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BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DE

MUSICOLOGIE
Dirigée par GISÈLE BRELET
MORT OU TRANSFIGURATIONS DE L’HARMONIE
par

EDMOND COSTÈRE

Préface d’Etienne SOURIAU


Membre de l’Institut
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1962
Sommaire
Couverture
Page de titre
ERRATA
PRÉFACE
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION
LA CITADELLE

CONNAISSANCE DE L’HARMONIE
LES TOURS D’IVOIRE
L’ENCEINTE
LE VASSAL ABUSIF
L’IMPASSE
LES DÉMANTÈLEMENTS DES MODES OBLIGÉS
LES DÉMANTÈLEMENTS DE LA GAMME DIATONIQUE
LES DÉMANTÈLEMENTS DES ACCORDS CLASSÉS
LES DÉMANTÈLEMENTS DE LA TONALITÉ

A CHACUN SA VÉRITÉ

LES ÉTAIS
LES HORIZONS CHIMÉRIQUES
LES ILLUSIONS PERDUES
LA LUMIÈRE SOUS LE BOISSEAU

TABLE RASE ?

LA RÉVOLUTION SÉRIELLE
CINÉTIQUE DE RÉITÉRATION
LE PRINCIPE SÉRIEL D’UNITÉ CONSTRUCTIVE
LA RÉVOLUTION ÉLECTROMAGNÉTIQUE
CINÉTIQUE D’ANALOGIE
LE FOND DU PROBLÈME

HARMONIE, CETTE INCONNUE...


L’IMPOSTURE ATONALE
LA TRAHISON DES CLERCS

VÉRITÉS PREMIÈRES

ANARCHIE OU HIÉRARCHIE ?
LE PROBLÈME DE LA FORME OU LE JEU DES TENSIONS ET DES
DÉTENTES
OÙ LA LOGIQUE REPREND SES DROITS : SÉMANTIQUE D’AFFINITÉ,
SÉMANTIQUE DE CONTRASTE
OÙ LA PHYSIOLOGIE AUDITIVE REPREND SES DROITS : CINÉTIQUE
DE PERCEPTION
OÙ L’ACOUSTIQUE REPREND SES DROITS : LA CINÉTIQUE
NATURELLE
PERENNITÉ DES AFFINITÉS NATURELLES DEPUIS LES MUSIQUES
PRIMITIVES JUSQU’AUX MUSIQUES D’AVANT-GARDE
LES AFFINITÉS NATURELLES DANS L’HARMONIE TRADITIONNELLE
DIALECTIQUE DES HAUTEURS
CINÉTIQUE D’AFFINITÉS ET CADENCES DES HAUTEURS
SUCCESSIVES
CINÉTIQUE D’AFFINITÉ ET CADENCES DES HAUTEURS
SIMULTANÉES
CINÉTIQUE DE CONTRASTE ET CADENCES DES HAUTEURS
SUCCESSIVES
CINÉTIQUE DE CONTRASTE ET CADENCES DES HAUTEURS
SIMULTANÉES
RESPONSABILITÉ SOLIDAIRE DES HAUTEURS : L’ORGANISATION
TONIQUE

LE MYSTÈRE EN PLEINE LUMIÈRE

SOCIOLOGIE DES HAUTEURS


PRÉSENTATIONS MATRICIELLES ET TABLES D’AFFINITÉS
SYMÉTRIE ET MINEUR-INVERSE
LES DIFFÉRENCES DE POTENTIEL ATTRACTIF : STABILITÉ
SPÉCIFIQUE, INSTABILITÉ SPÉCIFIQUE
OU COHÉSION N’EST PAS CONSONANCE, NI CONSONANCE
STABILITÉ
HIÉRARCHIE STRUCTURELLE ET FONCTIONNELLE : LES
RENFORCEMENTS
DE LA SOLIDARITÉ A L’INIMITIÉ : LES ENTITÉS TOUJOURS STABLES,
LES ENTITÉS TOUJOURS INSTABLES
LES CHEFS : TONIQUES NATURELLES, TONIQUES SECONDAIRES,
CENTRES DE GRAVITÉ
CLASSIFICATION DES SOCIÉTÉS SONORES : LES ÉCHELONNEMENTS
GROUPEMENTS, ASSOCIATIONS ET CASTES : LES ACCORDS
LES MODES : DE L’AUTOCRATIE A L’ANARCHIE
L’EXÉCUTIF : DEGRÉS-MAITRES ET AGRÉGATIONS MODALES
LES AFFAIRES INTÉRIEURES ET LE CONTRE-POINT NATUREL
LES AFFAIRES ÉTRANGÈRES : CINÉTIQUE EXTRINSÈQUE DU MILIEU
SONORE
ORGANISATION MODALE DE TECHNIQUE SÉRIELLE
DIALECTIQUES DODÉCAPHONIQUE
Où LA SÉRIE RÉVÈLE UNE DIALECTIQUE DES HAUTEURS QUI LUI
EST PROPRE
L’AU-DELA DU MYSTÈRE

LES TRANSFIGURATIONS DE L’HARMONIE

LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LA SUCCESSION DES


HARMONIQUES
LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LA MUSIQUE CLASSIQUE
LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES D’AUTRES
CIVILISATIONS
LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MODES DIATONIQUES
D’ACCORDS PARFAITS : L’HOMMAGE A RAMEAU DE DEBUSSY

MODE DE MI SOL SI
MODE DE LA DO MI
MODE DE FA LA DO
MODE DE RE FA LA

LOGIQUE DES HAUTEURS D’UN MILIEU SONORE NON-DIATONIQUE


EXEMPLES DE SON MODE NATUREL SUR SON-TONIQUE
EXEMPLES DE SES MODES RENFORÇABLES SUR SON-TONIQUE
MODE DE FA
MODE DE DO♯
MODE DE LAb
AUTRES MODES RENFORÇABLES

EXEMPLES DE SES MODES NON RENFORÇABLES SUR SON-TONIQUE

MODE DE MI
MODE DE RÉ

EXEMPLES DE SON MODE NATUREL SUR ACCORD PARFAIT MAJEUR


DE TONIQUE
EXEMPLES DE SON MODE NATUREL SUR ACCORD PARFAIT MINEUR
DE TONIQUE
EXEMPLES DE SES MODES RENFORÇABLES SUR ACCORDS
PARFAITS DE TONIQUE

MODE DE RÉb FA LAb


MODE DE SOL SI RÉ
AUTRES MODES RENFORÇABLES

EXEMPLES DE SES MODES NON RENFORÇABLES SUR ACCORDS


PARFAITS DE TONIQUE

MODE DE DO♯ MI SOL♯


MODE DE MI SOL♯ SI
MODE DE SOL SI♭ RÉ

EXEMPLE D’UN DE SES MODES SUR ACCORD PARFAIT MAJEUR-


MINEUR DE TONIQUE
EXEMPLE D’UN DE SES MODES NON RENFORÇABLES SUR ACCORD
NON-PARFAIT
EXEMPLE DE L’ORGANISATION SÉRIELLE DU MÊME MILIEU
SONORE
LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES DITES
« ATONALES » : LE PIERROT LUNAIRE
LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES SÉRIELLES DE
DOUZE SONS : LA 2e CANTATE DE WEBERN
LOGIQUE DES HAUTEURS ET ÉCHELLES TEMPÉRÉES NON DEMI-
TONALES
LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES
ÉLECTROMAGNÉTIQUES
DIALECTIQUE DES HAUTEURS ET INTERPRÉTATION MUSICALE

TOUTE LA LYRE

LES GRANDES DIVISIONS DE L’HARMONIE


HARMONIES DE RÉSONANCE, HARMONIES SPATIALES
ESTHÉTIQUE DU RATIONNEL, ESTHÉTIQUE DE L’IRRATIONNEL
RÉALISME ET ABSTRACTION : MUSIQUE, PLASTIQUE, POÉTIQUE
LA MUSIQUE EN SON AME

TABLE ANALYTIQUE
RÉPERTOIRE BIBLIOGRAPHIQUE ET DISCOGRAPHIQUE DES ŒUVRES ET DES
OUVRAGES CITÉS
Notes
Achevé de numériser
EDMOND COSTÈRE

MORT ou TRANSFIGURATIONS de L’HARMONIE

ERRATA
Prière de bien vouloir lire :

PAGE 11, 2e ligne : avec les deux sons.

PAGE 16, note 7 : pp. 145 à 149.

PAGE 22, note 13 : DO pour la gamme diatonique de LA♭ majeur.

PAGE 49, avant l’exemple musical : « muss es sein ? » et « es muss sein ! ».

PAGE 107, 17e ligne : vient confirmer.

PAGE 112, 5e ligne, avant la fin : SOL♯ (au lieu de SI♯).

PAGE 130, 1re ligne : de cet exemple106.

PAGE 133, 5e ligne : reproduites (au lieu de citée).

PAGE 212 : [180] HOSSEIN (Robert), Le goût de la violence 6


A GISÈLE BRELET, sans qui ce livre n’aurait pas été écrit ;

A ETIENNE SOURIAU, de qui je tiens les quelques principes esthétiques qui le


fondent ;

A MAX DEUTSCH, pour m’avoir révélé le vrai visage de Schoenberg qui fut
longtemps son maître ;

A ABRAHAM MOLES, qui m’a poussé à préciser l’idée d’une sociologie des
hauteurs ;

A ANDRÉ JOLIVET et à OLIVIER MESSIAEN, à qui je dois de mieux connaître


l’harmonie modale qu’ils ont magnifiée ;

A PIERRE SCHAEFFER, à qui je dois de mieux connaître les magies sonores qu’il
a maîtrisées ;

A PIERRE BOULEZ, à qui je dois de mieux connaître les techniques sérielles qu’il
a parfaites ;

...et à mes élèves


dont les questions m’ont acculé toujours plus loin dans mes réponses.
EDMOND COSTERE.
PRÉFACE

DEPUIS la naissance de la musique, sur laquelle nous ne savons rien (quand l’homme a-t-il
commencé à chanter ?), et à travers les siècles, jusqu’à nos jours où tout semble désireux de repartir à
zéro, l’art musical a toujours été écartelé entre deux tendances contraires.
D’un côté, il est de tous les arts celui qui exige le plus d’authentique inventivité : il ne vit que de
dons inattendus, de mélodies soudain jaillies, inentendues encore, d’accords nouveaux, d’improvisations
inspirées. Car à peine la musique est-elle née et épanouie, qu’elle se dissipe et meurt, et il faut que naisse
une musique nouvelle. C’est par cette inlassable nouveauté que la musique peut faire acte de présence
perpétuelle. Et, d’un autre côté, c’est le plus conservateur de tous les arts. Les incantateurs primitifs
cherchaient avant tout à respecter les « justes intonations » du chant magique traditionnel ; car de cette
exactitude de répétition dépendait, pensait-on, toute sa vertu. Les éphores de Sparte ont condamné
Terpandre pour avoir osé ajouter une corde de plus à sa lyre. Vers 1860, au Conservatoire (ce mot seul
fait programme) on interdisait aux élèves pianistes de jouer par cœur, de peur que cessant un instant
d’avoir le texte sous les yeux, ils vinssent à changer la moindre note à l’œuvre des maîtres. Et au début
du XXe siècle, les bénédictins de Solesmes sont parvenus à restaurer dans toute sa pureté le plain-chant
du VIIe siècle, qui règne à nouveau dans nos églises.
Le résultat, c’est qu’à l’heure présente, musiques du passé et musiques du présent (pour ne pas dire
de l’avenir) se juxtaposent d’une manière étrange autour de nous, sous les doigts des musiciens, dans les
salles de concert, ou sur les ondes ou par les disques ; se disputant, s’arrachant même notre sensibilité
mise en lambeaux. Sur un plateau de la balance, s’appuie le poids sans cesse accru de la tradition,
toujours étonnamment vivace. On nous fait entendre au XXe siècle, Vivaldi ou J.-S. Bach, Beethoven ou
Weber, Berlioz ou Chopin, avec une fréquence et une assiduité qu’ignoraient leurs contemporains. Sur
l’autre plateau, s’entasse une troupe d’innovations sans cesse plus nombreuses, plus téméraires, plus
revendicatrices, plus blasphématoires par rapport au passé. Debussy paraît maintenant bien sage auprès
de Schoenberg, et Schoenberg bien timide par rapport à Boulez. A qui prêterons-nous l’oreille ? A qui
(problème plus grave) confierons-nous le soin de former l’oreille de nos enfants ? Dois-je désespérer
musicalement de ma petite-fille, parce qu’avec un goût nettement tonal, elle s’amuse spontanément à
faire une seconde partie du genre de la seconde partie de cor, à une ronde enfantine chantée par son
frère ? Est-elle déjà perdue pour la musique dodécaphonique ? Dois-je envier à mes voisins les dons de
leur enfant qui, tapant du matin au soir sur des boîtes vides ou sur le plancher, témoigne peut-être ainsi
d’un goût précoce pour la musique concrète ?
Dans ce désordre, à mes yeux se présente (comme il est dit dans le Songe d’Athalie) un enchanteur
qui, la baguette en main, se targue de tout réconcilier, de faire entrer dans un même chœur, se tenant par
la main, une sonate de Mozart ou la dernière œuvre de Webern, le Concertino de Strawinsky ou quelque
mélopée du folklore bolivien ; et de leur faire, tous ensemble, rendre hommage à une même déité, mère
d’Inô.
Et c’est qu’il y réussit ! Cela ne doit pas nous surprendre, l’enchanteur étant Edmond Costère, qui
déjà dans un précédent livre avait posé les bases du système dont il nous donne à présent le
développement complet sous une forme définitive.
Esprit lucide et constructif, il ne condamne rien d’un passé glorieux, il prend en charge les
innombrables chefs-d’œuvre qui sont fondés sur l’« harmonie de résonance », — celle qu’une fructueuse
collaboration de la physique et de l’esthétique a mise au point au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, et
dont on a pu croire un instant que les lois étaient définitives, et les résultats architectoniques
indestructibles. Mais M. Costère s’aperçoit (et c’est une découverte remarquable) que ces lois ne sont ni
générales ni primordiales ; qu’en deçà d’elles, et plus en profondeur, dans la musique à l’état naissant, si
je puis dire, il est tout un ensemble de phénomènes premiers, véritable clef des architectoniques
classiques et romantiques. Cette clef qu’il nous propose, et qui ouvre toutes les portes, c’est la loi des
affinités.
Selon une expression que lui a suggérée Abraham Moles, excellent chercheur, le réseau de relations
qui résultent de ces affinités est nommé par M. Costère une « sociologie des hauteurs ». Ce qui, s’il me
permet de le lui dire, a l’inconvénient de paraître, pour un lecteur hâtif, s’opposer symétriquement à cette
« psychologie des profondeurs » dont le temps présent est si féru. Image pour image, j’aimerais mieux
référer cela à cette chimie psychologique ou à cette psychologie chimique, qui a fourni à Gœthe le thème
des « affinités électives ».
Le peuple des notes, des sons musicaux, apparaît alors comme mû dans ses relations mutuelles par
des attractions, des appels, des élans, des mouvements quasi-passionnels, dont les lois un peu grossières
et roides de l’harmonie classique ou romantique ne font que tracer les principales figures sans expliciter
les forces vives dont ces principales figures ne sont que les résultantes structurales les plus manifestes et
les plus aisément cataloguables.
Et c’est alors qu’arrive la merveille. Si de là on va vers les formes les plus récentes, vers les formes
post-debussystes de la musique, polytonales, atonales, dodécaphoniques, sérielles, on s’aperçoit que si
ces architectures sonores sont bien différentes des précédentes, les forces vives qui suscitent ces
architectures et les assemblent sont encore, pour l’essentiel, ces mêmes affinités dont le dynamisme
animait les formes du passé. En d’autres termes, musique du passé, musique du présent (et il faut bien
ajouter effectivement musique de l’avenir, si l’auteur voit juste) sont justiciables de cette même clef
universelle. La musique est une. Elle est toujours la Musique, formant démiurgiquement une pluralité de
mondes, tous animés pourtant par la même nature vivante, fondamentale.
N’en disons pas plus ici : pour le détail, ou pour l’organisation du système, le lecteur a l’œuvre
entre les mains. Et l’effort qu’il fera pour la bien pénétrer, pour l’assimiler, ne sera pas perdu.
Car il y faut, certes, un effort. Ce que nous avons dit plus haut, au sujet des affinités électives,
pourrait faire penser à un aspect simplement sentimental de ces choses. L’enfant Jean-Christophe, dans
Romain Rolland, lorsqu’il découvre les sons qu’on peut faire sortir en touchant un clavier, et qui sont
comme des esprits tenus captifs dans une caisse, remarque que « quelquefois, les deux esprits sont
ennemis ; ils s’irritent, ils se frappent, ils se haïssent... Et d’autres fois encore, il y a des notes qui
s’aiment : les sons s’enlacent, comme on fait avec les bras quand on se baise ; ils sont gracieux et doux.
Ce sont les bons esprits... ». Mais chez Edmond Costère, les affinités dont il s’agit ne sont pas
simplement des consonances ou des dissonances, et leurs relations ne sont pas simplement sentimentales.
Il s’agit d’affinités scientifiquement conçues comme des quantités mesurables, et dont M. Costère dresse
des tableaux dont il faut apprendre le juste usage, et dont les applications à l’analyse musicale sont
strictes et précises. Louons grandement l’auteur de n’avoir jamais voulu dissimuler les aspects austères
de sa recherche, les aspects rigoureux de sa méthode.
Certes les idées d’Edmond Costère, ses principes fondamentaux et certaines de ses analyses
musicales seront, je n’en doute pas (et il s’en doute aussi) discutés, contestés même par un certain
nombre de musicologues. Ils bousculent trop de positions prises, ils apportent trop de nouveauté, pour
pouvoir triompher sans rencontrer de résistance. Mais notons que notre auteur n’est pas isolé dans son
effort. Depuis une quinzaine d’années, plusieurs ont cherché dans ce sens, et ont tenté cette unification
des systèmes musicaux. Il me paraît bien qu’aucun d’entre eux n’est arrivé à un succès aussi complet,
aussi plausible, aussi brillant que celui dont le livre que le lecteur a entre les mains est le bulletin de
victoire. Si certains détails peuvent être controversés, je crois bien que le véritable principe de toute
solution valable du problème est trouvé ici, exposé ici. Nul en tout cas ne pourra reprendre le problème,
ni tenter de nouveaux efforts, sans avoir d’abord étudié et médité Mort ou Transfigurations de
l’Harmonie.
Cette unification des systèmes divers, cette mise bout à bout du présent, du passé, de l’avenir, pour
les parcourir d’un seul élan ; enfin cette possibilité de se pénétrer d’un seul organum harmonique avant
d’affronter les musiques les plus diverses, ne sont pas les seuls bienfaits que nous devrons à cet ouvrage.
Il nous ouvre aussi des perspectives bien attrayantes sur l’essence même du fait musical en ce qu’il a de
plus vivant, de plus « en mouvement ».
Vous connaissez, dans le Journal d’Eugène Delacroix, cette admirable relation d’une conversation
de Delacroix avec Chopin, au terme de laquelle ces deux grands romantiques tombent d’accord pour dire
qu’en matière d’art, que ce soit peinture ou musique, l’essentiel est la logique. Mais quelle logique ?
Essentiellement cette raison créatrice qui mène l’œuvre de son origine à sa fin, sur un réseau de rapports
successifs, par où chaque moment à la fois exige et suscite le suivant, dans un enchaînement inéluctable.
Il semble bien que le livre important dont le lecteur a sans doute hâte de lire les pages — et nous ne
retarderons pas plus longtemps son plaisir — nous livre une des clefs les plus intimes de cette logique
créatrice.
ETIENNE SOURIAU.
AVANT-PROPOS
Les exemples musicaux qui illustrent le présent ouvrage n’ont pu être établis que grâce à l’aimable
autorisation des maisons d’éditions suivantes : COSTALLAT, DELAGRAVE, DURAND, ESCHIG,
HEUGEL, LEDUC et SALABERT de Paris, BOOSEY & HAWKES et PETERS de Londres,
WILHELM-HANSEN de Copenhague, et UNIVERSAL EDITION de Vienne. Quelles veuillent bien
trouver ici l’expression de notre gratitude, en même temps que de nos excuses pour l’imperfection de ces
reproductions parfois schématiques, que l’auteur a tenu à établir lui-même afin de faciliter son exposé, et
dont certaines ont été par lui transposées en vue de leur rapprochement au sein d’une même gamme. Il
n’est pas douteux que le lecteur attentif aura profit à compléter sa documentation en se reportant chaque
fois à l’œuvre citée. Il trouvera dans ce but toutes les indications nécessaires dans le répertoire
bibliographique et discographique par noms d’auteurs qui figure in fine et auquel renvoient les numéros
entre crochets inserrés dans le texte. Quant au lecteur pressé, il pourra, sans perdre le fil, se dispenser des
passages imprimés en petits caractères qui ont été réservés aux exposés plus particulièrement techniques
et aménagés de telle sorte que le reste du texte se suffise.
INTRODUCTION
Pourquoi cet ouvrage sur l’harmonie contemporaine ?
Pour cette raison très simple qu’en en lisant l’intitulé certains se scandaliseront de la mort de
l’harmonie qu’ils croient impensable, alors que d’autres au contraire, trop assurés de sa mise à néant, lui
dénieront une résurrection jugée impossible. Eternelle querelle des anciens et des modernes, dira-t-on !
Oui, mais combien tragique en son antinomie : tout l’avenir de la musique y est en jeu avec le destin
même de l’harmonie qui, ne l’oublions pas, fut en Occident la vraie dispensatrice de son prodigieux
essor.
C’est que, depuis Debussy, la musique a subi de telles transformations et en un temps si court, que
l’on assiste à ce paradoxe de la coexistence d’un enseignement officiel toujours fidèle à une conception
de l’harmonie plusieurs fois centenaire, de musiques modales atonales et sérielles dont cette harmonie est
incapable de rendre compte, de musiques concrètes et électroniques dont les échelles ultrachromatiques
sont totalement irréductibles à ses données, et de théories qui en nient jusqu’aux fondements. Comment
dès lors auditeurs et musiciens ne se trouveraient-ils par écartelés devant la musique de leur temps ?
Certains, fascinés par les chefs-d’œuvre passés, la refusent en leur nom. Mais ne risquent-ils pas
d’être conduits à ne tolérer que celles des musiques d’aujourd’hui dont l’harmonie se contente d’en
proroger les recettes, pareilles à ces pauvretés prétentieuses et vaines du mobilier du château de
Compiègne, par quoi l’impératrice Eugénie a déparé en croyant s’en inspirer les merveilles de Marie-
Antoinette et de Marie-Louise ? Qu’ils consentent à découvrir ici, au sein même des musiques aimées
qui leur sont familières, non plus des recettes à imiter, mais déjà la genèse des mutations à venir, la
démonstration de l’inefficacité d’une interprétation harmonique scolastique, et la préfiguration des
harmonies d’aujourd’hui.
D’autres ont déjà apprécié les pouvoirs des vrais renouvellements de la musique. Mais eux aussi
n’entendent point rompre avec l’harmonie traditionnelle, en sorte que l’outrance de certains théoriciens
qui ont creusé un abîme entre le passé et le présent n’a pu que les braquer contre cette musique vivante
qu’ils croient incompatible avec elle. Qu’ils apprennent donc ici l’imposture de ceux qui ont
inconsidérément cassé en deux la musique, les uns en en méconnaissant délibérément les
renouvellements, les autres en en dénaturant les attaches passées, tel l’apprenti-sorcier éparpillant des
secrets qu’il n’avait point percés.
Quant à ceux des tenants de l’avant-garde musicale qu’avait saisi le vertige de refuser le passé au
nom du renouveau, ils connaîtront ici, dans leur objectivité naturelle, les quelques lois non écrites de
l’agencement des hauteurs qui viennent éclaircir et justifier jusqu’aux règles les moins explicables de
l’harmonie traditionnelle, tandis que ceux qui n’avaient pas désespéré des musiques passées parce qu’ils
en pressentaient les liens avec les musiques nouvelles, constateront que ces mêmes lois non écrites de la
logique des sons suffisent effectivement à assurer, mais autrement, la continuité de la musique de
toujours par-delà les fossés que l’ignorance ou le fanatisme avaient abusivement creusés.
Ainsi le lecteur quel qu’il soit trouvera ici les réponses à quelques-unes des questions qu’il avait pu
se poser : comment des concepts que l’harmonie traditionnelle tenait pour essentiels ont-ils pu se
défaire ? Le diatonisme même élargi n’aboutit-il pas inéluctablement à une impasse ? Jusqu’à quel point
l’harmonie a-t-elle été méconnue par les théoriciens d’une part, par les musiques d’autre part ? Les
musiques modales, atonales, sérielles, concrètes ou électroniques trouvent-elles en elles-mêmes des
ressources suffisantes pour pallier sa carence ? Leurs commentateurs ont-ils su y découvrir une
organisation logique des hauteurs ? L’atonalité est-elle une réalité ou une étiquette ? N’existe-t-il pas des
conditions naturelles d’un agencement strictement objectif des sons successifs ou simultanés ? Ces
conditions n’engendrent-elles pas des moyens cinétiques d’enchaînements sonores ? Ces moyens
n’aboutissent-ils pas à une logique des hauteurs et finalement à une solution du problème de la forme ?
Parvenu à ce stade où le feront aboutir les considérations les plus rigoureusement déduites de
quelques propriétés naturelles des sons, le lecteur aura la surprise de découvrir les applications les plus
évidentes de cette logique des hauteurs aussi bien dans les musiques les plus traditionnelles où règnent
l’accord parfait et ses prolongements j diatoniques, que dans les musiques qui en sont le plus éloignées,
depuis les musiques dites exotiques jnsqu’aux musiques électromagnétiques ou en quarts de ton, en
passant par les musiques modales considérées au travers d’œuvres de Debussy, de Scriabine, de Ravel,
de Bartok, de Stravinsky, de Jolivet, de Messiaen, etc., par les musiques de la période dite « atonale », et
par les musiques sérielles considérées au travers d’œuvres de Schoenberg, d’Alban Berg, de Webern, de
Boulez, de Stockhausen, etc.
Puisse-t-il prendre alors mieux conscience tout à la fois de l’unité et de l’infinie variété de la
musique de toujours, pour peu qu’on place l’agencement de ses hauteurs sous l’obédience la plus
objective : celle de leurs affinités naturelles qui suffisent à en différencier les innombrables aspects.
LA CITADELLE
CONNAISSANCE DE L’HARMONIE
Celui qui s’initie à la musique est sensible avant tout à ses éléments les plus ostensibles : intensité,
mélodie, rythme, timbre. Il discerne volontiers dans sa forme et dans son sens la figure fatidique qui
anime la 5e Symphonie de Beethoven, ou l’arabesque d’un thème wagnérien. La scansion rythmique et
les transfigurations instrumentales du Boléro de Ravel lui sont familières. Mais il se croit trop souvent
imperméable à l’harmonie dont il n’ose aborder le domaine réservé, ou même qu’il feint d’ignorer.
Et pourtant il y est sensible : arrêtez une œuvre sur l’accord de dominante de sa cadence finale et il
en exigera la fin, la sachant inachevée ; il sait percevoir dans sa plénitude l’ambiance d’un milieu sonore,
et en savourer les inflexions expressives dans celles de ses altérations qui lui sont perceptibles.
Lorsque dans la Sonate pour piano en DO majeur de Mozart N° 545 de Köchel [103], réapparaît le
thème en SOL majeur de l’andante, il se délecte de cette pureté retrouvée, que souligne à la fois la
brusque transformation majeure du même ton mineur et le brusque contraste de cette simplicité tonale
avec la complexité de l’épisode modulant qui précède. Et que l’on ne s’avise pas d’arrêter le passage sur
le premier temps de la quatrième mesure citée comme si l’œuvre se terminait ainsi ; il n’y consentirait
point.

De même lorsque le Rondeau en LA mineur de Mozart N° 511 de Köchel [103], après deux mesures
terminées sur l’accord de septième de dominante du ton de FA majeur, module brusquement dans un ton
inattendu, en RÉ♭ et sur une figuration sans mélodie véritable qui n’apparaît qu’ici, il ressent quelque
chose qui va bien au-delà de ce simple effet de surprise : l’immobilité soudaine du milieu sonore
imprévu où la musique vient se complaire lui semble un monde nouveau dont il lui serait donné
d’entrevoir le mystère.

Dans un autre ordre d’idée, voici à l’occasion d’un film récent [180] une démonstration plus
accessible encore de ces pouvoirs secrets : une mélopée mélancolique, toujours la même, s’y répète de
bout en bout comme un leitmotiv dans les silences de la projection, sous la forme cadentielle habituelle
d’une figure musicale instable se résolvant sur la figure stable où elle conclut. Or dans les épisodes muets
les plus pathétiques, le public ne semble pas participer à la tension psychologique que l’image crée
pourtant intensément. C’est qu’au lieu de s’associer au suspens en suspendant elle-même sa propre fin, la
mélodie persiste à renouveler son déroulement harmonique imperturbablement chaque fois jusqu’à sa
conclusion où elle se stabilise avant de recommencer. Chaque fois cette chute de tension musicale vient
immanquablement briser la participation la plus fervente du spectateur à la tension de l’action.
Et ce n’est pas méconnaître ces moyens que d’en ignorer la technique ! Le lecteur ne distinguerait-il
pas le ton de SOL majeur du ton de SOL mineur, un passage modulant d’un passage tonalement uni, où
les deux termes d’une cadence parfaite, où l’arrivée d’une modulation, il n’importe. Il suffit qu’il
ressente, si confusément que ce soit, le potentiel expressif de ces quelques exemples pour qu’il prenne
conscience d’autres sources de délectation musicale que celles qui lui sont le plus familières, et qui sont
peut-être plus particulièrement savoureuses d’être moins évidentes.
Ni l’intensité, ni le rythme, ni la mélodie, ni le timbre n’y sont entrés en ligne de compte, mais
seulement l’harmonie, telle qu’elle déroule secrètement ses prestigieux pouvoirs, nous le verrons, tout au
long des musiques de tous les temps, et à l’insu parfois de ceux qui les élaborent.
Quant à l’interprétation traditionnelle de cette harmonie, elle procède par élimination, en tant que
« notes étrangères », de notes considérées comme secondaires soit parce qu’elles ne font qu’énumérer un
fragment de la gamme entre des notes principales, soit parce qu’elles précèdent immédiatement celles-ci
d’un ton ou d’un demi-ton et semblent se fondre en elles. L’harmonie des notes principales dites
« réelles », se résoud alors en une succession d’accords simples n’excédant pas la superposition de quatre
tierces. Ce sont ces accords figurés ici sous le texte de Mozart, dont les traités réglementent les
enchaînements. Notamment, toute agrégation autre qu’un accord parfait est considérée comme
dissonante, et résolue à ce titre dans certaines conditions, et plus particulièrement sur l’accord parfait de
tonique.
C’est ainsi que les trois accords FA♯ LA DO MI♭, LA DO MI♭, RÉ FA♯ LA DO du premier
exemple se résolvent tous l’un après l’autre sur l’accord de tonique SOL SI♭ RÉ. De même dans le
second exemple, l’accord LA♭ DO MI♭ SOL♭ de la troisième mesure se résout sur son accord de
tonique RÉ♭ FA LA♭, l’accord LA DO MI♭ SOL♭ de la quatrième mesure sur son accord de tonique
SI♭ RÉ♭ FA, l’accord SI RÉ FA LA♭ de la cinquième mesure sur l’accord de tonique DO MI SOL.
Par contre l’accord DO MI SOL SI♭ de la seconde mesure ne se résout pas sur son accord de tonique
FA LA DO, mais sur l’accord parfait de RÉ♭ majeur dont la tonalité est considérée comme
particulièrement éloignée de celle de FA.

Tel est le schéma des normes classiques. On comprend dès lors leur incapacité à régler les
problèmes que pose toute agrégation plus complexe que celles-ci, toute musique sans accords parfaits, et
finalement au seuil de l’ère électro-acoustique, toute autre échelle que celle par douze demi-tons
tempérés.
Devant cette impuissance de l’harmonie traditionnelle à rendre compte des musiques nouvelles
d’obédience modales, atonales ou sérielles, et des musiques ultrachromatiques par quarts de ton ou de
technique électromagnétique, les témoins de son effondrement s’interrogent.
Pourquoi rien n’est-il venu en remplacer les disciplines ? Etaient-elles donc inséparables de normes
abolies où elle s’est anéantie ? Ou a-t-on seulement perdu le fil d’Ariane qui en ferait retrouver les
détours ?
A ces questions nul encore n’a expressément repondu. Mais un tel silence sur l’un des éléments
vitaux de la musique n’a été interprété jusqu’à présent que comme la consécration de son absence. Déjà
des techniciens de toutes formations ont proclamé l’inanité de ses disciplines passées1. Déjà des traités
s’échafaudent comme si rien n’en subsistait2.
Pourtant ce silence des théoriciens peut autrement s’expliquer. Ne serait-ce pas l’aveu de leur
impuissance à saisir au sein de la musique vivante, là où les règles anciennes ne répondent plus, les
manifestations occultes d’une nouvelle discipline des hauteurs ?

LES TOURS D’IVOIRE


De ces décombres de l’harmonie, parcourons les tours d’ivoire, telles qu’elles se dressaient naguère,
superbes en leurs pouvoirs incontestés.
La tour diatonique, la plus vénérable, était le donjon de la citadelle. On posait DO RÉ MI FA SOL
LA SI DO, et la gamme diatonique entrait toute armée dans la garnison de l’artisan compositeur. Il y
avait aussi les gammes mineures. Mais elles n’en étaient que les subordonnées, parties de son sixième
degré, et au lieu de se prévaloir de leur terminaison propre sous la forme LA SI DO RÉ MI FA SOL LA,
elles étaient le plus souvent astreintes en tout ou en partie à sa terminaison majeure. Pourtant à ces
gammes mineures ainsi transposées sur DO sous la forme de la « gamme mineure harmonique » DO RÉ
MI♭ FA SOL LA♭ SI DO, de la « gamme mineure mélodique ascendante » DO RÉ MI♭ FA SOL LA
SI DO et de la « gamme mineure mélodique descendante » DO RÉ MI♭ FA SOL LA♭ SI♭ DO était
venu s’adjoindre la « gamme majeure à terminaison mineure » DO RÉ MI FA SOL LA♭ SI DO. Et
finalement autour de ces cinq expressions différentes d’une gamme diatonique théoriquement une qui
restait la référence souveraine du tout, la totalité des autres sons possibles s’était aussi intégrée sous la
forme de notes étrangères ou par le jeu de la cadence de sixte napolitaine ou de celle de sixte
augmentée3.
Que ces conquêtes du diatonisme continssent le germe des désagrégations à venir et du prodigieux
essor des 347 gammes non diatoniques, c’est ce que les touches blanches des pianos ne laissaient guère
présager puisqu’elles témoignaient au contraire d’une articulation diatonique inchangée.
Auprès du donjon diatonique, la tour des douze sons de l’échelle demi-tonale, d’abord son bastion
avancé, avait été comme elle maintes fois remaniée, sous l’égide pythagoricienne, zarlinienne ou
holderienne, avant de devenir tempérée et même finalement dodécaphonique.

La difficulté tenait à l’impossibilité d’intégrer dans un même ensemble numériquement simple


l’octave juste, la quinte juste et la tierce majeure juste, tels qu’ils apparaissent dans la résonance naturelle
ou par le fractionnement arithmétique de la corde sonore. Les systèmes de Pythagore et de Holder
cherchèrent à concilier la valeur naturelle de la quinte avec celle de l’octave, celui de Zarlino à y
incorporer la valeur naturelle de la tierce majeure. Tous comportent des intervalles qui varient non
seulement à l’intérieur de la gamme diatonique-type, où le demi-ton ne vaut pas la moitié d’un ton, mais
encore selon les transpositions de celle-ci, et selon qu’il s’agit de demi-tons diatoniques ou de demi-tons
chromatiques. Même les tons diffèrent entre eux dans le système zarlinien. En imposant comme
commune mesure à tous les intervalles l’égalisation de principe de tous les demi-tons séparant le son DO
du son DO♯ ou RÉ♭, le son DO♯ du son RÉ, etc., le tempérament de Jean-Sébastien Bach a réglé les
problèmes des transpositions sans trop altérer les intervalles naturels. Mais encore maintenant, les douze
demi-tons égaux à l’octave du tempérament ne constituent que la référence fixe des sons variables émis
par les instruments sans clavier, où la seule apparition d’une tonique suffit à faire renaître les intervalles
non tempérés des quintes ou des accords parfaits, et à resserrer les sensibles [47-49].

Ce dodécaphonisme intégral mais encore innommé qui allait précipiter la ruine du diatonisme, les
instruments à sons fixes le dénonçaient depuis les égalisations du tempérament. Et pourtant, devant les
quatre-vingt-quatre notes de son clavier, quel pianiste aurait alors songé à délivrer du néant les mille et
mille sons électroacoustiques ?
Quant aux tours modales, si puissantes lors du plain-chant, elles n’étaient plus que des bastions. Et
l’articulation de principe des sept sons diatoniques sur deux seulement des sept toniques possibles : DO
RÉ MI FA SOL LA SI sur DO en majeur, sur LA en mineur, consacrait des moyens modaux dont nul ne
songeait à constater l’indigence. C’est que la glorification de la tonique exigeait pour des raisons sur
lesquelles nous reviendrons4, certaines conditions que les autres modes ne remplissaient point : tout à la
fois le concours d’une dominante à sa quinte, d’une sous-dominante à sa quarte et d’une sensible
ascendante destinée à se fondre en elle, c’est-à-dire SOL, FA et SI pour DO selon les principes d’une
tonalité devenue souveraine.
Gamme diatonique, échelle demi-tonale, mode majeur, mode mineur, telle était cette citadelle
dispensatrice de dogmes indiscutés, dont Rameau avait cru fortifier encore les assises pour l’éternité à
l’abri de ces remparts : les données naturelles de la résonance harmonique.

L’ENCEINTE
Il suffit d’énumérer ces données de la résonance harmonique, que Sauveur venait alors de
révéler — ses Principes d’Acoustique et de Musique ont paru à Paris, en 1704 — pour s’en convaincre :
d’abord intuitivement perçues, les successions d’harmoniques ont été si bien incorporées par Rameau
dans l’harmonie traditionnelle qu’elles ont fini par en régir les moindres détails au point d’en diriger et
d’en précipiter l’évolution. Qui s’en plaindrait : leur flux parvint à fertiliser la musique au-delà de toute
espérance, et la moisson des chefs-d’œuvre de l’harmonie de résonance suffirait à la gloire éternelle
d’une civilisation.
On sait que l’audition d’un son fondamental de fréquence n provenant d’une corde ou d’un tuyau
sonore de longueur l s’accompagne en principe de l’émission de « sons harmoniques » de fréquence 2n,
3n, 4n etc., correspondant respectivement à des longueurs 1/2, 1/3, 1/4, etc., de la même corde ou du
même tuyau sonore. Pour le son fondamental SOL par exemple il s’agit successivement de SOL, RÉ,
SOL, SI, RÉ, un son voisin de FA, etc. Tous ces sons, de fréquence de plus en plus élevée, s’échelonnent
du grave à l’aigu en resserrant progressivement leurs intervalles successifs. Il n’en fallait pas plus pour
que s’instaure cette règle traditionnelle d’équilibre du grave à l’aigu, par répartition moins serrée dans le
grave des intervalles successifs ou simultanés. Mais surtout, de ce que le son fondamental est le plus
grave de tout l’ensemble qu’il engendre, découle un principe de primauté pondérale du son le plus
grave, qui domine toute l’harmonie traditionnelle.

Quant aux intervalles de cette génération naturelle, le premier est tellement inséparable de la
connexion immédiate qui unit au son fondamental le son qui lui est le plus proche, que s’est imposé le
principe d’équivalence des sons à l’octave auxquels sont demeurés fidèles même les compositeurs les
plus hostiles aux séquelles de la résonance.
Le second de ces intervalles, la quinte, fait à son tour bénéficier le troisième son engendré d’une
affinité primordiale avec des deux sons précédents, affinité dont le rôle capital tient à ce qu’elle unit deux
sons désormais différents. C’est cette affinité de quinte qui a provoqué les fonctions de dominante et de
sous-dominante, à la quinte supérieure et à la quinte inférieure de la tonique et favorisé les mouvements
mélodiques de quinte sur les « bons degrés » ainsi constitués.
A son tour l’ensemble des trois premiers sons différenciés de la succession tels qu’ils apparaissent
dans sa seconde octave a été consacré en tant qu’accord parfait majeur comme le prolongement naturel
de la tonique à l’aigu.
Un pas de plus et l’on découvre les uns et les autres des « accords naturels » de la résonance formés
successivement des sons nouveaux non contenus dans l’accord précédent. Qu’ils ne s’incorporent pas
tous dans l’échelle demi-tonale, il n’importe. Ce qui compte c’est de constater d’abord qu’ils ne font pas
apparaître l’accord parfait mineur, si ce n’est en valeur approchée par les sons 6, 7 et 9 de la succession,
ou en valeur naturelle par ses sons 5, 6 et 15, ce qui explique la dépendance traditionnelle du mineur
relativement au majeur. Et c’est de constater enfin qu’ils constituent tout naturellement le fondement du
principe de la formation des accords par tierces superposées.

Dès lors tout se tient : le principe de la position fondamentale de l’accord par superposition de
tierces, celui de l’identification de l’accord renversé grâce à cette position fondamentale, celui de
l’assujettissement des sons de l’accord au son grave de sa position fondamentale, celui de l’interdiction
de placer la neuvième de l’accord au-dessous de sa fondamentale, celui de la résolution des accords
complexes sur les accords plus simples et finalement sur les accords parfaits.
Enfin l’euphonie propre aux accords naturels va s’étendre à ceux qui en sont les plus proches, c’est-
à-dire à l’accord de septième de dominante tel SOL SI RÉ FA et aux autres accords de dominante, qui
précisément bénéficient, en raison de leur « douceur », des dispenses de préparation.
Mais c’est toucher ici à la fonction de dominante, la servante devenue maîtresse.

LE VASSAL ABUSIF
Revenons à la gamme DO RÉ MI FA SOL LA SI DO. Les ressorts de sa tonalité en DO majeur
étaient, après sa tonique DO et son accord de tonique DO MI SOL, d’une part sa sensible SI, et d’autre
part sa dominante SOL et l’accord de dominante SOL SI RÉ, et sa sous-dominante FA et l’accord de
sous-dominante FA LA DO. La fonction de sensible consistait dans la résolution de la sensible par
glissement sur la tonique ainsi mise en évidence comme son aboutissement naturel. De même, la
fonction de sous-dominante consistait en la résolution de la sous-dominante sur la tonique et de l’accord
de sous-dominante sur l’accord de tonique, et la fonction de dominante en la résolution de la dominante
sur la tonique et de l’accord de dominante sur l’accord de tonique : SOL et FA sur DO, SOL SI RÉ et FA
LA DO sur DO MI SOL.
Mais avec la mise en œuvre des accords de septième, l’équivalence de principe de la fonction de
sous-dominante et de la fonction de dominante s’effaça soudain au profit de celle-ci. C’est que l’un des
accords de septième bénéficiait seul tout à la fois des trois sons les plus déterminants de la tonalité :
l’accord de septième de dominante SOL SI RÉ FA où venaient s’associer la dominante SOL, la sensible
SI et la sous-dominante FA. Tout concourait dès lors à sa suprématie puisqu’il était par ailleurs l’accord
le plus proche de celui des quatre premiers sons différenciés de la résonance naturelle de SOL5. Ce
double privilège : pouvoir résolutif exceptionnel et génération naturelle6, en accentuant à son profit le
déséquilibre de toutes les fonctions tonales, allait précipiter l’intrusion dans l’harmonie des données de la
résonance. Sous l’effet conjugué de l’instinct musical sensibilisé à son influence naturelle, de la
connaissance scientifique de ses propensions, et du jeu des instruments qui comme le piano y sont le plus
soumis, c’est toute la résonance harmonique qui s’est engouffrée derrière l’accord de septième de
dominante pour en accroître l’étendue et la puissance jusqu’à devenir l’arbitre souverain de la tonalité en
en accaparant tous les pouvoirs résolutifs.
Cette prolifération des accords de dominante qui progressaient selon les superpositions de tierce des
accords naturels les plus proches, absorbait successivement non seulement la neuvième de l’accord, sa
onzième puis la totalité des sons de la gamme dans l’accord de treizième de dominante SOL SI RÉ FA
LA DO MI, mais encore finalement en une évolution qui s’est brusquée au début du siècle [18] la totalité
des sons possibles dans cette formulation dernière d’Arthur Honegger : « La science de l’harmonie est de
se rendre compte que finalement il n’existe qu’un seul accord plus ou moins complètement exprimé. Une
note isolée, ou cette même note surmontée des onze sons de la gamme chromatique qui forme le total de
notre matériel sonore, ont toutes deux une fonction identique, ce que j’appellerai la fonction de
dominante. Cet accord tend à s’enchaîner par fondamentales de quintes : du DO au FA, du FA au SI♭,
etc. Tout l’art du compositeur tend à résister à cette attraction, ou à la mener, la dompter à son gré. »
[66].
Chaque son du milieu sonore se prolonge alors au travers des accords de dominante jusqu’aux
tréfonds de la résonance où le tout s’enracine.
C’était le triomphe de l’harmonie de résonance, mais aussi sa fin.

L’IMPASSE
Déjà sous sa forme encore diatonique tout accord de onzième devient inintelligible dès la moindre
suppression de note ou le moindre renversement. Mais que dire de l’accord de treizième qui, contenant la
totalité des sons de la gamme diatonique est incapable de révéler par lui-même s’il s’agit de DO MI SOL
SI RÉ FA LA, de RÉ FA LA DO MI SOL SI etc., en position fondamentale ou renversée. Seule alors la
résonance est en mesure d’imposer sa réponse en pesant de tout son flux sur les accords de dominante : si
l’accord n’a pas une fonction de tonique, il ne peut avoir qu’une fonction de dominante en tant que
renversement de SOL SI RÉ FA LA DO MI. Et l’on s’aperçoit qu’en se livrant au flot des harmoniques et
à l’omnipotence de la fonction de dominante la musique devait nécessairement aboutir à la formule
d’Honegger, et qu’en définitive le diatonisme d’école comme l’harmonie de résonance tout entière
étaient voués à cette fin dernière : un magma sonore où n’importe quelles agrégations trouvent à se
satisfaire du soutien de quelques accords de septième de dominante plus ou moins résolus.
Sans contester le moins du monde la qualité de cet exemple tiré de Toccata et Variations
d’Honegger [64], où l’accord de dominante SOL SI RÉ FA suffit à soutenir les uns après les autres une
dizaine d’accords parfaits différents et la totalité des sons chromatiques, en se résolvant de temps en
temps sur lui-même puis sur FA♯ LA♯ DO♯, par cadence de sixte augmentée, constatons seulement
ses dangers : tout justifier, pour peu que transparaisse un fond uniforme d’accords de septième de
dominante truffés d’accords parfaits.

Céder à ce point aux facilités de la résonance naturelle, n’est-ce pas, dira-t-on, se laisser couler dans
l’élément naturel des sons ? Et pourtant il n’existe pas de formule plus routinière, de poncif plus
sclérosant. Certes toute recette d’école est un cliché que les vrais créateurs savent transfigurer. Mais la
résonance harmonique l’a montré : elle est plus envahissante, plus tyrannique qu’aucune autre des
matrices de la musique. Modeler entièrement la musique sur elle, c’est définitivement l’uniformiser sur
les mêmes accords fourre-tout, c’est se délecter sans fin de cette « soupe » dont Debussy se gaussait,
c’est incarcérer pour toujours l’harmonie dans le compartimentage inéluctablement vertical de ces
agrégations de dominante dont les vrais créateurs du début du siècle étaient exaspérés au point qu’après
en avoir aboli la fonction, ils les ont rejetés comme un ressort cassé.
Contre ces accords de dominante abusifs chacun a réagi à sa manière, Debussy en ressuscitant, sous
d’autres formes, des modes qu’ils avaient abolis, Scriabine et Bartok en inscrivant leurs musiques sur des
gammes qui en ignorent la fonction, Stravinsky en leur opposant les fonction polytonales, Schoenberg en
les anéantissant.
Et l’une après l’autre, toutes les positions naguère inexpugnables de la citadelle harmonique se sont
effondrées sous leurs coups.
LES DÉMANTÈLEMENTS DES MODES OBLIGÉS
Lorsque l’harmonie d’école articulait sa gamme diatonique sur un seul mode majeur : DO RÉ MI
FA SOL LA SI DO, et sur le seul mode mineur harmoniquement admis : DO RÉ MI♭ FA SOL LA♭ SI
DO, elle restreignait singulièrement les possibilités modales que la gamme diatonique tenait du plain-
chant. De ces abandons, l’artisan déclaré fut Rameau en ouvrant la théorie musicale à la résonance
harmonique. Pourtant il était alors loisible à la musique de s’orienter différemment. Les autres
articulations modales des sept sons DO RÉ MI FA SOL LA SI se sont longtemps conservées dans les
musiques populaires ainsi qu’en témoignent aujourd’hui encore les vieilles chansons françaises dont le
patrimoine canadien a su préserver la fraîcheur [6]. Disons seulement, sans toucher aux problèmes
complexes de la musique grecque antique et des modes ecclésiastiques, qu’elles permettaient finalement
d’ordonner les sept sons diatoniques autour de l’un ou l’autre des accords parfaits RÉ FA LA, MI SOL
SI, FA LA DO, SOL SI RÉ, et LA DO MI ; et, pour éviter toute ambiguïté dans leur identification,
appelons mode diatonique de RÉ FA LA celui qui a pour gamme caractéristique RÉ MI FA SOL LA SI
DO RÉ, mode diatonique de MI SOL SI celui qui a pour gamme caractéristique MI FA SOL LA SI DO
RÉ MI, etc.
Or en DO majeur de l’harmonie traditionnelle, un passage avec pédale de dominante articule ses
sept sons sur SOL SI RÉ tout comme le mode SOL LA SI DO RÉ MI FA SOL, et avec pédale de sous-
dominante sur FA LA DO, tout comme le mode FA SOL LA SI DO RÉ MI FA. En LA mineur, la gamme
dite « mélodique descendante » articule ses sept sons sur LA DO MI, et même sur MI SOL SI ou sur RÉ
FA LA par ses pédales de dominante et de sous-dominante.
On comprend dès lors quelles autres voies s’ouvraient à la musique de Rameau par le contraste de
modes diatoniques riches de toutes les nuances allant de la dialectique du mode de DO MI SOL au
hieratisme du mode de RÉ FA LA, de l’indécision du mode de SOL SI RÉ aux subtilités du mode de LA
DO MI, ou du très mineur mode de MI SOL SI au très majeur mode de FA LA DO [24, 52, 162]. Mais
déjà les musiciens avaient opté pour les modes qui leur apportaient le mieux les séductions du langage
par la logique constructive des affinités naturelles conjuguées de sous-dominante, de dominante et de
sensible, c’est-à-dire celui de DO MI SOL et le mode harmonique de LA DO MI. Et bien loin de se
complaire à des réminiscences modales, Jean-Sébastien Bach s’est attaché à les éluder car le plus
souvent ses appuis sur d’autres degrés que la tonique, et notamment sur la dominante ou la sous-
dominante, entraînent une transposition de la gamme dans le ton même de ces degrés, et non pas un
changement de mode dans la gamme initiale. Il n’en reste pas moins que l’attrait des anciens modes
diatoniques n’était pas révolu. Tout le monde connaît l’exemple de l’adagio du XVe quatuor de
Beethoven écrit dans le mode de FA LA DO, « in modo lidico ». Berlioz n’hésitait pas à le proclamer :
« Le système de tonalité dans lequel les plains-chants sont écrits est susceptible de rencontrer
fréquemment d’admirables applications. Beaucoup de chants populaires pleins d’expression et de naïveté
sont dépourvus de notes sensibles et par conséquent écrits dans ce système tonal [8]. » Il a utilisé le
mode de LA DO MI dans l’Evocation à la nature de Faust et dans la Pastorale de l’Enfance du Christ. A
la même époque Chopin termine plusieurs de ses mazurkas dans ces modes : la 21e en mode de LA DO
MI, la 27e en mode de MI SOL SI, et la 13e dans un mode qui ne peut s’interpréter que comme celui de
FA LA DO ou de LA DO MI. Liszt commence sa Sonate pour piano en mode de MI SOL SI et
Schumann clôt sa mélodie « Le Soldat » en mode de SOL SI RÉ. Un peu plus tard Moussorgsky renouait
dans ses mélodies et dans les airs de son Boris Godounov, avec un passé dont la musique populaire russe
avait conservé la tradition, et ses Tableaux d’une exposition qui datent de 1874 portent l’empreinte des
modes diatoniques de SOL SI RÉ dans l’une des « Promenades », de LA DO MI et de MI SOL SI dans
« Il vecchio castello » et dans « Bydlo », de FA LA DO dans « Le marché de Limoges », de MI SOL SI
dans « La grande porte de Kiev ». L’exemple de sa musique, ainsi que les travaux de Fétis, de Gevaert,
de Bourgault-Ducoudray, de Maurice Emmanuel, de Laloy sur les musiques helleniques et médiévales,
ne pouvaient que réveiller l’intérêt des musiciens pour ces procédés. Debussy, Ravel, Bartok, Stravinsky,
Prokofieff et tant d’autres s’y complurent d’autant mieux que leur emploi consacrait l’abolition de la
cadence parfaite par la disparition de l’accord de septième de dominante en tant qu’accord de septième
du 5e degré. Ils coupaient court par là-même aux poncifs qu’avait imposés sous l’intrusion de la
résonance sa fonction de dominante devenue abusive. Et par une de ces ironies dont il n’était pas avare,
Debussy a intitulé « Hommage à Rameau » l’œuvre où il déploie le mieux les fastes souverains de ces
modes anciens que leur dédicataire avait cru abolir7.

LES DÉMANTÈLEMENTS DE LA GAMME DIATONIQUE


Même altérée sous ses formes mineures ou comme gamme majeure à terminaison mineure, la
gamme diatonique n’avait cessé de régenter toute la musique occidentale comme la matrice unique de
son harmonie. Et les conquêtes de la résonance harmonique n’avaient fait qu’en renforcer l’universalité
grâce au triomphe de la fonction de dominante dont la cadence parfaite de neuvième en restituait les sept
sons.
Pourtant certaines harmonies de Liszt se montraient déjà rebelles à toute référence à un milieu
diatonique déterminé, en procédant par ces successions d’accords dépourvus de liens diatoniques dont
Wagner a magnifié l’emploi.

