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L'IMPROVISATION : DU LANGAGE MUSICAL AU LANGAGE

LITTERAIRE
 
 
Link: http://catalogue.ircam.fr/HOTES/SNM/ITPR15RABA.html

par Carlos A. RABASSÓ


 

Depuis quelques années la critique commence à reconnaître la valeur privilégiée du travail


romanesque dans l'exploration de la dimension temporelle, l'étroite parenté de cet art avec un
autre, se déployant avant tout dans le temps: la musique.

 1. QU'EST-CE QUE L'IMPROVISATION?


 2. L'INTERPRETE-IMPROVISATEUR
 3. LES RAPPORTS ENTRE LA MUSIQUE DE JAZZ ET LA LITTERATURE
 TABLEAU: RAPPORTS ENTRE LA MUSIQUE DE JAZZ ET LA
LITTÉRATURE
 Références

A partir d'un certain niveau de réflexion, on est obligé de s'apercevoir que la plupart des
problèmes musicaux ont des correspondants dans l'ordre romanesque, que les structures musicales
ont des applications romanesques. Nous n'en sommes qu'aux premiers babultiements de cette
élucidation réciproque, mais la porte est ouverte. Musique et roman s'éclairent mutuellement. La
critique de l'un ne peut plus éviter d'emprunter une partie de son vocabulaire à celle de l'autre. Ce
qui était jusqu'à présent empirique doit simplement devenir méthodique.
Ainsi les musiciens ont tout avantage à lire des romans, il sera de plus en plus nécessaire aux
romanciers d'avoir des notions de musique. (Butor, 58-59)
Nous présenterons dans cet article les éléments qui caractérisent le discours de l'improvisation
musicale (1), particulièrement en ce qui concerne l'univers du jazz. De cette façon, nous pourrons
comprendre toute la configuration du langage jazzistique et sa nature, pour éviter de tomber dans les
clichés ou les erreurs produits par l'ignorance ou la méconnaissance. Pour conclure, nous offrirons
une analyse des caractéristiques de l'interprète-improvisateur, puis nous établirons les
caractéristiques qui définissent les univers du jazz et de la littérature.
1. QU'EST-CE QUE L'IMPROVISATION?
Le premier élément de l'improvisation musicale est l'écoute, comme la lecture est le premier
élément de l'improvisation écrite. L'écoute se construit progressivement, par étapes; s'y mêleront
divers registres par le biais de la mémoire, de l'accumulation, de la reconnaissance et de la
comparaison. Ecouter, c'est entrer dans le temps, c'est une manière d'effectuer une lecture intérieure
à travers le silence de l'écriture.
La musique, comme la vie, est un art temporel. Ce fait provoquera le désir, la sensibilité, le talent et
la motivation de l'interprète. La première étape est constituée par l'immersion passive (au moyen de
l'imprégnation) commencée dans l'enfance de façon inconsciente, sans que le sujet puisse participer
directement à la sélection; en effet, le milieu conditionne l'évolution et la future connaissance. Le
fait de naître à Storyville (2), le coeur noir de la Nouvelle-Orléans, marquera la conscience du sujet
de manière médiate et immédiate. Sans aller plus loin, nous avons l'exemple de la famille Marsalis.
Ellis, pianiste, et ses deux fils: Wynton, trompettiste, et Branford, saxophoniste. La tradition est
transmise aussi bien par le noyau familial que par l'entourage social.
L'évolution de Louis Armstrong -retracée dans son autobiographie, My Life in New Orleans (Ma
Vie à La Nouvelle-Orléans), se justifie par son contact permanent avec les musiciens des rues, les
cornettistes comme Freddie Keppard, Buddy Bolden et King Oliver. L'immersion est active lorsque
l'auditeur va vers la musique et sélectionne au fur et à mesure qu'il forge sa propre culture musicale,
comparant, classant et identifiant par l'intégration, le refus ou l'appréciation de nouveaux horizons,
reconnaissant les nouvelles formes musicales, orientant ses connaissances: il différencie les
instruments, les interprètes, les échanges entre ceux-ci, la variété des styles. Il est imprégné des
émotions qui stimulent son imagination:
"J'ai toujours écouté du classique, mais j'ai pour ainsi dire arrêté d'en jouer quand j'ai commencé à
jouer avec Miles. J'ai remarqué que Miles ne travaillait jamais son instrument et qu'il jouait toujours
formidablement. Et moi, je travaillais sans cesse mon piano et j'avais un son un peu clinquant. Alors
je lui ai demandé pourquoi, et il m'a répondu que quand on joue depuis presque 20 ans, on acquiert
une telle expérience qu'on peut réaliser tout ce qu'on veut en y pensant ("mind over matter"); tu
entends quelque chose dans ta tête et tu arrives à l'exécuter. Puisque je jouais du piano depuis 17 ans
déjà quand j'ai commencé à jouer avec Miles, je me suis dit, "il ne faut pas travailler"! Mais c'était
difficile au début, parce que jusqu'alors j'utilisais ma technique comme support. Et tout d'un coup, je
n'avais plus de support. Mais j'ai remarqué que petit à petit mon jeu s'améliorait, et que ma
technique ne baissait pas. Et depuis, je ne travaille plus que par brèves périodes. Mais ce n'est pas
quelque chose que je conseille aux autres! Moi, je consacre beaucoup de temps à écouter d'autres
musiciens, d'autres musiques. C'est ma façon à moi de ne pas sombrer dans la routine." (Hancock,
24)
C'est alors seulement que se forme la culture musicale qui se situe au-delà de la musique elle-même.
Une culture intéressée par tout ce qui tourne autour du phénomène musical. Ceci est fondamental
pour la qualité de l'écoute. Cette dernière changera quand l'auditeur sera interprète, musicien, de la
même façon que la lecture développe différents niveaux quand le lecteur est en même temps
écrivain, partie active dans le processus de création. Savoir écouter est la première condition requise
pour pouvoir interpréter, tout comme savoir lire est la condition première pour pouvoir écrire. Cette
relation d'auditeur-interprète a de multiples connexions, mais ces deux actants ne peuvent échanger
