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PENSER LA NATURE

Jamais ailleurs qu'en Grèce, la question de l'être, sa nature, son pourquoi, son devenir et son
origine, ne s'est posée. En général les gens sont, sans se poser de question superflue. La nature du
questionnement philosophique pose problème. Ses fruits aussi, car des siècles de questionnement
n'ont pas forcément abouti à grand chose. C'est comme si une schize, un mur infranchissable, s'était
introduit entre être et conscience. D'où est venu cette crise existentielle ?
Aristote nous dit que la philosophie s'origine dans l'étonnement devant la nature, sur le fait de
l'être en lui-même. Mais pas tellement l'être individuel intérieur, le témoin, mais l'être extérieur, le
monde, le cosmos. Ce qui s'offre au regard est examiné comme une énigme à déchiffrer, et l'on
cherche des méthodes de déchiffrage, on échafaude des structures possibles, raisonnables, rendant
compte des faits observables. L'homme se rend compte en effet, qu'il a affaire à une structure dont il
peut parler, dont il a un savoir déjà préexistant (ready made), qu'il lui suffit de mettre au jour, de
dévoiler. Le philosophe est un déchiffreur de savoir. Au fond l'être pour lui se confond avec le
savoir. D'où un certain détachement par rapport aux réalités concrètes de la vie. La difficulté sera
donc, précisément, de faire se conjoindre être et savoir. Cette conjonction est incarnée par la figure
du sage, ou maître, autour duquel s'attroupent une armée de disciples, formant école, ou secte. Le
maître n'incarne pas seulement un savoir, mais aussi ou surtout un idéal cathartique de vie sereine,
d'équilibre, de tranquillité et de courage dans les heurts de la vie. Cet idéal de sagesse est
pratiquement médical : on cherche un équilibre de vie. Les philosophes se font volontiers
thérapeutes, et on a parfois du mal à distinguer les uns des autres. Le but visé n'est pas tellement le
savoir en lui-même, on peut même soupçonner que ce but demeure vain. Il s'agit plutôt de donner
une réponse « plausible » qui fasse taire les interrogations et permette à chacun de s'occuper de ses
problèmes concrets, de façon à mener une vie saine et équilibrée, « bonne », à la façon socratique.
Ces maîtres philosophes autour desquels se sont formés des écoles, se sont mis à écrire, eux
ou leurs disciples, quand l'écriture a commencé à se diffuser. C'est ainsi qu'on en a conservé le
témoignage « historique ». Mais ils existaient probablement avant. On peut imaginer en effet qu'en
Grèce ionienne, ces genres de personnage, plus ou moins thaumaturges, savants et chamanes, ont
été toujours présents, comme ils sont présents partout ailleurs dans toutes les sociétés connues, sous
des formes différentes. On peut les appeler avec Lacan, des « sujets supposés savoir ». Ils
détiennent en eux l'énigme. Et les gens viennent les voir en espérant être guéri de leurs illusions,
phantasmes, erreurs. Ou perversions. Le savoir en effet est censé apporter des solutions pratiques à
tous les troubles de l'être. C'est un savoir thérapeutique, une médecine [l'orphisme et le
pythagorisme sont dans la même conjoncture].

Je suppose que dans les cités ioniennes existait un idéal d'autonomie, politique aussi bien
qu'intellectuel et éthique. Les ioniens des côtes méditerranéennes asiatiques, sont des colons partis
de Grèce européenne, probablement sous l'effet de ce qu'on appelle les invasions doriennes,
phénomène mal connu. Je pense que ces doriens, quels qu'ils soient, envahisseurs étrangers, ou
révolutionnaires intérieurs, ont voulu imposer une société fondée sur les valeurs guerrières, la
domination d'un groupe sur tous les autres, la terreur militaire. Les ioniens ont voulu conserver leur
indépendance, leurs autonomies locales, d'abord face à ces hypothétiques doriens côté européen,
puis face aux perses côté asiatique. Pour eux la cité ne pouvait et ne devait exister que comme cité
autonome. L'idéal d'autonomie politique face aux impérialismes doriens ou perses, est devenu un
idéal intellectuel et éthique, un idéal en soi : le bien suprême. L'enjeu de la philosophie c'est de
penser par soi-même, sans le recours de pensées déjà là, mythologiques ou religieuses,
traditionnelles. Pour le philosophe, le monde est toujours nouveau, et toujours à repenser, à
comprendre, à définir. Cette tache est au fond sans fin, parce que l'être lui-même est sans fond.
Anaximandre de Milet, vers 500 av JC, défini le principe physique de l'être, comme apeiron,
indélimité. C'est un progrès par rapport à ses prédécesseurs (Thalès), ou confrères contemporains,
qui choisissent un peu arbitrairement un des éléments mobiles : eau, air, feu (jamais la terre,
élément immobile). Le principe physique se doit en effet d'être dynamique, créateur, porteur
d'évolution, de révolution. La terre semble être pensée comme inerte. Pourtant de la vie en surgit,
sous la forme des plantes, et de tout un tas d'animaux. Il lui arrive même de trembler, de craquer, de
se fendre. Enfin, elle se meut dans l'espace. Tout cela n'empêche que dans la pensée des premiers
philosophes physiciens, la terre était opposée aux trois autres principes, comme l'inanimé à l'animé.
La dichotomie rationnelle, purement structurelle, trouvait ainsi son pendant, sa vérité ou son alibi,
dans les phénomènes naturels. Penser la nature est en effet la tache que s'étaient donné ces gens.

