Vous êtes sur la page 1sur 23

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/263446650

L’étranger a travers le prisme de l'ivoirite en Cote d'Ivoire: retour sur des


regards nouveaux.

Article in Migrations Société · November 2012


DOI: 10.3917/migra.144.0099

CITATIONS READS

14 1,204

1 author:

Alfred Babo
Fairfield University
44 PUBLICATIONS 146 CITATIONS

SEE PROFILE

All content following this page was uploaded by Alfred Babo on 27 June 2014.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 1

L’ÉTRANGER À TRAVERS LE PRISME


DE L’IVOIRITÉ EN CÔTE D’IVOIRE :
RETOUR SUR DES REGARDS
NOUVEAUX
Alfred BABO *

Depuis la période coloniale, un segment important de la population


de la Côte d’Ivoire était constitué d’étrangers que les colons avaient
utilisés pour la valorisation économique de la colonie ivoirienne. Fortement
influencé par cette politique de l’administration coloniale, l’État ivoirien
avait poursuivi la politique d’intégration des étrangers. En 1998, la
Côte d’Ivoire comptait 15 366 672 habitants dont 4 000 047 de non-
nationaux, soit 26 % de la population totale1. La Côte d’Ivoire se pré-
sentait donc comme une terre d’accueil pour les étrangers, principalement
originaires d’Afrique de l’Ouest. Ces derniers sont totalement intégrés à
la société ivoirienne (accès à la terre, accès à l’emploi, droit de vote, etc.).
Si l’intégration est le fait qu’une population dans un milieu donné
ne pose plus de problème ni à elle-même ni à cet environnement, à
partir des années 1990 la forte population d’origine étrangère, no-
tamment celle en provenance d’Afrique de l’Ouest, a commencé a poser
un problème à la société ivoirienne. La politique de l’ivoirité entamée à
partir de 1994 sous le régime du président Bédié a fortement con-
tribué à la mutation du regard nouveau que portaient désormais les
Ivoiriens sur les étrangers.
S’il est connu que l’ivoirité a conduit à la fois à une division politique
et à une fracture sociale, son influence sur les relations microsociales,
sur les relations ordinaires entre Ivoiriens et étrangers semblent avoir peu
retenu l’attention. Dans la présente contribution nous voulons examiner la
façon dont l’étranger a été perçu à travers le prisme de l’ivoirité en Côte
d’Ivoire. Nous commencerons par définir et présenter les manifestations
sociales de l’ivoirité. Ensuite, nous analyserons les faits et discours
ordinaires des “ivoiritaires” sur les étrangers.

* Sociologue, actuellement enseignant à Smith College, Nothampton, Massachusetts, États-Unis.


1. Recensement général de la population et de l’habitation de 1998.

Migrations Société
2 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

Du fait de la fracture sociale qu’elle avait induite, l’ivoirité avait déjà


donné lieu à une reconstruction économique et politique de l’étranger
selon Ousmane Dembélé2. La distinction de l’étranger avait quitté le
niveau macro ou national (entre nationaux membre de différentes
autres nations) pour se situer au niveau micro ou local (entre membres
d’ethnies, de villages, voire de familles différents). Ces dernières
formes de distinction extrafamiliales et extracommunautaires étaient
le point d’orgue d’une évolution mentale façonnée sournoisement par une
politique de séparation du “nous” et des “autres”, des “vrais Ivoiriens”
des “étrangers” ou “faux Ivoiriens”. Elle fut aussi surfaite par un travail
subtil de stigmatisation de l’“étranger” à travers une idéologie de “bouc
émissarisation” de ce dernier3.
Cette politique appelée “ivoirité” offrait ainsi aux citoyens ordinaires
l’occasion de requalifier leurs “étrangers” sous de nouveaux codes, sous
de nouveaux regards. Étant bâtie sur un sentiment de tribu assiégée,
elle a eu pour effet de réveiller un sentiment xénophobe insoupçonné
chez les Ivoiriens. Ainsi, l’étranger, tout comme la xénophobie elle-même,
était banalisé, raillé et livré parfois à la vindicte populaire. Dans la mo-
bilisation populaire contre la domination de l’étranger en Côte d’Ivoire,
la presse, la musique, mais aussi les savoirs ordinaires ont véhiculé les
nouvelles perceptions que les Ivoiriens avaient des étrangers.

Discussion conceptuelle
Au-delà de la définition d’étranger comme la personne qui ne pos-
sède pas la nationalité du pays d’accueil, il faut noter que le concept
“étranger” est l’un des plus discutés dans la littérature sociologique.
Et il ne s’agit pas d’un intérêt récent. Il y a donc lieu de construire une
théorie qui transcende cette définition conventionnelle et simpliste et qui
montre comment l’identité d’étranger se construit et se (dé)construit.
Quelle part revient non pas à l’administration uniquement4, mais au
discours populaire dans cette construction ? L’École de Chicago, par
l’étude des relations interethniques, a consacré des pages entières à la
réflexion sur l’étranger et ses rapports — d’inclusion et/ou d’exclusion —

2. Cf. DEMBÉLÉ, Ousmane, “Côte d’Ivoire : la fracture communautaire”, Politique Africaine, n° 89,
mars 2003, pp. 34-48.
3. Cf. GIRARD, René, Le bouc émissaire, Paris : Éd. Grasset, 1982, 298 p.
4. Cf. BABO, Alfred, “La politique publique de l’étranger et la crise sociopolitique en Côte d’Ivoire”,
in : AKINDÈS, Francis (sous la direction de) Côte d’Ivoire : la réinvention de soi dans la violence,
Dakar : CODESRIA, 2010, pp. 39-62.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 3

avec et dans sa communauté d’accueil. Hazel Carby, qui a travaillé


sur les populations noires en Grande-Bretagne, par exemple, expose
habilement les contradictions entre les formes de l’inclusion raciale et des
structures moins visibles mais plus insidieuses de l’exclusion ethnique qui
opèrent dans l’économie mondiale d’aujourd’hui5. La sociologie des
migrations renferme aussi des travaux précieux sur l’étranger dont celui
d’Ida Simon Barouh et Pierre-Jean Simon, L’étranger dans la ville6, ou
des classiques comme les écrits de Georg Simmel.
Dans Digressions sur l’étranger, G. Simmel, sur la base de la dia-
lectique de l’intériorité et de l’extériorité, définit l’étranger comme un
idéal-type. Il s’agit de cette « personne arrivée aujourd’hui et qui
restera demain » et dont l’obligation ou le désir de rester dans le pays
provoque, de facto, la naissance de relations entre l’immigré et le
pays7. Selon Otthein Rammstedt, s’inspirant de l’analyse simmélienne,
l’étranger est le symbole des relations entre hommes, mais surtout la
forme sociologique de l’étranger pose l’unité entre le détachement d’un
point spatial et la fixation à ce même point8. Si la notion d’étranger s’est
construite chez Georg Simmel avec l’idée d’espace et de mobilité, on
peut noter que les nouvelles formes de mobilité et le lien disparate ou
diffus des immigrés avec leur pays d’origine permettent de repenser
le concept. Mahamadou Zongo montre en effet comment en l’absence
de relation avec le territoire d’origine, des enfants de parents
burkinabés, nés en Côte d’Ivoire, vivent une double situation d’étranger.
Considérés comme des étrangers en Côte d’Ivoire, ils ne sont pas moins
considérés comme tels au Burkina Faso où nombre d’entre eux ont dû
retourner de force en Côte d’Ivoire à l’ occasion du conflit foncier de Tabou
en 1999 et de la crise militaro-politique de 20029 en Côte d’Ivoire.
Finalement, ces personnes, plus connues au Burkina Faso sous le
sobriquet assez révélateur de « diaspos », ont vécu le sentiment d’être
étrangers chez eux. Cela rejoint le propos d’un émigrant à propos de
5. Cf. CARBY, Hazel V., Cultures in Babylon : Black Britain and African America, London : Verso
Publisher, 1999, 282 p.
6. Cf. SIMON-BAROUH, Ida ; SIMON, Pierre-Jean (sous la direction de), Les étrangers dans la
ville : le regard des sciences sociales, Paris : Éd. L’Harmattan, 1990, 435 p.
7. SIMMEL, Georg, “Digression sur l’étranger” in : GRAFMEYER, Yves ; JOSEPH, Isaac (sous la
direction de), L'école de Chicago : naissance de l écologie urbaine, Paris : Éd. Aubier, 1984,
pp. 53-59 (voir p. 54).
8. Cf. RAMMSTEDT, Otthein, “L’étranger de Georg Simmel”, Revue des Sciences Sociales de la
France de l’Est, n° 21, 1994, pp. 146-153 (voir p. 148).
9. Cf. ZONGO, Mahamadou, “La diaspora burkinabè en Côte d’Ivoire : trajectoire historique, re-
composition des dynamiques migratoires et rapport avec le pays d’origine”, Politique Afri-
caine, n° 90, juin 2003, pp. 113-126.