leur rôle dans l'instant. L'auditeur prête toute son attention à l'écoute alors que l'interprète est en
pleine action et se sert de l'écoute pour diriger son action. Il est à la fois actif dans le jeu et passif
dans la réception. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les différentes musiques que l'on écoute ne
sont pas nécessairement celles que l'on interprète. L'auditeur a davantage de liberté d'action
puisqu'il peut entrer en contact avec des musiques inconnues, tandis que le musicien ou l'écrivain
mettent en fonctionnement un "savoir" lié à toute une tradition, résultat d'un laborieux travail
personnel. De tout ceci l'on peut observer comment l'improvisation nécessite l'audition - de la même
façon que l'écrivain dépend de la lecture - pour parvenir à l'étape suivante: l'interprétation. La
culture musicale est un faire perpétuel, un renouvellement constant, où le passé - les traditions -, le
présent - tout ce qui est acquis -, et le futur - l'intérêt, la curiosité, la soif d'apprendre -
s'enchevêtrent dans un devenir sans fin.
Pour improviser, il faut éviter la confusion entre connaissance et savoir, érudition et appropriation,
ceci afin de conjuguer l'apprentissage des formes et de réussir librement à les exprimer. De cette
manière l'expression artistique, résultat de l'apprentissage des structures et du contenu de ces
dernières sera possible. Un projet devra alors se définir et dessiner ses grandes lignes. Tout consiste
en un travail d'analyse et de synthèse. Savoir ce qui est utile et éviter l'accessoire, l'accumulation
sans nécessité. Charlie Parker a été fréquemment comparé à Bouddha en raison d'une similitude
physique, mais pas uniquement pour cela. Ainsi que le fait dire Herman Hesse, dans Siddartha, à
son protagoniste, chacun doit rencontrer sa vérité. Le jazz est un chemin initiatique. Il ne faudra pas
confondre la curiosité avec la frénésie d'apprendre, sinon l'on risque d'être victime du temps, de la
dispersion et du désordre. Les stratégies devront varier, chacun tendant à devenir à la fois son
propre maître et son disciple. Peter Brook est très proche de la recherche de l'improvisateur,
lorsqu'il conjugue les différentes facettes de metteur en scène, d'acteur et d'auteur:
"Toute technique a son utilité, aucune technique n'est universelle.(...) Le metteur en scène se rendra
compte que les explications, la logique, l'improvisation, l'utilisation de l'inspiration sont autant de
méthodes qui deviennent stériles, et il passera de l'une à l'autre. Il sait que la pensée, l'émotion et le
corps ne peuvent être séparés - mais il s'apercevra que l'on doit souvent avoir recours à une
prétendue séparation, et un jour, contrairement à toute attente, c'est l'acteur non intellectuel qui est
sensible à un mot de metteur en scène, tandis que l'acteur intellectuel comprend tout grâce à un
geste.(...) Il y a un moment pour la discussion, la recherche, l'étude de l'histoire et des documents,
comme il y a un moment pour hurler, rugir, se rouler par terre. De même, il y a place pour la
relaxation, la détente, la familiarité. Mais il y a aussi un temps pour le silence, la discipline et la
concentration intense.(...) Tout ceci relève du dialogue et d'une sorte de danse entre le metteur en
scène et l'acteur. La DANSE: c'est la métaphore exacte, une valse entre le metteur en scène, l'acteur
et le texte. La progression est circulaire, et quant à savoir qui mène la danse, cela dépend du point
de vue auquel on se place." (Brook, 163-165)
Lorsqu'on tente de saisir le phénomène de l'improvisation, on peut observer d'énormes confusions.
Il faudrait définir dès le début ce qu'est la musique, quels sont ses éléments constitutifs, afin de ne
pas confondre ce qui est improvisation et ce qui ne l'est pas:
"L'oeuvre musicale est différente de chacune de ses interprétations. Malgré cette différence, les
interprétations d'une oeuvre musicale donnée sont plus ou moins semblables, et plus une
interprétation est semblable à l'oeuvre elle-même, "meilleure" elle est. Une bonne interprétation
nous dévoile l'oeuvre, nous la montre dans toutes ses particularités. Enfin, l'oeuvre musicale est
entièrement différente de la "partition". Elle est avant tout une création sonore, tandis que la
partition est seulement un système défini de signes." (Ingarden, 15)
La musique se compose - ainsi que nous l'avons indiqué précédemment - de sons, comme la
littérature de mots. Il est évident que les sons ne sont pas tous musique. Pour improviser, il ne suffit
donc pas de jouer n'importe quoi: tout discours nécessite, pour son élaboration, un ordre, une
organisation. La musique n'existe pas sans un ordre formel, structurel, qui soutienne une pensée
musicale ayant pour objectif d'ordonner les sons. Ceux-ci, comme les mots, n'ont pas en eux-mêmes
de signification. C'est à partir de l'association - à travers des liens logiques (d'une grammaire, d'une
structure) - qu'ils acquièrent une valeur sémantique. Il s'agit ici de nous demander comment se
forme une pensée musicale et si le problème revient à la question de l'organisation des sons, comme
pour les mots. Le noyau fondamental est la perception.
Pour organiser les sons dans le temps, comme les mots dans l'espace, nous devons en premier lieu
les percevoir. Pour cela, l'ordre mental doit être préparé à la perception des formes musicales. La
curiosité est un élément de départ nécessaire, indispensable. Un esprit avide d'apprendre sera plus
apte à percevoir qu'un esprit plein de préjugés et d'a priori, barrières insurmontables pour quelque
apprentissage que ce soit. Dans le présent article, nous nous proposons d'explorer l'univers de
l'improvisation et du swing dans l'écriture. Ce serait une vaine tentative si le récepteur ne montrait