En même temps des gammes du folklore européen plus ou moins réfractaires à l’accord de septième
de dominante ont trouvé droit de cité dans la musique savante, comme certaines des gammes nationales
hongroises dont Liszt a incorporé au début de sa sonate pour piano la plus typique qui allait devenir un
élément fondamental de l’harmonie de Bartok [84]. De même après l’allusion fortuite de l’étude sur les
touches noires de Chopin, les gammes pentatoniques par quintes, si caractéristiques d’autres musiques
nationales8 avaient aussi pénétré dès 1835 la musique de Liszt avec son Lac de Wallenstadt, puis les
harmonies wagnériennes dans l’un des thèmes du Rhin et des Filles du Rhin avant de s’imposer aux
musiciens curieux d’exotisme comme la matrice authentique des musiques les plus antiques d’Asie et
d’Amérique du Sud, et finalement d’ordonner plus ou moins des œuvres entières de Debussy, de Ravel,
de Bartok ou de Stravinsky, ainsi qu’en témoigne ce passage de Pagodes de Debussy [40] :

Totalement réfractaires à la fonction de dominante usuelle, ces gammes, issues d’une tradition plus
ancienne encore, vinrent à leur tour tenir en échec l’harmonie de résonance.
Mais les musiciens allèrent plus avant dans leur réaction contre les abus des accords de dominante,
en créant de toutes pièces d’autres gammes d’où leur fonction traditionnelle se trouvait également
exclue, et notamment la gamme par tons entiers qu’illustra Debussy et sur laquelle Voiles, par exemple,
est presque entièrement construit [40] :

Il en est de même des gammes à transpositions limitées dont Messiaen a généralisé la formule, mais
dont on trouvait déjà l’emploi systématique chez Scriabine, Bartok, Stravinsky ou Roussel, ainsi qu’en
témoigne dès 1912, cet exemple extrait de la 7e Sonate pour piano de Scriabine [147], qui s’articule sur
l’échelonnement des sons DO RÉb RÉ♯ MI FA♯ SOL LA SI♭ :

Ainsi la voie était ouverte à chacune des trois cent cinquante et une successions possibles des
intervalles de notre échelle demi-tonale et à leurs deux mille quarante-huit modes, qui constituent autant
de manières différentes de franchir un seul intervalle d’octave [29]. C’en était fait désormais du
diatonisme, et de la primauté de sa cadence parfaite de septième de dominante à laquelle trois cent sept
de ces trois cent cinquante et un échelonnements demeurent totalement étrangers.

LES DÉMANTÈLEMENTS DES ACCORDS CLASSÉS


Contre les accords à fonction de dominante, une autre réaction consista à en suspendre les
résolutions précédemment obligées. Les mouvements impératifs des septièmes, des neuvièmes et des
sensibles qui faisaient se résoudre les accords complexes sur des accords parfaits satisfirent leur propre
fin dans le halo sonore où ils s’irradiaient. Cette suspension des fonctions cadentielles trouvait son
origine dans le principe scolastique des sixtes ajoutées qui tolérait par exemple la juxtaposition
simultanée du LA à l’accord parfait DO MI SOL, ou du FA à l’accord parfait LA DO MI, ainsi que dans
le mode de SOL SI RÉ qui concluait sur son propre accord parfait de tonique malgré la présence, dans la
gamme, du son capable de le transformer en accord de septième de dominante, c’est-à-dire FA pour SOL
SI RÉ par exemple. De proche en proche elle finit par immobiliser de vastes agrégations dissonantes
comme cet immense accord de quinzième par quoi Ravel terminait « Surgi de la croupe et du bond »,
[111] consacrant ainsi tout à la fois l’émancipation de la dissonance, et une nouvelle atteinte à l’harmonie
de résonance, frappée dans l’essence même de sa fonction résolutive de dominante.

Pourtant, en dépit de leur complexité croissante, les agrégations simultanées demeurèrent longtemps
fidèles au principe inchangé des tierces superposées, dont cet accord témoigne encore.
Mais ce monopole que les superpositions de tierces devaient à l’ingérence des accords naturels de la
résonance9, d’autres superpositions d’intervalles sont venues l’effacer.
Déjà les accords par six quintes superposées de la Valse de Mephisto de Liszt posaient le problème
de leur interprétation comme accords de treizième du second degré, de même que ceux de Daphnis et
Chloé de Ravel [110], celui de leur interprétation comme accords de treizième du quatrième degré. Mais
les accords par superpositions de quartes, qui au-dessus de trois notes sont réfractaires aux interprétations
d’école, après une fugitive apparition en 1891 avec Le Fils des Etoiles d’Eric Satie, se sont installés dans
la musique avec la Sarabande de Debussy [39], le Pelléas et Mélisande de Schoenberg et sa Symphonie
de Chambre opus 9 [122], et tout l’ensemble des œuvres de Scriabine à partir de la quatrième de ses
Sonates pour piano et surtout de la cinquième [146],
De même ni l’accord majeur-mineur DO MI♭ MI SOL qui sous la forme MI SOL DO MI♭ dirige
toute l’harmonie de la Septième sonate de Scriabine10, ni des agrégations comme celles-ci, extraites de la
Troisième des Pièces opus 11 de Schoenberg qui date de 1910 [124 bis] et du Sacre du Printemps de
Stravinsky[158], ne peuvent être ramenés à l’organisation traditionnelle par superpositions de tierces
majeures et de tierces mineures assujetties à leur fondamentale grave :

Et finalement cette autre règle perdit toute son emprise partout où chaque son d’une agrégation,
désormais considéré dans son en-soi, se trouvait libéré de toute autre hiérarchie que celle pouvant
résulter d’une suprématie dans son écriture. Là aussi c’en était fait des impératifs de la résonance.

LES DÉMANTÈLEMENTS DE LA TONALITÉ


Mais l’harmonie traditionnelle était encore assaillie sur d’autres de ses faces, et d’abord dans le
principe de son unité tonale. C’est la polytonalité qui lui porta cet autre coup. Son acte de naissance
remonte à 1908 avec la 1re Bagatelle de Bela Bartok [2] délibérément écrite dans la simultanéité de deux
armures différentes, son acte de baptême à l’article Polytonalité et atonalité que Darius Milhaud publia
en 1923 dans la Revue musicale[98].
A la vérité, c’est une notion mal définie, à la fois dans ses aspects et dans son principe même de la
superposition de tonalités différentes. Une chose est certaine, c’est qu’elle n’était même pas concevable
dans la musique traditionnelle qui, forte du principe esthétique d’unité, avait au contraire tout mis en
œuvre pour assurer l’hégémonie tonale. Et les exemples qu’on prétend y déceler [74] ne sont absolument
pas convaincants, qu’il s’agisse de l’emploi simultané par Jean-Sébastien Bach de deux parties formant
canon à la quinte exacte l’une de l’autre mais que leur harmonie commune incorpore en une tonalité
unique, ou des exemples classiques de la Symphonie pastorale ou du prélude du second acte de Tristan
où se superposent deux quintes, l’une comme appoggiature, l’autre dans un accord de neuvième de
dominante. Même les musettes des anciens clavecinistes restent dans l’ambiance de la tonique, avec leur
pédale d’accord parfait de tonique sur laquelle les autres parties vagabondent parfois autour de l’accord
da dominante [34].
Peut-être d’ailleurs l’accoutumance a-t-elle pour effet d’imposer un sentiment de fusion là où des
parties étaient naguère considérées comme hétérogènes. Ainsi le passage suivant du Rêve de Bruneau qui
date de 1887, Charles Koechlin disait l’entendre en LA mineur au chant et en FA♯ mineur à
l’accompagnement alors qu’il sonne plutôt en son entier comme le prolongement de l’accord parfait de la
pédale grave, tantôt en tant qu’accord de dominante sur DO♯ MI♯ SOL♯ SI RÉ, tantôt comme accord
de tonique FA♯ LA DO♯ :

C’est qu’en réalité la polytonalité n’est qu’un cas particulier de l’harmonie par gammes11. Ces
différents exemples et ceux qui vont suivre participent plutôt en effet de cette autre conception de la
coexistence de plusieurs toniques simultanées : la polymodalité, où le milieu sonore utilisé est envisagé
dans son entier, dont chaque tonique distincte ne constitue qu’un mode particulier, même s’il s’agit de la
totalité des douze sons. Et l’on en arrive à ceci, que le terme de polytonalité n’a de sens que dans la
mesure où l’entendement refuse à une musique polymodale la fusion en un tout de ses divers
assemblages modaux. Il est bien certain qu’à l’intérieur de la gamme diatonique de RÉ majeur à
terminaisons mineures : RÉ MI FA♯ SOL LA LA♯ SI DO DO♯ RÉ, articulée simultanément à la
main gauche sur l’accord parfait de tonique SOL SI RÉ, à la main droite sur l’accord parfait de tonique
RÉ FA♯ LA, il y a tout à la fois fusion du tout en un ensemble familier, et fusion des deux toniques dans
le même accord classé. Or telle est l’harmonie dite « polytonale » de Corcovado de Darius Milhaud
[97] :

La 1re Bagatelle de Bela Bartok fait parcourir à la main droite la gamme diatonique de MI majeur
qui conclut sur la tonique MI, et à la main gauche, sous la forme de la gamme diatonique de LA♭
majeur, le renversement de la gamme précédente autour de RÉ avec conclusion sur sa tonique inversée
DO12. La polytonalité en est plus spectaculaire en raison de l’insistance de la quinte tonale à la main
gauche. Et pourtant les rares passages véritablement simultanés se contentent de souligner l’accord
majeur-mineur de DO, qui finalement se résoud sur DO MI où chacune des parties retrouve l’un de ses
pôles attractifs naturels13 :
Quant à l’agrégation de Petrouchka [157], considérée comme la première des polytonalités
d’orchestre, elle peut s’interpréter comme un procédé de déformation du timbre, et ses prolongements
comme des variations sur l’accord DO MI SOL SI♭ RÉ♭ FA♯, que la résonance des harmoniques
naturelles ne renie point :

Mais ce qui importe ici, c’est de constater que sous la stridence de sa fulgurante apparition, en 1911,
croulèrent de nouveaux pans de la citadelle harmonique. Pourtant son effondrement ne devint définitif
qu’avec Schoenberg. D’autres avaient pressenti ce qu’on a appelé l’atonalité, et l’on connaît l’effarement
de Vincent d’Indy devant cette révélation de Liszt : « qu’il aspirait à la suppression de la tonalité » [68].
Mais il fallut attendre jusqu’aux premières œuvres « atonales » du maître viennois pour connaître un
univers musical cohérent qui fût véritablement soustrait à toute emprise de la tonalité traditionnelle. Et la
technique sérielle vint parachever ses pouvoirs.
Ce n’est pas encore le lieu d’en apprécier les moyens et la portée, presqu’aussi méconnus de ses
thuriféraires que de ses contempteurs14, qui les uns et les autres s’accordent pourtant sur cette évidence :
plus encore que la négation absolue de toute fonction de dominante, c’est ici l’abolition même de toute
structure rappelant le rôle harmonique des accords de dominante et des accords parfaits15.
On ne pouvait aller plus loin dans la destruction de l’édifice de Rameau.
Et pourtant la révolution schoenbergienne contenait dès 1911 les germes d’autres renouvellements :
« La hauteur n’est qu’une partie du domaine dont le timbre est le tout. Ainsi dissocié de la hauteur, le
timbre ne peut-il se laisser couler en des successions mélodiques inouïes, où cet autre aspect de ce qu’à
tort nous nommons timbre se constituerait en des suites empreintes d’une logique équivalente à celle qui
régit la succession mélodique des hauteurs... Klangfarbenmélodie ! Quel sens subtil nous apparaît, quel
esprit saura se complaire en cet ineffable ! [139] ». Peu après, les conceptions d’Edgar Varèse mettaient
au premier plan des préoccupations musicales ce qui était resté secondaire dans l’émission du son : ses
attaques, sa dynamique, son toucher[164]. Plus récemment ce furent les essais de John Cage en faveur
d’une distorsion du timbre de la voix ainsi que des timbres instrumentaux par des procédés comme celui
du « piano préparé ». Mais c’est surtout avec la musique concrète et la musique électronique que s’est
précipitée l’intrusion de tous les bruits, de tous les sons, de toutes les sonorités possibles, de tous les
procédés de leur émission, de toutes les ressources de leur rythmique16.
Ces musiques de timbres et de rythmes qui multiplient les sortilèges de magies ancestrales pourtant
désenchantées de leur contenu rituel, reviennent-elles du fond des âges, pour nous apprendre que cette
science tardive d’une civilisation sans égale, l’harmonie, n’était qu’éphémère ?
A CHACUN SA VÉRITÉ
LES ÉTAIS
Ainsi, le grand vaincu de la musique d’aujourd’hui est Rameau. Bâtie pourtant sur le roc d’une
logique implacable — en dépit d’erreurs de détail que certains se plaisent à dénoncer alors qu’il est facile
de les rectifier dans un ensemble d’une cohésion parfaite, — sa théorie n’a pas résisté au discrédit de la
résonance qui la fonde.
Et cependant, que d’efforts déployés à la recherche de principes d’organisation des hauteurs qui
fussent assez généraux pour pouvoir tout à la fois englober les disciplines usuelles, et tâcher de rendre
compte des musiques qui n’y sont point réductibles ! Les uns ont tenté d’élargir pour leur donner force
de loi quelques notions particulières de l’harmonie traditionnelle : mouvements cadentiels de quinte,
notes étrangères, accords de dominante, résolution des intervalles altérés, fonction de dominante et de
sous-dominante, dissonances, mouvements chromatiques. Les autres se sont efforcés de trouver dans la
résonance harmonique les moyens généraux d’une discipline des hauteurs. Aucune solution d’ensemble
n’en est résulté qui fût satisfaisante. Et pourtant chacune des théories proposées contient déjà une
parcelle de la vérité à venir.
Les plus fidèles s’attachent encore à découvrir l’accord parfait de tonique d’un passage soit par les
mouvements cadentiels de quinte descendante ou de quarte ascendante, soit par son accord de septième
de dominante.
Pour Jacques Chailley par exemple, à la fin de Pacific 231 d’Honegger :

« la signature tonale SOL♯ DO♯ suffit à faire entendre ce qui précède dans le ton de DO♯
mineur » [20]. Mais d’autres allègueront avec la même autorité que la quinte diminuée SOL♯ RÉ
évoque nécessairement l’accord de sixte et quinte diminuée résultant de la présence du MI dans l’accord
précédent, et que le tout se trouve inéluctablement dans l’orbite du ton de LA DO♯ MI, en vertu de son
droit reconnu[22], de terminer sur la médiante. Et d’autres trancheront avec plus de pertinence peut-être,
en montrant que cette quinte diminuée, associée au FA♯ de l’accord précédent, constitue l’accord de
septième du second degré SOL♯ SI RÉ FA♯ en position fondamentale, dont chacun connaît le rôle
primordial dans le ton de FA♯ LA DO♯ ».
Par l’accord de dominante ? Devant le passage suivant des Visions de l’Amen d’Olivier Messiaen
[91] :

après avoir attiré l’attention sur le rôle primordial de l’accord B comme sommet dynamique du tout,
Jacques Chailley ajoute : « Ce qui précède comme ce qui suit est entendu en fonction de cet accord qui
donne à l’ensemble une teinture tonale peu définie mais fort perceptible cependant orientée vers SI♭
majeur ; la teinte tonale de A (FA♯ majeur) perd ainsi toute valeur d’analyse » [19]. Pourtant au lieu de
voir ainsi en B un accord de sixte sensible dénué de quarte, d’autres y découvriront le premier
renversement d’un accord de neuvième sur sixte augmentée LA♭ DO MI♭ FA♯ LA formant cadence
sur l’accord parfait de SOL majeur qui le suit immédiatement, ou plus simplement l’enharmonie de
l’accord de dominante SOL♯ SI♯ RÉ♯ en position de sixte du ton de DO♯ qui s’était déjà affirmé
deux fois en A par sa quinte DO♯ SOL♯ sur laquelle le tout aboutit après cadence plagale de son
accord de sous-dominante FA♯ LA♯ DO♯ en position de sixte.

En réalité le problème n’est plus, nous le verrons, de rattacher le passage à telle tonalité et à son
articulation diatonique. Pour l’exemple d’Honegger il consiste seulement à constater la parfaite
polarisation du tout sur sa tonique DO♯, très exactement précédée de l’agrégation instable de deux de
ses notes attractives formant triton, et après que le sommet du passage se soit exprimé dans l’accord LA
RÉ SI♭ FA♯ qui contient également deux notes attractives de DO♯ : RÉ et FA♯. Il y a donc tout à la
fois cadence par attraction directe17, par différence d’équilibre18 et par attraction renforcée19. Enfin si
l’on tient à supposer un accord parfait final de tonique, ce ne peut être que celui de FA♯ LA DO♯ car
les sons des trois derniers accords forment un échelonnement instable20 qui tend par priorité vers lui
comme terme occulte d’une cadence par attraction d’ensemble21.
Quant au passage de Messiaen, il se scinde en trois fragments dont chacun comporte une gamme
déterminée de sons ; le premier va jusqu’à l’avant-dernier accord de la première mesure, le second
jusqu’à l’accord B. Chacun se polarise très exactement sur son centre de gravité naturel22, le premier sur
FA♯ LA LA♯ DO♯, le second sur LA♭ DO MI♭ LA, le troisième sur SOL DO♯ SOL♯ (cadences
par attraction d’ensemble21). Dans le troisième fragment, les deux sons les plus chargés de potentiel
attractif SOL et DO♯ sont en conflit de triton, et l’accord final se trouve écartelé entre le SOL, très
affirmé au grave comme note attractive de l’ensemble, et le SOL♯ qui de son côté est le centre de
gravité des trois sons de l’accord. C’est pourtant le SOL qui s’impose davantage comme tonique, non
seulement par l’insistance de sa répétition dans le même accord à la première mesure, mais encore par
son potentiel attractif propre dans le troisième fragment, et par le soutien de son accord parfait majeur
SOL SI RÉ qui s’affirme en position de sixte au début du fragment, et qui se trouve en être l’accord
parfait le plus chargé de potentiel attractif23.

Ou bien c’est aux notes étrangères qu’on fait appel, telles qu’Olivier Messiaen en a prodigieusement
élargi les fonctions sous la forme de groupes de passages, de groupes-broderies, de groupes-pédales, de
groupes-appoggiatures[95]. Mais trancher par elles ne résout rien puisque par leur définition même ces
groupements de sons échappent à l’harmonie.

Rompant davantage avec le passé, d’autres ont essayé de renouveler les bases de l’harmonie en
cherchant dans certains éléments traditionnels le secret des enchaînements sonores, approchant ainsi une
vérité qu’ils ne faisaient pourtant que pressentir.

Les uns s’efforcent de tirer parti des tensions de l’harmonie scolastique. Pour Robert Siohan
notamment [149], tout intervalle majeur ou augmenté tend à monter, tout intervalle mineur ou diminué
tend à descendre, exception faite de l’intervalle mélodique de seconde majeur qui ne se résoud qu’en
descendant et de l’intervalle mélodique de seconde mineure qui ne se résoud qu’en montant. Mais il ne
trouve le fondement de ces enchaînements que dans les habitudes de l’harmonie traditionnelle dont ils
sont effectivement le reliquat. Or plus une œuvre s’évade des pratiques diatoniques courantes, plus le
choix des signes d’altération devient aléatoire. C’est donc précisément dans les cas où se fait le plus
sentir la nécessité d’une discipline générale, qu’il devient le moins possible de s’y référer. En raison des
aléas de son orthographe, les jeux de l’harmonie suffisent en effet à transfigurer l’intervalle sous une
écriture qui peut être indistinctement mineure, majeure, augmentée ou diminuée.
Ou encore, on proclame l’élargissement des fonctions de tonique, de dominante et de sous-
dominante au total chromatique, par l’incorporation de l’accord par trois tierces mineures à la tonique, à
la dominante, et à la sous-dominante [84]. Pour la tonique DO, les sons ayant fonction de tonique
seraient DO, MI♭, SOL♭ et LA, ceux ayant fonction de dominante : SOL, SI♭, RÉ♭ et MI, ceux
ayant fonction de sous-dominante : FA, LA♭, SI et RÉ. Voici la justification proposée : à la fonction de
tonique, le LA participerait comme relatif mineur du DO, le MI♭ comme relatif majeur de DO mineur,
le FA♯ comme relatif mineur de LA majeur, et le reste à l’avenant. Mais ces apparentements nécessitent
l’intervention d’accords parfaits dans une organisation qui voudrait s’en abstraire et conduisent à des
rapprochements bien osés lorsqu’il s’agit par exemple du relatif mineur de l’accord parfait majeur ayant
pour tonique celle du relatif mineur du son considéré... En réalité ils n’ont été proposés que pour rendre
compte de l’harmonie de certaines des œuvres de Bartok. Et leur portée est d’autant moindre que ces
harmonies s’expliquent plutôt par l’emploi généralisé d’une gamme à transpositions limitées comportant
la suite d’intervalles : 1 ton, 1/2 ton, 1 ton, 1/2 ton, etc., et qui effectivement juxtapose deux de ces
accords par tierces mineures24.
De son côté, Ernst Krenek[76] a tenté de trouver une certaine logique des enchaînements d’accords
dans l’affectation systématique des agrégations « dissonantes » aux passages d’expression tourmentée, et
des agrégations « consonantes » aux passages apaisés. Mais les classifications proposées des accords
« consonants » et « dissonants » sont des plus aléatoires dans leur en-soi d’abord, et ensuite par les
modifications que de son propre aveu elles subissent du fait des renversements, des changements de
registre ou de timbre, des rapprochements avec d’autres agrégations plus dissonantes ou plus
consonantes, etc.25. Et d’ailleurs il ne faut pas s’y tromper : il n’est nullement question ici de
l’enchaînement de sons et d’accords mais seulement de leur appropriation à l’expression particulière de
tel ou tel passage de l’œuvre.
Enfin on a essayé de trouver une justification du total chromatique dans une cinétique du
complément : une agrégation de sons tendrait vers l’ensemble des autres sons qui la complètent pour
former les douze sons. L’idée se trouve en germe dans cette réflexion faite en 1911 par Schoenberg à
propos de ces accords d’Alban Berg :

« L’enchaînement de ces sortes d’accords semble régi par la tendance d’introduire, dans le second,
des sons qui manquaient dans le premier, et plus particulièrement ceux qui lui sont proches d’un demi-
ton en montant ou en descendant, bien que les voix n’y procèdent elles-mêmes que rarement par
mouvement chromatique [138]. » Dans l’un des premiers commentaires qui aient paru sur la technique
sérielle, Erwin Stein s’y réfère implicitement. Mais c’est surtout René Leibowitz, le vulgarisateur de
cette technique en langue française, qui l’a mise en évidence comme le vrai moteur de toute organisation
dodécaphonique [81]. Pourtant, bien que cette notion du complément représente l’explication idéale de
tous les procédés du dodécaphonisme sériel, rien n’en justifie la généralisation, et Schoenberg lui-même
avait eu la loyauté de n’en plus faire état dans ses commentaires ultérieurs, même à propos de la
composition en douze sons. C’est qu’en vérité la logique de l’enchaînement des accords de Berg en
question ne tient qu’à la combinaison de ces mouvements chromatiques qu’il y avait remarqué dans
l’échange des voix, avec le mouvement de quinte des basses26. Et il est véritablement osé de prétendre
tirer une loi si générale d’une réflexion si limitée.

LES HORIZONS CHIMÉRIQUES


En dépit des atteintes de toutes sortes que les musiques nouvelles n’avaient cessé de porter aux
données que la résonance harmonique avait introduites dans la formation, l’interprétation et la fonction
des accords de l’harmonie traditionnelle27, il était tentant de chercher dans ce principe naturel de
l’acoustique une discipline générale des hauteurs. C’est ce qu’a fait Paul Hindemith en un ouvrage qui
constitue certainement l’essai le plus constructif en la matière [62]. Pour lui toute œuvre musicale,
préalablement réduite à des successions d’agrégations verticales, doit s’interpréter par son appartenance
de tous les instants à des fondamentales de la résonance harmonique. Pour déterminer le son fondamental
de chacune des agrégations mises en œuvre, (Grundton en allemand, root en anglais) il procède de la
manière suivante qui lui paraît la plus conforme aux données naturelles de la résonance : si l’agrégation
comporte un intervalle de quinte en position fondamentale ou renversée, avec ou sans redoublement, le
son fondamental du tout est le son inférieur de cette quinte (DO pour DO SOL ou SOL DO par exemple)
et au cas de simultanéité de plusieurs quintes, il est celui des sons ainsi désignés qui se trouve le plus bas
dans la tessiture de l’agrégation. A défaut de quinte et de quarte, on procède de même à l’égard des
tierces majeures (DO pour DO MI ou MI DO par exemple). A défaut de quinte, de quarte, de tierce
majeure ou de sixte mineure, on procède de même à l’égard des tierces mineures (DO pour DO MI♭ ou
MI♭ DO par exemple), et à leur défaut à l’égard des septièmes mineures (DO pour DO SI♭ ou SI♭
DO par exemple), puis des septièmes majeures constitutives, toujours en position fondamentale ou
renversée avec ou sans redoublement (DO pour DO SI ou SI DO par exemple). La succession des
agrégations verticales fait ainsi apparaître avec la suite de leurs sons fondamentaux une sorte de basse
fondamentale (Stufengang en allemand, degree progression en anglais). Et celle-ci est pour l’ensemble
considéré, rattachée à un son-clef qui en est la « Tonalität ». Pour identifier cette tonique fondamentale à
l’intérieur de la basse fondamentale, on tient compte de la fréquence de son apparition, de son
emplacement à la fin de celle-ci, et de la présence, au sein de la basse fondamentale, des sons qui lui
paraissent le plus apparentés selon la résonance. D’autre part, ces agrégations verticales de l’œuvre font
apparaître deux sortes d’entités : les accords cadentiels (accords B), qui manifestent une tendance
résolutive en raison de la présence en eux d’un ou de plusieurs intervalles de triton, et tous les autres
accords, considérés comme dénués de tendance résolutive (accords A). Dans l’« accord B », le son à
résoudre (Führungston en allemand, guide ton en anglais) est celui des termes de son triton ou de ses
tritons qui est le plus apparenté au son fondamental selon la résonance, et il se résout sur le son
fondamental de l’accord suivant.

De ces procédés, Hindemith a voulu donner un exemple tiré des mesures 19 à 29 de la Pièce opus
33a de Schoenberg [134], dont voici à titre indicatif les six premières, avec en-dessous le schéma de la
suite des sons à résoudre (en noir) et des sons fondamentaux (en blanc) formant basse fondamentale et
enfin le son-clef attribué à la tonalité (en ronde).
Ainsi le premier accord, LA FA SI MI comporte la quinte LA MI dont le son tonique est le LA, et la
quarte SI MI dont le son tonique est le MI ; et la préférence est donnée au plus grave c’est-à-dire le LA.
D’autre part, il s’agit d’une agrégation du groupe B puisqu’elle contient le triton FA SI ; et le son qui va
s’associer au son fondamental LA comme son résolutif destiné à se résoudre sur le son fondamental
suivant est le FA, plus proche du LA que le SI dans l’ordre qu’il attribue, nous le verrons à la résonance.

De même le second accord, DO SOL♭ SI♭ LA♭ RÉ qui ne comporte ni quinte ni quarte mais
plusieurs intervalles de tierce majeure en position fondamentale ou renversée avec ou sans
redoublements, aura pour son fondamental le son SOL♭ FA♯ en raison de la tierce majeure la plus
grave SOL♭ SI♭. Et en présence des deux tritons constitutifs DO SOL♭ et LA♭ RÉ, le son résolutif
de cette agrégation sera le RÉ destiné à se résoudre sur le son fondamental FA qui suit, etc.
La succession des sons fondamentaux des deux premières mesures — qui forment une première
phrase autonome — se termine sur un RÉ qui y figure trois fois, et qui précisément se trouve
accompagné de ses sons les plus proches dans l’ordre présumé de la résonance. Ce RÉ définit donc la
tonalité d’ensemble du passage. De même pour le SI du passage suivant.
Ainsi présentée, la théorie d’Hindemith ne manque pas de séduction ; et elle s’adapte sans difficulté
à bien des musiques traditionnelles. Mais ce qui importe, c’est son adaptation aux musiques devenues
réfractaires aux analyses scolastiques, c’est-à-dire plus particulièrement à celles qui se sont abstraites des
données de la résonance. Quelle révélation par exemple si elle venait à démontrer que les musiques qui
prétendent se soustraire à l’attraction des fondamentales graves s’y trouvent finalement assujetties
comme si elles ne pouvaient s’en libérer !...
Par malheur pour lui, Hindemith a choisi dans cette œuvre du dodécaphonisme sériel le plus
orthodoxe, un passage exceptionnellement voisin de l’harmonie traditionnelle, en vertu d’attaches
tonales dont voici le schéma, et qui sont tellement lisibles qu’il est particulièrement aisé de constater
l’inanité de l’analyse tonique qu’il prétend en donner :
1re mesure, succession de deux accords simples par tons entiers ; pas de tonique fondamentale.
2e mesure, harmonie de SOL majeur autour de l’accord parfait combinant sa tonique et celle de
son relatif (MI SOL SI, SOL SI RÉ) ; s’il faut absolument une fondamentale, elle ne peut être que
MI ou SOL, et non RÉ.
3e et 4e mesures, harmonie de SI♭ mineur autour de son accord de onzième de dominante ; s’il
faut absolument une fondamentale, ce ne peut être que FA en fonction de dominante ou SI♭ en
fonction de tonique, et non SI.
5e mesure, accord fugitif par tons entiers suivi d’un long accord par quatre quintes superposées où
précisément apparaît très ostensiblement l’accord de tonique des deux mesures précédentes : SI♭
RÉ♭ FA, et qui ne caractérise nullement la tonalité de DO♯ imposée par Hindemith.
6e mesure, cette même harmonie suivie de l’accord parfait majeur-mineur DO MI♭ MI SOL, dont
la fondamentale n’est certainement pas le MI et où le DO♯ n’a que faire28.

Erreur cruelle, qui consiste, sous prétexte de résonance, à attirer toute la structure harmonique vers
des sons graves qui ne sont que des incidentes : broderie à l’octave du DO♯ grave de la seconde mesure,
et surtout échappée du SI grave des troisième et quatrième mesures abusivement présenté comme la
tonique de tout le passage !
Mais il y a pire encore... C’est l’établissement des prétendues parentés de résonance. Devant la
difficulté d’intégrer dans l’échelle demi-tonale usuelle les sons 7, 11, 13, 14, etc., de la succession des
harmoniques naturels29. Hindemith commence par poser un principe très sage : il ne tiendra compte que
des cinq premiers, constitutifs de l’accord parfait majeur.
Pourtant, première inconséquence, lorsqu’il présente ainsi la position fondamentale sur DO des
intervalles simultanées et l’ordre de leur parenté avec DO :

il n’hésite pas aussitôt après la tierce majeure MI, à inscrire la tierce mineure MI♭ qui est étrangère
aux premiers intervalles naturels de fondamentale DO et ne se justifie comme telle que selon l’acception
conventionnelle de l’accord parfait mineur, comme altération de l’accord parfait majeur. Et aussitôt après
il place le SI♭ dont la position ainsi privilégiée ne peut s’expliquer que comme une approximation du
septième son de la succession harmonique dont il prétendait ne pas vouloir tenir compte, seconde
contradiction... Quant au SI, s’il est alors le 15e son de la succession de DO, on se demande pourquoi le
RÉ qui n’en est que le 9e est prohibé puisque l’intervalle DO RÉ n’est considéré qu’en tant que
renversement de RÉ DO avec fondamentale RÉ.
Mieux encore, voici l’ordre prétendu des affinités mélodiques de résonance relativement à DO :

Il commence par poser évidemment le DO, suivi du SOL. Puis il fait appel au FA comme son
fondamental de la succession d’harmoniques ayant DO comme 3e son. Ensuite intervient le LA comme
son fondamental de la succession ayant le MI comme 3e son ; et l’on est déjà en droit de se demander par
quel mystère le MI n’intervient qu’après, bien que le LA n’entre en ligne de compte qu’en fonction de
lui. Après le MI apparaît le MI♭ en tant que son fondamental de la succession ayant pour 5e son le SOL,
et ensuite le LA♭ comme son fondamental de la succession ayant pour 3e son ce MI♭, ce qui engendre
cette nouvelle inconséquence : le LA♭ est au DO ce que le MI♭ est au SOL et pourtant il succède au
MI♭ dans cette prétendue hiérarchie des parentés du DO. Le même arbitraire préside à l’apparition
successive du RÉ comme quinte supérieure du SOL, du SI♭ comme son fondamental de la succession
dont le FA est la quinte, du RÉ♭ comme son fondamental de la succession dont le FA est la tierce
majeure, du si comme quinte supérieure du MI, et du SOL♭ comme quinte inférieure du RÉ♭, sans que
rien ne vienne justifier davantage un ordre qui en vertu des mêmes principes générateurs différemment
appliqués, pouvait être tout autre.
Et l’on reste confondu devant une pareille accumulation de prémisses arbitraires et d’erreurs de
raisonnement dans une théorie que condamnait déjà cette contradiction intrinsèque : une subordination
entière aux fondamentales de la résonance et la prétention de rendre compte de musiques dont la
caractéristique est précisément de les refuser. Elle n’a même pas su déduire de la résonance ses
conséquences logiques, en sorte qu’il n’est même pas possible d’en tirer argument pour apprécier le
bien-fondé de la résonance comme genèse unique d’une discipline générale de l’harmonie. Constatons
du moins qu’elle en a fait ressortir quelques écueils : l’accord parfait mineur et les harmoniques
irréductibles à notre échelle usuelle30.

LES ILLUSIONS PERDUES


Il existait pourtant un moyen d’éluder ces écueils, tout en poussant aussi loin que possible les
conséquences authentiques de la résonance : c’est l’emploi de l’échelle par quarts de ton où les vingt-
deux premiers sons de la succession harmonique s’incorporent à moins d’un comma [26]. Les parentés
de résonance d’un son relativement au son fondamental peuvent être proportionnées à la fréquence de
son apparition comme harmonique à l’intérieur des quatre premières octaves de la succession. On obtient
ainsi des sortes de « tables de parenté » en quarts de ton, où chaque intervalle possible est affecté d’un
coefficient représentant le nombre d’apparitions de chacun de ses deux termes dans les quatre premières
octaves de la succession d’harmoniques dont l’autre terme est le son fondamental.
Ainsi relativement à DO, le SOL est affecté du coefficient 3, car il apparaît trois fois dans les quatre
premières octaves de la succession des harmoniques de DO, alors que le DO n’apparaît pas une seule
fois dans les quatre premières octaves de la succession des harmoniques de SOL. Le SOL♯ sera affecté
du coefficient 2 car il n’apparaît point dans les quatre premières octaves de la succession des
harmoniques de DO, alors que le DO apparaît deux fois dans les quatre premières octaves de la
succession des harmoniques de LA♭, etc.
On aboutit alors à l’établissement de la table des affinités de résonance d’un son quelconque. Et en
partant de celle-ci il est désormais possible de déterminer celle de n’importe quelle agrégation
relativement à chacun des vingt-quatre sons possibles de l’échelle par quarts de tons. Relativement aux
quatre sons de l’agrégation SOL SI RÉ FA par exemple, le son DO sera affecté du coefficient 8, somme
des coefficients propres à l’intervalle DO RÉ ou RÉ DO (= 1), à l’intervalle DO FA ou FA DO (= 3), à
l’intervalle DO SOL ou SOL DO (= 3) et à l’intervalle DO SI ou SI DO (= 1). De même relativement
aux quatre mêmes sons, le son RÉ♭ sera affecté du coefficient 4, somme des coefficients propres à
l’intervalle RÉ♭ RÉ (= 1), à l’intervalle RÉ♭ FA (= 2), à l’intervalle RÉ♭ SOL (= 0) et à l’intervalle
RÉ♭ si (= 1), et ainsi de suite.
Voici à titre indicatif les tables d’affinités de résonance de DO, de DO MI SOL et de SOL SI RÉ
FA :

S’il s’agissait véritablement d’affinités attractives, on devrait pouvoir déterminer le cinétisme tonal
de l’accord parfait DO MI SOL ou de l’accord de septième de dominante SOL SI RÉ FA, en recherchant
simplement des trois sons de quels accords parfaits ils sont les plus proches, parmi les quarante-huit
accords parfaits majeurs et mineurs possibles dans cette échelle. C’est alors qu’on s’aperçoit de ceci : les
accords parfaits les plus proches de DO MI SOL par leurs affinités de résonance ne sont que LA DO MI,
MI SOL SI et DO MI♭ SOL. Les accords parfaits les plus proches de SOL SI RÉ FA par leurs affinités
de résonance ne sont que SOL SI RÉ, puis SOL SI♭ RÉ, puis MI SOL SI et SI RÉ FA♯ c’est-à-dire
ceux qui leur sont seulement apparentés par leurs notes communes.
Quelle conclusion en tirer ?
Robert Bogdali qui a exposé dans le numéro de Polyphonie consacré aux Techniques
rédactionnelles [9], les principes essentiels que nous n’avons eu qu’à développer pour obtenir ces tables
de parenté, n’a pas manqué d’être frappé de l’inertie que ces données de la résonance attribuent aux
agrégations traditionnellement considérées comme cadentielles. Et devant cette carence apparente de leur
cinétique, il n’hésite pas à les incriminer. Puisque la résonance ne les justifie point, c’est qu’elles sont,
pense-t-il, totalement étrangères à toute nécessité fonctionnelle, comme l’aboutissement d’une
accoutumance purement arbitraire.
En vérité c’est cette conclusion qui seule est arbitraire. Ce que nous apporte ici le phénomène de
résonance n’est que cette sorte de consanguinité par intervalles communs qui rapproche DO MI SOL de
MI SOL SI, de LA DO MI et de DO MI♭ SOL, ou qui fait se résorber SOL SI RÉ FA sur SOL SI RÉ.
Mais on ne doit pas lui faire dire plus qu’il ne peut...
Certes il a facilité la consonance des agrégations qui se rapprochent le plus de ses données, et
provoqué en elles le triomphe passé de la fonction de dominante. Mais le mécanisme même de cette
fonction de dominante comme le mécanisme des musiques qui la refusent, c’est-à-dire en d’autres termes
la cinétique même de toute harmonie, n’est pas son fait.
Ce n’est pas la résonance, nous le verrons, mais un tout autre principe, véritablement moteur, qui
déséquilibre SOL SI RÉ FA et le fait tendre avant tout vers DO MI SOL, et qui anime les harmonies non
diatoniques, qu’elles procèdent par gammes, par total chromatique, par quarts de ton ou sériellement.
Mais il faut le dire tout net : la résonance, élément plus ou moins inéluctable de l’harmonie, n’en est
point sans imposture la condition suffisante.

LA LUMIÈRE SOUS LE BOISSEAU


Déjà Jean-Jacques Rousseau le proclamait contre Rameau : « Toute notre harmonie n’est qu’une
invention gothiquement barbare dont nous ne nous fussions jamais avisés si nous étions plus sensibles
aux véritables beautés de l’art de la musique vraiment naturelle [115]. » Comment peut-elle encore
survivre, cette harmonie si piteusement justifiée par les théoriciens, après avoir été si cruellement
condamnée par tant de musiques qui en ont balayé l’organisation modale, la gamme, les accords, la
fonction souveraine de dominante, et jusqu’au principe de la tonalité et de l’articulation sur la résonance
harmonique !
Il n’en fallut pas plus pour que, de tous les horizons, des voix s’élèvent contre elle et condamnent
jusqu’à son bien-fondé : des musiciens comme Robert Bogdali qui après l’étude des cadences
traditionnelles dont il vient d’être question, conclut à l’« inutilité et à l’arbitraire des règles classiques de
résolution », ou comme Robert Siohan dont les Horizons sonores déjà nommés31, développent un
éloquent réquisitoire contre les théories de Rameau et leurs conséquences scolastiques, des musicologues
comme Alain Danielou qui, parlant de l’harmonie traditionnelle, écrit dans son Traité de musicologie
comparée [38] : « La musique occidentale se trouve aujourd’hui enfermée dans un style sonore que nous
devons considérer comme artificiel », des psychologues comme Robert Francès : « Il y a là une série de
rapports arbitraires car le sentiment d’unité s’attache principalement à des éléments harmoniques dont le
lien à l’accord de tonique pourrait être tout autre » [53], des physiciens comme Abraham Moles : « Il
semble que cet édifice volumineux repose sur du sable, et toute étude critique scientifique des bases de
l’ensemble des enseignements connus sous le nom de solfège, harmonie, contrepoint, fugue,
composition, a toujours conduit, qu’elle fut menée par des physiciens, par des psychologues ou par des
musicologues abordant eux-mêmes les principes, à dénier à ceux-ci toute valeur objective et même
subjective, qui eût fourni au moins un minimum, leur laissant exclusivement une valeur de convention »
[100].
Pourtant dès 1925, au milieu de l’anarchie à laquelle la musique semblait désormais vouée, une
autre voix s’était élevée, mais pour en dénoncer les causes :

« J’ai voulu atteindre tous ceux qui cherchent leur salut personnel dans la voie du juste milieu. Car
elle est le seul chemin qui ne mène pas à Rome. Or ceux-là s’y engagent qui, gourmands, grapillent des
dissonances, voulant ainsi passer pour modernes, mais n’ont pas l’audace d’en tirer les conséquences,
conséquences qui résultent non seulement des dissonances elles-mêmes, mais aussi, et bien plus encore,
des consonances qui les ont précédées. Il en va de même pour ceux qui pratiquent parmi les dissonances
une sélection de bon goût, sans pouvoir rendre compte des raisons pour lesquelles leur propre
cacophonie serait permise et celle des autres défendue, pour ceux aussi qui, sans « aller aussi loin »,
n’expliquent pas pourquoi ils vont tout de même jusque-là, et enfin pour les pseudo-tonalistes, qui
croient pouvoir se permettre tout ce qui ébranle la tonalité, pourvu qu’à l’occasion, bonne ou mauvaise,
ils fassent, par un accord parfait, profession de foi de compositeur tonal. Quelle oreille de musicien y
consentirait ? Du reste quiconque possède science et conscience des formes ne manquera pas de voir
qu’un tel procédé n’est pas en mesure de combler leur nostalgie de « forme » et d’« architecture », s’ils
n’y satisfont par ailleurs de quelque autre manière, et plus magistrale, ce qui est sans doute possible.
« Je prends pour cible ceux qui prétendent opérer un « retour à... ». Qu’aucun d’entre eux ne s’avise
de nous faire croire qu’il est maître de décider combien de retard il aura, ainsi, bientôt accumulé ; ni
surtout qu’il rejoint par là tel grand maître du passé (tendu, lui, de tout son effort vers l’avenir) ; il l’a
sans cesse à la bouche, mais en fait il lui marche sur les pieds. Lorsqu’il se révèle à lui-même, ce
champion du retour a déjà trop manqué l’école ; il lui faut, maintenant, renouveler l’expérience de la
tonique et de la dominante. On lui procurerait bien volontiers l’aide d’un billet aller et retour à travers les
styles. Mais quant à lui révéler ce que les médiocres appellent avec une pointe de taquinerie les « règles
du jeu », inutile : il sait tricher, et nous pouvons être assurés qu’il aura recours à son expédient habituel :
regarder dans le jeu de son partenaire involontaire. Et puisque mainte « Renaissance » bruyamment
applaudie s’est avérée bien vite n’être qu’une misérable fausse couche, il nous est permis de constater
qu’un tel musicien introduit volontairement dans son écriture l’indigence à laquelle un malheureux
professeur de conservatoire est réduit malgré lui.
« Je prends plaisir également à viser les folkloristes qui prétendent appliquer aux idées — par
nature, primitives — de la musique populaire une technique qui n’est appropriée qu’à une pensée plus
évoluée, soit que, n’ayant pas de thèmes propres à leur disposition, ils y soient obligés, soit même qu’ils
ne le soient pas (après tout la culture et la tradition musicale actuelle sont bien capables de leur servir de
support, même à eux).
« Pour finir, tous les « ...istes » parmi lesquels je ne parviens à voir que des « maniéristes », dont la
musique satisfait principalement ceux pour qui elle évoque constamment une étiquette créée justement
pour exclure toute autre évocation.
« Je ne peux pas juger s’il est bien de ma part (pas mieux sans doute que tout ce que je fais) de me
moquer de certains efforts sincères, souvent pleins de talent, parfois estimables. Je sais bien à quel point
il est facile de se moquer de tout, de choses bien plus sérieuses, et avec bien plus de légèreté encore. Mon
excuse, tout au moins, est de m’être exprimé, comme toujours, aussi bien que je l’ai pu. Puissent d’autres
en rire davantage que moi, qui suis capable aussi de le prendre au sérieux.
« C’est peut-être à quoi je voulais aussi faire allusion [79 140]. »

Seul Schoenberg pouvait se permettre de fustiger de tels fossoyeurs de la musique, car il venait de
mettre au point la seule discipline véritablement constructive qui soit apparue depuis les musiques
traditionnelles : la technique sérielle.
TABLE RASE ?
LA RÉVOLUTION SÉRIELLE
Il n’est pas question d’enseigner ici une technique qui, depuis 1923, a pris un tel essor qu’elle
compte partout des maîtres éprouvés, mais d’en rappeler seulement les grandes lignes, d’abord dans sa
forme première, puis dans ses développements ultérieurs.
N’hésitons pas à le reconnaître : l’exposé en paraîtra toujours arbitraire au premier abord. Que le
lecteur consente pourtant à admettre qu’un tel système a permis à Schoenberg d’élaborer sans défaillance
sur une seule et même suite de douze sons les mille pages si prodigieusement diverses et colorées de son
opéra Moïse et Aaron. Il prendra alors peu à peu conscience de ses pouvoirs. Et il constatera que la
technique sérielle ne fait que s’inscrire dans l’évolution de deux notions traditionnelles, dont la série
cumule les fonctions et dont elle ne constitue qu’un aspect extrême et systématique : le thème et la
cellule cyclique.
En principe, la technique sérielle repose sur une « série » énumérant les douze sons dans un ordre
déterminé qui est immuable pour l’œuvre ou le fragment d’œuvre considéré. Telle est la série de ce
Klavierstück opus 33a dont Hindemith avait tenté de réduire un passage aux fondamentales de la
résonance32 :

Bien qu’immuable, toute série présente quarante-huit formes différentes : les douze transpositions
de sa forme originaire, leurs douze formes récurrentes33, les douze transpositions de son renversement,
leurs douze formes récurrentes. Voici par exemple l’un des renversements de cette série :

Chaque son de la série peut être écrit à n’importe quelle octave depuis le grave jusqu’à l’aigu, avec
la durée, l’intensité, le timbre voulu, mais son ordre sériel doit être respecté. En principe, il ne peut
apparaître qu’après le son qui le précède dans celle des formes de la série qui est en jeu ou en même
temps, et avant le son qui l’y suit ou en même temps. Il ne peut non plus être répété, ni à l’octave ni
autrement. Toutefois, les répétitions sont admises si elles se présentent comme une autre manière de
prolonger la durée du son. Et l’on retrouve ici, avec les retards, la notion des notes étrangères. C’est ainsi
que sont tolérées relativement à l’ordre sériel, non seulement les pédales où le même son prolongé peut
jouer son rôle dans deux présentations successives ou simultanées de la série, mais encore les
anticipations qui permettent à un son d’apparaître avant son tour, à condition qu’il soit encore présent au
moment de son échéance sérielle normale.
Tous les exposés de la série sont possibles dans ces limites, depuis ce déroulement strictement
mélodique de la série précitée (mesures 32, 33) :

jusqu’à une simultanéité totale de ses douze sons, en passant par toutes les formes de simultanéité
partielle (mesure 1) :

Deux ou plusieurs présentations identiques ou différentes peuvent en être juxtaposées jusqu’à


l’enchevêtrement (mesure 33) :

La discipline sérielle ne régissait d’abord que les hauteurs. C’est l’impulsion de Messiaen avec son
Mode de valeurs et d’intensités, créé à Darmstadt en 1949 [92], qui provoqua son extension à d’autres
des constituants du son. Désormais, pour leur adapter aussi le principe sériel, il suffit d’établir chaque
fois une série de signes figurant une succession de durées différentes, ou d’intensités différentes, ou
d’attaques différentes, etc. [13]. On obtient ainsi des séries capables de régenter les durées, les intensités,
les attaques, le nombre des sons simultanés, les combinaisons instrumentales, etc.
Le principe de l’unité sérielle s’explicite mieux encore si ces différentes séries sont en corrélation
les unes avec les autres. C’est ainsi que Pierre Boulez parvient à articuler ses séries rythmiques sur les
séries de hauteurs en numérotant de 1 à 12 les sons de la série initiale des douze hauteurs et en
conservant son numéro à chaque son dans chacune des quarante-sept autres présentations sérielles. Il
obtient ainsi quarante-huit successions différentes des chiffres 1 à 12, à chacun desquels il suffit de
substituer une durée déterminée selon un tableau de correspondance préparé à l’avance, pour disposer de
quarante-huit séries rythmiques en étroite corrélation avec les quarante-huit séries de hauteur. Ainsi la
série suivante de ses Structures pour deux pianos [12] :

devient dans son renversement autour de FA et dans sa transposition à deux tons au-dessous :

En conservant les correspondances chiffrées de la série originaire, on obtient ces deux séries de
douze chiffres : 5 4 8 2 1 7 6 3 10 9 11 12 et 12 10 11 7 1 2 9 3 4 6 8 5. Grâce au tableau de
correspondance que voici :

elles se transforment en séries de douze durées qui vont compléter les séries de hauteur de la
première page de l’œuvre de la manière suivante : à l’une des parties de piano (réduite ici à la portée du
haut) chacune des douze hauteurs de la série originaire est affectée de l’une de ces douze durées dans
l’ordre rétrogradé de cette première série de chiffres ; et à l’autre partie (réduite ici à la portée du bas)
chacune des douze hauteurs de la série obtenue par renversement autour du MI♭ de la série originaire
est affectée de l’une des douze durées dans l’ordre rétrogradé de cette seconde série de chiffres :
Quant au nombre douze, les séries n’ont pas tardé à se libérer de son obédience que le
dodécaphonisme avait imposé à l’origine pour les hauteurs.
De son côté, Messiaen, dans Ile de Feu n° 2 [94] procède à d’autres transformations sérielles, au
moyen d’« interversions » de la série originale par symétrie autour de son signe central. Dans la première
interversion, il fait se succéder : ce signe central, le premier signe qui le suit dans la série originale, le
premier signe qui l’y précède, le second signe qui l’y suit, le second signe qui l’y précède, etc. Dans la
seconde interversion, il procède de même à l’égard de la précédente et ainsi de suite.
Mais généralement, l’organisation qu’il s’impose n’est plus sérielle : ayant fixé à l’avance des
successions immuables de hauteurs, de durées, d’intensités et d’attaques, il n’est plus tenu qu’à
l’obligation de laisser à chaque son, sans jamais les changer, la tessiture, la durée, l’intensité et l’attaque
qui leur sont ainsi assignées. Ce n’est plus l’ordre sériel qui est immuable ; et il s’agit davantage de la
cristallisation fixe de modes.
Signalons enfin l’agencement tantôt sériel et tantôt modal que Lendvaï attribue à certaines des
œuvres de Bartok [84], sous la forme de la section d’or, et de certains dérivés de celle-ci, telle la
progression 2, 3, 5, 8, 13, 21 où chaque chiffre est la somme des deux chiffres précédents. Cette « série »
semble effectivement y présider à la détermination d’intervalles mélodiques successifs, ou d’agrégations
d’intervalles simultanés mesurés en nombre de demi-tons, et peut-être à d’autres constituants de la
construction musicale.

CINÉTIQUE DE RÉITÉRATION
Dans son principe, la technique sérielle est vieille comme le monde car elle participe de ce rudiment
de la psychologie : l’association des idées par leur juxtaposition réitérée. De tout temps la musique a fait
appel à la cinétique de la réitération grâce à quoi une figure musicale s’insère dans l’entendement par sa
répétition systématique, comme un tout évoluant vers son propre achèvement. Tout mode déterminé
d’une gamme est un schème dont la réitération finit par justifier la cristallisation tonale sur laquelle il se
clot. Tout thème mélodique, tout motif rythmique, toute figure thématique s’impose peu à peu par sa
répétition comme une entité tendant vers sa fin naturelle. Le moindre compositeur pour bal musette
pratique la plus rudimentaire des techniques sérielles, celle des temps forts et des temps faibles de ses
mesures. Et lorsqu’au XIVe siècle Philippe de Vitry recommandait l’emploi de l’isorythmie, dont les
motets de Guillaume de Machaut sont un illustre exemple, il procédait déjà à cette organisation sérielle
du rythme remise en honneur par Messiaen dans sa Technique de mon langage musical [95]. Il convient
seulement de se garder de la satiété dans l’exécution de ces réitérations de manière à inculquer le schème
sans le rendre importun.
Puisque seules les hauteurs nous occupent, constatons que pour Schoenberg, son promoteur, la série
dodécaphonique avait très exactement la valeur d’une matrice thématique : « La série fonctionne à la
manière d’un motif », précisait-il [143], et il souhaitait même qu’il en fût toujours ainsi, « ... dans le cas
idéal où la série apparaît dès l’abord sous la forme, le caractère et la phase d’un thème ».
C’est là véritablement sa fonction primordiale : un prodigieux élargissement de la notion du thème,
sous l’effet du principe de non-répétition que Schoenberg s’était imposé et qui domine encore
l’esthétique des musiques d’aujourd’hui. Cessant de se limiter dans ses propres transfigurations, le thème
s’incorpore désormais à la série, transformant chaque fois en elle ce qui n’est pas l’ordre de ses hauteurs.
Et en même temps il étend son rôle fonctionnel à la totalité des sons mis en œuvre.
Ainsi comprise, cette fonction thématique appartient à celles des musiques sérielles qui, tout en se
gardant des redites, s’efforcent à la mise en évidence de la série, afin de réaliser au mieux cette cinétique
de réitération qui finira par imposer le schème sériel comme un tout tendant vers sa propre fin.
Dans les unes, la série énumère mélodiquement et à découvert ses douze sons et se renouvelle
aussitôt soit sous ses formes renversées comme dans ce passage du trio du Menuet, opus 25 [132] de
Schoenberg :

soit sous ses formes transposées comme dans la partie de chant du second mouvement de la 1re
Cantate de Webern [174] dont voici la fin :

Ou bien elle parvient à s’imposer dans son tout à l’inconscient de l’auditeur, malgré des
renouvellements continuels affectant toutes les parties simultanées, grâce à sa limitation à une seule de
ses présentations indéfiniment réitérée jusqu’à la note finale, comme dans la Valse, opus 23 de
Schoenberg [131] dont voici un passage :

et dont on trouvera un autre extrait page 82.


Lorsque la série se trouve tout à la fois répartie aux différentes voix et renouvelée à chaque
apparition dans sa forme, elle n’en conserve pas moins un élément inchangé qui peut s’imprégner assez
dans l’entendement pour s’y imposer au moins partiellement : la succession immuable de ses intervalles
sous leur forme droite ou renversée. Et leur contexture même peut concourir à faciliter cette préhension
dans le conscient ou l’inconscient de l’auditeur.

Certaines séries contiennent déjà dans la succession de leurs intervalles des réitérations qui les
mettent en évidence, comme la série du Quintette opus 26 de Schoenberg [133] :

Telles sont notamment les séries opus 18 (2), 18 (3), 24, 26, 28, 29 de Webern.
D’autres séries comportent une symétrie qui engendre une même succession d’intervalles entre
toute présentation de la série et sa rétrogradation, symétrie généralement partielle comme dans celle de la
Seconde mélodie opus 18 de Webern, mais qui aboutit à l’identité absolue des intervalles allant du son 1
au son 12 et des intervalles allant du son 12 au son 1 dans cette série de la Symphonie de chambre opus
21 de Webern [171] :

Ou bien cette symétrie joue à l’égard du renversement de la rétrogradation soit partiellement (dans
les opus 25 et 36 de Schoenberg, 17 (3), 18 (2) et 24 de Webern notamment), soit d’un bout à l’autre
comme dans ces séries de l’opus 28 et de l’opus 29 de Webern :
Ou encore c’est la limitation du nombre des intervalles de la série qui vient en faciliter la perception
comme dans l’Ode à Napoléon [135], dont la série ne comporte aucun des intervalles suivants : tierce
mineure, quarte, triton, quinte et sixte majeure.

Autres séries à intervalles limités : opus 23, 24, 25, 26, 28 (1), 28 (3), 29, 30, 33 b, 35, 37, 41, 48
(1), 48 (2), 48 (3) de Schoenberg, opus 17 (1, 2 et 3), 18 (1, 2 et 3), 21, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 31 de
Webern, celle de Lulu d’Alban Berg, etc.

