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Alfred Babo
Fairfield University
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Migrations Société
2 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
Discussion conceptuelle
Au-delà de la définition d’étranger comme la personne qui ne pos-
sède pas la nationalité du pays d’accueil, il faut noter que le concept
“étranger” est l’un des plus discutés dans la littérature sociologique.
Et il ne s’agit pas d’un intérêt récent. Il y a donc lieu de construire une
théorie qui transcende cette définition conventionnelle et simpliste et qui
montre comment l’identité d’étranger se construit et se (dé)construit.
Quelle part revient non pas à l’administration uniquement4, mais au
discours populaire dans cette construction ? L’École de Chicago, par
l’étude des relations interethniques, a consacré des pages entières à la
réflexion sur l’étranger et ses rapports — d’inclusion et/ou d’exclusion —
2. Cf. DEMBÉLÉ, Ousmane, “Côte d’Ivoire : la fracture communautaire”, Politique Africaine, n° 89,
mars 2003, pp. 34-48.
3. Cf. GIRARD, René, Le bouc émissaire, Paris : Éd. Grasset, 1982, 298 p.
4. Cf. BABO, Alfred, “La politique publique de l’étranger et la crise sociopolitique en Côte d’Ivoire”,
in : AKINDÈS, Francis (sous la direction de) Côte d’Ivoire : la réinvention de soi dans la violence,
Dakar : CODESRIA, 2010, pp. 39-62.
Migrations Société
4 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
15. Cf. CÉSARI, Jocelyne ; DÉLOYE, Yves ; IHL, Olivier, “Citoyenneté et acte de vote des individus
issus de l’immigration maghrébine : des stratégies politiques plurielles et contradictoires”,
Politix, vol. 6, n° 22, 1993, pp. 93-103.
16. Cf. MILZA, Pierre (entretien avec), “Les mécanismes de l’intégration”, in : RUANO-BORBALAN,
Jean-Claude (sous la direction de), L’histoire aujourd'hui, Auxerre : Éd. Sciences Humaines,
1999, pp. 273-277 ; SCHNAPPER, Dominique, La France de l’intégration : sociologie de la nation
en 1990, Paris : Éd. Gallimard, 1991, 374 p.
17. WIHTOL de WENDEN, Catherine, “La nouvelle citoyenneté”, art. cité.
18. Cf. SOWELL, Thomas, Race, politique et économie : une approche internationale, Paris : Presses
universitaires de France, 1986, 313 p.
19. BAXANDALL, Michaël, “Œil du Quattrocento : œil moral et spirituel”, Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, n° 40, novembre 1981, pp. 10-50 ; BOURDIEU, Pierre ; DELSAUT, Yvette,
“Pour une sociologie de la perception”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 40,
novembre 1981, pp. 3-9.
Migrations Société
6 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
Les paroles des chansons, tout comme les écrits et discours de médias,
composent donc une somme d’expériences communes. Ainsi, comme
l’affirme Michaël Baxandall contre l’erreur intellectualiste qui guette
toujours l’analyste, cette évaluation vise à travers « l’œil du Quattrocento »
à restituer une expérience sociale du monde, entendue comme l’expé-
rience pratique qui s’acquiert dans la fréquentation d’univers sociaux
particuliers et dans des contextes tels que l’école, les lieux de culte,
le marché, l’écoute des musiques, les discours ordinaires, les sermons,
la lecture de la presse ou les processus de solution des problèmes
d’intérêts composés [ Nous ne comprenons pas le sens du mot
composés ici ? ? ?]. L’expérience sociale en Côte d’Ivoire, au début
des années 1990 a été marquée par une crise d’identité à travers
l’ivoirité.
20. Le cas d’Alassane Ouattara est assez complexe en ce qui concerne sa citoyenneté admi-
nistrative et juridique. Né en Côte d’Ivoire, il étudie en Haute-Volta, aujourd’hui Burkina Faso. Il
est enregistré à l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie, aux États-Unis, comme boursier
voltaïque en 1962. Sur son numéro de sécurité sociale 165 40 92 95, sur son titre de séjour et
dans l’annuaire des étudiants étrangers de l’université il est fait état de sa nationalité voltaïque.