***

J'entends et je vois un oiseau chanter. Je suis appelé à penser ce que je vois. Parce que je
« sens » qu'il y a là quelque chose à penser. Quelque chose qui m'appelle à penser. Cet oiseau qui
chante. Il est perché, bien en vue, il domine le territoire, il se tient fièrement là et entonne son chant
pour affirmer virilement sa présence (puisque ce sont les mâles qui chantent). La femelle, il lui
suffit d'être femelle pour attirer le mâle, elle n'a pas besoin de porter une livrée compliquée, voyante
et expressive qui fasse sensation. Le mâle lui doit séduire par son physique d'abord, puis par tout ce
qui peut montrer ses capacités de père, pourvoyeur de nourriture, constructeur et protecteur de nid,
etc... Il doit faire face aussi à la concurrence des autres mâles. D'où de fréquents combats. Et
comme dit Darwin, seuls les meilleurs, les sélectionnés, s'en sortent. Puisqu'il y a une sélection
naturelle. Notion à laquelle n'avaient pas pensés les philosophes dont nous parlions. C'est que la
notion de sélection est liée à celle d'évolution : il s'agit de comprendre comment les êtres vivants
évoluent dans leurs formes spécifiques ; comment ils se transforment et passent d'une espèce en une
autre. En fait, on a du mal à comprendre, pourquoi tel caractère devient générique, spécifique, et
pourquoi tel autre demeure individuel, ou est perdu [pourquoi les espèces sont si uniformes]. Le
principe de la sélection naturelle n'explique pas tout, sauf pour certains esprits paresseux et
fanatiques.
Je suppose qu'un principe interne conduit l'évolution, que ce n'est pas uniquement la pression
extérieure, la réalité naturelle ou positive, qui la détermine. Je pense que les extinctions massives
d'espèces, qui se sont produits plusieurs fois, ne sont pas de même forcément dues à un événement
catastrophique, du genre météorite ou éruption volcanique. Nous avons peut être affaire à une
évolution globale, planétaire ; nous avons arbitrairement séparé les êtres vivants de leur milieu
naturel ; pour penser l'homme, il faut le penser à partir de la Terre, enveloppé dans ce monde, non à
l'extérieur. La nature ainsi définie, c'est ce qui nous enveloppe et nous forme. L'enveloppe
définissant la forme. C'est à partir de l'enveloppe que la forme spécifique se forme. L'enveloppe
détermine la forme. Ainsi l'ADN est connaissance de l'enveloppe : impression de l'enveloppe dans
la chair de la forme. Suivant ce principe, on peut connaître l'enveloppe à partir de la forme. L'être se
dévoile à travers le visage de ses formes animales. C'est lui qui chante à travers l'oiseau qui chante.
Les formes animales sont des masques, comparables à ceux que l'on voit dans les fêtes
traditionnelles de procession ou possession, quand les esprits viennent envahir la ville ou le village,
genre carnaval. C'est Dionysos qui danse. Le monde est toujours nouveau.
Je ne sais pas si c'est un retour perpétuel, mais ça y ressemble. La pensée grecque se reflète
forcément dans notre propre pensée, quand on se penche dessus. C'est comme un miroir tendu. Il y
a peu je regardais les vitrines des magasins en ville, et je me voyais dedans. On ne voit jamais que
sa propre image, son reflet. Parce que tous ces êtres différents autour de moi, je le suis ; je suis tous
les êtres. Parce que j'ai l'être en moi, je suis l'être. Ce masque est le reflet de mon image. C'est moi-
même qui se dévoile à travers le masque. D'où l'idée de faire du théâtre pour mieux approcher la
réalité masquée de l'être. C'est tragique. Le bouc c'est celui qui mène le troupeau de chèvres. Les
fêtes sataniques sont des fêtes du bouc, comme il y a des fêtes de l'âne, du bœuf, du chat, de
l'antilope. Les animaux ont été dans les grottes préhistoriques, les premiers masques de l'être ; la
première apparition de l'être, surgi des profondeurs obscures et moites, de la Terre. Et de la dureté
impérissable, souveraine, de la Roche. Ce qui demeure, c'est l'acte de mise à jour, de dévoilement
de l'être. C'est l'homme qui fait surgir l'être au jour, qui le dévoile.
Heidegger et Nietzsche sont passés par là, ce sont des chemins ouverts par les grecs. Allons
nous nous y perdre ? Le problème est celui de l'interprétation. Qu'est-ce que la nature ? Nietzsche
l'interprète comme volonté (de puissance), au-delà de toute représentation, selon la leçon de
Schopenhauer : Le monde comme volonté et comme représentation. Heidegger ne donne pas de
réponse tangible, mais joue sur les ambiguïtés de la présence et de l'absence, du masque tragique et
comique, du temps, de la mort, du néant. Au fond l'homme est né d'un abîme : l'abîme de l'être. À la
place de quoi il a bâti sa demeure, avec ses lois, ses coutumes, imparfaites, arbitraires, humaines.
Quand l'homme croit pouvoir sortir de cette condition précaire, pour rejoindre enfin l'Autre
originaire, il ne fait que tomber dans l'abîme de l'hubris, folie et erreur (até en Grec), horreur.

Les orphiques pensaient que Dionysos avait été enfermé dans le monde matériel par les titans,
chaque parcelle de vie contenant en elle une étincelle venue du dieu, du divin. Cela dérive peut être
d'une ancienne croyance de Mésopotamie, qui veut que les dieux ont créés les hommes à partir du
sang et de la chair d'un des leur, sacrifié en l’occurrence, à l'envers, pour faire descendre le feu divin
dans la demeure (dans la chair) des hommes. Auparavant les créations effectuées n'étaient pas
satisfaisantes. Dionysos est bien le dieu devenu mortel, puis de nouveau immortel, selon un
processus compliqué de transformation, comme celui du jus de la vigne en vin, macération,
fermentation, affinage, à la façon des alchimistes qui eux aussi voulaient à partir de la matière,
abstraire la quintessence suprême, la pierre philosophale, capable de changer tout en tout et
réciproquement. La science hermétique a ainsi transmis ses secrets de génération en génération, en
marge de la religion et des croyances populaires. Le germe qui éclot, l'alcool apparaissant au bout
du processus de fermentation, montrent de même l'opération miraculeuse du divin sur Terre. Le dieu
est matériellement présent dans ces opérations de transsubstantiation, comme dans la messe
catholique d'aujourd'hui. Le dieu est présent dans le pain et le vin partagés. L'important ici est
l'action du partage en lui-même, par quoi l'unité première, égoïste, de l'être est rompue, au profit
d'une unité secondaire d'ensemble, de liaison entre, ou d'esprit de communion, si on veut. C'est cet
esprit de communion qui réalise la résurrection matérielle, miraculeuse, du divin en nous et pour
nous. C'est la révélation de la Pâques chrétienne.
D'où sont venus les délires prophétiques de la Pentecôte, cette effusion de l'esprit où les gens
ont été pris de possession, emportés dans une autre dimension ? Ces manifestations délirantes ont
dû faire peur aux partisans juifs de l'ordre et du pouvoir coercitif, alliés aux romains. Les chefs du
premier christianisme ont voulu libérer le peuple de l'emprise des rabbins traditionalistes, empêtrés
dans une lecture légaliste et terre à terre de la Bible. Dieu était d'abord pour eux un principe vivant,
un esprit présent. Un souffle commandant et emportant tout, dans lequel ses fidèles voulaient
s'abandonner, pour en recevoir... la vie. Et la paix morale surtout. Cette résurrection joyeuse dans le
vêtement de la foi, de l'homme réconcilié avec la divinité. Là aussi il est question de purification et
de guérison. Il est question de sortir de la maison d'esclavage (l'Égypte), où domine la honte et le
jugement, pour entrer dans celle de liberté (Israël). Mais cette Pâques n'est pas seulement
remémorée, commémorée, elle est effectuée au présent, actualisée. Car Dieu s'adresse aux hommes
toujours au présent, et sans l'intermédiaire de la Loi et de ses docteurs. Cette doctrine est bien
entendu scandaleuse pour tous les rabbins passés ou présents.
Si Jean Baptise avec l'eau, c'est avec l'esprit que Jésus baptise les siens. Baptême méconnu
encore aujourd'hui par ceux qui prétendent diriger l'Église. L'Église devenue à son tour institution,
alliée des pouvoirs, armée de la morale coercitive qui la caractérise depuis la fin de l'antiquité, a
chassé les spirituels de son giron. Ils sont condamnés au feu du bûcher des hérétiques. Ce feu qui est
la manifestation de l'esprit dans le monde des hommes. Feu héraclitéen qui consumera tout à la fin.
Parce que le monde est voué à la destruction. Est-ce la fin du rationalisme ? Le retour de la
superstition barbare ? Grecs et Juifs ont longtemps polémiqué sur leurs mérites respectifs, arrivant
parfois à une sorte d'équilibre ou d'harmonie, assez esthétique. Car sans esthétique la pensée se
meurt et devient plomb. Le plomb des certitudes dogmatiques [Héraclite était-il alchimiste?].
***