Un très grand nombre de séries enfin répondent à cette condition posée par Schoenberg [144], que la
gamme de leurs six premiers sons placés conjointement comporte les mêmes intervalles successifs que la
gamme de leurs six derniers sons placés conjointement ou que le renversement de celle-ci34. Ainsi, dans
la série précédente, les six premiers sons forment la gamme SOL♯ LA DO RÉ♭ MI FA dont les
intervalles successifs sont les mêmes que celle des six derniers sons : SI♭ SI RÉ MI♭ FA♯ SOL. Ces
équivalences favorisent les effets de réitération du schème sériel, en même temps qu’elles facilitent, par
l’identité des ensembles de six sons communs à deux formes différentes de la série, les passages de l’une
à l’autre35.
Mais il faut en convenir, lorsque la série se trouve tout à la fois systématiquement écartelée du grave
à l’aigu, et renouvelée en hauteur dans chacune de ses présentations successives, la cinétique par
réitération de son schème ne s’impose guère à l’entendement. Tel est également le cas des
« interversions » proposées par Messiaen et des séries de chiffres que Boulez substitue aux séries de
hauteur à l’usage des autres constituants du son36. C’est que prévaut alors cet autre de ses aspects : le
principe de son unité organique.

LE PRINCIPE SÉRIEL D’UNITÉ CONSTRUCTIVE


Sans être grand clerc en esthétique on sait que cette loi primordiale en domine toutes les
disciplines : unité dans la variété, variété dans l’unité.
Après l’éviction de la fonction de dominante et des autres impératifs de la résonance harmonique,
comment assurer l’unité organique des hauteurs ? Il ne s’agissait plus de revenir à cette unification de
tous les instants, que l’harmonie traditionnelle devait à son assujettissement permanent à ses
fondamentales, depuis la basse fondamentale de Rameau jusqu’à ces successions d’accords omnipotents
de dominante qui en formulent l’ultime état37.
Il n’était non plus question de cette autre unité organique des hauteurs que constituait le milieu
sonore des sept sons diatoniques : le chromatisme wagnérien en avait balayé les contours. Et sa
résurgence dans le diatonisme modal et dans les formes polytonales les plus courantes38 avait de quoi
lasser les musiciens rassasiés de son ambiance inchangée.
D’ailleurs, ce milieu sonore diatonique, tout accord parfait de tonique finit par le traîner plus ou
moins autour de lui. DO MI SOL ? Accompagné de son accord de septième de dominante SOL SI RÉ
FA, il restitue six sur sept des sons du mode diatonique d’UT. Avec un SI♭, ou bien il fait
immédiatement surgir tous les accords de dominante, ou bien il tourne plus ou moins autour du mode
diatonique de SOL SI RÉ, comme il ressuscite plus ou moins, avec un FA♯, celui de FA LA DO. Et
puisque des cadences traditionnelles comme celle de sixte augmentée : RÉ♭ FA LA♭ SI → DO MI
SOL restent dans l’obédience du diatonisme, c’était le total des douze sons qu’il fallait affranchir de sa
gangue et de son accord parfait.
A défaut de cette unité structurelle que le chromatisme diatonique devait ainsi à la tonalité et à
l’uniformité de son milieu sonore de référence, le chromatisme dodécaphonique trouve, en cette suite
inchangée d’intervalles que la technique sérielle perpétue tout au long de l’œuvre, une unité organique
non contestable.
Et là encore, un tel renouvellement des données usuelles ne se présente que comme l’aboutissement
d’une évolution, celle de la cellule thématique et cyclique de Beethoven ou de Franck, systématiquement
élargie à toutes les données de la composition.
Comme la pierre dans l’édifice, l’unification sérielle en assure la cohésion structurelle, même si elle
n’y est pas perceptible. Et on ne peut rester insensible au pouvoir unificateur d’une série unique, capable,
de proche en proche, de régir tout à la fois la hauteur, la durée, l’attaque, l’intensité, la tessiture, la
superposition et le timbre de tous les sons d’une œuvre musicale et les grandes lignes de leur mise en
place.
Mais du même coup apparaît son prodigieux pouvoir constructif. Et c’est là peut-être sa plus grande
efficacité. De tout temps, les difficultés des règles de l’art sont apparues comme un stimulant pour
l’artiste, obligé de se dépasser lui-même. En dissociant le total chromatique de son ancienne matrice
diatonique et de ses accords parfaits, la technique sérielle est venue contraindre le compositeur aux
constructions les plus neuves, que son inspiration n’aurait pas suffi à lui suggérer, si rétive qu’elle fût aux
routines passées. Sauf par des rencontres fortuites qu’il fallait effacer, c’en était fait des accords de
dominante comme des accords parfaits39, des fondamentales comme des septièmes, des gammes
diatoniques majeures comme des gammes diatoniques mineures. Et quel attrait, cette poursuite de
l’oeuvre d’art en des combinaisons insolites naguère insoupçonnées ! Jamais un tel pouvoir de
renouvellement n’avait été donné au musicien pour réagir contre ce dont il était rassasié.
Et pourtant il était donné aux techniques électromagnétiques de dépasser encore ces limites.
LA RÉVOLUTION ÉLECTROMAGNÉTIQUE
Qu’il s’agisse de « musique concrète » avec la Symphonie pour un homme seul de Pierre Schaeffer
[118], ou de « musique électronique » avec l’Electronische Studie de Karlheinz Stockausen [154], ces
techniques ont montré, dès leurs débuts, leur prodigieuse capacité de discipliner tous les sons
imaginables, depuis le battement jusqu’aux ultra-sons, tous les timbres, depuis le son pur de tout
harmonique jusqu’aux résonances d’une casserole, tous les bruits, depuis la juxtaposition de toutes les
fréquences entre deux hauteurs jusqu’au roulement d’un train.
On sait que les musiques électroniques procèdent davantage par manipulation directe des appareils
émetteurs, et les musiques concrètes par l’enregistrement préalable de toute manifestation sonore, suivi
de tous les procédés imaginables de ses variations : amplification, diminution, changement de registre,
inversion, accélération, ralenti, élongation, raccourcissement, répétition, rétrogradation, réverbération,
découpage dans le temps, filtrage, etc.
Leur composition comporte un choix des motifs successifs ou simultanés à combiner pour
constituer un tout musical. Elle repose, selon l’expression de Pierre Schaeffer sur un « solfège » où tout
objet sonore est répertorié suivant ses dimensions, sa matière et sa forme.
Ses dimensions tiennent à sa tessiture, son intensité, sa durée. Sa matière dépend de sa composition
physique : nombre et nature des fréquences incorporées, de son rendement esthétique : timbre pauvre,
coloré, etc., de son grain tel que le définissent certaines analogies tactiles : lisse, granuleux, etc. Sa
forme, enfin, est fonction de son attaque : pincée, percutante, abrupte, molle, etc., de son entretien : son
filé, son pulsé, etc., de sa dynamique : uniforme, croissante, etc., et de sa chute : brutale, prolongée [101,
119].
Mais il ne s’agit là que d’un catalogue des moyens mis en œuvre. La seule discipline véritablement
constructive qu’on ait jusqu’à présent songé à y incorporer est la technique sérielle. Elle intervient ici,
non seulement selon son rôle habituel dans les musiques instrumentales40, mais encore en régissant
séparément chacun des constituants de la musique ainsi dissociés au sein de l’objet sonore, c’est-à-dire
tout ce qui différencie, d’une part sa dimension, sa matière et sa forme [13], et d’autre part le choix de
ses fréquences [156]. L’œuvre peut donc bénéficier tout à la fois de ses possibilités constructives et
unificatrices, et, si les réitérations sérielles s’imposent suffisamment, de cette cinétique par répétition qui
finit par inculquer à l’entendement les pouvoirs sémantiques de figures sonores ayant leur
commencement et leur fin vers laquelle elles tendent et s’achèvent comme par leur logique propre. Et
l’on s’y garde des redites en affectant une série à chacun des constituants du son, et en attribuant une
durée différente à chacune d’elles, de manière qu’à chaque réapparition d’une série, son décalage par
rapport aux autres modifie les données simultanées du tout.
Mais la plupart de ces musiques obéissent aussi à un autre procédé cinétique qui tient au
rapprochement analogique de leurs figures musicales avec quelque principe moteur.
CINÉTIQUE D’ANALOGIE
Cette cinétique d’analogie, comme la cinétique de réitération, était déjà familière aux musiques
traditionnelles : un thème comportant une phrase vigoureusement ascendante, suivie de quelques accords
descendants et se clôturant sur des accords élargissant vers le grave et l’aigu un ultime crescendo,
pouvait s’imposer à l’inconscient comme une interrogation pressante suivie d’une réponse, et ses accords
ultimes comme une interjection presque explosive. Et l’entendement l’interprétait comme la progression
et la résolution d’une certaine tension psychique.
Que l’on songe par exemple à cette cellule thématique bien connue du dernier quatuor de
Beethoven, signifiant « müss es sein ? (le doit-on) » dans sa forme ascendante interrogative, et « es müss
sein ! (on le doit !) » dans sa forme descendante affirmative :

Cette tension par analogie se retrouve dans les musiques électromagnétiques dès que des différences
suffisantes de hauteurs permettent d’y donner libre cours à de pareilles corrélations avec les jeux de la
parole.
C’est aussi toute la rythmique du corps humain en mouvement qui intervient ici, avec sa cinétique
de la saltation, de la danse ou du sport, dépouillée de tout autre élément qu’un enchaînement d’accents et
de durées où s’inscrit la progression d’un mouvement vers son achèvement. Ou encore l’analogie
rythmique d’une tension psychique : colère, désir, ou l’automatisme d’un schème dégressif dont les
battements s’espacent peu à peu jusqu’au repos, d’un schème progressif dont les battements se
rapprochent jusqu’à la limite de leur discrimination.
Dans le domaine des variations d’intensité, l’analogie phénoménale se manifeste mieux encore, car
l’attaque, l’allure, la chute de l’objet sonore sont plus particulièrement aptes à se modeler sur un
phénomène naturel : explosion suivie d’éparpillement, approche-éloignement, inspiration-expiration,
tension progressive vers un éclatement, etc., etc.
Les musiques traditionnelles connaissaient également une autre cinétique d’analogie : celle qui
procède de l’association d’idée par contraste, et non plus par affinité, en opposant suffisamment une
certaine instabilité à une certaine stabilité pour qu’une finalité par stabilisation ou par résorption se
satisfasse de leur succession. Telle était la distinction entre rythmes féminins et rythmes masculins, qui
oppose à l’incertitude de ceux dont l’accent est suivi de temps légers, la rigueur de ceux que clot cet
accent même.
De même dans ces musiques électromagnétiques, une certaine propension naît constamment de
toute évolution du timbre de la pâleur à l’éclat, de la mollesse à la rudesse, ou de son grain de la
transparence à l’opacité, ou du lisse au râpeux, en un mot de tout ce qui paraît s’acheminer vers son
propre affermissement ou vers son propre anéantissement.
Quant aux autres éléments de l’objet sonore, ce processus d’opposition de l’instable et du stable
parvient aussi à les animer pour peu que s’y fasse jour l’analogie appropriée : les hauteurs par
l’opposition analogique d’une arabesque mollement infléchie et d’une arabesque aux traits acérés, les
intensités par la succession d’une attaque étouffée et d’une chute abrupte, les durées et les accents par le
contraste stabilisant d’un rythme vague et d’un rythme incisif.
Enfin, plus loin encore dans la représentation mentale de l’œuvre, c’est l’analogie visuelle, où tout
le sonore se transfigure en lignes, plans, matières, couleurs, capables à leur tour d’évoluer au gré du
compositeur comme sous l’action de perturbations physiques ou chimiques.
Mais, en leur allouant un sens, ces procédés de réitération ou d’analogie multiplient leurs pouvoirs
sémantiques en chacun des constituants des sons, en sorte que beaucoup de théoriciens de l’avant-garde
musicale croient que les hauteurs, qui seules nous occupent, une fois dépétrées de la gangue des
harmoniques, ne demeurent plus tributaires que de ces moyens communs.
Le problème est donc de savoir si elles ont ou non le privilège d’en dispenser d’autres qui leur
soient propres. Toute l’orientation de la musique en dépend.
LE FOND DU PROBLÈME
HARMONIE, CETTE INCONNUE...
Songeons à la musique passée telle que l’avaient formée des siècles de notre culture. Certes, elle
disposait aussi des moyens cinétiques et sémantiques que chaque œuvre devait à l’imprégnation réitérée
dans l’entendement de ses mesures, de ses mètres, de sa scansion, de ses rythmes cellulaires, de ses
rythmes thématiques, de ses accents, de ses arabesques, de ses figures, de son milieu sonore et de
l’articulation modale de celui-ci d’une part, et d’autre part à la perception d’une analogie de ses figures
mélodiques, rythmiques et mélodiques, avec quelque principe moteur.
Mais que dire des mouvements de son harmonie, tellement moins ostensibles, et combien plus
efficaces par leurs pouvoirs occultes, si ce n’est qu’ils étaient à la fois son bien propre, et le germe même
de son prodigieux essor ? Supprimez de la moindre pièce de Bach tout ce qui n’est pas le déroulement de
ses hauteurs successives et simultanées, et elle conserve ce privilège de pouvoir livrer encore ses
interrogations, ses affirmations, ses développements, ses conclusions, presque tout son sens enfin.
Et ne suffit-il pas de quelques successions choisies d’arpèges ou d’accords, précisément dépouillés
de tout ce qui n’est pas leur harmonie, pour construire un univers secret, quelque septième ciel où l’âme
semble accéder comme par magie, et où le musicologue ne découvre que la cadence la plus banale, mais
transfigurée par le génie des grands initiés ?
Que disparaissent tout à la fois ces deux moyens complémentaires et miraculeusement contraires de
l’harmonie : la dialectique et le mystère, et la musique subsistera. Leur effacement est même capable de
constituer cette ascèse par laquelle tout art s’enrichit en se dépouillant. Comme la peinture qui n’a jamais
mieux connu ses moyens qu’en renonçant aux facilités de la perspective, de la profondeur et du réel, la
musique n’a jamais mieux exploité qu’aujourd’hui les séductions de sa matière, les procédés de sa
dynamique, les ressources de sa rythmique.
Mais est-il vrai que cette sémantique des hauteurs y soit abolie ?
Pour prendre pleinement conscience de ce problème, déterminons d’abord les domaines de
l’harmonie.
L’enseignement classique la limitait à la superposition des sons simultanés et à leurs enchaînements.
Et il était tellement imprégné de sa propre tradition, qu’il lui opposait sous le nom de contrepoint la
science de l’enchaînement des voix et de leurs superpositions, qui n’est pourtant que la chaîne
horizontale de sa trame verticale. N’étaient en question ni le milieu sonore depuis longtemps préétabli
dans sa gamme diatonique, ni son articulation modale seulement majeure ou mineure.
C’est cette délimitation trop étroite de l’harmonie qui l’a fait méconnaître, au fur et à mesure que les
musiques nouvelles lui déniaient le contrôle des accords et de leurs fonctions.
Pourtant, si l’on s’interroge sur les limites du patrimoine que son abandon laissait vacant, on
s’aperçoit qu’il concerne l’empire entier des hauteurs. Ce ne sont pas seulement l’organisation et
l’enchaînement des accords qui lui sont dévolus, mais le choix de l’univers sonore tout entier où évolue
la musique, le choix dans cet univers total, du milieu sonore où elle s’inscrit, le choix de l’articulation
tonique de ce milieu sonore en chacun de ses modes, la détermination des conditions du mode, des
fonctions propres à chacun de ses degrés et à chacun de ses intervalles, dans leurs propensions
successives et dans leurs propensions simultanées. En un mot, l’harmonie est toute la science de la
coordination successive et simultanée des hauteurs en vue de la composition musicale.

L’IMPOSTURE ATONALE
Pourtant, s’il est vrai que l’harmonie ne peut être dissociée de la résonance harmonique où Rameau
l’avait pour un temps enfermée et contre quoi toutes les musiques vivantes se sont insurgées, s’il est vrai
qu’elle était tout entière dans des disciplines scolastiques devenues incapables de rendre compte de tant
de musiques qui les ignorent, s’il est vrai qu’elle n’était que la conséquence arbitraire de conventions
sans lendemain, le musicien est voué à ce dilemne : renoncer à ses séductions ou retourner à son passé.
Mais quel vrai créateur se résoudrait à ces néo-musiques, s’il en croit saturés les cadres, s’il se sent gavé
d’accords parfaits, de gammes diatoniques, d’accords de dominante jusqu’à cette nausée qui peut être la
source de tous les désespoirs, mais où Verdi trouvait l’aiguillon le plus efficace de la création artistiques
[176] !
Or, que l’on interroge les ouvrages des meilleurs spécialistes de la musique sérielle et des musiques
électromagnétiques, et l’on n’y trouvera pas la moindre allusion à une organisation fonctionnelle des
hauteurs, distincte des réitérations sérielles et de la cinétique d’analogie, et capable de se suffire à elle-
même pour en conduire les enchaînements.
Les théoriciens sériels exposent dans leurs moindres détails non seulement les principes du
contrepoint sériel, ses moyens constructifs, son agencement dans les œuvres, mais encore tout ce qui
concourt à la méthode de composition qu’il conditionne. Mais pour eux les agrégations verticales n’ont
pas d’autre justification et d’autre fonction que d’être un fragment de la série, ou la résultante de la
juxtaposition de voix soumises à sa loi [80].
S’il faut les en croire, c’est exclusivement des agencements sériels que dépendent l’organisation
successive des hauteurs comme leur organisation simultanée, sans aucun autre lien de leur coordination.
Quant aux théoriciens des musiques électromagnétiques, trop convaincus de l’inanité de toute
dialectique des hauteurs, ils limitent leurs investigations à la forme et à la matière de l’objet sonore, ou
aux lois psychiques de la perception : capacité d’absorption de l’auditeur, durée de son attention, qui les
conduisent à des considérations capitales sur l’information sémantique et sur l’information esthétique,
mais qui restent étrangères à toute autre organisation des hauteurs que celle pouvant résulter de leur seuil
d’audibilité, de leur seuil différentiel, ou d’autres lois de l’audition sonore, telle que celle de l’épaisseur
du présent, ou de la distorsion subjective de la hauteur du son pur en mouvement, ou d’intensité variable
[99, 101].
Et c’est ainsi qu’ont pu naître, dans la passivité générale, des ouvrages de pédagogie « atonale »,
venus gravement consacrer cette négation définitive de toute dialectique des hauteurs. Le Traité
d’harmonie tonale, atonale et totale, de Nicolas Oboukhov [104], pouvait encore faire illusion car il se
gardait de rien affirmer en dehors d’une tentative de limitation à douze des signes et des dénominations
chromatiques. Mais dans Technique de la musique atonale [51], Julien Falk est parvenu à dresser très
exactement l’acte de décès de l’harmonie.
Du contrepoint traditionnel il ne retient que la manipulation verticale des agrégations, et de la
technique sérielle, seulement la règle de non-répétition. Dans le sens vertical, non seulement sont
interdits les redoublements, et toute agrégation classée par superposition de tierces, mais encore ne sont
admises que les autres agrégations contenant obligatoirement en tout instant au moins une septième
majeure ou une neuvième mineure (ou une seconde mineure si elle n’est pas frappée sur un temps).
Ainsi, en trois sons, toute agrégation de neuvième d’un modèle autre que celles-ci est prohibée :

Et même ces neuvièmes mineures ne peuvent être renversées si elles laissent alors apparaître des
accords classés en position fondamentale : RÉ♭ FA DO ou RÉ♭ LA DO par exemple. Dans le sens
horizontal, le principe de non-répétition est assuré par la règle du « contrepoint atonal », selon laquelle
aucune note ne peut être écrite à nouveau tant qu’elle n’a pas été en quelque sorte effacée par sa
réaudition suffisamment explicite sous une forme altérée. Ainsi un second RÉ♭ peut apparaître si un RÉ
naturel (de durée au moins égale ou frappé sur un temps) est venu entre temps effacer le premier.
Aucune autre condition ne vient ici tenter d’assurer la logique des hauteurs successives ou
simultanées. Il n’est pas envisagé la moindre responsabilité des sons ou des intervalles les uns par
rapport aux autres. Est abolie jusqu’à cette dialectique des hauteurs que les musiques sérielles pouvaient
encore devoir à la réitération de leur schème sériel41. Dissonance verticale et non-répétition sont les
seules conditions des disciplines ici proposées. On ne saurait aller plus loin dans la lettre du vocable
« atonal », poussée jusqu’à la perfection de l’absurde.
Voici quelques produits de ces prémisses tels que l’auteur les offre :
Pouvait-on donner une illustration plus convaincante du néant où risque de sombrer la musique
ainsi castrée ?

LA TRAHISON DES CLERCS


Pourtant l’harmonie n’est-elle pas la science de l’organisation successive et simultanée des
hauteurs ? Qu’en quelques années un concept d’une telle portée se soit défait, au point qu’on ait pu
s’interroger sur l’utilité à venir du mot même d’« harmonie » devenu vide de sens, voilà qui témoigne
cruellement des vicissitudes de la connaissance.
Et s’il faut en dénoncer les fauteurs, les voici : ce sont les inventeurs anonymes ou connus de ces
impostures que sont le malentendu atonal et tous les contre-sens sériels. Toutes ont concouru à désaxer
les esprits devant des musiques que des préjugés tenaces prétendent dépourvues de toute autre
signification que celles résultant de leurs impulsions les plus rudimentaires, et présentent comme
écartelées sur la totalité de leurs sons contitutifs tous égaux, comme s’ils s’étaient affranchis de toute
hiérarchie structurelle, de toute articulation sémantique, de toute dialectique enfin.
Le premier maléfice tient à ce vocable où l’on a abusivement enfermé la musique de Schoenberg et
de ses disciples : « atonale ». En dépit des protestations de celui-ci : « L’expression atonale s’oppose à ce
qui caractérise le phénomène sonore » [77], rien ne prévalut contre cette étiquette qui laisse présumer
toutes les anarchies et leur donne libre cours. Sans doute ne trompe-t-elle plus maintenant les musiciens
sériels les plus évolués. Voici ce qu’a pu écrire, en 1958, l’un d’eux, Henri Pousseur, dans un article
consacré à « Webern et la théorie » [106] :
« Comme le montrent les œuvres dites atonales, le concept d’atonalité se borne à une déformation
de l’harmonie. Il laisse intact les aspects contrapunctique, mélodique, phraséologique et métrique du
langage traditionnel. Il en va de même de la musique dodécaphonique — apparemment plus
avancée — dont les critères ne garantissent pas contre une rechute dans les mouvements cadentiels les
plus primitifs (fussent-ils aussi distordus) ; elle est issue de la représentation d’un hyperthématisme et
pouvait difficilement conduire à autre chose qu’à un sous-produit du système tonal42. »
Mais l’ambiguïté persiste sur le sens et la portée des concepts d’harmonie, de tonalité et d’atonalité.
Et la suite du texte précité laisse le lecteur sur sa soif d’en connaître davantage, car après avoir constaté
que ni la notion de « pointillisme », ni celle de « discontinu » ne parviennent à rendre compte de ce en
quoi l’écriture de Webern s’oppose aux normes traditionnelles, Henri Pousseur conclut par un aveu
d’impuissance devant la difficulté de déceler exactement « derrière ce côté négatif — négatif d’un certain
point de vue seulement — le côté positif, constructif, fructueux, qui se dissimule et qu’exige la
conscience musicale d’aujourd’hui ».
A la vérité, tous les théoriciens qui ont tranché du problème sériel n’ont pas fait preuve d’une
pareille loyauté, et leur responsabilité est lourde d’avoir, de tout le poids de l’autorité dont ils
s’investissaient, propagé l’équivoque atonale, les sériels en dénaturant par leur interprétation personnelle
le message dont ils se prévalaient, et les autres en dénonçant des sottises dont ils auraient dû vérifier
l’imposture.
Schoenberg l’avait pourtant dit : « C’est donner une fausse acception au mot tonal que d’en
restreindre le sens, au lieu de l’employer dans un sens large. Une composition ne peut être que tonale
dans la mesure où elle établit d’un son à l’autre des relations mutuelles qui organisent logiquement les
sons dans leur suite horizontale et verticale [77] ». Ce qu’il contestait, ou plutôt ce qu’il tenait pour
dépassé, c’est « l’idée qu’un son de base, le son fondamental, puisse dominer la construction des accords
et régler leur succession » et « constituer le centre de chaque agrégation simultanée auquel celle-ci doive
se rapporter ». Et après avoir ainsi déterminé la sorte de « tonalité » qu’il réprouvait, il a encore précisé
sa pensée en décrivant très exactement le processus historique de sa disparition, en tant que séquelle de
la résonance. Pour lui, la « non-tonalité » ne consiste qu’en « la renonciation à l’hégémonie d’une
fondamentale ». Et il définit ainsi la technique sérielle : « Méthode de composer avec les douze sons de
la gamme chromatique ne comportant de relations mutuelles qu’entre eux. » Pour qu’on ne s’y trompe
point, il a pris soin de le répéter : « C’est la relation mutuelle entre les sons qui règle la succession des
intervalles ainsi que leur groupement en agrégations simultanées », et de le redire encore : « Toute
configuration musicale, tout enchaînement sonore doit être considéré, avant tout, comme une relation
mutuelle de hauteurs, considérées en tant que phénomène vibratoire se manifestant en divers endroits et
en divers moments. » [141].
Comment taire, dès lors, la nécessité impérieuse de ces relations mutuelles entre les sons ainsi
proclamée ? Comment ne pas comprendre qu’elles régissent aussi l’interdépendance des sons de la série,
et qu’en exigeant entre les douze sons de celle-ci des relations mutuelles exclusives de toute autre
relation « nur aufeinander bezogen », il lui importait avant tout de les arracher définitivement à cette
dictature du grave que la résonance harmonique avait imposée ! Comment faire fi de sa pensée profonde
qui consistait à abolir ce dirigisme à sens unique, de manière à réaliser « l’unité de cet espace musical,
où, comme dans le ciel de Swedenborg (que Balzac décrit dans Seraphita), rien n’est absolu : ni bas ni
haut, ni droite ni gauche, ni avant ni arrière. » [141] !
Et qu’on ne vienne pas l’accuser de masquer par là, sous un dodécaphonisme de façade, un
académisme tonal impénitent ! Nous le verrons, les œuvres les plus étrangères au tonalisme traditionnel,
celles mêmes de Webern qu’il est aujourd’hui de bon ton de brandir comme les modèles achevés de
raréfaction tonale ou comme son excès le plus honni, n’ont jamais cessé d’obéir à cette responsabilité
solidaire des hauteurs dont il faisait sa loi43.
Et pourtant, lorsque René Leibowitz cherche à expliquer la série ainsi définie par celui dont il se
croit le disciple, il la dépossède de toute la sève de ces relations vitales en en réduisant les
apparentements à ceci : « Ainsi par exemple le son 2 n’est apparenté qu’aux sons 1 et 3, le son 3 qu’aux
sons 2 et 4, etc. » [82]. L’univers sériel qu’il décrit tout au long de ses commentaires demeure vide de
toute présence, par l’escamotage de tout ce qui en constitue la force vive. Et si d’aventure il y constate
quelque polarisation tonique par trop évidente, il n’hésite pas à la dénoncer comme une réminiscence de
l’ancien univers tonal, au mépris de ce que Schoenberg lui-même avait pris soin de lui écrire, le 4 juillet
1947, en réponse aux remarques qu’il s’était permises à ce sujet : « En ce qui concerne les allusions à des
tonalités et l’incorporation d’accords parfaits ou consonants, n’oubliez pas l’objectif essentiel de ma
composition à douze sons : assurer les enchaînements par l’emploi d’une série unificatrice de sons,
pourvue d’une fonction au moins égale à celle d’un thème, et substituant son pouvoir unificateur à celui
de l’harmonie traditionnelle. Il ne s’agissait nullement d’écrire une musique délibérément dissonante,
mais de discipliner logiquement la dissonance sans revenir aux procédés traditionnels dont il ne saurait
être question » [152]. Il en va tout autant du principe d’athématisme que René Leibowitz a prétendu
proclamer comme un corollaire inséparable de la technique sérielle, alors qu’il ne peut que provoquer
d’autres contresens aussi maléfiques. En allant ainsi au-devant du désaveu formel que Schoenberg dut lui
infliger [116], il négligeait non seulement la teneur même de cette lettre, mais encore les propres
traductions qu’il avait faites de ses écrits : « La série fonctionne à la manière d’un motif... Dans le
meilleur cas, lorsque la série apparaît d’emblée sous la forme d’un thème muni du caractère et du phrasé
d’un thème... » [145]. Voici pourtant la traduction qu’il a donnée de la suite du texte précité : « Alors
qu’un " compositeur tonal " doit encore savoir mener ses voix selon des consonances ou des dissonances
cataloguées, un compositeur " avec douze sons indépendants " possède apparemment une liberté que
bien des gens définissent en disant : " Tout est permis" Tout a toujours été permis à deux sortes
d’artistes : à des maîtres d’un côté, et à des ignorants de l’autre côté. » N’en a-t-il pas ressenti tout le
mordant, puisqu’il a lui-même pris soin de souligner, par des guillemets ajoutés, l’authentique ironie de
cette allusion dérisoire aux douze sons indépendants ?
« Les douze sons indépendants » ! Il est attristant de penser que des musicologues de renom, ainsi
abusés, ont pu se faire les propagateurs de pareille absurdité qui suffit à dénaturer toutes les musiques
sérielles44. Et l’on ne saurait, hélas, mieux conclure qu’en reprenant une citation par quoi s’achève une
enquête récente sur ses ravages [54], citation de cette autre réflexion de Schoenberg devenue
prophétique : « La seconde moitié de ce siècle abîmera par surestimation tout ce qui est bien en moi et
que la première moitié, par sous-estimation, avait laissé intact. »
VÉRITÉS PREMIÈRES
ANARCHIE OU HIÉRARCHIE ?
Ainsi, que ce soit par le refus de se prêter à une analyse objective d’œuvres honnies ou sous
l’obscure propension d’un déterminisme historique mal compris, s’est propagé ce dogme insidieux de
l’égalité et de l’indépendance des douze sons du dodécaphonisme sériel, dont certains s’emparent pour
mieux le condamner et que d’autres brandissent comme sa fin dernière, sans que les uns et les autres se
soient avisés de son inanité.
Peut-être ces formules trompeuses d’égalité et d’indépendance sont-elles une réalité dans certains
cas pathologiques dont des expérimentateurs sont parvenus à percevoir les symptômes sous l’effet de
stupéfiants [83]. Mais ce n’est pas cette sorte d’audition qui importe ici. Laissons-la aux névrosés et
peut-être aux animaux s’ils n’ont de la musique qu’une perception physiologique, où les sons se
juxtaposent sans se relier. Ce qui compte, c’est la préhension sémantique et esthétique du message
musical dans l’entendement [99].
L’égalité des douze sons du dodécaphonisme ?
Si bien ancrée soit-elle dans certains esprits, ce n’est pourtant qu’un truisme de rappeler l’inaptitude
de la composition à s’y soumettre : hauteur, intensité, durée, timbre, accents, emplacement, écriture, tout
concourt à l’inégalité des sons mis en œuvre. Même uniformément mêlés en une seule agrégation les
superposant tous, le seul choix du son de base, ou du son aigu, ou du son où s’abolit le dernier
mouvement mélodique ou rythmique, suffit à rompre à son profit cette égalité prétendue. Et qu’on ne
vienne pas rappeler cette interdiction indéniable de la technique sérielle : le redoublement d’octave45.
Elle n’a pas d’autre but que d’éluder les fondamentales graves de la résonance harmonique, car le son
grave de l’octave risquerait, Schoenberg le précise : « d’être interprété comme un son fondamental, ou
même comme une tonique dont les conséquences, dans le nouveau style, seraient néfastes, car même une
légère réminiscence de l’ancienne harmonie serait gênante en raison des fausses expectatives qu’elle
susciterait inévitablement à l’égard de ses prolongements » [142].
Le refus de toute fixation tonale ?
Comment résisterait-il à cette autre vérité première, émise dès l’an 1025 par Guido d’Arezzo : « Au
début d’une musique, nous ne pouvons savoir ce qui va suivre, mais en entendant le dernier son, nous
comprenons tout ce qui a précédé » [59]. Rien n’empêchera jamais les derniers sons précédant une tenue
ou un silence de se cristalliser dans l’entendement sur le son ou sur l’accord qui les clot, et rien
n’empêchera jamais ce son, ou cet accord ultime, de jouer vis à vis de l’ensemble, au sens le plus large,
le rôle d’une tonique.
Il n’est donc pas besoin d’être grand clerc pour constater la présence nécessaire entre les sons
composés, d’une hiérarchie formelle qui tient à leur inégalité constitutive, et d’une hiérarchie
fonctionnelle qui tient à la valeur d’aboutissement qu’acquiert le son ou l’agrégation où s’achève une
figure sonore. C’est là le propre de ce qu’on peut appeler l’audition sélective.
Et une question se pose alors d’où tout découlera : Existe-t-il un principe des hauteurs qui permette,
en arrêtant la pensée musicale sur telle figure, de lui imposer à volonté le sens d’un suspens ou d’une
conclusion ?
Dans La composition à douze sons [116], Joseph Rufer a tenté d’y répondre d’un mot : der Einfall,
l’idée. Mais il ne s’agit là que d’un concept étranger à la coordination des hauteurs, qui tente seulement
de diriger la logique de la composition par le développement de ses cellules thématiques.
Un autre commentateur de la technique sérielle, Ernest Krenek, s’était approché davantage du
problème des hauteurs par cette opposition entre agrégations « dissonantes » et agrégations
« consonantes » dont il a déjà été question46. Mais devra-t-on se satisfaire des aléas de ses
classifications47, et de l’uniformité rudimentaire de cette affectation automatique des prétendues
dissonances aux passages tendus, des prétendues consonances aux passages apaisés ?

LE PROBLÈME DE LA FORME OU LE JEU DES TENSIONS


ET DES DÉTENTES
Ce problème de logique musicale, comment en venir à bout si l’on ne tente pas de pénétrer les
mécanismes les plus secrets de l’harmonie ?
Reprenons les exemples que nous avons extraits d’œuvres de Mozart48. Ils répondent très
exactement à la formule d’Honegger49 dans cette alternance continuelle avec la fonction de tonique,
d’une fonction de dominante qui, dans les quatre premières mesures du premier exemple appartient à
l’accord total de neuvième mineure de dominante RÉ FA♯ LA DO MI♭, chaque fois incomplètement
exprimé et chaque fois résolu sur l’accord SOL SI♭ RÉ, dans les deux premières mesures du second
exemple à l’accord total de neuvième mineure de dominante DO MI SOL SI♭ RÉ♭, passagèrement
résolu sur l’accord de FA LA DO, dans son avant-dernière mesure à l’accord total de neuvième mineure
de dominante SOL SI RÉ FA LA♭, avec supposition de sa fondamentale SOL et résolution sur l’accord
de DO MI SOL, partout ailleurs à des accords de septième de dominante.
Mais c’est la nocivité de cette formule, de tourner en rond autour des mêmes réflexes d’école. Que
l’on consente à s’en défaire, et d’autres moyens apparaissent de transcender cette organisation des
hauteurs et de l’expliciter en toutes musiques.
C’est d’abord le milieu sonore lui-même considéré dans son en-soi. Dans l’univers traditionnel il
n’en était pas question, puisqu’il était tenu pour uniformément diatonique. Qu’il soit pourtant permis
d’en douter lorsqu’il se réduit aux quatre sons du début du premier exemple, ou quand il embrasse au
contraire le total des douze sons comme à la fin du second.
Chaque fois l’ambiance qui résulte d’un milieu sonore autrement constitué n’est-elle pas à elle seule
dotée d’un pouvoir expressif particulier à l’échelonnement d’intervalles qui l’habite ? Bien que la 1re
mesure du premier exemple se réduise aux quatre sons FA♯ LA DO MI♭ qui suffisent à la peupler,
comment rester insensible, telle qu’elle se dégage de leur ensemble, à cette agitation tourmentée, qu’en
le répétant Mozart a souvent portée ailleurs à son paroxysme ? Certes l’harmonie traditionnelle
l’explique par le potentiel d’incertitude particulier à tout accord de septième diminuée en raison des deux
intervalles de quinte diminuée qui s’y juxtaposent (ici FA♯ DO et LA MI♭) et qui le font tendre tout à
la fois vers plusieurs toniques possibles. Mais ce n’est que reculer le problème, car voici seulement ce
qui compte : existe-t-il un critère objectif de cette instabilité cadentielle ?
De même il n’a pas fallu à Mozart plus de cinq sons : SOL LA SI DO et RÉ pour emplir les deux
dernières mesures du même exemple, de cette sérénité qu’ils doivent à leur propre cohésion. Et pourtant
on ne peut l’expliquer seulement par l’unité tonale du tout sous le prétexte qu’un seul accord parfait y
figure, celui de SOL SI RÉ, puisque la substitution d’un FA au LA ou au DO suffirait à en compromettre
la stabilité si l’on en croit le pouvoir cadentiel de SOL SI RÉ FA. Seule importe donc en définitive la
découverte d’un critère objectif de cette stabilité.
Cependant, l’en-soi du milieu sonore suffit-il ? La troisième mesure du premier exemple, très
exactement limitée aux sept sons de la gamme mineure harmonique de SOL, ne se stabilise nullement sur
le DO ou le LA qui la terminent, alors qu’elle se stabiliserait, selon l’harmonie traditionnelle, sur SOL ou
sur SOL SI♭ RÉ. C’est là précisément ce qu’exprime la formule de Guido d’Arezzo50 : les
caractéristiques du milieu sonore se manifestent différemment selon son orientation sur tel ou tel de ses
sons, c’est-à-dire finalement selon son mode. S’il prend appui ou s’il s’achève sur un son ou sur une
agrégation qui en constitue l’aboutissement naturel, il s’y trouve en un équilibre analogue à celui de tout
corps reposant sur son propre centre de gravité. Sinon il est voué au déséquilibre de tout ce qui porte à
faux. Mais comment procéder pour un milieu sonore inconnu comme celui des neuf sons DO RÉ♭ RÉ
MI FA SOL LA♭ SI♭ SI qui suit la quatrième mesure du second exemple et que Mozart a clos sur
l’accord parfait DO MI SOL51 ?
Il convient donc de rechercher s’il existe des critères objectifs d’une hiérarchie entre les diverses
toniques possibles du milieu sonore depuis les plus naturelles jusqu’aux plus artificielles.
Enfin l’articulation même du milieu sonore peut en dénaturer plus ou moins les caractères
spécifiques ou ceux de son mode : la 1re mesure du second exemple qui parcourt les sept sons de la
gamme diatonique de LA♭ majeur se déséquilibre davantage en s’articulant par les temps forts de la
main gauche et les grosses notes de la main droite sur l’accord de quinte diminuée SOL SI♭ RÉ♭ que
s’il s’était agi de l’accord parfait en position de sixte SOL SI♭ MI♭. C’est donc qu’en insistant sur
certains sons que renforce leur emplacement, leur durée ou leur accent, on parvient, suivant les
caractéristiques de leur agrégation, soit à expliciter soit à altérer les caractères spécifiques du milieu
sonore ou du mode.
Mais cette quête des critères objectifs de l’instabilité cadentielle et de la stabilité, de la hiérarchie et
de l’organisation des modes, ne suppose-t-elle pas chaque fois quelque mouvement ? Il n’y aura
instabilité spécifique que si les sons du milieu sonore tendent d’eux-même vers des sons étrangers sur
lesquels ils viennent basculer. Il n’y aura stabilité spécifique que si les sons du milieu sonore tendent
d’eux-mêmes les uns vers les autres comme en un circuit fermé. Le mode naturel sera celui où les sons
du milieu sonore tendent d’eux-mêmes vers la tonique qu’il s’est choisie, le mode artificiel celui où ils
tendent ailleurs que vers la tonique qu’on leur impose. Et l’articulation du mode en soulignera les
pouvoirs si, en s’agrégeant à la tonique, les sons renforcés en accentuent la cohésion ou la désagrégation.
Et l’on s’aperçoit que l’harmonie se résout toujours en un problème de cinétique sonore : tension-
détente d’un terme à l’autre de la cadence parfaite, tension-détente de l’instable au stable, tension-détente
du milieu sonore vers sa tonique naturelle.
D’autres procédés non négligeables assurent certains des mouvements de la musique. Au processus
d’analogie52 qui joue de l’association d’idées avec quelque principe moteur, au processus de réitération53
qui impose comme une fin l’achèvement de son schème, s’ajoute même un processus de répartition
naturelle dont on peut trouver les rudiments dans les lois des grands nombres et les éléments par le calcul
des probabilités [179]. Mais pour ce qui concerne plus particulièrement cet organisme vivace et pourtant
fragile que composent les hauteurs, c’est l’harmonie et l’harmonie seule qui, par ces possibilités de
tensions et de détentes, en constitue le nerf vital. Tout le problème revient donc à découvrir entre les
hauteurs des propensions analogues à celles par lesquelles la grammaire suffit à assurer au langage parlé
sa propre sémantique, en reliant inéluctablement le sujet au verbe dont il est solidaire, le verbe au
complément dont il est solidaire, le complément de nom au substantif dont il est solidaire.
Et l’on en arrive à ceci qui est la clef de tout : existe-t-il entre les sons des liens d’une affinité
strictement objective ?

OÙ LA LOGIQUE REPREND SES DROITS : SÉMANTIQUE


D’AFFINITÉ, SÉMANTIQUE DE CONTRASTE
A ce problème capital de la forme sémantique des figures de hauteurs, on ne peut trouver de
solution satisfaisante que dans les lois de l’association d’idées, grâce au principe d’affinité qui relie et
coordonne deux concepts voisins, et au principe de contraste qui relie et coordonne deux concepts
opposés. C’est à ces rudiments de la science psychologique que l’entendement se conforme dès qu’il
dépasse le stade de l’audition simplement physiologique pour atteindre celui de l’audition esthétique [60,
73, 75, 85 bis, 108, 150].
Deux aspects en ont été rappelés à propos des musiques électromagnétiques et des musiques
sérielles : le processus d’analogie et le processus de réitération.
Une solution possible est en effet celle que pratiquent les musiques concrètes et électroniques54 :
cette cinétique analogique propre à toute figure musicale suffisamment évocatrice de quelque
mouvement naturel.
Elle confère à l’agencement des hauteurs toutes les affinités motrices dues à des corrélations
notamment avec les jeux de la parole : mouvements ascendants interrogatifs, mouvements descendants
affirmatifs, ou s’ils sont précipités, mouvements ascendants exclamatifs, mouvements descendants
impératifs, ou encore s’ils sont serrés en hauteur, mouvements ascendants supplicatifs, mouvements
descendants plaintifs. Elle lui confère également cette cinétique par stabilisation que le processus
d’opposition de l’instable et du stable inculque par exemple dans l’audition d’une arabesque très décidée
succédant à une arabesque plus ou moins amollie. Que les deux termes d’un mouvement analogique
coïncident chaque fois en leur fin avec la fin d’une figure de hauteur, et sera réalisée la cristallisation
sémantique souhaitée, suspensive ou conclusive.
Quant à la sémantique par réitération d’un schème, dont on sait les multiples applications
thématiques et sérielles55, elle s’intègre aux hauteurs toutes les fois qu’une même configuration de sons
plusieurs fois répétée tout au long de l’œuvre se retrouve à la fin d’une figure musicale, à laquelle elle
ajoute cette valeur conclusive d’un tout s’acheminant vers sa propre fin que s a répétition lui a conféré.
Telle est cette fin de la 2e mélodie opus 17 de Webern [170] qui s’organise d’un bout à l’autre sur la
même forme de la série, et dont voici les premières et les dernières mesures :

Ou plus simplement un son ou une agrégation sera suffisamment affirmé dans le contexte pour
s’imposer comme tonique finale, tel le RÉ qui clôt la seconde partie du Pierrot lunaire de Schoenberg
[128] au grave de l’accord du piano et à la flûte, à l’aigu de la partie instrumentale56, et qui — en dehors
d’autres polarisations sur lesquelles nous reviendrons — n’a cessé de résonner à la flûte pendant les onze
mesures précédentes. Est-il besoin d’en souligner au passage la puissance tonique, et le démenti qu’elle
contribue à infliger à l’étiquette atonale dont l’œuvre est affublée...

OÙ LA PHYSIOLOGIE AUDITIVE REPREND SES DROITS :


CINÉTIQUE DE PERCEPTION
Convenons-en pourtant : la dialectique des hauteurs comme sa sémantique risqueraient fort d’être
importunes si elles se limitaient à ces procédés d’analogie et de réitération dont les manifestations restent
sommaires. Et si la musique occidentale passée en a largement usé, ce n’est pas d’eux qu’elle tenait ses
prestigieux pouvoirs, mais des lois physiques qui s’y étaient intégrées. Dès lors se pose cette autre
question : peut-on fonder une cinétique des hauteurs non sur l’approximation d’une analogie ou sur
l’artifice d’une répétition, mais véritablement sur des lois naturelles de la physiologie musicale ou de
l’acoustique ?
Pour déterminer la cinétique naturelle de l’arabesque mélodique, la loi physiologique que voici peut
intervenir : de part et d’autre d’une hauteur moyenne qui se situe au milieu de nos claviers de piano,
lorsque leur intensité croît, les sons aigus semblent monter en hauteur, les sons graves baisser [153].
Cette loi concerne plus particulièrement les sons purs. Elle n’en est pas moins indicative d’une tendance
dont il peut être tenu compte. Il peut en résulter en effet une certaine primauté du son le plus aigu dans
l’aigu, du son le plus grave dans le grave, qui concourt à expliquer la prédominance traditionnelle des
parties extrêmes, mais qui en même temps peut légitimer une finalité en quelque sorte naturelle :
propension ascendante de la cinétique des sons aigus, propension descendante de la cinétique des sons
graves. En allant plus loin on pourrait même conclure à la valeur en quelque sorte stabilisante d’un
mouvement ascendant dans l’aigu, d’un mouvement descendant dans le grave, et réciproquement à une
certaine instabilité d’un mouvement descendant dans l’aigu et d’un mouvement ascendant dans le grave.
Ceci admis, il y aurait, sous réserve d’autres propensions contraires, une sorte de finalité par opposition
de l’instable et du stable, soit dans la succession de deux arabesques descendantes, la première dans
l’aigu, la seconde dans le grave, soit dans la succession de deux arabesques ascendantes, la première
dans le grave, la seconde dans l’aigu.
Dans le domaine des variations d’intensité, cette même loi peut manifester une certaine incidence en
permettant d’admettre théoriquement comme plus naturelle l’intensité croissante des sons aigus
ascendants, des sons graves descendants, de même que l’intensité décroissante des sons aigus
descendants, des sons graves ascendants. Mais pour les sons graves, ces considérations se heurtent aux
conséquences d’une autre loi : le son qui s’approche monte en hauteur, le son qui s’éloigne baisse en
hauteur, loi beaucoup plus objective car elle ne tient qu’aux phénomènes vibratoires, et qui pourrait
trouver sa place dans une cinétique d’analogie liée aux idées de rapprochement, d’éloignement et de
vitesse.
Reconnaissons-le. En dépit de leurs prémisses scientifiques ces éléments restent quelque peu
décevants, non seulement parce que les lois physiologiques ne bénéficient pas de toute l’objectivité qui
s’attache aux lois de la physique, mais surtout parce que leur incidence sur la composition demeure elle
aussi trop rudimentaire en son principe et trop ostensible en ses applications.

OÙ L’ACOUSTIQUE REPREND SES DROITS : LA


CINÉTIQUE NATURELLE
Voici donc le moment d’aborder ce problème essentiel : l’entendement des hauteurs n’obéit-il pas
aussi à certaines propensions tenant à leur nature même ? En d’autres termes, existe-t-il des intervalles
assez naturels pour susciter entre leurs sons la perception d’une affinité immédiate ?
Et c’est ici qu’entre en jeu toute la finalité dûe aux deux seuls mouvements naturels de
l’acoustique ; la résonance harmonique et le glissement sonore.
Le phénomène de résonance harmonique fait apparaître, nous l’avons dit57, deux intervalles
premiers, d’abord l’octave si riche d’affinités qu’on admet généralement l’équivalence des deux sons
qu’il unit, puis la quinte qui, par sa génération naturelle et immédiate après l’octave, impose la notion
d’une affinité primordiale entre deux sons nettement différenciés.
De son côté le phénomène de la sirène musicale, en mettant en évidence le glissement naturel des
sons dans l’échelle ininterrompue des hauteurs vers l’aigu ou vers le grave selon l’accélération ou le
ralentissement d’un mobile sonore, donne naissance à un autre intervalle spontané, celui qui unit deux
sons immédiatement voisins du milieu sonore, comme le demi-ton de notre échelle tempérée.
La notion de ces trois intervalles privilégiés : octave, quinte et demi-ton, suffit, et nous allons voir
que tout en découle, sans qu’il soit besoin d’autre référence à la résonance naturelle, dont on a pu
constater les écueils dès qu’on en dépasse le 6e son58. Et l’on s’abstrait du même coup, comme toutes les
musiques nouvelles, de la suprématie tyrannique qu’elle impose au son grave, car ce qui compte
seulement dans cet univers comme dans ce ciel de Swedenborg que Schoenberg voulait dégager de toute
pesanteur59, c’est l’affinité réciproque engendrée par l’intervalle naturel, affinité par quoi tout son se
trouve ainsi relié en montant comme en descendant, le DO aux autres DO, au SOL comme au FA, au
RÉ♭ comme au SI.
Déjà il en résulte du DO au FA cette conséquence immédiate : l’affinité de quarte, qui vient d’elle-
même s’ajouter aux trois autres.
Mais que l’on ne s’y trompe point : ces intervalles, si spontanés soient-ils, n’engendrent d’un son à
l’autre nulle attirance matérielle ! C’est l’entendement qui, parmi les divers intervalles d’une figure
musicale, en perçoit à leur seul profit la hiérarchie innée, par sa sensibilisation à cette finalité que leur
génération naturelle impose : en tendant vers sa propre fin, l’intervalle d’octave, l’intervalle de quinte,
l’intervalle de quarte ou l’intervalle de glissement donne l’impression de se clore sur son aboutissement
logique. Tel est le secret de ses pouvoirs. Et si l’entendement y est naturellement sensibilisé, ce n’est pas
seulement par l’accoutumance musicale : par sa conformité aux lois les plus immédiates de l’acoustique,
une telle notion trouve dans la physiologie vocale sa corrélation la plus évidente grâce au fonctionnement
du pavillon pharyngo-buccal, à la fois soumis comme tuyau sonore et comme résonateur aux lois de la
résonance harmonique et du glissement sonore.
PERENNITÉ DES AFFINITÉS NATURELLES DEPUIS LES
MUSIQUES PRIMITIVES JUSQU’AUX MUSIQUES D’AVANT-
GARDE
De ces données naturelles, l’ethnologie musicale témoigne à son tour : toutes les musiques ont
pratiqué les mouvements de glissement, d’abord dans leurs tâtonnements les plus primitifs vers leurs
repos [121, 165, 177], puis sous la forme d’altérations expressives [50, 163] ou de déplacements de
degrés mobiles [21], et enfin dans l’attraction exercée par les toniques depuis la doristi hellénique
jusqu’à la subductio médiévale et sa musica falsa, et finalement la sensible traditionnelle [86]. Quant aux
intervalles de quarte et de quinte, dès qu’une musique primitive les découvre, elle s’y complaît comme
en des repères fixes [120]. Et il semble aujourd’hui démontré que c’est par ce jeu alterné de quartes et de
quintes ascendantes et descendantes — et non pas sous la forme savante de quintes superposées et de
reports d’octave qui ne constitue qu’une interprétation a posteriori — qu’elle parvient à ces stades
successifs : gamme tri-tonique, gamme tétratonique, puis cette gamme pentatonique dont tous les sons se
trouvent ainsi reliés deux à deux par quinte ou quarte, tels DO RÉ MI SOL LA, et qui constitue très
précisément la gamme fondamentale des musiques exotiques les plus évoluées parmi les civilisations les
plus différentes et les plus isolées de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie. De cette
évolution millénaire, notre gamme diatonique constitue le stade heptatonique, avec tous ses sons unis
deux à deux par les intervalles naturels de quinte et de quarte, auxquels s’ajoutent deux intervalles
naturels de glissement demi-tonal [21].
La disparition du diatonisme a-t-elle marqué la fin de cette imprégnation des affinités naturelles
d’octave, de quinte, de quarte et de glissement ? En aucune manière, et il est facile de le montrer : la
sensibilisation des plus révolutionnaires des musiciens d’aujourd’hui y est telle qu’ils conduisent leurs
musiques comme s’ils s’en étaient imposé la loi.
Pour un compositeur comme Karlheinz Stockhausen il ne peut s’agir que des commandements de
l’intuition, s’il est vrai qu’il réprouve tout assujettissement à des attractions considérées comme
démodées. L’exemple ci-contre ne peut donc être suspect aux yeux de quiconque. Pourtant cette
succession presque exclusive d’intervalles naturels vient coïncider au point d’orgue de ce passage de ses
Fünf Zeitmasse [155] avec une période de repos, comme si la logique de leurs combinaisons successives
était expressément appelée à en assurer la cohérence.
Quant à Pierre Boulez qui est beaucoup plus conscient de ces pulsations vitales, voici la fin
volontairement conclusive de sa 1re sonate pour piano [10]. Elle témoigne sans contestation possible,
dans son besoin impérieux d’affirmer le LA terminal, de la nécessité de le faire précéder immédiatement
de ses quatre notes attractives par affinités de quinte et de demi-ton : MI, LA♭, SI♭ et RÉ dans l’arpège
descendant du dernier accord :

L’un et l’autre n’ont fait qu’obéir aux mêmes impératifs éternels de la logique musicale qui n’ont
cessé de conduire les œuvres les plus « atonales » et les plus sérielles de Schoenberg. Ainsi, au début de
la partie de violon de sa Fantaisie, opus 47 [137] les deux SOL qui terminent deux figures successives
répondent aux mêmes nécessités de la dialectique des hauteurs : le premier très incertain comme
l’aboutissement de cinq sons qui lui sont tous indifférents, le second au contraire très affirmé comme
l’aboutissement naturel de ses sons attractifs qui le précèdent tous quatre : DO, RÉ, LA♭ et SOL♭, et
rendu plus efficace encore du fait de son opposition avec l’instabilité du premier60 :
Mais fermons cette parenthèse destinée à montrer dès maintenant la continuité de ces lois, et
revenons à notre étude de leur évolution dans l’harmonie traditionnelle, et à leur aboutissement à une
véritable dialectique des hauteurs.