Durant sa brillante carrière il fait usage à plusieurs reprises d’un passeport voltaïque. Dans un
communiqué de presse du FMI du 1er novembre 1984, il est nommé directeur du département
Afrique en tant que Burkinabé. Il était déjà entré en 1983 à la Banque centrale des États de
l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) au poste de vice-gouverneur, qui revient tacitement à un national
burkinabé. Par la suite, il est passé gouverneur de la même banque en octobre 1988, un
poste tacitement occupé par un national ivoirien. Quand il devient Premier ministre ivoirien, les
questions sont posées au grand jour sur cette transition identitaire. Alassane Ouattara lui-même
reconnaîtra lors d’un congrès du Rassemblement des républicains de Côte d’Ivoire (RDR) — issu
d'une scission du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) — en 1995 avoir servi les deux
États à un haut niveau, sans véritablement clarifier les modalités administratives et juridiques
qui ont favorisé ce double service. Pour nombre d’Ivoiriens, aujourd’hui encore, la question de
l’identité d’Alassane Ouattara reste une grande énigme.
21. NZONGOLA-NTALAJA, Georges, “Citizenship, political violence, and democratization in Africa”,
Global Governance, n° 104, October-December 2004, pp. 403-409.
Migrations Société
8 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
27. L’ivoirité ou l’esprit du nouveau contrat social du président Henri Konan Bédié, Actes du forum
de la CURDIPHE du 20 au 23 mars 1996.
28. Fraternité-Matin du 24-11-1996.
29. Cf. JOLIVET, Elen, L’ivoirité : de la conceptualisation à la manipulation de l’identité ivoirienne,
op. cit.
Migrations Société
10 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
30. Cf. DOZON, Jean-Pierre, “La Cote d’Ivoire entre démocratie, nationalisme et ethnonatio-
nalisme”, Politique Africaine, n° 78, juin 2000, pp. 45-62.
31. BÉDIÉ, Henri Konan, 1999. Les chemins de ma vie, Paris : Éd. Plon, 1999 247 p. (voir p. 44).
32. Ibidem.
33. BABO, Alfred, “Enjeux et jeux d’acteurs dans la crise identitaire en Côte d’Ivoire”, art. cité.
34. Cf. BAHI, Auguste Aghi, “Musique populaire moderne et coproduction de l’imaginaire national
en Côte d’Ivoire”, in : AKINDÈS, Francis (sous la direction de), Côte d’Ivoire : la réinvention de
soi dans la violence, Dakar : Éd. Codesria, 2011, pp. 133-166 ; Tiken Jah Fakoly, Cours d’histoire
[CD], Globe Music, 2000.
aujourd’hui/ tout est gâté./ L’armée est divisée, la société est divisée, les
étudiants sont divisés/ Même nos mères au marché sont divisées [...]/
Avant on ne parlait pas de chrétien ni de musulman/ Mais aujourd’hui
tout est gâté/ L’armée est divisée, la société est divisée/ Les étudiants
sont divisés/ Mes mamans au marché sont divisées [...]/ Nous manquons
de remèdes contre l’injustice/ Le tribalisme, la xénophobie/ Après l’ivoirité,
c’est l’épisode des “et”, des “ou, des... oh ! »35.
En définitive, en dépit de ces critiques, l’ivoirité a produit ses effets
dans la société ivoirienne. Elle a permis de forger de nouveaux regards
sur ceux qui sont considérés comme des étrangers en Côte d’Ivoire.
L’ivoirité a donc contribué à (re)construire un nouvel étranger social
dont la citoyenneté est désormais remise en question.
35. BAHI, Auguste Aghi, “Musique populaire moderne et coproduction de l’imaginaire national en
Côte d’Ivoire”, art. cité ; Tiken Jah Fakoly, Le pays va mal, Françafrique [CD], Paris, Barclay, 2002.
36. Pour plus de détails sur ce rapport, voir de larges extraits dans Politique Africaine, n° 78, juin
2000 : « Côte d’Ivoire, la tentation ethno-nationaliste ».