Castoriadis [Ce qui fait la Grèce – I. D'Homère à Héraclite - Séminaires – Seuil 2004] insiste
sur l'autonomie, principe propre à l'organisation de la cité et de la pensée grecque. Autonomie par
rapport à tous les pouvoirs, autonomie de chacun avec chacun (d'où la démocratie), autonomie aussi
de la pensée rationnelle par rapport à la pensée religieuse : capacité d'invention perpétuelle.
Invention d'un monde nouveau et inouï. C'est une sorte de rêve ardent qui n'a pu se concrétiser que
grâce à la supériorité navale athénienne, dans le commerce et la guerre. Athènes est devenue la
capitale d'un empire maritime, ce qui a provoqué l'alliance de ses ennemis, Sparte et Thèbes en tête,
pour la détruire. Trop de forces réunies en un seul point menace l'équilibre harmonique du tout.
C'est un principe grec. On exile les trop puissants citoyens (ostracisme) qui menacent l'ordre et
l'équilibre interne de la cité. On voit aujourd'hui où mène la concentration exagérée de l'argent, nerf
de la guerre économique qui sévit et provoque des famines, des exodes, des guerres militaires
interminables. Appelons cela capitalisme si l'on veut. Tant que nous serons prisonniers de ce
système, le politique ne sera pas autonome de l'économique. Mais comment faire ?

Anaximandre pense le principe comme apeiron, l'informe. Au principe de tout est l'informe.
Quand une forme prend trop d'ascendant, trop d'importance par rapport aux autres, elle crée une
crise qui doit être résolue. Car la tendance naturelle profonde est celle de l'apeiron, du retour à
l'informe. On peut penser ça comme une loi de justice, et Anaximandre le dit textuellement. C'est
vrai dans le domaine matériel comme dans le domaine social, pour l'économique comme pour le
politique. Si on laisse faire (dogme libéral), la tendance à l'accumulation et concentration capitaliste
l'emporte, ce qui génère des crises d'équilibre, qui doivent trouver des solutions. C'est le principe de
la dialectique historique inventé par Hegel, et interprété par Marx comme Lutte des classes. Nous
l'interprétons à notre tour, à notre façon, librement, en en dégageant la portée générale et l'origine
historique.

Notre but, comme celui des alchimistes, est d'abstraire la quintessence des choses, où elle est
cachée, enfermée « hermétiquement ». Ce pourquoi nous avons besoin de travailler, pour faire
surgir de la matière brute, endormie, inconsciente, l'or vivant de la connaissance. La connaissance
se paye, elle n'est pas gratuite. Je ne suis pas Socrate (qui ne faisait pas payer ses enseignements,
enfin pas directement en tous cas). Le savoir a un prix : celui du travail nécessaire pour l'élaborer, le
construire. Ne pas oublier que l'intellectuel est aussi un travailleur.

En fait ce que l'on croit advenir en Grèce, comme un commencement absolu de la pensée et
de la politique (Castoriadis et la plupart des philosophes depuis Hegel, en passant par Nietzsche,
jusqu'à l’ambigüe Heidegger, ont cette opinion), ne serait qu'un événement historique ponctuel, qui
pourrait se retrouver ailleurs, dans des moments de crise sociale révolutionnaire, où le peuple se
prend en main, parce que le pouvoir en place a sombré. Ce qui se passe alors, c'est que les pouvoirs
traditionnels, religieux et politiques, liés à un savoir aussi traditionnel, un savoir qui fait autorité de
manière indiscutable, ne fait plus autorité. Il faut alors que les hommes s'interrogent pour sortir de
l'abîme de la pensée : qu'ils inventent et construisent à partir de cet abîme. Mais ce qui nous est
arrivé de la pensée et de la politique grecque, l'a été par la voie de l'écriture qui fait défaut pour les
époques antérieures. En Égypte et en Mésopotamie, l'écriture a existé avant, mais elle était
monopolisée par les prêtres et les scribes attachés aux palais : elle n'était pas démocratisée, comme
d'ailleurs seule la forme alphabétique inventée en Phénicie a pu le permettre. Ainsi des hommes
indépendants de toutes les formes traditionnelles de pensée et de pouvoir, ont pu commencer à
s'exprimer et à diffuser leurs idées. Toutefois, ponctuellement, la liberté sociale et morale, est
apparue dans l'histoire, un peu partout. On peut en trouver des traces même dans l'effondrement des
grandes civilisations hyper-centralisées, en Égypte, où des périodes de transition muettes existent
entre les grands règnes dynastiques, mais aussi en Chine, où la tradition des villages autogérés,
libérés par les armes de la dépendance étroite du pouvoir impérial, dans des zones marécageuses
difficiles d'accès, est millénaire. Ce sont alors souvent des mystiques « naturalistes », que nous
appelons taoïstes, qui prennent la tête de telles communautés émancipées, entre banditisme et
millénarisme [un peu comme les juifs révoltés, les zélotes galiléens dont nous parle Flavius Josèphe
l'historien]. En France, en Gaule, et en Espagne, le mouvement des bagaudes, fait voir qu'il a existé
toujours une volonté de se construire un espace politique (et économique) autonome, au sein de
l'Empire romain. Sans parler de la célèbre révolution des esclaves conduits par l'indomptable
Spartacus. L'idéal de liberté politique et matérielle, l'idéal d'autonomie, est bien ancrée chez tous les
êtres humains, et réapparaît « naturellement » une fois que les pouvoirs qui le jugulent, ont disparu
ou sont détruit.
Ah ! J'avais oublié aussi de parler du thing germanique, cette assemblée des guerriers libres,
où tous sont appelés à parler démocratiquement et égalitairement, sur les problèmes communs.
Enfin, la liberté politique a existé sous bien des visages un peu partout, à tout moment, quand les
pouvoirs centraux de coercition et de domination se sont effondrés. Et avant l'apparition de l'État,
elle a existé naturellement partout, comme les explorateurs modernes l'ont découvert, en Amérique,
en Papouasie, etc... Mais les hommes ne se sont pas toujours posé la question du sens et de l'origine
de l'être en termes philosophiques, rationnels, parce que pour eux, la notion de nature, détachée du
fond mythique propre à la tradition tribale, n'existait pas. Ils n'étaient pas parvenu à cette autonomie
de la pensée, qui est bien propre aux Grecs. Et dont il nous reste toujours à comprendre
l'avènement. Tâche interminable, comme le dit Castoriadis, à la fois philosophe, théoricien politique
(il anime la revue Socialisme ou barbarie), et psychanalyste, qui en savait un rayon su la question.

