’est du «déjà fait» de la stabilité, c’est l’état ou le statut déjà
accompli et passé par rapport à toute expérience comme telle. Dans la geste
d’être, désormais pensée et comprise — de pensée et de compréhension
appartenant, elles-mêmes, à cette geste — ce passé est la positivité de
l’objectivement donné où prennent seulement sens, fondement et pré-
supposition, termes évoquant l’architecture des bâtiments reposant sur leurs
bases — modèles de toute rationalité dans notre tradition occidentale.[2]

II. La Sécularisation

Mais la sécularisation de la transcendance devenant le Même de l’Etre, ne


trouve dans l’étonnement que sa possibilité. Pour que le savoir sorte
effectivement de l’étonnement, pour que l’ignorance se soit effectivement
reconnue comme telle, pour que la transcendance de l’idolâtrie se réduisît à la
sérénité du savoir, pour que l’être advînt en tant qu’être, il fallait aussi que la
lumière du ciel éclairât la ruse et l’industrie des hommes.

La lumière — le regard admire le feu céleste — est celle-là ême qui éclaire les
yeux qui se portent vers le donné. La brillance des étoiles et du soleil ne devient-
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elle pas un feu ravi au ciel? Ces yeux avec leur convoitise innée — ces yeux qui
visent et perçoivent — ces yeux rusés de chasseurs, auront appris la patience en
contemplant le ciel coiffant de son chapeau étoilé le plus inébranlable des terrains, le
plus fondamental — la terre; ils se font regard industrieux. Le grand repos de l’être, la
positivité des choses, la vérité du savoir, conviennent à l’intervalle qu’il faut entre la
vision et la saisie et la consommation des nourterrestres, mais aussi à leur
compréhension et à leur échange. Ce compte dans l’histoire du savoir rationnel
et technique, ce n’est pas ’élévation du souci à la théorie impassible, ni la
naissance de l'acte dans la sérénité spéculative. La convoitise du regard et la
curiosité du désir —’est déjà l’immémoriale maîtrise de Messer Gaster! Ce qui
compte, ’est la patience du concept à partir de la sécularisation de l’idolâtrie.

Car il existe une convenance entre la sécularisation de l’idolâtrie devenant


ontologie ou cette philosophie première élaborée par les Grecs qui marquera le
destin de l’Occident où naquirent les sciences exactes — qu’aucune civilisation
humaine ne saurait récuser et que chacune semblait attendre de son propre destin
— entre cette intelligibilité du Cosmos où esprit équivaut à connaissance, à la
corrélation savoir-être, représentation et présence, se mesurant et s’égalant, se
vérifiant réciproquement — convenance entre l’ontologie et le bon sens pratique
des hommes inquiétés par la faim, se saisissant de choses, percevant, des
hommes appelés à prendre avant de consommer et ainsi à acquérir et à
entreposer, à se tenir dans la maison, chez soi, et à bâtir, et à s’assurer de la
présence des choses et à se les représenter et, de fil en aiguille, à toucher aux
sources mêmes de la lumière céleste qui vont un jour se réduire à leur essence
physico-chimique. Le génie de la Grèce est la sagesse des nations. Toute relation
pratique avec le monde est représentation ou se fonde sur une représentation, et
le monde représenté est économique. Il y a universalité de la vie économique qui
l’ouvre à l’universalité de la logique et de l’être. Il existe une réplique terrestre
au geste matérialiste de Prométhée. L’humanisme vient d’une humanité affamée
et universelle malgré les variétés de ce qu’on nomme cultures. Messer Gaster est
le premier maître ès arts du monde.

Mais les hommes auront appris dans la transcendance des étoiles à faire patienter
leurs appétits et à tirer leurs techniques du fond des théories. La Grèce n’aura été
que le point où cette convenance sera devenue jonction reconnue dans la
définition d’une animalité raisonnable.

Aussi rien n’est-il plus compréhensible aux hommes que la civilisation


occidentale dans ses mathématiques et ses techniques et son athéisme ou sa
sécularisation à l’égard des dieux visibles — civilisation assimilable par la
sagesse des nations — valeurs européennes absolument exportables! Elles sont
assimilables par les humains sans exception, quels qu’aient été les égarements
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de l’idolâtrie originaire qui leur servit de civilisation et de mythologie et de


moeurs et qu’ils n’aient pas su séculariser.

Convenance entre Prométhée et Messer Gaster? Celui-ci s’avoue d’abord simple


partie de l’âme — la basse, l’inférieure; il deviendra la subjectivité tout entière,
mais il sera consacré premier maître ès arts du monde, bien avant le
matérialisme officiel. Source de l’Humanité et de la Raison, fin de l’animalité et
de la bêtise! Rapt du feu céleste par l’un ou par l’autre? Mais l’idolâtrie de la
transcendance se fait géométrie, astronomie et balistique célestes, la lumière se
fait chimie de l’intouchable, la contemplation, recherche de la vérité où, d’une
façon générale, le donné vient combler la visée intentionnelle du regard — ce
qui passe pour identification. Ainsi mourront les dieux visibles. Et, comme pour
célébrer par un rite cette mort, les voyages intersidéraux toucheront dans les
mystères du ciel étoilé, des roches froides ou les photographieront en fusion.