LES AFFINITÉS NATURELLES DANS L’HARMONIE


TRADITIONNELLE
Les débuts de la polyphonie médiévale ont coïncidé avec les débuts de l’humanisme. Il n’en fallut
pas plus pour que s’imposât en musique un tel besoin de logique, que finalement le hiératisme du plain-
chant dut céder la place à une musique capable de tous les mouvements, de foutes les affirmations du
langage. Ce ne fut pas sans heurts. Et en 1324 la décrétale de Jean XXII tentait de condamner les
séductions des mouvements de sensible qui allaient aboutir à cette musique longtemps réprouvée sous le
nom de musica falsa et finalement aux cadences de dominante [17, 86]. Or, c’est très exactement l’action
combinée des affinités de quinte, de quarte et de demi-ton qui a entraîné la défaveur progressive pour
tout autre mode que ceux d’UT et de son relatif mineur, défaveur que l’on se contentait jusqu’à présent
de constater sans l’expliquer vraiment [18]. La démonstration en est aisée : de tous les accords parfaits
constitutifs de l’échelonnement des sept sons DO RÉ MI FA SOL LA SI, ce sont les accords parfaits DO
MI SOL et LA DO MI dont les trois sons bénéficient du maximum de ces liens d’affinité naturelle de
quinte, de quarte et de demi-ton avec chacun des sept sons mis en jeu. Il suffit de faire le compte : pour
DO MI SOL, il s’agit de DO FA, DO SOL, DO SI d’une part, puis de MI FA, MI LA, MI SI, enfin de
SOL DO, SOL RÉ. Pour LA DO MI, il s’agit de LA RÉ, LA MI d’une part, puis de DO FA, DO SOL,
DO SI, enfin de MI FA, MI LA, MI SI. Or, ni les trois sons de RÉ FA LA, ni ceux de MI SOL SI, de FA
LA DO ou de SOL SI RÉ ne bénéficient d’un pareil potentiel d’affinités naturelles dans le milieu sonore
envisagé.
C’étaient donc les modes articulés sur ces deux accords qui comportaient les ressources les plus
complètes d’une dialectique d’affirmation, puisque chacun constituait le point d’arrivée du plus grand
nombre de ces mouvements naturels et bénéficiait par conséquent de cette logique particulière due, nous
l’avons souligné61, à ce que ces intervalles semblent se clore sur leur aboutissement inné.
Que le mode d’UT ait alors pris le pas sur son relatif, il n’y a pas à s’en étonner puisque seul il
profitait en outre par son accord parfait majeur du flux de la résonance harmonique62.
Bien entendu, ceux des sons constitutifs de la gamme diatonique de DO par exemple, qui sont reliés
à la tonique DO par ces affinités naturelles sont précisément les arbitres traditionnels de sa tonalité : SOL
comme dominante, FA comme sous-dominante, SI comme sensible, avec la fonction très précise de se
résoudre sur DO par les mouvements qui leur sont naturels, SOL et FA par mouvement de quinte ou de
quarte, si par glissement.
Mieux encore, si l’on examine maintenant les quatre sons SOL, SI, RÉ et FA qui y constituent
l’accord de septième de dominante, et qu’on recherche leurs affinités naturelles avec les trois sons de
chacun des vingt-quatre accords parfaits majeurs et mineurs, on s’aperçoit que c’est avec DO MI SOL
que ces relations sont les plus nombreuses — par SOL DO, SOL SOL d’abord, SI DO, SI MI ensuite,
puis RÉ SOL, et enfin FA DO et FA MI — justification éclatante de la cadence parfaite. Et par un
raisonnement inverse on constate que, des douze sons possibles, les plus chargés de potentiel attractif
relativement à DO MI SOL sont DO, FA, SOL et SI où l’on retrouve les sons investis des fonctions
essentielles à sa tonalité. Par contre, un seul son est totalement dépourvu d’affinité avec les trois sons
DO, MI et SOL, c’est SI♭. Or, il est très exactement le son qui vient en désagréger la tonalité pour
transformer à son tour cet accord parfait en un accord de septième de dominante DO MI SOL SI♭
soumis à la même propension que son homologue SOL SI RÉ FA.
De même, le son le plus hostile à l’affirmation d’une tonique donnée, et en quelque sorte son anti-
tonique est son triton, non seulement en raison de l’absence d’affinité naturelle, mais parce que leur
combinaison constitue, nous le verrons63, l’intervalle le plus instable et le plus attractif d’autres sons. Or,
l’harmonie traditionnelle tenait déjà FA♯ pour la tonalité la plus éloignée de DO.

DIALECTIQUE DES HAUTEURS


Nous voici désormais en possession de ces moyens éprouvés qui se suffisent sans autre ingérence de
la résonance harmonique : les intervalles privilégiés d’octave, de quinte et de demi-ton, la cinétique due
a leur génération naturelle, l’affinité réciproque des deux sons qu’ils unissent, la logique inhérente au son
qui en constitue l’aboutissement, le pouvoir sémantique du son où ces affinités se concentrent.
Qu’un DO succède immédiatement à plusieurs de ses propres notes attractives : DO, FA, SOL, SI et
RÉ♭, ou que celles-ci prédominent en nombre ou en valeur dans la figure qu’il clôt, et l’entendement y
fera prévaloir, en vertu même de cette spontanéité qui leur est propre, les intervalles reliant au DO final
ces DO, ces FA, ces SOL, ces si ou ces RÉ♭ ; il découvrira à l’extrémité du faisceau conjugué de leur
aboutissement naturel, la satisfaction de saisir rétrospectivement le tout comme une forme cohérente
s’acheminant vers son achèvement inné.
Ces propensions sont d’autant plus agissantes qu’elles sont plus proches du mouvement spontané de
résonance ou de glissement qui les engendre. Selon leur emplacement dans la composition, tous les FA,
tous les SOL, tous les SI, tous les RÉ♭ n’ont donc pas la même efficacité dans leur aboutissement sur
DO. Notamment pour trouver sa voie dans les redoublements d’octave, la cinétique de glissement exige
de l’entendement qu’il dépasse par report mental d’octave le stade de la simple passivité. C’est d’ailleurs
l’emploi généralisé des affinités de septième majeure et de neuvième mineure qui contribue le mieux à
cette sensibilisation, dans la mesure où elle tend à l’imposer, selon un procédé devenu presque
systématique chez Webern [106], et dont on trouve dès 1908 ces exemples dans la partie de chant des
Jardins suspendus de Schoenberg [125] :
Sur ces rudiments où elle prend ses racines, toute une dialectique nouvelle s’est élaborée, capable de
tous les renouvellements. Elle a rompu avec l’harmonie passée en se libérant de son assujettissement au
diatonisme, aux fondamentales graves des accords et aux sortilèges de toutes sortes où la résonance
harmonique l’avait momentanément figée. Mais pour tout ce qui la rattache à la musique de toujours,
pourquoi n’en pas conserver les dénominations au lieu d’une terminologie neuve peut-être importune ?
Le maintien des termes de cadence, tonique, mode, sensible, degré-maître, ne peut prêter à confusion
avec ce qui peut être périmé en eux, s’il n’a d’autre but que de faciliter l’intelligibilité des concepts
élargis dont chacun devient la clef.
Il y a dans ces conditions cadence dans la succession de deux figures musicales, toutes les fois que
leur confrontation dans l’entendement suffit à mettre en évidence la seconde ou certaines des
caractéristiques de celle-ci. La tonique ou l’agrégation-tonique devient le nœud de la conjonction
passagère ou définitive des affinités que le texte souligne ou élude ; elle peut être cadentielle si elle-
même tend vers une autre tonique ou vers une autre agrégation-tonique mieux affirmée. Le mode est la
manière d’être du milieu sonore dès qu’il s’organise autour d’une tonique ou d’une agrégation-tonique
ainsi définie. La sensible répond à toute affinité de glissement, qu’elle s’exerce en montant ou en
descendant, directement ou par-delà l’octave ; et sa propension peut n’être pas immédiate, en sorte que,
différée, sa fonction se rapproche de celle dévolue aux autres degrés-maîtres. Quant à ceux-ci, dont le
rôle et l’emploi sont ceux des anciens « bons degrés », ils procèdent des affinités d’octave, de quinte et
de quarte, et leur propension, comme celle de la sensible, est descendante, ascendante ou reportable à
l’octave.
Mais cette solidarité réciproque des hauteurs diffère selon l’emplacement, la durée et l’accent de
chacune. Il en résulte que la dialectique de l’œuvre tient en définitive à l’interférence des affinités
naturelles avec l’écriture de ses sons composés.
Voyons pour commencer comment elle se manifeste dans les mouvements des hauteurs successives
d’abord, puis dans les mouvements des hauteurs simultanées.

CINÉTIQUE D’AFFINITÉS ET CADENCES DES HAUTEURS


SUCCESSIVES
La conséquence la plus immédiate des affinités naturelles, nous l’avons trouvée déjà dans un
exemple de la musique de Stockhausen64 : la cohérence des mouvements mélodiques où ils dominent
permet de mieux assurer, avec ou sans échange des parties, la logique d’un passage ou même d’une
œuvre tout entière. L’un des commentateurs les plus lucides de l’œuvre de Webern, Heinz Klaus
Metzger, en a eu la prescience en soulignant l’emploi systématique des intervalles de quarte dans les
passages conclusifs du quatrième des Gertliche Lieder [96].
Mais elles apportent aussi, en vertu du principe éternel de Guido d’Arezzo65, la réponse à une
question capitale de l’organisation des hauteurs66, car elles montrent comment assurer la signification
d’une figure sonore en la dotant à volonté d’un sens suspensif ou conclusif : sens suspensif si elle se clôt
sur un son plus ou moins indifférent relativement à ses autres sons : sens conclusif, si au contraire ce son
ultime en constitue l’aboutissement naturel en raison de la prédominance en elle de ses sons attractifs. Et
de cette dialectique, un précédent exemple témoignait déjà, tiré de la Fantaisie opus 47 de Schoenberg67.
Ainsi se pose le principe moteur de la cinétique d’affinité : la cadence affirmative va des sons de
faible potentiel attractif vers les sons d’un potentiel élevé, en sorte que la figure semble basculer vers son
aboutissement le plus lourd par sa densité. La cadence suspensive se déroule à l’inverse.
Mais c’est ici le moment de préciser comment s’inscrivent ces cadences.
Les plus apparentes procèdent par attraction directe : le son d’aboutissement est immédiatement
précédé de tout ou partie de ses notes attractives. Les exemples en sont innombrables68.
Comme pour tous ceux qui vont suivre, faisons choix de l’une des musiques les moins réductibles
aux disciplines traditionnelles afin d’en mieux montrer la continuité. Voici le thème contrapuntique de
Der Mondfleck du Pierrot lunaire [129] :

Schoenberg a pris soin d’y caractériser ainsi la fin des deux dernières figures : « quasi
kadenzierend. » En présence de ce parti-pris cadentiel évident, on ne saurait mieux démontrer quelle
conscience aiguë il avait de ces affinités naturelles, puisque le MI♭ qui clôt l’avant-dernière est très
exactement précédé de trois de ses notes attractives : MI, RÉ et SOL♯, et celui qui clôt la dernière, de la
totalité de celle-ci : MI, SI♭, LA♭ et RÉ.

Cette logique constructive continue à se manifester à la fin de l’épisode, de la manière la plus


imprévue : toute la partie instrumentale se trouve rigoureusement rétrogradée par symétrie autour du
milieu de la mesure 10. Comment dès lors conclure, puisque le thème finit à la clarinette-basse par la
rétrogradation d’une figure de cinq sons formant cadence par attraction directe ? Celle-ci ne pouvait que
rester suspendue sur les quatre sons attractifs du premier dans l’ordre MI♭ RÉ LA♭ SI♭ MI. Voici
comment Schoenberg a procédé : il a pris soin de confier au violon, comme son ultime du tout, un LA
dont ces quatre dernières notes sont également attractives, et qui devient la tonique conclusive de
l’ensemble sous l’effet conjugué, non seulement de celles-ci, mais encore des trois notes précédentes de
la voix, LA♯ RÉ SOL♯, qui lui sont aussi attractives. Il y a cadence des hauteurs simultanées par
attraction directe69.

Ou bien, relativement à l’ensemble des sons de la figure mélodique aboutissant sur un son donné,
c’est celui-ci qui est chargé du potentiel attractif le plus élevé, en sorte que le tout semble s’immobiliser
en lui comme en son propre centre de gravité. Il y a cadence mélodique par attraction d’ensemble.
Ainsi, dans les mesures 33 à 35 où s’achève le chœur de la première partie de la Cantate, opus 29
de Webern [174], chacune des quatre voix forme une ultime figure mélodique qui se termine très
précisément sur le son le plus riche d’affinités avec l’ensemble de ses sons. Au soprano par exemple, que
l’on examine successivement chacun des cinq sons de cette dernière figure, et l’on constatera que ni le
DO♯, ni le MI, ni le RÉ♯, ni le SOL n’atteignent le potentiel d’affinité du FA♯ où elle s’achève, seul à
bénéficier de la propension de deux de ses notes attractives : DO♯ et SOL. Il en va rigoureusement de
même des trois autres voix qui s’articulent sur la même partie de la série ou de son renversement et
comportent par conséquent la même succession d’intervalles.

Ou encore, sans être aussi proches du son d’aboutissement que dans la cadence mélodique par
attraction directe, ni noyées dans l’ensemble de la figure comme dans la cadence par attraction
d’ensemble, ses notes attractives y occupent des emplacements privilégiés qui les mettent suffisamment
en évidence dans l’entendement pour que le son final demeure encore sous le coup de leur affinité. C’est
la cadence par renforcement. Ainsi la 2e mélodie opus 15 de Webern [169], qui est du style « atonal » le
plus pur, se clôt sur un FA, dont toutes les notes attractives : FA, SI♭, DO, MI et SOL♭, ressortent aux
parties importantes du texte : temps forts ou accentués, extrême grave, extrême aigu, etc.
CINÉTIQUE D’AFFINITÉ ET CADENCES DES HAUTEURS
SIMULTANÉES
Les mêmes principes demeurent valables dans l’harmonie des hauteurs simultanées, ainsi qu’en
témoignent ici aussi les œuvres les plus irréductibles à la tradition, lorsqu’elles veulent ménager un repos
ou une conclusion.
Il y a donc cadence des hauteurs simultanées par attraction directe lorsque le son ou l’agrégation
formant l’aboutissement d’une figure sonore est immédiatement précédé, dans l’ensemble des parties,
d’un certain nombre de ses notes attractives, car il bénéficie alors de la logique inhérente à la présence
immédiate des sons unis à lui par des intervalles d’affinité naturelle.
Telle est la fin du troisième mouvement de la 2e sonate pour piano de Boulez [11] :

Deux toniques conclusives s’y font jour : DO et FA LA DO. Le DO se manifeste comme tel dans
toutes les dernières mesures en raison de l’emplacement privilégié de toutes ses notes attractives
(cadence par renforcement) qui occupent tous les sons graves. En outre, dans l’accord final, il se trouve
immédiatement précédé de la totalité de celles-ci (DO♯, SI SOL et FA). Quant à FA LA DO, il se
manifeste comme tel par son emplacement privilégié à l’avant-dernière mesure. Et lui aussi bénéficie de
l’apport de ses notes les plus attractives : SI♭ et MI lorsqu’il réapparaît dans l’accord final au centre de
son double arpège.
Il en est de même de la cadence des hauteurs simultanées par attraction d’ensemble, où le second
terme d’une figure sonore polarise la plus grande partie des attractions mises en jeu dans le premier
terme ou dans l’ensemble de la figure. Même la musique de Stockhausen n’y échappe pas lorsqu’elle se
veut persuasive d’une pulsation en profondeur allant vers son achèvement logique. Ainsi la fin de Fünf
Zeitmasse [155] comporte, si l’on s’en tient aux grosses notes, quelques accords parfaits très apparents
où le RÉ♯ joue un rôle primordial. Apparaît d’abord, aussitôt après le dernier point d’orgue et aux
extrémités du premier accord de la mesure 349, l’accord parfait SI RÉ FA♯ devenu immédiatement
après, selon la vieille formule de la tierce picarde, SI RÉ♯ FA♯ sous l’effet du RÉ♯ très en évidence à
la clarinette. Puis à l’aigu du dernier accord de cette mesure et de l’ensemble de la mesure suivante, le
même RÉ♯ à son tour très en évidence à la flute fait réapparaître le même accord parfait SI RÉ♯ FA♯.
Mais l’extrême aigu du même passage énumère en même temps les trois sons de l’accord parfait SOL♯
SI RÉ♯. Or il s’agit là très précisément (avec MI SOL♯ SI qui ne se manifeste pas ici) de l’accord
parfait le plus attractif de l’ensemble de toutes les grosses notes qui se sont fait entendre depuis le
précédent RÉ♯. Mieux encore, après s’être ainsi affirmé à la même tessiture d’abord comme médiante
de SI RÉ♯ FA♯ puis comme note tonale principale23 ter de l’accord parfait SOL♯ SI RÉ♯ sur lequel
le tout forme ainsi cadence par attraction d’ensemble, le RÉ♯ devient en quelque sorte la tonique
occulte des deux dernières mesures, car il y résonne avec l’intensité maxima, pendant que s’effacent les
derniers sons, dont toutes les grosses notes : LA♯, RÉ et MI lui sont attractives.

Quant aux cadences simultanées par renforcement, dont la fin précitée du 3e mouvement de la 2e
sonate de Boulez contenait déjà un exemple, les notes les plus attractives du son ou de l’agrégation
d’aboutissement d’une figure sonore s’y trouvent si bien en évidence qu’elles ne peuvent manquer de lui
porter l’appui de leur affinité. En voici une autre illustration, tirée, pour changer, de la toute première
œuvre « atonale » de Webern, la seconde de ses Mélodies opus 3 [166] :

La fin s’y polarise par deux fois sur un FA du chant, mesures 8 et 10, après mise en évidence de ses
notes attractives : SOL♭, SI♭, DO et MI, aux premiers temps des trois dernières mesures, à leur
extrême grave, ainsi que par leur attraction directe ou quasi-directe comportant chaque fois le
mouvement de sensible du SOL♭.
CINÉTIQUE DE CONTRASTE ET CADENCES DES
HAUTEURS SUCCESSIVES
Revenons en arrière vers les cadences traditionnelles. Puisque les affinités en sont réversibles, on est
en droit de se demander ce qui permet d’en dire conclusive la forme SOL SI RÉ FA → DO MI SOL
plutôt que la forme DO MI SOL → SOL SI RÉ FA qui, elle, est traditionnellement considérée comme
suspensive. L’explication usuelle : dissonance-consonance est absolument inopérante. Sans insister sur
les aléas des classifications beaucoup trop subjectives qui en résultent forcément70, contentons-nous de
constater que les théories les plus attachées à la tradition s’interdisent l’interprétation d’une résorption du
dissonant dans le consonant, en rangeant désormais l’accord de septième de dominante SOL SI RÉ FA
parmi les consonances naturelles [18]. En réalité la sémantique d’affirmation de la cadence parfaite tient
à ce que SOL SI RÉ FA est une entité spécifiquement instable71, alors que DO MI SOL est
spécifiquement stable, en vertu des mêmes seuls principes : les affinités naturelles d’octave, de quinte et
de demi-ton. Et la fonction conclusive de la cadence parfaite, comme la fonction suspensive de la
cadence à la dominante ne sont dûes qu’à la progression stabilisante de la première et à la progression
déséquilibrante de la seconde.
Il y a là à son tour une notion capitale, par les mouvements, les repos, les propensions de toute
sortes qu’elle suscite en toute combinaison des hauteurs. Le processus en est très simple. Il apparaît
clairement de la comparaison de deux agrégations d’un même nombre de sons, l’une sans aucune affinité
naturelle entre ses propres sons : SI RÉ FA par exemple, l’autre riche en intervalles naturels comme DO
RÉ SOL. La première tend tout particulièrement vers des sons extrinsèques, et tout à la fois vers DO par
affinité de glissement du si et par affinité de quinte du FA, ainsi que vers MI, FA♯ et SI♭. Elle est donc
manifestement instable, en vertu de sa propension naturelle à se dissocier. La seconde par contre tend à
se replier sur elle-même en vertu des affinités réciproques de quinte du DO au SOL, du RÉ au SOL. Elle
est essentiellement stable. Certes toutes les agrégations ne sont pas aussi manifestement instables ou
stables. Mais nous verrons qu’il existe un critère très simple pour départager les unes des autres72.
On comprend dès lors les ressources innombrables que l’on peut tirer de l’opposition
instabilité — stabilité. Elle joint à la sémantique propre au pouvoir coordinateur de l’association d’idées
par contraste, la cinétique résultant de sa progression stabilisatrice ou de la progression dissolvante de sa
rétrogradation72 bis.
C’est d’abord la cadence mélodique par différence de stabilité opposant une première figure
mélodique constituée d’un ensemble instable de sons, et une seconde figure mélodique constituée d’un
ensemble stable de sons. Ainsi dans le passage suivant de la première des Mélodies opus 13 de Webern
[168], la première phrase emprunte l’échelonnement des sept sons DO RÉ RÉ♯ MI FA♯ SOL♯ LA♯
qui tendent vers chacun des cinq sons extérieurs73 et vers le RÉ♯ final, et dont l’ensemble est
spécifiquement instable ; la seconde, l’échelonnement des sons DO MI SOL SOL♯ SI dont l’ensemble
est spécifiquement stable en raison des nombreuses affinités réciproques qui les unissent :

Ou encore c’est seulement l’aboutissement de chaque fragment mélodique qui se trouve être, le
premier instable, le second stable. Il s’agit alors d’une cadence mélodique par différence d’équilibre,
comme dans le passage suivant de la première des quatre Mélodies opus 12 de Webern [167] :

Le début aboutit sur le triton DO FA♯ qui est l’intervalle le plus détonnant par la quadruple
propension de ses deux sons vers si comme vers DO♯, vers FA comme vers SOL, alors que la fin se clôt
sur les trois sons DO RÉ SOL dont nous venons de constater la stabilité naturelle.
Souvent la cadence mélodique par différence d’équilibre procède par aboutissement sur les sons
successifs d’un accord parfait, qui suffit à stabiliser l’ensemble, car lui aussi forme une agrégation
spécifiquement stable en majeur comme en mineur73 bis. Il y a alors cadence mélodique sur accord
parfait. Quoi qu’on ait pu dire de la disparition de l’accord parfait, Webern use souvent74 ter du pouvoir
stabilisant que ses trois sons doivent à leur mutuelle cohésion au sein de leur entité naturelle ou quasi-
naturelle75, comme à la fin de la seconde des Mélodies opus 18, qui appartient à la technique sérielle la
plus pure, malgré l’articulation terminale du chant sur l’accord parfait DO MI♭ SOL :

Notons enfin cette autre espèce de cadence qui combine les ressources de l’attraction et du
contraste. C’est la cadence mélodique par différence de potentiel, dont l’exemple de la Fantaisie opus
47, l’une des dernières œuvres sérielles de Schoenberg constituait déjà une illustration76. Elle consiste
dans la succession de fragments mélodiques dont le dernier se stabilise davantage sur le son ultime que
les précédents sur leur propre fin. En voici un autre exemple tiré de l’une de ses toutes premières œuvres
« atonales », la seconde des Pièces pour piano opus 11 [124] : le thème s’arrête d’abord sur un MI♭
dont le potentiel attractif est aussi faible que possible à l’intérieur de l’ensemble des sons RÉ♭ MI♭
LA, puis sur un RÉ♭ qui est au contraire le son le plus chargé de potentiel attractif relativement aux
cinq sons qui terminent l’ensemble grâce à son affinité avec DO, RÉ♭, RÉ et LA♭.

CINÉTIQUE DE CONTRASTE ET CADENCES DES


HAUTEURS SIMULTANÉES
Les mêmes principes valent dans l’organisation d’ensemble des hauteurs. Pour donner un aperçu de
la cadence des hauteurs simultanées par différence de stabilité, où à une figure spécifiquement instable
succède une figure spécifiquement stable, faisons appel à la fin de l’exemple de la Pièce pour piano opus
33a de Schoenberg, qu’Hindemith avait vainement tenté d’intégrer dans ses procédés. A l’organisation
tonale que nous avons signalée77 et que les principes de l’affinité naturelle préciseraient mieux encore,
vient s’ajouter l’opposition à un premier épisode instable d’un second épisode stable sur lequel
l’ensemble vient trouver son équilibre. Il s’agit en effet d’abord des neuf sons DO RÉ♭ MI♭ FA
SOL♭ SOL LA SI♭ SI dont le milieu sonore est déséquilibré, en raison de la présence en son sein de
toutes les notes attractives des trois sons extrinsèques RÉ, MI et SOL♯ ; puis de cinq sons à distance de
quinte dont la figure est par conséquent riche d’affinités réciproques et spécifiquement stable78. Quant
aux sons RÉ et MI qui séparent ces deux ensembles, ils ne parviennent pas à s’assurer l’importance
tonique qui aurait pu leur échoir comme aboutissement naturel des neuf sons les précédant, car ils se
trouvent irrémédiablement déséquilibrés dans l’accord par tons entiers qu’ils forment avec les derniers de
ceux-ci : SI♭, DO et SOL♭79.

Dans les cadences des hauteurs simultanées par différence d’équilibre, la première de deux figures
comparables qui se succèdent prend appui sur une agrégation spécifiquement instable, la seconde sur une
agrégation spécifiquement stable. Ainsi à la fin de Das Augenlicht de Webern [172] les voix du chœur se
posent d’abord sur l’agrégation LA RÉ SI RÉ♯ dont l’équilibre est précaire car elle tend à la fois vers le
MI et le LA♯ qui suivent, puis sur l’agrégation finale SOL♯ DO♯ LA RÉ dont la stabilité spécifique
est absolue en raison des deux intervalles de quinte et de demi-ton qu’il contient :

Ici encore, Webern n’hésite pas, et plus particulièrement dans ses dernières œuvres à faire appel à
l’effet cohésif de l’accord parfait, comme l’accord parfait majeur-mineur de RÉ qui clôt sa 2e Cantate
opus 3180 [175]. En voici un autre exemple, sur l’accord parfait majeur-mineur de SI, tiré de la 2e partie
de la même œuvre :

Il y a enfin cadence des hauteurs simultanées par différence de potentiel, lorsque la première figure
prend appui sur un son ou une agrégation de faible potentiel par rapport à elle, la seconde sur un son ou
une agrégation de fort potentiel par rapport à elle, combinant ainsi les effets de l’affinité et du contraste.
Pour succéder à cette citation extraite de l’ultime œuvre sérielle de Webern, la toute première des
œuvres sérielles, la Valse opus 23 de Schoenberg [131], nous offre cet exemple :

Le SI, appui terminal de la première figure, demeure indifférent relativement aux milieux sonores
que constituent soit l’ensemble des sons de la seconde mesure citée où prédomine virtuellement le
potentiel attractif du DO, soit les ensembles que ces sons forment avec les sons immédiatement
antérieurs MI ou SI♭ RÉ MI, et où prédomine virtuellement le potentiel attractif de MI et de SI♭ ; en
outre il se trouve déséquilibré par le triton direct de son anti-tonique FA qui le précède immédiatement.
Par contre le FA♯, appui terminal de la figure comparable qui suit, est trop loin de son anti-tonique DO
pour que leur triton se manifeste ; et il constitue l’aboutissement cadentiel du tout, à la fois par attraction
directe du DO♯, du SOL et du SI, par attraction renforcée du RÉ♭ et du si de la mesure 9481 et des
sons extrêmes à l’aigu et au grave de la mesure 95 ainsi que des sons de son second temps, et par
attraction d’ensemble à l’intérieur du milieu sonore des sept derniers sons entendus.

RESPONSABILITÉ SOLIDAIRE DES HAUTEURS :


L’ORGANISATION TONIQUE
Sous ces multiples aspects, cette organisation cadentielle vient animer différemment les œuvres
nouvelles selon les besoins de leur dialectique. Les sons d’aboutissement de ces « cadences » au sens le
plus large, n’y prennent valeur que de toniques passagères82 lorsqu’elles n’apparaissent que de loin en
loin par polarisations différées. Mais il arrive que toniques cadentielles, suspensives, transitoires ou
conclusives se présentent en formations serrées avec des relations déterminées d’une tonique à l’autre
jusqu’à provoquer un véritable agencement tonique de l’œuvre entière83.
Supposons par exemple que SI♭ soit la tonique choisie, passagère ou conclusive. Ce sont ses notes
attractives qui vont la faire bénéficier de toute leur efficacité cadentielle : MI♭, FA, LA et SI. Quel sera
leur fonction, si ce n’est celle dévolue aux degrés-maîtres de l’harmonie traditionnelle ? Elles figureront
donc aux accents du texte, à leurs temps forts, à l’extrême grave ou à l’extrême aigu, aux points
d’aboutissement des figures, etc., exactement selon le rôle que leur impartissent les cadences par
renforcement84.
Ou bien elles s’installeront en majorité à l’intérieur des figures sonores, comme dans les cadences
par attraction d’ensemble85.
Enfin, selon les cadences par attraction directe, leur efficacité sera d’autant meilleure qu’elles se
résoudront directement sur le son tonique, et mieux encore conformément au mouvement naturel qui les
engendre : quinte, quarte, glissement.
Quant à l’anti-tonique86 de SI♭, c’est-à-dire MI, son rôle devra être aussi effacé que possible,
puisqu’elle est capable d’accaparer à son, profit l’affinité des mêmes sons MI♭ FA LA et si que la
tonique SI♭, et que sa combinaison avec SI♭ en désagrège le pouvoir tonique dans l’intervalle instable
par excellence qu’est le triton87.
On voit donc apparaître des fonctions qui ne rappellent que de loin les fonctions usuelles de
dominante, de sous-dominante et de sensible, car elles se trouvent libérées de leur contexte diatonique,
déchargées des multiples assujettissements de la résonance harmonique, multipliées par les reports
d’octave, et en ce qui concerne les sensibles, dédoublées en sensibles ascendantes et en sensibles
descendantes, et traitées en degrés-maîtres.
Une telle organisation tonique n’est-elle qu’une vue de l’esprit ? En aucune manière, puisqu’elle
s’inscrit dans les textes les plus hétérogènes des musiques nouvelles, fussent-ils à l’extrême pointe du
dodécaphonisme sériel. Une condition toutefois est nécessaire, et elle est apparemment malaisée, c’est de
lire, d’écouter, de commenter ces musiques sans idées préconçues.
Prenons l’exemple du Menuet opus 25 de Schoenberg [132]. Il faudrait être véritablement obnubilé
par des étiquettes fallacieuses pour ne pas y reconnaître, du début à la fin, cette tonique évidente : SI♭.
Et toute l’œuvre se comporte exactement selon les directives que nous venons précisément d’énumérer.

Ce SI♭ y manifeste son rôle de tonique tout à la fois en tant qu’aboutissement de mouvements
mélodiques (mesures 2, 7, 11, 13, 15, 16, 24, 26, 31 et 33), ou de figures d’ensemble (mesure 21), par sa
répétition (mesures 7, 8, 24, 26), par son emplacement au grave des temps forts (mesures 4, 6, 10, 30, 32)
et enfin au point d’orgue (mesure 16), et à l’aigu de l’accord final où il se trouve renforcé par l’audition
simultanée de deux de ses notes attractives FA et DO♭ en un accord qui en prolonge la tonalité selon un
procédé courant dont nous reparlerons88.
Quant à ses quatre notes attractives précitées, il faudrait énumérer presque chaque mesure pour
montrer combien elles y sont en évidence ; et les mouvements de sensible abondent : LA-SI♭ ou SI-
SI♭ dans les mesures 2, 7, 9, 11, 13, 15, 16, 17, 18, 24, 26, 29, 31, 33 notamment. Par contre l’anti-
tonique MI89 est systématiquement effacée. Voici à titre indicatif un passage du début :

Ces polarités sont d’autant moins fortuites que, par un effet de contraste évidemment voulu, elles
disparaissent systématiquement du trio90 où l’aimantation sur le SI♭ est autrement conduite. C’est le
SI♭ qui y termine quatre sur six des figures thématiques par six doubles-croches ; et ce sont
exclusivement ses notes attractives qui terminent sur chaque premier temps toutes les figures thématiques
par six croches à l’exception des deux dernières, là précisément où le SI♭ apparaît en évidence comme
le son le plus grave.
Autre exemple typique de ces différences de potentiel attractif qui viennent animer de leurs effets
contrastants les musiques d’aujourd’hui : A la mesure 16 du Menuet, le SI♭ est manifestement suspensif
comme il convient au point d’orgue qui le prolonge puisqu’il se trouve accompagné des sons SOL♭ DO
MI puis LA♭ DO♭ MI dont un seul lui est attractif, et que la pédale MI en assure au maximum le
déséquilibre en formant triton avec lui91. Par contre dans l’accord final où le MI est réduit au rôle
subalterne de sensible de FA, le SI♭ se trouve auréolé et renforcé par trois de ses notes attractives dont
il constitue le centre de gravité naturel.
Notons enfin une aimantation secondaire sur le FA qui accompagne chaque fois le SI♭ aux endroits
les plus conclusifs terminant la première reprise, la mesure 31 et la mesure finale. Lui aussi bénéficie en
effet à ces moments d’une polarité certaine, notamment par l’appui manifeste du mouvement mélodique
de la main droite sur ses notes attractives SOL♭, DO et SI♭ dans les mesures précédant immédiatement
la fin, et par attraction directe du SI♭, du MI et du DO dans la mesure finale.

Tels sont quelques-uns des aspects de cette organisation fonctionnelle des hauteurs que le simple jeu
des affinités naturelles d’octave, de quinte et de demi-ton suffit à provoquer. Comment n’être pas
sensible à des illustrations aussi manifestes de leurs pouvoirs ? Et comment ne pas s’émerveiller, aux
termes de ces diverses incursions dans les domaines musicaux les plus variés, de leurs prolongements
insoupçonnés au travers des musiques de tous les temps ?
Que leur obédience ne soit pas inéluctable, c’est certain. Mais elles reprennent vie dès que s’impose
une certaine cohérence, et surtout à la moindre apparition des besoins d’une dialectique. Voudrait-on
même systématiquement s’en abstraire, ce ne pourrait être qu’en pleine connaissance de leur ingérence.
Sinon, trop incertaine de son propre style, l’œuvre se voue aux imperfections de tout ce qui reste hybride.
Que le lecteur veuille donc s’astreindre ici à une étude plus détaillée de ces moyens d’harmonie, en
acceptant d’en approfondir davantage le mécanisme, et il aura la révélation d’autres conséquences moins
prévisibles encore.
LE MYSTÈRE EN PLEINE LUMIÈRE
SOCIOLOGIE DES HAUTEURS
Cadences d’affinité, cadences de contraste, polarisations toniques révèlent chaque fois un processus
de tension et de détente résultant exclusivement des différences de hauteurs successives ou
simultanées92. Si ces mouvements internes n’existaient pas, les hauteurs ne se mouvraient guère que
sous le contrecoup d’impulsions provenant d’autres constituants de la musique comme le rythme ou
l’arabesque. En les animant proprio motu l’harmonie se comporte avant tout comme le système nerveux
central de leur organisme vivant, et par conséquent comme le principe le plus intimement vital de la
musique.
Mais au-delà de cette fonction cinétique d’où tous ses pouvoirs découlent, mais qui n’en est que
l’aspect le plus sommaire, c’est d’une véritable fonction sémantique que l’harmonie témoigne, selon la
dialectique même des modes et de la syntaxe du langage parlé : la figure musicale qui tend vers son
aboutissement naturel s’apparente à une affirmation, celle qui passe de l’instable au stable à une
conclusion, leurs rétrogradations à une interrogation ou un suspens, et toutes les sortes de figures tendant
les unes vers les autres aux affinités syntaxiques qui aimantent les mots de la phrase.
Plus loin encore dans l’organisation des hauteurs, un nouvel aspect de l’harmonie se révèle de par
l’interdépendance des sons du milieu sonore. Chaque son y figure alors un être au sein d’un groupement
plus ou moins hiérarchisé. L’agrégration stable y simule une communauté de membres étroitement
solidaires les uns des autres, l’agrégation instable, un assemblage hétérogène d’individus qu’isole une
incompatibilité foncière, la tonique naturelle le chef du clan le plus puissant. Et tout son y bénéficie
finalement d’une sorte de polyvalence en se montrant apte à s’agglutiner à n’importe laquelle des
agrégations qui s’y trouvent incluses et d’en renforcer ou d’en contrarier les pouvoirs, avec la même
responsabilité solidaire au sein du milieu sonore que l’individu dans la société. On pourrait même aller
jusqu’à identifier aux solidarités affectives les affinités de glissements qui procèdent comme par une
inclination dont le terme de « sensible » traduisait déjà le caractère, aux solidarités familiales les affinités
d’octave, de quinte et de quarte qui proviennent d’une génération naturelle commune, aux solidarités de
tribu ou de classe les affinités fondées sur les corps constitués de la résonance : accords parfaits et leurs
prolongements.
Mieux encore, c’est une fonction presque étatique qui incombe à l’harmonie lorsque s’impose la
permanence d’un milieu sonore bien défini, comme avait été le milieu diatonique : Tant qu’il s’était
cantonné aux modes d’église, sa polarisation sur l’un ou l’autre des sept sons DO RÉ MI FA SOL LA et
si répondait au régime patriarcal que la tonique modale leur imposait avec le clan de ses notes
attractives : RÉ, SOL et LA en mode de RÉ ; MI, FA, LA et si en mode de MI, etc. Lorsqu’il se stabilisa
sur l’accord parfait DO MI SOL, c’est toute une classe de seigneurs plus ou moins puissants qui
s’empara du pouvoir : dominante, sous-dominante, sensible, médiante, sous l’autorité suzeraine de la
tonique. Enfin, à ce régime féodal se substitua peu à peu un régime de plus en plus dictatorial, où le
vassal de dominante finit par s’arroger l’assujettissement à sa fondamentale de presque tous les sons, ne
laissant à la tonique que les prérogatives de cette allégeance presque nominale que la formule
d’Honegger a consacrée93.
Mais en destituant ce despote, les musiques de notre siècle n’ont nullement substitué le désordre à
sa tyrannie abusive, mais une hiérarchie en perpétuel devenir capable de tous les régimes. Par les
inévitables inégalités des sons qu’elle met en œuvre : inégalités structurelles par leur emplacement, leur
durée et leur accent, inégalités fonctionnelles par les liens de leur subordination, la musique composée
vient accentuer ou contrarier les dispositions préalables du milieu sonore qu’elle se choisit. Il en résulte
pour chaque son un potentiel personnel — sa personnalité en tant qu’être social qui vient s’ajouter au
potentiel qu’il doit à ses proches (par les générations d’octave, de quinte et de quarte), à ses amis (par les
affinités de glissement), et éventuellement à ses appuis de classe (au cas de son rattachement à tel accord
classé où les parentés s’enracinent). Nous verrons par exemple comment des renforcements appropriés
peuvent vouer à l’anarchie un milieu sonore proprement autocracrique94 ou au contraire imposer à un
milieu sonore enclin à l’oligarchie de plusieurs clans l’obédience suprême d’un seul, si celui-ci bénéficie
de ce que les sociologues nomment l’indice maximum de leadership.
Il est même possible de constater dès maintenant pourquoi certains sons secondaires d’un milieu
sonore déterminé se montrent capables ou incapables d’accéder au pouvoir suprême, et pourquoi d’autres
sons ne peuvent en être dépossédés. C’est que de telles corrélations permettent d’imiter jusqu’aux
moyens de la sociométrie [23, 37, 102], en dressant de véritables sociogrammes de chaque milieu
sonore95, où chaque son se trouve réciproquement relié à ceux des sons constitutifs avec lesquels il se
trouve en affinité de quinte, de quarte et de demi-ton et avec ceux-là seulement.
On constate alors qu’aux inégalités structurelles où les sons viennent à tout moment se soumettre de
par leur emplacement et leur écriture dans l’œuvre composée, se superposent d’autres inégalités :
d’abord celles qu’ils doivent à ces propensions latentes que constituent les affinités réciproques d’octave,
de quinte et de glissement dans tous les cas, et éventuellement au flux de la résonance harmonique
lorsqu’il s’ordonne en accords classés, et ensuite celles que toniques et degrés-maîtres doivent au
magnétisme dont les investit toute organisation tonique. Et ces différences de potentiel viennent tisser
entre les hauteurs successives et simultanées tout un réseau d’obligations, d’exigences, d’affinités, de
parentés, et d’alliances, groupant les uns, isolant les autres, et faisant surgir, au premier plan de
l’actualité tonique, des familles et leurs pères, des clans et leurs chefs, ou d’impérieux despotes parmi la
foule des sans-noms.
Voici par exemple les sociogrammes de trois entités : les sept sons de la gamme diatonique DO RÉ
MI FA SOL LA SI, de la gamme mineure harmonique LA SI DO RÉ MI FA SOL♯ et de
l’échelonnement DO RÉ♭ MI♭ FA SOL LA SI :

Le premier souligne l’importance du clan des sons DO FA SOL SI autour du DO, du clan MI FA LA
SI autour du MI96. Pourtant malgré son isolement relativement à l’un et à l’autre de ces deux clans, le
RÉ peut accéder à son tour à l’hégémonie tonale sur l’ensemble lorsque le texte le met assez en évidence
pour qu’il soit compté deux fois, car s’il est ainsi renforcé97, c’est toute la famille LA RÉ SOL où il est
prépondérant98 qui bénéficie du redoublement de ses affinités sans que se trouve corrélativement modifié
le potentiel des toniques naturelles DO et MI.
Par contre dans le second, ni le RÉ ni le SOL♯ ne peuvent songer à primer par leurs propres
moyens leur propre chef de clan LA qui, quoi qu’ils fassent, les dépasse puisqu’il bénéficie non
seulement de leur appui conjugué mais encore de celui du MI. Ils ne pourraient se pousser au-delà que
grâce à des appuis artificiels résultant de leur incorporation dans un corps constitué : RÉ dans RÉ FA LA,
SOL♯ dans MI SOL♯ SI ou FA LA♭ DO.
Enfin le troisième dénote l’isolement total du LA et du MI♭, aux côtés du DO, qui dispose au
contraire du potentiel attractif maximum, et dont les quatre autres sons ne se montrent capables que de
renforcer l’indestructible suprématie.

De tels rapprochements avec les rudiments de la sociologie ne sont donc pas purement gratuits, les
sociogrammes sonores le montrent. Et si le lecteur consent maintenant à subir quelques références
chiffrées d’ailleurs élémentaires, il va constater qu’ils favorisent au contraire l’introduction dans les
domaines de la musique d’une discipline qui a déjà fait ses preuves pour l’étude des groupements
sociaux, et dont il va suffir d’adapter les données les plus immédiates à tel ou tel groupement de hauteurs
pour qu’apparaissent les moyens d’en vraiment connaître le destin : celle des tables matricielles.

PRÉSENTATIONS MATRICIELLES ET TABLES


D’AFFINITÉS
Déjà nous avons passé en revue quelques entités sonores dont il était nécessaire de connaître le
potentiel attractif de chaque son, et le nombre total des affinités naturelles avec les sons extrinsèques99.
Les sociogrammes permettent aussi d’en rendre compte, mais d’une manière trop embrouillée pour être
efficace. De plus, lorsqu’il s’agit de plusieurs transpositions de la même entité, les sociogrammes, bien
que semblables, doivent être chaque fois entièrement refaits.
Or, relativement à une agrégation donnée, SOL SI RÉ, par exemple, rien n’est plus aisé que de
chiffrer une fois pour toutes le potentiel d’affinité que sa mise en jeu suscite en chaque son constitutif et
en chaque son extrinsèque. Il suffit de dénombrer les affinités naturelles des sons de l’agrégation avec
chacun des douze sons, et de placer en regard de chacun le chiffre qui lui correspond :

Cette suite de douze chiffres, on peut convenir de toujours la faire commencer par le chiffre
représentatif du potentiel de DO. Elle figure alors, pour chacun des douze sons de la gamme chromatique
de DO, le potentiel résultant de la mise en œuvre des trois sons SOL, SI et RÉ, mis en évidence par leur
emplacement hors parenthèse. Mais finalement, il s’agit là de la suite des chiffres propres à la table
d’affinité de tous les accords parfaits majeurs, car il suffit d’un simple décalage pour obtenir par exemple
la table d’affinité de SOL♭ SI♭ RÉ♭ :

(1) 2 (1 1 0 2) 2(1 11) 1 (2),

ou celle de DO MI SOL :

2 (1 1 1) 1 (2 1) 2 (1 1 0 2)

où chaque fois le premier chiffre correspond à DO.


En outre, ces tables sont renversables puisque les affinités sont symétriques en montant comme en
descendant100. La table de l’accord parfait mineur LA DO MI sera donc symétrique de celle de SOL SI
RÉ par lecture récurrente de celle-ci :

1 (11 1) 2 (2 0 11) 2 (1 2)

Et voici par transposition celle de DO MI♭ SOL par exemple :

2 (1 2) 1 (1 1 1) 2 (2 0 1 1)

Moins parlantes que les sociogrammes, elles sont plus faciles à établir et elles ont l’avantage de
s’adapter à toutes les transpositions de leur agrégation et à tous ses renversements.
Mais revenons à la table d’affinités de SOL SI RÉ. Elle met notamment en évidence cette
particularité, déjà signalée à propos de DO MI SOL101 : un seul des douze sons est totalement étranger à
chacun des trois sons SOL, SI et RÉ, c’est FA, c’est-à-dire très précisément le son qui dans l’harmonie
traditionnelle désagrège sa tonalité au profit de celle de DO. Assurons-nous-en par la table d’affinité de
SOL SI RÉ FA :

En recherchant le nombre total des affinités des quatre sons SOL, SI, RÉ et FA avec chacun des
vingt-quatre accords parfaits majeurs et mineurs, on s’aperçoit de ceci qui constitue le nerf moteur de la
cadence traditionnelle : C’est effectivement DO MI SOL qui, de tous les accords parfaits possibles est le
plus chargé de potentiel attractif relativement à SOL SI RÉ FA102.
Signalons enfin l’exceptionnelle puissance énergétique du triton, tel FA SI, que lui vaut la richesse
de ses affinités vers DO, MI, FA♯ et LA♯ seuls, à l’exclusion de tout autre son :

Ces tables d’affinités peuvent être établies une fois pour toutes pour chaque entité examinée,
facilitant ainsi l’étude de leur comportement dans ces « relations mutuelles entre les sons » qui, pour
Schoenberg, comme pour tout vrai musicien, constitue la pulsation vitale de toute musique103.

SYMÉTRIE ET MINEUR-INVERSE
Quant à la gamme diatonique, voici la table d’affinité de ses sept sons :

Il suffit de la consulter pour retrouver les particularités déjà signalées104, et notamment la


suprématie attractive des accords parfaits DO MI SOL et LA DO MI, relativement aux autres accords
parfaits constitutifs et même à l’intégralité des vingt-deux autres accords parfaits possibles. Et que l’on
ne s’étonne pas du potentiel élevé du MI. Non seulement il répond au rôle que les Grecs lui attribuaient
dans leur gamme descendante la plus usuelle MI RÉ DO SI LA SOL FA MI, mais encore il témoigne
d’une notion essentielle qu’il convient d’aborder ici, celle des symétries.
Comme nombre d’autres échelonnements d’intervalles, la gamme diatonique est symétrique à elle-
même, et cette symétrie par rétrogradation des mêmes intervalles se manifeste ici autour du RÉ. MI est
donc symétrique de DO.
Mais il y a aussi symétrie des affinités. Par conséquent, dans un échelonnement symétrique à lui-
même, les sons deux à deux symétriques ont même potentiel attractif. Et il est facile de s’en assurer dans
cette table d’affinités de la gamme diatonique par la comparaison des chiffres de part et d’autre du RÉ ou
de sa demi-octave SOL♯. C’est pourquoi MI se trouve chargé de la même puissance attractive que DO.
Il en est de même de toutes les agrégations qui s’y trouvent symétriques deux à deux par rapport à
RÉ et notamment des accords parfaits DO MI SOL et LA DO MI tous deux chargés du même potentiel
attractif de sept unités. Or, on connaît la symétrie des accords parfaits majeurs et des accords parfaits
mineurs telle qu’elle ressort de l’ordre inverse de leurs intervalles constitutifs : tierce majeure, tierce
mineure.
Et finalement on retrouve par là cette notion du mineur-inverse, symétrique exact du majeur,
qu’Hugo Riemann avait tenté d’introduire dans l’harmonie, et qui n’est jamais parvenu à s’imposer tant
on était resté imbu du préjugé de la subordination du mineur au majeur, et malgré les efforts de Gevaert,
de Vincent d’Indy et de quelques autres [25, 46, 55, 67, 113].
Son insuccès s’expliquait, tant que persistait la suprématie que le majeur devait à la résonance105.
Mais dans cet espace nouveau où la musique s’est libérée de ses racines harmoniques, rien ne prévaut
contre elle.
Sans qu’il soit besoin de se référer aux harmoniques inférieurs, toujours controversés malgré les
affirmations des musiciens qui les auraient perçus [44, 105, 161], des physiciens qui les admettent sous
certaines conditions [43, 114] et l’expérience récente des sono-grammes qui parfois les enregistrent,
soulignons seulement la corrélation parfaite entre la progression arithmétique 1, 2, 3, 4, etc., mesurée en
nombre de vibrations d’où naît la succession majeure des harmoniques qui est ascendante106, et celle
mesurée en longueurs de cordes d’où naît la succession mineure inverse qui est descendante. La première
commence au grave par les trois sons de l’accord parfait majeur, la seconde à l’aigü par les trois sons de
l’accord parfait mineur. C’est donc, dans cette conception du mineur-inverse, le son aigü de l’accord
parfait mineur qui en est la tonique véritable. Tel est précisément, avec son potentiel plus élevé, le MI
dans l’accord parfait LA DO MI de la table d’affinité de la gamme diatonique d’UT.
Dans la mesure où l’on admet la persistance d’accords parfaits, c’est cette conception du mineur-
inverse qui doit prédominer. Il convient toutefois de noter qu’elle continuera toujours à se heurter à
l’influence latente de la résonance harmonique pour peu que subsiste une certaine prépondérance
fonctionnelle des sons graves.

LES DIFFÉRENCES DE POTENTIEL ATTRACTIF :


STABILITÉ SPÉCIFIQUE, INSTABILITÉ SPÉCIFIQUE

Le problème de la stabilité et de l’instabilité spécifique d’une entité sonore est lié, nous l’avons dit15
à la valeur totale du potentiel attractif de ses sons constitutifs selon qu’ils tendent vers eux-mêmes ou
vers des sons extrinsèques. Et rien n’est plus facile désormais que de déterminer la valeur moyenne au-
delà de laquelle l’entité devra être considéré comme stable, en deça de laquelle elle devra être considérée
comme instable.
Puisque chaque son constitutif se trouve relié à cinq des douze sons par les affinités réciproques
d’octave, de quinte et de demi-ton, c’est un potentiel total de cinq unités multipliées par quatre que met
en jeu une agrégation de quatre sons comme SOL SI RÉ FA. S’il y avait équilibre parfait entre stabilité et
instabilité, il y aurait une répartition uniforme de ce potentiel attractif de vingt unités sur le total des
douze sons, en sorte que la valeur moyenne théorique du potentiel de chacun de ceux-ci serait de 20/12.
Il en résulte donc ceci : Le potentiel d’affinité d’une entité de quatre sons en état d’équilibre parfait entre
stabilité et instabilité est de 20/12 multiplié par quatre, soit entre six et sept unités de potentiel attractif.
Or, la densité attractive totale de SOL SI RÉ FA (2 + 1 + 2 + 1) ne dépasse pas six unités. Il s’agit
d’une agrégation spécifiquement instable.
Prenons par contre l’agrégation des trois sons SOL SI RÉ. Le potentiel total propre à une entité de
trois sons s’élève à trois unités multipliée par cinq, soit quinze unités. Si la répartition en était
exactement équilibrée entre les douze sons, le potentiel moyen de chacun d’eux serait égal à 15/12, et la
densité de l’entité des trois sons considérés de 15/2 multipliés par trois, soit entre trois et quatre unités de
potentiel d’affinité. L’agrégation des trois sons SOL SI RÉ étant chargée d’un potentiel attractif de cinq
unités (2 + 1 + 2) qui dépasse cette valeur moyenne, est spécifiquement stable.
Voici le tableau des valeurs moyennes de référence au-delà et en deçà desquelles les entités peuvent
être considérées comme spécifiquement stables ou spécifiquement instables :

Il se trouve que, sur les trois cent cinquante et un échelonnements possibles d’intervalles, il n’existe
que soixante échelonnements spécifiquement instables, dont nous verrons que seize seulement restent
instables dans tous les modes, s’ils sont considérés comme milieux sonores ou dans toutes leurs positions
en tant qu’agrégations verticales107. C’est qu’il suffit par exemple, pour qu’une agrégation de quatre
sons ne soit pas instable, qu’elle comporte deux intervalles de quinte ou deux intervalles de demi-ton,
même conjoints, ou un son et trois de ses notes attractives, ou un accord parfait et l’une de ses deux notes
les plus attractives.

OU COHÉSION N’EST PAS CONSONANCE, NI


CONSONANCE STABILITÉ

En apparentant deux sons distants d’un demi-ton108, les affinités de glissement viennent stabiliser
des agrégations traditionnellement considérées comme dissonantes.
Tel est l’accord DO MI SOL SI, dont voici la table d’affinité :

La densité de son potentiel total (3 + 2 + 2 + 3 = 10), très supérieure à la valeur moyenne de


référence, montre effectivement combien il est centré sur lui-même, alors que l’harmonie traditionnelle
l’obligeait à en résoudre le SI. Et l’on comprend qu’il ait rapidement fait figure d’accord conclusif,
comme à la fin des Jeux d’eau de Ravel [109].
Mieux encore, il est maintenant admis que les accords-type, que les musiciens de l’école de Vienne
ont substitué à l’accord parfait, affectent les formes DO FA SI, DO SOL SI, DO FA RÉ♭ ou DO SOL
RÉ♭109, auparavant tenues pour dissonantes et astreintes à être résolues. Mais il suffit pour que tout
s’éclaire de constater ceci : de même que l’accord parfait de tonique était très exactement le
prolongement de sa tonique dans la résonance harmonique, ces accords constituent très exactement le
prolongement d’un son par ses sons attractifs : DO d’une part, FA, SOL, SI et RÉ♭ de l’autre. Et leur
équilibre est parfaitement assuré comme le montre par exemple la table d’affinité de DO FA SI : 3
(1 0 0 2) 2 (2 1 0 0 2) 2.
Il y a là tout à la fois une confirmation supplémentaire du bien-fondé des affinités naturelles, et une
nouvelle occasion de montrer l’inanité de certaines tentatives de classification des agrégations
cadentielles.
Comment en effet ajouter foi aux disciplines qui, comme celle préconisée par Hindemith classent
certains des accords précités parmi les accords soumis à résolution, sous prétexte, nous l’avons vu110
qu’ils contiennent un intervalle de triton ! Et comment prendre au sérieux celles qui ne se fondent que
sur l’opposition consonance-dissonance, et rangent, comme le fait Krenek111 tous les accords précités et
même l’accord des Jeux d’eau parmi les accords de tension !
En réalité, rien de véritablement constructif ne peut sortir de la notion consonance-dissonance dont
il est superflu de dénoncer les fluctuations et que l’on ferait mieux de bannir à tout jamais du langage
musical.
Toutefois, un problème se pose en présence d’ensembles comme Do DO♯ RÉ RÉ♯ qui se
trouvent très centrés sur eux-mêmes, en vertu d’affinités réciproques exclusivement dues à la cinétique
de glissement112.
En dépit de leur cohésion certaine il serait facile de trouver à redire, du moins dans leur présentation
simultanée, à leur classification parmi les agrégations « stables ». C’est qu’intervient ici la notion de
résolution de l’octave altérée, dont les conditions seront précisées à propos du contrepoint naturel113, et
qui traduit le mouvement inhérent à l’essence même de la notion du glissement.
La contradiction qui peut en résulter entre l’idée de stabilité et celle d’une résolution plus ou moins
obligée, nécessite une certaine circonspection dans le maniement de ces termes, que les analogies
sociologiques concourent à mieux préciser : Alors que l’entité pauvre en affinités réciproques est comme
l’amalgame hétéroclite d’individus mal assortis, d’autant plus apte à se désagréger qu’ils tendent
davantage à s’unir à des êtres sonores qui lui sont extérieurs, l’entité riche d’affinités réciproques se
présente comme une congrégation de personnalités unies les unes aux autres par les liens d’une solidarité
efficiente. Mais cette solidarité se manifeste davantage pour les affinités naturelles d’octave, de quinte et
de quarte que nous avons apparentés aux liens familiaux22, car elles en favorisent le partage, comme il
advient par exemple de l’agrégation simultanée de trois quintes superposées. Lorsqu’il s’agit par contre
des affinités naturelles de glissement par mouvements continus de sensible qui unissent DO, DO♯, RÉ
et RÉ♯, se rapprochant davantage des liens passionnels, ne se combinent-elles pas sans heurts ?
Quoi qu’il en soit de ces correspondances, toutes les fois qu’une équivoque pourrait résulter de
l’emploi des mots « stabilité » ou « instabilité », il convient de leur substituer ces expressions plus
objectives : cohésion, non-cohésion, entités centrées sur elles-mêmes, entités non centrées sur elles-
mêmes.