***

La démocratie, et après ?

Les grecs n'ont pas inventé l'autonomie humaine, l'être humain défini comme animal
générique, non spécialisé, qui ne trouve sa forme propre que par et dans la culture. La forme
politique qu'ils ont inventé, la démocratie, n'a rien d'universel. C'est une forme sociale donnée,
historiquement située. Cette démocratie grecque ne ressemble pas du tout à nos démocraties
modernes. De nombreuses différences existent, il ne faut pas se laisser abuser par les noms. La
démocratie, c'est autre chose qu'un nom. Il faut un peu l'expliciter, la connaître concrètement. Cette
démocratie considérait l'esclavage comme normal, comme l'hégémonie du plus fort sur les plus
faibles, et il y avait une émulation constante pour parvenir à la plus haute place, la plus honorable,
comme la plus enrichissante et profitable. On a dit (Hannah Arendt) que la société grecque pouvait
être définie comme « agonistique », autrement dit fondée sur l'opposition et la confrontation, le
combat et les joutes, aussi bien en politique qu'en sport, dans les tribunaux, et entre écoles
philosophiques. C'est comme dans notre démocratie : la discussion est libre et il n'y a pas de
principe à priori que l'on doive suivre aveuglément. D'où parfois une certaine perte de repères, et le
choix du pessimisme ou du nihilisme quand le doute fini par l'emporter. Car si le jeu ne consiste
qu'à vouloir occuper la place du plus fort, n'est-il pas absolument vain ? On en revient au problème
sophistique soulevé par le Socrate de Platon.
Athènes définie comme lieu d'une éclosion miraculeuse de la raison et de la démocratie, était
devenue la capitale tyrannique d'un empire maritime, c'est par son enrichissement qu'elle a pu se
payer des œuvres d'art aussi fantastiques, son opulence a galvanisé les esprits et produit les
meilleurs fruits intellectuels et autres. Si Sparte et ses alliées ont déclarer la guerre qui a détruit
l'hégémonie athénienne, ils l'ont fait aussi au nom de la Liberté Grecque (Thucydide – Guerre du
Péloponnèse - I. 67 – Le discours des Corinthiens pour le vote de la guerre contre Athènes). Nous,
nous ne devons pas oublier que l'Europe moderne, fière d'être la créatrice de la nouvelle démocratie,
s'est aussi imposée au monde entier par la colonisation militaire et la traite des esclaves. Qu'on soit
démocrate ou non, l'enjeu est toujours le pouvoir, reste à savoir qui est défini comme citoyen de la
cité ou de l'État, et qui en est exclu. Une démocratie peut être aussi tyrannique et totalitaire qu'une
autre forme de gouvernement. Ce mot est trop souvent brandi comme un drapeau, sans contenu
véritable. J'apprécie l'attitude de Louise Michel qui, après l'échec de la Commune, à la place du
drapeau rouge, rouge du sang des soldats confédérés morts sous son emblème, à préférer élever le
drapeau noir, en signe du deuil de toutes les illusions patriotiques ou politiques. Non à
l'aveuglement des emblèmes, oui à l'autonomie des esprits.
Ce monde est-il un chaos digne des enfers ? N'y a-t-il pas de porte de sortie pour en
échapper ? Pouvons nous encore croire en quoi que ce soit ? Ma solution serait celle de l'Alliance
Humaine, soit la solution du partage parfait. Mais elle se noue concrètement dans la vie et dans les
chairs, autant que dans les esprits. Il faut mettre fin à l'empire de la puissance, et instaurer celui de
la paix.

Bon, je pense que Castoriadis est, avec la Grèce, dans ce que j'appelle un fantasme d'inclusion
imaginaire, c'est-à-dire qu'il se retrouve à la place de son objet d'étude, le contenant magique du
Tout. Même les sociétés qu'il défini comme hétéronomes (c'est surtout les sociétés monothéistes
issues du judaïsme), s'autoposent. Moïse a dû sortir d'Égypte, pour proposer, poser, autre chose, tout
comme Thésée (celui qui pose?), après sa victoire sur l'empire maritime du Minotaure Crétois. La
démocratie grecque n'était pas une démocratie athée, le procès et la condamnation de Socrate le
prouve bien suffisamment. La société grecque n'était pas toute politique et philosophique, la
dimension religieuse existait aussi bien qu'ailleurs, avec son expression propre, son génie propre.