pas la capacité de perception nécessaire pour sentir le swing musical.
La perception - plan émotionnel, sensible - se trouve à l'opposé de l'entendement - plan rationnel,
cognitif - , de la raison, elle constitue le premier pas pour la construction d'une pensée. Mais la
perception des sons ne peut expliquer en quoi consiste le discours. Les sensations ne sont jamais les
mêmes. Ce que perçoit l'interprète est différent de ce que perçoit un auditeur (nous en voyons une
preuve évidente dans la musique contemporaine).
Il convient de s'interroger sur ce qui donne un sens au discours. Les sons musicaux, à l'instar des
mots, ont une relation directe avec l'univers des émotions, des symboles, des désirs, des frustrations,
du monde imaginaire. Dans les philosophies orientales, en Inde par exemple, les sons, émanation de
l'énergie vitale, matérialisent les pensées. Tout individu a, dès l'enfance, des références concrètes à
des déterminations musicales spécifiques. La musique devient un véhicule qui reflète les sentiments
humains et les manifestations sociales. L'organisation d'un système social et l'organisation d'un
système musical se trouvent liés.
La musique reflète, à l'intérieur du groupe, la mémoire collective, elle produit un phénomène
d'identification sociale, de modèle culturel, de recours pour consolider les liens de la communauté,
se convertissant parfois aussi en un instrument de domination socio-culturelle, en un outil de
pouvoir. A partir de là, elle a pour objectif de canaliser le bruit, le désordre, l'entropie. C'est dans
son universalité qu'apparaît sa spécificité. Pour l'existence d'un système musical, nous avons besoin
d'une organisation. Celle-ci dépendra toujours de chaque culture.
Combien de systèmes musicaux existe-t-il? La pratique de la musique est quelque chose de très
hétérogène, qui peut aller de la musique religieuse, de la pratique des troubadours du Moyen-Age,
des ragas indiens, aux berceuses, aux flûtes de pan roumaines ou à la musique militaire. Chaque
groupe définit ses caractéristiques.
Se pose alors le problème de notre propre culture. Notre système musical est occidental, il
appartient à une portion minime de l'histoire de la musique et est originaire d'une partie de l'Europe.
Son existence date de la fin du Moyen-Age et a évolué jusqu'à ce que nous appelons aujourd'hui la
musique contemporaine, qui tire ses origines du début du XXe siècle. Notre ouïe, accoutumée à des
formes musicales déterminées, conditionne notre culture, la vision du monde et la disponibilité de
notre esprit à accepter d'autres cultures, d'autres influences. Le processus d'apprentissage musical
dans le discours du jazz traverse une série d'étapes, où la connaissance et l'émotion sont étroitement
liées. A titre d'exemple, voici les paroles du pianiste Herbie Hancock:
"Je détestais le jazz quand j'étais gosse. J'étudiais la musique classique. Je jouais du piano depuis
l'âge de 7 ans, mais je ne me suis intéréssé au jazz qu'à l'âge de 14 ans, quand j'ai vu quelqu'un de
mon âge improviser. Auparavant, je croyais qu'il était impossible pour quelqu'un de mon âge de
jouer ce qui lui passait par la tête. Alors, étant pianiste classique, j'ai dû apprendre le jazz de la
même manière que n'importe quel musicien classique. Les nuances, "le feeling", j'ai dû apprendre
tout cela techniquement. Je suis par nature quelqu'un d'analytique et j'ai appris qu'on peut travailler
ses réponses émotionnelles, analyser le "feeling", travailler jusqu'au moment où ce qu'on cherche
devient une partie de soi-même. Mais pour cela, il faut travailler sa technique. Il fallait que j'étudie
les accents, le phrasé jazz. Je regardais les musiciens que j'aimais, j'écoutais leurs disques, et
j'étudiais les notes qu'ils accentuaient et pourquoi. J'ai copié des solos enregistrés jusqu'au moment
où cela venait automatiquement. J'aimais surtout les musiciens qui avaient une certaine retenue, qui
jouaient un peu en retrait par rapport à la mesure, qui étaient hip, cool." (Hancock, 24)
La réaction qui, jusqu'à ces dernières années, s'est produite contre toute manifestation éloignée de la
musique "savante", c'est-à-dire de la musique classique, ne laisse pas d'être significative.
Aujourd'hui, la majorité des conservatoires municipaux, nationaux et régionaux offrent des "ateliers
de jazz". Le Conservatoire National de Paris propose des cours de jazz depuis quelques années. En
1986, à l'initiative de Jack Lang, a été créé l'Orchestre National de Jazz, dirigé au départ par l'un des
compositeurs les plus innovateurs de l'écriture jazzistique française, François Jeanneau:
"A partir de 1968, les expériences communautaires se multiplient autour de l'improvisation (le
Cohelmec Ensemble, le Dharma Quintet, le Workshop de Lyon). La disparition des codes, la
diversification des pratiques fractionnent le paysage du jazz en familles. Privées des structures
communes qui permettaient autrefois le boeuf ("jam sessions"), les rencontres impromptues sont
devenues rares, mais caractérisées par l'intensité de l'écoute mutuelle. L'improvisation collective est
devenue la quête, souvent menée sur le mode dramaturgique, d'un terrain d'affinités, d'un folklore
imaginaire...La prolifération des talents (...) va motiver, en 1986, la création d'un outil spécifique,
l'Orchestre National de Jazz (ONJ), significatif de l'intérêt des pouvoirs publics pour le jazz depuis
1981." (Bergerot et Merlin, 142-144)
Si le langage est propre à l'espèce humaine et si la langue est la caractéristique d'une société
déterminée, la parole est spécifique à l'individu. Deux aspects la caractérisent:
1) La compétence dans la connaissance de la langue, dont la maîtrise technique
permettra de formuler un nombre infini de phrases.