Migrations Société
12 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
37. CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Rapport “Immigration en Côte d’Ivoire : le seuil du tolé-
rable est largement dépassé”, Le Jour (Abidjan), n° 1251, 8 avril 1999.
38. Cf. BOUQUET, Christian, “Le poids des étrangers en Côte d’Ivoire”, Annales de Géographie
(Paris), vol. 112, n° 630, 2003, pp. 115-145.
39. CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Rapport “Immigration en Côte d’Ivoire : le seuil du
tolérable est largement dépassé”, op. cit.
• L’étranger malfaiteur
Bien que le rapport du CES soit fondé sur des statistiques anciennes
datant des années 1980, sa publication dans les médias, notamment
dans le quotidien abidjanais Le Jour du 8 avril 1999, a éveillé chez les
Ivoiriens l’idée fort répandue selon laquelle les Burkinabés sont sur-
représentés dans la rubrique “faits divers”. Il a rappelé à la mémoire des
40. Cf. GUIE, Honoré, “Les causes intrinsèques du conflit ivoirien : les questions de nationalité,
d’immigration et d’éligibilité”, in : Actes du Colloque international sur la Côte d’Ivoire, Univer-
sité Saint-Paul, Ottawa, 2004, pp. 8-16.
41. CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Rapport “Immigration en Côte d’Ivoire : le seuil du
tolérable est largement dépassé”, op. cit.
42. Action pour le développement des infrastructures rurales.
43. TOURÉ, Moriba, “Immigration en Côte d’Ivoire : la notion de ‘seuil du tolérable’ relève de la
xénophobie”, Politique Africaine, n° 78, juillet 2000, pp. 75-93.
Migrations Société
14 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
44. Cf. KIPRÉ, Pierre, “Migrations et construction nationale en Afrique noire : le cas de la Côte d’Ivoire
depuis le milieu du XXe siècle”, art. cité.
45. Le Patriote du 25-8-2010.
46. Ibidem.
47. Cf. BABO, Alfred, “La politique publique de l’étranger et la crise sociopolitique en Côte d’Ivoire”,
art. cité ; KIPRÉ, Pierre, “Migrations et construction nationale en Afrique noire : le cas de la
Côte d’Ivoire depuis le milieu du XXe siècle”, art. cité.
48. http://camer.be/print.php?art=9551
Migrations Société
16 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
49. Cf. SOWELL, Thomas, Race, politique et économie : une approche internationale, op. cit.
50. Il s’agit de responsables d’associations de jeunes suscitées par l’administration afin d’organiser
les villageois dans le cadre de la prise en charge de leur propre développement.
« La Côte d’Ivoire est victime de son hospitalité légendaire, [...] les popu-
lations d’origine étrangère sont des loups aux dents longues, [...] les accords
de l’UEMOA51 apparaissent comme un cadeau empoisonné pour les Ivoiriens.
Ce sont eux qui donnent gîte et couvert, qui procurent des emplois à leur
dépens. En retour, les Ivoiriens sont payés en monnaie de singe, ils n’ont
pas bonne presse, traités de xénophobes, dans bon nombre de pays de la
sous-région, ils sont victimes de la préférence nationale insidieuse »52.
Quant au groupe musical de zouglou Espoir 2000, voici ce qu’il
chante dans une chanson à succès intitulée Xénophobie : « On nous a
dit à l’école que le xénophobe c’est celui qui n’aime pas l’étranger/ Mais
je me demande souvent dans des cas bizarres où ton étranger ne t’aime
pas/ Comment tu peux l’appeler [...]/ Pour moi la xénophobie/ C’est quand
un Ivoirien ne peut pas faire le commerce de bœuf dans son propre pays/
Tout simplement parce qu’il n’est pas étranger »53.
Finalement, les Ivoiriens ne font plus un complexe de xénophobie.
Ainsi, à l’ occasion des marches des Jeunes patriotes, on pouvait lire sur
des pancartes « Je suis xénophobe, et puis après ? ». L’idée de l’expulsion
de l’étranger n’était plus embarrassante. Elle était même récurrente et
était présentée, à l’instar de ce qui se passait à Tabou, comme la solution
a tout conflit entre nationaux et étrangers54. En réalité, cette idée est
sous-jacente à la perception de l’étranger “envahisseur”.