Il faut revenir à ce qu'a pu représenter pour les Grecs la notion de Liberté Grecque, d'abord
contre les Perses, puis contre les Grecs entre eux, c'est-à-dire entre les différentes et multiples cités
grecques disséminées autour de la Méditerranée, jusqu'en Mer Noire, pour se garder de toute
tentative d'hégémonie impérialiste. Quand à ce qui se passe au niveau de la pensée, qu'une pensée
indépendante, autonome, surgit à côté de la pensée mythique et religieuse, ou à côté aussi de la
pensée strictement opérationnelle et technique, voire stratégique pour la guerre et l'économie, c'est à
mon avis du à la volonté de certains hommes dits philosophes, de s'abstraire du commun pour
rejoindre le principe. Ce dont on a des exemples comparables en Inde, avec les philosophes indiens
en quête d'absolu, mais avec un accent plus ascétique, lié à une discipline physique comme le Yoga.
C'est par la rhétorique, le beau langage, que les philosophes grecs veulent se distinguer. Un homme
bien élevé doit maîtriser cet art, et il en aura besoin pour se faire entendre et participer aux
discussions sur l'agora, ou devant les magistrats des tribunaux, pour défendre sa cause. Ce
développement de l'art oratoire, correspond au développement des joutes agonistiques sportives ou
artistiques, notamment dans les concours tragiques. C'est peut être aussi une sorte de religion : on
essaie de rejoindre le divin, en se faisant suer, en donnant le meilleur de soi-même. On se dépasse
pour atteindre le divin (le beau, le bon, le bien), ou du moins l'honorer. L'effort effectué, le travail,
est alors conçu comme un sacrifice offert à la divinité (cf le modèle d'Hercule qui sera cher aux
stoïciens).
Le cadre religieux était bien présent dans la société grecque antique, mais peut être que nous
avons du mal à en comprendre le caractère et les formes, à cause de certains préjugés, qui nous font
croire par exemple que la forme hébraïque est le seul vrai prototype de toute pensée religieuse.
L'étonnant c'est en fait la faculté d'invention de chaque société humaine que nous rencontrons, où il
nous faut reconnaître la capacité d'autonomie comme capacité universelle. Mais il reste à la société
grecque son caractère propre et différentiel, que nous ne cherchons pas à évacuer, pour le noyer
dans un tout informe. Mais enfin, il faut bien aussi par la pensée en revenir à cet apeiron
anximandrien d'où tout est sorti. C'est un principe qui suppose une méthode et une éthique. Ne peut
on d'ailleurs y voir quelque chose d'assez proche du Tao Chinois ? À réfléchir et à creuser...

***

Lévi-Strauss
On voit dans Les formes élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, qu'une forme sociale est
toujours déjà là, sans doute susceptible d'évolution, mais d'abord reçue et sans modèle extérieur
comparable à partir duquel on pourrait la critiquer, la mettre en balance, la juger. Je suppose
brutalement que les sociétés soi-disant autonomes des Grecs ont aussi surgi spontanément, résultat
d'un processus peut être analogue à celui de la sélection darwinienne des espèces. En tous cas si
elles sont apparues, ce n'est peut être pas tant dû à une brusque prise de conscience, comme si la
foudre de Zeus leur était tombé sur la tête, mais simplement à un processus historique, à une
particularité lié à la situation, au temps, au lieu. Castoriadis dit lui-même qu'il y a un miracle Grec
dans le même sens qu'il y a un miracle pour tout autre avènement culturel ou civilisationnel, en
Chine, au Pérou, dans la forêt Amazonienne, etc. Ce qui le préoccupe donc, c'est la particularité, la
singularité de cet avènement. Bien, n'oublions pas pour autant de le ramener à l'étalon de l'universel,
selon notre méthode anaximandrienne.
Mais aucune autre culture terrestre (je ne peux parler évidemment des extraterrestres) ne nous
donne un tel étalon, précisément ! Est-ce que vous saisissez le problème ?

Est-ce que la Grèce peut être érigée en gnomon universel de toutes les cultures ?

Dans la démocratie grecque, dans les assemblées, on ne parle pas au nom du peuple, au nom
de tel ou tel groupe, mais au nom de ce qui est le meilleur, de ce qui doit ou mérite d'être dit.
L'autonomie est relative à une éthique, à une façon de concevoir ce qui est bien et ce qui est mal,
honorable ou déshonorable, et cela, ces normes, elles sont inscrites dans la société sans que
personne les ait posées : elles sont données. Est-ce que les Grecs sont en cela si différents de
n'importe quelle autre culture humaine ? Nous sommes toujours dans une norme (reçue du dehors,
hétéronome) à laquelle chacun doit s'efforcer de s'accorder.

Peut on se dire universel de par l'identification à une culture unique, identifiée avec la
civilisation (cf le titre de la revue Socialisme ou barbarie) ? Je n'ai pas trop d'affinité avec les
théories marxistes ou pseudo-hégéliennes, qui prétendent trouver leur légitimité dans le combat,
c'est-à-dire la défense d'une cause à laquelle on est sensé s'identifier : soi (et les siens) contre tous
les autres.

***

Et après, l'anarchie ?

Dans le Mahâbhârata, la question est Qu'est-ce qui va permettre à Arjuna de retourner au