Migrations Société
4 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

ce type de sentiments : « Le pays étranger n’est pas devenu notre patrie,


mais notre patrie est devenue un pays étranger »10. Si cela est vrai pour
les premiers émigrants, c’est encore plus vrai pour leurs enfants qui n’ont
aucun lien familier avec le lieu de provenance de leurs parents. Toute-
fois, contrairement à ce qu’affirmait cet émigrant en 1945, aujourd’hui
le pays étranger est devenu leur patrie. Ainsi, dans le cas des jeunes
Burkinabés, nombreux parmi eux sont aussitôt retournés en Côte d’Ivoire
où ils se sentent membres à part entière des groupes d’accueil.
Si nous nous inscrivons dans la perspective de Georg Simmel, ces
reflux montrent que l’étranger ne demeure pas en dehors du groupe
d’accueil. Bien au contraire, « l’étranger est membre du groupe et la co-
hésion du groupe est déterminée par le rapport particulier qu’il entretient
avec cet élément »11. Mais ce que ne révèle pas G. Simmel, c’est le fait
que ces rapports sociaux dans la construction ou la déconstruction de la
notion d’étranger changent sous l’effet de facteurs sociaux, économiques
et politiques. Ainsi l’appel à l’étranger fait-il place parfois à la répulsion.
Historiquement, l’appel, voire la course à l’étranger, considéré comme
principale richesse dans le cadre de la frontière interne, fut à la base
de l’établissement de communautés plus larges et plus développées des
sociétés précoloniales12. Plus récemment, en Côte d’Ivoire, comme dans
nombre de pays africains, le tutorat a été le principe des relations à
la fois sociales, affectives et sacrées qui se sont nouées entre les membres
des communautés locales et « leurs étrangers »13. Cependant, la crise
du tutorat lui-même ainsi que les mutations subséquentes dans ces
relations dues aux revendications et aux émancipations des “étrangers”
sont à la base d’une nouvelle citoyenneté, comme le décrit Catherine
Wihtol de Wenden14. En Europe comme en Afrique, les “étrangers”
qui, comme le prédisait Georg Simmel, se sont installés revendiquent
désormais des droits sociaux et politiques dans un monde ou para-
10. RAMMSTEDT, Otthein, “L’étranger de Georg Simmel”, art. cité, p. 147.
11. SIMMEL, Georg, Digressions sur l’étranger, op. cit.
12. Cf. KOPYTOFF, Igor, “The internal frontier : the making of African political culture”, in : KOPYTOFF,
Igor (Ed.), The African frontier : the reproduction of traditional African societies, Bloomington :
Indiana University Press, 1987, pp. 3-84.
13. Cf. JACOB, Jean-Pierre, “Imposer son tutorat foncier : usages autochtones de l’immigration et
tradition pluraliste dans le Gwendégué (centre-ouest Burkina Faso)”, in : KUBA, Richard ;
LENTZ, Carola ; SOMDA, Claude Nurukyor (sous la direction de), Histoire du peuplement et
relations interethniques au Burkina Faso, Paris : Éd. Karthala, 2003, pp. 75-96 ; BABO, Alfred,
“Enjeux et jeux d’acteurs dans la crise identitaire en Côte d’Ivoire”, Kasa Bya Kasa (Abidjan),
n° 13, 2008, pp 99-121 ; BABO, Alfred, “Conflits fonciers, ethnicité politique et guerre en Côte
d’Ivoire”, Alternative Sud, vol. 17, n° 2, 2010, pp. 95-118.
14. Cf. WIHTOL de WENDEN, Catherine, “La nouvelle citoyenneté”, Hommes & Migrations, n° 1196,
mars 1996, pp. 14-16.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 5

doxalement les instruments qui ont contribué à son ouverture sont


également sources de craintes et de repli sur soi.
Jocelyne Césari et ses collègues, dans un article intitulé Citoyenneté et
acte de vote des individus issus de l’immigration maghrébine, montrent que
l’inscription sur les listes électorales est le premier rapport entre un
individu issu de l’immigration et l’accession à la citoyenneté15. Mais on
ne saurait limiter la citoyenneté aux droits politiques, car chez Pierre
Milza, tout comme chez Dominique Schnapper, l’acquisition de droits
sociaux (maison, école, emploi, et dans le contexte africain on ajouterait
terre, plantation, mariage) est une des premières voies pour accéder
à la citoyenneté16, ce qui marque surtout une « volonté de rupture ».
D’après Catherine Wihtol de Wenden cette nouvelle citoyenneté ne
serait plus « purement représentative » mais « participative et collective »,
liée à « une implication effective dans la vie locale »17. En effet, l’indi-
vidu ne souhaite plus être considéré comme immigré ou « assisté et objet
de la politique », mais comme citoyen à part entière ayant des droits et
des devoirs. Il veut ainsi établir de nouveaux rapports non plus d’assis-
tance ou d’entraide, mais les mêmes que les autres. L’accès à la citoyen-
neté marque de nouveaux rapports d’égal à égal avec autrui. La
citoyenneté effacerait ainsi toute différence, en particulier dans la vie
civique. C’est cette transformation à la fois mentale et administrative
qui crée ce que, comme Thomas Sowell, nous appelons le paradoxe de
l’intégration en provoquant le sentiment de répulsion à l’origine d’une
idéologie telle que l’ivoirité18.
À ce stade de notre propos, il est utile de préciser les cadres de
perceptions et les nouveaux regards des Ivoiriens sur les étrangers à
travers le prisme de l’ivoirité. En réalité, les schèmes de perception,
d’appréciation et de jugement sont acquis dans les pratiques de la vie
quotidienne, ce que Michaël Baxandall appelle « l’expérience sociale »19.

15. Cf. CÉSARI, Jocelyne ; DÉLOYE, Yves ; IHL, Olivier, “Citoyenneté et acte de vote des individus
issus de l’immigration maghrébine : des stratégies politiques plurielles et contradictoires”,
Politix, vol. 6, n° 22, 1993, pp. 93-103.
16. Cf. MILZA, Pierre (entretien avec), “Les mécanismes de l’intégration”, in : RUANO-BORBALAN,
Jean-Claude (sous la direction de), L’histoire aujourd'hui, Auxerre : Éd. Sciences Humaines,
1999, pp. 273-277 ; SCHNAPPER, Dominique, La France de l’intégration : sociologie de la nation
en 1990, Paris : Éd. Gallimard, 1991, 374 p.
17. WIHTOL de WENDEN, Catherine, “La nouvelle citoyenneté”, art. cité.
18. Cf. SOWELL, Thomas, Race, politique et économie : une approche internationale, Paris : Presses
universitaires de France, 1986, 313 p.
19. BAXANDALL, Michaël, “Œil du Quattrocento : œil moral et spirituel”, Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, n° 40, novembre 1981, pp. 10-50 ; BOURDIEU, Pierre ; DELSAUT, Yvette,
“Pour une sociologie de la perception”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 40,
novembre 1981, pp. 3-9.