2) La performance ou utilisation du langage. Ici apparaît l'acte d'exécution: la parole


individuelle.

La chaîne de communication de la musique engendre essentiellement des sons musicaux.


L'émetteur est le musicien qui agit par le biais de son instrument et le récepteur est l'auditeur. La
chaîne de communication musicale la plus simple établit un lien entre un musicien et un auditeur.
Cette chaîne peut être décomposée selon trois niveaux:
1) Le niveau de fabrication dans la production du message musical. Il implique toutes
les conditions sociales, historiques, matérielles, philosophiques, religieuses, en plus des
motivations, des conditions psychologiques et des désirs du musicien. Dans la théorie
littéraire, cela correspondrait au "niveau poétique" (expérience créative).

2) Le niveau neutre ou matériel. C'est celui de la production et de la diffusion du son. Il


inclut l'acoustique (production et diffusion du son) et la musicologie qui analyse les
phénomènes musicaux à travers le prisme des structures, de leurs répétitions et de leurs
différentes combinaisons.

3) Le niveau de réception du message musical. C'est le niveau de la perception ("niveau


esthétique" en théorie littéraire), composé des éléments psycho-acoustiques qui étudient
la perception physiologique du son.

La pensée musicale est l'élément qui organise les sons et les met en contact. Il semble nécessaire ici
de préciser quels sont les liens qui unissent la musique et le langage parlé et ce qu'est le message
musical.
Le langage musical ne fonctionne pas, ainsi que nous l'avons noté, de la même façon que la langue
écrite, puisqu'il n'exprime pas explicitement une signification spécifique. Tout dépendra de
l'interprétation, de l'interprète, de l'auditoire, du milieu et des circonstances. Son système de
communication est ouvert. Si, pour Roman Jakobson, le signifié du langage se trouve dans le texte,
pour le courant post-structuraliste, il est le résultat de la rencontre entre le texte et le lecteur.
La musique possède une valeur polysémique par nature, ce qui permet une infinie variété
d'interprétations et crée un phénomène transculturel qui va au-delà du langage parlé ou écrit. Le
langage musical possède une valeur poétique fondamentale pour la réception du texte jazzistico-
littéraire, étant donné qu'il transcende l'entendement et touche au domaine émotionnel, en marge du
niveau conceptuel de tout langage. Comme dans les rêves, les symboles forment une partie
essentielle du collage jazzistique. L'absence de syntaxe, aussi bien dans les uns que dans les autres,
permet au récepteur d'effectuer une lecture verticale du texte. L'aspect symbolique est à la base d'un
sentiment d'intégration, de participation, d'identité. Il a une fonction médiatrice et appartient à un
groupe d'hommes: une famille, une ethnie, une nation, la communauté de tous les êtres humains.
C'est la pensée symbolique qui nous met en relation avec la fonction sociale de la musique. Dans la
plupart des cultures, la musique est liée au sacré et à ses différentes représentations. Elle agit
comme un moyen de connaissance, de perception du monde.
On peut distinguer trois modes d'activité musicale:
1) Improviser: concevoir et interpréter une musique au fur et à mesure de son
développement.

2) Composer: concevoir une musique et la codifier, la fixer, pour qu'elle puisse être
interprétée par la suite.

3) Interpréter: réaliser une musique qui a déjà été codifiée, l'actualiser et lui donner une
forme dans le présent.