combat, qu'est-ce qui va le persuader que la guerre c'est bon ? La question est la même, sous une
autre forme, mais l'essentiel demeure, pour Achille. Donc je pense que lointainement on a affaire à
une inspiration commune. Après tout, n'est-on pas dans le domaine dit Indo-européen ?
Évidemment, la façon de poser la question, la façon d'y répondre, diffèrent. On peut tout de
même remarquer la même participation des dieux aux querelles terrestres, un héros qui se retire du
combat. Ce qui le persuade à y revenir, et même les causes de son retrait, étant sensiblement
différents. Le problème de la guerre, c'est qu'elle n'est guère séduisante : Achille comme Ulysse
tentent de la fuir, mais leurs ruses assez grossières, ce qui vise à faire rire le public, sont déjouées.
En Inde, on est moins porté sur le comique. Arjuna ne se déguise pas en femme, et ne simule pas la
folie. Mais demeure la question de ce qui peut persuader un guerrier quelconque à participer à un
combat, qui au fond ne le concerne en rien. Question essentielle encore aujourd'hui, parce qu'ici des
vies humaines sont en jeu, et tuer ou se faire tuer, ça fait souci, sauf aux imbéciles.
Dans la version indienne, la leçon est celle de la soumission à la fatalité : on se soumet à la
guerre comme on se soumet au résultat d'un jeté de dés. Et le dieu, Krishna, intervient lui-même
pour persuader le combattant de reprendre les armes.
Dans la version grecque, les passions et les sentiments dominent les raisons. Passion de la
gloire d'un côté, amour d'un compagnon de l'autre, pour Achille. Mais une fois ces passions blessées
et niées, plus rien ne comptera dès lors pour lui, jusqu'à en faire une machine à tuer problématique.
Ici le poème ne remplit pas vraiment une mission pédagogique, il ne donne pas de leçon : il décrit
seulement un événement tragique. C'est cette sorte d'objectivité, de réalisme, qui fait d'Homère un
grand poète. Il ne prétend apporter aucune solution au mal qui déchire l'armée Grecque devant
Troie, et plus avant, plus essentiellement, toute l'humanité devant son destin.
L'idée de destin est profondément inscrite dans les deux culture, l'indienne et la grecque, mais
elle s'exprime de façon totalement différente. L'indien veut oublier son ego, son éthique est de
transcender son ego. Ainsi encore aujourd'hui il est honteux qu'un pauvre soit jaloux d'un riche : il
faut accepter son destin. Et le riche lui, doit aussi comprendre, qu'il n'a nulle raison de se glorifier
de sa position et doit prendre en commisération la position du pauvre. Il en va de même pour
l'attitude envers les animaux, que l'on ne doit pas faire souffrir, chacun étant placé dans la vie selon
son karman, le mérite accumulé dans les actions, condition du degré d'élévation dans la
connaissance/délivrance, selon la loi du samsâra (suite des réincarnations).
Achille vient au combat pour conquérir la gloire et ajouter à son mérite, selon la morale
établie. Mais il s'aperçoit que le chef Agamemnon ne respecte pas les droits de la guerre et du
partage du butin. Il se sert de ses alliés, venus soutenir sa cause, sans les honorer comme il se doit.
Or les règles du partage du butin sont inviolables pour ces guerriers, qui refusent de se soumettre
aux caprices d'un chef sans scrupules. Du moins Achille devient le porte parole de ces guerriers
(auxquels l'aède s'adresse dans les cours et les cités qu'il traverse), qui exigent d'être traités selon les
lois et les règles du bon partage (première notion de justice, où la balance prend toute sa place pour
peser les pièces du butin). En ces temps là la guerre n'allait pas sans butin. Le rapt des esclaves
aussi en faisait partie. Mais ce qui fini de faire sortir hors de lui-même Achille, c'est la mort de son
ami ou amant Patrocle, au combat, à sa place, sous son armure. Là il se déchaîne et devient un fauve
carnassier porteur de mort rapide. Il n'agit pas pour obéir au destin, mais bien plutôt contre lui, par
pur désespoir, comme un défi des hommes contre les dieux, des mortels contre les immortels. Une
façon de dire : Au fond nous sommes égaux, vous et nous, et même nous mortels, nous avons plus
de mérites à cause de notre faiblesse. Mais tout ceci, cette vie, cette iniquité, la mort des êtres
aimés, c'est insupportable ! Et nous avons bien le droit de le dire et de nous révolter. Ici on brise un
cercle, celui de la soumission de l'homme aux lois divines et au destin. Achille va mourir, mais il
aura été grand, le plus grand parmi les Grecs, parce que seul il aura pu briser ce cercle. Ce que
Homère chante, ce n'est donc pas l'homme qui se soumet à son destin, mais l'homme debout et libre
face aux dieux et au destin, l'homme égal aux dieux immortels, plus grand qu'eux même. Un
véritable cri de révolte, un appel à l'insurrection.
Mais en fait Homère se contente de décrire une crise. La colère d'Achille. Un noble guerrier,
méritant au combat, est privé iniquement de son butin de guerre, et de l'esclave qu'il avait fait
sienne, par un chef sans scrupule et sans respect pour ses alliés. Son ami le plus cher, meurt au
combat, sous sa propre armure, alors que lui était demeuré au camp. Fou de rage, Achille reprend le
combat et fait un carnage inquiétant des pauvres troyens, le sang rougie les rivières. Les dieux qui
sont au balcon, se récrient d'horreur, mai il semble que rien ne peut arrêter la fureur meurtrière du
héros. Le meilleur des Grecs est devenu la pire des bêtes, assoiffée de sang. Le vieux Priam
pourtant, pourra venir sous sa tente réclamer le corps de son fils Hector, sans être inquiété, et même
avec pas mal d'humanité. Que peut on dire : Achille est-il vraiment un héros, ou simplement un
homme ballotté par le destin, dont ont doit finir par prendre pitié, comme il prend pitié du roi Priam
et de sa douleur ? La rhétorique poétique magnifie l'histoire, mais le fond est plutôt rude, brutal, et
sans espoir. Aucun poète n'a chanté l'épopée, le choc des batailles, l'affrontement des hommes,
comme le grand Homère. Aucun n'a montré la douleur sans fard aussi directement, et refusé aux
dieux aucun égard pour leur prétendu majesté, avec autant de désinvolture amère. Décidément oui,
il y a là quelque chose d'exceptionnel, d'inouï dans ce poème, et qui résonne encore profondément
en nous.
Après, c'est comme avant : il y a toujours la vie.

Ou alors cette morale bête : il n'y a de salut que dans le combat. Est-ce cela la leçon de
l'histoire, de toutes les histoires, et d'abord de celle d'Homère, avec tous les Grecs, que nous devons
retenir ? Triste histoire, triste leçon en vérité, contre laquelle on a aussi le droit de s'insurger, même
si... Mais Homère quand il chante la guerre ne chante pas sa gloire, il chante son horreur. Et je veux
croire que cette leçon peut être notre aussi. Ceux qui ont connu la guerre ne peuvent l'aimer. Le
chant homérique n'est pas un chant glorifiant la guerre. Il reprend la structure rhétorique de
l'épopée, mais pour la retournée en anti épopée. On nous parle de chants comparables, même
contemporains, avec la poésie orale, genre « Bataille du Kosovo » [Parry – L'épithète Traditionnelle
dans Homère et les formules et la métrique d'Homère – Les belles lettres – 1928]. Mais le fond n'est
pas le même. Dans ces chants héroïques contemporains, la guerre est belle, on chante pour honorer
et se souvenir avec émotion. Cela n'a rien à voir avec Homère, même s'il emploie le langage de
l'épopée, ce n'est pas dans le même sens. Aussi je pense, je pose l'hypothèse, qu'il a en effet, reprit
les thèmes et les effets, les façons, le langage, de l'ancienne épopée traditionnelle, mais pour lui
donner un sens tout nouveau, pour la contourner ou la détourner, la contredire en fait. Aussi ce n'est
pas simplement un conglomérat de chants venus de la tradition grecque immémoriale auquel nous
avons à faire, mais à une véritable œuvre artistique originale, signée d'un auteur.
Homère ne chante pas les héros, mais la fin des héros, la fin des temps héroïques. Il met en
scène l'union de tous les grecs, contre un ennemi imaginaire, ou semi-imaginaire : Troie. Par sa
langue (mélangée), comme par sa structure (une femme - Hélène - cause d'union à travers la guerre,
une femme - Briséis - cause de guerre à travers l'union), l'Iliade cherche à chanter l'union de tous les
Grecs, contre un certain idéal archaïque, voué à la mort. Précisément l'idéal héroïque traditionnel
qui faisait de la guerre un bien et une volonté des dieux, voire un destin. L'unité des Grecs peut se
faire autrement que par la guerre semble-t-il dire. C'est ainsi que nous voulons l'interpréter et
l'ouvrir encore davantage à notre écoute. Parce qu'il le mérite...