Migrations Société
6 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

Les paroles des chansons, tout comme les écrits et discours de médias,
composent donc une somme d’expériences communes. Ainsi, comme
l’affirme Michaël Baxandall contre l’erreur intellectualiste qui guette
toujours l’analyste, cette évaluation vise à travers « l’œil du Quattrocento »
à restituer une expérience sociale du monde, entendue comme l’expé-
rience pratique qui s’acquiert dans la fréquentation d’univers sociaux
particuliers et dans des contextes tels que l’école, les lieux de culte,
le marché, l’écoute des musiques, les discours ordinaires, les sermons,
la lecture de la presse ou les processus de solution des problèmes
d’intérêts composés [ Nous ne comprenons pas le sens du mot
composés ici ? ? ?]. L’expérience sociale en Côte d’Ivoire, au début
des années 1990 a été marquée par une crise d’identité à travers
l’ivoirité.

Qu’est-ce l’ivoirité ? Des visions croisées


• Les origines du recours à l’“authenticité”, autrement dit à
l’“ivoirité” en Côte d’Ivoire
Il est clair que l’histoire de l’ivoirité se mêle intimement à celle de la
carrière politique d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire. Ce dernier
apparaît pour la première fois sur l’échiquier politique ivoirien en 1989,
au plus fort de la crise économique. Le premier président du pays,
Félix Houphouët-Boigny, acculé par les effets pervers de la récession
économique, fait face à un vent de contestation populaire. À la surprise
générale, y compris de son propre parti, le Parti démocratique de
Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA), il fait
appel à Alassane Ouattara, réputé expert économiste issu des milieux
de l’économie mondiale. Mais Alassane Ouattara est un parfait inconnu
tant du public ivoirien que des cadres du vieux parti connu pour être très
structuré. Propulsé président d’un comité interministériel de sortie de
crise, il devient rapidement le Premier ministre du président Houphouët-
Boigny. En même temps, il gravit les échelons du PDCI-RDA et en intègre
le bureau politique. Cette ascension politique fulgurante va pousser ses
“opposants” au sein de son propre parti à chercher à l’affaiblir, puis le
pousser à l’échec.
Parmi ces “opposants”, l’ancien président de l’Assemblée nationale,
Henri Konan Bédié, qui voit en Alassane Ouattara un sérieux prétendant
à la place d’un Houphouët-Boigny sur le déclin. À la mort de ce dernier,
en décembre 1993, Henri Konan Bédié décide de porter le combat

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 7

sur les problèmes d’identité d’Alassane Ouattara20. Il va dès lors recourir


à un discours et à une politique de l’authenticité ivoirienne. Sur le plan
politique, il affiche clairement la « préférence ivoirienne » et disqualifie
de fait tous ceux qui ont ou auraient une nationalité “douteuse”. Lors
du congrès du puissant parti politique PDCI-RDA qu’il préside désormais, il
porte sur les fonds baptismaux ce qu’il a appelé “l’ivoirité”. Le recours à
une politique d’“authenticité ethnique” en Côte d’Ivoire relève donc d’une
politique instrumentale de lutte pour le pouvoir politique.
L’authenticité comme instrument de régulation dans ce champ a
été constatée également dans des pays comme la Zambie, le Pérou,
le Liberia, et récemment les États-Unis. En Zambie, l’ancien président
Kenneth Kaunda a été disqualifié lors de l’élection présidentielle de
1996 sur la base de sa nationalité douteuse. En effet, « dans le cas de
la Zambie, le fait que les parents de Kaunda avaient migré depuis le
Malawi à l’époque où les deux pays étaient des colonies britanniques, a
été utilisé contre lui. Parce que ses parents n’étaient pas de natifs de la
Zambie, il a été interdit de se porter candidat à la présidence, poste
qu’il avait occupé 26 ans durant (1964-1991) »21.
Au Pérou, Alberto Fujimori, né dans ce pays dont il a été le président
de juillet 1990 à novembre 2000, a soulevé une polémique autour de
sa nationalité au moment où il a été déchu de son mandat pour corrup-
tion. Poursuivi par la justice de son pays en 2000 sur fond de dissensions
politiques, sa nationalité est devenue ambiguë quand il a trouvé refuge
et réclamé la nationalité japonaise. Au Liberia, l’atroce guerre civile
qu’a connue ce pays d’Afrique de l’Ouest a un profond relent de lutte

20. Le cas d’Alassane Ouattara est assez complexe en ce qui concerne sa citoyenneté admi-
nistrative et juridique. Né en Côte d’Ivoire, il étudie en Haute-Volta, aujourd’hui Burkina Faso. Il
est enregistré à l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie, aux États-Unis, comme boursier
voltaïque en 1962. Sur son numéro de sécurité sociale 165 40 92 95, sur son titre de séjour et
dans l’annuaire des étudiants étrangers de l’université il est fait état de sa nationalité voltaïque.
Durant sa brillante carrière il fait usage à plusieurs reprises d’un passeport voltaïque. Dans un
communiqué de presse du FMI du 1er novembre 1984, il est nommé directeur du département
Afrique en tant que Burkinabé. Il était déjà entré en 1983 à la Banque centrale des États de
l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) au poste de vice-gouverneur, qui revient tacitement à un national
burkinabé. Par la suite, il est passé gouverneur de la même banque en octobre 1988, un
poste tacitement occupé par un national ivoirien. Quand il devient Premier ministre ivoirien, les
questions sont posées au grand jour sur cette transition identitaire. Alassane Ouattara lui-même
reconnaîtra lors d’un congrès du Rassemblement des républicains de Côte d’Ivoire (RDR) — issu
d'une scission du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) — en 1995 avoir servi les deux
États à un haut niveau, sans véritablement clarifier les modalités administratives et juridiques
qui ont favorisé ce double service. Pour nombre d’Ivoiriens, aujourd’hui encore, la question de
l’identité d’Alassane Ouattara reste une grande énigme.
21. NZONGOLA-NTALAJA, Georges, “Citizenship, political violence, and democratization in Africa”,
Global Governance, n° 104, October-December 2004, pp. 403-409.

Migrations Société
8 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

politique entre “natifs” (natives), “authentiques Africains”, et les descen-


dants d’esclaves affranchis venus d’Amérique.
Samuel Doe était le porte-étendard d’une idéologie de la fin de la
domination des “étrangers” américains sur les autochtones, notamment
les Khrans. Aux États-Unis, en dépit des quatre années déjà passées
à la Maison Blanche, la question de l’“authenticité américaine” du pré-
sident Barack Obama a refait surface à l’occasion des élections de
novembre 2012, certains de ses adversaires ayant toujours remis en
cause sa naissance sur le sol américain et donc son éligibilité à la
présidence des États-Unis. Ainsi, à l’instar des ressources rares comme
la terre, les forêts, etc., le recours à l’authenticité de sang ou de sol
est un moyen de faire la répartition des droits entre celui qui vient ou
dont les parents viennent d’ailleurs, donc “étrangers”, et ceux qu’ils y ont
trouvé. L’ivoirité en tant qu’idéologie instrumentale n’a pas échappé à
cette logique.

• Qu’est-ce que l’ivoirité ? Ou l’ivoirité et ses variantes


De nombreuses études ont évoqué les racines identitaires complexes
de la crise en Côte d’Ivoire, incriminant surtout le concept d’ivoirité22.
De plus, lors des négociations interivoiriennes de Marcoussis en 2003,
les parties prenantes avaient identifié l’ivoirité comme étant une des
causes de la crise ivoirienne23. Or, les défenseurs de ce concept l’avaient
présenté sous une forme aseptisée arguant qu’il ne présentait aucun
risque pour la société.