III. Les techniques

Personne n’est assez fou pour méconnaître les contradictions et les mécomptes
de la technique et ses dangers meurtriers et l’asservissement nouveaux et les
mythologies dont elle menace et la pollution qui en résulte et qui empoisonne,
au sens propre du terme, jusqu’à l'air que nous respirons. Mais le bilan des gains
et des pertes que l’on dresse ne repose, à vrai dire, sur aucun principe rigoureux
de comptabilité. Les contradictions relevées peuvent ne signifier qu’une
dialectique inachevée, la dénonciation des mythologies[3] qu’engendre l’ère
technique et qui en compromettraient le prétendu rationalisme, repose sur des
notions purement du mythe et du sacré,[4]ce qui ne suffit pas à la juste apprédes
atteintes que porteraient, à notre insu, les nouvelles idoles à ’émancipation
humaine. La condamnation de la technique — épandue ’ailleurs dans l’opinion
par le moyen de tous les perfectionnements de technique de la diffusion — est
devenue, elle aussi, une rhétorique , oublieuse des responsabilités auxquelles
appelle une hué de plus en plus nombreuse «en voie de développement» et qui,
sans le développement de la technique, ne saurait être nourrie.

Or, la technique, en tant que sécularisation, compte: elle est destructrice des
dieux payens et de leur fausse et cruelle transcendance. Par elle, certains dieux
— plutôt que Dieu — sont morts; certaines puissances mystérieuses des
éléments dans les profondeurs du monde ou de l’Ame, soulèvent le rire malgré
leur superbe ou leur secret — ce qui, pour un mystère comme pour un dieu,
équivaut à la mort: dieux de l’orgueil et de la domination, dieux de la
conjonction astrologique et du fatum, dieux du terroir et du sang, inaltérables
comme la trajectoire des corps célestes — dieux locaux et dieux du lieu et du
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paysage des terrains inébranlables, tous ces dieux qui «en bas sur la terre ou
dans les eaux au dessous de la terre», dans les eaux qui dorment — les pires
eaux! — sous la conscience, reflètent ou répètent, dans l’angoisse ou la terreur,
les dieux visibles des cieux. Ce n’est pas à la légère sans doute que, parmi toutes
les appellations du paganisme, celle de l’adoration des «milices célestes» prend
dans la Bible la fonction du nom le plus propre. En ce sens, la technique qui les
dépouille de leur divinité, qui nous enseigne — par delà la puissance qu’elle
nous donne sur le monde — que ces dieux sont du monde, c’est-à-dire des
choses, et que les choses sont, après tout, pas grand’chose, qu’il y a de la
tromperie dans leur résistance et leur objectivité, et du déchet dans leur
splendeur, qu’il faut en rire plutôt que de pleurer devant eux, la technique
sécularisatrice s’inscrit parmi les progrès de l’esprit humain ou, plus exactement,
justifie ou définit l’idée même du progrès et est indispensable à cet esprit, même
si elle n’en est pas la fin.

IV. L’autre transcendance

Mais le sens pratique des hommes qui, dans un monde en repos, pensent
positivement, à partir de l’être, et ramènent toute signification à la position —
c’est-à-dire à la positivité du monde où l’on trouve du donné à prendre, le pain
quotidien, des biens à accumuler, à mettre en dépôt comme réserve ou à étaler
comme marchandises — la sagesse universelle des nations se réduit-elle aux
effets de l’empirique conjoncture de l’organisme besogneux de l’homme, à la
contingente apparition d’une animalité raisonnable? L’empirie animale de
l’humain n’est-elle pas aussi l’éclatement de la «geste» d’être qui entraîne tous
les êtres? Eclatement où s’ouvre une brèche ou une fissure — une issue ou son
semblant, qu’importe! — mais une direction vers l’au-delà d’un autre Dieu? A-t-
on mesuré les profondeurs de la faim? Profondeurs où, certes, de prime abord, le
Même ne cherche qu’à confirmer son identité, où l’être-monde met fin aux jeux
sans règles ni enjeux, à la liberté affranchie de ses conséquences — où le Moi
humain se tend sur lui-même et, sourd au langage («ventre affamé n’a pas
d’oreille») se ferme à toute sérénité, c’est-à-dire à toute idéologie rassurante, à
tout équilibre qui ne serait que celui de la totalité. La faim est, de soi, le besoin
ou la privation[5] constitutive — si on peut dire — de la matérialité et de la
grande franchise de la matière. Mais privation dont l’acuité consiste à désespérer
de cette privation même et à ne pas pouvoir se consoler d’un monde
«spirituellement ordonné» où les historiens — des passés réels ou utopiques —
trouvent des miséreux rassasiés de l’odeur de rôtis, payés du son de monnaies et
consolés par la conscience qu’ils eurent de l’harmonie de l’ensemble du corps
social et de la parfaite définition de leur statut. La faim qu’aucune musique
n’apaise, sécularise toute cette éternité romantique. Privation dont l’acuité
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consiste à désespérer de cette privation même, avons-nous dit: le désespoir ne se