***

Soyons conscients de notre inconscience.

La force qui nous traverse, à l’œuvre à l'extérieur de nous dans la nature, et en nous, à notre
insu, nous ne pouvons en prendre la mesure qu'à travers des œuvres poétiques comme l'Iliade
d'Homère. Cette force nous ne pouvons rationnellement la maîtriser, car elle est au-delà de notre
maîtrise : nous en sommes le produit. Aussi à vouloir conquérir la place de la puissance, à la place
de la puissance, l'homme s'égare et prépare sa propre ruine tragique. C'est le sens du sentiment
tragique grec, sur la vie, la nature, l'histoire. Un sentiment non pas pessimiste, ni compassionnel,
mais averti et prudent, qui appelle à la prise de conscience de nos propres limites, devant le malheur
et l'adversité comme devant nos réussites.

Sur l'entrée de Delphes est écrit : « Connais toi toi-même. » Qui est ce toi-même ? Une
question toujours à remettre sur la planche de travail. Dans la perspective grecque, la notion
d'autonomie ne peut avoir qu'un sens relatif. Se connaître soi-même, c'est connaître ses limites.

***
Les représentations de la puissance

– Art paléolithique : Explosion de la vie (animaux et vulves féminines) au fond des grottes,
sur les murs des abris rocheux, sur des plaquettes de pierre, sur les outils, partout. L'homme
cherche instinctivement à s'approprier la puissance naturelle.
– Néolithique et Antiquité : Statues anthropomorphes ou non de dieux et de déesses,
puissances auxquelles la cité humaine voue un culte réglé comportant notamment des mises à
mort sacrificielles. Le souverain est devenu le médiateur de la puissance, celui qui en
interprète la volonté, voire qui l'incarne.
– Modernité : La puissance est intégrée dans la forme de l'État impérialiste et rationaliste.
Apparition de l'individualisme, négation de l'État comme représentant authentique de la
puissance, située au-delà. Idée de puissance naturelle, limite de la puissance humaine,
écologie.

On peut discerner un mouvement d'ensemble, qui est celui de l'intégration et de


l'individuation de la puissance, qui passe d'une forme universelle non individualisée (puissance
génésique naturelle, mana, brahman), à une forme sociale, humaine, individualisée (dieux
personnalisés), d'abord sacralisée (le souverain classique, roi, basileus, représentant terrestre des
forces cosmiques, est aussi bien un dieu vivant), puis rationalisée et systématisée dans la forme de
l'État moderne, sans référence à un principe extérieur hétérogène. L'État doit alors faire face à
l'expérience tragique de ses contradictions internes (échec du totalitarisme, traumatisme de la
guerre, vanité des espoirs révolutionnaires), ce qui ouvre l'ère dite postmoderne, individualiste et
écologique, où l'État n'est plus le dépositaire de la puissance, mais seulement un outil de gestion de
l'espace commun.

Discussion : Oui mais que dire de l'apparition aujourd'hui de ces formes religieuses de l'État,
spécialement dans le monde islamique, qui fait aussi bien partie de notre monde commun ? Nous
avons affaire à une contre-idéologie, une négation de l'idéologie positive occidentale. C'est en
somme un mouvement réactionnaire, protestataire, dialectique, qui cherche à s'opposer à une
domination matérielle et culturelle de l'Occident. Dans ce monde, dès que l'on pose une thèse, une
anti-thèse apparaît. C'est ainsi : il faut faire des trous. De même que l'on soit freudien ou non, tout le
monde sait que le fils doit tuer le père. C'est le chemin obligé de l'indépendance et de la liberté, ou
autonomie. Pour être autonome il faut faire son trou, en tous cas faire trou, place nette, à la place de
l'autre, pour qu'il ne vienne pas empiéter sur la notre. C'est tout le problème de la gestion de l'espace
commun, que personne n'a le droit de monopoliser et de revendiquer comme propriété personnelle.
Donc dieu peut servir à défendre un espace propre soustrait à la domination totalitaire du monde
occidental, soi disant rationnel et universel, c'est-à-dire sans limite et sans issue. D'où le fait que
l'idée et la pratique de la démocratie a du mal à s'implanter dans ces pays. Il faudrait qu'ils puissent
la reprendre à leur compte pour comprendre que la véritable démocratie implique la limitation de
l'État et de sa puissance souveraine. Limitation non seulement dans ses relations avec les autres
États, mais aussi dans sa constitution propre, son essence. Ce qui implique dans la véritable
démocratie, l'ouverture sur l'individualisme et l'écologie.
La vérité c'est ce qui n'est pas qu'un mot, mais une réalisation effective, ce qui implique une
forme propre, déterminée, spécifique. De même que le cheval n'existe que sous sa forme spécifique,
la démocratie n'existe que sous une forme déterminée. Par contre, il peut y avoir de fausses ou
prétendues démocraties, mais il ne peut y avoir de faux chevaux. C'est que la nature est toujours
vraie, elle peut seulement être mal interprétée, ce qui est la faute de l'interprète. Évidemment il est
beaucoup plus difficile d'établir ce qu'est ou n'est pas la vérité dans le domaine humain, puisqu'elle
n'existe pas d'emblée, comme un donné, mais que c'est une construction culturelle, artificielle. À
mon avis il n'y a pas de critère absolu de la vérité, c'est une chose qui se discute (d'où la philosophie
dialectique). Du moins dans les pays civilisés, c'est-à-dire en démocratie. Après on peut en rester au
blabla, à l'aporie, et tourner en rond sans cesse, sans trouver de solution positive. Et aussitôt vient le
danger du nihilisme. C'est qu'il faut accepter justement que l'homme est un animal limité et non un
dieu surpuissant, matériellement ou intellectuellement. Montrer la limite, c'est le principe même de
la sagesse. La vérité, c'est que nous sommes des animaux limités, ce qui ne nous empêche pas de le
penser... L'État sans limite, la raison sans limite, la vérité sans limite, c'est cela le danger absolu, la
déraison, la folie et l'égarement fatal (até en Grec).