Du point de vue de ses partisans


Certes, le professeur Pierre Kipré fait remonter la création du concept
aux années 1970 en lien avec la dramaturgie de la “griotique” du poète
Niangora Porquet24, mais il est juste de préciser que le concept dont
il est question ici est celui forgé par le président Bédié et ses idéologues

22. Cf. JOLIVET, Elen, L’ivoirité : de la conceptualisation à la manipulation de l’identité ivoirienne,


mémoire de DEA, Institut d’Études politiques, Université de Rennes, 2003, 71 p. ; BABO,
Alfred, “Enjeux et jeux d’acteurs dans la crise identitaire en Côte d’Ivoire”, art. cité ; BABO,
Alfred, “Conflits fonciers, ethnicité politique et guerre en Côte d’Ivoire”, art. cité ; AKINDÈS,
Francis, The roots of the military-political crises in Côte d’Ivoire, Dakar : CODESRIA ; Uppsala :
Nordika Afrikainstitutet, 2004, 51 p. ; BOUQUET, Christian, “Le poids des étrangers en Côte
d’Ivoire”, Annales de géographie (Paris), vol. 112, 2003. pp. 306-315.
23. Accord de Linas-Marcoussis, annexe III.
24. Cf. KIPRÉ, Pierre, “Migrations et construction nationale en Afrique noire : le cas de la Côte
d’Ivoire depuis le milieu du XXe siècle”, Outre-Terre, vol. 17, n° 4, 2006, pp. 313-332.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 9

réunis au sein de la CURDIPHE25. Pour Henri Konan Bédié lui-même, l’ivoirité


n’est rien d’autre qu’un concept culturel, comme il le prétend dans un
de ses discours : « Concept fédérateur, socle sur lequel doit reposer la
nation ivoirienne, l’ivoirité constitue d’abord un cadre d’identification mettant
l’accent sur les valeurs spécifiques de la société ivoirienne, mais est éga-
lement un cadre d’intégration des premières composantes ethniques qui ont
donné naissance à la Côte d’Ivoire et intègre tous les apports extérieurs
qui sont venus se fondre dans le moule du destin partagé »26.
Selon le professeur Saliou Touré, un des promoteurs de ce nouveau
concept, l’ivoirité n’est ni sectarisme, ni nationalisme étroit, ni l’expression
d’une quelconque xénophobie, mais la synthèse parfaite de l’histoire de
la Côte d’Ivoire, l’affirmation d’une manière d’être originale, bref, un
concept fédérateur de différences. Dans les Actes du forum de la
27
CURDIPHE , le Dr Sakanou Benoît, président de cette cellule, rejette les
critiques en affirmant que « l’ivoirité n’est pas et ne sera pas un courant
égoïste qui se nourrirait d’un complaisant repli sur soi, terreau de l’exclusion
et de la xénophobie »28. Mais en raison du contexte politique délétère
dans lequel le concept a émergé et a été promu, il a été l’objet de
critiques.

Du point de vue de ses pourfendeurs


En fait, la conceptualisation politique de cette idéologie dont le but
fut finalement d’établir la discrimination entre “nous” et “eux” a débouché
sur une politique de l’étranger à la fois restrictive et d’exclusion29. Pour
les opposants politiques d’Henri Konan Bédié, notamment le Rassem-
blement des républicains (RDR) dont les leaders Djeni Kobina et Alassane
Ouattara en ont été les principales victimes, au contraire, cette belle
image de l’ivoirité cachait bien une politique pernicieuse d’exclusion. Selon
Jean-Pierre Dozon, la conceptualisation de l’ivoirité par la CURDIPHE
pouvait sembler inoffensive, car ce n’était là qu’une définition de surface

25. Cellule de promotion des idées du président Bédié.


26. Discours prononcé par Henri Konan Bédié le 26 août 1995 à l’occasion du 10e congrès du
PDCI-RDA.

27. L’ivoirité ou l’esprit du nouveau contrat social du président Henri Konan Bédié, Actes du forum
de la CURDIPHE du 20 au 23 mars 1996.
28. Fraternité-Matin du 24-11-1996.
29. Cf. JOLIVET, Elen, L’ivoirité : de la conceptualisation à la manipulation de l’identité ivoirienne,
op. cit.

Migrations Société
10 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

propre à masquer des ferments de division très pernicieux 30. En fait, le


concept a décliné vers l’akanité, faisant plus l’apologie des valeurs, tradi-
tions et systèmes de pensée akan, groupe ethnique d’appartenance de
Konan Bédié. Pour ce dernier et ses idéologues de la CURDIPHE, les Akans
devraient être les moteurs du développement d’une Côte d’Ivoire
moderne.
La définition et la conception que Bédié lui-même en donne quelques
années plus tard confortent les détracteurs de cette idéologie réductrice.
En effet, dans son livre publié en 1999 il écrivait : « Ce que nous pour-
suivons, c’est bien évidemment l’affirmation de notre personnalité culturelle,
l’épanouissement de l’homme ivoirien dans ce qui fait sa spécificité, ce que
l’on peut appeler son ivoirité »31. Pour lui, « l’ivoirité concerne en premier
les peuples enracinés en Côte d’Ivoire [...]. C’est en somme une synthèse
culturelle entre les ethnies habitant la Côte d’Ivoire »32. Pour certains ana-
lystes, les termes tels que « spécificité », « homme ivoirien », « peuples
enracinés », « ethnies » font de l’ivoirité un concept controversé présenté
par ses critiques, comme le concentré d’une idéologie d’exclusion ethni-
que, religieuse et xénophobe33. L’ivoirité est même objet de critiques
dans la musique populaire, fustigée par les chanteurs de reggae
Tiken Jah et Fadal Day et moquée par les chanteurs de zouglou Siro
et Yodé. Ainsi, Tiken Jah, dans sa chanson Cours d’histoire, rappelait
que la Côte d’Ivoire est une terre d’immigration car tous les peuples
viennent d’ailleurs34.
La répression qui a accompagné cette politique à l’encontre des
immigrés, essentiellement ceux de la Communauté économique des États
de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) vivant en Côte d’Ivoire qui avaient des
noms identiques à ceux des Ivoiriens du nord, s’est par la suite étendue
à tous les Ivoiriens. Encore une fois, c’est la chanson populaire qui dé-
voile les dérives de l’ivoirité. Par exemple, dans Le pays va mal, Tiken
Jah Fakoly aborde de front la question de la dégradation des rapports
sociaux induite par les manifestations pernicieuses de l’ivoirité dans la
société ivoirienne : « Avant on ne parlait pas de nordiste ni de sudiste mais

30. Cf. DOZON, Jean-Pierre, “La Cote d’Ivoire entre démocratie, nationalisme et ethnonatio-
nalisme”, Politique Africaine, n° 78, juin 2000, pp. 45-62.
31. BÉDIÉ, Henri Konan, 1999. Les chemins de ma vie, Paris : Éd. Plon, 1999 247 p. (voir p. 44).
32. Ibidem.
33. BABO, Alfred, “Enjeux et jeux d’acteurs dans la crise identitaire en Côte d’Ivoire”, art. cité.
34. Cf. BAHI, Auguste Aghi, “Musique populaire moderne et coproduction de l’imaginaire national
en Côte d’Ivoire”, in : AKINDÈS, Francis (sous la direction de), Côte d’Ivoire : la réinvention de
soi dans la violence, Dakar : Éd. Codesria, 2011, pp. 133-166 ; Tiken Jah Fakoly, Cours d’histoire
[CD], Globe Music, 2000.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 11

aujourd’hui/ tout est gâté./ L’armée est divisée, la société est divisée, les
étudiants sont divisés/ Même nos mères au marché sont divisées [...]/
Avant on ne parlait pas de chrétien ni de musulman/ Mais aujourd’hui
tout est gâté/ L’armée est divisée, la société est divisée/ Les étudiants
sont divisés/ Mes mamans au marché sont divisées [...]/ Nous manquons
de remèdes contre l’injustice/ Le tribalisme, la xénophobie/ Après l’ivoirité,
c’est l’épisode des “et”, des “ou, des... oh ! »35.
En définitive, en dépit de ces critiques, l’ivoirité a produit ses effets
dans la société ivoirienne. Elle a permis de forger de nouveaux regards
sur ceux qui sont considérés comme des étrangers en Côte d’Ivoire.
L’ivoirité a donc contribué à (re)construire un nouvel étranger social
dont la citoyenneté est désormais remise en question.