Il est évident que l'improvisation n'a pas besoin, au contraire de la composition et de l'interprétation,
d'un texte écrit. Par conséquent, il faut d'une part préciser ce qu'est la musique écrite, comment
fonctionnent les musiques non écrites et quels sont les supports de transmission. D'autre part, il faut
voir ce qui, dans la musique de jazz, est codifié, quelles sont les relations entre le musicien-
improvisateur, le musicien-interprète et le musicien-compositeur.
En Occident, la notation musicale modifie les relations entre le musicien et la musique. L'écriture
sépare l'état de création de celui de l'exécution. Celles-ci sont, pour le musicien, des activités
distinctes. Le compositeur écrit l'oeuvre qu'utilisera l'interprète dans son exécution. La partition
favorise la séparation entre le musicien et le non-musicien, entre celui qui sait décoder (la lecture
musicale) et celui qui ne sait pas. Par ailleurs, il s'établit une autre distance entre le musicien qui
écrit et celui qui interprète. Tout ceci montre combien la conception de l'oeuvre écrite et son
interprétation peuvent être séparées dans l'espace et dans le temps. Avec l'écriture disparaît le
nomadisme musical, typique des orchestres de jazz. Ce sont les partitions qui sont en mouvement.
Les musiciens se stabilisent, restent figés dans un endroit:
"En général, les musiciens ne restaient pas longtemps dans le même orchestre. En fait, on croisait
sans cesse d'autres formations et c'était comme un jeu des quatre coins. Les musiciens passaient
d'un ochestre à l'autre. Lorsque vous aviez atteint un certain niveau, vous recherchiez un orchestre
plus exigeant. C'était une sorte d'école permanente, avec des niveaux de plus en plus difficiles."
(Singer, 74)
Tout s'institutionnalise. L'Etat octroie des subventions pour multiplier les phénomènes musicaux
représentatifs d'une ville, d'un pays. C'est ainsi que naissent les salles de concert, dont l'accès sera
inévitablement payant. Les festivals, la prolifération des manifestations, élèvent des musiques, qui
jusqu'à présent n'étaient jamais sorties de leur ghetto, au rang de musiques "savantes". La société
industrielle se transforme en un "Big Brother" orwellien, où le ludique doit être contrôlé. La
conséquence en est une désacralisation de tous les éléments symboliques qui donnaient un sens à la
vie du village. Ainsi, la limite de séparation entre musique "savante" et musique populaire est-elle
déjà infranchissable. La transmission des cultures orales, qui affecte non seulement le jazz mais
aussi d'autres manifestations musicales (le flamenco, par exemple), fait partie du passé, tous les
discours se codifiant. Dans ceci, les mass media ont une grande part de responsabilité.

Les moyens de conservation et de transmission de la musique


Le cante jondo constitue le noyau central du flamenco, transmis de génération en génération sans
aucun support écrit. Le duende est la magie qui enrichit son contenu et son interprétation. Comment
le codifier? Quel système de notation peut représenter la souffrance, l'angoisse, la solitude,
l'abandon et la misère ?
Il en va de même avec le blues. Existe-t-il un moyen écrit qui reflète la lamentation et le désespoir?
Comment capter le feeling à travers une partition? Les musiques non écrites appartiennent au
monde de l'oralité, de l'audition, de l'imitation, du sentiment. Ce sont des traditions orales et leur
transmission constitue en soi un acte initiatique, un acte de sacralisation. C'est la relation maître-
disciple qui forme le noyau central pour l'enseignement d'une expérience existentielle.
En Inde, la notation a pour unique fonction d'archiver les textes musicaux, mais ne sert pas à la
transmission ou à l'enseignement. L'écriture musicale traverse différentes étapes depuis un système
de communication d'une musique fixe où sont indiqués le tempo (3) et les mouvements mélodiques.
Un tel système apparut en Egypte, se développant ensuite dans la Grèce antique. Au VIIIe siècle
prirent naissance les neumes (ou groupe d'événements musicaux) où sont indiqués le mouvement et
la suite des lignes mélodiques.
C'est à partir des systèmes de notation que musiciens et mémoire seront remplacés dans la
transmission musicale. Les codes écrits viendront s'ajouter à l'oralité. C'est l'interprète qui ressuscite
l'oeuvre du silence du papier écrit. Sans interprétation, la pièce musicale existe seulement à l'état
virtuel. Toutefois, de multiples éléments existeront encore, qui ne pourront être représentés au
moyen de l'écriture: c'est le cas du swing. Il en est de même pour d'autres aspects, tels l'intensité, le
timbre ou le phrasé, l'écriture ne pouvant refléter le contenu émotionnel, spirituel ou social de la
musique. L'interprète devra reproduire les intentions du compositeur et trouvera sa liberté d'action
dans tout ce qui n'est pas écrit. C'est alors qu'apparaît un élément fondamental pour l'oralité: les
enregistrements, les disques. Face à la musique écrite, cela constitue un retour aux traditions des
récits oraux et une libération par rapport à l'écriture.
Plusieurs questions viennent à l'esprit lorsqu'on tente de comprendre de façon plus technique ce
qu'est une improvisation. Tout d'abord, il faut savoir comment se construit une improvisation.
Ensuite, il s'agit de savoir si celle-ci est une forme de composition spontanée. Enfin, dans un
contexte plus large, il devient important de saisir ce qui caractérise le trinôme composition-
improvisation-interprétation. L'établissement d'un modèle musical de l'improvisation permet
d'aborder ces questions.
D'un côté l'improvisateur effectue une interprétation identique à celle que réaliserait le compositeur,
en temps réel dans l'acte de création instantané. Ses connaissances musicales sont au service d'une
pensée musicale. Pour composer, une compétence suffisante dans la connaissance du système
musical et de ses règles est nécessaire. L'improvisation a aussi comme point de départ un modèle
musical qui lui permet d'effectuer ses variations, ce qui implique de changer certains aspects et d'en
garder d'autres. L'interprétation nécessite fondamentalement un texte musical figé par le
compositeur. Les trois possèdent une composante improvisée - ce qui se conçoit dans l'instant, en
temps réel -, une composante fixe -ce qui est prédéterminé avant la performance musicale -, et une
composante aléatoire - qui dépend du hasard et qui n'a pas été conçue par le musicien. Le
compositeur utilisera surtout la composante fixe, la composante improvisée lui servant uniquement
d'étape de travail dans l'élaboration de la composition. L'interprète se basera sur la composante fixe,
la composante improvisée pourra intervenir selon ce qu'indique le texte ou partition. La composante
aléatoire constitue un aspect négatif pour le musicien classique, un accident (une erreur, une fausse
note, etc.). Pendant l'exécution, l'interprète ne peut utiliser aucun élément extra-textuel. Sa musique
est le texte, la page écrite étant un ensemble de codes fixes, immuables et statiques. En revanche,
l'improvisateur se base sur la composante improvisée, utilisant des aspects des deux autres
composantes. Certes, dans la musique contemporaine, l'écriture peut avoir plusieurs fonctions et
chaque compositeur peut établir sa propre version (au moyen de la non-répétition, des effets
asymétriques, des phénomènes imprévisibles, des variations, etc.). Il existe des musiques sérielles,
dodécaphoniques, qui ont introduit la composante aléatoire comme procédé de composition (les
compositions de John Cage, par exemple), mais l'on ne doit pas oublier que le rôle de l'interprète est
presque toujours le même. C'est là que réside le paradoxe: restituer sans l'aide du hasard ce que le
compositeur a écrit en s'aidant du hasard. Là se manifeste l'une des grandes différences avec la
musique de jazz.
L'on peut maintenant s'interroger sur l'existence d'une partie totalement improvisée dans une
improvisation. Il est une composante fixe nommée "modèle musical", dans laquelle se retrouvent:
1) le vocabulaire musical de caractère général, les structures rythmiques, les modes
musicaux et les sonorités particulières à chaque instrument;
2) le style de l'improvisation, transmis à travers la tradition par un groupe social
déterminé dans le temps et dans l'espace (le lieu, le quartier de Storyville à la Nouvelle-
Orléans, ou la 52e rue West de New-York aux débuts du be-bop, par exemple). C'est ce
que l'on appelle "vocabulaire stylistique", composé de formules rythmiques et
mélodiques déterminées, d'accents, de phrasés spécifiques, d'accords particuliers
(patterns dans l'improvisation);