HIÉRARCHIE STRUCTURELLE ET FONCTIONNELLE :


LES RENFORCEMENTS
En mettant en évidence les affinités spécifiques d’une entité sonore, ce sont seulement ses
éventualités latentes que sa table d’affinités vient révéler, c’est-à-dire, si l’on veut continuer les
références sociologiques, la hiérarchie préconstituée résultant pour chaque hauteur de l’importance
numérique de ses appuis familiaux, affectifs et sociaux. Par là se trouvent départagés ceux que leur
naissance a isolés, de ceux qu’elle a plus ou moins favorisés par la convergence sur eux d’un faisceau de
liens sélectifs.
Mais l’incorporation de l’entité dans la musique composée en altère plus ou moins les données. De
par son écriture, chaque hauteur ne se verra pas nécessairement assigner la fonction dont les structures
familiales et sociales le nantissaient par avance. Ce sont tous les facteurs personnels qui entrent alors en
jeu : Au rôle que l’individu doit à ses qualités naturelles et à son destin social répondent ici les inégalités
tenant à l’importance que la composition attribue à chaque hauteur par son emplacement, sa durée, son
accent et sa fonction dans l’organisation tonique.
Au sein du groupement le plus cohésif, la mise en évidence des éléments les moins homogènes
suffit à en troubler l’équilibre : Songez aux sept sons de la gamme diatonique, qui constituent une entité
spécifiquement centrée sur elle-même114, et qui pourtant se trouve comme en porte-à-faux soit sous la
forme de l’accord de treizième de dominante SOL SI RÉ FA LA DO MI car elle y prend appui sur son
accord de septième de dominante très en évidence au grave, soit sous toute autre présentation mettant en
relief ses éléments les plus instables et tout particulièrement son triton FA SI115.
Ici où l’on a affaire à une entité spécifiquement stable en toutes ses présentations116, il n’y a pas
altération véritable de la stabilité même du milieu diatonique puisqu’en définitive c’est toujours sur ses
propres sons qu’il tend soit par SOL SI RÉ FA qui tend vers DO MI SOL, soit par FA SI qui tend vers
DO MI.
Par contre, pour peu qu’en une entité spécifiquement stable, mais moins cohésive, vienne à
prédominer son élément le moins solidaire, ce sont tous les liens qui unissent celui-ci au dehors qui vont
concourir à la désagréger. C’est pourquoi les inégalités que la musique composée impose entre les sons
peuvent aller jusqu’à en bouleverser le destin.
Mais de ces renforcements structurels ou fonctionnels, les tables d’affinités permettent mieux
encore que les sociogrammes117 de préciser l’efficience.
Prenons cet exemple de l’harmonie traditionnelle ; il fera mieux saisir le mécanisme des
renforcements : dans la tonalité de DO majeur, l’accord de sixte MI SOL DO est astreint à certaines
précautions qui tiennent à ce qu’il est considéré comme beaucoup moins tonal que l’accord parfait des
mêmes sons en position fondamentale DO MI SOL. Or dans cette harmonie de résonance il est évident
que l’emplacement du MI au grave de l’accord le renforce au détriment des deux autres sons. Convenons
donc de doubler l’incidence de ses affinités à l’intérieur de la table attractive de DO MI SOL118 :

Le potentiel attractif de DO MI SOL s’élève maintenant à six unités. Mais le potentiel relatif de
deux autres des accords parfaits constitutifs de la gamme : FA LA DO et MI SOL SI est monté
concurrement à sept unités, en sorte que l’accord des mêmes sons ainsi renversé sur MI perd de sa
puissance tonale au profit de l’un ou l’autre de ces deux accords. On comprend mieux dès lors la raison
de cette altération de la tonalité de DO majeur, le sens de la propension acquise par l’accord à son
détriment, et les moyens traditionnels de l’éviter.
Un autre exemple va montrer au contraire comment une entité spécifiquement instable comme SOL
SI RÉ FA parvient à se stabiliser par simple renforcement de sa quinte tonale119 :

Le nombre total des affinités mises en œuvre par le jeu de ces quatre sons, qui dans la table
d’affinité originaire était de quatre multiplié par cinq soit vingt unités, s’est accru de dix unités, ce qui
fait trente. En procédant comme pour l’évaluation de la valeur moyenne de référence120, on trouve que la
répartition moyenne de ces trente unités de potentiel attractif sur chacun des douze sons égale 30/12, et
que la valeur moyenne de référence atteint ici 30/12 multiplié par quatre pour les quatre sons en jeu, soit
dix unités. Par un renforcement tonique du SOL et du RÉ, l’agrégation SOL SI RÉ FA tend donc à se
stabiliser puisque sa densité qui tout d’abord était inférieure à la moyenne de référence120 atteint ici
exactement cette moyenne.
Que ce redoublement des sons renforcés soit arbitraire dans son quantum, c’est certain, car aucune
évaluation ne peut mesurer le surcroît de poids acquis par un son, sous l’effet de son emplacement
privilégié dans le texte, de sa durée, de son accentuation, ou de son timbre. Mais ce qui compte dans ces
renforcements des tables d’affinités, et nous en verrons de nombreux exemples, c’est l’indication
précieuse qu’ils apportent sur la tendance acquise par l’entité sonore, lorsque son agencement y modifie
la valeur relative des sons121.

DE LA SOLIDARITÉ A L’INIMITIÉ : LES ENTITÉS


TOUJOURS STABLES, LES ENTITÉS TOUJOURS
INSTABLES
Une conséquence remarquable de cette connaissance des propensions propres aux ensembles de
sons soumis à renforcements, c’est la détermination d’entités tellement instables qu’aucun renforcement
ne parvient à les stabiliser, d’entités tellement stables qu’aucun renforcement ne parvient à les
déséquilibrer, quel que soit le son constitutif que l’on tente de renforcer. En d’autres termes on va
pouvoir dresser la liste, par exemple, des accords toujours instables quelle qu’en soit la position ou le
renversement, ou des milieux sonores toujours stables, quel qu’en soit le mode.
Il suffit en effet de remarquer que tout renforcement d’une table d’affinité augmente de cinq unités
le total du potentiel attractif mis en œuvre, sans que change le nombre des sons constitutifs. Or, ne
l’oublions pas, la densité attractive de chacun des sons constitutifs mesure le nombre de ses affinités avec
l’ensemble de ceux-ci. Son renforcement augmente donc leur densité totale de deux unités si le chiffre de
sa densité est 2, de trois unités s’il est 3, etc. Pour une entité de quatre sons par exemple, où chaque
renforcement augmente de 5/12 unités le potentiel moyen de chacun des douze sons de sa table d’affinité,
la densité de l’agrégation devrait augmenter de 5/12 multiplié par quatre, soit 5/3, pour qu’en subsiste la
stabilité ou l’instabilité initiale. Or, si la densité de chacun de ses sons ne comporte qu’une unité de
potentiel attractif, sa propre densité totale augmentera moins que cette valeur moyenne, puisqu’elle
n’augmentera que d’une unité, et son instabilité ne fera que croître. Si par contre chacun de ses sons est
chargé d’un potentiel attractif égal à deux unités, sa densité totale va augmenter de deux unités, c’est-à-
dire davantage que cette valeur moyenne, en sorte que sa propre stabilité s’en trouve chaque fois
affermie.
Il en resulte ceci qui est capital :
Sont toujours spécifiquement stables, en ce sens qu’elles demeurent toujours centrées sur elles-
mêmes, de quelque manière qu’elles se présentent :

1° Les entités de trois ou de quatre sons dont chacun est chargé d’un potentiel d’affinité au moins
égal à deux unités ;
2° Les entités de cinq, six ou sept sons dont chacun est chargé d’un potentiel d’affinité au moins
égal à trois unités.

Sont toujours spécifiquement instables en ce sens qu’elles tendent toujours vers des sons extérieurs :

1° Les entités de trois ou de quatre sons dont chacun n’est chargé que d’un potentiel n’excédant
pas une unité ;
2° Les entités de cinq, six ou sept sons dont chacun n’est chargé que d’un potentiel n’excédant pas
deux unités ;
3° Les entités de huit sons dont chacun n’est chargé que d’un potentiel n’excédant pas trois unités.

Dans notre échelle tempérée usuelle, la nomenclature totale des entités qui n’arrivent pas à se
stabiliser sur elles-mêmes, de quelque manière qu’on les dispose, se réduit à seize combinaisons
d’intervalles : la gamme par tons entiers et tout fragment de celle-ci, l’échelonnement par tierces
mineures dit de septième diminuée, et tout fragment de celui-ci, et l’échelonnement de huit sons où se
succèdent quatre fois la succession d’intervalles : deux demi-tons, un ton.
Quant aux entités qui restent toujours centrées sur elles-mêmes quelle qu’en soit la présentation,
elles sont plus nombreuses. Sur les trois cent cinquante et un échelonnements possibles d’intervalles, on
en compte soixante : toutes les combinaisons groupant des sons à distance de quintes successives, toutes
celles combinant la gamme par cinq quintes successives et un autre son quelconque, toutes celles
groupant six sons chromatiquement conjoints et un son quelconque, toutes celles groupant deux, trois,
quatre, six ou sept sons chromatiquement conjoints, etc.

Si on adopte la présentation chiffrée des échelonnements que nous avons proposée dans un autre
ouvrage [29], il est facile de donner la liste totale de ces entités continuellement centrées sur leurs
propres sons. Cette présentation matérialise les douze sons successifs contenus dans une octave sous la
forme d’une succession de groupes de deux chiffres ; le premier chiffre indique chaque fois, en montant
la gamme, le nombre des sons de celle-ci formant une suite chromatiquement conjointe, et le second le
nombre des sons extrinsèques qui vont jusqu’au son suivant. Ainsi dans la gamme diatonique des
touches blanches du piano, l’ensemble SI DO suivi d’un DO♯ qui est tû s’écrit 21, RÉ suivi d’un RÉ♯
qui est tû s’écrit 11, etc., en sorte que l’échelonnement diatonique SI DO RÉ MI FA SOL LA s’énonce
21 11 21 11 11. Pour éviter de citer deux fois le même échelonnement sous deux formes différentes, on
convient de commencer sa dénomination par les valeurs chiffrées les plus élevées, c’est-à-dire
21 11 21 11 11 pour la gamme diatonique au lieu de 11 21 11 11 21 par exemple. Selon ces conventions,
voici l’énumération des agrégations toujours centrées sur elles-mêmes : En deux sons quinte et seconde
mineure. En trois sons 14 14 11 ; 23 16 ; 24 15 ; 25 14 ; 26 13 et 39. En quatre sons 13 12 11 12 ;
14 11 12 11 ; 21 14 13 ; 21 16 11 ; 22 14 12 ; 23 11 14 ; 23 12 13 ; 23 14 11 ; 24 11 13 ; 24 24 ; 25 23 ;
26 22 ; 27 21 ; 32 16 ; 33 15 ; 34 14 ; 35 13 ; 36 12 et 48. En cinq sons 33 24 et 34 23. En six sons
21 11 12 11 11 ; 22 22 22 ; 31 23 11 ; 32 13 21 ; 33 33 ; 34 32 ; 41 14 11 ; 43 23 et 66. En sept sons
21 11 21 11 11 ; 31 21 11 12 ; 31 22 22 ; 31 23 21 ; 32 11 11 21 ; 32 12 31 ; 32 21 22 ; 32 22 21 ;
41 11 12 11 ; 41 12 11 11 ; 41 13 21 ; 41 21 13 ; 41 23 11 ; 42 33 ; 43 11 21 ; 43 32 ; 52 11 12 ; 61 14 ;
62 13 ; 63 12 ; 64 11 et 75.

Dans notre société des hauteurs, il s’agit là par conséquent de véritables castes privilégiées que
favorise l’indestructibilité de leurs liens solidaires, alors que les entités toujours instables se montrent
incapables de se suffir à elles-mêmes en raison de l’indifférence réciproque de leurs membres.

LES CHEFS : TONIQUES NATURELLES, TONIQUES


SECONDAIRES, CENTRES DE GRAVITÉ

Les sociogrammes ont mis en évidence122 ces différences de potentiel qui ordonnent les sons à
l’intérieur des entités sonores. Grâce à l’inégale répartition sur ses sons constitutifs du potentiel
d’affinités que l’entité dégage, ceux d’entre eux qui en sont le plus chargés vont tout naturellement
aimanter vers eux le flux de ces attractions. Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils vont jouer le rôle des toniques
les plus efficaces.
Soit l’une des gammes hongroises usuelles : DO RÉ♭ MI FA SOL LA♭ SI dont voici la table
d’affinités et le sociogramme :

Il n’est pas douteux que le DO se désigne par son potentiel attractif le plus élevé comme la tonique
la plus naturelle. Toute autre tonique ne pourra être que secondaire, et n’arrivera à supplanter la tonique
naturelle que grâce à des renforcements appropriés portant sur elle-même et sur ses propres notes
attractives figurant dans l’entité. Et selon qu’elles y parviennent ou non, on se trouve désormais en
présence de trois variétés de modes : le mode naturel qui répond si l’on veut à un régime d’autocratie
élective, le mode renforçable qui s’apparente à une autocratie dictatoriale, le mode non renforçable qui
évoque l’anarchie d’un régime sans autorité.
Ainsi, dans l’échelonnement précité, les toniques secondaires les plus faciles à asseoir seront celles
qui se trouvent sans affinité avec la tonique naturelle, c’est-à-dire MI et LA♭ dont les renforcements
sont sans effet sur elle.

L’échelonnement étant symétrique à lui-même123, le résultat est identique par symétrie autour de
DO ou de FA♯ pour LA♭ avec renforcement triple de LA♭ et renforcement simple de RÉ♭ et de
SOL.

Quant aux autres sons constitutifs, ils n’arrivent à surclasser la tonique naturelle qu’à égalité avec
l’un de leurs sons attractifs. Ni RÉ♭ ni SOL ne parviennent à surpasser LA♭ dans leur tentative de
suprématie tonique, de même que ni FA ni si ne parviennent à surpasser MI.
Un autre exemple plus familier va montrer plus de variété encore dans le comportement des
toniques, la gamme mineure harmonique usuelle LA SI DO RÉ MI FA SOL♯ dont le sociogramme
figure page 89. Deux toniques naturelles s’y font jour : MI et LA, toutes deux chargées du même
potentiel maximum de quatre unités et capables, chacune, de surpasser facilement l’autre :

Mais parmi les autres sons constitutifs, seul DO qui est sans affinités avec les deux toniques
naturelles parvient à la prépondérance attractive.
Le FA et le SI ne parviennent à supplanter les toniques naturelles qu’à égalité avec DO. Quant au
RÉ et au SOL♯ dont la densité originaire ne dépasse pas deux unités, ils sont l’un et l’autre incapables
d’accéder à la suprématie tonique.
Enfin, à côté de ces toniques naturelles et de ces toniques renforçables ou non renforçables, il est
possible de déceler en tout milieu sonore un véritable centre de gravité.
Il suffit qu’il remplisse les conditions que voici :

1° Contenir les sons les plus denses du milieu sonore ;


2° Se trouver par les uns ou les autres de ses sons en relations d’affinités avec tous les sons de
celui-ci (à l’exception de ceux dont le potentiel ne dépasse pas une unité et qui s’y trouvent isolés,
sans liens attractifs avec les autres sons) ;
3° Comprendre le minimum de sons ;
4° Etre autant que possible centré sur lui-même.

Ainsi pour la gamme des sept sons diatoniques DO RÉ MI FA SOL LA si dont la table d’affinités124
est :

4 (2) 3 (2) 4 3 (3) 3 (2) 3 (3) 3

le centre de gravité naturel comporte nécessairement DO et MI, les deux sons les plus denses. Mais
ceux-ci sont l’un ou l’autre en relations d’affinités naturelles avec tous les sons constitutifs sauf RÉ. Il
convient donc de leur adjoindre pour compléter le centre de gravité, un son constitutif relié à RÉ par
affinités naturelles, c’est-à-dire soit RÉ lui-même, soit LA ou SOL. Or l’ensemble DO RÉ MI est
instable125. Le centre de gravité naturelle ne peut donc être que les entités stables que voici126 : DO MI
SOL, ou LA DO MI, nouvelle preuve de la corrélation de l’harmonie traditionnelle avec les affinités
naturelles.
De même, le centre de gravité naturel de la gamme hongroise en question se trouve être au choix :
DO MI SOL, FA LA♭ DO ou DO FA SOL. Quant à celui de la gamme mineure harmonique précitée, il
ne peut, selon ces mêmes principes, être que LA DO MI.
En groupant ainsi ceux des chefs des principales familles qui sont le plus capables d’étendre leurs
pouvoirs à la plus grande masse des êtres sonores en œuvre, le centre de gravité naturel va présider à la
constitution d’une sorte d’oligarchie patriarcale, pour peu qu’un mode se centre autour de lui.
CLASSIFICATION DES SOCIÉTÉS SONORES : LES
ÉCHELONNEMENTS
Que l’on envisage l’organisation des hauteurs sous la forme d’un espace sonore ou sous la forme
d’une agrégation verticale, il s’agit toujours d’un certain nombre de sons différents dont il convient de
déterminer l’échelonnement, c’est-à-dire la succession des intervalles ramenés à l’intérieur d’une octave,
pour en établir la table d’affinités.
De ces échelonnements d’intervalles, on dénombre à l’intérieur de l’échelle totale des douze demi-
tons, et sans égard pour leurs transpositions possibles, trois cent cinquante et une formes différentes.
Ils peuvent être classés d’abord en fonction de leur structure apparente :
On compte ainsi 92 échelonnements à intervalles limités, dont chacun se trouve totalement
dépourvu d’un ou de plusieurs intervalles, comme la gamme par tons entiers.
D’autre part, 95 échelonnements sont symétriques à eux-mêmes, en ce sens que leurs intervalles se
reproduisent symétriquement en montant et en descendant à partir d’un certain point qui peut être un son
constitutif ou un intervalle, ainsi que nous l’avons signalé à propos de l’échelonnement diatonique127.
Seuls 30 échelonnements se trouvent totalement dépourvus de quinte ; 53 comportent une ou
plusieurs quintes sans accord parfait ; les 268 autres échelonnements contiennent tous au moins un
accord parfait.
A tout échelonnement répond un échelonnement complémentaire constitué des sons extrinsèques
qui le complètent à l’octave, comme l’échelonnement diatonique et celui de la gamme pentatonique de
quintes.
Mais 32 échelonnements de six sons sont en outre réversibles sur l’échelonnement complémentaire,
en ce sens que celui-ci contient les mêmes intervalles directs ou inversés. Exemple : la gamme
hexatonique par cinq quintes successives comme DO RÉ MI FA SOL LA, dont les sons complémentaires
FA♯ SOL♯ LA♯ SI DO♯ RÉ♯ comportent la même suite d’intervalles. Nous avons déjà signalé128
la prédilection des compositeurs sériels pour ces échelonnements, à l’intérieur de chaque moitié de la
série.
Certains échelonnements au nombre de quinze reproduisent deux, trois, quatre ou six fois la même
suite d’intervalles à l’intérieur de l’octave, en sorte que six, quatre, trois ou deux de leurs transpositions
comportent les mêmes sons présentés différemment. Tel est l’échelonnement constitué des intervalles
successifs de un ton un demi-ton quatre fois répétés à l’octave129, qui après avoir été employé par
Scriabine est devenu l’une des gammes fondamentales de l’harmonie de Bartok [84]. Messiaen a érigé
ces sortes d’échelonnement en système sous le nom de « modes à transpositions limitées ». [95]
Enfin, chaque échelonnement comporte un certain nombre de notes communes avec ses propres
transpositions. En en déduisant l’ordre de leur parenté structurelle on s’aperçoit qu’il ne se confond avec
le cycle des quintes que pour une seule gamme, la gamme diatonique sans sensible, dont il vient d’être
question en tant qu’échelonnement réversible.
Si maintenant on classe les trois cent cinquante et un échelonnements possibles selon les affinités
naturelles, on y découvre d’abord certaines caractéristiques tenant aux relations de leurs sons entre eux.
C’est ainsi que 121 échelonnements à pôle tonique sont constitués de telle sorte qu’un seul son y
surpasse en potentiel attractif aussi bien les autres sons constitutifs que les sons extrinsèques, comme on
a pu le constater d’une des gammes hongroises usuelles130. Disons, si l’on veut continuer les analogies
sociologiques qu’ils sont plus particulièrement enclins à un régime autocratique.
Par contre, dans 33 échelonnements à équilibre intrinsèque, tous les sons constitutifs ont même
potentiel attractif, tel l’échelonnement à transpositions limitées qui vient d’être signalé et dont la table
d’affinité est :

3 (4) 3 3 (4) 3 3 (4) 3 3 (4) 3

Autarchie est leur lot, si des renforcements ne les vouent pas à quelque dictature. Soulignons en
passant que leur très petit nombre vient conformer une fois de plus l’inanité d’une prétendue égalité
fonctionnelle des sons131.
D’autre part, nous allons constater l’existence d’échelonnements à modes naturels, à modes
renforçables, ou à modes non renforçables132.
Il reste encore à signaler notamment toutes les variétés tenant au potentiel relatif des accords
parfaits constitutifs, comme les 126 échelonnements dont un accord parfait dépasse tous les autres en
potentiel attractif et dont le destin naturel est la dictature de sa famille de résonance.
Enfin, voici quelques-unes des caractéristiques que les échelonnements doivent aux relations
d’affinités de leurs sons avec les sons extrinsèques :
On dénombre, rappelons-le, 291 échelonnements spécifiquement centrés sur eux-mêmes, dont 60
demeurent ainsi quelle qu’en soit la présentation, et 60 échelonnements spécifiquement instables dont 16
demeurent ainsi quelle qu’en soit la présentation133, cohésion et solidarité d’un côté, anarchie et
désunion de l’autre.
D’autre part, en raison de leur potentiel inférieur, 135 échelonnements transpositeurs tendent vers
certaines de leurs transpositions qui à leur tour sont douées du même cinétisme fonctionnel. Tous les
échelonnements spécifiquement instables sont transpositeurs.
Notons à cet égard que l’apparentement des échelonnements avec leurs transpositions par les
affinités naturelles comme par les notes communes ne procède selon le cycle des quintes que pour la
gamme diatonique sans sensible.
Enfin d’autres classifications fonctionnelles des milieux sonores peuvent être envisagées, tenant
notamment au potentiel relatif de leurs accords parfaits constitutifs et des accords parfaits
extrinsèques134.
GROUPEMENTS, ASSOCIATIONS ET CASTES : LES
ACCORDS
Les divers échelonnements conservent en principe leurs caractères spécifiques même sous la forme
d’une superposition de tous leurs sons. Mais c’est alors que jouent le plus les modifications dues aux
renforcements135, notamment sous l’influence de cette primauté pondérale du grave inhérente à la
résonance harmonique, dont les musiques les plus hostiles à son ingérence ne parviennent pas toujours à
se défaire.
Les accords classés de l’harmonie traditionnelle et leurs prolongements y sont le plus assujettis,
formant ces castes entièrement subordonnées à la fondamentale où la résonance a enraciné leur arbre
généalogique. Selon leur instabilité ou leur stabilité, les autres accords sont aptes à faire figure de
groupements hétérogènes ou solidaires, et selon l’inégalité ou l’égalité du potentiel propre à leurs sons,
de clans, de familles ou d’associations.
Mais les uns et les autres restent soumis aux lois que toute agrégation doit à ses affinités naturelles.
Comme nous l’avons constaté pour l’accord de sixte136, c’est une véritable transfiguration
fonctionnelle que l’accord subit généralement du fait de ses renversements ou des changements de ses
positions, transfiguration dont ici encore le mécanisme des renforcements parvient à donner la clef.
Même l’agrégation spécifiquement centrée sur elle-même peut sembler déséquilibrée si elle pèse de
tout son poids sur ses éléments les plus instables, bien qu’en définitive elle tende toujours sur son propre
centre de gravité ; nous l’avons montré à propos de l’accord de treizième de dominante137. Par contre
demeurent instables en toutes leurs positions les agrégations dont les échelonnements ont été énumérés
comme tels138, à condition toutefois que le contexte ne sous-entende pas un accord stable, comme il
advient de la tierce majeure qui est spécifiquement instable, mais qui bénéficie de la stabilité de l’accord
parfait dès qu’elle est censée s’y intégrer, ou par accoutumance.
Parmi toutes les agrégations possibles, il serait naturel qu’aient une vocation plus particulière au
rôle d’accord de tonique, celles formées sur des échelonnements spécifiquement centrés sur eux-mêmes
ou participant de ceux-ci. Et c’est effectivement le cas dans la majorité des musiques nouvelles.
Le plus souvent l’agrégation de tonique s’y présente comme le prolongement d’un son ou d’un
accord parfait soit dans la résonance soit par les attractions.
Les accords procédant de la résonance affectent notamment la forme d’un « accord
harmonique »139, comme à la fin du 7e des Préludes pour piano de Messiaen [90], dont le milieu sonore,
constitué par la gamme à transpositions limitées DO RÉ MI♭ SOL♭ LA♭ SI♭♭ contient deux
accords harmoniques à distance de triton : LA♭ DO MI♭ SOL♭ et RÉ FA♯ LA DO, et parvient à se
cristalliser autour du premier, grâce au renforcement du DO qui accentue la fonction cadentielle de RÉ
FA♯ LA DO tout en mettant en évidence l’accord parfait LA♯ DO MI♭ :
Ou bien l’accord est constitué de quintes successives selon la genèse de la résonance dont chaque
nouvel harmonique est le son fondamental d’une succession nouvelle imbriquée dans la précédente.
Ou encore l’accord prolonge un accord parfait qui s’y trouve incorporé et qui en constitue le centre
de gravité naturel. Nous avons signalé celui qui termine le troisième mouvement de la 2e sonate pour
piano de Boulez. En voici un exemple beaucoup plus ancien tiré d’une œuvre de l’époque « atonale » de
Schoenberg : dans l’accord final de la cinquième des Pièces pour piano opus 19 [126], c’est l’accord
parfait MI SOL♯ SI qui constitue l’aboutissement de ce qui précède, par attraction directe de trois des
notes attractives de MI. Or il est accompagné très exactement des notes qui lui sont les plus attractives :
RÉ♯ et LA, lesquelles sont aussi les notes les plus attractives de l’autre accord parfait constitutif, DO♯
MI SOL♯.

Ou bien il s’agit d’une agrégation à pôle tonique140 dont l’un des sons constitue la tonique naturelle
puisqu’il dépasse tous les autres en potentiel attractif, comme l’accord final de la Sonate pour piano de
Bartok [3] ; il emprunte les sons RÉ, MI, FA et si dont le pôle tonique est MI141, et le MI y joue son rôle
tonique tout à la fois par son potentiel attractif et son emplacement prépondérant :
Mais les accords de tonique les plus caractéristiques des musiques nouvelles combinent un son et
plusieurs de ses notes attractives. Nous avons déjà souligné l’importance de ces agrégations dans les
œuvres atonales et sérielles de l’école de Vienne où elles sont venues en quelque sorte supplanter
l’accord parfait51. En voici un autre exemple tiré de Modes de valeurs et d’intensités de Messiaen [92],
dont l’accord final DO DO♯ SOL♯142 a pour pôle tonique DO♯ qui est effectivement la tonique
conclusive de l’œuvre :

Il existe aussi des agrégations finales toujours spécifiquement centrées sur elles-mêmes, mais
constituées sur des échelonnements à équilibre intrinsèque143 qui forment au contraire un bloc compact
sans prédominance attractive d’un son sur l’autre. Tel est avec son sociogramme l’accord final du 4e
Mana de Jolivet [69] dont voici la table attractive : (0 0 2) 3 3 (2 0 0 2) 3 3 (2).

Il ne s’agit d’ailleurs pas véritablement d’un accord de tonique, mais tout à la fois d’une sorte de
point final intervenant après la tonique fonctionnelle SOL — déjà annoncée par l’insistance du motif de
ses notes attractives DO RÉ FA♯ et devenue l’aboutissement d’une cadence par attraction directe de
SOL♯ et de RÉ — et du prolongement dans la résonance de deux accords harmoniques à distance de
triton : LA DO♯ MI SOL et MI♭ SOL SI♭ RÉ♭.
Le même accord à un demi-ton au-dessous est traité tout différemment par Schoenberg dans sa
première Pièce pour piano opus 11 [123] :
Le MI♭ y constitue manifestement la tonique finale comme aboutissement au grave de l’attraction
directe du SOL♯ et du LA♯ par mouvements de quarte et de quinte, et du MI par mouvement de
sensible. Or, malgré la présence de son triton LA qui aurait pu le déséquilibrer144, l’accord final se
stabilise sur le MI♭, grâce au renforcement que le RÉ, le MI♭ et le SOL♯ doivent à l’effacement du
LA :

LES MODES : DE L’AUTOCRATIE A L’ANARCHIE


Lorsque le milieu sonore se limite aux sons d’une gamme déterminée, l’organisation des hauteurs
échappe difficilement au concept du mode, ne serait-ce que dans la mesure où le principe de finalité
énoncé par Guido d’Arezzo145 vient successivement l’aimanter sur le son ou sur l’accord ultime de
chacune de ses figures.
Le mode est en effet la manière d’être d’un milieu sonore dès qu’il s’articule sur un son ou sur un
accord constitutif. Répétons-le : les trois cent cinquante et un échelonnements d’intervalles, qui
schématisent la totalité des différents milieux sonores possibles en l’échelle demi-tonale, se présentent,
indépendamment des transpositions, sous deux mille quarante-huit modes différents qui constituent
autant de manières diverses de franchir un seul intervalle d’octave. Les notions déjà énoncées permettent
d’en distinguer plusieurs sortes.
Si l’échelonnement utilisé comme milieu sonore se cristallise autour du son le plus chargé de
potentiel attractif, ou de l’un des sons ou de l’une des agrégations des sons les plus chargés de potentiel
attractif, on se trouve en présence de l’un de ses modes naturels. Ils caractérisent le besoin de son
affirmation la plus logique ou de son ambiance la plus stable. Tel était le mode d’UT de la gamme
diatonique.
Citons cet autre exemple qui en est particulièrement éloigné : la cinquième des Danses rituelles de
Jolivet [71], ou le FA♯ dont le rôle prépondérant est manifeste jusqu’aux toutes dernières mesures se
trouve être le son le plus attractif des différents milieux sonores utilisés successivement, notamment
DO♯ MI♯ FA♯ SOL SI♯ LA LA♯ SI dont la table attractive est (4) 3 (3 2 3) 3 5 3 4 3 4 3, et DO♯
MI♯ FA♯ SOL LA♭ SI♭ dont la table attractive est (3) 3 (2 2 1) 3 4 3 3 (2) 2 (2), avant de se résorber
sur le FA, tonique finale de l’ultime milieu sonore FA SOL♭ SI♭ dont la table attractive est (1 1 0 1 1)
3 2 (1 0 1) 2 (2) :

Le mode renforcé s’organise fonctionnellement autour d’une tonique secondaire renforçable146.


Ainsi les sons DO RÉ MI♭ FA FA♯ SOL♯ LA SI forment un échelonnement à transpositions
limitées147 et à équilibre intrinsèque148 où aucun son ne prédomine à l’origine.
Pourtant dans le 99e Mikrokosmos de Bartok [4] qui malgré l’apparence polytonale de son
écriture149 en parcourt d’un bout à l’autre exclusivement les huit sons, il parvient à se polariser sur le DO
terminal grâce au renforcement conjugué du DO, du FA et du si et aux mouvements de sensible que
celui-ci accuse à tout instant :

Le mode non renforcé s’articule sur une tonique secondaire renforçable150, sans chercher à
s’organiser autour d’elle.
Ainsi le même milieu sonore refuse de s’intégrer à ce mode autour de DO dans le passage suivant
de la page 4 de la 7e sonate de Scriabine [147] en raison du manque d’articulation suffisante sur les notes
modales précitées, et de la mise en évidence de l’anti-tonique FA♯ :

Le mode non renforçable se centre autour d’une tonique non renforçable151, et par conséquent ne
parvient pas à une organisation fonctionnelle autour d’elle. Etant aussi opposés que possible à la logique
des modes naturels, les modes de cette sorte s’emploient soit pour leur déséquilibre comme premier
terme de vastes cadences par opposition de l’instable et du stable, soit pour leur appartenance à
l’esthétique de l’irrationnel152.
Ainsi la dernière page tout entière du premier mouvement de la Sonate pour piano de Bartok [3]
utilise les sons DO♯ RÉ MI♯ FA♯ SOL SOL♯ LA♯ SI, dont la table attractive est :

(4) 4 3 (3 2) 3 5 4 3 (3) 3 3

Or le SI qui leur sert de point d’appui est une tonique secondaire non renforçable. En effet, tout
renforcement du si et des notes constitutives qui lui sont attractives, LA♯ et FA♯, profiterait en même
temps soit à LA♯ qui l’égale en densité attractive, soit à FA♯ qui est tonique naturelle. D’ailleurs
l’équilibre se trouve rétabli au tout dernier moment sur l’accord final, par le mouvement cadentiel direct
si MI que souligne le glissando, et par les sons mêmes de ce glissando : l’échelonnement des touches
blanches du piano terminé sur l’un de ses deux sons les plus attractifs, MI153 :

Enfin il existe des milieux sonores qui demeurent centrés sur eux-mêmes en tous leurs modes, et des
milieux sonores qui demeurent instables en tous leurs modes. Nous avons déjà eu l’occasion d’en donner
la liste154 et d’en examiner l’agencement simultané dans les accords155. Ajoutons que leur alternance est
capable de diriger l’harmonie d’une œuvre tout entière comme la 7e sonate pour piano de Scriabine156,
par la seule efficacité de leur contraste.
Quant à la polymodalité en quoi se résolvent les musiques dites polytonales157, elle consiste
seulement en la juxtaposition de plusieurs des modes ainsi compris, par articulation simultanée du milieu
sonore sur plusieurs toniques coexistantes.

L’EXÉCUTIF : DEGRÉS-MAITRES ET AGRÉGATIONS


MODALES
Ainsi chaque mode s’organise plus ou moins sur la tonique qu’il s’est choisie, et cela grâce à ses
notes modales158, c’est-à-dire à celles des notes attractives de la tonique qui figurent dans sa gamme.
Lorsqu’il s’agit d’un accord de tonique, il suffit d’en déterminer, par sa propre table d’affinités, les notes
les plus attractives, et de mettre en jeu celles d’entre elles que la gamme contient. Nous l’avons déjà
constaté pour DO MI SOL dont les notes les plus attractives, DO, FA, SOL et SI159, jouent le rôle
essentiel dévolu aux bons degrés et à la sensible de la gamme diatonique dont il est l’accord de
tonique160.
Dès lors, toute une hiérarchie s’instaure parmi les degrés du mode grâce à la promotion des degrés-
maîtres qui comprennent les notes modales précitées, et tous les sons ayant fonction de tonique.
Au premier plan figurent les notes tonales qui sont les notes modales faisant partie de l’accord de
tonique, et qui constituent les piliers de la tonalité en raison de leur double appartenance à l’accord de
tonique et aux sons les plus attractifs de celui-ci. Viennent ensuite les autres notes modales auxquelles on
peut conserver leur dénomination usuelle de sensibles et de bons degrés, suivant qu’elles sont reliées ou
non à une note tonale par affinité de glissement. On compte en dernier lieu le restant des constituants de
l’accord de tonique, mais seulement lorsqu’ils participent de la fonction de tonique.
Tous ces degrés-maitres du mode sont mis en évidence de la manière qu’a révélée le Menuet opus
25 de Schoenberg161, c’est-à-dire par tous les procédés que l’harmonie traditionnelle avait rendus
usuels : emplacements privilégiés dans l’articulation mélodique, soit à la base ou à l’aigu des accords,
soit aux pédales, aux accents ou aux temps forts, redoublements simultanés, affirmations résultant soit de
mouvements directs, soit de mouvements mélodiques attractifs d’octave, de quinte, de quarte ou de
demi-ton, soit de leur incorporation dans des intervalles simultanés de quinte ou de quarte aux parties
extrêmes, etc.
La fonction des notes modales est de se résoudre directement ou indirectement sur les sons de
l’accord de tonique, ou tout au moins de les pressentir. Elle est d’autant plus efficace, mais aussi d’autant
plus ostensible, que la résolution procède à la même voix et selon les intervalles résolutifs naturels :
quinte, quarte, glissement. Mais, nous l’avons dit162, même les sensibles parviennent à jouer leur rôle
résolutoire avec saut d’octave. D’ailleurs, où qu’elles soient, le moindre triton qu’elles forment avec une
autre note modale suffit par sa propre puissance énergétique163 à les projeter par-delà les octaves sur leur
résolution.
Enfin chaque mode dispose également d’un certain nombre d’agrégations modales. Ce sont celles
des agrégations contenues dans la gamme qui sont les plus riches d’affinités attractives avec le son
tonique ou l’accord de tonique. Elles se trouvent soumises aux mêmes règles de leur mise en évidence.
Et leur efficacité pour l’assiette du mode est d’autant meilleure que leur propension est plus exclusive sur
le son ou l’accord de tonique, ou qu’elles sont plus instables, ou qu’elles nécessitent le moins de
renforcements, ou qu’elles ont le moins de notes communes avec l’accord de tonique.
Nous le verrons164, les agrégations modales remplissent d’autant mieux ces conditions que le mode
est plus conforme aux toniques naturelles de son milieu sonore. Tel était le cas de SOL SI RÉ FA dans la
gamme diatonique de DO majeur165.
Cette structure modale, qui varie du tout au tout au moindre changement de tonique, régit la
cinétique intrinsèque du mode sous la forme des diverses cadences déjà énumérées166.
Rappelons enfin le rôle de l’anti-tonique, cette note qui en s’ajoutant à la tonique ou à l’accord de
tonique en compromet l’équilibre en raison de l’instabilité particulière à l’entité ainsi formée. Pour un
son-tonique il s’agit de son triton : FA♯ relativement à DO, pour un accord parfait, du son qui le
transforme en accord de septième de dominante : SI♭ relativement à DO MI SOL. Si elle figure dans le
milieu sonore utilisé, c’est son effacement qui contribuera le mieux à l’affirmation de la tonique, soit par
la discrétion de son emploi76, soit en la faisant se résoudre sur un degré-maître de celle-ci167.
Quant aux notes étrangères, rien n’empêche d’en incorporer ici toutes les catégories traditionnelles
avec leur rôle et leur fonction. Seuls diffèrent les mouvements conjoints, selon l’échelonnement
emprunté. Mais surtout, outre les mouvements résolutifs usuels par glissements, il est nécessaire
d’admettre ici aussi les résolutions par mouvements de quinte et de quarte, dont on trouve d’ailleurs des
exemples dans l’harmonie classique [32].

LES AFFAIRES INTÉRIEURES ET LE CONTRE-POINT


NATUREL
De même que le rôle de l’individu dans la société dépend tout à la fois du milieu où il s’intègre, de
ses appuis familiaux, amicaux ou sociaux, et de sa propre personnalité168, de même diverses
considérations entrent en jeu, pour l’établissement de cette discipline de l’organisation des hauteurs qui
sous le nom de contrepoint régit plus particulièrement la concordance des parties : euphonie des
intervalles simultanés, leur tendance innée, puissance attractive de certains degrés.
L’euphonie, que l’harmonie traditionnelle réglait par les accords classés et les préparations, tient
avant tout aux données de la résonance harmonique qui, si bien arrachée qu’elle puisse avoir été de la
composition des hauteurs, est trop inhérente à leur nature pour cesser totalement ses pouvoirs. C’est
pourquoi plus les intervalles simultanés s’en rapprochent et mieux leur euphonie est assurée. Au grave,
les quintes sont plus euphoniques que les quartes. A l’aigü les intervalles serrés plus euphoniques qu’au
grave. D’une manière générale, plus les agrégations simultanées s’éloignent des accords naturels de la
résonance et plus il peut être nécessaire d’en contrôler l’effet.
L’accoutumance intervient aussi, après les tolérances des traités traditionnels, pour limiter à un seul
intervalle simultané considéré comme non-euphonique, les précautions habituelles de préparation169 :
l’intervalle de seconde mineure sous toutes ses formes, qui constituent autant d’altérations des intervalles
justes par excellence que sont l’unisson et l’octave. Cet intervalle simultané d’octave altérée, comme son
renversement ou ses redoublements, n’a d’ailleurs besoin de préparation que s’il ne s’insère pas soit en
une agrégation ayant une fonction de tonique, soit en une agrégation suffisamment proche des données
de la résonance harmonique pour bénéficier de sa consonance.
Sa préparation peut porter indifféremment sur l’un ou l’autre des sons qu’il unit. Et tout mouvement
de l’un d’eux qui constitue une résolution régulière suffit même à l’en dispenser, c’est-à-dire tout
mouvement de demi-ton, de quarte ou de quinte et tout mouvement sur un degré-maître.
Quant à la tendance innée des intervalles, elle ressort de leurs tables d’affinité que voici :

Cinq catégories différentes d’intervalles simultanés en résultent :

1° Les intervalles de quarte et de quinte, très centrés sur eux-mêmes et très euphoniques ;
2° Ceux de seconde mineure et de septième majeure très centrés sur eux-mêmes, mais soumis aux
impératifs de l’octave altérée ;
3° Celui de triton, très énergétique et très détonnant puisqu’il tend à la fois, mais exclusivement,
vers quatre sons extrinsèques ;
4° Ceux de seconde majeure, de tierce majeure, de sixte mineure et de septième mineure — c’est-
à-dire tous les autres multiples du ton entier —, moins cadentiels en raison d’un certain
éparpillement de leurs affinités qui ne les fait tendre vraiment que vers deux sons extrinsèques ;
5° Ceux de tierce mineure et de sixte majeure plus ou moins indifférents.
Les fonctions qui en découlent sont les suivantes :

Fonction résolutive pour l’octave altérée (seconde mineure, septième majeure) ;

Fonction cadentielle pour le triton d’abord, pour les autres multiples de tons entiers
ensuite ;

Fonction de repos pour les autres intervalles dans l’ordre suivant : quinte, quarte,
tierce mineure, sixte majeure.

Ces fonctions sont plus impératives dans les simultanéités ; mais la marche horizontale de chaque
partie sera d’autant plus logique qu’elles y joueront davantage. Par contre dans tous les cas, les reports
d’octave en atténuent la nécessité au fur et à mesure de l’élargissement de l’intervalle. En cas de cumul
d’intervalles simultanés à résoudre, un seul mouvement résolutif peut suffire. En outre, il n’y a plus de
mouvements obligés dès que l’intervalle résolutif ou cadentiel s’intègre dans une agrégation de tonique
ou même dans une agrégation suffisamment centrée sur elle-même pour être considérée comme stable.
Enfin, troisième élément du contre-point naturel, la puissance virtuelle d’attirance du son
d’aboutissement dépend avant tout de son potentiel modal. Nulle en soi, s’il ne s’agit que d’un des
degrés-faibles appartenant à la foule des sans-noms, elle est par contre, pour les degrés-maîtres, d’autant
plus impérative que leur fonction tonale est plus déterminante. Et l’ordre d’importance de ce potentiel
d’aboutissement peut être ainsi fixé : toniques et notes tonales d’abord, puis bons degrés et sensibles, et
enfin les autres constituants de l’accord de tonique lorsqu’ils sont investis de la fonction de tonique.
Quant au mouvement résolutif de l’intervalle à résoudre, il est assuré indifféremment par l’une ou
l’autre de ses deux notes. Le plus efficace en libère la tension par mouvement naturel de quinte, de quarte
ou de demi-ton sur un degré-maître, sinon sur un autre degré ; puis vient la résolution par un mouvement
quelconque sur un degré-maître, et enfin celle par aboutissement sur une agrégation considérée comme
stable170. Les résolutions par échanges entre les parties deviennent valables malgré leur moindre
efficacité. Il en est de même de celles par reports d’octave que la technique moderne a même généralisée,
grâce notamment à l’affinité acquise par les intervalles mélodiques de septième majeure et de neuvième
mineure171.
Ces rudiments du contrepoint naturel, on les retrouve dans les œuvres du dodécaphonisme sériel le
plus orthodoxe, ainsi qu’en témoignent par exemple ces passages du début et de la fin du 1er mouvement
des Variations pour piano opus 27 de Webern [173] :
Les intervalles simultanés d’octave altérée n’avaient pas à être préparés puisque chacun est résolu,
soit par l’apparition immédiate d’un son à distance de quarte ou de quinte de l’un de ses sons : mesure 1
FA MI par SI, mesure 2 FA♯ SOL par DO♯, mesure 3 LA SI♭ par MI♭, mesure 6 FA♯ SOL par SI,
mesure 51 RÉ DO♯ par MI♭, mesure 52 1er temps MI MI♭ par FA, 2e temps FA♯ FA par DO, 3e
temps DO SI par FA♯, soit, mesure 54, MI MI♭ par aboutissement sur l’accord de la tonique finale172
De même, l’agrégation par multiples de tons entiers SOL♯ DO RÉ, mesure 5, est résolue par MI♭.
Quant aux intervalles de triton, tous également sont régulièrement résolus : mesure 3 LA MI♭ par
RÉ, mesure 5 SOL♯ RÉ par MI♭, mesure 52 1er temps SI♭ MI par FA, 2e temps SI FA par DO, 3e
temps SI FA par FA♯, et enfin mesure 54 MI SI♭ par l’accord de tonique.
Ajoutons ici que la tonique finale est DO♯, pôle tonique de l’accord RÉ SOL♯ DO♯173 et que
ses propres degrés-maîtres174 DO, DO♯, RÉ, SOL♯ et FA♯ sont les uns et les autres très en évidence
au début et à la fin de la figure qui la précède et à la fin de la figure antérieure à celle-ci.

LES AFFAIRES ÉTRANGÈRES : CINÉTIQUE


EXTRINSÈQUE DU MILIEU SONORE
Lorsqu’il s’agit de rechercher le comportement du mode à l’égard des sons extérieurs à sa gamme, il
suffit d’examiner sa table d’affinités telle qu’elle ressort le cas échéant des renforcements effectués.
Reste-t-il centré sur lui-même ? Est-il instable ? Tend-il vers certaines de ses transpositions ? ou vers tel
ou tel son, ou tel autre ensemble de sons ? Autant de questions auxquelles elle sera en mesure de donner
réponse.
Ainsi, dans le sixième de ses Préludes pour piano [89], Messiaen emprunte dans son mode de SI♭
l’échelonnement à transpositions limitées DO♯ RÉ MI♭ FA FA♯ SOL LA LA♯ SI qui ne comporte
que trois transpositions différentes.

Le potentiel relatif des diverses transpositions montre que la transposition à un demi-ton au-dessus
figurant sur l’exemple de la page 120 répondait exactement aux impératifs des attractions naturelles.
Il n’est d’ailleurs pas nécessaire qu’il s’agisse d’un mode bien déterminé, car à défaut d’articulation
tonique, c’est le milieu sonore lui-même que l’on examine dans l’en-soi de sa propre table d’affinités.
Dans la 1re sonate pour piano de Jolivet [72], par exemple, l’échelonnement utilisé depuis le début de la
page 30 jusqu’au tempo

molto marcato, DO RÉ MI♭ FA SOL♭ LA♭ SI, est laissé sans détermination modale particulière.
Il est à ce moment suivi de sa transposition à la quinte supérieure, dont le potentiel attractif atteint aussi
un maximum qu’aucune autre transposition ne dépasse, et sur lequel il tend avec d’autant plus de vigueur
qu’il est lui-même instable :
La table d’affinités du milieu sonore ou de son mode montre également vers quel autre milieu
sonore elle est susceptible de tendre.
Ainsi à la page 5 du second des Préludes pour piano de Messiaen [88] se succèdent deux
échelonnements à transpositions limitées : DO♯ RÉ MI♭ FA SOL SOL♯ LA SI, et DO DO♯ RÉ♯
MI FA♯ SOL LA SI♭. Or, relativement au premier qui est spécifiquement instable, non seulement le
potentiel attractif du second est très supérieur, mais encore il est présenté précisément dans sa
transposition la plus attractive :

Enfin à côté de ce processus d’affinité, la dialectique du contraste permet aussi de faire appel à
l’alternance de milieux sonores spécifiquement instables ou de modes secondaires mal centrés sur leurs
toniques d’une part, et de milieux sonores bien centrés sur eux-mêmes ou de modes très attractifs d’autre
part.
Déjà Mozart usait de ce procédé175 qui, sous une autre forme, constitue l’élément moteur de la 7e
sonate pour piano de Scriabine [147]. Il y joue d’un bout à l’autre, par cette alternance de milieux
sonores instables et de milieux sonores stables que révèle dès les premières mesures cette succession de
l’échelonnement DO RÉ♭ MI FA♯ LA SI♭ qui est spécifiquement instable176 et des sons de
l’agrégation RÉ FA SOL♭ LA qui est stable177 :
Ou bien c’est l’alternance systématique d’ensembles fonctionnellement très polarisés, et
d’ensembles dénués de toute polarisation fonctionnelle, comme dans les Neumes rythmiques de Messiaen
[93] dont une sorte de refrain immuable remplit les deux premières lignes des pages 2, 4 et 9 et les 2e et
3e lignes de la page 6. Or, toute cristallisation attractive est absente de cet épisode, alors que le reste de
l’œuvre témoigne de polarisations continuelles sur des toniques transitoires ou conclusives.

ORGANISATION MODALE DE TECHNIQUE SÉRIELLE


Il arrive qu’un milieu sonore s’organise sans qu’aucun mode déterminé ne s’y fasse jour, nous
l’avons constaté dans certains passages de la 7e sonate de Scriabine et de la 1re sonate de Jolivet178.
Dans ce cas, la totalité des sons constitutifs est mise en œuvre à tout moment, sans prédominance
aucune. Qu’advient-il alors de leurs affinités attractives ?
Nous verrons que l’examen des modes les plus attractifs permet une constatation capitale : la mise
en œuvre systématique de l’intégralité des sons d’un milieu sonore suffit à l’affirmation de son centre de
gravité naturel179. C’est que les modes qui s’organisent autour de leurs toniques les plus attractives
utilisent comme agrégations modales la presque totalité des agrégations constitutives possibles180, en
sorte que si l’on ne prend pas garde de les contrecarrer, les toniques naturelles y prévalent spontanément.
Mais pour que s’affirme ainsi de lui-même le centre de gravité naturel du milieu sonore utilisé, il
convient d’assurer une sorte de permanence de tous les sons de celui-ci. Par leur utilisation partielle,
toute organisation ségrégative risque non seulement de faire apparaître un mode déterminé, mais encore
de mettre en évidence des groupements de sons peut-être autrement orientés. Et l’on s’aperçoit alors, si
l’on veut assurer au mieux une constante mise en place de l’intégralité du milieu sonore, que seule la
technique sérielle y pourvoit.
Cette technique a été imaginée par Schoenberg pour les douze sons181.
Mais lui-même a montré comment elle pouvait s’adapter aux gammes, en se limitant parfois à des
demi-séries comme dans Un survivant de Varsovie [136] ou dans sa Fantaisie pour violon [137]. Traitée
ainsi, la demi-série de la Fantaisie revient à l’emploi des six sons de l’échelonnement DO♯ FA SOL LA
SI♭ si à l’intérieur de la série suivante :
Rappelons les principes sériels, tels qu’ils s’adaptent ici à ce milieu sonore de six sons. A tout
instant de l’œuvre, aucun son de la série ne peut être réexposé avant qu’aient été joués les cinq autres.
Mais elle peut se dérouler mélodiquement ou simultanément, et plusieurs formes de la série peuvent
s’imbriquer l’une dans l’autre. Enfin, elle peut se présenter sous la forme de ses douze transpositions, de
ses douze renversements tel celle-ci que Schoenberg a combinée avec la série originale :

et des vingt-quatre rétrogradations de ces vingt-quatre formes directes.


Pour déterminer comment se comporte cette organisation sérielle non décaphonique, il convient
donc d’en identifier les centres de gravité. L’échelonnement de la série originaire, DO♯ FA SOL LA
SI♭ SI a pour table d’affinités :

(4) 1 (3 1 3) 2 (4) 1 (3) 2 4 2.

Le DO♯ et le SOL y demeurent inefficaces faute d’affinités intrinsèques, et c’est le SI♭ qui
constitue le centre de gravité du tout182. L’échelonnement du renversement utilisé par Schoenberg, DO
RÉ RÉ♯ MI FA♯ SOL♯ a pour table d’affinités le renversement de la table d’affinité de la série
originaire autour de l’intervalle FA♯ SOL :

1 (4) 2 4 2 (3) 1 (4) 2 (3 1 3),

et le MI♭ en constitue à son tour le centre de gravité.


Or, pendant les neuf premières mesures de la Fantaisie, Schoenberg combine constamment ces deux
séries qui, tout en s’articulant au total sur les douze sons dont chacune ne contient que la moitié, tendent
à mettre en relief leur propre centre de gravité, savoir l’une le SI♭, l’autre le MI♭. Qu’est-ce-à-dire, si
ce n’est de souligner la parfaite euphonie de l’ensemble de ces deux centres de gravité latents. Mieux
encore, toute la fin du passage en question se résorbe sur six sons seulement, ceux de la première série
citée, dont l’ensemble se cristallise très précisément sur son centre de gravité naturel, le SI♭,
systématiquement répété pendant près de deux mesures au médium de la partie de piano :
Mais ce n’est pas tout. Cette technique sérielle par gammes, dont les exemples sont encore rares
[87] comporte toute une autre organisation, celle où les mutations, au lieu de se projeter dans les douze
sons, restent cantonnés dans les sons même de la gamme. Elles ne procèdent plus en effet chaque fois par
la reproduction des intervalles sériels successifs, mais par approximation de ces intervalles, mesurés non
plus en nombre de demi-tons, mais en nombre des degrés de la gamme qu’ils franchissent. Il en existe
donc (si elle n’est pas « à transpositions limitées ») autant de formes transposées, de formes renversées,
de formes rétrogradant les transpositions et de formes rétrogradant les renversements, que de notes
différentes dans son échelonnement183.
L’intérêt de ces nouveaux aspects de la même série ? Ayant tous le même milieu sonore, c’est le
même centre de gravité qu’ils vont contribuer à magnifier de manière plus ou moins latente, tandis que
dans celles des mutations habituelles où l’échelonnement des sons originaires se trouve transposé ou
renversé sur un ensemble d’autres sons, chaque fois son centre de gravité diffère.
On voit dès lors les ressources pouvant résulter de ces toniques latentes que constituent les centres
de gravité de milieux sonores successifs traités sériellement : Qu’il s’agisse de transpositions d’un même
échelonnement ou d’échelonnements différents, ces milieux sonores peuvent être choisis de manière à
assurer entre leurs centres de gravité respectifs, comme l’a fait Schoenberg, tous les liens désirables.
Notons enfin divers cas particuliers tenant à l’échelonnement même des sons où la série s’inscrit :
s’il est symétrique, on retrouve les sons de l’échelonnement originaire dans les renversements effectués
autour de l’axe de sa symétrie. S’il est à intervalles limités, la série est également dépourvue des mêmes
intervalles. S’il est à transpositions limitées les mêmes limitations affectent la série.
D’autres cas particuliers seront mentionnés, soit à propos des séries dodécaphoniques en raison des
exemples nombreux qu’en donnent les musiques d’aujourd’hui : séries réversibles, séries à mutations
limitées184, soit à propos des séries non-décacophoniques parmi lesquelles figurent en outre les séries à
mutations intrinsèques limitées185.