Des regards nouveaux sur les étrangers


• Le conditionnement institutionnel du microcosme social
Au plus fort de la politique de l’ivoirité, les chiffres officiels issus
du Recensement général de la population et de l’habitation de 1998
estimaient à plus de 26 % la proportion d’étrangers dans la population
de la Côte d’Ivoire, les ressortissants ouest-africains, pour des raisons
historiques et politiques, étant les plus nombreux. Parmi eux, les Burki-
nabés constituent le plus fort contingent (plus de 50 % des immigrés). Ce
taux est le plus fort en Afrique de l’Ouest. Selon une étude réalisée en
1993 par le Centre d’études et de recherche sur la population de
Bamako, au Sénégal, qui vient en deuxième position dans la sous-région,
la proportion d’étrangers dans la population est de 1,8 %, suivi par
le Niger (1,2 %), la Mauritanie (0,9 %), le Burkina Faso (0,7 %) et la
Guinée (0,3 %). Cette situation, qui ne préoccupait pas particulièrement
les Ivoiriens sous le régime autoritaire du président Houphouët-Boigny,
est devenue par la suite un problème crucial en raison d’une crise éco-
nomique pernicieuse conjuguée à l’ouverture démocratique dans les
années 1990.
C’est dans ce contexte que, dans son rapport d’octobre 1998, le
Conseil économique et social (CES)36 considérait qu’en matière « d’immi-

35. BAHI, Auguste Aghi, “Musique populaire moderne et coproduction de l’imaginaire national en
Côte d’Ivoire”, art. cité ; Tiken Jah Fakoly, Le pays va mal, Françafrique [CD], Paris, Barclay, 2002.
36. Pour plus de détails sur ce rapport, voir de larges extraits dans Politique Africaine, n° 78, juin
2000 : « Côte d’Ivoire, la tentation ethno-nationaliste ».

Migrations Société
12 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

gration le seuil du tolérable est largement dépassé »37. Le poids écono-


mique des immigrés en Côte d’Ivoire est considérable38, mais ce que
le rapport dénonce c’est moins le nombre que le contrôle par eux de
pans entiers de l’économie : « Ils ont la mainmise sur le commerce dans ce
pays, occupant ainsi la majorité des emplois du secteur informel. Il en
résulte que les Ivoiriens de souche sont plus frappés par le chômage (6,4 %)
que ces immigrés (3,6 %). La mainmise de ces immigrés sur les emplois
dans certains secteurs d’activité nationale (commerce, transport routier,
entreprises agro-industrielles, boucherie, etc.) est telle qu’ils empêchent
les Ivoiriens de leur faire concurrence »39.
Les étrangers sont aussi massivement présents dans l’agriculture,
et le problème du foncier rural est devenu crucial, en partie à cause de
cette présence. De fait, des conflits surviennent assez régulièrement entre
les autochtones ivoiriens et les immigrés qui exploitent des terres en
milieu forestier ou font de la pêche en zone côtière. Mais il faut tout de
même dire que ces problèmes de terre existent aussi entre Ivoiriens,
“autochtones” et “allogènes”.
Sur le plan social, le rapport du Conseil économique et social fait
état des statistiques sur la délinquance de 1989 et relève la grande
implication des étrangers dans la criminalité : 69 % des vols avec
effraction, 67 % des agressions sexuelles, 58 % des vols à main armée
et plus de 50 % des coups et blessures sont à l’actif des malfaiteurs
étrangers. Dans leur grande majorité ces étrangers habitent les quartiers
précaires, reconnus comme des nids de malfrats. Au niveau de la religion,
le CES sonne l’alerte et parle de péril religieux lié au déséquilibre
démographique introduit par l’afflux d’immigrés de confession islamique
(73 % des étrangers en provenance des pays frontaliers du Nord) qui
a considérablement modifié l’équilibre religieux préexistant (31 % de
chrétiens, 25 % de musulmans, 23 % d’animistes) pour donner les pro-
portions nouvelles suivantes : de 39 % à 40 % de musulmans, contre
27 % de chrétiens et 17 % d’animistes. D’après les conseillers, une telle
rupture d’équilibre dans un domaine aussi sensible dessert l’unité et l’har-

37. CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Rapport “Immigration en Côte d’Ivoire : le seuil du tolé-
rable est largement dépassé”, Le Jour (Abidjan), n° 1251, 8 avril 1999.
38. Cf. BOUQUET, Christian, “Le poids des étrangers en Côte d’Ivoire”, Annales de Géographie
(Paris), vol. 112, n° 630, 2003, pp. 115-145.
39. CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Rapport “Immigration en Côte d’Ivoire : le seuil du
tolérable est largement dépassé”, op. cit.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 13

monie nationales et menace la paix sociale40. Enfin, les conseillers


concluent sur la nécessité de prendre des mesures préventives “face
à la menace” : « S’il est vrai qu’aucun pays au monde ne peut vivre en
vase clos, il est aussi vrai que chaque pays doit, dans son intérêt, prendre
les dispositions adéquates pour ne pas se laisser envahir par l’étranger.
Ce n’est pas de la xénophobie, c’est une simple question de sauvegarde
nationale »41.
Dans ces critiques sur les dérives liées à la notion de “seuil du
tolérable, Moriba Touré lie le tableau alarmant dressé par le CES à
la politique de l’ivoirité : « L’anachronisme des suggestions qui ont été
faites par les auteurs du rapport transparaît tant dans le caractère
suranné des structures nouvelles à créer pour lutter contre l’immigration
que dans les aveux d’impuissance [...] qui renvoient, en fait, à la conception
d’un nouveau code de la nationalité fondée non pas sur les principes du
droit du sol, mais sur ceux du sang, comme l’a d’ailleurs déjà réclamé
bruyamment un militant bien connu de l’ONG ADIR42, cette autre officine de
la CURDIPHE, ce haut lieu où des intellectuels à la solde du pouvoir du
PDCI élaborent les théories de l’“ivoirité”, le nouvel opium proposé au bon
peuple de Côte d’Ivoire »43.
En dépit des récriminations des intellectuels contre ce rapport, les
thèses qui y sont développées ont fait leur chemin et des adeptes au sein
de la population ivoirienne. Par exemple, bien que les statistiques du CES
soient anciennes, les Ivoiriens sont toujours persuadés que la grande
criminalité est beaucoup plus le fait des étrangers que des nationaux.

• L’étranger malfaiteur
Bien que le rapport du CES soit fondé sur des statistiques anciennes
datant des années 1980, sa publication dans les médias, notamment
dans le quotidien abidjanais Le Jour du 8 avril 1999, a éveillé chez les
Ivoiriens l’idée fort répandue selon laquelle les Burkinabés sont sur-
représentés dans la rubrique “faits divers”. Il a rappelé à la mémoire des

40. Cf. GUIE, Honoré, “Les causes intrinsèques du conflit ivoirien : les questions de nationalité,
d’immigration et d’éligibilité”, in : Actes du Colloque international sur la Côte d’Ivoire, Univer-
sité Saint-Paul, Ottawa, 2004, pp. 8-16.
41. CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Rapport “Immigration en Côte d’Ivoire : le seuil du
tolérable est largement dépassé”, op. cit.
42. Action pour le développement des infrastructures rurales.
43. TOURÉ, Moriba, “Immigration en Côte d’Ivoire : la notion de ‘seuil du tolérable’ relève de la
xénophobie”, Politique Africaine, n° 78, juillet 2000, pp. 75-93.