3) le vocabulaire particulier à chaque interprète avec les éléments qui définissent sa


personnalité, formé par une syntaxe élaborée à travers des modes de pensée: depuis les
phrases du développement traditionnel d'une siguiriya jusqu'à la trame harmonico-
rythmique d'un thème jazzistique.

Tout cela constitue un modèle musical. Improviser à partir d'un tel modèle signifie simplement
choisir entre plusieurs possibilités. L'organisation de la matière est improvisée, tandis que se
développent les pensées stratégiques constamment utilisées par l'improvisateur.
En même temps, lorsqu'une improvisation correspond à un modèle musical précis, l'on parle
d'improvisation idiomatique, puisqu'elle correspond à un courant particulier ("New Orleans" (4),
jazz traditionnel (5), "mainstream" (6), be-bop (7), "cool" (8), "free jazz" (9)). On parle
d'improvisation libre quand aucun modèle n'est suivi, du fait de l'absence de formes préconçues. En
fait, il existe entre ces deux extrêmes de nombreuses formes intermédiaires situées au-delà des
frontières définies par ceux-ci. Cela nous conduit à affirmer l'impossibilité de mesurer avec
objectivité la quantité d'improvisation existant de manière intertextuelle dans une interprétation,
étant donné la présence innombrable d'éléments traditionnels mêlés aux éléments nouveaux, de
composantes aléatoires mêlées aux composantes fixes, constituants d'un ensemble musical
indéfinissable.