***

Esthétique Naturelle

J'appelle esthétique naturelle, l'esthétique des formes naturelles, minéraux, cristaux, végétaux,
animaux, météores, astres, objets cosmiques comme les galaxies, etc. Quand on voit un paon par
exemple faire la roue, quand on écoute le chant de certains oiseaux, on est touché par une émotion
esthétique. Les nids et demeures diverses, construits pour mettre les nouveaux nés à l'abri, creusés
sous terre ou perchés sur des falaises inaccessibles, ont des architectures spécifiques souvent
étonnantes. Certains mâles aménagent des jardins d'agrément pleins de couleurs et de lumières, pour
attirer les femelles. Les pies on le sait adorent tout ce qui brille. La femelle n'a pas besoin d'être
artiste ou architecte pour séduire le mâle – il lui suffit d'être femelle. On ne peut pas expliquer
l'esthétique uniquement par la sélection naturelle. Pourquoi telle forme est-elle retenue comme
« belle forme », et pas telle autre ? C'est comme s'il y avait un modèle platonicien qui définissait au
préalable les critères esthétiques du beau et du bon. Les animaux obéissent donc dans leurs choix à
des formes idéales, des formes qu'ils reconnaissent, c'est-à-dire qui ont un « sens » pour eux. Un
sens esthétique entre autres. Et ce sens particulier est lié, tout comme chez nous humains, à la
sexualité.
Certains chercheurs pensent que la femelle subirait une forme de captation, d'hypnose ou
d'enchantement. Par son art, le mâle parvient à contourner ses défenses naturelles, et à prendre
possession de son objet de désir. Si la femelle est bien disposée, elle se laisse faire. Il n'est pas
question là de plaisir individuel, mais d'obéir simplement aux impératifs de la nature. Cet impératif
le mâle doit savoir le rendre attrayant et plaisant, sinon la femelle s'en effraie et s'enfuit. Une cour
trop agressive devient vite une plaie, c'est une question de savoir vivre. Mais certaines dames
préfèrent les sauvages mal dégrossis, elles croient sans doute pouvoir les éduquer, mais les
caractères sont hélas souvent inéducables. Et la brute épaisse fini tôt ou tard par lasser, quels que
soient les plaisirs passagers qu'elle peut donner. Enfin, chacun s'envoie en l'air comme il veut.
S'envoyer en l'air. Nous en arrivons au sujet de l'addiction, proche de la pathologie. Mais
avant finissons notre excursus sur l'esthétique. Je me demandais justement à propos de la séduction,
pourquoi dans nos sociétés technologiquement avancées, surpuissantes, les femmes prennent tant de
soin de leur apparence, jusqu'à l'obsession, alors que les hommes sont facilement négligés, sans
embarras, ou alors tenus à une apparence très stricte, sans éclat, sans couleur, sans fantaisie. Dans
les sociétés traditionnelles, ce sont souvent les hommes qui portent les plus belles parure, qui
doivent se soucier de leur aspect esthétique, et qui en tirent gloire et fierté. Pourquoi nous avons
interverti les genres sexuels dans ce souci pour l'esthétique ? Comme s'il appartenait aux femmes
d'être jolies et frivoles, et aux hommes d'être efficaces. Alors que dans les faits, c'est exactement
l'inverse (les femmes ont moins d'accident de voiture, sont plus sérieuses et attentives, se
préoccupent plus de leurs enfants et de leurs proches en général, etc). L'occident a inventé une
morale sociale très coercitive pour les hommes (mâles), ce qui lui a assuré une certaine réussite
économique et militaire. C'est d'ailleurs sans doute le modèle de la discipline militaire qui s'est
étendu au domaine de l'industrie et du commerce. On sait que Trotsky le révolutionnaire bolchevik,
a rêvé d'une production industrielle militarisée, au nom de l'efficacité et de la victoire finale de la
révolution. Aux USA le fordisme en rationalisant la production a inventé le travail à la chaîne, dont
Charlot dans Les Temps modernes a fait une satire géniale toujours d'actualité. Mais les femmes,
elles, sont censées être belles et évanescentes, comme un brouillard lumineux, une illusion
fantasmatique au milieu de la grisaille quotidienne. La femme s'est vu offrir la place moisie du
fantasme du petit homme gris, accaparé par son obsession productiviste et l'équilibre de ses
comptes. Elle est devenue sa soupape de sécurité – son plan d'évasion. Et vous voyez, finalement
nous rejoignons le thème abordé plus haut : s'envoyer en l'air.
Les drogues diverses, les alcools fermentés, existent depuis belle lurette. Ce sont
traditionnellement des psychotropes à usage festif, collectif, rien à voir avec l'addiction individuelle
et pathologique du discours médical contemporain. Le sexe fait pour certains partie de ces
addictions. Mais est-ce que la vie que nous menons est supportable ? C'est là le problème que ne
soulève pas la médecine. Elle se contente de prescrire des médicaments, qui ne sont rien d'autre que
la continuation de l'addiction, mais une addiction contrôlée par la société. Le besoin d'évasion
montre que quelque chose ne va pas. Aujourd'hui les adolescents cherchent à se détruire, à s'abrutir
complètement, plutôt qu'à s'amuser. Le but est le knock-out. Passion de l'anéantissement. Il n'y a
plus aucune esthétique là dedans. Plus aucune esthétique dans la vie, seulement au cinéma ou au
spectacle, « pour rêver ». Sommes nous en train de devenir des loques grises, branchées sur des
machines à fantasmes, comme dans le film culte Matrix ? La science fiction parfois nous éclaire sur
la réalité.
La nature pourrait nous enseigner, pourvu qu'on sache percevoir ses signes, la redécouverte
d'un monde esthétique que nous avons négligé, méprisé, perdu de vue, pris dans une sorte de vertige
hyper rationaliste, qui ne débouche que sur l'autodestruction. L'esthétique est comme un écran, un
rempart, contre le rouleau compresseur du pur fonctionnalisme utilitaire. Les animaux peuvent nous
apprendre à réinjecter de l'esthétique dans nos vies, et pas seulement au spectacle, comme un objet
de consommation, un objet marchand comme un autre. Puisque on l'a dit depuis longtemps, tout est
devenu marchandise dans nos sociétés, les spectacles, l’esthétique, et l'homme lui-même, qui n'a de
valeur qu'au travail. L'esthétisation de la vie, c'est un projet politique et social très sérieux. Et pour
cela, un détour par la nature s'impose, à considérer comme maîtresse de sagesse.

Pour l'Esthétisation de la vie, dites Oui !

L'Esthétique c'est la Vie !

Le vivant n'oublie jamais de se déployer dans la dimension de l'esthétique. Y compris dans le


genre hideux que nous connaissons bien dans nos horror shows.

ps => Penser aussi à la place de l'esthétique dans les mathématiques et les théories scientifiques en
général.

Alain R - Toulouse, Mai 2018

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