DIALECTIQUES DODÉCAPHONIQUE
Dans la mesure où le milieu sonore s’étend véritablement à l’univers entier de l’échelle demi-tonale
par l’emploi systématique des douze sons de la gamme chromatique, il échappe à certaines des notions
de l’harmonie par gammes.
D’abord celle de centre de gravité naturel. Il est bien certain que la gamme totale des douze sons ne
comporte en elle-même aucune hiérarchie préalable à sa mise en œuvre, en l’absence d’inégalité
préétablie capable d’engendrer entre eux quelque différence de potentiel attractif. Elle ne connaît donc ni
tonique naturelle, ni tonique secondaire renforçable ou non renforçable, ni les modes correspondants. Par
contre, elle dispose chaque fois de la totalité des notes et des agrégations modales propres à toute entité-
tonique qui vient à s’y manifester.
Ensuite, la notion des sons extrinsèques. Leur disparition abolit dans la gamme chromatique tout ce
qui a trait à la cinétique extrinsèque d’ensemble : stabilité ou instabilité spécifique du milieu sonore
totale, modes stabilisables, modes non stabilisables. Seule l’entité-tonique du moment est capable de
bénéficier d’une telle cinétique et d’en expliciter les effets en tant qu’agrégation elle-même stable ou
instable.
Mais, hors ces seules réserves, l’harmonie dodécaphonique n’apparaît que comme un cas particulier
de l’harmonie par gammes. Elle dispose des mêmes éléments constructifs : accords, cadences par
attraction, cadences par opposition, entités-toniques passagères ou conclusives, degrés-maîtres,
agrégations modales. Même la notion de mode subsiste dans la mesure de cette organisation des douze
sons autour de tel son ou de tel accord formant tonique.
Et surtout, ne l’oublions pas, l’harmonie des douze sons, si intransigeant qu’en puisse être le
dodécaphonisme, se montre incapable d’éluder non seulement la hiérarchie inéluctable que leur mise en
œuvre impose aux sons composés186, mais même une fragmentation constante de son total chromatique
par quoi des figures autonomes apparaissent qui ne réunissent qu’un nombre limité de sons différents.
L’harmonie par gammes y reprend aussitôt tous ses droits, nous l’avons maintes fois montré.
En définitive, non seulement dans le détail de ses figures sonores qui en sont chaque fois tributaires
avec les toniques successives plus ou moins attractives où chacune s’achève et s’affirme, mais encore en
tant que mode de la gamme chromatique, le dodécaphonisme recourt à l’harmonie par gammes dès qu’un
son tonique ou une agrégation de tonique s’y révèle avec ses degrés-maîtres et ses agrégations modales.
Les analyses déjà faites d’œuvres du dodécaphonisme sériel le plus pur en témoignent à l’évidence,
comme celle du Menuet op. 25 de Schoenberg187, ou celles de figures appartenant à sa Valse op. 23 à sa
Pièce op. 33a et à sa Fantaisie op. 47188, à la 2e Mélodie op. 18, aux Variations op. 27 et à la Cantate
op. 29 de Webern189, aux Sonates pour piano de Boulez190 et à Funf Zeitmasse de Stockhausen191,
comme en témoigneront encore de nombreux extraits de ces œuvres192, ainsi que la 2e Cantate de
Webern193.
Et c’est le moment de se le demander : Puisque même dans le milieu total des douze sons, les
hauteurs successives et simultanées parviennent ainsi à s’organiser en toute indépendance de la série, que
vient faire parmi elles la technique sérielle, si tous ces agencements fonctionnels lui demeurent
finalement étrangers ?
Certes, la série dodécaphonique vient s’insérer dans l’évolution naturelle du thème cyclique. C’est
un principe constructif qui a fait ses preuves. Elle comporte une unité structurelle évidente. Elle se
présente, nous venons de le souligner à propos des séries défectives194 comme le procédé le plus efficace
d’une répartition de l’harmonie sur la totalité du milieu sonore. Mais aux yeux mêmes de son créateur,
ces mérites incontestables comptaient moins que d’autres de ses exigences. Voici ce que Schoenberg
répondait le 27 juillet 1932 à son beau-frère qui s’était astreint à une analyse sérielle détaillée de sa
dernière œuvre [152]. « Sans doute je n’ai pas à rougir des bases constructives et saines qu’en pleine
conscience j’ai assignées à mes œuvres ; mais je dois souligner que ces procédés sont peu de choses à
côté des inspirations de l’instinct et de l’inconscient. Je ne veux pas que ma réputation de constructeur
tienne à cette menue technique sérielle. Ce serait trop peu exiger de moi. Je suis persuadé que pour
mériter le titre de constructeur j’ai davantage à donner, et que je suis à cet égard en mesure de satisfaire
aux exigences les plus draconiennes de ceux qui sont en droit de les formuler. »
Il faut en convenir, si l’on s’en tient aux commentaires de ses exégètes, la série ne se montre pas
capable d’assurer par elle-même les moyens d’une dialectique véritable des hauteurs. Bien qu’ils la
présentent comme si sa seule mise en œuvre devait suffire à leur organisation fonctionnelle, les
agencements qu’ils leur assignent, si ordonnés soient-ils, restent totalement étrangers à leur logique
propre. Ne comporte-elle donc pour les hauteurs aucun pouvoir sémantique véritable en dehors de cette
cinétique par réitération195 qu’ils ont négligée et qui, à la vérité, ne se révèle que rarement ?

Où LA SÉRIE RÉVÈLE UNE DIALECTIQUE DES


HAUTEURS QUI LUI EST PROPRE
En vérité, ces exigences même draconiennes que Schoenberg se savait en mesure de satisfaire, nul
n’était plus en droit de les formuler que ses propres élèves. Or, en 1924, c’est-à-dire au moment
précisément où il venait de leur dévoiler cette technique sérielle et ses premières réalisations, voici le
parallèle qu’Alban Berg établissait, en comparant les dernières créations de son maître avec ses toutes
premières œuvres tonales : « A propos d’un exemple de musique soit-disant « atonale »... ce n’est pas ce
que l’on appelle l’« atonalité » — mode d’expression désormais largement répandu — qui fait sa
difficulté, mais bien aujourd’hui comme alors, l’ensemble de ses aspects structurels, la plénitude des
moyens artistiques qui s’y trouvent mis en œuvre (la nouvelle harmonie n’est qu’un de ceux-ci), l’usage
qui est fait constamment de toutes les techniques compositionnelles héritées du passé, en un mot son
immense richesse. L’on y trouve la même diversité harmonique, la même richesse de fonctions qui
distingue sa technique cadentielle, une mélodie adéquate à cette harmonie et qui fait précisément l’usage
le plus hardi des douze sons de la gamme chromatique. » [107]. Ce texte n’est-il pas à rapprocher de
celui de son autre élève viennois, Max Deutsch : « Et de son grand cœur à lui, si vulnérable, débordant
d’orgueil, de tendresse, d’amitié, quel fut le secret du dernier battement ? Ceux qui étaient auprès de lui
quelques instants avant la minuit du 13 juillet 1951, entendirent prononcer trois fois distinctement :
Harmonie — harmonie — harmonie » ? [45].
Cette harmonie, ainsi consacrée comme la préoccupation dominante de son esprit créateur et la
richesse la plus précieuse de sa musique, ses écrits la font seulement pressentir. Mais ses œuvres en sont
tout imprégnées. Et lorsqu’on consent à le constater, on s’aperçoit qu’elle ne tient pas seulement à cette
immense variété de moyens cadentiels et toniques dont nous n’avons cessé de souligner les pouvoirs196.
Sa musique sérielle est plus prodigue encore, car elle dispense d’autres possibilités dont personne ne
s’était encore avisé, et qui, elles, lui sont strictement inhérentes, puisque c’est au sein même de la série
qu’elles se révèlent. Nous l’avons dit197, la gamme totale des douze sons n’est dépourvue de hiérarchie
préalable à sa mise en œuvre qu’à la condition qu’aucune inégalité préconçue n’engendre entre ses sons
quelque différence de potentiel attractif. Or, c’est le propre de la série de rompre l’uniformité
chromatique du dodécaphonisme par la succession préétablie de ses intervalles. Et l’on s’aperçoit dès
lors qu’elle est capable de recéler en elle un pouvoir fonctionnel que l’ordre même de ses sons suffit à
provoquer.
Que l’on songe à l’inégalité potentielle qui s’instaure d’elle-même entre deux de ses notes, l’une
précédée de sons qui lui restent indifférents, l’autre de ses propres notes attractives. Tel était déjà l’un
des premiers exemples donnés ici d’une différence de potentiel d’affinité : le début de la mélodie de
violon dans la Fantaisie opus 47 de Schoenberg198, et sa série que voici suffira à notre démonstration :

En poursuivant l’analyse de cet exemple, on constate en effet que la mélodie s’arrête ensuite sur un
SI♭, où elle retrouve le son même par quoi elle débutait et selon une exacte rétrogradation des six
premières hauteurs, c’est-à-dire des six premiers sons de la série.
Or, cet aboutissement sur le SI♭ (son 1 de la série) procède à son tour selon une cadence par
attraction directe de trois de ses notes attractives : FA, SI et LA (sons 2, 4 et 5 de la série). Mieux encore,
nous l’avons déjà constaté199 le SI♭ est très exactement le centre de gravité attractive de
l’échelonnement des six sons de la première demi-série tout entière : DO♯ FA SOL LA SI♭ SI200.
Il en résulte ceci qui est capital :
Dans la rétrogradation de ses douze sons, notre série finit par se centrer sur le dernier son entendu.
Et comme les affinités sont symétriques, il en est de même dans les rétrogradations de tous ses
renversements, ainsi qu’on peut le constater sur le renversement de la série où le RÉ♯, son I, bénéfice de
l’affinité des sons V, IV et II (LA♭108bis, RÉ et MI), dans cette ultime énumération, à la mesure finale
de l’œuvre, de ses douze sons rétrogradés :
Est-ce l’effet du hasard ? Certainement pas, puisque l’auteur lui-même souhaitait « que la série
apparaisse dès l’abord sous la forme, le caractère et le phrasé d’un thème »201. Et de ce pouvoir
affirmatif que cette série rétrogradée doit au potentiel attractif de son dernier son, il use à plusieurs
reprises pour terminer une figure ou un passage, notamment, mesure 6 sur le SI♭ déjà nommé, et, selon
les transpositions réalisées, mesure 9 sur un MI♭, mesure 18 sur un SI♭, mesure 55 sur un FA, mesure
59 sur un DO, mesure 63 sur un LA♭, mesure 133 sur un MI, et pour clore l’œuvre par l’énonciation
précitée d’une dernière rétrogradation de la série s’achevant dans l’accord final sur un RÉ♯ qui en est le
son I202.
Ce déterminisme fonctionnel de la série apparaissait déjà à l’évidence dans certaines des séries
d’Alban Berg, comme celle de son Concerto pour violon [7], qui combine cinq sons d’une gamme par
tons dont on sait le pouvoir cadentiel203 et quatre des accords parfaits qui en constituent l’aboutissement
naturel. Mais sans en être aussi manifestement fonctionnelles, ces polarités abondent par attractions soit
comme ici sur le dernier son du sens direct ou récurrent, soit même sur les deux à la fois dans les œuvres
de Schoenberg204 comme dans celles de Webern205.
Voici un exemple récent de ces séries à fonction conclusive dans le sens direct comme dans le sens
récurrent :

C’est la série principale de Séquences de Jean Barraqué [1]. Le SOL, son 12, est (avec le LA) le
plus attractif des sons de la dernière demi-série206 qui tend plus particulièrement vers lui, car la série s’y
achève dans son sens direct, sous l’impulsion des sons 7, 8 et 10 qui lui sont naturellement attractifs. De
même le MI, son 1, est (avec le DO), le plus attractif des sons de la première demi-série207 qui tend plus
particulièrement vers lui, car la série s’y achève dans son sens récurrent, sous l’impulsion des sons 5, 3 et
2.
Citons également des polarités attractives soit sur les derniers sons formant accord parfait dans le
sens direct ou récurrent208, soit sur le sixième son en vue de certaines structures par demi-séries209. Ou
encore la série réalise l’un des quelques cas où se vérifie la cinétique de complément210, en opposant
deux gammes par tons entiers se résolvant l’une sur l’autre211. Ainsi dans celle du Quintette op. 26 de
Schoenberg, qui figure page 45, les sons 6 à 11 constituent une gamme par tons entiers dont nous venons
de rappeler le pouvoir cadentiel, et les sons 12 et 1 à 5 la gamme par tons entiers qui en est
l’aboutissement naturel, et elle se polarise successivement sur le 6e et sur le 12e son par attraction
d’ensemble de chaque demi-série.

Pour en terminer avec ce rapide examen des séries dodécaphoniques, signalons la possibilité de leur
présentation graphique, qui a l’avantage de rester identique pour toutes les transpositions et leurs
rétrogradations : on porte en ordonnées l’échelle des douze sons et en abscisses l’ordre de la succession
sérielle. Ce schéma engendre à son tour de nouvelles présentations sérielles aussi rigoureusement mais
moins évidemment apparentées : les mutations orthogonales qui en découlent par interversion des deux
axes. Voici le graphique de cette dernière série et de ses mutations orthogonales, ainsi que l’une des
présentations de celles-ci :

Voici enfin quelques séries particulières :


Les séries à intervalles limités, comme la série précitée de l’opus 26 de Schoenberg qui est
totalement dépourvue des intervalles de quinte, de quarte et de triton.
Les séries réversibles, dont chaque demi-série emprunte les sons d’un échelonnement réversible212
en sorte que ces deux échelonnements de six sons énumérés sous forme de gamme comportent des
intervalles successifs identiques, ou soient le renversement l’un de l’autre. Schoenberg avait lui-même
signalé leur intérêt : « Le renversement à la quinte inférieure des six premiers sons constituant
l’« antécédent » ne devait répéter aucun de ces six sons, mais comporter uniquement les six autres sons,
de telle sorte que le conséquent, constitué des sons 7 à 12, contienne les six sons du renversement de
l’antécédent, dans un autre ordre évidemment » [144]. Elles permettent de passer à une transposition ou à
un renversement de la série grâce aux six notes communes à la seconde demi-série de l’une et à la
première demi-série de l’autre. Tel est encore le cas de la série opus 26 dont voici l’échelonnement des
six premiers et des six derniers sons.
Les séries à transpositions directes limitées et celles à renversements directs limités, dont cette
même série fait aussi partie, ainsi que les séries citées avec elle à la page 45.
Les séries à transpositions récurrentes limitées comme celle de l’opus 21 de Webern et celle de
l’Ode à Napoléon de Schoenberg citée à la page 45, dont les six derniers sons présentent une figure
exactement symétrique de celle des six premiers dans le sens de la récurrence.
Les séries à renversements récurrents limités comme celle de la Cantate opus 29 de Webern dont
les six derniers sons forment une figure exactement symétrique de celle des six premiers à la fois dans le
sens de la récurrence et des renversements.
Les séries sans mutation orthogonale dont les mutations orthogonales se confondent avec les
renversements. Telle est la série du Quatuor opus 28 de Webern :

Elle possède cette particularité d’être aussi à intervalles limités et à renversements récurrents
limités. En outre elle bénéficie de multiples polarisations : d’abord par demi-série, d’une part dans le
sens direct sur le son 6 par affinités des sons 2, 4 et 5, et sur le son 12 par affinités des sons 8, 9 et 11, et
d’autre part dans le sens récurrent sur les sons 7 et 1, et ensuite par tiers de série, dans le sens direct sur
les sons 4, 8 et 12 formant un accord parfait majeur, et dans le sens récurrent sur les sons 9, 5 et 1
formant un accord parfait mineur.

Mais ne nous attardons pas davantage sur la technique sérielle. Nous la retrouverons en étudiant
l’incidence des affinités naturelles d’octave, de quinte et de demi-ton, sur une œuvre particulièrement
raffinée dans la rigueur de son maniement sériel, et que nous avons choisie pour son ascèse et son
hiératisme, qui semblent aux antipodes des séductions de l’attraction : la 2e Cantate de Webern213. Après
ce rapide exposé de quelques-uns des moyens grâce auxquels les affinités naturelles assurent la
cohérence de l’organisation successive et simultanée des hauteurs, il paraît utile en effet d’aborder
maintenant le problème autrement.

L’AU-DELA DU MYSTÈRE
Par une démarche inverse de la précédente, nous allons rechercher maintenant quelle a pu être
l’empreinte des affinités naturelles d’octave, de quinte et de glissement, au sein de quelques-uns des
aspects les plus divers de la musique. Et d’abord ceux que le flux de la résonance harmonique a le plus
modelé sous son sillage. On saisira mieux comment les affinités naturelles viennent en diriger les
mouvements lorsqu’on en aura déterminé à la fois l’incidence sur la succession même des harmoniques
naturels, et sur ceux des exemples de musique classique où nous avons déjà montré son emprise214.
Puis parmi les musiques au contraire qui échappent le mieux aux servitudes de la résonance, ce sera
le tour de quelques harmonies par gammes de révéler aussi leur obédience attractive : des mélodies
d’autres civilisations pour leur exotisme, l’Hommage à Rameau de Debussy pour ses modes diatoniques
d’accords parfaits, et enfin des extraits d’œuvres de Mozart, de Scriabine, de Ravel, de Schoenberg, de
Bartok, de Strawinsky, d’Honegger, de Jolivet, de Messiaen et de Boulez tous articulés sur différents
modes de la même gamme-type, afin d’en mieux préciser les particularités, à titre de modèle transposable
à toute autre gamme.
Ensuite viendra le dodécaphonisme215, avec de nouveaux exemples de ces pouvoirs cinétiques des
intervalles naturels, provenant, pour la musique dite « atonale », de l’une de ses œuvres les plus
typiques : Pierrot lunaire de Schoenberg, et pour la musique sérielle, de la Cantate opus 31, dernière
œuvre de Webern.
Enfin l’on abordera les échelles tempérées non demi-tonales avec un exemple en quarts de ton dû à
Wischnégradsky, et les échelles non tempérées par quelques considérations sur les moyens que peuvent
tirer des affinités naturelles les diverses musiques électromagnétiques.
Mais que l’on ne s’y trompe point : en mettant ainsi en évidence les procédés à la fois les plus
universels et les plus convaincants d’une dialectique des hauteurs, ce n’est pas d’impératifs que cet
ouvrage est en quête. Son but n’est pas le vain étalage des règles d’un nouveau dogme. Il est à la fois
moins prétentieux et plus osé : transcender cette logique secrète des sons, fin dernière de l’harmonie,
pour mieux détecter dans l’organisation des hauteurs propre à chaque musique les critères objectifs de
son esthétique.
Pourtant, de percer peut-être ici à jour quelques-unes des énigmes de la musique, et même de la
musique de toujours, ne nous fera pas pénétrer jusqu’aux tréfonds de la création. Son mystère est au-delà
des sons. Et cela ausi, Schoenberg le savait. Oui, ce n’est pas cette « menue » technique sérielle qui
compte vraiment. Elle est trop à la surface de l’ordre musical. Ce n’est même pas la science des affinités
naturelles, si secrets qu’en soient les pouvoirs. Tous ces moyens ne sont que peu de chose à côté des
inspirations de l’instinct et de l’inconscient216, vérité de toujours, et toujours méconnue.
Contentons-nous ici de ce qu’il nous est loisible de montrer : la continuité de cette logique des
hauteurs dans les œuvres de toute obédience. Il le fallait, puisque beaucoup n’y croient plus. Et peut-être
sera-t-il donné au lecteur attentif de pressentir, derrière cet inventaire de quelques-unes des ressources
que les musiciens ont tirées des affinités naturelles d’octave, de quinte et de glissement, l’aura
mystérieuse du feu créateur.
LES TRANSFIGURATIONS DE L’HARMONIE
LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LA SUCCESSION DES
HARMONIQUES
On sait que la succession des harmoniques ne s’inscrit que partiellement dans notre échelle usuelle
par douze demi-tons tempérés. Les notes qui lui sont étrangères ont été figurées en losanges dans le
tableau de la page 10.
Par contre, elle s’insère à moins d’un comma 81/80 dans l’échelle tempérée par quarts de ton, où il
est donc possible d’en approcher l’examen. Les harmoniques 8 à 16 du son fondamental SOL y
inscrivent la gamme harmonique suivante : SOL LA SI DO≠ RÉ MIβ FAβ FA# SOL. Compte tenu de
l’intervalle de glissement devenu ici le quart de ton, la table attractive de cette gamme harmonique est la
suivante217 :

L’examen de cette table d’affinités révèle d’abord que dans sa propre succession, le SOL se trouve
surclassé en potentiel attractif par sa propre quinte RÉ et même par un son étranger à cette partie de la
succession, MI. Il confirme ensuite l’instabilité spécifique de la succession et sa tendance vers l’accord
parfait majeur dont sa fondamentale est la quinte, car, des quarante-huit accords parfaits majeurs et
mineurs possibles ici, DO MI SOL est rigoureusement le plus chargé de potentiel attractif avec les sons
de cette gamme harmonique de SOL218.
Par contre, en procédant de même à l’établissement de la table attractive de l’accord parfait majeur
SOL SI RÉ premier état de la succession harmonique de SOL, on constate sa parfaite stabilité [27].
D’une étude analogue des milieux sonores successifs qu’elle engendre, résulte cette conséquence
capitale qui vient confirmer toutes les données traditionnelles : D’abord stable sur son accord parfait
majeur, la succession des harmoniques se déséquilibre au fur et à mesure de son développement dans ces
« accords harmoniques »219 dont les accords usuels de dominante sont les plus proches, et elle se met
alors à tendre vers l’accord parfait majeur dont sa fondamentale est la quinte. C’est donc très exactement
aux propensions naturelles de la résonance harmonique que l’harmonie traditionnelle devait la fonction
attachée à ses accords de dominante et leurs résolution de cadence parfaite.

Et si l’on doute de ces résultats en raison de l’approximation des accords harmoniques convertis en
quarts de ton, qu’on les vérifie en valeurs naturelles. L’établissement de la table d’affinités de la gamme
des harmoniques 8 à 16 à l’intérieur par exemple de l’univers sonore des trente-deux premiers
harmoniques est en effet possible, bien que moins aisé. La difficulté tient à ceci : alors que les affinités de
glissement y procèdent sans restriction selon le degré conjoint, les affinités de quarte et de quinte n’y
jouent que dans la mesure où l’on y trouve des quintes justes.

Ainsi, en valeurs naturelles, non seulement le potentiel attractif du son fondamental se trouve primé
par celui de sa quinte RÉ, et égalé par quatre des sons extrinsèques, mais encore il est facile de constater
que le potentiel attractif total de cette gamme harmonique naturelle :

(3 + 2 + 2 + 1 + 4 + 1 + 1 + 2 = 16 unités)

est très inférieur à celui des huit autres harmoniques :

(3 + 2 + 3 + 2 + 2 + 3 + 2 + 3 = 20 unités).
Quant à l’accord parfait DO MI SOL, il n’apparaît pas encore en valeurs rigoureusement justes.
Mais l’agrégation la plus approchée combine MI SOL et le 21e harmonique, lequel a pour quinte juste le
63e harmonique, très voisin du SOL, 64e harmonique. Or de tous les accords parfaits majeurs et mineurs
étrangers à SOL SI RÉ qui se trouvent incorporés ici, cet accord parfait approché est le plus chargé de
potentiel attractif relativement aux sons de la succession.

Ces considérations, jointes à celles déjà formulées à propos des accords de dominante et de
l’ensemble de l’harmonie traditionnelle220, concourent à démontrer que ce sont les affinités naturelles
seules qui conduisent le mécanisme de toute harmonie fondée sur la résonance.
C’est donc en définitive à leurs seuls impératifs que, par delà la résonance, les mouvements de
l’harmonie traditionnelle obéissaient déjà. Et si cette querelle maléfique des anciens et des modernes221
affecte encore la notion même d’harmonie, c’est que personne ne s’était jusqu’alors avisé de dénoncer
l’imposture par quoi le flux des harmoniques était devenu « l’harmonie », alors qu’il n’a pas d’autre
pouvoir que d’en enrober les sons dans sa gaine uniforme.

LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LA MUSIQUE


CLASSIQUE
Faisant fi des réflexes diatoniques, analysons maintenant à la seule lumière des affinités naturelles
les deux exemples de Mozart déjà cités222. Ce qui chaque fois importera, ce sera l’en-soi du milieu
sonore, le mode qu’y précisent ses appuis les plus apparents, et de proche en proche, les contrastes de
l’instable et du stable, les affinités, les tensions, et les détentes où ses figures s’accomplissent.
La 1re mesure du premier exemple se limite aux quatre sons de l’échelonnement DO MI♭ FA♯
LA223 dont nous avons déjà signalé l’extrême instabilité puisqu’il figure parmi les rares entités
incapables de se stabiliser sur elles-même224. Et les sons de l’accord SI♭ RÉ SOL où ils se résolvent
dans la mesure suivante répondent très exactement à leur propension détonante : tous trois leur sont
extérieurs, et leur potentiel attractif total relativement aux quatre sons précédents atteint 2 + 2 + 2 = 6
unités, ce qui est le maximum possible ici pour trois sons. Il y a cadence par attraction d’ensemble225.
Mais par son appui sur le SI♭ cette seconde mesure s’interprète à son tour comme le prolongement de
ce dernier accord en position instable sur sa note la moins attractive226, si l’on considère LA, FA♯ et
DO♯ comme des notes étrangères par appoggiatures227. Et même en tant que milieu sonore des six sons
DO♯ RÉ FA♯ SOL LA SI♭228 elle reste en porte-à-faux sur le son constitutif qui lui est le plus
indifférent. De quelque manière qu’on l’envisage, l’ensemble constitue donc un de ces modes non-
renforçables dont nous avons souligné la précarité229.
La 3e et la 4e mesure sont occupées par la gamme des sept sons DO RÉ MI♭ FA♯ SOL LA
SI♭230 dans son mode le plus naturel15 puisque son accord parfait le plus riche de potentiel attractif est
SOL SI♭ RÉ qui en est ici manifestement la tonique. Chaque apparition de cet accord se trouve
précédée de l’agrégation de trois sons à distance de tierce mineure : LA DO MI♭ au début de la 3e
mesure et FA♯ LA DO au début de la 4e, dont nous avons précédemment démontré l’instabilité sous sa
forme SI RÉ FA16. Il y a donc cadence par différence de stabilité17, en même temps que cadence par
attraction directe18 du triton LA MI♭ sur RÉ, du triton FA♯ DO sur SOL. Et c’est sur ce SOL que, dans
l’ambiance de son accord parfait mineur, l’épisode se clot.
Quant aux mesures 5 et 6, elles se contentent des quatre sons DO, RÉ, SOL et SI, dont la quinte
tonale SOL RÉ est la même, mais accompagnée cette fois de l’accord parfait majeur de sa résonance
naturelle, et dont la table d’affinités :

3 (2) 2 (1 1 1 2) 3 (1 1 1) 2

dénote l’extrême cohésion. Il s’agit même de l’un des milieux sonores capables de demeurer stables
en tous leurs sons231.
Dans le second exemple, la 1re mesure prend appui sur l’entité des trois sons à distance de tierce
mineure SOL SI♭ RÉ♭ dont l’instabilité vient d’être rappelée, en sorte que le milieu sonore de la
gamme diatonique de LA♭ qu’elle emprunte s’y articule sur l’un de ses modes les moins
renforçables232 ; et cette précarité se trouve accentuée encore par l’arrivée du MI, seul son non attractif
de SOL, de SI♭ et de RÉ♭, au début de la 2e mesure. Quant au milieu sonore de celle-ci, de quelque
manière qu’on l’envisage : dans l’ensemble de ses huit sons233, dans sa gamme diatonique de FA majeur,
ou dans la succession des accords de chacun de ses temps, il reste contrarié entre l’accord instable DO
MI SOL SI♭ qui le termine234, et sa tonique majeure la plus attractive, FA LA DO, qui n’arrive pas à
s’affirmer aux temps forts.
Les sons des neuf temps suivants se trouvent par contre très fortement axés sur RÉb et sur RÉ♭ FA
LA♭ où ils se complaisent et qui constituent les toniques naturelles235, aussi bien du milieu sonore total
DO RÉ♭ RÉ MI♭ MI FA SOL♭ LA♭236, que des accords qui s’y succèdent. Cependant, relativement
à l’agrégation DO MI SOL SI♭ où aboutissent les sons précédents, et dont l’instabilité spécifique237 et
l’emplacement en fin de mesure imposaient la résolution, RÉ♭ est l’un des six sons les plus indifférents,
et RÉ♭ FA LA♭ parmi les accords parfaits les moins attractifs, en sorte que ce nouveau milieu sonore
apparaît aussi surprenant dans son apparition qu’évident dans son accomplissement. Et pourtant il n’a
fait que se conformer à l’une des formes de cinétique extrinsèque que les affinités naturelles suffisent à
engendrer238.
Puis viennent, à partir de la seconde partie de la 4e mesure citée, neuf temps où l’intrusion de la
totalité des douze sons vient brouiller cette tonique imprévue. Mais ce dodécaphonisme apparent se
résorbe à la 5e mesure dans les neuf sons de l’échelonnement non-diatonique qui va nous servir de
gamme-type239 : DO RÉ♭ RÉ MI FA SOL LA♭ SI♭ SI240 et que Mozart a terminés au début de la 6e
mesure par une cadence d’attraction directe241 très exactement sur le DO qui en est la tonique la plus
naturelle.
Ainsi, dans le premier exemple, c’est surtout de l’opposition mineur-majeur et du contraste de
l’extrême instabilité et de l’extrême stabilité que Mozart jouait, alors que dans le second, en enchâssant
la cadence la moins naturelle parmi les plus usuelles, et en en soulignant l’insolite irrationnalité242, il
magnifie soudain le milieu sonore le plus banal.
Tel est, par-delà le diatonisme d’école et l’harmonie de résonance, le schéma de quelques-uns des
mécanismes secrets des hauteurs, où les musiciens classiques puisaient leurs souverains pouvoirs.
Mais ce qui importe davantage encore, c’est l’examen des musiques étrangères à ces perspectives
familières, où l’impéritie des critères usuels a provoqué ces interprétations abusives d’où l’harmonie
semblait exclue.

LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES


D’AUTRES CIVILISATIONS
Il n’est pas facile d’analyser les musiques d’autres civilisations à la lumière de conceptions qui
risquent de leur être étrangères. Seuls peuvent en avoir raison des principes d’une objectivité éprouvée.
En est-il de meilleurs que ceux qui fondent les affinités naturelles : ces intervalles de résonance et de
glissement, tellement inhérents à la physiologie vocale et à la technique instrumentale les plus
rudimentaires, qu’ils suffisent à expliquer la genèse des musiques les plus primitives exactement comme
s’ils les avaient conduites243 ? Il n’est pas douteux que les hautes civilisations musicales d’Extrême-
Orient témoignent d’une pleine conscience des affinités de glissement, de quinte, de quarte, et souvent
même d’octave [35, 57, 78, 85, 163]. Pourquoi ces affinités naturelles ne se seraient-elles pas imposées
aussi aux civilisations dont la littérature musicale moins évoluée n’a pas encore pris possession de ces
problèmes demeurés plus ou moins inconscients ?
Des difficultés subsistent pourtant lorsqu’il s’agit d’aller dans le sens de la résonance au-delà de la
quinte et de la quarte : L’une des gammes les plus répandues dans le monde, la gamme pentatonique telle
DO♯ MI FA♯ SOL♯ SI, comporte deux sons d’un potentiel attractif moindre, car ils ne sont rattachés
aux autres que par une seule relation de quinte, c’est-à-dire ici MI et SOL♯244.
Considérés du seul point de vue des affinités naturelles, les modes de MI et de SOL♯ de cette
gamme ne constituent donc que des modes secondaires, et même des modes non renforçables245.
Pourtant, dans la musique chinoise antique que voici, extraite de Vent d’automne [36], il est difficile de
n’être pas sensible à l’impression conclusive que le mode de MI doit à son organisation autour de
l’accord parfait majeur MI SOL♯ SI. Et il y a tout lieu de penser que ce sentiment s’est imposé aussi
pour le renversement des mêmes sons sur le mode de SOL♯ et l’accord parfait mineur DO♯ MI
SOL♯, en sorte que dans chacun des cinq modes de cette gamme presque universelle on découvre la
satisfaction d’une logique innée qui n’a pu que concourir à son expansion.

Pourtant, en l’absence d’une certitude sur la prise de possession même inconsciente de l’accord
parfait dans l’entendement des musiciens de ces pays, nous avons jugé plus loyal de ranger toutes les
œuvres de cette nature parmi les musiques étrangères aux affinités naturelles. En dépit de cette
précaution qui écartait des lois attractives peut-être indûment les deux cinquièmes des modes
pentatoniques, les résultats sont probants, pour peu qu’on se livre à l’étude statistique de la totalité des
textes musicaux figurant par exemple dans les tomes I et V de l’Encyclopédie Lavignac.

Parmi les 42 exemples donnés pour la Chine et la Corée, 26 constituent des modes naturels, 3 des
modes renforcés naturellement, 13 seulement des modes non renforçables ; au Thibet, sur 20 exemples, il
y a 14 modes naturels et 6 modes renforcés naturellement ; en Birmanie et en Iran, tous les exemples
appartiennent aux modes naturels ; au Japon, sur 4 exemples, 3 sont des modes naturels, l’autre un mode
renforcé naturellement ; aux Indes tous les modes sont naturels (16) ou renforcés naturellement (11) ; en
Turquie, sur 83 exemples, 75 appartiennent aux modes naturels, 6 aux modes naturellement renforcés, 2
seulement aux modes non renforçables ; au Pérou, sur 19 exemples on compte 9 modes naturels, 6 modes
naturellement renforcés, 4 modes non renforçables ; c’est en Indochine que la proportion des modes
naturels est la plus faible : 14 sur 25 exemples comportant 10 modes non renforçables.

Malgré une discrimination sévère qui écartait tous les moyens d’affinité dus aux accords parfaits, la
proportion des modes attractifs est écrasante : 76 % des modes strictement naturels et 11 % de modes
naturellement renforcés, contre 13 % seulement de modes non attractifs. C’est donc que les charmes de
l’irrationnel n’ont pas prévalu, même auprès de civilisations moins cartésiennes que la nôtre, devant les
besoins d’une logique inhérente aux sons mis en œuvre.
Complétons ces données par celles d’un ouvrage beaucoup plus récent sur l’antique folklore
bolivien [61]. Les modes attractifs y sont aussi prédominants : 66 modes strictement naturels, 35 modes
renforcés naturellement, contre 3 modes non renforçables seulement.
Un exemple donnera une idée des moyens dialectiques employés :

Non seulement la tonique finale FA♯ de cette gamme pentatonique traditionnelle en est l’un des
sons les plus chargés de potentiel attractif246 et vient s’affirmer sans ambiguïté sous l’action conjuguée
de ses quartes si et DO♯ en position prépondérante, mais encore elle succède à une première
polarisation sur un DO♯ dont le potentiel est inférieur. Il y a donc tout à la fois sur le FA♯ cadences par
attraction d’ensemble, par renforcements, et par différence de potentiel attractif247.
Avant d’aborder les modes diatoniques que, dans son Hommage à Rameau, Debussy a centrés
autour d’accords parfaits autres que les toniques usuelles, ne délaissons pas encore les autres civilisations
musicales. Voici Jati madhyama [58], une mélodie de l’Inde construite elle aussi sur l’échelonnement
diatonique. Elle donnera à son tour une idée de ce que nous avons appelé ici les modes renforcés
naturellement. Il s’agit du mode de SOL sans accord parfait :
Les degrés-maîtres y sont SOL, RÉ et DO248 dont il est facile de constater la prépondérance,
d’abord tout au long de la mélodie par leur emplacement aux accents du texte et en tant
qu’aboutissement de tous les mouvements mélodiques de quarte et de quinte, et ensuite à la fin par
cadence du DO et du RÉ sur SOL. Ainsi c’est selon la dialectique même des affinités naturelles qu’ici
encore cette tonique secondaire se trouve mise en évidence.

LA LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MODES


DIATONIQUES D’ACCORDS PARFAITS : L’HOMMAGE A
RAMEAU DE DEBUSSY

Nous l’avons dit249, pour avoir emprisonné l’harmonie dans la résonance, Rameau est le grand
vaincu de la musique d’aujourd’hui. Que la souveraineté des accords de dominante où son harmonie ne
pouvait qu’aboutir ait lassé les musiciens dans le même temps et par le même processus que la
perspective italienne lassait les peintres250, c’est ce que Debussy a merveilleusement exprimé avec les
sons dans cet Hommage à Rameau [41] qui, à côté de deux seules cadences parfaites destinées à justifier
son titre, a magnifié ce qui le nie.
Quatre des modes qui nous occupent y figurent successivement, ceux de MI SOL SI, de LA DO MI,
de FA LA DO et de RÉ FA LA, qui tous ignorent cette formule cadentielle traditionnelle. Ils seront tous
transposés pour simplifier dans l’échelonnement diatonique sans armure des sept sons DO RÉ MI FA
SOL LA SI.

MODE DE MI SOL SI

D’après la table d’affinités de cet accord parfait : (2 0 1 1) 2 (1 2) 1 (1 1 1) 2, les notes les plus
attractives de MI SOL SI sont DO, MI, FA♯ et SI. En l’absence du FA♯ dans la gamme diatonique
sans armure, seuls comptent donc ici DO, MI et SI. Et la table d’affinités du mode va s’établir de la
manière suivante :
Grâce à un renforcement de DO, de MI et de si affectant particulièrement DO et MI, l’accord de
tonique MI SOL SI se trouve nanti d’un potentiel attractif supérieur à celui de tous les autres accords
parfaits. Et les degré-maîtres principaux du mode deviennent ici : MI et si notes tonales, et DO sensible
descendante du SI. Or, c’est exactement ce que Debussy a réalisé dans les quatre premières mesures, qui
sont articulées sur ce mode : le mouvement mélodique s’appuie plus particulièrement sur MI et SI, et le
DO n’apparaît que comme sensible du SI251.

La même organisation modale se trouve confirmée dans les mesures 0 à 13, par une articulation
mélodique analogue que soulignent les accords parfaits MI SOL SI, seuls à figurer en position
fondamentale.
Mais la même mélodie peut s’orienter sur un autre mode, grâce à un autre choix des agrégations
verticales qui l’accompagnent. C’est ainsi qu’elle parvient à se cristalliser autour de LA DO MI dans les
mesures 27 à 30 dans les conditions qui vont être précisées.

MODE DE LA DO MI

D’après la table d’affinités de cet accord parfait : 1 (1 1 1) 2 (2 0 1 1) 2 (1 2), les notes les plus
attractives de LA DO MI sont MI, FA, LA et SI, toutes présentes ici. Il s’agit en effet de l’un des deux
modes naturels par accord parfait252, et le simple renforcement du LA suffira pour attribuer à LA DO MI
le potentiel attractif le plus élevé :
Les principaux degrés-maîtres du mode sont LA, MI, SI et FA avec son mouvement de sensible
descendante sur le MI. Or, il est facile de voir la place qu’ils occupent dans l’harmonie verticale : FA LA
puis SI FA LA et si MI dans la mesure 27, LA, MI et SI dans les mesures 28 et 29, ainsi que
l’aboutissement de tous sur les notes tonales LA MI.

MODE DE FA LA DO

D’après la table d’affinités de cet accord parfait : 2 (1 1 0 2) 2 (1 1 1) 1 (2 1), les notes les plus
attractives de FA LA DO sont DO, MI, FA et SI♭. En l’absence du SI♭ dans l’échelonnement
diatonique sans armure, seuls comptent donc ici DO, MI et FA. Et la table d’affinités du mode va
s’établir de la manière suivante :

C’est un renforcement du FA et surtout du DO et du MI qui assure à FA LA DO le potentiel attractif


maximum, en sorte que les principaux degrés-maîtres du mode sont ses notes tonales FA et DO et sa
sensible MI avec mouvement ascendant sur le FA.
Or Debussy fait appel au mode de FA LA DO, mesures 14 à 27, dans deux transpositions
successives de la même figure dont voici la première :
Ici ce sont surtout les notes tonales qui s’affirment au grave, et le tout s’achève sur les trois degrés-
maîtres simultanés : DO MI FA.

MODE DE RE FA LA

D’après la table d’affinités de cet accord parfait : (1 1) 2 (1 2) 1 (1 1 1) 2 (2 0), les notes les plus
attractives de RÉ FA LA sont RÉ, MI, LA et SI♭. En l’absence du SI♭ dans l’échelonnement
diatonique sans armure, seuls comptent donc ici RÉ, MI et LA. Et la table d’affinités du mode va
s’établir de la manière suivante :

Les degrés-maîtres principaux du mode sont dans l’ordre d’importance : RÉ, LA et MI.
Leur mise en évidence est flagrante dans le passage de ce mode qui clot l’œuvre, ainsi transposé
comme les autres :

Mieux encore, Debussy y a fait appel presqu’exclusivement à des agrégations modales du mode,
dont voici à titre indicatif la liste totale :
Agrégations constitutives tendant vers RÉ FA LA de préférence à tout autre accord parfait
constitutif (1° sans renforcement ; 2° avec renforcement du RÉ ; 3° avec renforcement du LA ; 4° avec
renforcement du MI ; 5° avec renforcement du RÉ et du LA ; 6° avec renforcement du RÉ et du MI) :

Agrégations constitutives tendant vers RÉ FA LA en même temps que vers d’autres accords parfaits
constitutifs (1° sans renforcement mais comprises parmi les précédentes ; 2° sans renforcement mais
autres que les précédentes ; 3° avec renforcement du RÉ) :

N’est-il pas symptomatique que Debussy ait ainsi multiplié les moyens de la logique d’affinité, au
moment précisément où il entendait conclure ?

LOGIQUE DES HAUTEURS D’UN MILIEU SONORE NON-


DIATONIQUE
Il faut aborder ici une question capitale qui touche aux fondements même du dodécaphonisme.
Le dodécaphonisme est une prise de possession du total chromatique en son entier comportant
interdiction de toute référence permanente à un milieu sonore particulier de moins de douze sons. Mais
ce refus de tout milieu sonore limité à un certain échelonnement préétabli d’intervalles, comment
s’explique-t-il ?
Certes c’était une réaction inévitable contre l’omnipotence de ces gammes diatoniques que la
tradition n’avait cessé d’imposer comme la référence permanente de tout l’univers sonore. Mais n’était-
ce pas aussi un aveu d’impuissance ? En face des problèmes de toutes sortes que chaque gamme non-
diatonique vient poser en son en-soi comme en chacun de ces modes, en chacune de ses transpositions
comme en chacune de ses relations avec les uns et les autres des douze sons, fallait-il donc capituler ?
Parmi les trois cent cinquante et un échelonnements possibles, dont les divers modes représentent
les deux mille quarante-huit manières différentes de franchir un seul des intervalles d’octave de notre
échelle usuelle par demi-tons, faisons choix d’une gamme-type, aussi différente que possible de la
gamme diatonique, et assez familière aux musiciens d’aujourd’hui, pour qu’elle abonde en exemples
musicaux de toute obédience. Elle montrera au travers des œuvres les plus hétérogènes quelques-unes de
ses manifestations les plus dissemblables.
En voici les neuf sons et le sociogramme :

Ses caractéristiques se résument ainsi :


CARACTÉRISTIQUES. FORMELLES
Intervalles constitutifs : Tous sont présents.
Symétrie : Tout est symétrique par rapport à DO.
Accords parfaits constitutifs :

Parenté des transpositions par les notes communes : L’échelonnement comporte huit
notes communes avec ses transpositions au triton et à la tierce mineure en montant
comme en descendant, six notes communes avec ses autres transpositions.

CARACTÉRISTIQUES FONCTIONNELLES INTRINSÈQUES

Potentiel tonique des sons constitutifs : Le plus attractif est DO ; l’échelonnement est
à pôle tonique253.

Potentiel tonique des accords parfaits constitutifs :

Les accords parfaits constitutifs les plus chargés de potentiel attractif sont donc DO MI SOL et FA
LA♭ DO, tous deux symétriques par rapport à DO. Les moins attractifs sont DO♯ MI SOL♯, MI
SOL♯ SI, SOL SI♭ RÉ et SI♭ RÉ FA.

Potentiel tonique des accords constitutifs non-parfaits : En trois sons par exemple les
plus denses sont constitués par toute combinaison de DO avec les sons suivants associés
deux par deux : RÉ♭, FA, SOL et SI. Parmi eux, DO FA SOL constitue le centre de
gravité naturel de l’échelonnement, étant relié à chacun de ses neuf sons par des relations
d’affinité naturelle254.

CARACTÉRISTIQUES FONCTIONNELLES EXTRINSÈQUES

Instabilité spécifique : La densité du potentiel total des neuf sons constitutifs (5 + 4 +


3 + 3 + 4 + 4 + 3 + 3 + 4 = 33) est légèrement inférieure à la valeur moyenne de référence
qui se situe entre 33 et 34 unités255. Il y a une certaine instabilité spécifique.

Potentiel d’aboutissement des sons extrinsèques : Uniformément réparti sur MI♭,


FA♯ et LA.

Potentiel d’aboutissement des accords parfaits extrinsèques : Prédominance


attractive de DO MI♭ SOL et de FA LA DO.

Potentiel d’aboutissement des transpositions : D’abord celles à une quinte et à un


demi-ton en montant et en descendant avec 35 unités de potentiel attractif, puis celles à un
ton et à deux tons avec. 34 unités de potentiel attractif, et enfin celles à trois demi-tons et
au triton avec 32 unités de potentiel attractif. Il y a instabilité transpositrice256.

L’ordre de parenté des transpositions est ici presque rigoureusement inversé de celui par les notes
communes.

Si l’on s’en tient à un schéma de ses possibilités fonctionnelles, on constate qu’il s’agit d’un milieu
sonore quelque peu instable en soi, mais si proche de la stabilité que son articulation modale va être
déterminante.
Relativement à l’univers sonore total des douze sons, il révèle en effet une certaine tendance soit
vers les accords parfaits extrinsèques DO MI♭ SOL et FA LA DO, soit vers des combinaisons avec DO
des uns ou des autres des trois sons extrinsèques MI♭, FA♯ et LA, soit vers ses propres transpositions
en montant ou en descendant d’une quinte ou d’un demi-ton.
C’est ainsi que la 1re des Sept pièces brèves d’Honegger [63], après s’être complue en lui, finit par
se résorber sur DO MI♭ SOL257 :

De même le passage suivant de la page 11 de la 2e des Cinq danses rituelles de Jolivet [70] fait
aboutir notre milieu sonore sur un LA que prolongent très exactement les sons extrinsèques et constitutifs
les plus attractifs de l’ensemble :

Voici enfin un passage de la page 15 du Concertino pour quatuor à cordes de Strawinsky [160], où
l’échelonnement de nos neuf sons est suivi de sa transposition à trois demi-tons au-dessous, qui est à la
fois l’une des trois transpositions les plus éloignées par les affinités et les plus proches par le nombre des
notes communes :
Quant à l’assise modale de notre milieu sonore, elle est très affirmée soit sur son centre de gravité
naturel DO FA SOL, soit sur le DO, seul son constitutif à bénéficier ici de la présence cumulée de toutes
ses notes attractives, soit sur les diverses combinaisons de DO avec celles-ci, soit sur les accords parfaits
DO MI SOL et FA LA♭ DO.
Les modes naturels résultant de l’organisation de nos neuf sons sur les unes ou les autres de ces
toniques ont une telle assise qu’ils finissent, nous le verrons, par stabiliser l’ensemble. Plusieurs autres
modes de notre échelonnement peuvent se trouver affermis dans certaines conditions qui seront
précisées. Incapables de se fixer, ses autres agencements modaux sont voués à l’incertitude ou au chaos.
Ainsi se révèlent quelques-uns des aspects les plus opposés du même milieu sonore.
Ne voit-on pas dès lors toutes les ressources que le musicien peut tirer du seul choix d’un milieu
sonore non dodécaphonique258 : les propriétés dues tour à tour à la seule présence des sons
constitutifs259, au choix de chaque tonique260, à l’articulation de chaque mode261, à la conduite des
parties262, au comportement du tout relativement aux milieux extrinsèques263 ?
Les exemples qui vont suivre n’en donnent qu’une idée fragmentaire et pour une seule gamme. Est-
il besoin d’insister encore sur l’inépuisable richesse de ces harmonies par gammes qui, nous l’avons
montré50, régissent dans le détail jusqu’aux musiques de douze sons !

EXEMPLES DE SON MODE NATUREL SUR SON-TONIQUE


Il s’agit du mode de DO :

Notes modales : Toutes les notes attractives de DO sont présentes.

Degrés-maîtres : DO comme note tonale, FA et SOL comme bons degrés, RÉ♭ et SI


comme sensibles de DO.

Gamme modale :
Assise du mode :

Agrégations modales : Sur 501 combinaisons possibles de nos neuf sons, 356 sont
capables de tendre vers DO soit par priorité soit à égalité avec d’autres sons constitutifs,
c’est-à-dire presque les trois quarts.

Cinétique extrinsèque : Le renforcement du DO suffit à stabiliser la gamme qui


d’ailleurs n’était qu’à la limite de l’instabilité.

Voici deux exemples de cette aimantation naturelle de notre milieu sonore vers DO, tirés, le premier
de la page 16 des Trois mouvements de Petrouchka de Strawinsky [159], le second de la conclusion du
second mouvement de la 1re sonate pour piano de Jolivet [72] :

On trouvera d’autres exemples du même mode, dans les mesures 25 à 30 des Feuilles mortes de
Debussy si la double pédale grave est considérée comme tonique, aux pages 7 et 12 du Concertino pour
quatuor à cordes de Strawinsky, ainsi que dans des figures formant cadences, mesures 33 et 34 du
Klaviersturck op. 33 a de Schoenberg, page 35 de la 2e Sonate pour piano de Boulez, etc.264.

EXEMPLES DE SES MODES RENFORÇABLES SUR SON-


TONIQUE
MODE DE FA

Notes modales : Sur les quatre notes attractives de FA : DO, MI, SOL♭ et SI♭, il
manque ici le SOL♭.

Degrés-maîtres : FA comme note tonale, DO et si♭ comme bons degrés, MI comme


sensible.

Gamme modale :

Le FA peut aussi accéder au potentiel suprême soit par double renforcement du SI♭ soit par double
renforcement du MI.
Agrégations modales :

Agrégations constitutives tendant avant tout vers FA (1° instables ; 2° centrées sur
elles-mêmes ; 3° toujours centrées sur elles-mêmes) :

Agrégations constitutives tendant vers FA en même temps que vers SI (1° toujours
instables ; 2° instables ; 3° centrées sur elles-mêmes) :

Cinétique extrinsèque : Instabilité accentuée, avec tendance, notamment, soit vers FA


LA DO, soit vers la transposition à une quinte au-dessous.

Notre milieu sonore parvient à se polariser sur FA au début du second des Trois mouvements de
Petrouchka déjà cités, grâce au renforcement conjugué du FA, du SI♭ et du MI :

Il en est de même à la fin de la page 30 de la Sonate précitée de Jolivet, grâce au renforcement du


FA et au mouvement de sensible du MI :

MODE DE DO♯

Notes modales : Sur les quatre notes attractives de DO♯ : SI♯, RÉ, FA♯ et
SOL♯, il manque ici le FA♯.

Degrés-maîtres : DO♯ comme note tonale, SOL♯ comme bon degré, SI♯ et RÉ
comme sensibles de DO♯.

Gamme modale :

Assise du mode :
Le DO♯ peut aussi accéder au potentiel suprême soit par double renforcement du SOL♯ soit par
double renforcement du RÉ.
Agrégations modales :

Agrégations constitutives tendant avant tout vers DO♯ (1° instables ; 2° centrées sur
elles-mêmes ; 3° toujours centrées sur elles-mêmes) :

Agrégations constitutives tendant vers DO♯ en même temps que vers SOL (1°
toujours instables ; 2° centrées sur elles-mêmes ; 3° toujours centrées sur elles-
mêmes)265 :

Cinétique extrinsèque : Ce mode accentue l’instabilité de l’échelonnement qui se met


à tendre vers DO MI♭ SOL, FA♯ LA DO♯ et plus particulièrement vers sa
transposition à un demi-ton au-dessus.

Notre milieu sonore, où se complaisent les 16 premières mesures de la Sonate pour piano de Bartok
[3] finit par s’y centrer sur le DO♯ au moyen du renforcement conjugué du DO♯, du RÉ et du LA♭

MODE DE LAb

Notes modales : Sur les quatre notes attractives de LA♭ : RÉ♭, MI♭, SOL et
SI♭♭, il manque ici le MI♭ et le SI♭♭.

Degrés-maîtres : LA♭ comme note tonale, RÉ♭ comme bon degré, SOL comme
sensible.

Gamme modale :

Table attractive du mode :

9 9 7 (7) 3 4 (8) 9 10 (7) 3 4

après triple renforcement du LA♭ et double renforcement du RÉ♭ et du SOL.


L’instabilité s’accroît avec tendance dominante notamment vers LA♭ DO MI♭ ainsi que vers les
transpositions à un demi-ton et à une quinte au-dessus et à deux tons au-dessous.

Le passage suivant de la page 17 de la 7e Sonate pour piano de Scriabine déjà citée parvient à fixer
momentanément notre milieu sonore sur LA♭ par un renforcement du LA♭, du RÉ♭ et du SOL, que
le thème manifeste tout particulièrement, d’abord à la main droite, puis à la main gauche :

AUTRES MODES RENFORÇABLES

Les modes de SI, de SOL et de MI, respectivement symétriques des modes de DO♯, de FA et de
LA♭ par rapport à DO, comportent respectivement des caractéristiques analogues, mais inversées.
Ainsi notre milieu sonore se centrerait sur le SI par renforcement conjugués du SI, du MI et du
LA♯. Mais dans les mesures 13 à 17 de la 7e Sonate pour piano de Scriabine, l’absence de renforcement
du LA♯ fait finalement avorter le mode qui aboutit sur sa tonique naturelle DO :
De même, faute du renforcement conjugué du SOL, du RÉ et du LA, la fin de la page 22 et les
premières mesures de la page 23 de la même œuvre ne parviennent pas à asseoir nos neuf sons sur leur
mode de SOL, réalisant ainsi un nouvel exemple de mode non-renforcé266 :

EXEMPLES DE SES MODES NON RENFORÇABLES SUR


SON-TONIQUE

MODE DE MI

Le début du passage du Concertino de Strawinsky reproduit page 152 ne parvient pas à organiser
notre milieu sonore autour de MI, en dépit du renforcement manifeste des notes modales constitutives :
MI, FA et SI, car celles-ci profitent en même temps au DO, au FA et au si qui tous dépassent déjà le MI
en potentiel attractif.

MODE DE RÉ

Il en est de même de la 11e mesure de la page 32 de la 1re Sonate pour piano déjà nommée de
Jolivet, incapable de se fixer sur le RÉ, que n’affermissent suffisamment ni le renforcement du RÉ, ni
celui du SOL ou du DO♯ puisqu’ils profitent en même temps à l’un et l’autre de ces deux sons qui déjà
le dépassent par leur potentiel attractif. Et le déséquilibre inhérent à tout mode non renforçable est
exploité ici pour accentuer la cinétique du passage :
EXEMPLES DE SON MODE NATUREL SUR ACCORD
PARFAIT MAJEUR DE TONIQUE
Il s’agit du mode de DO MI SOL.

Notes modales : Nous savons que les notes les plus attractives de DO MI SOL dans
sa propre table d’affinités sont DO, FA, SOL et SI267, qui figurent toutes ici.

Degrés-maîtres : DO et SOL comme notes tonales et bons degrés, FA comme bon


degré, SI comme sensible.

Gamme modale :

Assise du mode :

Le renforcement du DO et du si assure la suprématie de DO MI SOL sur son homologue FA LA♭


DO268.