2. L'INTERPRETE-IMPROVISATEUR
Après nous être penché sur l'improvisation, nous devons nous intéresser à celui qui l'interprète,
l'improvisateur, et nous attacher à définir son rôle.
En Occident, la distance entre l'improvisateur, le compositeur et l'interprète s'accentue. La fonction
du musicien se sclérose. Pour ceux qui monopolisent le discours de la musique classique et de la
musique contemporaine, l'improvisateur est une espèce de clown d'opérette. L'interprète doit être un
virtuose. Son droit à l'existence passe par l'obtention obligée d'un premier prix de conservatoire;
pourtant, il n'existe pas de droit à l'invention. Son imagination? Une chimère. C'est un artisan doté
de hautes compétences de lecture, un exécutant. Sa pensée musicale originale n'intéresse personne,
à l'exception du chef d'orchestre. Le compositeur se trouve au sommet car il est pratiquement le seul
à avoir droit à la parole.
Fort heureusement la musique de jazz échappe, jusqu'à un certain point, aux structures mentionnées.
L'improvisation, une de ses caractéristiques principales, peut se rencontrer dans nombre de
manifestations musicales, qui vont du flamenco, de la musique indienne, des musiques africaines ou
des musiques populaires européennes (irlandaise, roumaine, italienne, sarde), à celles du Moyen-
Orient, etc., autrement dit, dans d'innombrables musiques modales traditionnelles. Mais on peut
aussi la trouver dans la musique classique occidentale (par exemple, dans les Variations Goldberg
de J.S.Bach). Depuis le Moyen-Age, les premiers contrepoints étaient des ornements improvisés
autour d'une mélodie; il en était de même, à la Renaissance, dans la musique baroque. Les structures
musicales de Jean Sébastien Bach et d'autres compositeurs classiques comme Mozart, Beethoven,
Liszt, Chopin, etc., servirent de modèle aux boppers des années 50. A l'époque, maints
instrumentistes virtuoses offraient des concerts improvisés, avec des variations autour de thèmes de
concert en des cadences interminables. Plus tard, ces cadences furent écrites sur les partitions et
cette tradition se perdit. A l'exception de l'orgue - suivant les habitudes interprétatives des suites de
Bach, jusqu'à la tradition française avec Camille Saint-Saëns, César Franck, Marcel Dupré, Jean
Langlais, Olivier Messiaen, Gaston Litaiza, etc. -, l'improvisation, au XXe siècle, a disparu de la
musique classique.
Quelques compositeurs contemporains écrivent de telle sorte qu'ils laissent à l'interprète une liberté
d'action dans l'exécution de la partition. C'est ce que l'on appelle des "oeuvres ouvertes"
(atemporelles), où il existe une certaine improvisation dans un sens conceptuel. C'est par rapport à
celles-ci que nous pouvons nous demander si l'improvisation est une caractéristique essentielle du
jazz. Mais il ne faut pas confondre: de nombreux néophytes pensent que "le jazz, c'est
l'improvisation". En réalité, dans cette musique afro-américaine les éléments improvisés se mêlent à
ceux qui ne le sont pas. En Occident, on a l'idée que tout type de musique doit être codifié.
Beaucoup de musiciens développent d'énormes capacités de lecture rapide, travaillent avec la vue et
déprécient totalement les qualités de l'ouïe. Ils sont esclaves, outre de la vue, des doigts (exécution)
et du papier (partition). Le solfège se charge d'amputer, dès l'enfance, l'originalité et l'imagination.
L'écriture se transforme en une croisade contre le non-écrit, l'oralité, l'esprit d'improvisation.
L'improvisation est une pensée musicale en action où la musique se conçoit et s'interprète
simultanément. L'improvisateur possède une partition intérieure qui détermine son discours, ouvre
de nouvelles voies, partition virtuelle sur laquelle se dessinent d'infinies possibilités d'exécution; le
texte écrit est seulement un support, un point de départ parmi d'autres.
Il existe trois éléments fondamentaux qui déterminent la conduite de l'improvisateur:
1) L'écoute (dont les caractéristiques ont déjà été mentionnées).

2) La mémoire.

3) L'imagination.