décrit pas comme un état. C’est un recommencement incessant de la faim se
débattant contre la même surface pierreuse, tête frappée contre un mur, mais
ainsi, comme en appelant à quelque envers du Rien. Appel sans oraison. Ni
vision, ni même visée, ni thématisation, ni interpellation. Certes. Mais comme
une version pré-intentionnelle, comme une déportation hors le cosmos; pré-
orationnelle prière, demande ou mendicité. Sans aucune position ou .affirmation
— question; question sans données; question qui n’est même pas position de
cette question, question au-delà, mais non pas vers quelque arrière-monde;
question dans l’oscillation des termes d’une alternative — ambiguïté de la mort
ou de Dieu. Question irréductible simplement à une modalité problématique vers
laquelle serait dérivé quelque doxa assertorique ou apodictique. Para-doxale, elle
se débat dans la profondeur de son intéressement. La transcendance est ainsi un
dehors non-spatial, par éclatement, au sein du Même, de la question à l’Autre et
sur l’autre, selon un questionnement d’avant toute ontologie. La sécularisation
par la faim est une question sur Dieu et à Dieu, mais, par là, moins et plus
qu’une expérience. Ne reçoit-elle aucune réponse, fût-ce comme l’écho
énigmatique c’est-à-dire ambigu de la question elle-même? Il ne s’agit certes pas
là de rendre subjective la transcendance, mais de s’étonner de la subjectivité où
le métaphysique se déroule ou s’implique, de la subjectivité comme le mode
même du métaphysique.

Messer Gaster ne règne pas sans partage. D’entre tous les appétits en lesquels
s’affirme le conatus essendi, la persistance de l’être d’ici-bas dans son propre
être, l’intéressement, la faim est étrangement sensible, dans notre monde
sécularisé et technique, à la faim de l’autre homme. Toutes les valeurs sont
usées, sauf celle-là. La faim d’autrui réveille les hommes de leur assoupissement
de repus et les dégrise de leur suffisance. La nouvelle transcendance, c’est le
refus de croire .à une paix en autrui à cause d’une harmonie quelconque dans la
totalité; la certitude que rien ne peut tromper la faim de l’autre homme.

On ne s’étonne pas assez, sous le vocable banal de la compassion, de la force du


transfert qui va du souvenir de ma propre faim à la souffrance et à la
responsabilité pour la faim du prochain. On ne s’étonne pas assez de l’unicité
même du moi — trace d’une impossible dérobade et, ainsi, de l’inaccessible
responsabilité — qui individue encore celui qui, rassasié, ne comprend pas
l’affamé. Il ne cesse, en fait, de se dérober à sa responsabilité sans échapper à
soi, c’est-à-dire à sa singularité d’énigne. Mais en la possibilité que j’ai de
quitter le concept édifiant du Moi et d’être, à la première personne, le premier à
céder le pas, d’être moi, la vie retient son souffle et sa vitalité de «force qui va»
pour s’inquiéter du sourd message qui revient de l'au-delà de l’être dans la
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question même qui vers lui alla.

[*] “Archivio di Filosofia”, 1976: Ermeneutica della secolarizzazione, pp. 101-109.

[1] Dans le rationalisme des stoïciens, de Spinoza et de Hegel, le règne de la nécessité sans
violence équivaut au règne de la divinité.

[2] Par rapport à cette tradition, les mythes d’Orphée et d’Amphion où l’ordre architectonique
procède de l’harmonie musicale, marquent comme une limite — fût-elle de source esthétique
— de l’ontologie.

[3] La mythologisation frappe toute valeur, même la plus haute, même l’oeuvre de dé-
mythologisation. C’est là peut-être que s’impose, pour une culture qui voit ce danger de
déchets, la permanence de l’exercice intellectuel dés-intéressé — est-ce le rôle de la
philosophie? — par delà la formation professionnelle, la vie artistique et religieuse. Exercice
intellectuel de l’éveil qui n’est concevable que comme l’éveil dans l’éveil, comme l’éveil de
ce qui, état de l’éveil, déjà se fige et sommeille.

[4] La lune n’est plus qu’une roche et ne peut plus être objet de culte. Mais l’astronaute est un
demi-dieu. Certes, mais du moins 50% sont ainsi sécularisés! Et il faut voir de près si l’autre
moitié de cette fausse divinité est sacrée dans le même sens que les idoles d’avant le
développement des techniques, si les hommes qui applaudissent au courage de l’astronaute ne
gardent pas leur lucidité.

[5] Modèle de la privation en logique.

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