Migrations Société
14 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

gens les histoires de coupeurs de tête d’origine voltaïque, de disparition


d’organes génitaux du fait de Béninois. Des histoires qui avaient ali-
menté les chroniques et semé la peur dans les années 1980. La presse
locale a monté en épingle les cas de criminalité impliquant des étrangers,
noircissant à l’excès l’image de l’“immigré voleur”, “trafiquant de drogue”
ou encore “assassin”44. Ce sont ces mêmes discours qui sont repris avec
l’avènement de l’ivoirité.
Par ailleurs, du fait de l’histoire floue de l’obtention de la carte na-
tionale d’identité verte dite aussi “Houphouët-Boigny” par de nombreux
ressortissants burkinabés, ces derniers sont perçus comme des fraudeurs
en matière d’acquisition de la nationalité. Alassane Ouattara en a été
le symbole, et un mandat d’arrêt avait même été lancé contre lui en
1999 pour fraude sur la nationalité. Selon l’ancien gouverneur du district
d’Abidjan, « il y a des fraudeurs parmi eux. Ils sont au nombre de 14 709.
Ce n’est pas un chiffre pris au hasard. Il s’agit bien de données concrètes.
Vous voyez le cas de cette dame nommée Koné Salimata qui a déclaré être
ivoirienne en se faisant enrôler, alors que sa carte de séjour porte le
numéro 199904300861. Elle est de nationalité malienne. C’est aussi le
cas de M. Ballo Seydou qui s’est aussi fait enrôler et qui se trouve sur la liste
électorale provisoire. Sa carte de séjour n° 199950130700639 indique
qu’il est malien »45.
Selon le journal Le Patriote, ce militant du Front populaire ivoirien
(FPI) porte directement des accusations graves contre des pays amis
de la CEDEAO qu’il catalogue comme des nids de fraudeurs. En effet, le
gouverneur avait précisé que « sur les 39 608 Burkinabés d’Adjamé,
on a enregistré seulement quelque 2 998 fraudeurs, soit 20 % du total. Par
contre, les Maliens qui ont fraudé, au nombre de 10 133, représentent
63,88 % des fraudeurs à Adjamé. Les Guinéens (1 240 fraudeurs) re-
présentent 8,43 % ; les fraudeurs nigérians sont au nombre de 165. Soit
1,12 % de l’effectif total. Les Nigériens fraudeurs sont 79 et comptent
pour 0,52 %. Il y a 44 Togolais fraudeurs (0,29 %), 28 Béninois
fraudeurs (0,19 %). Les Ghanéens et les Sénégalais qui ont une haute idée
de leur nationalité sont moins fraudeurs. Il y a seulement 11 Ghanéens
(0,07 %) et 11 Sénégalais (0,07 %) fraudeurs sur la liste électorale
à Adjamé »46.

44. Cf. KIPRÉ, Pierre, “Migrations et construction nationale en Afrique noire : le cas de la Côte d’Ivoire
depuis le milieu du XXe siècle”, art. cité.
45. Le Patriote du 25-8-2010.
46. Ibidem.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 15

Nombre d’étrangers se sont contentés des situations de fait


préférant naïvement la citoyenneté de la pratique à la nationalité juri-
dique et administrative. En dépit d’une politique attractive l’on estimait
à moins de 100 000 le nombre de personnes ayant obtenu la natu-
ralisation entre 1965 et 1998. Manifestement, soit la nationalité n’inté-
ressait pas les immigrés, soit elle a été attribuée au compte-goutte,
soit chacun s’est contenté des situations de fait dues aux “droits” sans
base légale, donc à une informalisation de la politique de l’étranger
par Félix Houphouët-Boigny47. La modestie du nombre de personnes
qui ont obtenu la naturalisation fait que les Ivoiriens, volontairement
ou non, se limitent au patronyme, à la tenue vestimentaire ou encore
aux scarifications coutumières pour juger de l’extranéité des individus.
Ce faisant, ils feignent d’ignorer qu’on peut s’appeler Zongo, Khalil ou
Dupont et être ivoirien par naturalisation. Désormais, lors des contrôles
de police, les officiers abordent les étrangers avec un préjugé défa-
vorable (fraudeurs). Des citoyens ont ainsi assisté à la destruction de
leur carte nationale d’identité quand au même moment il leur était
demandé d’obtenir une carte de séjour. Des nationaux ayant au moins
un parent étranger originaire d’Afrique de l’Ouest sont victimes de
propos désobligeants et humiliants. Parfois, on leur demandait de se
faire accompagner par le parent ivoirien qui avait osé s’allier à un
étranger pour se procurer un document administratif.
Certes, ces dérives xénophobes sont dénoncées, mais cela ne faisait
pas de la fraude un phénomène virtuel. L’opinion des Ivoiriens sur la
fraude des étrangers était bien alimentée par des faits récurrents et
finalement organisés. D’après Robert Krassault « pour échapper aux
représailles de la police à cause de la carte de séjour qui était de
50 000 FCFA par an et par personne pour les non-membres de la CEDEAO,
à l’exception des diplomates, et de 15 000 FCFA par an par personne
pour les ressortissants de la CEDEAO, les ressortissants étrangers se sont
adonnés à la fraude sur la nationalité ivoirienne. Ils se procuraient de vrais-
faux extraits de naissance qui faisaient d’eux des Ivoiriens. Ils s’attribuaient
aussi de vrais-faux parents ivoiriens, de sorte à ne pas être obligés de payer
la carte de séjour. Les parents ivoiriens choisis étaient majoritairement les
mères [...]. Le phénomène s’est aujourd’hui accentué avec la complicité
d’autres Ivoiriens »48.

47. Cf. BABO, Alfred, “La politique publique de l’étranger et la crise sociopolitique en Côte d’Ivoire”,
art. cité ; KIPRÉ, Pierre, “Migrations et construction nationale en Afrique noire : le cas de la
Côte d’Ivoire depuis le milieu du XXe siècle”, art. cité.
48. http://camer.be/print.php?art=9551

Migrations Société
16 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

• L’étranger ingrat et irrespectueux des tuteurs autochtones


À Tabou, la crise entre Kroumens et Burkinabés est survenue lorsque
les seconds ont, semble-t-il, connu une ascension sociale et économique
et tenté de s’émanciper du tutorat autochtone. Dans les villages, les im-
migrés sont passés de manœuvres à chefs d’exploitation agricole, de
“petits” agriculteurs à riches planteurs. Après avoir acquis des terres
et créé de vastes plantations de cacao, d’hévéa et de palmier à huile,
les immigrés ont acquis un confort financier et matériel incontesté
(achat de magasins, de camions de transport de marchandises et de
personnes, construction de maisons dans la ville de Tabou, etc.). En
outre, fort de leur incorporation dans la vie sociale des communautés
d’accueil kroumen, ils ont ainsi pu s’émanciper du tuteur autochtone.
Progressivement, le centre et le pouvoir de distribution des principales
richesses (terre, plantation, argent) sont tombés aux mains des immigrés.
D’après Thomas Sowell, en général, une telle situation provoque chez
les populations locales un sentiment d’aversion49. L’inversion des rapports
de pouvoir dans le sens de la domination économique et sociale de
l’immigré sur l’autochtone a posé les prémisses de la crise du tutorat et
des récriminations contre les étrangers, ces dernières étant alimentées
par la rhétorique de l’ivoirité.
Au cours de ce conflit intercommunautaire, à l’occasion des négo-
ciations avec les autorités administratives, les jeunes ainsi que les élus et
responsables locaux répéteront inlassablement : « Ce sont des étrangers,
ils n’ont pas de terre ici, qu’ils retournent chez eux ». Dans les villages
que nous avons visité dans l’ouest du pays, les chefs coutumiers, de même
que les présidents des jeunes50, n’hésitent plus à tenir des propos tels
que « les étrangers de la CEDEAO ne sont plus nos frères. Nous leur avons
donné la terre, la forêt pour cultiver et manger, de la place pour construire,
aujourd’hui, ils nous tuent et veulent nous commander ». Pour le chef
de la tribu Hompo, « l’étranger qui ne respecte pas nos coutumes n’est
plus notre “frère”, il n’est plus le bienvenu chez nous ».
Ces discours confirment bien l’intégration imparfaite des étrangers
parmi les autochtones. Si dans les zones rurales les populations stigma-
tisent cette ingratitude des étrangers, elle est aussi soulignée de façon
véhémente tant dans la presse que dans la musique. À ce propos, voici
ce qu’écrit un journaliste du journal pro-gouvernemental Fraternité Matin :

49. Cf. SOWELL, Thomas, Race, politique et économie : une approche internationale, op. cit.
50. Il s’agit de responsables d’associations de jeunes suscitées par l’administration afin d’organiser
les villageois dans le cadre de la prise en charge de leur propre développement.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 17

« La Côte d’Ivoire est victime de son hospitalité légendaire, [...] les popu-
lations d’origine étrangère sont des loups aux dents longues, [...] les accords
de l’UEMOA51 apparaissent comme un cadeau empoisonné pour les Ivoiriens.
Ce sont eux qui donnent gîte et couvert, qui procurent des emplois à leur
dépens. En retour, les Ivoiriens sont payés en monnaie de singe, ils n’ont
pas bonne presse, traités de xénophobes, dans bon nombre de pays de la
sous-région, ils sont victimes de la préférence nationale insidieuse »52.
Quant au groupe musical de zouglou Espoir 2000, voici ce qu’il
chante dans une chanson à succès intitulée Xénophobie : « On nous a
dit à l’école que le xénophobe c’est celui qui n’aime pas l’étranger/ Mais
je me demande souvent dans des cas bizarres où ton étranger ne t’aime
pas/ Comment tu peux l’appeler [...]/ Pour moi la xénophobie/ C’est quand
un Ivoirien ne peut pas faire le commerce de bœuf dans son propre pays/
Tout simplement parce qu’il n’est pas étranger »53.
Finalement, les Ivoiriens ne font plus un complexe de xénophobie.
Ainsi, à l’ occasion des marches des Jeunes patriotes, on pouvait lire sur
des pancartes « Je suis xénophobe, et puis après ? ». L’idée de l’expulsion
de l’étranger n’était plus embarrassante. Elle était même récurrente et
était présentée, à l’instar de ce qui se passait à Tabou, comme la solution
a tout conflit entre nationaux et étrangers54. En réalité, cette idée est
sous-jacente à la perception de l’étranger “envahisseur”.