• L’étranger envahisseur
L’étranger en Côte d’Ivoire, comme dans nombre de pays d’immi-
gration, s’est orienté dans des activités dans la perspective de son inté-
gration. Robert Park, en analysant la figure de l’étranger en 1915, a
décrit le “négoce ethnique” comme étant des commerces et artisanats
de proximité pratiqués par et pour les populations immigrées dans les
“ghettos”55. Il en était ainsi des Chinatowns dans les grandes villes amé-
Migrations Société
18 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
JOSEPH, Isaac (sous la direction de), L’école de Chicago : naissance de l’écologie urbaine,
Paris : Éd. Aubier, 1984, pp. 79-126.
56. Cf. BOUQUET, Christian, “Le poids des étrangers en Côte d’Ivoire”, art. cité.
57. Cf. BABO, Alfred, “La politique publique de l’étranger et la crise sociopolitique en Côte d’Ivoire”,
art. cité.
58. Cf. JANIN, Pierre, “Peut-on encore être étranger à Abidjan ?”, Le Monde Diplomatique, octobre 2000.
59. Extraits de la déclaration du groupe parlementaire PDCI lue à l’occasion de l’adoption du code
électoral de 1994.
60. AKROU, Jean-Baptiste, “En famille”, Fraternité Matin du 13-1-1994.
étrangers tant par la modification du corps social que par celle des
équilibres démographiques et économiques. En fait, malgré l’appauvris-
sement généralisé en Afrique subsaharienne en 1998 (la proportion de
personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, soit moins d’un dollar
par jour, était de 33,6 % en Côte d’Ivoire, contre 45,3 % au Burkina
Faso, 50 % au Mali et 63 % au Niger), d’après Francis Akindès, les
écarts du taux de pauvreté entre les pays de la sous-région ont
continué de faire de la Côte d’Ivoire le principal pôle d’attraction
des immigrés61. Du fait de ce contrôle, les étrangers affichent une cer-
taine autonomie, ce qui fait naître chez les autochtones le sentiment
d’être dominés sur leurs propres terres. La situation qui se déroule actuel-
lement62 dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, décrite comme une “invasion”
par des autochtones guérés du fait de l’afflux et de l’occupation vio-
lente et illégale des villages et plantations de la région par les Burki-
nabés, ne fait que conforter ce préjugé de l’étranger envahisseur.
61. Cf. AKINDÈS, Francis, The roots of the military-political crises in Côte d’Ivoire, op. cit., p. 24.
62. Voir le reportage révélateur de TV5 Monde Afrique en juillet 2012 : Les Burkinabés occupent les
terres à l’ouest de la Côte d’Ivoire, http://www.youtube.com/watch?v=7jKK0Mnv4Gw&feature=
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Migrations Société
20 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
Conclusion
Comme nous l’avons montré, l’on se rend compte qu’au niveau micro-
social, on assiste à une nouvelle représentation sélective du “nous” et du
“eux”, ou de ce qu’Ousmane Dembélé appelle une nouvelle « construction
de la catégorie étranger »65, construction se traduisant par une dé-
construction de la « fraternité ouest-africaine » qui prévalait en Côte
63. Cf. HUGUEUX, Vincent, “Quand la Côte d’Ivoire joue avec le feu”, L’Express du 9 décembre 1999.
64. Cf. BAHI, Auguste Aghi, “Musique populaire moderne et coproduction de l’imaginaire national
en Côte d’Ivoire”, art. cité.
65. DEMBÉLÉ, Ousmane, “La construction économique et politique de la catégorie ‘étranger’ en
Côte d’Ivoire”, in : LE PAPE, Marc ; VIDAL, Claudine (sous la direction de), Côte d’Ivoire : l’année
terrible 1999-2000, Paris : Éd. Karthala, 2002, pp. 123-171.
Migrations Société
22 Dossier : Les migrations ouest-africaines en Côte d’Ivoire
70. Gellner. Vous ne pouvez pas supprimer cette référence puisque vous
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