La symbiose de ces trois éléments suscite des images mentales sonores, dans la conscience de
l'interprète, images qui permettent de reconnaître instantanément le son, le rythme, les intervalles, la
mélodie, l'évolution harmonique d'une composition. C'est pour cela que le ear training ou évolution
de l'ouïe musicale, lié aux caractéristiques de la mémoire, est l'élément de base de l'oralité. En
même temps, l'improvisateur devra représenter mentalement le temps pour effectuer sa
décomposition en différents niveaux rythmiques, et de cette façon, structurer son discours, le
développement des groupes harmoniques insérés dans chaque mesure, l'intensité du solo, la
composition métrique de la grille (10). Cet ensemble construit progressivement un vocabulaire
musical où apparaissent les thèmes, les lignes mélodiques, le phrasé, la sonorité caractéristique de
l'improvisateur. Ce bagage, emmagasiné dans l'esprit et la mémoire de l'interprète, reste au service
de ses émotions, de l'expression, formant un langage musical, support de base de l'improvisation. Le
processus d'assimilation s'élabore de la même façon que le langage de la parole dans les arcanes de
la mémoire. L'acte d'écriture (par exemple l'écriture spontanée de Jack Kerouac, basée sur l'instant,
ou l'écriture automatique utilisée par les surréalistes comme reflet de la parole - le langage oral)
ressemble à celui de l'improvisation jazzistique: il va toujours vers l'avant. La rapidité de la pensée
crée une situation d'urgence. L'improvisateur n'a pas le temps de chercher, de s'arrêter. Il est obligé
de trouver son discours de manière instantanée, car il est victime de l'action et du temps.
C'est pour cela que la musique de jazz se trouve en constante évolution, utilisant le passé comme
base de départ pour un défi contre la mort, la mort des idées et des éléments fixes. Son
renouvellement naît de l'instant même, son interprétation nécessite le risque, la non-stabilité, la
fluctuation, pour ouvrir une voie au milieu d'une gigantesque confusion dont l'origine se situe dans
le quotidien. Ce concept a été développé par Heidegger dans L'Etre et le Temps, où le sujet n'est pas
quelque chose de statique, d'uniforme, mais qui se fait à mesure qu'il avance à travers l'histoire. Le
musicien, le créateur, doit être un artiste en accord avec son époque. Il ne peut s'ancrer dans un texte
figé, sclérosé, sans mutation; il est la voix d'autres voix, le support d'un texte formé d'autres textes,
palimpseste intertextuel qui, à partir de la tradition, réinvente et récrit l'histoire. La partition
jazzistique est une partition virtuelle bouillonnante de vie, un intertexte barthien fait de mises en
abîme pour d'autres textes non codifiés mais actuels dans le discours présent de l'interprète.
Partition caméléon, désireuse de se déchiffrer à l'infini dans des mondes multiformes. Le musicien
(le langage jazzistique est le support, le détonateur), - tout comme l'écrivain pour les mots - est son
véhicule, son canal.
En raison de tous les éléments cités, l'improvisateur est obligé de prendre la parole, de risquer, de
toucher les limites et mettre en jeu toute son essence, comme l'écrivain, utilisant son imagination,
ses connaissances, sa temporalité, au moyen d'une énergie vitale, cherchant dans un univers de
confusion et d'entropie, évoluant dans l'éphémère et le provisoire, captant l'ordre dans le désordre,
et vice versa. Improviser, c'est chercher sur les chemins de l'essence et non de la possession.
L'écoute dynamique (la conjonction des écoutes extérieure et intérieure) est une manière de s'ouvrir
au monde et d'harmoniser sa raison d'être. L'improvisateur doit vivre en contradiction avec lui-
même et avec le milieu, exorciser tous ses démons historiques, culturels et psychologiques, pour
illuminer la vie en un seul instant. L'improvisation combinera les différents niveaux de
connaisssance: ceux de l'écoute, de l'intellect, de l'émotion, de la gestualité. L'improvisation est une
image vitale (l'élan vital décrit par Bergson). La théorie et la pratique devront embrasser une même
cause, car elles sont surtout un reflet de la vie dans lequel le feeling (11), l'expression émotionnelle,
doit être une recherche sans fin, un chemin initiatique situé au-delà des perfections techniques, où
l'intuition est la boussole créatrice dépassant les sphères de la rationalité et de l'entendement:
"Je crois au jazz, mais avant tout je crois aux gens. Cette musique parle des gens, de leur vie. Je
veux leur dire que le jazz est beau, raffiné, chaleureux, agréable, sérieux, intelligent, qu'il enrichit la
vie, rend heureux et parle à tous - pas seulement aux initiés(...) Si les gens ne savent pas ce qu'est le
jazz, c'est parce qu'il a été déformé par certains critiques et par le petit "milieu"(...) A une époque
j'allais chaque année dans une centaine de "high schools" à travers les Etats-Unis. C'est là que je
rencontrais ces jeunes, à qui je parlais, j'envoyais des disques, je les encourageais et les aidais à
comprendre combien le jazz est formidable." (Marsalis, 36-37)

3. LES RAPPORTS ENTRE LA MUSIQUE DE JAZZ ET LA LITTERATURE


Nous avons voulu, dans le tableau ci-dessous, indiquer de façon synthétique les rapports qui
s'établissent entre la musique de jazz et la littérature à travers l'expérience esthétique de la
réception. Comme toute musique, la musique de jazz est composée de sons, et ce qui détermine sa
construction dans son discours rythmico-mélodico-harmonique sont les notes dont le sens a une
nature non définie. L'univers des significations de la littérature se construit à partir des mots, à
travers le sens procédant de leur graphie et de leur organisation en structures narratives. Si le jazz, à
l'instar de toute musique, a une nature essentiellement émotionnelle, spatiale et intuitive, en
revanche l'écriture-lecture littéraire est linéaire et cognitivo-rationnelle, ce qui résulte de la
connaissance du sens et des codes de ses signes linguistiques. Nous ne pourrons jamais apprécier
l'écriture d'une langue dont les signes nous sont inconnus, telles les écritures chinoise, japonaise,
russe, arabe, etc. Dans l'univers de la réception, le jazz, à l'égal de toute musique, nécessite une
écoute, une lecture mentale, qui produisent chez le récepteur, par le biais des notes, une
signification. Dans la littérature, l'étape fondamentale est la lecture, dont l'écoute intérieure sera
toujours le résultat des évocations produites par les mots. Enfin, ce qui marque la différence entre le
jazz et les autres musiques, c'est son rapport spatial et temporel vis-à-vis du texte écrit et musical, et
ses conséquences sur le comportement du récepteur. Examiner la nature spécifique du discours
jazzistico-musical nous permettrait de saisir sa particularité et sa représentation dans des domaines
qui vont au-delà d'une catégorie strictement musicale.
 
Carlos A. Rabassò
 
 
 
Références des ouvrages cités dans cet article :
- Butor, Michel in Alain Gerber, "Le cas Coltrane", Marseille, éditions Parenthèse / Epistrophy, 1985.
- Hancock, Herbie. "Le choc du futur et le poids du passé", in: Jazz Hot, Septembre 1985, 23-25.
- Brook, Peter. L'espace vide: écrits sur le théâtre, Paris: Seuil, 1977.
- Ingarden, Roman. Qu'est-ce qu'une oeuvre musicale ?, Paris: Christian Bourgois éditeur, 1989.
- Bergerot, Frank & Merlin, Arnaud. L'épopée du jazz. 2/au-delà du bop, Paris: Gallimard, 1991.
- Singer, Hal. Jazz Roads, Paris: edition 1, 1990.
- Marsalis, Wynton. "Jazz for the People", in: Jazz Magazine, Juillet-Aout 1993, 36-37.

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