• L’étranger envahisseur
L’étranger en Côte d’Ivoire, comme dans nombre de pays d’immi-
gration, s’est orienté dans des activités dans la perspective de son inté-
gration. Robert Park, en analysant la figure de l’étranger en 1915, a
décrit le “négoce ethnique” comme étant des commerces et artisanats
de proximité pratiqués par et pour les populations immigrées dans les
“ghettos”55. Il en était ainsi des Chinatowns dans les grandes villes amé-

51. Union économique et monétaire ouest-africaine.


52. BALLY, Ferro, Fraternité Matin du 11-3-2004.
53. Espoir 2000, Xénophobie [CD], Gloire a Dieu.
54. Lors du conflit entre Kroumens et Dagaris burkinabés en 1999, près de 20 000 Burkinabés
avaient été expulsés de la région de Tabou selon la coutume. Voir BABO, Alfred ; DROZ,
Yvan, “Conflits fonciers : de l’ethnie à la nation. Rapports interethniques et ivoirité dans le Sud-
Ouest de la Côte d’Ivoire”, Cahiers d’Études Africaines, vol. 48, n° 4-192, 2008, pp. 741-763 ;
BABO, Alfred, “Conflits fonciers, ethnicité politique et guerre en Côte d’Ivoire”, art. cité.
55. Cf. BERBAGUI, Dalila, “Commerce et petite entreprise étrangère dans la ville (1980-2002)”,
Ethnologie Française, vol. 35, n° 1, 2005, pp. 109-115 ; PARK, Robert, “La ville : propositions
de recherche sur le comportement humain en milieu urbain”, in : GRAFMEYER, Yves ;

Migrations Société
18 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

ricaines. En Côte d’Ivoire, les petits métiers, le petit commerce, l’artisanat,


en somme les activités distributives et productives du secteur tertiaire à
caractère informel (avec un taux de 20,3 %) et l’agriculture sont les prin-
cipaux secteurs investis par les étrangers56. Ainsi, l’étranger est la figure
qui se retrouve partout dans la vie de tous les jours, dans le quartier, sur
les marchés, dans les transports, dans les champs et dans les plantations.
En outre, du fait de la politique d’ouverture du président Houphouët-
Boigny, l’étranger s’est retrouvé dans l’administration, dans la fonction
publique, dans le gouvernement et dans l’armée57. Puis les Ivoiriens
les ont vus dans l’équipe nationale de football, dans la musique, etc.
Cependant, d’après Pierre Janin, la rhétorique de l’ivoirité s’est nourrie
de la dénonciation de l’emprise des étrangers sur les ressources na-
tionales alors même que leur accès à ces ressources est resté globa-
lement sélectif58. L’étranger, qui était bien accueilli, est désormais perçu,
notamment dans la presse et dans la musique, comme un type social
encombrant, qui s’est accaparé des pans entiers de l’économie informelle
avec un contrôle et une répartition des groupes d’étrangers par secteur
d’activité. Ainsi, le journal pro-gouvernemental Fraternité Matin publiait
et commentait la déclaration suivante : « Sait-on qu’il est pratiquement
impossible aujourd’hui à un Ivoirien de faire sur le marché national la
distribution de gros du bois débité ? Le bois sorti des forêts ivoiriennes et
débité dans les scieries ivoiriennes ! Sait-on aujourd’hui qu’un transporteur
ivoirien ne peut prendre des passagers à partir d’Abidjan à destination
de certains pays limitrophes ? Des gares privées confortent ce monopole
malgré les traités et conventions. Le bœuf de l’éleveur ivoirien trouve diffi-
cilement preneurs sur le marché national pendant que les abattoirs du pays
sont envahis chaque jour »59. Et l’éditorialiste Jean-Baptiste Akrou de
commenter cet extrait : « Voici les vrais problèmes qui devraient interpeller
les leaders politiques qui prétendent parler et agir au nom du peuple »60.
Ce qui est perçu ici à travers les médias, c’est l’insidieuse campagne
de presse sur les formes de marginalité sociale qu’introduiraient les

JOSEPH, Isaac (sous la direction de), L’école de Chicago : naissance de l’écologie urbaine,
Paris : Éd. Aubier, 1984, pp. 79-126.
56. Cf. BOUQUET, Christian, “Le poids des étrangers en Côte d’Ivoire”, art. cité.
57. Cf. BABO, Alfred, “La politique publique de l’étranger et la crise sociopolitique en Côte d’Ivoire”,
art. cité.
58. Cf. JANIN, Pierre, “Peut-on encore être étranger à Abidjan ?”, Le Monde Diplomatique, octobre 2000.
59. Extraits de la déclaration du groupe parlementaire PDCI lue à l’occasion de l’adoption du code
électoral de 1994.
60. AKROU, Jean-Baptiste, “En famille”, Fraternité Matin du 13-1-1994.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 19

étrangers tant par la modification du corps social que par celle des
équilibres démographiques et économiques. En fait, malgré l’appauvris-
sement généralisé en Afrique subsaharienne en 1998 (la proportion de
personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, soit moins d’un dollar
par jour, était de 33,6 % en Côte d’Ivoire, contre 45,3 % au Burkina
Faso, 50 % au Mali et 63 % au Niger), d’après Francis Akindès, les
écarts du taux de pauvreté entre les pays de la sous-région ont
continué de faire de la Côte d’Ivoire le principal pôle d’attraction
des immigrés61. Du fait de ce contrôle, les étrangers affichent une cer-
taine autonomie, ce qui fait naître chez les autochtones le sentiment
d’être dominés sur leurs propres terres. La situation qui se déroule actuel-
lement62 dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, décrite comme une “invasion”
par des autochtones guérés du fait de l’afflux et de l’occupation vio-
lente et illégale des villages et plantations de la région par les Burki-
nabés, ne fait que conforter ce préjugé de l’étranger envahisseur.