Agrégations modales : La situation est la même que pour le mode naturel de DO, en
sorte qu’une grande majorité des agrégations constitutives est capable de tendre vers DO
MI SOL par priorité ou à égalité avec d’autres accords parfaits constitutifs.

Dynamique extrinsèque : Le mode se stabilise de lui-même sur son accord parfait de


tonique ; mais il conserve une certaine instabilité transpositrice dont bénéficie avant tout
sa transposition à un demi-ton au-dessous.

Rappelons l’exemple du Rondeau de Mozart signalé page 141. L’accord tonique DO MI SOL y
manifeste sa suprématie attractive grâce à la mise en évidence du SI qui de son côté obéit à sa fonction
de sensible en se résolvant sur le DO. Il en est de même dans ce passage du début de Feuilles mortes de
Debussy [42], dont l’assise modale est plus particulièrement assurée par le renforcement du DO et de ses
notes attractives :

On trouvera d’autres exemples de ce mode naturel à la fin de la page 35 de la 2e Sonate de Boulez, à


la page 15 de la 1re Sonate de Dutilleux, etc.

EXEMPLES DE SON MODE NATUREL SUR ACCORD


PARFAIT MINEUR DE TONIQUE
Il s’agit du mode de FA LA♭ DO.

Notes modales : Dans sa table d’affinités, 2 (2 0 1 1) 2 (1 2) 1 (1 1 1), les notes les


plus attractives de FA LA♭ DO sont DO, RÉ♭, FA et SOL, toutes présentes ici.

Degrés-maîtres : FA et DO comme notes tonales et bons degrés, SOL comme bon


degré, RÉ♭ comme sensible de DO.

Gamme modale :
Assise du mode :

Le renforcement du FA et du RÉ♭ assure donc la suprématie de FA LA♭ DO sur son homologue


DO MI SOL55.

Agrégations modales : Mêmes observations que pour le mode précédent.

Dynamique extrinsèque : Tel qu’il vient d’être précisé, ce mode ne constitue pourtant
pas le symétrique exact du mode précédent car il a été articulé sur le son grave de l’accord
parfait mineur de tonique. Ses caractéristiques diffèrent donc notamment en ce qui
concerne son instabilité, qui demeure, avec tendance vers les transpositions au demi-ton
supérieur et à la quinte inférieure.

Notre milieu sonore s’organise sans difficultés autour de FA LA♭ DO à la fin du 6e des Préludes
pour piano déjà nommés de Messiaen grâce au renforcement des degrés-maîtres RÉ♭ et SOL :

Il est d’ailleurs à noter que l’accord final appartient plutôt au mineur-inverse269 sous la forme
descendante DO LA♭ FA RÉ SI, c’est-à-dire à l’autre mode de FA LA♭ DO qui est exactement
symétrique de celui de DO MI SOL. Il est facile d’en obtenir par symétrie les caractéristiques, grâce à sa
table attractive :

7 6 4 (4) 3 5 (5) 5 4 (4) 3 5,

où sont renforcés le DO et le RÉ♭. Sa gamme modale s’articule sur DO ; mais ses degrés-maîtres
sont les mêmes que l’autre mode de FA LAb DO.

EXEMPLES DE SES MODES RENFORÇABLES SUR


ACCORDS PARFAITS DE TONIQUE
MODE DE RÉb FA LAb

Notes modales : Dans sa table d’affinités, (2) 2 (1 1 1) 1 (2 1) 2 (1 1 0), les notes les
plus attractives de RÉ♭ FA LA♭ sont DO, RÉ♭, SOL♭ et LA♭. C’est le SOL♭ qui
manque ici.

Degrés-maîtres : RÉ♭ et LA♭ comme notes tonales et bons degrés, DO comme


sensible de RÉ♭.

Gamme modale :

Assise du mode :

Le renforcement du LA♭ suffit donc, s’il est assez accentué, pour assurer la suprématie de RÉ♭
FA LA♭ sur les autres accords parfaits constitutifs.

Agrégations modales : Agrégations constitutives tendant avant tout vers RÉ♭ FA


LA♭ (1° toujours instables ; 2° instables ; 3° centrées sur elles-mêmes ; 4° toujours
centrées sur elles-mêmes)270.

Dynamique extrinsèque : L’instabilité spécifique se trouve très accentuée par ce


renforcement, avec tendance dominante vers DO MI♭ SOL et vers la transposition à 2
tons au-dessous notamment.

Voici par exemple la fin de la page 7 de la Sonate pour piano de Bartok, où notre milieu sonore
s’aimante sur RÉ♭ FA LA♭, sous la seule impulsion du renforcement du LA♭ :
MODE DE SOL SI RÉ

Degrés-maîtres : SOL et RÉ comme notes tonales et bons degrés, DO comme bon


degré.

Gamme modale :

Assise du mode : Le double renforcement du RÉ aboutit à la suprématie de SOL SI


RÉ sur les autres accords parfaits constitutifs.

Table attractive :

5 6 5 (6) 3 4 (4) 6 3 (6) 3 4

Dynamique extrinsèque : Instabilité accrue, avec tendance dominante notamment


vers DO MI♭ SOL et vers la transposition à un ton au-dessus.

C’est le renforcement manifeste de RÉ au grave qui parvient à centrer notre milieu sonore sur SOL
SI RÉ à la page 35 du 6e des Préludes pour piano de Messiaen [89] :

AUTRES MODES RENFORÇABLES


Celui de MI SOL SI qui est symétrique de celui de RÉ♭ FA LA♭, et celui de SI♭ RÉ♭ FA qui
est symétrique de celui de SOL SI RÉ.

EXEMPLES DE SES MODES NON RENFORÇABLES SUR


ACCORDS PARFAITS DE TONIQUE

MODE DE DO♯ MI SOL♯

Dans les mesures 46 à 48 du Concertino pour quatuor à cordes de Strawinsky [160], l’articulation
de notre milieu sonore sur RÉ♭ FA♭ LA♭ est impuissante à l’y fixer, en dépit de l’accentuation des
seules notes modales possibles ici : RÉ♭ et LA♭, car elles renforcent aussi d’autres accords parfaits
constitutifs déjà plus attractifs : FA LA♭ DO et RÉ♭ FA LA♭.

MODE DE MI SOL♯ SI

Le n° 5 de la Sonate pour violon et piano de Ravel [112] présente un exemple analogue


d’organisation de notre milieu sonore autour de l’accord parfait majeur-mineur MI SOL SOL♯ SI, mais
où le SOL intervient plutôt comme un lointain prolongement dans la résonance de l’accord harmonique
MI SOL♯ SI RÉ.

MODE DE SOL SI♭ RÉ

Il en est de même, pour des causes analogues, de son articulation sur SOL SI♭ RÉ qui témoigne de
la même instabilité constitutive, dans cette figure du second des Klavierstuck opus II de Schoenberg
[124] constituant le premier terme d’une cadence par opposition de l’instable et du stable :
EXEMPLE D’UN DE SES MODES SUR ACCORD PARFAIT
MAJEUR-MINEUR DE TONIQUE
Soit le mode de SI♭ RÉ♭ RÉ FA.

Notes modales : Dans sa table d’affinités :

(2) 2 2 (2 1) 2 (2 1 1 2) 2 (1)

les notes les plus attractives de SI♭ RÉ♭ RÉ FA sont au nombre de huit ; elles se réduisent ici à
DO, RÉ♭, RÉ, FA et SI♭.

Degrés-maîtres : SI♭, RÉ♭, RÉ et FA comme notes tonales et bons degrés, et DO à


la fois bon degré par attraction de quinte avec la note tonale FA et sensible par son
attraction de glissement sur la note tonale RÉ♭.

Assise du mode :

Le renforcement du SI♭ et du FA suffit en effet à assurer à l’accord de tonique un potentiel attractif


supérieur à celui des accords constitutifs de même structure : RÉb FA♭ FA LA♭, MI SOL SOL♯ SI et
SOL SI♭ SI RÉ.

Dynamique extrinsèque : Il y a accentuation de l’instabilité, avec tendance accrue


notamment vers l’accord parfait extrinsèque FA LA DO et vers la transposition à la quinte
inférieure.

C’est autour de SI♭ RÉ♭ RÉ FA que notre milieu sonore parvient à s’organiser à la première ligne
de la page 15 de la 7e Sonate pour piano de Scriabine, grâce au mouvement de sensible du DO sur le
RÉ♭ ainsi qu’au renforcement que le FA et le SI♭ doivent à leur emplacement dans le dernier accord et
au grave de tout le passage :
EXEMPLE D’UN DE SES MODES NON RENFORÇABLES
SUR ACCORD NON-PARFAIT
Soit le mode de SOL RÉ♭ MI LA♭.

Notes modales et degrés-maîtres : La table des affinités de l’accord de tonique :

(2) 2 (2 2) 1 (1 2) 2 3 (2 0 1)

fait apparaître le potentiel attractif maximum (3 unités) du LA♭ qui sera le degré-maître principal
comme note tonale fondamentale. En l’absence du MI♭, du FA♯ et du LA dans notre milieu sonore, les
autres degrés-maîtres vont être (avec leurs 2 unités de potentiel attractif) d’une part RÉ♭ et SOL, notes
tonales secondaires, et d’autre part DO et RÉ, sensibles de RÉ♭. Les notes non-modales seront d’abord
le SI♭ qu’aucune relation d’affinité naturelle ne relie à l’un ou l’autre des 4 sons de notre accord de
tonique, puis FA et SI.

Assise du mode : Le renforcement du LA♭ suffit à assurer la prépondérance tonique


de l’ensemble LA♭ RÉ♭ SOL dans la totalité du milieu sonore en jeu. Mais rien ne
vient assurer celle du MI, en sorte que le mode ne parvient pas à s’affirmer dans l’entier
de son accord de tonique.

Dans la 1re. Sonate pour piano d’André Jolivet [72], vingt-sept des trente mesures qui suivent le
tempo molto marcato de la page 30 tentent d’articuler notre milieu sonore sur l’accord de tonique en
question sous la forme LA♭ RÉ♭ MI SOL. L’incertitude propre à cette assise insuffisante du mode est
ici encore accrue par la persistance du renforcement à la basse des trois notes qui lui sont très
précisément le moins favorables : DO♭, SI♭ et FA :
Il y a là un modèle achevé de ce que la connaissance des lois de l’attraction permet de réaliser dans
le cadre de l’esthétique de l’irrationnel271.

EXEMPLE DE L’ORGANISATION SÉRIELLE DU MÊME


MILIEU SONORE

Les modes naturels de DO, de DO MI SOL et de FA LA♭ DO58bis ont montré que la très grande
majorité des agrégations de notre milieu sonore à tendance à se porter vers sa note et vers ses accords
parfaits les plus attractifs. Leur proportion est encore bien supérieure relativement à son centre de gravité
naturel DO FA SOL272, faisceau conjugué du plus grand nombre des affinités de ses neuf sons. Plus de
85 % des 501 combinaisons possibles de ceux-ci sont en mesure de tendre vers DO FA SOL par priorité,
ou au moins à égalité avec n’importe quel accord de trois autres sons constitutifs. Et les plus réfractaires
des autres agrégations ne peuvent en se juxtaposant s’empêcher de reconstituer l’une ou l’autre d’entre
elles. C’est dire que toute organisation susceptible d’assurer à tout instant la permanence des neuf sons
de notre milieu sonore aura pour effet, non seulement de tendre vers l’agrégation DO FA SOL
expressément formulée, mais encore même si ces trois sons n’y sont pas en évidence, d’en magnifier
l’entité de façon latente, comme sa tonique occulte. Comme nous l’avons déjà constaté273, le procédé le
plus efficace de cette mise en œuvre intégrale et continue d’un milieu sonore est la technique sérielle.

Précisons ici quelques-uns des moyens, déjà esquissés seulement274, de l’adaptation de la technique
sérielle à notre échelonnement DO DO♯ RÉ MI FA SOL LAb LA♯ SI.
Voici la série que nous adopterons : LA♯ SI MI DO LA♭ SOL RÉ FA RÉ♭.
Elle est constituée des neuf premiers sons de la série du Survivant de Varsovie de Schoenberg [136].

Mutations intrinsèques : Elles restent cantonnées, nous l’avons dit 61, dans les
mêmes sons et conservent par conséquent le même centre de gravité naturel, qui est ici,
rappelons-le, DO FA SOL275.

Le graphique sériel ne porte en ordonnées que les neuf sons de l’échelonnement. Le voici, avec un
exemple de transposition, à un degré au-dessous, un exemple de renversement et un exemple d’imitation
orthogonale :
Mutations extrinsèques : Elles se répartissent sur les douze sons, en sorte que leur
centre de gravité se trouve chaque fois transposé ou modifié.

Le graphique sériel porte alors en ordonnées la totalité des douze sons à l’exemple des graphiques
des séries dodécaphoniques276.

Séries à intervalles limités : Telle est précisément notre série, dépourvue des
intervalles de seconde majeure, de triton et de sixte mineure.

Séries réversibles : Une série est réversible lorsque la succession des intervalles
constitués par la gamme des sons de sa première moitié ou de plus de sa première moitié
et la succession des intervalles constitués par la gamme des sons de sa seconde moitié ou
de plus de sa seconde moitié, sont identiques ou symétriquement renversées277.

Ainsi, avec les mêmes sons, notre série devient réversible sous la forme suivante, puisque la
succession des intervalles des cinq premiers sons groupés en gamme est identique au renversement de la
succession des cinq derniers sons :

Elle facilite de cette manière les passages d’une transposition à l’autre, ou d’une forme à son
renversement.

Séries à mutations limitées : Il s’agit de séries réversibles, dont la dernière moitié ou


plus de la dernière moitié reproduit dans le même ordre les intervalles de la première
moitié ou de plus de la première moitié, ou leur renversement, sans rétrogradation ou avec
rétrogradation. Telle est notre série sous la forme suivante, où la symétrie est parfaite par
renversement récurrent :
Série polarisée : En outre de sa polarisation latente sur son centre de gravité naturel,
la série de moins de douze sons tout comme la série dodécaphonique comporte le plus
souvent des polarités attractives. Telle est notre série originaire qui tend vers le son 6 dans
le sens direct, par attraction directe des sons 4 et 5, et vers le son 2 dans le sens récurrent
par attraction directe des sons 4 et 3. Dans les imitations intrinsèques sur les sons de
l’échelonnement, seul subsiste le centre de gravité latent. Au contraire, dans les mutations
extrinsèques sur les douze sons comme dans les transpositions des imitations, ce sont les
polarisations sérielles qui demeurent, mais dans le sens seulement où elles s’exercent.

Série fonctionnelle : C’est celle qui déroule du premier au dernier son une véritable
cadence, telle celle-ci où notre gamme modèle se trouve polarisée sur son accord parfait
mineur le plus dense :

LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES DITES


« ATONALES » : LE PIERROT LUNAIRE
Les musiques « atonales » ! Comprendra-t-on enfin l’imposture de cette terminologie fallacieuse qui
a déjà fait tant de ravages...
Conformons-nous pourtant à cette appellation désormais consacrée des œuvres de l’époque où
Schoenberg et ses disciples Berg et Webern avaient rompu avec les structures de l’harmonie de
résonance sans avoir encore pris possession de la technique sérielle. Des perspectives de toutes sortes s’y
offrent aussi à la dialectique des affinités naturelles. Et c’est une œuvre « atonale » de Webern, de tous
trois le moins suspect de tonalisme aux yeux des spécialistes d’aujourd’hui, que nous aurions étudiée
pour leur démonstration, si pour la technique sérielle des douze sons sa Cantate opus 31 ne devait servir
ici de champ d’expérience aux jeux de la dialectique attractive. Mais en définitive, pouvait-on mieux
faire qu’en choisissant l’œuvre la plus représentative peut-être de cette période « atonale » : le Pierrot
lunaire de Schoenberg [128] ?
Déjà on a pu constater un agencement évident de la fin de sa deuxième partie sur un RÉ qui, après
s’être affirmé à la flute tout au long des douze dernières mesures, s’est imposé au grave et à l’aigu de
l’accord final278 :
Il en est avec RÉ FA LA l’un des constituants les plus attractifs, en sorte que l’accord se présente
comme son prolongement fonctionnel et celui de son accord parfait mineur279. En outre, le piano
s’appuie pendant toute la dernière page sur deux de ses notes attractives : LA et RÉ♭, qui forment par
conséquent cadence par attraction renforcée280. Il y aurait encore beaucoup à dire : cadence par
attraction directe de toutes ses notes attractives : RÉ♭, MI♭, SOL, RÉ et LA à la mesure 10 sur le RÉ
qui amorce sa longue pédale à la flute, organisation complète de l’épisode précédent, Enthauptung, sur
RÉ, RÉ FA LA et RÉ FA♯ LA, etc. :
Mais on trouvera peut-être que par des aimantations si manifestes, ce passage facilite trop notre
démonstration. Reportons-nous donc à la fin de la première partie [127] dont la fonction conclusive
n’apparaît pas à première vue dans la combinaison finale de deux sons à intervalle de ton entier : FA et
MI♭.
Elle n’en est pas moins rigoureusement conforme à la dialectique attractive. Et la partie de la flute
considérée séparément pourrait même servir de modèle à l’organisation mélodique des hauteurs par les
affinités naturelles. Qu’on en juge !
Pour se conformer à leurs données281, si le MI♭ final est la tonique elle devra articuler ses accents
et ses repos sur les degrés-maîtres : RÉ, MI♭, MI, LA♭ et SI♭, éviter de mettre en valeur son anti-
tonique LA, et favoriser les mouvements de sensible RÉ MI♭ et MI MI♭ ainsi que les tritons cadentiels
sur MI♭, c’est-à-dire RÉ LA♭ et MI SI♭. Or tel est exactement son comportement. Et le seul
aboutissement de phrase qui échappe à cette règle, au DO♯ de la mesure 16, constitue manifestement un
épisode suspensif, car ce DO♯ est immédiatement précédé des deux sons formant avec lui un accord de
quinte diminuée dont nous avons souligné l’instabilité d’ailleurs incontestée282.
Quant à la partie vocale, son agencement est si conforme aux principes que le contrepoint doit aux
affinités attractives283, que le passage aurait pu servir de modèle si nous avions eu le loisir de mieux
approfondir les données du contrepoint naturel284. Soulignons seulement la terminaison de sa première
strophe, mesure 9, ainsi que des passages des mesures 14 et 18, chaque fois sur l’un des degrés-maîtres
de MI♭, et surtout à la fin la persistance du triton mélodique SOL♯ RÉ particulièrement cadentiel de
MI♭, cinq fois répété depuis la mesure 23.

En ce qui concerne la conclusion de cette partie vocale, il est intéressant de noter qu’elle comporte
un motif de huit sons trois fois répété qui déjà par lui-même répond à la sémantique par réitération d’un
schème285, en donnant au FA terminal le pouvoir de finir, mais sans vraiment conclure, car lui-même
n’est en relation d’affinités qu’avec le FA♯ qui le précède. Et finalement c’est le MI♭ qui conclut à la
flute, sous l’action conjuguée du triton SOL♯ RÉ de la voix, et des mouvements de sensible RÉ MI♭ et
MI MI♭. Les trois dernières mesures se limitent d’ailleurs aux sons DO♯ RÉ MI♭ MI FA FA♯
SOL♯ SI où le MI♭ n’est en concurrence avec aucun autre son plus attractif. Signalons enfin l’absence
du LA, note anti-tonique de MI♭, totalement éliminé des quatre dernières mesures.
Grâce à ces obédiences attractives, tout serait donc ici sous le signe même de cette harmonie
spatiale que voulait Schoenberg73, si les trois dernières mesures ne comportaient une certaine allusion à
l’harmonie de la résonance harmonique, avec des accords de onzième de dominante du ton de SOL♭
majeur et l’esquisse de leur cadence sur la tonique du relatif mineur.
A la vérité, il s’agit là d’une exception, car les accords de dominante sont le plus souvent éliminés
des œuvres « atonales » de l’école de Vienne. Mais l’accord parfait continue à y jouer, et jusqu’aux
œuvres sérielles les plus évoluées286, un rôle non négligeable : celui d’une entité indissociable, dont
l’énumération mélodique, en tant qu’achèvement d’un tout, donne au troisième son entendu un pouvoir
conclusif.
C’est notamment ainsi que s’achève Pierrot lunaire [130], sur un FA qui doit être entendu en réalité
comme un MI♯ médiante de DO♯ MI♯ SOL♯ :
Depuis la mesure 20 en effet toutes les parties s’orientent vers le SOL♯, qu’annonçait déjà au
premier temps de cette mesure la quinte LA♭ MI♭, en terminant presque tous les membres de leurs
phrases sur ses notes attractives DO♯, RÉ♯, SOL, SOL♯ ou LA287. Les tritons mélodiques et
simultanés les plus en évidence lui sont tous attractifs288. Et finalement le SOL♯ s’affirme d’abord
mesures 24 et 25 au piano comme aboutissement de mouvements de sensible et de quarte ascendante,
puis au premier temps de la mesure 26 en conclusion de la mélodie de la flûte. Mais il revêt alors la
fonction d’une tonique cadentielle289. C’est que l’accord RÉ♭ FA LA♭ qui était apparu mesure 24 à la
clarinette par sa tonique et sa médiante après énoncé de sa dominante au piano, s’affirme à son tour à ce
premier temps de la mesure 26 par sa quinte RÉ♭ LA♭ au piano et le mouvement FA SOL♯ de la
flûte, et enfin aux mesures 26 à 28 avec les notes terminales successives SOL♯, FA et DO♯ de la flûte,
de l’alto et de la voix. Bien mieux, dans l’ensemble des sons que font apparaître la mesure 28 et le début
de la mesure 29 : DO DO♯ MI♭ MI SOL LA♭ LA SI290, c’est le LA♭ qui est le son le plus chargé de
potentiel attractif, et très précisément DO♯ MI SOL♯ le centre de gravité naturel291.

Il en résulte qu’au début de la mesure 29 c’est sur cet accord parfait DO♯ MI SOL♯ que le tout se
cristallise par DO♯ et MI, et finalement selon la vieille formule de la tierce picarde, par FA sur l’accord
parfait DO♯ MI♯ SOL♯. L’effet est d’autant plus subtil et d’autant plus saisissant, qu’en dépit de
toute cette accentuation sur lui, le SOL♯ n’était apparu vraiment avec tout son pouvoir conclusif qu’en
la note ultime de la flûte. Mais c’est le concept d’accord parfait qui avait mis en œuvre la sémantique
qu’il doit à sa propre plénitude, en déroulant successivement ainsi sa quinte, sa tonique et sa médiante
mineure, et finalement, comme son expression dernière, le son correspondant à sa médiante majeure292.

Mais ce n’est pas tout : par une surabondante logique qu’avait peut-être provoquée la crainte que le
Sprechgesang ne dénature les derniers sons de la voix, ces mouvements se doublent d’une autre
aimantation sur cet ultime MI de la partie instrumentale. Non seulement il bénéficie des mêmes moyens
dialectiques que le SOL♯ grâce aux renforcements déjà signalés du RÉ♯ et du LA qui lui sont
également attractifs, mais d’autres mouvements mélodiques s’achèvent sur deux autres de ses notes
attractives : FA mesure 21, MI mesure 23. Et surtout toute une polarisation des parties instrumentales
vient se concentrer sur lui à la fin avec le faisceau conjugué du SI, du LA et du FA de l’alto et du
violoncelle, et des agrégations DO♭ MI♭, LA MI, et MI♭ SI que forment les derniers accords du
piano, au sein de la plus évidente des cadences par attraction directe293.
Musique « atonale »... s’il en fut.

LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES


SÉRIELLES DE DOUZE SONS : LA 2e CANTATE DE
WEBERN
Parcourons maintenant cette toute dernière œuvre de Webern, que ses continuateurs considèrent à
juste titre « comme le point limite de son invention, œuvre riche d’avenir parce qu’elle met en jeu une
nouvelle façon de penser et de concevoir les rapports musicaux qui n’a plus rien de didactique » [14]. En
voici la série et l’un de ses renversements :

Constatons-le d’abord pour n’y plus revenir : Webern fait usage dans cette Cantate opus 31 [175] de
cette cinétique par réitération qui impose à l’entendement, comme un tout s’acheminant vers sa propre
fin, un schème plusieurs fois répété294. Le déroulement mélodique de la série directe, renversée ou
rétrogradée aux diverses voix chantées est si flagrant tout au long de l’œuvre, et même, au début et à la
fin, avec des conclusions suspensives ou définitives sur le dernier de ses douze sons, que sa fonction
thématique ne peut être contestée. Et c’est dans une intention sémantique évidente que Webern a pris
soin pendant toute la première partie, afin qu’elle s’imprègne mieux dans l’esprit, de laisser les exposés
de la série droite et renversée toujours dans la même transposition.
Quant à la série elle-même, elle concentre ses affinités en plusieurs points : sur le son 4 par
attraction directe des sons 2 et 3, sur le son 6 par attraction directe des sons 4 et 5, sur le son 12 par
attraction d’ensemble de la seconde demi-série295, dans le sens rétrogradé enfin sur le son 5 par
attraction directe des sons 7 et 6.
Cette articulation fonctionnelle de la série elle-même répond-elle aux articulations fonctionnelles du
texte ? En d’autres termes y a-t-il coïncidence des sons les plus attractifs de la série avec les points où le
discours musical s’explicite : fins de figures, accents, ponctuation ?
Sur le 6e son, la polarisation directe ne joue vraiment qu’aux mesures 6 et 7 de la seconde partie, et
sur le 5e son, la polarisation récurrente qu’à la mesure 32 de la troisième partie.
Par contre, le rôle fonctionnel de la polarisation directe sur le 4e son se précise nettement sous la
forme de véritables toniques de passage aux mesures 8 et 40 de la première partie, aux mesures 18 et 38
de la seconde partie, et aux mesures 22 et 52 de la cinquième. De même pour la polarisation récurrente
sur le 2e son dans les mesures 7 de la première partie, 8 de la cinquième partie, et 12 et 15 de la sixième.
Il s’agit même pour cette dernière de la constitution d’une véritable tonique conclusive à la mesure 38 de
la première partie.
Mais c’est surtout la seconde demi-série dont l’aboutissement sur le 12e son est utilisé le plus
couramment dans l’efficacité de son rôle fonctionnel de cadence mélodique par attraction d’ensemble296,
soit passagèrement85, soit pour marquer les points d’orgue de la cinquième partie ou même pour clôre
chacune des quatre voix de la troisième et de la cinquième partie.
Prenons l’exemple de la fin de la troisième partie :

Chacune des voix se centre sur le son ultime, son 12 de la série directe, qui l’achève en son point le
plus chargé d’affinités sous l’effet attractif des sons 7, 8 et 11. Mieux encore, les derniers sons du second
soprano et les sons qui suivent au premier soprano forment uniquement des successions d’intervalles
naturels où se suivent les sons MI, MI♭, RÉ, LA et SOL♯. De même pour les derniers sons de
l’orchestre et les sons ultimes de l’alto, en sorte que le mouvement se clot sur un FA qui joint à la logique
de ces propensions naturelles, sa fonction d’aboutissement attractif des six derniers sons de la mélodie
que l’alto achève en lui.
Mais ce n’est pas tout. Le pouvoir stabilisateur de l’accord parfait joue tout au long de l’œuvre un
rôle essentiel du fait de la présence dans la série, de trois accords parfaits : les sons 7 à 10 y forment
l’accord parfait majeur-mineur MI SOL SOL♯ SI, les sons 6 à 9 l’accord parfait mineur avec septième
ajoutée LA♭ DO♭ MI♭ SOL, les sons 5 à 8 l’accord parfait majeur avec sixte mineur ajoutée MI♭
SOL SI♭ DO♭. Non seulement chaque présentation mélodique de la série profite de la cohérence
propre au déroulement d’entités qui s’explicitent ainsi d’elles-mêmes, mais encore le texte en souligne
maintes fois la fonction conclusive en s’arrêtant sur elles, soit à la suspension d’une phrase297, soit
surtout dans les fins de phrases, aux points d’orgue et, pour conclure, comme dans l’exemple ci-après où
s’achève la première mélodie298 :

Est-il besoin d’insister davantage, et le dessein de Webern n’est-il pas évident ?

L’emploi fonctionnel des degrés-maîtres ? En voici un exemple à la fin du chant du soprano-solo


clos sur un DO♯ mesure 25 de la troisième partie :

Non seulement ce DO♯ est la tonique de l’accord parfait majeur-mineur que déroulent les quatre
derniers sons de la mélodie, non seulement celle-ci n’avait cessé de souligner depuis quatre mesures ses
notes attractives SOL♯ FA♯ et DO, mais encore, tout l’orchestre avait contribué à la mise en évidence
au grave et à l’aigu du DO, du DO♯, du RÉ, du FA♯ et du SOL♯ avant de terminer le passage très
exactement par les cinq sons DO♯ RÉ DO♯ FA♯ et RÉ, tous attractifs de DO♯ et qui, relativement
au son ultime du chant, constituent la plus décisive des cadences par attraction directe299.
Toute la sixième et dernière partie vient d’ailleurs confirmer dans les conditions les plus évidentes le
propos délibéré de Webern à cet égard. En raison de la simultanéité de plusieurs formes différentes de la
série, plusieurs sons se trouvent répétés sans intermédiaire dans la marche des parties. Ces répétitions
violent plus ou moins l’une des règles auxquelles les exégètes sériels tiennent le plus. Et pourtant on est
obligé de les tenir pour intentionnelles lorsqu’on constate par exemple, mesures 11 ou 13, qu’il s’agit du
même son de la même série directe ou rétrogradée, ou, mesures 17 et 18, de deux sons communs à deux
séries distinctes. Or, il se trouve que ces répétitions sont précisément réservées aux notes attractives
DO♯, FA, FA♯, SOL et si de la tonique ultime FA♯, ainsi qu’aux deux sons RÉ et LA avec lesquels ce
FA♯ s’associe dans les deux dernières mesures pour conclure le passage de l’œuvre entière par l’accord
parfait RÉ FA♯ LA :

Est-il besoin d’un exemple de contrepoint attractif fondé sur les affinités naturelles300 ? Que l’on
prenne modèle alors sur les dernières mesures citées, où tous les tritons, qu’ils soient mélodiques ou
simultanés sont constitués des seules notes attractives de FA♯, tonique conclusive du tout.
Enfin, pour aborder une autre fonction des attractions, celle qui consiste à unir logiquement les
divers épisodes d’une œuvre, voici cet autre exemple : A la fin du cinquième mouvement, marqué par
l’arrivée de chaque partie sur son aboutissement le plus attractif en tant que dernier des sons de la
seconde demi-série dont nous avons souligné l’aimantation cadentielle, l’accord SOL MI♭ FA♯ DO♯
se trouve par SOL et DO♯ centré sur sa note la plus attractive qui est le FA♯ du ténor. Mais il est plus
riche encore d’affinités, par SOL MI♭ et DO♯ avec le RÉ qui suit immédiatement et qui marque donc
le début de la sixième partie de la même logique souveraine :

En vérité, c’est un livre entier qu’on pourrait consacrer à une si évidente dialectique des hauteurs,
dont cette œuvre suffit à témoigner parmi tant d’autres301. Que depuis l’étude de Théodor Wiesengrun
Adorno sur Webern qui remonte à 1932, jusqu’au numéro d’avril 1961 de The musical quarterly [5]
consacré aux problèmes de la musique contemporaine, les admirateurs de Webern persistent à croire en
mieux prôner l’originalité, en ne commentant que les agencements de son écriture qui contredisent le
plus les normes traditionnelles, sans souffler mot de cette rigoureuse solidarité des hauteurs par laquelle
les affinités naturelles viennent donner tout leur sens aux sons qu’il ordonne, n’est-ce pas laisser croire
qu’il se permettait d’en livrer au hasard le flux vital, et trahir par là sa mémoire de façon plus maléfique
encore que ses détracteurs302 ?
Mais il n’importe, car ce qui compte ici, c’est de constater, à travers l’insuffisance de ces vocables
dont la tradition avait amenuisé le sens : toniques, degrés-maîtres, sensibles, bons degrés, cadences, et
au-delà de ces moyens dont les affinités d’octave, de quinte et de glissement suffisent à doter le jeu des
hauteurs, la prodigieuse richesse des inépuisables ressources de leur mise en œuvre, qui déjà diffère de
Schoenberg à Webern, et qui se montre apte à tous les renouvellements.

LOGIQUE DES HAUTEURS ET ÉCHELLES TEMPÉRÉES


NON DEMI-TONALES
Dans les échelles tempérées plus serrées que le demi-ton, les affinités de glissement procèdent selon
l’intervalle le plus immédiat, c’est-à-dire le quart de ton par exemple pour l’échelle par vingt-quatre
intervalles égaux à l’octave. Mais en dépit de la multiplication des sons, le nombre des affinités
naturelles propres à chacun reste constant : affinités d’octave, affinités de quinte en montant comme en
descendant, affinités de glissement en montant comme en descendant. Il en résulte ceci pour les
musiques en quarts de ton : d’abord dix-neuf sons au lieu de sept restent plus ou moins insensibles à
l’influence d’un son donné. Ensuite, la concentration des affinités naturelles propres à une agrégation
donnée en un petit nombre de sons très attractifs devient beaucoup plus rare, tant ces affinités
s’éparpillent.
C’est ce qui a permis de poser le principe d’inertie des échelles : le potentiel énergétique de la
musique varie en raison inverse du nombre des intervalles à l’octave que contient son échelle totale [28].
Il en résulte que l’échelle tempérée la plus énergétique est celle par dixièmes d’octave qui est la
moins fragmentée de toutes les échelles capable de contenir à moins d’un comma 81/80, outre
l’intervalle d’octave, celui de quinte, et par conséquent la totalité des intervalles attractifs pour le plus
petit nombre de sons. Vient d’ailleurs, aussitôt après, l’échelle demi-tonale, la moins fragmentée des
échelles comportant l’accord parfait.
Par contre, les échelles plus fragmentées ont l’avantage de comporter un plus grand nombre
d’harmoniques justes. C’est ainsi que la musique en quarts de ton parvient à s’incorporer, avec une erreur
chaque fois inférieure à un comma 81/80, la totalité des vingt-deux premiers harmoniques de tous ses
sons constitutifs91bis. Elle contient donc une approximation suffisante de ce qu’on pourrait appeler la
gamme harmonique juste. Constituée par les huit sons de la quatrième octave de la succession des
harmoniques : DO RÉ MI FA≠ SOL LAβ LA≠ SI DO, elle peut être considérée comme le symbole le
plus représentatif d’une gamme majeure303. Et voici en descendant depuis DO sa gamme symétrique :
DO SI♭ LA♭ SOLβ FA MIβ MI♭β RÉ♭ DO, parfait symbole de la gamme mineure304.
Quand aux accords harmoniques naturels305, ils y figurent jusqu’aux accords de 23e, avec leur
fonction naturelle de dominante306. Mais ici l’accord harmonique de septième n’est plus SOL SI RÉ FA,
mais SOL SI RÉ FAβ, auquel l’inertie propre aux quarts de ton confère une certaine stabilité. Et il faut
pousser jusqu’à l’accord de onzième harmonique, SOL SI RÉ FAβ LA DO≠ pour obtenir une agrégation
naturelle nantie des pouvoirs cadentiels de SOL SI RÉ FA dans l’échelle demi-tonale.
Cette même inertie se manifeste dans l’appréciation des critères de stabilité : pour une agrégation de
sept sons à l’octave, le potentiel total mis en œuvre reste égal à 7 multiplié par 5, soit 35 unités. Mais sa
répartition sur chacun des vingt-quatre sons possibles réduit le potentiel moyen de chacun à 35/24 unités,
en sorte que le potentiel moyen au-delà duquel l’agrégation de sept sons reste spécifiquement stable ne
dépasse pas 35/24 multiplié par 7, soit entre 10 et 11 unités de potentiel attractif. Aussi le nombre des
agrégations spécifiquement instables y est-il extrêmement réduit.
Comme dans l’harmonie demi-tonale, l’intervalle le plus énergétique est la quinte altérée : quinte
demi-augmentée ou quarte demi-diminuée, quinte demi-diminuée ou quarte demi-augmentée.

Voici en effet la table d’affinités de DO SOLβ par exemple :

Il en résulte que DO SOLβ tend plus particulièrement vers SOL, SI ou SOL SI.

Les autres intervalles cadentiels sont le demi-ton, le ton, et leurs renversements.

C’est ce que révèlent les tables d’affinités de DO RÉ♭ et de DO RÉ :


Ainsi DO RÉ♭ tend plus particulièrement vers DO≠, et DO RÉ vers SOL.

Quant aux agrégations les plus instables, elles sont les suivantes : d’abord celles procédant par
intervalles successifs de trois quarts de ton. Leurs huit sons à l’octave remplissent ici le rôle dévolu en
musique demi-tonale à l’accord de septième diminuée. Voici par exemple la table d’affinités de
l’agrégation par trois quarts de ton commençant par DO :

1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2)

Elle montre qu’elles tendent vers n’importe quels autres sons.


Ensuite viennent celles formées sur l’agrégation des douze demi-tons dont voici l’une des deux
tables attractives :

1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2) 1 (2)

et qui tendent également vers n’importe quel autre son.


Puis ce sont celles par tons entiers dont voici l’une des quatre tables attractives :

1 (1 2 1) 1 (1 2 1) 1 (1 2 1) 1 (1 2 1) 1 (1 2 1) 1 (1 2 1)

Elles tendent surtout vers les sons de l’autre gamme par tons entiers de l’échelle demi-tonale. Mais
ces deux dernières combinaisons d’intervalles ont l’inconvénient de ramener l’harmonie à ses cadres
usuels par demi-tons.
Notons une particularité intéressante de ces musiques : l’accord parfait neutre, DO MIβ SOL par
exemple.
Voici enfin pour terminer cette brève incursion en quarts de tons la cellule génératrice de l’harmonie
du 1er quatuor à cordes de Wischnegradsky :

Tous les sons des accords 1 et 2, 2 et 3 et presque tous les sons des accords 3 et 4 se trouvent reliés
entre eux par des affinités naturelles de quinte, de quarte ou de quart de ton. Or, l’auteur qui entendait
effectivement doter cette figure thématique d’un pouvoir cadentiel, ne se souciait pas des théories de
l’attraction naturelle qu’il ignorait alors. Et rien ne l’empêchait d’envisager à la place du second accord,
l’une des 210 combinaisons de quatre sons dénuées de toute affinité attractive avec les sons du premier
accord, ou à la place du troisième accord l’une des 495 combinaisons de quatre sons dénuées de toute
affinité attractive avec le second. Il n’agissait donc pas au hasard, mais sous l’impulsion décisive de son
instinct musical sensibilisé au déterminisme latent des affinités naturelles du quart de ton.
L’aptitude des échelles tempérées plus fragmentées que le demi-ton à s’incorporer les données de la
résonance harmonique favorise certaines combinaisons de couleur sonore. Mais sont-elles capables de
renouveler les effets de l’harmonie de résonance ? L’oreille risque trop d’y retrouver l’approximation des
formules de l’harmonie traditionnelle, que rejoint aussi la tendance innée de la résonance naturelle vers
les résolutions usuelles307. C’est plutôt dans la mesure où ils chercheront au contraire à en éluder
l’emprise trop ressassée, que les musiciens qui se complaisent à un certain relâchement de la cinétique
des hauteurs pourront se satisfaire de l’inertie qui caractérise les musiques de ces échelles, s’ils savent
découvrir ici les moyens d’en maîtriser la logique.

LOGIQUE DES HAUTEURS DANS LES MUSIQUES


ÉLECTROMAGNÉTIQUES
Les miracles électromagnétiques permettent notamment de réaliser musicalement ces intervalles,
ces échelonnements et ces accords de la résonance naturelle, que les théoriciens de tous les temps
s’étaient ingéniés à respecter ou à transgresser au gré des limitations de leurs échelles308. Pourtant même
ainsi magnifiée dans ses racines les plus authentiques, cette harmonie de résonance risque trop, nous
venons de le rappeler, de tourner aux mêmes redites309. Ce qui importe, c’est de montrer ici l’efficacité
universelle des principes de l’affinité des intervalles naturels les plus immédiats.
Comment peuvent-ils régir l’organisation successive et simultanée des hauteurs à l’intérieur d’une
échelle non tempérée quelle qu’elle soit ?
Certes, les affinités de la résonance peuvent ne s’y retrouver qu’approximativement. On conviendra
donc de n’admettre celles d’octave, de quinte et de quarte, que si ces intervalles semblent suffisamment
justes à l’oreille, ou bien s’ils approchent l’intervalle naturel selon une tolérance déterminée, comme le
comma 81/80.
D’autre part les affinités de glissement risquent de ne pas se donner libre cours entre deux hauteurs
conjointes de l’échelle totale si elles sont trop éloignées l’une de l’autre. En vertu des accoutumances de
la musique traditionnelle où les résolutions attractives peuvent atteindre l’intervalle d’un ton, on
admettra par exemple que cet intervalle constitue la limite au-delà de laquelle l’affinité de glissement
direct ne joue point.
Enfin les hauteurs peuvent ne se présenter ici que comme des repères fixes où les transpositions
d’octave ne manifestent plus autant l’action occulte qu’elles doivent en musique traditionnelle à la trame
latente des sept octaves de douze sons. Il convient d’en tenir compte dans l’appréciation du potentiel
attractif propre aux redoublements des intervalles de la résonance, et surtout des intervalles de
glissement : octave augmentée, octave diminuée.
Ceci dit, supposons une musique électromagnétique mettant en œuvre dix hauteurs distinctes
constituant le total des hauteurs du milieu sonore adopté. Dans l’échelle ascendante des hauteurs, nous
allons énumérer de A à J les objets sonores correspondants, en spécifiant que parmi les neuf intervalles
conjoints, seuls les suivants se trouvent assez resserrés pour que l’affinité de glissement s’y donne libre
cours : A B, C D, D E, E F, G H et I J. Puis nous admettrons, avec l’approximation convenue,
l’apparition des intervalles attractifs suivants de la résonance : A D quarte, A F = quinte, D J = octave, E
H = quarte. Des intervalles d’affinités secondaires en résultent par transpositions d’octave : la quarte
redoublée A J, et les octaves diminuées A H, C I, D I et E J.
Nous voici donc de nouveau310 en présence d’une société d’êtres sonores voués à certains
apparentements qui vont la hiérarchiser par familles et chefs de familles plus ou moins impérieux, au
milieu de la foule anonyme. Et ici encore, ce sont les procédés matriciels qui vont le plus facilement en
révéler les prédestinations.
La table des affinités propres à ces dix hauteurs s’écrit ainsi, avec l’indication entre parenthèses des
affinités secondaires :

Et si l’on convient d’affecter le potentiel d’affinité des intervalles naturels d’octave, de quarte, de
quinte et de glissement du coefficient 2, et celui des intervalles secondaires de quarte redoublée et
d’octave diminuée du coefficient 1, on obtient la table d’affinités suivante :
S’ils sont mis en œuvre comme milieu sonore total, l’aboutissement le plus naturel de ces dix objets
sonores est donc, avec ses 11 unités de potentiel attractif, l’objet sonore D. Pris comme tonique, c’est D
qui provoquera la meilleure affirmation dialectique, avec comme degrés-maîtres ses sensibles C et E, ses
bons degrés J à l’octave, A à la quarte inférieure, et l’affinité secondaire de I à l’octave diminuée. Ou
bien, faisant choix d’un style moins hiérarchisé, on prendra comme tonique l’objet sonore de hauteur A
avec sa sensible B, ses bons degrés D à la quarte, F à la quinte et ses affinités secondaires de quarte
redoublée et d’octave diminuée avec J et H, ou l’objet de hauteur E avec ses sensibles D et F, son bon
degré H et l’affinité secondaire de J, etc., jusqu’à la tonique la moins attractive G qui ne bénéficie que du
mouvement de sa sensible H.
Quant aux moyens cinétiques, ils trouvent ainsi leur place : cadences par attraction d’ensemble par
résolution du tout sur D, cadences par attraction directe par résolution du tout par exemple sur E
immédiatement précédé des hauteurs qui lui sont attractives : D, F, H et J, cadences par attraction
renforcée par résolution du tout par exemple sur H grâce à une prépondérance suffisante de H et des
hauteurs qui lui sont attractives : A. E, G et I311.
Supposons maintenant qu’à l’intérieur de ce milieu sonore total devenu assez familier à l’oreille
pour demeurer latent, des figures se forment par ségrégation successive de quelques-uns de ses objets
sonores. Chacune va être caractérisée par sa propre table attractive déterminant les affinités de ses
hauteurs constitutives avec l’ensemble du dit milieu sonore.
Ainsi la table d’affinités de l’ensemble A C E G I J à l’intérieur du milieu sonore total A B C D E F
G H I J est la suivante :
Telle que la figure A C E G I J évolue à l’intérieur du milieu sonore total demeuré latent, il y aura
donc cadence par attraction d’ensemble de celle-ci sur J, la hauteur constitutive la plus chargée de
potentiel attractif avec 6 unités, ou cadence par attraction directe sur I par exemple s’il est
immédiatement précédé des hauteurs constitutives qui lui sont le plus attractives : C et J, ou par
attraction renforcée sur ce même I par exemple si la figure comporte une quelconque prépondérance des
hauteurs I, C et J.
Mais surtout apparaît ici, avec le potentiel attractif propre aux hauteurs extrinsèques à la figure mise
en œuvre, la notion d’une attirance possible de celle-ci vers ce qui lui est extérieur, comme l’objet sonore
D sur qui convergent 9 unités d’affinités attractives, et par conséquent de son instabilité.
Quel sera le critère de cette instabilité ? Ici où le nombre des affinités propres à chaque objet sonore
diffère, il ne peut être question de valeur moyenne. On procédera chaque fois par simple comparaison du
potentiel total de l’agrégation avec l’agrégation extrinsèque du potentiel le plus élevé parmi celles
comportant le même nombre de hauteurs. Ainsi, à côté du potentiel total des six hauteurs en jeu :

(3 + 3 + 3 + 2 + 5 + 6 = 22 unités),

toute autre agrégation de six hauteurs ajoutant à deux de celles-ci les quatre hauteurs extrinsèques a
nécessairement un potentiel supérieur puisque déjà le potentiel total de ces dernières atteint à elles seules
22 unités (2 + 9 + 4 + 7). Il s’agit donc d’une agrégation spécifiquement instable. Comme telle, elle
bénéficie des cadences par résolution extrinsèque de l’instable soit sur D, l’objet sonore extrinsèque dont
la hauteur est chargée du potentiel attractif le plus élevé (attraction d’ensemble), soit sur H par exemple
s’il est immédiatement précédé des hauteurs de la figure qui lui sont attractives : A.E. G et I (attraction
directe), ou si ces hauteurs y jouissent d’une prépondérance quelconque (attraction renforcée).
En outre, la comparaison avec toute autre entité spécifiquement stable va mettre en jeu les cadences
par opposition. Telle est l’agrégation des objets sonores A B D F H J par exemple, dont la table attractive
est la suivante :
Il s’agit d’une entité spécifiquement stable par rapport au milieu sonore en question, puisque le
potentiel total de ses six hauteurs (10 + 4 + 6 + 4 + 3 + 5 = 32 unités) n’est dépassé par aucune
combinaison des quatre hauteurs extrinsèques (2 + 7 + 2 + 5 = 16), même avec les deux hauteurs
constitutives les plus denses.
A l’intérieur du milieu sonore total que l’entité précédente et celle-ci occupent en entier, il est donc
loisible de procéder soit à des cadences par différences de stabilité312 en faisant se succéder une figure
combinant les hauteurs A C E G I J et une figure combinant les hauteurs A B D F H J, soit à des
cadences par différence d’équilibre313, si le milieu sonore total prend appui successivement sur la
première, puis sur la seconde de ces deux agrégations, ou encore malgré leur différence de stabilité, des
cadences par différence de potentiel attractif si par exemple à une figure des hauteurs A B D F H J
déséquilibrée par son appui sur H dont le potentiel relatif est faible, succède une figure des hauteurs A C
E G I J stabilisée sur J son objet sonore le plus riche en virtualités attractives.
Pour terminer, voici à titre indicatif, toujours dans le milieu sonore total A B C D E F G H I J, la
table attractive de l’entité de quatre hauteurs la plus instable, B D F H :

(7) 2 (2) 2 (6) 2 (2) 2 (3 2),

celle d’une entité de quatre hauteurs particulièrement centrée sur elle-même mais avec une
répartition égale des valeurs attractives, A D H I :

5 (2 3) 5 (4 2 2) 5 5 (5),

celle d’une entité de quatre hauteurs particulièrement centrée sur elle-même mais très polarisée sur
un seul des objets constitutifs, A E H I :

3 (2 1 5) 4 (2 2) 7 4 (4), etc.

Est-il besoin d’insister sur la portée de tels moyens, dont ces exemples choisis au hasard ne peuvent
donner qu’un aperçu ?
DIALECTIQUE DES HAUTEURS ET INTERPRÉTATION
MUSICALE
L’œuvre d’obédience traditionnelle se laisse pénétrer d’elle-même. Sa ponctuation, ses respirations,
ses suspens, l’interprète les découvre au fur et à mesure de ses cadences. Mais les musiques nouvelles ne
se livrent pas si aisément. Pour peu qu’elles réprouvent les disciplines usuelles, l’interprète qui n’en a
pas découvert le fil d’Ariane les dénature ou les ânonne. Ou encore, délibérément il les exécute comme si
elles se voulaient incohérentes, cédant à une esthétique à rebours dont trop de théoriciens portent la triste
responsabilité.
N’est-il pas devant elles aussi dépourvu que le virtuose d’une autre planète ignorant des ressorts de
notre harmonie, qui par quelque miracle serait capable de déchiffrer une sonate de Beethoven ? Toutes
les notes, toutes les durées seraient respectées, et l’œuvre demeurerait obtuse, moins vivante que
l’exécution même imparfaite d’un amateur inconsciemment imprégné de son harmonie. Sans aller
jusqu’à exiger que soit automatiquement magnifiée par quelque suspens la moindre cadence ou la
moindre opposition fonctionnelle, ou que tout aboutissement en un milieu sonore nouveau soit souligné
comme l’accomplissement d’un effort ou comme une transfiguration, disons seulement que là réside une
partie du secret de la différence entre ces deux concepts voisins par quoi Gisèle Brelet est parvenue à
délimiter l’âme fuyante de la musique : le temps métronomique et le temps musical [16]. L’intuition
certes vient seconder l’interprète. Peut-être lui donnera-t-elle la clef de l’œuvre étudiée, mais après quels
tâtonnements, quelles incertitudes, quels retours en arrière...
N’est-ce pas ici qu’il va trouver le secours du principe directeur le plus efficace, et peut-être les
moyens de se rendre maître d’une interprétation d’autant plus convaincante qu’elle sera plus logique ?
Si cette proposition ne lui semble pas audacieuse, qu’il accepte que soit ajoutée aux analyses déjà
proposées cette référence à une œuvre difficile : les Variations pour piano de Webern [173].
L’interprétation de la fin est particulièrement malaisée pour tout esprit épris de logique et soucieux
de conclure :
Pourtant, en voici les centres de gravité essentiels, tels qu’ils ressortent comme à l’accoutumée, des
seules affinités dues aux intervalles naturels d’octave, de quinte et de glissement : le si du point d’orgue
de la mesure 55, le MI♭ de la mesure 64, le FA de la mesure 65, le SI♭ de l’accord final.
Que le si de la mesure 55 occupe une fonction importante, cela résulte à l’évidence du point d’orgue
qui le ponctue. Mais encore faut-il savoir d’où provient cette fonction, ne serait-ce que pour en mieux
souligner les moyens. Or, depuis le milieu de la mesure 52, les deux figures de l’ensemble qui sont les
mieux délimitées par leurs arrêts, mesure 52 et mesure 53, préparent indubitablement la cadence du point
d’orgue : le SI♭ qui termine la première constitue une tonique transitoire en tant qu’aboutissement par
attraction directe314 du triton si FA, mais altérée par la proximité de son propre triton MI315. Il se trouve
prolongé à la même hauteur dans l’accord terminant la mesure suivante et où figure une anticipation du si
où s’achève la mesure 55. Quant à celui-ci déjà ainsi pressenti, il est très affirmé par deux de ses notes
attractives faisant cadence par attraction directe sur lui : DO et MI, et sans subir l’altération de son anti-
tonique FA qui est loin. Il bénéficie en outre de l’effet de contraste des cadences par différence de
potentiel316, en raison de précédents arrêts déséquilibrés l’un mesure 54 sur un ensemble FA♯ FA dont
le potentiel est faible relativement à ce qui le précède, l’autre mesure 55 sur un DO♯ qu’altère son triton
SOL.
La transition se fait avec la suite, mesure 56, par nouvelle répétition du si à la même tessiture. Le
Mi♭ qui va aimanter l’ensemble de la mesure 64 est annoncé dès le début, puis deux fois répété,
toujours à la même tessiture. Déjà, mesure 59 il bénéficie de l’attraction directe du SI♭ et du RÉ. Mais à
la mesure 64 cette affinité s’affirme davantage par le rapprochement de ces deux sons plus près de tout
un temps, et qui se prolongent au point de sembler se fondre en lui. Ajoutons enfin l’effet stabilisant que
le MI♭ doit à sa présence dans l’accord parfait DO MI♭ SOL qui n’a cessé de résonner au grave en
position fondamentale.
Quant à la fin, on pourrait admettre qu’après ce MI♭ très suffisamment conclusif elle se perd en
une sorte de brisement évanescent autour de l’accord parfait si RÉ FA♯ qui transpose le précédent au
grave des trois accords ultimes. Pourtant les logiciens impénitents peuvent triompher encore : l’ensemble
des deux accords de la mesure 65 a pour aboutissement naturel le FA du second par attraction directe du
MI, du FA♯ et du DO. Puis, à partir du second de ces deux accords jusqu’à la fin, les derniers sons
entendus forment l’échelonnement DO DO♯ RÉ FA FA♯ LA SI♭ si dont la table attractive est :

4 4 3 (2 3) 4 4 (3 2) 3 4 4

et dont les centres de gravité317 sont constitués très exactement soit par SOL♭ SI♭ RÉ♭ soit par
SI♭ RÉ♭ FA, tous deux chargés du potentiel attractif maximum de douze unités. Or, le centre de
gravité naturel de l’accord final est le SI♭ sous l’effet de ses notes attractives si et LA. Qu’est-ce à dire,
sinon ceci : de centre de gravité en centre de gravité, une légère pression sur le FA de l’agrégation FA♯
DO FA de la mesure 65 puis sur le SI♭ de l’agrégation finale suffit à souligner l’accord parfait SI♭
RÉ♭ FA, centre de gravité du tout, et où le SI♭ prend soudain toute sa signification de tonique
conclusive déjà pressentie mesure 52, et devenue l’aboutissement de chacune des toniques transitoires
qui se sont succédées depuis, et qui toutes lui sont attractives : le si du point d’orgue, le MI♭ de la
mesure 64, le FA de la mesure 65.
N’est-ce pas assurer à l’interprète la satisfaction d’exprimer au mieux le contenu dialectique de
l’œuvre, et peut-être de magnifier ainsi dans l’entendement de l’auditeur, par la démonstration de sa
logique profonde, les pouvoirs les plus secrets du message qu’elle porte en elle ?
TOUTE LA LYRE
LES GRANDES DIVISIONS DE L’HARMONIE
Ainsi, « cette suite de rapports arbitraires, cet édifice volumineux reposant sur du sable, inutile,
artificiel », c’étaient ces affinités naturelles élémentaires, cet harmonieux faisceau de forces solidaires,
cette pulsation vitale, cette moëlle de la musique. Et son domaine, si près de s’effacer qu’on n’osait plus
en prononcer le nom, c’est cet édifice infini où s’élaborent les hauteurs :

dans leur univers total selon le choix des échelles,

dans leur milieu sonore particulier selon son organisation statique : nombre de sons, nombre
d’intervalles, symétrie ou asymétrie, présence d’accords parfaits, de quintes ou d’autres agrégations
caractéristiques, avec ses propriétés structurelles : échelonnements à transpositions limitées,
échelonnements réversibles, et avec ses parentés par notes communes soit avec ses propres transpositions
soit avec d’autres entités ;
selon sa cinétique intrinsèque par les relations d’affinités naturelles tissées entre les uns et les autres
de ses propres sons : potentiel attractif de chaque son constitutif, toniques naturelles, centres de gravité
naturels, échelonnements à équilibre intrinsèque ; selon sa cinétique extrinsèque par les relations
d’affinités naturelles tissées entre l’ensemble de ses propres sons et chacun des sons extrinsèques :
stabilité spécifique, instabilité spécifique, échelonnements toujours spécifiquement stables,
échelonnements toujours spécifiquement instables, équilibre relatif des sons, des accords parfaits, des
agrégations constitutives et extrinsèques, aboutissement naturel sur un son, un accord parfait, une
agrégation, un autre échelonnement, propension à l’égard des transpositions, ordre de parenté de celles-ci
par les attractions ;

dans l’articulation modale de leur milieu sonore, selon la statique du mode telle qu’elle dépend
des caractères structurels de son entité-tonique ;
selon la cinétique intrinsèque du mode, tel qu’il s’organise autour d’elle : degrés-maîtres, bons
degrés, sensibles, agrégations modales, et tel qu’il se différencie : modes naturels, modes secondaires
renforçables, modes secondaires renforcés, modes secondaires non renforcés, modes non renforçables ;
selon la cinétique extrinsèque du mode : sa stabilité spécifique ou son instabilité spécifique,
l’équilibre relatif des sons, des accords parfaits, des agrégations constitutives et extrinsèques, son
aboutissement naturel sur un son, un accord parfait, une agrégation, un autre mode, un autre milieu
sonore, sa propension à l’égard de ses transpositions, l’ordre de parenté de celles-ci par les attractions,
etc.,

dans leur organisation successive et simultanée : contrepoint naturel, euphonie, préparations,


résolutions ;

dans leur répartition constructive à l’intérieur du milieu sonore : technique ségrégative,


technique sérielle ;
à l’intérieur de l’univers sonore : harmonie par gammes, harmonies par total chromatique ;

dans leur soumission à la résonance harmonique : harmonies de resonance, harmonies spatiales ;

dans leur soumission aux affinités naturelles : harmonies à polarisations attractives, harmonies
d’obédience irrationnelle.

HARMONIES DE RÉSONANCE, HARMONIES SPATIALES


En définitive, toute échelle de hauteurs, quelle qu’elle soit, se trouve plus ou moins vouée aux lois
inhérentes aux sons qu’elle met en œuvre. Elle ne peut donc rester absolument insensible au vaste
courant qui traverse et oriente tout le magma sonore sous l’impulsion de ce flux élémentaire : le
phénomène de la résonance harmonique. Et le musicien le plus hostile à son intrusion ne peut empêcher
les instruments de s’y soumettre, et se trouve impuissant à éluder certaines incompatibilités d’écriture qui
ne sont dues qu’à lui.
Mais il lui est loisible par contre d’en diriger ou d’en contrecarrer les effets dans l’agencement des
hauteurs, depuis ses débordements jusqu’à son éviction.
Partout où la résonance naturelle se manifeste assez pour tout entraîner dans son sillage, règne
l’harmonie de résonance. Alors, un mouvement inéluctable, issu des profondeurs de la matière, vient
unilatéralement infléchir le jeu naturel des sons. C’est tout un plan sonore qui, à chaque instant, se trouve
irrésistiblement aimanté sur un seul son fondamental grave qu’il prolonge.
Mais que l’on se garde d’un leurre : cette harmonie de résonance ne paraît guère capable de se
renouveler encore, car sa cinétique l’articule inéxorablement sur les matrices passées. En valeurs
approchées par quarts de ton comme en valeurs naturelles, ses propensions prioritaires attirent la
succession des harmoniques dans l’orbite de sons ou d’accords parfaits qui tous appartiennent à l’échelle
demi-tonale de sa fondamentale318. Et finalement le diatonisme y reprend tous ses droits avec sa cadence
parfaite. Rendons grâce aux pouvoirs bénéfiques dont la résonance le dotait et dont témoignent tant
d’incontestables chefs-d’œuvre. Constatons qu’elle les imprègnait tout à la fois de son pouvoir
unificateur, de sa puissance tellurique, et de cette chaleur humaine irremplaçable, qui tenait l’auditeur
aux entrailles parce que sa loi s’inscrit aussi en lui. Mais, en se gonflant de tout ce flux harmonique, la
masse sonore s’est inéluctablement figée en des accords de dominante tellement omnipotents319, qu’ils
ont lassé les musiciens trop rassasiés de leur emprise et que certains ont cru pouvoir douter de l’harmonie
tout entière inconsidérément identifiée à ce phénomène acoustique, au point d’en souhaiter la fin.
Pourtant, de cette résonance harmonique, il existe toute une projection symétrique, dont les
déroulements sont demeurés méconnus des disciplines traditionnelles trop vouées aux impulsions
ascendantes qui leur étaient contraires. Elle fait apparaître un mouvement inverse, non plus issu des
profondeurs de la matière, mais descendant des sommets de l’inconnaissable, et qui peut-être n’a pas
délivré tous ses pouvoirs320.
Mais surtout, tout cet ouvrage témoigne des moyens dont le musicien dispose pour soustraire
l’harmonie à ce mouvement à sens unique par quoi la résonance était venue altérer le libre jeu de ses
affinités naturelles. Cet univers, nouveau et pourtant très ancien, qui depuis les débuts du siècle s’ouvre
peu à peu aux successives musiques d’avant-garde, c’est celui-là même que Schoenberg avait
souhaité321, en invoquant un nouveau cosmos miraculeusement libéré des lois de la pesanteur, où chaque
son s’auréole de la gravitation réciproque des satellites que l’attraction leur confère : l’harmonie
spatiale322.
Ainsi dépouillée de la gangue où la résonance harmonique emprisonnait les sons, l’organisation des
hauteurs d’harmonie spatiale se trouve comme affranchie du poids de la matière. C’est là sa faiblesse
pour l’auditeur trop exclusivement avide de ce synchronisme sensuel que seule la résonance harmonique
peut assouvir en lui. Et c’est aussi son péril, car rien ne vient plus combler alors le vide irrémédiable de
l’œuvre que n’habite pas l’idée créatrice. Mais c’est aussi sa force. Que l’on pénètre la logique animant
les hauteurs ainsi délestées de leurs fondamentales graves, et c’est une manière neuve d’entendre qui se
révèle, plus ou moins proche de la spiritualité raffinée de ces musiciens d’Orient qui méprisent toute
notre harmonie traditionnelle comme si elle s’était profanée en s’enracinant aux bas-fonds de la matière.
Quiconque a goûté de cet autre entendement ne se ferme certes pas aux prestiges des musiques de la
résonance harmonique. Mais désormais cet affinement de sa sensibilité musicale lui rend véritablement
intolérable l’indicible vulgarité de celles de ces musiques que ne conduit pas une pensée souveraine.

ESTHÉTIQUE DU RATIONNEL, ESTHÉTIQUE DE


L’IRRATIONNEL
Ainsi l’harmonie est capable de se décanter au point de ne laisser subsister que la cinétique de ses
affinités naturelles. Que celles-ci procèdent selon les intervalles innés d’octave, de quinte et de
glissement ou selon d’autres intervalles, il n’importe s’ils sont devenus assez inhérents au milieu sonore
choisi pour que le mouvement s’impose à l’entendement comme un accomplissement. C’est elles qui
pourvoient à toute l’organisation des hauteurs. C’est par elles que l’œuvre acquiert ce pouvoir de
conviction que leur propre logique lui confère323. En assurant autour de leurs toniques innées le
triomphe d’une gravitation naturelle aux sons mis en œuvre, le style musical qu’elles impliquent est
universel puisque c’est sur ses directives que se fonde l’harmonie de résonance, et que ses pouvoirs n’en
sont qu’inflêchis s’il lui arrive d’en subir l’entrave. C’est le style de l’harmonie classique et romantique,
mais aussi de Bartok et de Webern le plus souvent, de Schoenberg presque toujours. Et il est capable de
régner en maître sur les musiques électromagnétiques comme en toute autre échelle, sans la moindre
limitation de son double principe toujours valable et toujours réalisable : l’affinité des intervalles
naturels, l’attirance des densités fortes.
La hardiesse de ses contrastes, la logique de sa cinétique, le libre jeu de ses attractions lui assurent à
la fois tout l’empire du sentiment et de l’abstraction, de la dialectique et du cosmique, du mouvement et
du langage, avec tous les pouvoirs d’une efficacité souveraine.
Mais c’est le moment de le proclamer si on ne l’a pas encore compris : en dévoilant la dialectique
que les affinités mettent en œuvre et les disciplines qu’elles engendrent, il n’a jamais été question
d’instaurer un nouvel académisme ni même de faire prévaloir une esthétique. Notre but n’a toujours été
que de montrer les chemins que suivent les musiques de toute obédience lorsqu’elles éprouvent le besoin
d’assurer leur propre logique. Il ne leur est nullement imposé de se conformer aux centres de gravité
innés de leurs hauteurs, ou même d’articuler les affinités naturelles de celles-ci sur d’autres toniques
moins attractives. Toute autre organisation est possible, à condition qu’elle ne soit pas le résultat du
hasard, de la maladresse ou de l’ignorance, mais la mise en œuvre consciente et élaborée d’une autre
esthétique qui a ses séductions celle de l’irrationnel324.
Les musiques de l’irrationnel s’agencent selon un déterminisme à rebours, celui de ce qui n’est
point inné. En résistant aux affinités naturelles et en substituant notamment aux toniques les plus denses
celles que leur faible potentiel ne parvient pas à imposer325, elles gagnent en mystère ce qu’elles perdent
en précision et en dynanisme. Grâce à la force d’inertie qu’elles opposent au libre jeu des attractions, du
langage, des contrastes et de l’action, elles accomplissent à la fois tout ce qui est statique et tout
l’ineffable : musique d’atmosphère, musiques décoratives, musiques de l’inconnaissable.
Et que l’on ne vienne pas soutenir que ce long périple était inutile s’il devait aboutir à justifier les
musiques de toute obédience ! « En une période critique comme celle que nous vivons, il semble que le
musicien ne puisse plus s’en remettre à la fantaisie de ses intuitions, et que lui soit nécessaire une
connaissance claire des diverses possibilités qui s’offrent à lui, du choix qu’il prétend opérer et de
l’esthétique qu’il revendique dans l’histoire de la pensée musicale [15]. » Pour prétendre à l’œuvre d’art,
une musique se doit de connaître les affinités qu’elle entend respecter ou éluder. Sinon elle n’est
qu’incohérence. Seules les disciplines de l’affinité naturelle sont en mesure tout à la fois de révéler au
musicien son propre style, d’orienter sa musique en toute lucidité, où qu’elle tende, et de délivrer les
moyens les plus efficaces de la parfaire, car elles constituent le seul critère valable de ces deux aspects
opposés de l’esthétique des hauteurs qu’elles lui donnent les pouvoirs d’atteindre : le rationnel et
l’irrationnel.

RÉALISME ET ABSTRACTION : MUSIQUE, PLASTIQUE,


POÉTIQUE
Du rationnel à l’irrationnel, de la résonance harmonique aux polarisations spatiales, des échelles
tempérées aux échelles continues, de l’agrégation à la série, de la modalité à l’ultrachromatisme, jamais
comme aujourd’hui la musique n’avait nécessité des critères aussi objectifs de ses propres
différenciations. Et cette continuité que les lois naturelles aux hauteurs lui assurent avec la musique de
toujours, si bénéfique soit-elle, ne peut effacer l’ampleur des bouleversements qu’ont engendrés ces
renouvellements de toutes sortes dont nous avons énuméré les manifestations les plus typiques326.
C’est qu’il ne s’agissait plus alors de cette lente évolution de la sensibilité ou de la technique dont le
temps nivelle aussitôt les contours et qui pourtant suffisait déjà à dresser Haydn contre Beethoven,
Berlioz contre Wagner, mais d’une vaste révolution esthétique, celle dont André Malraux est devenu
l’historien passionné : cet immense raz de marée qui, déferlant du plus loin des lieux et des temps, a
balayé les dernières formulations des peintres de la réalité vue et de la réalité sentie. Sous la pression du
cubisme, de l’irréalisme onirique, du non-figuratif et d’une sensibilisation retrouvée aux œuvres naguère
tenues pour « primitives », l’ère réaliste, que les peintres de la Renaissance avaient inaugurée avec la
logique de la perspective et l’éthique du vrai, a cédé la place à l’esthétique de la réalité repensée et de
l’abstraction.
Or par une évolution dont on perçoit mieux maintenant le parallèlisme, c’est sous l’impulsion de
cette même logique humaniste, qu’à la même période de la Renaissance, la musique s’était assurée sa
propre dialectique en figeant l’échelle diatonique sur la matrice unique de son mode d’ut327. C’est selon
le même besoin d’une vérité concrète, qu’elle s’était de plus en plus vouée à ces accords parfaits et à ces
accords de dominante dont la succession naturelle des harmoniques lui offrait le moule préétabli, jusqu’à
se livrer tout entière à l’obédience souveraine de l’acoustique de résonance328. Et c’est très précisément
lors des mêmes années des débuts du siècle qu’ont surgi ces mêmes réactions apparemment
indépendantes, l’une contre les abus et les facilités de ce réalisme harmonique, l’autre contre les abus et
les facilités du réalisme plastique, pendant qu’une même lame de fond engloutissait les facilités que la
poétique s’était octroyée par la répétition mécanisée de ses pieds et de ses rimes329.
Dénoncera-t-on encore les retards de l’art musical sur les autres arts [77 bis], ou seulement
l’impropriété des étiquettes dont on en affuble les catégories ? Il n’importe, car ce qui compte vraiment,
c’est le mystère quasi-métaphysique des correspondances que la musique se découvre en de si
troublantes conjonctions de l’art des sons, de l’art des formes et de l’art des mots.

LA MUSIQUE EN SON AME


Ainsi, le musicien qui, désemparé, s’interrogeait sur les décombres de l’harmonie passée, retrouve
ici ces vérités premières :
Qu’elle avait fini par se cristalliser en une formule omnipotente.
Que cette formule lassante, tous les grands maîtres du début du siècle l’avaient rejetée, en arrachant
de leurs musiques les accords fonctionnels de dominante.
Que l’harmonie n’était en rien solidaire de cette conséquence dernière de la résonance harmonique
où Rameau l’avait pour un temps enfermée.
Que le seul ressort authentique de ses mouvements réside dans l’entendement, sensibilisé à
certaines affinités naturelles.
Qu’en déterminant les virtualités de tout milieu sonore, de tout mode de chaque milieu sonore, et de
toute articulation de chaque mode, ces affinités n’ont cessé de conduire toutes celles des musiques qui
s’inscrivent dans la logique de l’esprit.
Qu’elles demeurent la source éternelle de leur dialectique, aussi bien que de leurs mystères les plus
secrets, mais qu’elles se révèlent aussi, tout à l’opposé, comme le seul critère de celles qui se veulent
irrationnelles.
Qu’elles ouvrent ainsi les perspectives infinies des seize empires de l’esthétique des hauteurs que
chaque échelle, tempérée ou électromagnétique, départage, selon que la musique participe de l’harmonie
de résonance ou de l’harmonie spatiale, de l’harmonie par gammes ou par total chromatique, de
l’harmonie ségrégative ou sérielle, de l’harmonie attractive ou irrationnelle.

Vérités si flagrantes une fois dites, qu’on rougirait de tels truismes si tant de malentendus n’en avait
imposé l’énoncé. Fallait-il les laisser tout dénaturer au nom du dogme de l’infaillibilité de la résonance,
ou, sous le prétexte contraire que l’harmonie n’est plus capable de renouvellements, et en dépit de ses
transfigurations présentes et à venir, en laisser perpétuer la méconnaissance ?
Désormais, celui qui croyait arbitraires les règles passées n’est-il pas mieux instruit de leur
logique ? Celui qui croyait vidées de toute substance tonique les musiques « atonales » et sérielles, ne
sait-il pas quelle sève les anime ? Celui qui croyait cassée en deux la musique n’en perçoit-il pas la
continuité ? Celui qui déplorait de rester étranger aux musiques de son temps ne voit-il pas les moyens
d’y prendre part ?

Et toi, qu’abusaient tant d’impostures dont j’ai voulu dénoncer les maléfices, n’es-tu pas plus
conscient de ce que tu n’osais que pressentir :
Que la musique, même vouée aux rythmes les plus saisissants, aux timbres les plus rares, aux
arabesques les plus vivaces, aux analogies les plus suggestives, aux agencements sériels les mieux
ordonnés, aux essais les plus poussés vers le discontinu, n’est pas la fortuite juxtaposition d’intervalles ;
Qu’une pulsation latente des hauteurs en vivifie l’entendement, si l’on y prend garde ;
Et qu’il convient peut-être d’en sauvegarder le cours fragile car, pour tout dire, ne serait-ce pas son
âme, son âme perdue et retrouvée ?
TABLE ANALYTIQUE
ACCORDSGenèse et position fondamentale dans l’harmonie de résonance Accords harmoniques
Accords classésAccords non classésconsonants et dissonants Euphonie Accords spécifiquement instables
ou stablesinstables en toutes leurs positions et tous leurs renversementsstables en toutes leurs positions et
tous leurs renversements Effets de leurs renversements Accords procédant de la résonanceAccords
procédant des attractions à pôle tonique prolongeant un accord parfaità équilibre intrinsèque à fonction
de tonique accords-types des musiques atonales et sérielles
ACCORD PARFAIT Table d’affinités Stabilité Accord parfait majeur-mineurEchelonnements
dépourvus d’accord parfait Conception traditionnelle de l’accord parfait mineur Symétrie majeure-
mineur et mineur-inverse L’accord parfait dans les musiques atonales et sérielles en tant qu’entité
indissociable chez Schoenbergchez Webernchez Boulezchez Stockhausen Accord parfait neutre
ACCORD DE SEPTIÈME DE DOMINANTE Suprématie Justifications InstabilitéStabilisation
Table d’affinités Elimination (Voir Fonction de dominante.)
ACCORD DE SIXTETable d’affinités explications des règles traditionnelles
ACCORD DE TREIZIÈME Ambiguïté Déséquilibre
AFFINITÉS DE GLISSEMENT
AFFINITÉS DE RÉSONANCE
AGRÉGATIONS MODALES
ANTI-TONIQUEexemples
AREZZO (Guido d’)
ATHÉMATISME
ATONALITÉ ses malentendus,principe de finalité tonique
ATTIRANCE DES DENSITÉS FORTES

BACH (Jean-Sébastien)
BARRAQUÉ (Jean)
BARTOK (Bela)
BEETHOVEN
BERG (Alban)
BERLIOZ (Hector)
BOULEZ (Pierre)
BOURGAULT-DUCOUDRAY (Louis)
BRUNEAU (Alfred)
BONS DEGRÉS V. Degrés maîtres.

CADENCES
CADENCES MÉLODIQUES par attraction d’ensemble Exemples en musique exotique sérielle s
électromagnétique par attraction directe exemples : en musique exotiqueatonale sérielle
électromagnétique par attraction renforcée Exemples : en musique exotique, atonaleélectromagnétique
par différence d’équilibre Exemplespar différence de potentielExemples : en musique exotiqueatonale
électromagnétiquepar différence de stabilitéExemples
CADENCE PARFAITEJustification par les attractionsses abus disparition
CADENCES SIMULTANÉES par attraction d’ensembleExemples : en musique classique modale a
tonale sérielle électromagnétique par attraction directeExemples : en musique classique modale atonale
sérielle électromagnétique par attraction renforcée Exemples : en musique modale atonale sérielle
électromagnétique par différence d’équilibre Exemples : en musique classique sérielle électromagnétique
par différence de potentiel Exemples : en musique classique sérielle électromagnétique par différence de
stabilité Exemples : en musique classique modale sérielle électromagnétique
CAGE (John)
CENTRE DE GRAVITÉ NATUREL de la gamme diatoniquede la gamme mineure harmonique
autres exemples son rôle dans l’organisation sérielle des gammes
CHOPIN (Frédéric)
CINÉTIQUE D’ANALOGIE
CINÉTIQUE PAR RÉPÉTITION D’UN SCHÈME dans la technique atonale dans la technique
sérielle
CINÉTIQUE D’AFFINITÉ
CINÉTIQUE DE CONTRASTE
CINÉTIQUE EXTRINSÈQUE du milieu sonore Exemples : en musique classiquemodalesérielle
CINÉTIQUE INTRINSÈQUE du milieu sonore du mode (Voir Fonction de tonique, Cadences,
Degrés-maîtres, Agrégations modales.)
CONSONANCEEuphonie
CONTREPOINT NATUREL Exemples : en musique exotique ; modale atonale sérielle
COUPERIN (François)
CYCLE DES QUINTES

DEBUSSY (Claude)
DEGRÉS-MAITRESExemples de musiques modales de musiques atonales de musiques sérielles
DEMI-TONAffinitésTable d’affinités. Fonction contrapontique. (Voir : Sensible.)
DENSITÉ ATTRACTIVEet s. et s.
DEUTSCH (Max)
DIATONISMESes limites réactions suscitéesdiatonisme chromatique ; justifications éviction
DISSONANCE
DODÉCAPHONISME inégalité organique des douze sons dialectique dodécaphonique et musique
par gamme
DUTILLEUX (Henri)

ECHELLE demi-tonaleéchelle par quarts de tonsnombre d’harmoniques incorporés dans l’échelle


en quarts de tonsson utilité pour l’étude de la résonance harmonique exemples d’harmonie en quarts de
tonéchelle par dixième d’octaveLoi d’inertie des échelles logique des hauteurs dans les échelles
tempérées non demi-tonales dans les échelles non tempérées
ECHELONNEMENTStables d’affinités et s. ; nombre représentatif échelonnements à équilibre
intrinsèque les dits échelonnements employés comme accords de toniqueEchelonnements
complémentaires Echelonnements à intervalles limitésà pôle tonique les dits échelonnements employés
comme accords de tonique réversibles les dits échelonnements dans les séries dodécaphoniques
spécifiquement stables ou instables en tous leurs modesen tant qu’accordset s. ; symétriques
transpositeurs à transpositions limitées Effet des particularités de l’échelonnement dans l’harmonie
sérielle par gammes
EMMANUEL (Maurice)
ENCHAINEMENTSet s.
ENTITÉ-TONIQUEses accords et s. ; ses polarisations fonctionnelleset s. ; ses degrés-maîtres ses
fonctions et ses exemples. (Voir : Fonction de tonique.)
EUPHONIE
ESTHÉTIQUE de l’harmoniedes échelles de l’harmonie de résonance de l’harmonie spatiale du
Rationnel de l’Irrationnel

FETIT (François-Joseph)
FONCTION CADENTIELLE(Voir : Cadences, Fonction de tonique [toniques cadentielles].)
FONCTION DE DOMINANTE Suprématie Limites Explications disparition progressive de la
fonction des accords de dominante renouvellements fondementsconjonctures
FONCTION DE SOUS-DOMINANTE Incorporation dans la fonction de dominante
FONCTION DE TONIQUE Principe organisation et s. et s. Exemples de toniques à fonction
cadentielle : en musique classique exotique modale atonale sérielleélectromagnétique à fonction
conclusive : en musique classique ; exotique modale atonale sérielle à fonction suspensive : en musique
classique exotique modale atonale sérielle à fonction transitoire : en musique modale atonale sérielle
FRANCK (César)

GAMME DIATONIQUE Disparition Organisation fonctionnelle Table d’affinitésCentre de gravité


naturel
GAMME HARMONIQUE NATURELLE
GAMME MINEURE USUELLE Table d’affinités Centre de gravité
GAMMES MODALES
GAMME-MODÈLE
GAMME PENTATONIQUE DE QUINTES Universalité Tables d’affinités Exemples
GEVAERT (François)
GLISSEMENT (AFFINITÉS DE)en quarts de tonen musiques électromagnétiques
GRAPHIQUE SÉRIEL dans l’harmonie des douze sonsdans l’harmonie par gamme

HARMONIE Esthétique Définition Domaines Catégories


HARMONIE PAR GAMMESet s. Diatonisme traditionnel Diatonisme modalgammes exotiques
gammes non-diatoniques
HARMONIE DE RÉSONANCE Omnipotence acquise son aboutissement son impuissance
énergétique sans le secours des attractions sa logique des hauteurset s. ; ses limitesses résurgences en
harmonie spatiale ses moyens dans les musiques électromagnétiques. Esthétique
HARMONIE SPATIALE Esthétique
HARMONIQUES Nombre dans l’échelle par quarts de tonIntégration dans l’harmonie de résonance
et s.
HINDEMITH (Paul)et s.
HONEGGER (Arthur)

IMITATIONS SÉRIELLES dans l’harmonie par gammes


INDY (Vincent d’)
INERTIE (Principe d’)
INSTABILITÉ SPÉCIFIQUE Définition Critères Entités toujours instablesdans l’échelle en quarts
de tondans les musiques électromagnétiques
INSTABILITÉ TRANSPOSITRICE Exemples
INTERVALLESTable d’affinités Préparations Fonctions et résolutions ExemplesIntervalles toujours
instables

JOLIVET (André)

KLANGFARBENMÉLODIE
KRENEK (Ernst)

LALOY (Louis)
LEIBOWITZ (René)
LISTZ (Franz)
LOGIQUE d’affinitéd’analogie de contrastede perception de réitération
LOI DES GRANDS NOMBRES

MACHAUT (Guillaume de)


MAJEUR : Genèse naturelleGamme-type
MESSIAEN (Olivier)
METZGER (Heinz Klans)
MILHAUD (Darius)
MILIEU SONOREson échelonnement ses modesson organisation fonctionnelle différenciation
d’avec l’univers sonore (Voir : Accord et Echelonnement.)
MINEUR : Conception traditionnelle Conception du mineur-inverse Gamme-type
MODES Principes Modes naturels Modes renforcés Modes non renforcés Modes non renforçables
Organisation intrinsèque Organisation extrinsèque Organisation sérielle Mode chromatique Exemples de
modes
MODES DIATONIQUES de SOL de DO MI SOL de RÉ FA LA de MI SOL SI de FA LA DO de
SOL SI RÉ de LA DO MI
MODES NATURELS Exemples
MODES NON-RENFORÇABLES Exemples
MODES NON-RENFORCÉS Exemples
MODES RENFORCÉS Exemples
MOUSSORGSKY (Modeste)
MOZART (Wolfgang Amadeus)
MUSICA FALSA
MUSIQUE CONCRÈTE Logique des hauteurs
MUSIQUE ÉLECTRONIQUE Logique des hauteurs
MUTATIONS SÉRIELLES

NOMBRE REPRÉSENTATIF DES ÉCHELONNEMENTS


NOTES ÉTRANGÈRES
NOTES MODALES(Voir : Degrés-maîtres.)
NOTES TONALES(Voir : Degrés-maîtres.)

OCTAVE Conséquence de la résonance Equivalence des sons AffinitésPréparation et résolution de


l’Octave altérée

PARENTÉ DES TRANSPOSITIONS par les notes communes par les attractionsExemples
POLYMODALITÉ
POLYTONALITÉ
POTENTIEL ATTRACTIF
POTENTIEL MOYENCritère de stabilité et d’instabilitéen quarts de tonen musiques
électromagnétiques
POUSSEUR (Henri)
PRÉPARATIONS
PROKOFIEF (Serge)

QUART DE TON. (Voir : Echelle.)


QUARTE (Affinité de)Table d’affinités Fonction contrapontique
QUINTE (Affinité de)Table d’affinités Fonction contrapontique agrégations ou gammes par quintes
successivesAccord de quinte diminuée

RAMEAU (Jean-Philippe)
RAVEL (Maurice)
RENFORCEMENTSPrincipesThéorie et s. Cadences par renforcements modes par renforcements
RÉSOLUTIONS de l’octave altérée et des autres intervalles
RÉSONANCE HARMONIQUE Affinités Gamme harmonique (Voir : Harmonie de résonance.)
RIEMAN (Hugo)

SATIE (Eric)
SCHAEFFER (Pierre)
SCHOENBERG (Arnold)
SCHUMANN (Robert)
SCRIABINE (Alexandre)
SECTION D’OR
SENSIBLES Principe Historique Renouvellements Fonction Résolutions Exemples
SÉRIES Principe Mutations Potentiel thématique Réversibilité à intervalles limités à mutations
limitées Polarisations Séries fonctionnelles Exemples Dans l’harmonie par gammeet set s. Imitations
SIOHAN (Robert)
SIRÈNE MUSICALE
SOCIOLOGIE DES HAUTEURSLes solidarités familiales et les affinités naturelles d’octave et de
quinte Les propensions affectives et les affinités naturelles de glissement Les appuis de classe et les
accords classés de la résonance La personnalité et les renforcements structurels et fonctionnels et s.
Familles et groupes castes et hordes Classification des sociétés sonoreset s. ; leurs régimes de
gouvernement et s.et s.
SOCIOMÉTRIE DES HAUTEURSSociogrammes des hauteursExemples Tables matricielles et s.
STABILITÉ SPÉCIFIQUE Principe Critères Entités toujours stables en quarts de ton dans les
musiques électromagnétiques
STOCKHAUSEN (Karlheinz)
STRAVINSKY (Igor)
STYLES MUSICAUX
SYMÉTRIESdans les affinités dans les échelonnements

TABLES ATTRACTIVES. (Voir : Tables d’affinités.)


TABLES D’AFFINITÉSPrincipe ; de SOL SI RÉ ; de SOL♭ SI♭ RÉ♭ ; de DO MI SOL ; de LA
DO MI ; de DO MI♭ SOL ; de SOL SI RÉ FA ; de l’échelonnement diatonique ; de DO MI SOL SI ; de
DO FA SI ; de DO DO♯ RÉ RÉ♯ ; d’une gamme hongroise ; de la gamme mineure usuelle ; des divers
intervalles ; de l’accord parfait mineur-majeur RÉ FA FA♯ LA ; de la gamme harmonique naturelle ; de
l’accord de quinte diminuée DO MI♭ FA♯ LA ; de la gamme pentatonique de quinte ; de la gamme
modèle ; en quarts de ton ; en musiques électromagnétiques et s.
TECHNIQUE SÉGRÉGATIVE
TECHNIQUE SÉRIELLE Processus de réitération Transfigurations thématiques Pouvoir constructif
Contresens de ses exégètes Dialectique dans l’harmonie par gammes (Voir : Série.)
TENSION ET DÉTENTE en quarts de tondans les musiques électromagnétiques
TONIQUE en musiques électromagnétiques (Voir : Fonction de tonique.)
TRANSPOSITIONS SÉRIELLES par imitations (Voir : Parentés.)
TRITONTable d’affinités Résolutions(Voir : Anti-tonique.)

UNIVERS SONORE

VARÈSE (Edgar)
VERDI (Giuseppe)

WAGNER (Richard)
WEBERN (Anton von)
WISCHNEGRADSKY (Yvan)

XÉNATIS (Uanis)

ZWISCHENDOMINANTEN
RÉPERTOIRE BIBLIOGRAPHIQUE ET
DISCOGRAPHIQUE DES ŒUVRES ET DES
OUVRAGES CITÉS
Notes
1
p. 36-37,

2
p. 53-54

3
FA LA♭ RÉ♭ → MI♭ SOL DO, et RÉ♭ FA LA♭ SI → DO MI SOL par exemple.

4
p. 71.

5
p. 10-11.

6
p. 137.

7
p. 150 à 158.

8
« D’autres chants populaires comme les airs écossais appartiennent à une échelle musicale bien plus
étrange encore puisque le 4e et le 7e degré de notre gamme n’y figurent point. Quoi de plus frais
cependant et de plus énergique parfois que ces mélodies des montagnes ? » écrivait Berlioz en 1862 [8].

9
p. 11.

10
Dans l’exemple de la page 18 il est présenté ainsi : MI SOL SI♯ RÉ♯, et associé à toutes ses
autres transpositions par tierces mineures.

11
p. 114.

12
Sur le mineur inverse, voir p. 93.

13
DO pour la gamme diatonique et LA♭ majeur, MI pour celle de MI majeur. Voir p. 93.

14
p. 55 à 58.

15
, p. 47.

16
p. 47-48.

17
p. 76.

18
p. 81.

19
p. 77.

20
p. 78, 95.

21
p. 76.

22
p. 104.

23
p. 67 et suiv., 103 et suiv.

24
p. 17, 18, 105, 107, 113.

25
p. 96 et suiv.

26
p. 66-67.

27
p. 15 à 20.

28
Voir p. 81 l’un des multiples aspects de l’analyse que les affinités naturelles permettent d’en donner.

29
p. 10-11.

30
Cf. également les critiques qu’Antoine Golea avait déjà adressées contre le système d’Hindemith
dans Esthétique de la musique contemporaine [56].

31
p. 27.

32
p. 30-31.

33
Rappelons que la récurrence consiste ici en l’audition inversée de la série du son 12 au son 1.

34
p. 106-132. Il s’agit là de ce que nous avons appelé les échelonnements réversibles [29].

35
p. 132-167.

36
p. 41-42.

37
p. 13.

38
p. 21.
39
En ce qui concerne l’accord parfait, il n’a été atteint que dans sa fonction harmonique de résonance.
Mais les musiques atonales et sérielles n’ont pas renoncé au pouvoir coordinateur que ses trois sons
doivent à leur appartenance à une même entité indissociable. Voir notamment pages 74, 76, 80 à 82, 171,
172, 174, 176, 188.

40
p. 39-43.

41
p. 43.

42
Comme pour toutes les autres citations des écrits d’Henri Pousseur, il s’agit du texte original
français et non d’une traduction plus ou moins fidèle.

43
p. 75 à 82, 119, 131, 133, 173 à 177, 186 à 188.

44
A l’intention du lecteur non prévenu, voici le dernier exemple paru. Il fera mieux comprendre la
nécessité de réagir contre les conséquences néfastes de ces notions couramment admises : « La musique
de douze sons de Schoenberg et de ses disciples de ce que l’on appelle l’Ecole de Vienne accorde aux
douze notes, les douze demi-tons de la gamme chromatique tempérée, une égale dignité ; le compositeur
ne doit conférer à aucune d’elles un rôle particulier ; aucune ne doit exercer d’attraction sur une autre. »
(Science et Vie, numéro spécial sur la musique, p. 78, Paris, mars 1962.)

45
p. 40.

46
p. 28.

47
p. 97.

48
p. 5-6.

49
p. 13.
50
p. 60.

51
C’est l’échelonnement qui servira plus loin de gamme-modèle pour l’étude de ses différents modes,
et l’on pourra constater page 159 que le mode adopté ici par Mozart en est très exactement le mode
majeur le plus naturel.

52
p. 49-50.

53
p. 43-44.

54
p. 49-50.

55
p. 43-44.

56
p. 169.

57
p. 10-11.

58
p. 32 à 34.

59
p. 56.

60
La fin de l’exemple sera analysée page 130.

61
p. 67.

62
p. 10-11.

63
p. 92, 118.

64
p. 68-69.

65
p. 60.

66
p. 60.

67
p. 69.

68
Que l’on se reporte à ceux des exemples qui constituent une conclusion en tant que fin d’une œuvre,
et l’on constatera, page 25, que le DO♯ final est immédiatement précédé de l’accord de ses notes
attractives RÉ SOL et page 64 que le SI♭ final est l’aboutissement mélodique de ses notes attractives FA
et LA.

69
p. 76. Notons aussi l’achèvement des parties sur les trois sons de l’accord parfait LA DO♯ MI.

70
p. 28, 60, 97.

71
p. 95.

72
p. 95. 25 bis. p. 50. 26 bis. p. 93, 95, 138.

73
L’échelonnement contient en effet toutes les notes attractives de DO♯, de FA, de SOL, de LA et de
SI.

74
ter. p. 81, 82, 175, 188.

75
p. 93.
76
p. 69.

77
p. 32.

78
p. 102.

79
p. 101.

80
p. 176.

81
Il s’agit de la seconde des mesures citées.

82
Schoenberg disait « Zwischendominanten ».

83
Adoptons ici ce qualificatif « tonique » qui correspond au qualificatif « tonal » de l’harmonie de
résonance sans trop en rappeler l’obédience.

84
p. 75, 77.

85
p. 75-76.

86
p. 71.

87
p. 79, 118.

88
p. 110.

89
p. 71, 83.
90
Voir page 44 une citation partielle de celui-ci.

91
p. 71, 83.

92
p. 63.

93
p. 13.

94
p. 113.

95
Rappelons que les sociogrammes ont ordinairement pour objet de déterminer les affinités
réciproques des membres d’un groupe : les écoliers, par exemple, d’une classe mixte, mêlant diverses
races et diverses nationalités. Les flèches y indiquent les mouvements d’affinité naturelle que la présence
de chacun d’eux provoque au sein de l’ensemble.

96
p. 93.

97
p. 98 et suiv.

98
p. 110.

99
p. 78, 80, 89.

100
p. 67.

101
p. 71.

102
p. 71.
103
Les tables d’affinité de chacune des 351 entités possibles dans l’échelle par demi-tons ont été
publiées en totalité et avec leurs caractéristiques essentielles dans Lots et Styles, op. cit., pages 204 à 259
[25].

104
p. 70.

105
p. 11.

106
p. 10. 15. p. 78.

107
p. 100 à 102.

108
Rappelons-le, l’intervalle de demi-ton est entendu ici sous toutes ses formes renversées ou
transposées qui comprennent la septième majeure et la neuvième mineure.

109
p. 110.

110
p. 30.

111
p. 28.

112
Table d’affinités : 2 3 32 (1 1 1 2 2 1 1 1).

113
p. 117. 22. p. 88.

114
D’après sa table d’affinités, page 93, la densité du potentiel total de ses sons constitutifs atteint 23
unités (4 +3 +4 +3 +3 +3 +3) et dépasse par conséquent la valeur moyenne de référence qui est de 20 à
21 unités pour une entité de sept sons (p. 95).
115
p. 92.

116
p. 102.

117
p. 89.

118
p. 91.

119
p. 92.

120
p. 95.

121
Signalons à cet égard que Marina Scriabine a imagine une méthode qui pourrait servir de base à une
évaluation presque quantitative des renforcements [148].

122
p. 89.

123
p. 106.

124
p. 93.

125
p. 102.

126
p. 95.

127
p. 93.

128
p. 46.
129
p. 17, 28, 113.

130
p. 103.

131
p. 59.

132
p. 112 à 114.

133
p. 95, 102.

134
On trouvera tous les détails de ces classifications, avec les principales caractéristiques des 351
échelonnements possibles, dans Lois et Styles, op. cit, pages 61 à 94 et 206 à 259 [29].

135
p. 98 à 100.

136
p. 99.

137
p. 98.

138
p. 102.

139
p. 11. De tous les accords conclusifs cités ici, cet accord LA♭ DO MI♭ SOL♭ est le seul qui soit
spécifiquement instable, et qui le reste.

140
p. 107. 51. p. 85, 96.

141
Table d’affinités : (2 1) 1 (2) 3 2 (2 1 0 2 2) 2.

142
Table d’affinités : 2 3 (1 1 0 1 1 2) 2 (1 0 1).

143
p. 107.

144
p. 71, 92, 118.

145
p. 60.

146
p. 103.

147
p. 106.

148
p. 107.

149
p. 20 et suiv.

150
p. 103.

151
p. 103.

152
p. 195.

153
p. 93.

154
p. 102.

155
p. 108 et suiv.

156
p. 123.

157
p. 20 et suiv.

158
Parfois dans l’acception traditionnelle ce terme désignait abusivement la mediante majeure ou
mineure de l’accord parfait de tonique.

159
p. 91.

160
p. 71.

161
p. 184.

162
p. 72.

163
p. 100, 116.

164
p. 154, 159, 161, 166.

165
p. 12, 71.

166
p. 71 à 82. 76. p. 111, 170, 188.

167
p. 85.

168
p. 87 et suiv.

169
Rappelons qu’un son d’un intervalle « dissonant » est préparé, s’il a déjà été entendu à la même
partie dans l’accord précédant l’intervalle « dissonant ».
170
p. 95.

171
p. 72.

172
Le défaut de résolution régulière de l’octave altérée LA SI♭ mesure 5 s’explique en raison de la
symétrie totale des sept premières mesures par récurrence autour de la mesure 4, où les enchaînements se
trouvent sauvegardés dans leur propre inversion. Je signale qu’il s’agit là non pas de la récurrence
usuelle qui porte sur les valeurs exactes de chaque note, mais de la récurrence des attaques que, sans
connaître cet exemple, j’avais proposée dans une étude des mutations contrepontiques [24-32-33].

173
p. 110.

174
p. 115.

175
p. 140, 142.

176
Table attractive : 2 3 (2 2) 2 (4) 2 (2 2) 3 2 (4).

177
Table attractive : (1 2) 2 (1 2) 2 2 (2 1) 2 (2 1).

178
p. 113, 121.

179
p. 166.

180
p. 154, 159, 161.

181
p. 39.

182
p. 104.

183
Des exemples de ces imitations sérielles seront donnés page 167 sur la série constituée par les neuf
premiers sons de celle du Survivant de Varsovie de Schoenberg [136] dont l’échelonnement servira plus
loin du type d’harmonie par gammes.

184
p. 133.

185
p. 167.

186
p. 59.

187
p. 84.

188
p. 69, 81. 82. 125, 130.

189
D. 75. 80 à 82. 119. 120.

190
p. 69, 76.

191
p. 68, 77.

192
p. 130 à 132.

193
p. 173 et suiv.

194
p. 123 à 126.

195
p. 43.
196
p. 69, 74, 80, 81, 82, 84, 85, 109, 111, 125.

197
p. 126.

198
p. 69.

199
p. 124.

200
Table d’affinités : (4) 1 (3 1 3) 2 (4) 1 (3) 4 2. 108 bis. Et non LA♯ comme l’exemple le porte par
erreur.

201
D. 43.

202
Que le lecteur veuille bien apprécier au passage la logique naturelle de la succession de la plupart
des toniques transitoires ainsi énumérées.

203
p. 102.

204
Notamment op. 23, 24, 25, 28, 29, 30, 31, 33 a, 35, 37, 41, 47, 48, etc. Il est facile de s’en assurer
en examinant page 39 la série de l’op. 33 a dont la récurrence se polarise sur le son 1 par affinité
naturelle des sons 5, 4 et 2 et page 45 la série de l’opus 26 qui se polarise sur le son 12 par affinité
naturelle des sons 7, 9 et 10, ainsi que celle de l’Ode à Napoléon polarisée sur le son 12 par les sons 7 et
11 et comme médiante de l’accord parfait des sons 8 et 10, et par récurrence sur le son 1 par les sons 6 et
2 et comme médiante de l’accord parfait des sons 5 et 3.

205
Notamment op. 17 (1), 17 (2), 17 (3), 18 (1), 18 (2), 18 (3), 19, 21, 22, 26, 27, 28, 31, etc. C’est
ainsi que parmi les séries citées, sont polarisées : page 45 celle de l’op. 21 sur le son 12 par affinité
naturelle des sons 8 et 9 et dans sa récurrence sur le son 1 par les sons 4 et 5, et celle de l’op. 28 sur le
son 12 par affinités naturelle des sons 8, 9 et 11, et par récurrence sur le son 1 par les sons 5, 4 et 2 ; page
64 celle de l’op. 17 (2) sur le son 12 par affinité naturelle des sons 7, 9 et 11, et par récurrence sur le son
1 par les sons 6, 5 et 2 et page 173 celle de l’op. 31 dans les conditions que le texte précise. Voir
également page 41 la série des Structures de Boulez dont la rétrogradation se polarise sur le son 1 par
affinités naturelle des sons 4 et 2 et celle de l’opus 29 de Webern citée page 45 dont la polarité sur le son
6 dans le sens direct et sur le son 7 dans le sens récurrent a été expressément mise en œuvre dans
l’exemple de la page 75.

206
Table attractive : (1 3) 3 (3 1 2) 2 4 3 4 2 (2).

207
Table attractive : 4 2 (2) 2 4 3 (3 1 2 1 3) 3.

208
Notamment op. 26, 28, 29, 30, 35, 47 de Schoenberg, op. 24 de Webern.

209
Trio op. 45, Survivant de Varsovie, de Schoenberg.

210
p. 28.

211
Op. 26, 28 (3), 48 (3) de Schoenberg. Ou encore, chaque demi-série constitue un accord classé
comme dans la 2e série des séquences de Barraqué.

212
p. 46, 106.

213
p. 173.

214
p. 61.

215
Encore un terme sur lequel les musicologues ne sont pas d’accord... Son acception est ici celle
d’une prise de possession des douze sons du total chromatique dans l’égalité préétablie du potentiel
latent de chacun, sans la moindre référence préalable à une gamme déterminée de moins de douze notes
réelles.

216
p. 128.

217
p. 90 et suiv.

218
3 + 4 + 3 = 10 unités.

219
p. 11.

220
p. 29 à 36, 70, 71, 92.

221
p. 1.

222
p. 5, 6, 61. 62.

223
Table d’affinités : 1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2) 1 (2 2).

224
p. 101-102.

225
p. 76.

226
p. 99.

227
p. 116.

228
Table d’affinités : (2) 3 4 (2 1 2) 3 3 (3) 3 2 (2).

229
p. 113. 15. p. 112. 16. p. 78. 17. p. 80. 18. p. 76.

230
Table d’affinités : 2 (3) 4 3 (2 3) 2 4 (3) 3 3 (3).

231
p. 101-102.

232
p. 113.

233
Table d’affinités : 4 3 4 (3) 3 4 (3) 3 (3) 4 3 (3).

234
p. 71, 92.

235
p. 103.

236
Table d’affinités : 3 5 3 4 3 4 3 (4) 3 (3 2 3).

237
Table d’affinités : 2 (1 1 2) 1 (3 1) 2 (1 2) 1 (3).

238
p. 120.

239
p 150.

240
Table d’affinités : 5 4 3 (4) 3 4 (4) 4 3 (4) 3 4.

241
p. 76.

242
p. 192.

243
p. 67.

244
Table attractive : (2) 3 (1 2) 2 (2) 3 (2) 2 (2 1) 3.

245
p. 113.

246
Table d’affinités : (2) 2 (2 1) 3 (2) 3 (1 2) 2 (2) 3.

247
p. 76 à 82. 36. p. 93.

248
Il n’est pas impossible que ce milieu sonore diatonique soit considéré ici comme intangible et que
les affinités de glissement y procèdent par degrés conjoints. FA et LA deviennent alors notes attractives
du SOL sur lequel le texte cité révèle effectivement leurs mouvements de sensible.

249
p. 16, 22.

250
p. 196.

251
Rappelons que tous les exemples ont été transposés pour en faciliter l’assimilation.

252
p. 93.

253
p. 107.

254
p. 104.

255
p. 95.

256
p. 107.

257
Comme tous les exemples qui vont suivre, le passage a été transcrit dans la transposition donnée ici
comme modèle.

258
Dont chacun a été schématiquement analysé dans Lois et Styles des harmonies musicales [25].

259
p. 105 à 111.

260
p. 112 à 114.

261
p. 115-116.

262
p. 117 à 120.

263
p. 120 à 123. 50. p. 127.

264
Cf. mon article Mode dans l’Encyclopédie Fasquelle [31].

265
Pour ne pas surcharger ces tableaux, n’ont pas été mentionnées parmi les agrégations constitutives
tendant avant tout vers FA les 14 agrégations nécessitant le renforcement du SI♭, les 11 agrégations
nécessitant le renforcement du MI, les 9 agrégations nécessitant le renforcement du SI♭ ou du MI, et les
4 agrégations nécessitant le renforcement du SI♭, du MI ou du FA, et parmi les agrégations
constitutives tendant avant tout vers DO♯ les 11 agrégations nécessitant le renforcement du RÉ, les 8
agrégations nécessitant le renforcement du SOL♯, les 17 agrégations nécessitant le renforcement du RÉ
ou du SOL♯, les 10 agrégations nécessitant le renforcement du RÉ, du SOL♯ ou du DO♯, et les 5
agrégations nécessitant à la fois le renforcement du RÉ et du SOL♯.

266
p. 113.

267
p. 91.

268
p. 151.
269
p. 93.

270
Pour ne pas surcharger ce tableau, n’ont pas été mentionnées, parmi les agrégations tendant avant
tout vers RÉ♭ FA LA♭, les 102 agrégations constitutives nécessitant le renforcement du LA♭, et les 2
agrégations constitutives nécessitant le renforcement du RÉ♭.

271
p. 196.

272
p. 151.

273
p. 123.

274
p. 124 à 126.

275
p. 151.

276
p. 132.

277
p. 45, 132.

278
p. 65.

279
p. 110.

280
p. 77.

281
p. 83, 115.

282
p. 92, 102.

283
p. 119.

284
p. 117 et suiv.

285
p. 43.

286
p. 74, 76, 77, 80 à 82, 175, 188.

287
La main gauche du piano mesure 21 sur MI♭, mesure 22 sur MI♭, mesure 24 sur LA, la main
droite mesure 20 sur MI♭ SOL, mesures 25 et 26 sur SOL RÉ♭ LA♭, la voix mesure 21 sur LA,
mesure 24 sur MI♭, mesure 26 sur SOL, mesure 28 sur DO♯, mesure 29 sur DO♯, le violoncelle
mesure 27 sur LA, la flûte mesure 26 sur SOL♯.

288
Mesures 20 et 22 à la voix, 23 au piano, 24 au piano et à la voix, 25 et 26 au piano, 28 et 29 à la
voix.

289
Zwischendominante.

290
Table d’affinités : 4 3 (4) 3 4 (2 3) 3 5 3 (3) 3.

291
p. 104.

292
Les accords parfaits DO♯ MI SOL♯ et DO♯ MI♯ SOL♯ qui figurent entre crochets à la mesure
29 n’appartiennent pas au contexte. Ils ont été ajoutés afin de mieux mettre en évidence l’harmonie
latente.

293
p. 76.
294
p. 43.

295
Table attractive de la transposition où le son 12 est un FA♯ : (3 2 1 2) 3 3 4 3 2 (2 2) 3.

296
p. 75.
85. Notamment mesures 3, 15 et 30 de la première partie, mesures 11 et 54 de la seconde, mesure
40 de la cinquième.

297
1re partie, mesures 19, 44 ; 2e partie, mesures 9, 21, 26, 39 ; 3e partie, mesures 4, 5, 48, 49, 51, 52 ;
4e partie, mesure 4 ; 5e partie, mesures 30, 48.

298
1re partie, mesures 12, 34, 47 ; 2e partie, mesures 14, 34, 36, 51 ; 3e partie, mesures 24, 32 ; 4e
partie, mesures 8, 16 ; 5e partie, mesures 3, 6, 34, 50, 53 ; 6e partie, mesures 13, 14, 16, 17, 18 et 19.

299
p. 76.

300
p. 117.

301
Cf. les autres exemples tirés ici d’œuvres de Webern, pages 44, 64, 75 à 82, 119, 187 ainsi que ceux
donnés dans les articles Harmonie, Mélodie, Parenté, Polarisation, Potentiel, Préparation. Récurrence,
Tension, Tonalité, dans l’Encyclopédie de la musique de Fasquelle [30].

302
Cependant, dans des articles parus en 1955 [96, 106], Henri Pousseur et Heinz-Klaus Metzger
avaient approché de très près ce que beaucoup pressentaient sans en saisir le fil, le premier en décelant
les pouvoirs des fonctions chromatiques dont ses œuvres abondent, le second en insistant sur
l’extraordinaire concentration des intervalles de quarte qu’il découvrait aux points d’arrêt d’une de ses
mélodies. Et il n’est pas impossible de trouver une référence implicite aux affinités naturelles des
hauteurs dans cette autre réflexion de Pousseur écrite depuis à propos du système harmonique de Webern
(seine Harmonik) et qui prend toute sa valeur de sa confrontation avec ce qu’il écrivait un an auparavant
et que nous avons reporté page 55 : « La force attractive des sons n’est plus concentrée sur un point
unique plus ou moins abstrait. Elle n’est nullement niée, mais répartie également en tout lieu et à tout
moment sur tous les événements » [106]. Quant à Pierre Boulez, est-ce aussi trahir sa pensée que de
rapprocher ces textes [14] aussi succincts que révélateurs, écrits l’un à propos de la dernière œuvre de
Webern : « Maintes notions nouvelles sont contenues dans cette 2e Cantate : harmonie fonctionnelle en
dehors des critères adoptés jusqu’alors, utilisation des formes classiques du contrepoint contrôlé suivant
une pure répartition d’intervalles... », l’autre à propos des musiques atonales : « La notion de consonance
et de dissonances comme l’entendait la tradition classique est devenue caduque ; on conserve cependant
des oppositions entre tension et détente, mais par des moyens et des fonctions autres », et celui-ci, à
propos de certains essais avortés de contrepoint moderne : « La notion de responsabilité d’une note à une
autre est à la base de tout le développement fleuri de la polyphonie. »

303
p. 137.

304
p. 93.

305
p. 11.

306
p. 12-13.

307
p. 138, 139, 193.

308
p. 9.

309
p. 138, 139, 193.

310
p. 87 et suiv.

311
Pour tout ce qui concerne les cadences, se reporter aux pages 71 à 82.

312
p. 79-80.
313
p. 79, 81.

314
p. 76.

315
p. 71, 116.

316
p. 82.

317
p. 104.

318
p. 138-139.

319
p. 12 à 14.

320
p. 93.

321
p. 56.

322
Terme proposé par Yvan Wyschnegradsky dans un article paru en 1949 [178].

323
Pour qualifier le style qu’elles impliquent, j’avais proposé dans Lois et Styles des harmonies
musicales [25] le terme « cardinal » qui est trop étranger au langage musical courant, bien qu’il réponde
à la primauté des satellites que les affinités naturelles font graviter autour de chaque son. On aurait pu
dire aussi des musiques de cette obédience attractive, qu’elles relèvent du « style dialectique ». Mais ce
serait trahir toute une partie de son contenu. Les musiques descriptives ou suggestives du passé en
témoignent : l’œuvre qui s’y conforme le mieux n’est pas nécessairement un langage ; et celle qui par sa
présentation s’apparente le mieux au langage peut être dépourvue de logique.

324
p. 113. 114, 158, 163, 165.
325
p. 102-103.

326
p. 14 à 23.

327
p. 70.

328
p. 12.13.

329
L’harmonie de l’opéra Moïse et Aaron de Schoenberg constitue l’illustration la plus précise de ce
réalisme concret qui s’attache au pouvoir agglomérant des accords naturels de l’acoustique harmonique,
même délivrés de la prédominance de leurs fondamentales. Entièrement bannis des passages où
s’exprime la pensée désincarnée du Dieu invisible et ineffable selon Moïse, les intervalles de la
résonance — quarte et quinte d’abord, et intervalles combinant des accords parfaits
ensuite — n’apparaissent qu’à mesure que l’on s’éloigne de cette pure spiritualité pour passer de la piété
humanisée d’Aaron au fétichisme du veau d’or. Si l’on rapproche ce symbolisme musical de celui de
Parsifal, dont les harmonies les plus atonales, au lieu d’être plus proches de Dieu, sont au contraire
consacrées aux maléfices de Klingsor, on s’aperçoit que l’antinomie n’est qu’apparente, car ce que
Wagner y oppose à ces abstractions d’une pensée qui ne se nourrit que de ses propres spéculations, c’est
la ferveur toute humaine des chevaliers du Graal pour le Messager d’amour dont ils adorent jusqu’aux
instruments même de la Cène et de la Passion.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le
temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support
imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres
Indisponibles du XXe siècle.

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des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc
reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

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9782402287470) le 03 octobre 2018.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque
nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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