• L’étranger insatiable tente de convertir ses capitaux écono-


mique et social en capital politique
En Côte d’Ivoire, des histoires surréalistes ont révolté les popu-
lations et contribué ainsi à forger leurs opinions défavorables sur les
étrangers. Ainsi, on a pu entendre qu’au Niger ou au Bénin des transpor-
teurs avaient observé un mouvement de grève parce qu’un Ivoirien
voulait exercer dans ce secteur comme chauffeur de taxi. Ces folles
rumeurs, parfois sans fondement, ont tout de même développé chez
les Ivoiriens l’idée que les étrangers, notamment ceux de la CEDEAO,
refusent la réciprocité. Pire, « ils veulent avoir les droits de chez eux
en plus de jouir de ceux de chez nous ». Cette inégalité mal vécue par
les Ivoiriens a été davantage développée au niveau politique, lorsque
l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara a été présenté par les idéo-
logues de l’ivoirité comme un Burkinabé.
Pour de nombreux Ivoiriens, Alassane Ouattara symbolise cette vo-
lonté des ressortissants ouest-africains de vouloir prendre le contrôle
du pays. Même aujourd’hui encore, malgré son accession à la prési-
dence de la République en mai 2011, de nombreux Ivoiriens parmi ses
adversaires restent convaincus qu’il est un “étranger”. De plus, le fait de

61. Cf. AKINDÈS, Francis, The roots of the military-political crises in Côte d’Ivoire, op. cit., p. 24.
62. Voir le reportage révélateur de TV5 Monde Afrique en juillet 2012 : Les Burkinabés occupent les
terres à l’ouest de la Côte d’Ivoire, http://www.youtube.com/watch?v=7jKK0Mnv4Gw&feature=
player_embedded

Migrations Société
20 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

reconnaître en 1999, au plus fort de la polémique sur sa nationalité


et de l’apologie de l’ivoirité, avoir servi la Haute-Volta (actuel Burkina
Faso)63 n’a pas contribué à clarifier les opinions chez ses concitoyens.
Par ailleurs, l’apparition de Sidya Touré — connu en Côte d’Ivoire pour
avoir servi dans l’administration ivoirienne à de très hautes fonctions —
dans l’échiquier politique en Guinée, a jeté le trouble chez les Ivoiriens
qui l’avaient toujours considéré comme un national. Comme lui, les
histoires de certains étrangers qui ont servi en Côte d’Ivoire à de hautes
fonctions de l’État et qui sont retournés dans leur pays d’origine ont
conforté l’idée que les étrangers sont insatiables. Pour nombre de per-
sonnes, l’ambition d’Alassane Ouattara d’accéder à la présidence de la
République est une ambition de trop. Il est donc loisible d’entendre dans
les rues et les foyers des propos tels que : « Les étrangers, après avoir
pris nos terres et nos forêts, les transports, bref, après le contrôle de l’éco-
nomie, veulent maintenant le pouvoir politique ». À propos de ceux qui
retournent dans leur pays d’origine comme Sydia Touré en Guinée, les
discours ordinaires sont : « Les étrangers, après avoir profité du pays,
rentrent chez eux ». Ainsi, pour Auguste Aghi Bahi, tandis que certains
se défendent d’être hostiles aux étrangers, d’autres, de guerre lasse ou
par dépit, expriment un ras-le-bol64, comme dans la chanson du groupe
Espoir 2000 dont voici quelques extraits : « Je te reçois chez moi, tu as
matelas pour dormir/ Pour compléter ton sommeil, c’est ma femme tu
veux/ Étranger nouveau modèle/ Tu lui tends la main, il veut prendre tout
ton bras/ La Côte d’Ivoire est un pays multiethnique et non multinational [...]/
Nous les Ivoiriens, on aime bien les étrangers, mais vers la fin on se
préfère... / Notre hospitalité nous impose l’amour des étrangers/ Mais
maman ! Méfions-nous des gens étranges ».

Conclusion
Comme nous l’avons montré, l’on se rend compte qu’au niveau micro-
social, on assiste à une nouvelle représentation sélective du “nous” et du
“eux”, ou de ce qu’Ousmane Dembélé appelle une nouvelle « construction
de la catégorie étranger »65, construction se traduisant par une dé-
construction de la « fraternité ouest-africaine » qui prévalait en Côte

63. Cf. HUGUEUX, Vincent, “Quand la Côte d’Ivoire joue avec le feu”, L’Express du 9 décembre 1999.
64. Cf. BAHI, Auguste Aghi, “Musique populaire moderne et coproduction de l’imaginaire national
en Côte d’Ivoire”, art. cité.
65. DEMBÉLÉ, Ousmane, “La construction économique et politique de la catégorie ‘étranger’ en
Côte d’Ivoire”, in : LE PAPE, Marc ; VIDAL, Claudine (sous la direction de), Côte d’Ivoire : l’année
terrible 1999-2000, Paris : Éd. Karthala, 2002, pp. 123-171.

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012


L’étranger à travers le prisme de l’ivoirité en Côte d’Ivoire 21

d’Ivoire sous l’ère Houphouët-Boigny. Désormais un regard neuf est porté


sur le voisin étranger.
Ainsi, à l’étranger on rappelle à souhait, verbalement ou par la ges-
tuelle identifiant des scarifications ou l’accent linguistique particulier d’un
Ghanéen ou d’un Burkinabé, ou encore d’un Béninois, que même s’il est
parfaitement intégré, voire naturalisé, il ne reste pas moins un étranger.
Robert Merton affirme que l’hostilité à l’égard d’un groupe s’explique
moins par les caractéristiques objectives de ce groupe que par la psy-
chologie des membres du groupe hostile, montrant à l’appui que les
valeurs que les Américains avaient tendance à valoriser chez eux étaient
exactement ce qu’ils reprochaient aux juifs et aux Japonais. Ainsi, à
l’Américain qui travaille jusqu’à une heure tardive, ils attribueront le
labeur, la persévérance, l’abnégation. Dans le cas du Japonais, ils pen-
seront qu’il a une mentalité d’exploiteur, de torpilleur des lois du travail
et adepte de la concurrence déloyale66. Jean-Paul Sartre résumera ce
comportement en affirmant que « le mal n’est pas dans la victime mais
dans l’accusateur »67. En Côte d’Ivoire, l’hostilité perçue dans les repré-
sentations nouvelles de l’étranger est enracinée dans une psychologie
façonnée par une lente inoculation dans le corps social ivoirien de l’idéo-
logie de l’ivoirité.
Ainsi, en dépit de la maturité et de la naturalisation de certains
étrangers, pour nombre d’Ivoiriens ces nouveaux citoyens resteront
toujours des “étrangers” en raison du travail psychologique réalisé
par l’idéologie de l’ivoirité. Les perceptions négatives produites dans
l’imaginaire social autour du type social que représente l’étranger
permettent de questionner la notion d’intégration et celle même de nation.
En effet, comme le soulignent Jocelyne Césari et ses collègues, les étran-
gers expriment de plus en plus ouvertement leurs revendications d’une
nouvelle citoyenneté68. Cette nouvelle citoyenneté, on le sait, repose
sur l’ambition “légitime” des immigrés naturalisés ou de leurs descendants
à s’engager dans la carrière politique qui apparaît comme une voie
inéluctable lorsque leur réussite économique est acquise, comme c’est
le cas de certains Sino-Américains69. En outre, les regards négatifs portés
66. Cf. MERTON, Robert K., “Insiders and outsiders : a chapter in the sociology of knowledge”,
American Journal of Sociology, vol. 78, n° 1, July 1972, pp. 9-46.
67. Cf. SARTRE, Jean-Paul, Kean or Disorder and Genius, London : Hamish Hamilton Publishing,
1954, 146 p.
68. Cf. CÉSARI, Jocelyne ; DÉLOYE, Yves ; IHL, Olivier, “Citoyenneté et acte de vote des individus
issus de l’immigration maghrébine. Des stratégies politiques plurielles et contradictoires”,
Politix, vol. 6, n° 22, 2e trimestre 1993, pp. 93-103.
69. Cf. SOWELL, Thomas, Race, politique et économie : une approche internationale, op. cit.

Migrations Société
22 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire

sur l’étranger qui se sont développés dans la société ivoirienne et qui


semblent ne pas s’estomper après la crise électorale de novembre
2010 en raison des rôles ambigus joués par des pays comme la France
et le Burkina Faso dans son dénouement ne favorisent pas l’éclosion
de cette nouvelle citoyenneté. Et pourtant, si l’on se fonde sur l’approche
définitionnelle de la nationalité chez prénom ? ? ? Gellner70, les
Ivoiriens et les nombreux étrangers ont eu à un moment de l’histoire
le partage de la même culture comprise comme système de pensée,
de comportement, de communication acquis dans un processus de
maturation. Et cela est un élément fondateur de la construction d’une
nation. La crise du lien social qu’a créé l’ivoirité entre l’Ivoirien et
l’étranger permettra-t-elle la construction d’une nation plus inclusive ?

70. Gellner. Vous ne pouvez pas supprimer cette référence puisque vous
citez l’auteur dans le texte ! ! ! ! ! !

Vol. 24, n° 144 novembre – décembre 2012

View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi