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LA MUSIQUE

Ce livre est dédié avec reconnaissance au


MAITRE KOOT HOOMI LAL SINGH et à la
mémoire de son élève NELSA CHAPLIN.
DU MÊME AUTEUR

Chez les mêmes éditeurs

L’ INITIÉ , PAR SON ÉLÈVE

L’ INITIÉ DURANT LE CYCLE OBSCUR

L’ INITIÉ DANS LE NOUVEAU - MONDE

VISION DU NAZARÉEN
CE LIVRE A PARU DANS SA VERSION ORIGINALE SOUS LE TITRE
Music, its secret Influence throughout the Ages
AUX ÉDITIONS RIDER & COMPANY, LONDRES

NOTE

Le titre de ce livre explique à lui seul qu’il ne s’agit pas ici d’un exposé
technique de la musique, mais de l’étude d’un aspect caché et immense de
cet art, aspect pratiquement ignoré aussi bien du grand public que des mu-
siciens eux-mêmes. Il ne faudrait pourtant pas interpréter cette remarque
comme une allusion désobligeante envers ces derniers, qui demeurent les
seuls spécialistes de leur art. Et cependant, la spécialisation n’est pas tou-
jours la méthode la plus sûre pour atteindre la vérité qui parfois ne saurait
être dévoilée qu’en dehors du cercle restreint à l’intérieur duquel œuvre le
spécialiste. En d’autres termes, lorsque deux secteurs de l’activité humaine
apparemment étrangers se rencontrent, il arrive que des circonstances im-
prévues éclairent d’un jour nouveau les connaissances que l’on avait d’un
sujet, nous appelant ainsi à reconsidérer les anciennes conceptions que l’on
nourrissait à son endroit.

ÉDITIONS DE LA BACONNIÈRE, NEUCHÂTEL (SUISSE)

ISBN 2-8252-1003-X (5e édition, 1984)


PREMIÈRE PARTIE

ÉTUDES PRÉLIMINAIRES

Certaines parties des trois premiers chapitres ont paru dans The
Sackbut. Nous remercions Mlle Ursula Greville d’en avoir autorisé la
reproduction.
1
QU’ENTEND-ON PAR MUSIQUE ?

Il y a des phases de l’activité humaine qui semblent simples et li-


néaires en surface, mais qui, dès qu’on les examine de près, posent
des problèmes complexes, voire des paradoxes insolubles. Moins on
pense à ces questions, plus on croit les connaître, et plus on les ap-
profondit, plus il faut avouer qu’elles nous sont peu familières. Les
hommes pensent communément que la musique n’est autre chose
qu’un art et un moyen de procurer du plaisir à l’aide des sons à qui-
conque est susceptible de répondre à cet enchantement ; ils semblent
ignorer complètement la nature intime de la musique et la portée de
son message.
Nous acceptons la musique et la commentons, comme nous ac-
ceptons et commentons la vie, avec tout ce qu’elle implique, et ce-
pendant nul n’a révélé jusqu’à présent ce qu’est la vie elle-même. La
vie certes est un mystère pour ceux qui y songent, mais elle n’est
autre chose qu’un fait, qu’un état d’être pour ceux qui n’approfon-
dissent pas le problème. On pourrait en dire autant de la musique.
Elle n’est pas seulement une combinaison de sons, mais bien une

- 7 -
chose mystérieuse qui a exercé une influence prodigieuse à travers
les âges.
Cependant, si nous voulions vraiment élargir notre conception de
la musique, il faudrait commencer par nous débarrasser de certaines
vues erronées à son sujet, et voir où nous en sommes, après avoir fait
un usage si imprécis des termes « musicien » et « musique », qu’il est
devenu difficile aujourd’hui de reconnaître leur véritable significa-
tion. Ces termes sont si vagues en eux-mêmes et sujets à de telles
gammes d’interprétations, qu’ils peuvent se rapporter à des idées dis-
tinctes lorsqu’ils sont articulés par des personnes différentes.
Malgré les efforts conjugués de tant de philosophes qui ont essayé
d’enrichir le vocabulaire de la pensée, la langue allemande ne dispose
que de l’adjectif musikalisch, qui n’en dit pas plus que l’adjectif an-
glais musical particulièrement indigent. Quant au français il lui faut
recourir à la phrase « il est très musicien » ou « c’est très musical »,
ce qui serait intraduisible dans une autre langue. La langue italienne
elle-même n’est pas plus riche à cet égard. En fait, on est musicien ou
on ne l’est pas ; être obligé de dire en parlant de quelqu’un qu’il est
« très musicien » (he is very much of a musician), lorsqu’on veut
vraiment signifier qu’il n’est pas musicien professionnel du tout,
mais qu’il a simplement du goût pour la musique, dénote vraiment
une pauvreté de langage qui est source d’équivoques. Mais ce qui est
encore plus grave, c’est l’ambiguïté des termes « musical » et « non
musical ». Sans tenir compte des images de la langue poétique, une
investigation poussée dans cette terminologie nous a montré qu’il
n’existe pas moins de vingt-cinq interprétations différentes de ces
épithètes dont nous ne donnerons que quelques échantillons.
Une personne qui prend plaisir à écouter de la musique populaire
est appelé musicienne par celui qui ne s’intéresse à aucune musique

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ou par tel autre qui a également un goût marqué pour la musique po-
pulaire et qui, comme tel, se considère comme musicien. On appelle-
ra encore musicien celui qui prend plaisir à écouter de la musique
d’un niveau assez bas et n’aime pas la musique classique. Est encore
appelé musicien celui qui apprécie la musique classique mais qui ne
joue d’aucun instrument et ne chante pas ; ou celui qui joue et chante
mais n’aime pas la musique classique, ou encore celui qui est plus in-
téressé par les longueurs d’ondes de son poste de radio que par la
musique, sans parler de ceux pour qui la musique est devenue une ha-
bitude dont ils ne peuvent plus se passer.
Il en va de même du terme « non musical » ou « non musicien ».
Un amateur de musique classique dira de celui qui n’a de goût que
pour la musique très ordinaire ou simplement d’attrait facile qu’il
n’est pas « musicien ». Celui qui s’est voué à la musique moderne
traite souvent de « non musicien » celui qui reste fidèle à la seule
musique classique. Celui qui ne « connaît que ce qu’il aime » est
considéré comme non musicien par le professionnel, et même par
nombre d’amateurs. Ceux qui ne chantent pas pensent que l’on ne
mérite pas l’appellation de « musicien » si l’on ne s’intéresse qu’à la
musique vocale, et les critiques eux-mêmes reprochent souvent aux
chanteurs de n’être pas « musiciens » ou « musicaux » lorsqu’ils ne
sont pas dans le ton juste, et surtout lorsque certains d’entre eux sont
plus préoccupés par l’effet de leur voix que par l’interprétation du
morceau. C’est dans le même ordre d’idée que l’on reproche au vir-
tuose de ne pas être « musicien » ou « musical » lorsqu’il est concen-
tré sur l’effet qu’il produit plutôt que sur l’art pur en soi.
Comme on le voit, c’est en vain que l’on chercherait une ou plu-
sieurs définitions acceptables, sinon précises, des termes « musi-
cien » et « musical ». En réalité le sens de ces mots est si élastique

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qu’il dépend entièrement de l’idée qui lui donne naissance sans au-
cune référence à une signification réellement établie. Mais, dans l’in-
térêt de l’étude qui nous concerne, nous laisserons délibérément de
côté l’aspect négatif de la question, et considérerons comme « musi-
cien » quiconque est suffisamment sensible à la musique pour ressen-
tir son influence dans ses multiples manifestations.
Bien des gens ont naturellement une conception personnelle très
définie de ce qui est « musical » ou ne l’est pas ; mais ils ne sauraient
nous enfermer dans leurs jugements. Il leur serait probablement
agréable que nous rejetions comme « non musicales » toutes les com-
positions qui leur paraissent affreuses ou incompréhensibles, mais
une attitude aussi dogmatique ne saurait avoir l’agrément général.
C’est pourquoi, dans l’intérêt de cette étude, nous considérerons
comme étant « musicales » toutes les formes de compositions, depuis
le folklore le plus primitif jusqu’aux inventions les plus élaborées et
discordantes des ultra-modernes. Il serait intéressant de nous livrer en
passant à quelques spéculations, afin de voir si certains contenus de
la musique n’évoquent qu’une réponse musicale, ou si, au contraire,
ils mettent en éveil d’autres fonctions dont l’auditeur n’a pas
conscience. Une investigation dans le domaine de la musique pure et
dans la psychologie du « solo » éclairera en partie la question.

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2
MUSIQUE PURE ET SOLO

Par « musique pure », nous ne pensons nullement à un genre qui


pourrait particulièrement intéresser le moraliste, mais à une forme
qui constitue un véritable appel musical et que l’on pourrait dénom-
mer « musique pure et simple ». Les termes « absolu » et « abstrait »
ne nous conviennent pas, parce qu’ils sont employés pour exprimer
l’opposé de la « musique à programme » ; et, bien que la musique vo-
cale soit, comme nous le verrons, une forme de cette dernière, il se-
rait inexact de ranger le solo instrumental dans la même catégorie. Ce
que nous voulons montrer, c’est que la musique dite abstraite em-
prunte beaucoup aux objets extérieurs et n’est donc pas pure entière-
ment.
S’il nous arrivait à présent de nous demander jusqu’à quel point le
« solo » en général relève de la musique pure, ce serait bien entendu
sans la moindre pensée désobligeante à l’endroit des solistes eux-
mêmes, car lorsqu’il nous arrive de dire d’une femme qu’elle est non
seulement intelligente mais belle par surcroît, ce n’est pas par ironie,
mais bien pour marquer un double compliment. De la même manière,

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il est indéniable que le soliste adresse un appel double et même mul-
tiple à l’auditeur. Toute autre considération mise à part, il y a deux
points essentiels qui retiennent l’attention de l’auditoire – l’un se rap-
porte au fond de la composition, et l’autre à l’interprétation. Ce que
le soliste joue importe parfois peu à certains auditoires qui ne se dé-
placent pas pour écouter la composition, mais simplement pour en-
tendre le soliste.
Il est évident que les grands solistes attirent irrésistiblement les
foules les plus variées, et que la plupart des auditeurs de ces concerts
semblent être les premiers à ignorer les causes d’une telle attraction,
car ces dernières ne sont pas d’origine purement musicale. L’attrait
suscité par un interprète qui, par l’effort, atteint une réussite magis-
trale, l’emporte le plus souvent sur la musique considérée en soi.
D’une façon générale, la notion de l’effort accompli par les autres
semble être un des caractères latents de l’espèce humaine tout en-
tière. Elle explique la popularité des acrobates, des danseurs, footbal-
leurs, boxeurs et autres, la raison pour laquelle on accourt pour assis-
ter à l’effort désespéré d’un attelage dans une montée difficile pour
dégager un chargement ; cette notion d’effort explique l’engouement
pour toute virtuosité. Les applaudissements frénétiques qui saluent
une « bravura » à la fin d’un récital de piano ne sont pas justifiés par
la grandeur ou la qualité du passage, mais simplement parce que le
pianiste a dû faire un effort immense pour le jouer. Le do supérieur
sur lequel un ténor termine un morceau est accueilli par des rappels
délirants, non pas parce qu’un do supérieur est plus mélodieux que le
do de l’octave inférieur – il l’est parfois moins – mais parce que le té-
nor fournit le maximum d’effort, visible ou non, pour rendre la note
convenablement. De même, la musique tapageuse n’est pas en elle-
même plus mélodique que la musique douce, et cependant on peut

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dire qu’elle enivre l’auditoire plus que l’autre, en partie parce qu’elle
demande un effort plus grand de la part des exécutants. On pourrait
en dire autant de la musique exubérante et vive par opposition aux
rythmes lents. Tout cela aide à mieux comprendre encore le succès
des virtuoses. Et puisque l’accomplissement d’un effort couronné de
succès est considéré comme synonyme d’adresse, il se peut que ceux
que la musique pure n’attire pas particulièrement soient captivés par
la démonstration de dextérité. Cela nous fait penser à ces hommes
peu connaisseurs en matière de beauté féminine qui ne goûtent le
charme d’une jolie femme que si elle est intelligente. Il va sans dire
que ces pauvres hommes ne sauront jamais apprécier la conjugaison
du raffinement et des attraits renouvelés que peut offrir une femme
de goût. Ces malheureux resteront à jamais prisonniers de leurs
propres limitations.
De tous les soli, le solo vocal est en un sens celui qui est le plus
éloigné de la musique pure, parce que, comme nous l’avons indiqué,
tout chant doit une partie de son succès à des causes extérieures. La
chanson sans paroles existe, mais elle est vraiment rare ; c’est pour-
quoi une large place doit être faite non seulement aux paroles, mais à
tout ce que le chant lui-même contient, dès que l’on parle de musique
vocale.
C’est pour cette raison que le chanteur doit être doublement ar-
tiste, possédant à la fois le don du chant et le sens de la scène. Le vrai
chant est une forme oratoire, de même que l’art oratoire est une
forme dérivée de la musique. Un grand orateur ne doit pas seulement
être un acteur en puissance, mais il doit encore être doté d’une oreille
mélodique, sensible au rythme ; de son côté un grand chanteur doit
être à la fois un orateur, un acteur et un musicien. Quoi qu’il en soit,
le mariage de la musique et des paroles est un fait tellement tenu pour

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acquis qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun auditeur moyen de consi-
dérer la chanson comme quelque chose d’étranger à la musique pure
elle-même. D’où l’étonnement du musicien professionnel aussi bien
que de l’auditeur moyen, lorsque nous déclarons que toute composi-
tion vocale relève de la « musique à programme ». Peut-on vraiment
prétendre qu’une chanson comme Home, sweet Home suscite une ré-
ponse strictement musicale ? Nous dirons qu’elle fait appel à cette
vieille corde sentimentale à caractère domestique et familial, lors-
qu’elle n’est pas tout simplement insupportable. Chanté par des ar-
tistes qui n’avaient plus de voix, cet air réussit encore à faire pleurer
des milliers de gens à la larme facile. Home, sweet Home est une
réussite parfaite du genre non pas musical, mais sentimental. Une
telle composition est un exemple frappant d’une entente parfaite
entre la musique et les paroles. Ni l’une ni les autres ne présentent
une haute valeur artistique ; pourtant, parfaitement conjuguées et
bien rendues par des chanteurs pourvus d’une heureuse inspiration
scénique, elles ont ému des foules pendant plus d’un demi-siècle.
C’est ainsi que certaines chansons appartiennent plutôt à ce que
nous avons appelé la « musique à programme », puisqu’il fallait lui
donner un nom. Ces chansons peuvent tirer leur effet magique soit
d’une terminologie particulière illustrée par de la musique imitative,
soit d’une fresque émotive ou d’une atmosphère artificielle seule-
ment. Ces genres sont bien connus. Il y a aussi un autre type de chan-
son qui fit fortune à l’époque victorienne et pré-victorienne déjà, et
qui a presque totalement disparu. Il exploitait au maximum les effets
de la répétition, ce qui lui donnait un caractère très artificiel ; cette
manière a laissé des traces visibles dans les arias de Haendel, chez
Meyerbeer et chez d’autres. Il serait exagéré de dire qu’il n’y avait
aucun rapport entre la musique et les paroles dans ce genre de com-

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position, mais le rapport était vraiment mince. Si ces compositions ne
pouvaient donner que des effets aussi artificiels à l’aide d’intermi-
nables répétitions, c’est en grande partie parce que leurs auteurs ten-
taient l’impossible. Ils essayaient de transposer de la musique vocale
en musique pure et ne réussissaient par là, encore qu’imparfaitement,
qu’à traduire de la musique pure en musique vocale. De telles tenta-
tives ne voient plus le jour actuellement, parce que nous vivons dans
une époque moins artificielle qui ne tolère plus de telles incongruités,
tout au moins dans l’art sérieux, car ce genre fleurit encore dans les
comédies musicales.
Je suis peut-être le premier à souligner que la musique vocale est
essentiellement une forme de « musique à programme », mais des
signes multiples montrent que ce phénomène s’est manifesté presque
inconsciemment, d’où la survivance des deux genres dont nous avons
parlé. La musique vocale est devenue plus imitative, plus appropriée,
et les chansons « coloratura », c’est-à-dire colorées, imagées, se font
plus rares et n’utilisent ce genre que lorsqu’il y a une raison de le
faire, soit pour imiter le chant des oiseaux ou traduire en images so-
nores les débordements poétiques de la nature. Quant aux chansons
non-coloratura, (non imitatives), leurs meilleurs échantillons créent
aujourd’hui une atmosphère qui est encore une forme d’imitation
dans laquelle la part des voix tend à devenir de plus en plus déclama-
toire, comme en témoignent les chansons de Debussy, Ravel et
autres.
Il y a deux formes d’imitation en musique vocale : L’imitation de
l’inflexion et l’imitation des sons auxquels le poème fait allusion. Par
imitation de l’inflexion nous entendons une tentative de reproduire en
musique les inflexions de la voix qui réciterait un poème. De nom-
breux compositeurs, même de talent, ont souvent étalé ici un manque

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de goût total, soit qu’ils aient péché par manque d’intuition drama-
tique, ou qu’ils aient été éconduits par une inspiration scénique tron-
quée et illogique. Les véritables effets dramatiques sont amenés par
les ressources de l’inflexion et non de l’imitation. En conséquence, le
compositeur qui a vraiment le goût artistique doit s’efforcer de re-
hausser la ligne mélodique à l’aide de l’inflexion, sans détruire l’effet
produit par l’addition de surcharges mélodramatiques dans l’accom-
pagnement. Pour écrire de la musique imitative digne d’être appelée
art, il faut vraiment être imitatif d’une façon originale, ce qui est ex-
trêmement difficile, car il faut en même temps demeurer consistant et
harmonieux. Il est par ailleurs plus artistique de suggérer judicieuse-
ment que de recourir au réalisme brutal. Les compositeurs de chan-
sons imitatives les plus raffinés tels que Debussy et Ravel ont adopté
cette méthode : ils utilisaient leurs accompagnements pour la mise en
place d’un support scénique pour la partie chantée.
On peut dire que les compositeurs de mélodies furent entièrement
tributaires des chanteurs pour traduire les sentiments d’un poème,
jusqu’à ce que l’art de l’harmonie fût enrichi de formes et de combi-
naisons plus variées et plus subtiles. Comme on utilisait rarement les
dissonances, la même harmonie dont on s’était servi pour peindre des
sentiments aimables servait à décrire les émotions violentes et bru-
tales.
C’est ainsi que dans les ballades, par exemple, le même accompa-
gnement était fréquemment employé, quel que soit le nombre de
vers, bien que la portée émotive des différentes phrases fût largement
divergente. De cette façon la partie qui accompagnait le chant n’ap-
portait aucun support dramatique à l’interprète vocal. De nos jours en
revanche, un compositeur éclairé use d’une gamme de couleurs har-
moniques variées qui lui permet d’exprimer les nuances les plus sub-

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tiles dans l’étalage des émotions et des sentiments, soit qu’il modifie
tant soit peu la mélodie ou non. C’est ainsi qu’un compositeur utilise-
ra une harmonie dissonante pour donner de la force à une émotion
brutale et affreuse, et qu’il aura recours à des accords tendrement mé-
lodiques pour exprimer des sentiments délicats, etc. Un autre procédé
consistera à changer une note de la mélodie pour convenir à une alté-
ration dans l’inflexion de la voix, altération requise par l’introduction
d’un mot nouveau qui ne figurait pas dans la première phrase par
exemple.
Il serait fastidieux d’insister davantage sur ces points-là, étant en-
tendu que la chanson et la mélodie sont des genres qui appartiennent
à la « musique à programme » et que les auditeurs peuvent fort bien
être attirés vers les salles de concert pour des raisons qui ne relèvent
pas toujours de la musique pure. Ce qu’il faut retenir, c’est que les
auditoires variés sont influencés à des degrés divers par la musique
qu’ils entendent. Comment et pourquoi ? C’est ce que nous explique-
rons plus loin.

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3
DE L’INSPIRATION ET DE L’INVENTION

Ce chapitre nous conduit à l’un des côtés les plus importants de la


musique : l’invention, avec tout ce que ce terme implique. Certains
compositeurs parmi les plus médiocres pensent qu’il s’agit là d’un
terrain réservé et sacré ; c’est du moins ce qu’il ressort d’une enquête
qui fut menée afin de définir la nature propre de l’inspiration. « La
grande difficulté d’une enquête de ce genre, dit l’auteur, est que cer-
tains la considèrent comme une impertinente curiosité, une manière
détournée de tirer les voiles qui cachent le Sanctum Sanctorum de
leur art. »
Pourquoi prendre les choses ainsi ? L’inspiration peut être mysté-
rieuse en un sens, mais cela ne doit pas la rendre trop sacrée et la
soustraire à l’analyse, dans la mesure où l’analyse est elle-même pos-
sible. L’inspiration est généralement associée à la beauté, et ce qui
est beau vaut la peine que l’on se donne à essayer de comprendre,
aussi difficile que puisse être l’entreprise.
M. James Branch Cabell dans un livre intitulé Straivs and Prayer
Book a défini avec beaucoup de justesse le côté créateur chez l’écri-

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vain ; bien que ses remarques se rapportent à la littérature, elles
peuvent fort bien s’adresser à la composition musicale, si l’on tient
compte des ajustements nécessaires… « Le romancier, selon lui, écrit
dans la forme qui lui plaît, le rythme de la phrase étant aussi souple
qu’une douce main qui viendrait caresser l’oreille. Le thème de ses
ouvrages est déterminé par ce qu’il juge personnellement intéressant
ou non, car le prosateur de talent écrit en premier lieu pour se diver-
tir, avec une légère pensée d’intérêt, mais guidé surtout par un puis-
sant courant de forces philanthropiques qui le pousse à donner aux
autres ces merveilles qu’il crée pour le plaisir de ceux qui ont le goût
des choses qui élèvent l’esprit. C’est dans ce travail qu’il trouve sa
joie. »
M. Cahell dit ensuite qu’il y a chez l’écrivain une faim dévorante
d’échapper à l’usage et à la routine, que ce dernier semble plus déter-
miné que quiconque à ne pas être lassé, et que par conséquent il s’ef-
force d’écarter la monotonie des choses trop familières.
Si nous reportons à présent ces observations du plan de la littéra-
ture à celui de la composition musicale, nous comprendrons sans
peine le motif impérieux qui pousse le compositeur à écrire. La rai-
son est que la composition lui plaît. S’il est mauvais compositeur, il
sera seul à jouir de ses créations ; s’il a du talent, ses œuvres plairont
aux autres, soit immédiatement, soit dans l’avenir. Un grand compo-
siteur est généralement difficile dans son choix, et rejette d’instinct
ce qui est facile et familier. Alors que le compositeur médiocre se
contente d’idées de second ordre, le maître n’accueille que des
thèmes de première grandeur, et son génie est souvent justifié par la
ténacité et le courage qu’il apporte dans la quête des idées. Si l’on di-
sait du génie qu’il est la mesure de notre capacité de résistance à la
souffrance, nous ne ferions que définir la deuxième moitié d’une vé-

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rité qui, dans sa première partie, décrit le génie comme étant une vo-
cation à un inépuisable mécontentement. Il va de soi que ces deux as-
pects du génie doivent être pris cum grano salis, mais si l’on admet
que les génies témoignent presque toujours d’une impatience totale à
l’endroit de tout ce qui est étranger à leur œuvre, nous constaterons
que la deuxième partie de la vérité émise est aussi juste que la pre-
mière. Toute comparaison avec des compositeurs de deuxième ordre
ou inexpérimentés ne servirait qu’à confirmer ce point de vue  1. La
jeune femme qui se découvre des aptitudes à la composition en ex-
ploitant le goût du jour a généralement une meilleure appréciation de
ses chansons ou autres compositions que le génie n’en accorde à son
dernier chef-d’œuvre. Ce comportement en face de la création ajouté
au plaisir tiré de la composition peut s’expliquer en partie par la vani-
té, mais surtout par une trop grande facilité à se contenter d’idées
musicales moyennes. En d’autres termes, une telle attitude implique
une résistance à la lassitude d’autant plus étonnante, qu’une certaine
admiration pour la nouveauté est la raison probable de la satisfaction
éprouvée à composer. Écrire une chanson de temps en temps procure
une sensation nouvelle à notre jeune femme imaginaire, et c’est ce
qu’elle aime ; mais, du point de vue strictement musical, ses efforts
sont sans valeur, car ils demeurent limités à une fantaisie passagère
qui bientôt fatigue tout le monde excepté l’auteur. Cet exemple ca-
ractérise assez bien la différence qui sépare le maître de celui qui n’a
pas de talent. Le maître compose pour lui-même et ce faisant il
s’adresse aux autres. Celui qui n’a rien de nouveau à dire compose
pour lui-même aussi, mais il n’intéresse personne ou du moins ni les
gens de goût ni ceux dont l’opinion fait autorité. Quelques-uns parmi
ces derniers composent parfois dans l’espoir de plaire moins dans un
(1) - Nous omettons à dessein de mentionner ici les mercenaires qui ne composent
que pour le profit immédiat.

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sentiment désintéressé que pour recueillir l’approbation des autres.
Ils ont besoin d’encouragement, car ils craignent que la fleur de leur
inspiration flétrisse en même temps que s’évanouisse leur aptitude à
composer.
Vu sous cet angle, le processus de la composition se ramène à une
quête de ce qui flatte la personnalité, à une sorte de partie de pêche
en vue d’attraper ici et là des idées dont le but est de procurer plaisir
et satisfaction. La règle du jeu veut que les idées recueillies soient
différentes, variées, en d’autres termes neuves, car « attraper » sans
cesse les mêmes idées serait aussi fastidieux pour un compositeur
qu’attraper constamment les mêmes poissons pour un pêcheur, si l’on
nous permet la comparaison.
Comment un compositeur va-t-il maintenant s’y prendre pour pê-
cher ses idées ? Il improvise tout simplement dans sa tête et sur le
piano jusqu’à ce qu’il rencontre quelque chose, ou que quelque chose
le rencontre, qui lui plaise. Lorsque cela se produit il transcrit cette
idée en musique, puis poursuit sa « partie de pêche ». Les Allemands
ont une locution heureuse pour dépeindre cette façon de faire. Ils
disent Es fällt ihm etwas ein… qui, traduit littéralement, signifie
« quelque chose lui tombe. » Il est évident que rien ne peut « lui tom-
ber » à moins que le compositeur ne soit entièrement réceptif, et que
son esprit soit tout à fait ouvert et prêt à recevoir. La « partie de
pêche » n’est autre chose qu’une disposition à recevoir. Lorsqu’un
compositeur se met au travail, il va en quelque sorte à « la partie de
pêche », et s’il est en bonne forme et que son esprit est clair, il attrape
ou contacte des idées qui ont pour lui une valeur. Lorsqu’il n’est pas
en état, il ne recueille que des banalités qu’il rejette s’il éprouve la
moindre aversion pour ce qui est ordinaire ou familier.

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Pourtant il y a une grande variété d’idées qui peuvent solliciter
l’esprit d’un compositeur qui s’est mis en quête : il y a celles qui,
bien que complètes en elles-mêmes, ne conduisent nulle part et celles
qui, au contraire, ouvrent la voie à d’immenses possibilités. C’est
ainsi qu’il y a des idées reliées à des phrases, à des gammes, à des to-
nalités ; des idées liées à un style ou procédé ; d’autres à des struc-
tures ou formes, ou à des harmonies. Un compositeur peut rencontrer
par exemple un nouvel accord ou ce qu’il prend pour tel et découvrir
avec enthousiasme que cet accord peut servir à une variété de possi-
bilités qu’il ne soupçonnait pas de prime abord. Il réalise qu’il peut
construire toutes sortes de structures mélodiques avec ce seul accord
et même l’employer pour former de la mélodie elle-même, comme
Brahms employait son procédé d’octave et une tierce. Notre compo-
siteur va alors exploiter à fonds son nouveau système ; son nouvel
accord va être soumis à toutes les épreuves jusqu’à ce que son aura
en soit saturée et qu’il en soit las. C’est alors qu’il se remet à la re-
cherche de quelque chose de neuf. Il retourne à sa « partie de pêche »
et, s’il est patient, ses efforts sont couronnés de succès ; sinon il capi-
tule, entre dans une période sombre et dit en parlant de soi-même
qu’il n’est « pas en humeur » de composer.
Celui qui possède cette espèce de tempérament et qui se contente
de suivre la route du moindre effort mental considérera l’humeur du
moment comme la source unique à la fois de l’inspiration et du
manque d’inspiration. Il nous dira sans doute que les humeurs
sombres et non inspirées sont provoquées par l’inertie, la fatigue
mentale ou telle autre cause physique, et que les moments d’inspira-
tion sont au contraire le fruit de la parfaite condition physique, de la
bonne forme. Il va sans dire que cette hypothèse reste à prouver, pour
la bonne raison que de grandes œuvres ont été composées pendant

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des heures de maladie ou même de dépression mentale. Beethoven
par exemple composa avec une assiduité remarquable à des moments
où tout conspirait contre lui ; Mendelssohn au contraire ne pouvait
composer que lorsque le fleuve de la vie s’écoulait pur et limpide…
Il est quelques artistes, que ce soit dans la musique ou dans la littéra-
ture, qui ont connu leur meilleure veine durant les heures de tour-
mente et les chagrins d’amour, alors que d’autres se desséchaient à la
seule pensée de telles épreuves.
Quelques-uns ont confondu à un point tel la cause et les effets
qu’ils sont allés jusqu’à prétendre que la dyspepsie est responsable de
la philosophie pessimiste. La dyspepsie en fait ne saurait être cou-
pable que du pessimisme et non de la philosophie elle-même. Des
philosophes comme Carlyle ne sont pas devenus des penseurs du fait
de ce qu’ils ont mangé, et des poètes comme Dowson ne doivent pas
leur inspiration à des amours ancillaires non payées de retour. La
passion romantique est un phénomène physico-mental qui est capable
parfois de favoriser l’inspiration romantique dans certaines circons-
tances, mais qui ne saurait pour cela donner naissance à un poète. Car
s’il en était ainsi, les poètes authentiques seraient beaucoup plus
nombreux. C’est au contraire le poète qui donne naissance à la pas-
sion romantique ; il poétise la servante de son imagination et ensuite
en tombe amoureux… Tout cela montre que l’inspiration ou le
manque d’inspiration n’est d’origine ni purement physique, ni pure-
ment émotive dans le sens où le physique et les émotions peuvent in-
fluencer l’esprit de manière à favoriser ou à suspendre l’inspiration.
Le physique et les émotions sont en un mot des causes secondaires,
les vraies causes cachées étant infiniment plus subtiles à saisir.

- 23 -
4
DES COMPOSITEURS INSPIRÉS
ET DE CEUX QUI NE LE SONT PAS

Des événements nouveaux se sont produits depuis les premières


éditions de ce livre qui ne font qu’apporter plus de lumière à ce que
nous exposons dans les pages qui vont suivre. Afin de ne pas grossir
inutilement ce petit volume, nous avons pensé qu’il était plus judi-
cieux pour des raisons d’information, de substituer ce chapitre à celui
que nous avions publié dans les éditions antérieures.
C’est ainsi que, quatre mois avant sa mort, Brahms confessa que,
lorsqu’il composait, il se sentait lui-même inspiré par une force qui
lui était étrangère. Comme il croyait à l’existence d’un Esprit su-
prême, il maintenait que l’artiste créateur ne composait et ne pouvait
composer des œuvres immortelles que lorsqu’il était en état d’union
avec cet Esprit. Cela revenait à dire que tous les grands artistes, quel
que soit leur champ d’activité, sont des médiums, qu’ils en soient
conscients ou non. Je dois ajouter en passant que Brahms fit cette dé-
claration à condition qu’un tel aveu ne fût pas rendu public avant
l’écoulement de cinquante années après sa mort. C’est pour cette rai-

- 24 -
son que cette mention ne figure dans aucune biographie. 2 Quoi qu’il
en soit, il a été révélé plus tard que Brahms était un des compositeurs
qui croyaient à une inspiration d’un genre tout différent de celle à la-
quelle pensent les sceptiques qui n’acceptent comme réalité que ce
qu’ils voient, entendent, goûtent, sentent ou touchent. Certains ont
encore prétendu que le compositeur est le produit et, dans un certain
sens, l’expression et l’image de l’époque dans laquelle il vit. Ce n’est
là qu’une demi-vérité comme le démontrent les faits ésotériques.
Sans entrer ici dans les détails, nous pouvons dire qu’il existe deux
types de compositeurs : il y a d’une part ceux que nous appellerons
inspirés parce qu’ils possèdent les qualités qui leur permettent d’être
utilisés par les Forces supérieures, et d’autre part ceux qui, privés de
ces qualités, ne peuvent être employés comme médiums. En un mot
le compositeur inspiré, comme nous le verrons plus loin, est celui qui
aide à façonner les caractéristiques de l’avenir par le truchement de la
vibration des sons, tandis que le compositeur non inspiré reflète la
plupart du temps les caractéristiques de son entourage. Cela explique
pourquoi tant d’œuvres de nos jours et des années récentes, (j’écris
en 1958), appartiennent au genre ultra-dissonant. Ne sommes-nous
pas dans un âge hautement dissonant et argumentateur ? Il faut en-
core mentionner que le compositeur non inspiré, en opposition avec
celui qui l’est, est souvent emporté par le courant des modes musi-
cales, si bien que, au lieu de créer sa propre langue, il est facilement
influencé par l’une ou l’autre des écoles existantes, qu’il s’agisse par
exemple du néo-classicisme, du système des douze notes ou de
quelque autre… Affirmer par conséquent que le compositeur est le
produit de son époque n’est pas entièrement faux si l’on entend par là
la majorité des compositeurs, qu’ils soient de haute lignée ou non ;

(2) - Voir Talks  with Great Composer, par Arthur M. Abell (Spiritualist Press)

- 25 -
mais c’est inexact si l’on prétend y inclure tous les compositeurs sans
exception, y compris les quelques rares musiciens qui ne sont pas
seulement habiles dans l’art de refléter les choses d’ici-bas, mais qui
sont surtout les interprètes des « mondes de l’esprit ». Les termes de
musique inspirée peuvent sans doute éveiller un écho plus ou moins
lointain dans les esprits religieux, mais j’ai peur qu’ils ne signifient
pas grand-chose pour le matérialiste. Il est vrai que ce dernier a tou-
jours été en peine d’expliquer le charme mystérieux ainsi que cette
invisible influence qui rendent un certain nombre d’œuvres d’art im-
mortelles. Le matérialisme ni mème la religion orthodoxe n’ont ja-
mais pu par exemple donner une explication satisfaisante du génie. Il
faut pour cela recourir de toute nécessité aux enseignements ésoté-
riques.

- 26 -
5
LES SOURCES ÉSOTÉRIQUES DE CET OUVRAGE

Lorsque j’écrivis il y a quelques années un livre d’inspiration éso-


térique intitulé : Les influences de la Musique sur l’Histoire et la
Morale, j’eus à affronter d’innombrables difficultés qui depuis ont
été progressivement amenuisées par le temps et le courant changeant
des opinions. Les idées occultes ont été largement répandues durant
les dix dernières années ; le scepticisme affiché envers l’inexplicable
dans l’immédiat ou ce qui ne peut être perçu de suite par les sens a
cessé d’être à la mode parmi l’intelligentsia. La science spiritualiste a
recruté un nombre d’adhérents sans cesse croissant ; les idées théoso-
phiques ont été embrassées même par des non théosophes ; l’astrolo-
gie a reçu l’hospitalité de la presse quotidienne ; réincarnation et
Karma (loi de cause à effet) ont été accueillis comme des enseigne-
ments logiques, tandis que les phénomènes les plus avancés de clair-
voyance, clairaudience et autres facultés extra-sensorielles similaires
ne sont plus l’objet de sarcasmes et de négations ignorantes de la part
des faux intellectuels. Le christianisme lui-même subit de grands
changements et s’ouvre de plus en plus au côté caché des choses et à

- 27 -
l’ésotérisme. La science elle aussi devient plus occulte, bien que les
hommes de science en rejettent le terme, alors que la découverte des
forces cachées de la nature joue un rôle prépondérant dans les abou-
tissements de la science moderne.
Étant donné ces circonstances, je me suis senti autorisé à laisser
de côté les longs développements sur le bien-fondé de la science oc-
culte, développements qui pourraient ennuyer ou irriter les familiers
des différentes écoles d’occultisme. Je me suis simplement borné
dans ce livre à ne retenir que quelques passages de mes écrits anté-
rieurs, parce que jugés indispensables à la compréhension de notre
propos. Je fus obligé autrefois de donner une certaine emphase à
l’existence de la hiérarchie des Maîtres, Initiés et Adeptes connus
sous le nom de la Grande Loge Blanche 3 qui exerce une puissante in-
fluence sur l’évolution de l’humanité. Mais entre-temps ont paru les
Lettres des Mahatma de A. P. Sinnet, ainsi que l’important À travers
le regard des Maîtres de David Anrias, qui prouvent clairement que
ces Sages mystérieux n’ont pas été inventés par ce « redoutable » oc-
cultiste que fut Mme Blavatsky. Ces révélations montrent au contraire
qu’il est possible d’entrer en contact avec ces grands Maîtres si l’on
parvient à un degré suffisant de développement de nos facultés. Di-
sons tout de suite qu’il est extrêmement difficile d’atteindre les quali-
fications requises. Le résultat plus ou moins immédiat obtenu par ces
livres et par d’autres de la même veine, fut de dissiper le préjugé dé-
favorable que de nombreux esprits ne manquent pas d’objecter dès
qu’ils sont mis en présence d’idées ou de faits qui ne leur sont pas
entièrement familiers. Cette attitude s’explique par le fait que les
idées qui flottent dans l’atmosphère mentale filtrent à travers le sub-
conscient avant d’appréhender la portion objective de l’esprit. La

(3) - Voir chapitre 16.

- 28 -
psychanalyse montre bien que ce n’est pas la partie consciente du
cerveau qui résiste à une idée nouvelle, mais la portion subcons-
ciente, et que cette dernière ne peut être modifiée que lorsque les
forces de la pensée l’ont rodée, un peu à la manière d’une chute
d’eau qui use petit à petit la résistance des roches les plus dures.
C’est ainsi que s’effrite l’antagonisme à des révélations nouvelles et
que cède l’entêtement de la croyance en face de l’illumination de la
connaissance. Quoi qu’il en soit, le terrain était préparé pour ce que
j’avais à dire dans ce nouvel ouvrage, car, bien que j’aie mentionné
sans équivoque dans L’influence de la Musique sur l’Histoire et sur
la Morale combien j’étais redevable à un haut initié de la Science
ésotérique des informations relatives aux effets cachés de la musique,
je n’étais cependant pas en droit de dévoiler son nom à cette époque,
l’heure n’étant pas venue pour le faire. Je ne pouvais pas davantage
dire celui de cette remarquable clairvoyante qui reçut ces informa-
tions par clairaudience et me les communiqua pour que je puisse les
exposer. Ces injonctions n’existent plus à présent, de sorte que je suis
à même de dire ici combien je suis redevable au Maître Koot Hoomi
pour la documentation inestimable qu’il m’a fournie pour la rédac-
tion de l’ouvrage précité et celui que nous présentons ici. Ce grand
Initié qui, disons-le en passant, réside actuellement à Shigatse, s’inté-
resse spécialement à l’évolution de la musique en Occident, fait que
la littérature théosophique a omis de souligner, bien que le Maître fût
l’un des deux promoteurs de la Société théosophique  4 à ses origines
vers la fin du siècle dernier. Ce Maître considère en effet souhaitable
que les étudiants de l’occultisme à quelque école qu’ils appar-
tiennent, apprécient davantage l’importance de la musique en tant

(4) - Nous rappelons au lecteur que la théosophie n’est ni une secte ni une religion.
Fantaisiste, mais simplement la synthèse des sciences, de la philosophie et de la religion
dans son sens le plus large.

- 29 -
que force agissante dans l’évolution spirituelle. Ses révélations ont
mis à jour bien des points jusqu’alors cachés qui ne manqueront pas
d’être du plus haut intérêt pour ceux qui aiment vraiment la musique.
Sans Nelsa Chaplin 5 clairvoyante hautement entraînée dont la
sensibilité exceptionnelle lui permit très tôt d’être en contact télépa-
thique avec le Maître Koot Hoomi, rien n’aurait pu être révélé à
l’époque où j’écrivis mon premier ouvrage. Ses facultés extraordi-
naires de voyance sont d’autant plus remarquables que son nom est
demeuré quasi inconnu parmi ceux dont les perceptions psychiques
ont été mondialement saluées. Sa spiritualité était si pure qu’elle dis-
tribuait libéralement ses dons sans jamais les exploiter d’une manière
ou d’une autre, et sans en faire étalage dans le monde. Les quelques
lignes que nous allons lui consacrer donneront un aspect de cette fi-
gure inoubliable.
Née de famille noble, elle fut dotée dès sa plus tendre enfance de
facultés supranormales qui lui permettaient notamment de quitter à
volonté son corps physique pour se transporter en esprit dans les
plans supérieurs aussi bien que dans les endroits les plus éloignés du
plan physique. Elle se souvenait par exemple comment, toute enfant,
elle était souvent transportée dans la demeure du Maître Koot Hoomi
à Shigatse dans l’Himalaya, où elle eut plusieurs fois l’occasion d’en-
tendre le Maître improviser à l’orgue, ce qui entre dans ses nom-
breuses activités. Outre ces transports spirituels ou projections as-
trales, comme on les appelle, Nelsa Chaplin avait la faculté de se
« brancher » sur les pensées du Maître, exploit qui confinerait au
non-sens ou à la folie pour l’esprit non averti si la radio et la télévi-
sion ne portaient pas témoignage des communications à distance. La

(5) - On trouve son portrait sous le nom de Christable Portman dans L’initié durant
le cycle obscur (Éditions de la Baconnière).

- 30 -
vibration des courants de pensée parcourant l’éther et recueillie par
des cerveaux assez réceptifs, est un fait qui, bien que situé sur un
plan différent, n’est ni plus ni moins miraculeux ou mystérieux en
lui-même que les vibrations de telle symphonie de Beethoven jouée à
Prague ou Rome et acheminée à travers l’éther jusqu’aux oreilles des
auditeurs des localités les plus reculées. Tout est vibration à des de-
grés de fréquence variée. Les adeptes qui vivent en état complet de
réclusion peuvent communiquer sur le plan mental avec d’autres
Maîtres, disciples ou élèves qui se trouvent au bout du monde, pour-
vu que les « stations réceptrices » soient branchées sur les longueurs
d’ondes convenables.
Nelsa Chaplin était pourvue d’un mental calme, aux contextures
subtiles répondant aux caractéristiques requises pour de telles com-
munications. Elle était encore remarquable à d’autres égards ; sa pré-
cocité lui permit, dès ses premières années, non seulement de lire et
d’apprécier les œuvres de Dickens, mais encore de jouer et d’impro-
viser au piano d’une façon étonnante. La précision et l’ampleur de
ses facultés de clairvoyance et de clairaudience étaient absolument
phénoménales et faisaient de ce petit être étrange une véritable
énigme pour son entourage. Son affinité pour les oiseaux et les fleurs,
la facilité avec laquelle elle pouvait communier avec l’essence même
de la musique donnaient l’impression que l’on se trouvait en pré-
sence d’une fée plutôt que d’un enfant normal. Elle était si peu
consciente de ses dons, et si incapable de réaliser que d’autres ne
pouvaient ni voir ni entendre comme elle, qu’un développement tel
des facultés psychiques provoqua souvent incompréhensions et jalou-
sies.
Bien que sa sensibilité en souffrît, la direction sûre de son Maître
lui épargna l’aveuglement spirituel et psychique qui fut le lot de tant

- 31 -
d’autres enfants doués de facultés perceptives mal comprises par des
aînés non initiés et sans imagination.
Ses dons ne firent que se développer avec l’âge. Lorsqu’elle im-
provisait, elle suggérait en musique des états d’âme qui lui étaient
inspirés par les harmonies qu’elle entendait en contemplant un ma-
gnifique coucher de soleil, car, pour un être aussi doué, un coucher
de soleil devient aussi audible que visible. Parfois même, le Maître
Koot Hoomi utilisait son corps pour transmettre des harmonies, sou-
vent dans le dessein d’aider à la guérison des malades qui se trou-
vaient placés sous ses soins, car il faut mentionner ici qu’elle prodi-
gua ses dons pendant un certain nombre d’années dans une sorte de
clinique-pension dont elle s’occupait avec son mari et un médecin,
pour le traitement des maladies rebelles qui avaient découragé les
praticiens plus orthodoxes. Elle avait mis en œuvre une méthode de
traitement par les couleurs qui lui avait été inspirée par les Maîtres, et
dont les résultats obtenus sur ces maladies psychiques par interven-
tion sur les corps subtils furent absolument remarquables. C’est là
que les dons de clairvoyance de Nelsa Chaplin se montrèrent sans
égal pour établir un diagnostic ; et surtout elle était toujours prête à
entourer de sympathie et de compréhension les pauvres âmes aban-
données, battues par la tempête de la vie, car immenses étaient la
paix spirituelle et la consolation qu’elle apportait aux esprits inquiets
que tourmentaient les doutes, les craintes et les complexes de toute
nature. Lorsqu’elle était embarrassée sur la ligne de conduite à suivre
avec certains malades, elle se tournait alors vers son Maître pour
écouter ses directives et suivre ses conseils.
Elle eut le grand honneur d’avoir été utilisée comme médium par
le Maître Koot Hoomi et par le Maître Jésus. (Précisons que le Maître
Jésus s’intéresse particulièrement à ceux qui font œuvre de guérison.)

- 32 -
Elle me conta un jour comment elle expérimenta pour la première
fois la sensation d’être soulevée de son corps par le Maître Koot
Hoomi, et comment, alors qu’elle était debout à ses côtés dans son
corps spirituel, elle le vit contrôler son corps physique au moment où
elle s’adressait au médecin et à son mari.
Il va sans dire que la plupart des patients qu’elle soignait
n’avaient jamais entendu parler des Maîtres, sauf peut-être vague-
ment, et qu’ils considéraient simplement Mrs. Chaplin comme une
personne dotée d’une merveilleuse personnalité et d’un don d’intui-
tion étonnant. D’autre part, certains tliéosophes qui croyaient que le
privilège d’entrer en communication avec les Maîtres était exclusive-
ment réservé aux leaders de la Société, n’ont jamais suspecté com-
bien ses rapports avec eux étaient étroits. On peut se demander com-
ment il se fait qu’un être aussi avancé n’ait pas été reconnu par
d’autres initiés qui lui étaient contemporains, en dépit de sa réticence
à se faire connaître 6. La réponse est qu’il n’était pas dans la destinée
de son incarnation présente, d’être reconnue et acclamée. Il semble
plutôt que sa vie, à l’image de celle d’autres initiés très avancés (sauf
ceux qui eurent une mission spécifique à accomplir dans le monde
extérieur) dût être une offrande dans l’abnégation et le renoncement ;
c’est ainsi qu’elle eut à passer par un sentier chargé d’épreuves très
difficiles. Son être tout entier était si sensible aux harmonies des
Sphères supérieures qu’elle avait toujours aspiré à se consacrer entiè-
rement à la musique, afin de transcrire en harmonies terrestres
quelques échos de ces chants célestes avec lesquels elle était en com-
munion étroite ; les tâches pressantes et ingrates qu’elle avait à rem-
plir ne lui permirent pas de consacrer à l’art tout le temps qu’elle au-

(6) - L’initiation confère la faculté de répondre à des taux de vibration et à des plans
de conscience de plus en plus élevés.

- 33 -
rait voulu. Elle avait de plus à lutter avec la maladie, la pauvreté, les
soucis et les tourments de toutes natures ; il y avait même l’envie et
la jalousie de son entourage qui se liguaient pour accabler de leur
poids une modestie et une simplicité qu’on ne pouvait naturellement
pas comprendre.
Elle n’eut pas seulement une attitude héroïque dans la souffrance
qu’elle supporta sans la moindre plainte, mais elle témoigna encore
d’une joie de vivre constante jusqu’à son dernier souffle, car même
dans ses luttes avec les difficultés d’ici-bas sa conscience ne cessait
d’être en harmonie avec la félicité des mondes d’en haut.
Mon association avec Nelsa Chaplin s’étendit sur une période de
sept années durant lesquelles le Maître Koot Hoomi s’adressa à moi à
plusieurs reprises à travers elle, pour offrir quelques joyaux de sa sa-
gesse et pour me dire comment je pourrais mieux servir la Grande
Loge Blanche, non seulement par ma musique, qu’il inspira souvent,
mais encore par la plume. Ce fut au cours de l’une de ces communi-
cations qu’il me dit que les temps étaient venus où il était souhaitable
que l’humanité fût éclairée sur les enseignements ésotériques de la
musique et de son influence sur chaque phase d’activité de la civilisa-
tion. C’est alors qu’il me demanda d’écrire un livre sur ce sujet-là,
avec l’aide de son pupil agissant comme médium.
Nelsa Chaplin se mit alors en rapport avec le Maître, et aussitôt je
notai les indications qu’elle recevait par clairaudience, afin de pou-
voir les écrire en détail plus tard. Parfois au cours de notre collabora-
tion elle tenait à consulter les empreintes akashiques  7, car plusieurs
parties du livre se rapportaient à la préhistoire. D’autres fois elle ré-
pondait aux multiples questions qu’il me fallait par force poser pour

(7) - On appelle ainsi l’enregistrement des événements passés imprégnés dans l’éther,
et qui ne peuvent être déchiffrés que par les clairvoyants hautement entraînés.

- 34 -
éclaircir tel ou tel point particulier. Lorsque j’avais achevé d’écrire
quelques chapitres je les lui lisais et elle écoutait pour que le Maître
pût y apporter les commentaires et corrections qu’il jugeait néces-
saires. C’est ainsi que ce livre fut écrit sous l’inspiration et avec l’ap-
pui de celui qui, dans une vie antérieure, avait été le grand philo-
sophe et musicien Pythagore le Sage.
Bien que momentanément interrompues à la mort de Nelsa Cha-
plin, mes relations avec le Maître Koot Hoomi continuèrent après la
disparition de cette dernière. Les Maîtres de la Sagesse ont le pouvoir
de se matérialiser dans un corps physique à l’endroit où ils le dési-
rent, lorsqu’ils veulent instruire un élève ou adresser quelques mes-
sages. C’est par ce moyen-là, après d’autres utilisés entre-temps, que
mes contacts avec le Maître furent rétablis.
Il faut indiquer ici que lorsque les Maîtres de la Sagesse inspirent
la publication d’un livre particulier, ils surveillent de leur regard spi-
rituel perçant la réception que le public lui accorde, aussi bien sur le
plan individuel que collectif. C’est ainsi qu’ils se rendent compte très
vite des parties qui sont assimilées et de celles qui sont rejetées, soit
qu’elles n’éveillent aucun intérêt, soit que la majorité des lecteurs ne
soient pas encore en état de comprendre. De plus, il faut tenir compte
du tempérament et des particularités de chaque époque. Le lecteur
d’aujourd’hui, différent de celui d’hier, exige que chaque ouvrage lui
soit présenté d’une façon aussi condensée que possible, ce qui nous a
conduit à modifier ou à écourter certains chapitres de nos éditions
précédentes et d’ajouter quelques informations nouvelles à cet ou-
vrage, selon le désir du Maître.

- 35 -
6
DES SONS ET DE LA MUSIQUE

« L’influence de la musique sur le développe-


ment de la religion est de la plus haute impor-
tance ».
Frazer : Le rameau doré.

Tout au long des âges, philosophes, théologiens et savants ont eu


conscience de l’importance des sons. Les Védas, que l’on considère
comme les écritures les plus anciennes connues sur terre, prétendent
que le Cosmos tout entier naquit de l’agencement des sons. Plus tard,
l’Évangile selon saint Jean exprime la même vérité : « Au commen-
cement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était
Dieu. » L’auteur du Livre de Josué doit avoir eu connaissance lui
aussi du pouvoir des sons, sans quoi il n’eût probablement pas écrit
l’histoire de la chute de Jéricho.
Il est prouvé que le son peut être à la fois constructif et destructif :
il peut créer les formes, mais peut également les détruire. Du sable
versé dans un récipient en verre dessine des formes géométriques si
l’on fait vibrer l’archet d’un violon sur le bord du récipient, ce qui

- 36 -
montre la force créatrice de la vibration des sons. Inversement, le son
de la voix humaine peut servir à réduire en atomes un verre à vin.
Ceci mis à part, c’est par le son que l’on a pu communiquer les
uns avec les autres depuis le commencement des temps. Ce pouvoir
fut d’abord perçu dans sa forme élémentaire chez l’animal pour at-
teindre ensuite son apogée dans le langage humain. Du langage à la
forme la plus rudimentaire du chant, il n’y a qu’un pas, et ce pas
donne naissance à la musique.
Si les sons en eux-mêmes ont une telle importance, qu’advient-il
lorsqu’on les adoucit et qu’on les assemble à des fins musicales ?
Platon, nous en donne la réponse : « La pratique de la musique, écrit-
il, est un moyen plus puissant que tout autre, parce que le rythme et
l’harmonie ont leur siège dans l’âme. Elle enrichit cette dernière, lui
confère de la grâce et illumine vraiment celui qui reçoit une véritable
éducation musicale. »
L’opinion de Platon sur les effets de la musique était si catégo-
rique que, dans un autre chapitre de sa République, il dit « Il faut évi-
ter l’introduction d’une nouvelle variété de musique (poésie et danse
incluses), car celle-ci peut mettre en péril l’État tout entier. On ne
saurait altérer le style de la musique sans affecter les institutions poli-
tiques les plus importantes. »
Platon ne fut pas le seul à penser ainsi. Aristote partageait ses
vues lorsqu’il écrivait : « Le rythme et la mélodie déterminent des
émotions de toutes natures. Par la musique on s’habitue à ressentir
les sentiments justes ; la musique a le pouvoir de former le caractère
et on peut distinguer les différents genres de musique basés sur des
modes différents par leurs effets sur le caractère. Tel genre détermine
la mélancolie, tel autre la mollesse ; celui-ci encourage l’abandon, cet

- 37 -
autre le contrôle de soi, tel autre encore éveille l’enthousiasme et ain-
si de suite. »
Telle fut l’opinion de ces anciens philosophes qui survécut à la
poussière des temps. Bien que ces penseurs aient parlé avec tant de
persuasion de la musique comparativement simple de leur temps, ils
ne semblent pas avoir convaincu beaucoup de nos contemporains :
musiciens, écrivains ou profanes dont bon nombre semblent ignorer
complètement que des genres de musique beaucoup plus élaborés et
infiniment plus complexes, puissent détenir une puissance qui dé-
passe de loin le simple plaisir artistique. Les mélomanes ont écouté
pendant des années les oratorios de Haendel, les symphonies de Bee-
thoven, les études de Chopin et les opéras de Wagner ; ils ont pu
constater que chacun de ces compositeurs a créé un style nouveau
très individuel, et qu’une symphonie de Beethoven est une œuvre
d’art complètement différente d’un oratorio de Haendel. Il est éton-
nant qu’aucun de ces amateurs de musique ne semble avoir porté au
crédit de Haendel ou de Beethoven d’avoir exercé une influence mar-
quée sur le caractère et la morale de son temps. Ceux qui se sont
aventurés à lire Platon ont dû penser pour la plupart que le philo-
sophe était de bonne foi en émettant de telles vues sur la musique et
sur ses effets, mais qu’il avait sans doute été, comme beaucoup, vic-
time de quelque superstition de son temps.
Nous nous proposons de montrer dans les pages qui suivent com-
bien chaque type de musique a exercé une influence marquée sur
l’histoire, la morale et la culture, et que, pour exorbitante que cette
affirmation puisse paraître aux esprits orthodoxes, la musique ren-
ferme une force beaucoup plus puissante pour impressionner et fa-
çonner les caractères que, disons, les croyances religieuses, les pré-
ceptes de morale et la philosophie, car, bien que ces disciplines

- 38 -
offrent toutes les caractéristiques désirables, elles n’en sont pas
moins toutes tributaires de la musique.
Il est facile de comprendre que la musique agit sur l’esprit et sur
les émotions par le truchement de la suggestion. Pour reprendre l’af-
firmation d’Aristote, il est certain que nous sommes entraînés à la
mélancolie en écoutant longtemps de la musique mélancolique, et
que nous sommes portés à la gaîté en entendant de la musique gaie.
Nous reflétons donc inconsciemment la forme émotive que décrit un
morceau de musique donné, et cette opération se déroule selon la loi
des correspondances. De plus, nos investigations nous ont montré
que non seulement le contenu émotif, mais encore l’essence de la
forme 8 actuelle de la musique avait tendance à se reproduire elle-
même dans le comportement humain. Cela nous autorise à formuler
l’axiome suivant : « Ainsi dans la vie, de même dans la musique »
axiome que nous prions le lecteur de garder toujours présent à l’esprit
pour la compréhension de ce qui va suivre.
Des recherches dans le domaine de la psychologie ont montré que
la répétition d’une formule suggérant des qualités physiques ou mo-
rales pouvait faciliter l’acquisition de ces qualités. Citons à ce propos
l’application de la formule du Professeur Coué : « Chaque jour, à
tous points de vue, je sens que je vais de mieux en mieux. » Il faut
noter ici que plus le patient affiche de calme, plus la suggestion est
efficace, car dans l’état de paix mentale l’esprit d’opposition n’a pas
l’occasion de s’affirmer. La musique est une « formule » qui offre
l’avantage de n’être pas exprimée par des mots susceptibles
d’éveiller l’esprit de contradiction – nous ne faisons pas allusion ici à
la chanson.

(8) - Voir chapitre 32

- 39 -
La formule musicale est tellement subtile et cachée qu’elle sug-
gère, alors même que l’auditeur n’a aucune conscience de ce qui se
passe 9. Tout ce que l’auditeur réalise, c’est qu’elle éveille certaines
émotions et sentiments, et qu’à des degrés divers les mêmes émotions
et sentiments sont toujours sollicités par les mêmes compositions ou
par des compositions similaires. En suggérant certains sentiments et
en les renouvelant un certain nombre de fois, ceux-ci s’intègrent dans
l’esprit pour former ensuite une partie du caractère, car les habitudes
émotives s’acquièrent aussi vite et souvent plus vite que les autres
habitudes. Aristote savait cela lorsqu’il écrivait qu’un homme s’habi-
tue à ressentir les sentiments justes grâce à la musique.
Nous ne voulons pas dire par là que la musique n’agit que sur les
émotions ; il y a plusieurs types de musique qui opèrent sur l’esprit et
nous verrons notamment que la musique de Bach eut des répercus-
sions certaines sur le mental. Son art étant du genre intellectuel, il dé-
termina des effets d’ordre intellectuel selon l’axiome que nous avons
posé.
Plusieurs questions viennent ici à l’esprit : Est-ce que la musique,
du moins dans le passé, fut suffisamment répandue pour influencer
l’humanité dans les proportions que ce livre indique ? Comment la
musique a-t-elle pu agir sur la pensée collective à moins d’avoir été
suffisamment vulgarisée pour toucher la masse des hommes ? N’y a-
t-il pas eu un grand nombre de personnes qui n’entendirent jamais de
musique de caractère sérieux ? Ces questions sont tout à fait perti-
nentes, et il est assez aisé d’y répondre. L’histoire montre que les

(9) - La raison pour laquelle les effets de la suggestion musicale ne sont pas aussi ca-
ractérisés que ceux qui résultent de la suggestion ordinaire est facile à comprendre. Alors
qu’une personne peut s’adonner pendant des mois à la répétition d’une formule, cette
même personne n’entendra que de temps en temps le même genre de musique parmi de
nombreux autres types de musique.

- 40 -
grands penseurs, chefs religieux et conducteurs d’hommes, ont
presque toujours été en contact avec la musique sous une forme parti-
culière. Les rois, les ducs, les papes et les princes ont eu leurs musi-
ciens de cour ; les seigneurs féodaux et les barons ont eu leurs
bardes, tandis que le peuple eut tout au moins le folklore. On peut
donc dire que depuis les temps les plus reculés la musique a joué un
rôle plus ou moins important toutes les fois qu’il y a eu civilisation à
quelque degré que ce fût. Un point mérite d’être signalé à ce propos,
à savoir que l’obéissance aux traditions et la fidélité aux coutumes se
sont chaque fois trouvées amoindries lorsque les genres musicaux du
milieu environnant étaient plus variés, alors que les traditions avaient
tendance à se maintenir et même à faire l’objet d’adoration et de
culte toutes les fois que les genres musicaux étaient très limités. La
Chine en offre l’exemple le plus frappant.
On pourrait croire après ce que nous venons de dire que nous en-
tendons faire prévaloir le raisonnement qui veut que les styles et
genres musicaux soient simplement le produit et l’expression des ci-
vilisations et sentiments nationaux, autrement dit que la civilisation
vient en premier lieu, suivie des caractères spécifiques de la musique
de l’époque. Or un examen attentif de l’histoire montre que c’est
exactement le contraire qui se produit. Toute innovation dans les
styles musicaux fut invariablement suivie d’innovation en politique
et en morale. Bien mieux, le déclin de la musique en Égypte et en
Grèce entraîna avec lui l’effondrement de ces deux grandes civilisa-
tions comme nous le verrons en traitant le chapitre se rapportant à ces
deux pays.
Il ne faut pas négliger par ailleurs le facteur qui entraîne la masse
du peuple à absorber et réfléchir les idées des autres, que ces autres
soient leurs chefs ou simplement des caractères plus représentatifs

- 41 -
qu’elle. C’est ainsi que, même aux temps où la musique descriptive
n’était pas transmise sur les ondes comme elle l’est aujourd’hui – ce
qui ferait penser que nombre de gens n’entendaient jamais une note
de musique, chose dont nous doutons, même à cette époque – la
masse n’en était pas moins indirectement influencée par la musique.
C’est pourquoi une grande partie de ce livre est consacrée autant aux
effets indirects de la musique qu’à ses répercussions directes. L’in-
fluence directe de la musique de Haendel par exemple fut, entre
autre, d’inspirer la vénération et la révérence, mais indirectement elle
engendra les caractères plus déplaisants de l’ère victorienne.
Nous nous proposons de montrer les ramifications variées, les ré-
sultats, incidences et influences multiples auxquels la musique a don-
né naissance des origines à nos jours. Mais pour des raisons de clarté
dans l’exposé, nous avons pensé qu’il était plus expédient de nous
écarter de la règle généralement admise qui veut qu’une étude
comme celle-ci « commence au commencement ». Au lieu de suivre
cette méthode classique, nous allons partir des maîtres relativement
récents, contemporains de Haendel.
Nous avons adopté cette procédure inversée pour que le lecteur
qui est généralement plus familiarisé avec la musique récente
qu’avec la musique ancienne ait plus de facilité à suivre notre argu-
mentation. Une fois qu’il sera mis dans l’ambiance musicale, il n’au-
ra plus de difficulté à suivre le jeu des causes à effets dans la partie
de la musique ancienne qu’il connaît moins bien.
Pour nous résumer : La musique affecte le mental, les émotions et
les sentiments de l’humanité.
Elle les affecte à la fois consciemment et inconsciemment.
Elle les affecte à l’aide de la suggestion et de la réitération.

- 42 -
Elle les affecte soit directement ou indirectement, soit des deux
manières.
Par là on peut dire : « Ainsi dans la vie, de même dans la mu-
sique. »

- 43 -
DEUXIÈME PARTIE

ÉTUDES BIOGRAPHIQUES, ANALYTIQUES


ET ESTHÉTIQUES

- 44 -
7
GEORGES FRÉDÉRIC HAENDEL
ET L’ÈRE VICTORIENNE

Georges Frédéric Haendel naquit à Halle en Saxe. Il visita


Londres en 1710 et fut connu des Anglais sous le nom de Handel. Sa
visite en Angleterre fut courte, car il était alors au service de l’Élec-
teur de Hanovre, le futur George Ier d’Angleterre ; il revint cependant
au pays en 1712 pour ne plus le quitter. C’est à l’influence de sa mu-
sique que l’on doit la majeure partie des caractères de l’époque victo-
rienne. Sa mission exaltante fut de révolutionner l’état des mœurs an-
glaises. Il détourna à lui seul le cours du pendule qui avait réglé jus-
qu’alors la morale extrêmement relâchée du pays, pour placer le ba-
lancier dans la voie rigide de la contrainte. Si ses œuvres prirent
quelque temps pour porter des fruits, cela s’explique par le fait que
les genres supérieurs de la musique sont plus lents à produire leurs
effets que les créations légères, et aussi parce que les premiers sont
moins souvent joués. Haendel par ailleurs n’atteint pas sa maturité
avant 1739, date à laquelle fut joué Israël en Égypte. Il n’y a par
conséquent pas lieu de s’étonner si l’influence puissante et multiple

- 45 -
de sa musique ne se fit point sentir avant que l’ère victorienne ne fût
entamée.
Les effets des oratorios de Haendel – ses autres œuvres nous inté-
ressant moins – provoquèrent l’éveil magique de l’esprit de révérence
et de vénération avec toutes les conséquences que cela devait impli-
quer. On comprendra mieux la nature de ces effets en montrant que
c’est en grande partie, bien qu’indirectement, à cause de Haendel que
l’époque victorienne fut pareillement enlisée dans les conventions ;
c’est aussi son influence qui donna naissance à l’esprit puritain, suffi-
sant, pointilleux et pudibond si répandu dans la société du temps. Ces
attributs indésirables doivent être acceptés comme l’envers de quali-
tés, résultat inévitable de l’influence de Haendel sur certains tempé-
raments. Il ne faut pas oublier, pour la compréhension de ce chapitre,
qu’il est des gens pour qui la notion de mesure est une chose absolu-
ment étrangère. Par ailleurs il est important, dans un ouvrage comme
celui-ci, que toutes considérations de goût personnel et de préférence
marquée soient exclues ; c’est pourquoi nous faisons une large place
aux citations provenant des sources diverses et se rapportant aux
compositeurs que nous étudions. D’autre part, il est intéressant de sa-
voir comment ces grands talents créateurs étaient appréciés à une
époque antérieure à la nôtre, à une époque où les œuvres plus com-
plexes, plus élaborées de compositeurs plus modernes étaient incon-
nues. Il est intéressant en d’autres termes de savoir comment Haendel
toucha le public qu’il forma.
Nous répondrons à cette question en citant une autorité de
l’époque victorienne : « Les œuvres de Haydn, dit cet auteur 10, ainsi
que celles de Beethoven, Mozart, Mendelssohn, Spohr et autres
grands maîtres sont jouées et admirées, mais elles n’ont pas la même

(10) - Dean Ramsay, The genius of Handel.

- 46 -
emprise que celles de Haendel, tout au moins sur le public anglais.
Ce dernier est assurément le plus grand et le plus aimé. Il demeure
seul, son œuvre considérable n’ayant pas été affectée par le temps.
Les vicissitudes qui entraînent les modes changeantes ainsi que les
caprices et les goûts instables des écoles sont passagères. Il est diffi-
cile de concevoir qu’une œuvre humaine puisse tenir indéfiniment la
place du Messie. Il y a depuis ces dernières années un renouveau
marqué dans l’intérêt porté à la grande musique, mais plus on com-
pose de belle musique, plus la suprématie de Haendel s’affirme parmi
les grands compositeurs. Si je devais définir en peu de mots les mé-
rites de Haendel en tant que compositeur, je dirais qu’il traite ses su-
jets avec majesté, qu’il met du sublime dans ses œuvres, que ses
compositions sont empreintes de pathos et enfin que sa musique est
toujours délicatement appropriée aux paroles qu’elle soutient. »
Voici d’autres appréciations, en dehors de ces louanges, et plus si-
gnificatives peut-être, émanant de la plume d’un contemporain doc-
teur en musique 11 : « Les chœurs de Mozart et de Beethoven sont très
souvent grandioses, mais rarement sublimes » écrit cet auteur en fai-
sant une comparaison en faveur de Haendel. C’est en effet le sublime
de la musique de Haendel qui impressionna avec force ses admira-
teurs. « D’autres compositeurs peuvent parfois être grands et puis-
sants, poursuit l’auteur cité, mais ils n’ont pas la majesté simple avec
laquelle Haendel sait présenter ses idées… Il produit ses effets les
plus sublimes et les plus touchants avec une simplicité mer-
veilleuse… C’est vraiment la marque d’un grand génie et d’un haut
degré d’inspiration que d’être à la fois grand et simple dans son art. »
On pourrait multiplier les tributs élogieux payés à la musique de
Haendel éveillant révérence et vénération, mais nous nous contente-

(11) - Dr. Crotch, Lectures on music.

- 47 -
rons de ne citer que deux autres hommages d’admiration : le premier
est extrait de la Quaterly Review, le second tiré de la biographie du
Rev. Robert Hall par le Dr Gregory. On lit dans la revue précitée :
« En venant d’entendre le Messie de Haendel on a l’impression que
l’on est allé secouer la poussière qui nous recouvrait ; il semble que
le monde n’est plus aussi pesant sur nous. Nos cœurs sont à la fois
élevés et soumis comme s’ils avaient été consacrés par la vertu de
quelque grande action, ou par la grâce de quelque noble principe.
Après une telle audition, on a conscience d’avoir participé à une
communion qui ne saurait nous décevoir, d’avoir goûté un plaisir qui
au moins n’appartient pas au fruit défendu, car c’est là le seul qu’il
nous sera donné d’emporter avec nous au ciel… »
La seconde citation n’est pas moins significative « M. Hall était
présent à l’Abbaye de Westminster lors du service célébré à la mé-
moire de Haendel. Étaient présents le roi George III et sa famille. À
un moment donné du service, alors que les chœurs entonnaient l’Al-
léluia, le roi se leva, donnant le signal à toute l’assistance. Il versait
des larmes. Rien, dit Robert Hall, ne l’avait ému davantage ; c’était
une sorte d’hommage national rendu aux grandes vérités fondamen-
tales de la religion. »
Nous allons maintenant passer aux autres caractéristiques déjà
mentionnées, et voir les causes qui les ont déterminées. Ceux qui ont
examiné de près la technique de Haendel ont sans doute remarqué
que ce dernier avait une prédilection marquée pour la répétition d’ac-
cords simples après une ou plusieurs phrases barrées, et qu’il avait le
goût de la séquence, c’est-à-dire de la réitération de la même phrase
avec une légère variante ou à un octave différent. Ainsi mis à part le
contenu émotif, la technique de Haendel étant d’un caractère formel,
formalistes furent ses effets. Si nous réunissons à présent les traits

- 48 -
émotifs de sa musique avec ce qu’elle a de formel en elle-même, et si
nous ajoutons à cela les tendances du compositeur à se répéter et à
céder à l’imitation – car la séquence musicale n’est autre chose
qu’une forme imitative, une forme de grandeur qui glorifie la répéti-
tion – si nous traduisons ce langage musical en termes de conduite
humaine, nous arriverons logiquement au culte du rituel, des cérémo-
nies extérieures et à l’adhésion à tout ce qui est conventionnel, car,
après tout, qu’entend-on par conventionnel, sinon la glorification,
même inconsciente, de l’imitation ?
Tout ce qui est conventionnel se rapporte à l’imitation des pensées
et des actions des autres dans des circonstances matérielles diffé-
rentes, tout comme la séquence musicale n’est que l’imitation d’une
phrase dans des circonstances musicales légèrement différentes. À
cet esprit de convention il faut simplement ajouter les sentiments de
révérence et de vénération mentionnés au début de ce chapitre pour
aboutir finalement au culte de la tradition et, à un degré plus élevé, au
puritanisme avec tout ce qui en découle. Cela peut engendrer selon
les circonstances la fausse piété, l’observance pointilleuse et ta-
tillonne du sabbat, et peut même dégénérer en formalisme grotesque,
voire morbide.
Tout en faisant allusion aux conséquences indirectes et quelque
peu compromettantes du génie de Haendel, il ne faut tout de même
pas oublier que les caractéristiques de l’ère victorienne dont nous
rions et que nous méprisons au 20e siècle, furent un correctif néces-
saire à l’époque où la musique de Haendel commença à produire ses
effets. L’art de Haendel fleurissait en Angleterre au temps où Swift,
Sterne et Smollett écrivaient leurs odieuses obscénités, et où le sacré
était profané ou tourné en dérision. La religion était pourtant prêchée
à l’époque et entrait même pour une large part dans la vie de la na-

- 49 -
tion, mais elle était complètement dissociée de son message spirituel.
Le type du prêtre « bon vivant » était non seulement toléré, mais per-
sonne n’eût alors songé un instant que la vie spirituelle ne pût s’ac-
commoder d’une conduite licencieuse. Swift et Sterne étaient eux-
mêmes dans les ordres, mais cela ne les empêchait pas d’être « liber-
tins et d’esprit vulgaire » pour citer les biographes de l’époque, ni
d’acquérir la renommée et même la gloire littéraire, en dépit ou peut-
être à cause de leur vulgarité. C’est alors qu’une révolution totale se
produisit aussi bien dans la vie religieuse que laïque. Le prêtre « bon
vivant » disparut pour faire place à un dignitaire imbu de révérence et
pénétré du mystère du sacré. Le nouveau religieux allait rehausser le
ton de la conversation et se comporter en toutes circonstances comme
s’il était à l’autel. Dans le même temps on put noter un changement
d’attitude notable du peuple aussi bien à l’église que dans ses rap-
ports avec le clergé. On ne se rendit plus à l’Église pour dormir du-
rant le sermon comme c’était la coutume ; quant au prêtre, on cessa
de le considérer comme un « bon garçon » payé pour prêcher son ser-
mon le dimanche et avoir l’œil sur ses ouailles. On lui témoigna dé-
sormais du respect, et on le vénéra comme un être supérieur. Au
18e siècle le pasteur était parfois, et même souvent, aimé de ses fi-
dèles. Au 19e siècle il fut vénéré par eux. Mais Haendel, au temps où
il écrivit sa musique, fut complètement étranger à l’idée que son
œuvre pût engendrer les limitations que nous avons soulignées ; il
était aussi loin d’y songer que les contemporains de Swift à admettre
que le pasteur de leur temps représentât une anomalie religieuse.
On a prétendu que Haendel composa plusieurs de ses arias, les
larmes ruisselant sur ses joues, mais on sait par ailleurs qu’il lui arri-
vait de jurer à maintes occasions, qu’il était un homme d’affaires avi-
sé, qu’il appréciait la bonne cuisine, la haute société et qu’il était am-

- 50 -
bitieux. En un mot, il n’était pas puritain. Mais ce qui surprend, c’est
que l’ironie qui le poussa inconsciemment à introduire un purita-
nisme étriqué chez les autres n’est surpassé que par une ironie encore
plus grande du destin dont sa musique est largement responsable.
Nous faisons allusion ici au veto que de nombreux religieux et
laïques ont opposé à ses oratorios, sous prétexte qu’ils étaient irrévé-
rencieux. « On sait, écrit Dean Ramsay qui se dressa contre un tel
point de vue, que des objections ont été soulevées envers l’audition
des oratorios. C’est un fait qu’ils ont été considérés en quelque sorte
comme profanes et sacrilèges et que des personnes de bonne foi et
bien pensantes ont cru de leur devoir de protester contre les oratorios.
Ces dernières ont défendu à leur famille d’y assister tout comme on
interdit d’assister à des spectacles mondains et gais, aux opéras et à
d’autres représentations scéniques. »
Il semble étrange de parler de rébellion envers l’esprit de révé-
rence, et cependant de nombreuses indications orientées dans cette
direction sont visibles à l’époque victorienne. Il ne faut pas oublier
que la notion de révérence et le sens du sacré étant étroitement appa-
rentés, il arrive qu’une représentation exagérée du sacré donne nais-
sance à une image également démesurée du profane. C’est cette der-
nière vue qui entraîna de nombreux « Victoriens » à considérer
comme péché tout ce qui se rapportait aux plaisirs de ce monde. Le
théâtre, l’opéra, etc. étaient classés comme occupations profanes et y
prendre plaisir était « participé à un enthousiasme qui détourne de la
voie droite, et qui invite à goûter des plaisirs qui relèvent du fruit dé-
fendu… » pour citer à nouveau l’article déjà mentionné de la Quater-
ly Review. On retrouve la même idée à la base de toute pruderie, et
surtout à l’endroit des questions sexuelles, car la pruderie après tout
n’est que le produit de l’interprétation pervertie de l’esprit de révé-

- 51 -
rence. Les « Victoriens » s’imaginaient que le sexe était un mal né-
cessaire, sinon agréable, non reconnu par Dieu (tout au moins offi-
ciellement) et qui ne devait jamais être mentionné ni en littérature ni
en société. On devine où tout cela devait mener : la « bowdlerisa-
tion » 12 des classiques devint un procédé courant et l’on s’étonne
même que personne ne songea à « bowdleriser » la Bible. Les statues
antiques furent revêtues d’une feuille de vigne, des synonymes furent
usités pour masquer l’impropriété supposée de certains mots, et l’on
fit des incursions punitives jusque dans les ouvrages scientifiques
pour ne pas en dire davantage.
Les idées préconçues à l’endroit de la dignité et de cet esprit de
respect et de révérence étaient partout répandues dans la société du
temps. Les femmes de l’époque considéraient que certaines occupa-
tions et passe-temps offensaient leur dignité pour la simple raison
qu’elles avaient une conception erronée et stupide de leur dignité et
qu’elles accordaient trop d’importance au respect dû à leur sexe, ten-
dance que les hommes du temps encourageaient d’ailleurs générale-
ment.
On peut aisément imaginer qu’à une époque aussi imprégnée de
tels sentiments, une reine elle-même n’eût pu dire autre chose à un
ministre pratiquement mourant à ses côtés, que « Je suis peinée, mais
je ne puis vous autoriser à vous asseoir. »
Il y avait encore un autre dérivé de cet esprit de révérence et de
dignité qui était la marque de cette civilisation victorienne ; il y avait
la glorification du DEVOIR en tant que stimulant pour l’action. Ac-
complir ceci ou cela en soi ou parce que l’on désirait le faire n’était
pas une raison valable à l’époque. Un tel motif d’action était jugé fri-

(12) - Expression tirée du Dr. Bowdlen qui en 1818 publia une édition expurgée des
œuvres de Shakespeare.

- 52 -
vole et indigne d’un homme bien né. Il fallait pour que la conscience
victorienne se trouvât en paix en face de son respect humain, que
l’action fût rehaussée d’une auréole d’obligation morale la dé-
pouillant par là-même de toute arrière-pensée de satisfaction ou de
gratification. C’est ainsi que naquit l’obligation sacrée du devoir.
En dépit de tous ses dons, Haendel ne fut pas un innovateur au
sens où Wagner le fut. Il appartient davantage au type de composi-
teur du genre Tchaïkovski qui développa les lignes de la musique qui
existaient déjà à son époque pour les enrichir grâce à une exubérance
mélodique. Dans le cas de Tchaïkovski, ces moules mélodiques
conventionnels se rapportaient à la forme sonate. Dans celui de
Haendel ils étaient liés à la fugue avec les séquences et réitérations
dont nous avons parlé. Tout cela était très conventionnel en soi. Il est
inutile de répéter ici pourquoi la loi des correspondances devait auto-
matiquement entraîner le formalisme dans la vie quotidienne. Cepen-
dant la loi des correspondances ne s’arrête pas là, mais se prolonge
dans la beauté et la magnificence de l’art de Haendel et de l’ère vic-
torienne. En effet, en face de la beauté et de la grandeur de la mu-
sique de Haendel qui, à cause de la technique du maître furent enta-
chées de formalisme et manquèrent de « finesse », on retrouve la
beauté et la grandeur de l’époque victorienne… avec sa fausse archi-
tecture gothique, ses salles à manger en mahogany massif, ses
énormes lits en noyer, ses garde-robes encombrantes dans des
chambres à coucher pompeuses, ses fauteuils en peluche rouge, ses
encadrements dorés, fleurs en cire, oiseaux empaillés aux plumes
prétentieuses, son Crystal Palace et Albert Memorial fastidieux et les
mille autres accessoires caractéristiques du formalisme ostentatoire
du siècle.

- 53 -
Cela n’était encore qu’un côté de l’influence haendélienne ;
l’autre, antérieur à celui-ci, avait été marqué par une prédilection
pour les objets sombres suggérant une ambiance funéraire avec les
longs crêpes de deuil dans lesquels les veuves s’enveloppaient pen-
dant des années. On aimait alors les sofas et les chaises recouverts de
longs crins de cheval de couleur noire naturellement, etc., et pour-
quoi ? Parce que la musique solennelle et révérencieuse de Haendel
éveillait chez certains tempéraments un sentiment grave d’un sérieux
exagéré qui trouvait son expression dans un penchant morbide pour
les décors funéraires. C’était là le résultat d’une fausse conception de
la religion et de la vie spirituelle en général.
La gloire de Haendel s’est répandue, très tôt après sa mort, en Al-
lemagne, mais beaucoup plus tard en Autriche et surtout en France.
Romain Rollantl 13 écrit à ce propos : « Nous (en France), nous atten-
dons encore la pleine révélation de ce grand art lumineux et tragique
si proche de la Grèce antique. » Combien cet aveu est significatif !
Les Anglais n’ont jamais été aussi proches des Français par leur tem-
pérament qu’ils ne le furent au 18e siècle. Ils commencèrent à s’en
écarter largement après la venue de Haendel. Il était en effet de mon-
naie courante à l’époque victorienne de déplorer la frivolité, la liberté
de langage, le relâchement des mœurs, la mondanité, l’inobservance
du jour du Seigneur et autres habitudes de ces « gens du continent »,
oubliant totalement qu’un tel état de chose était courant en Angle-
terre quelques années plus tôt. Il faut dire pour être juste que l’Alle-
magne n’échappait pas à cet opprobre généralisé, du fait, que ses
théâtres et certains de ses magasins étaient ouverts le dimanche.
Pourtant, les habitudes du peuple allemand étaient à l’opposé de la
frivolité ; c’était une nation éminemment sérieuse qui aimait la litté-

(13) - Dans Haendel.

- 54 -
rature sérieuse, l’art sérieux et la musique sérieuse. C’était par sur-
croît un peuple conventionnel. Ces traits de caractère étaient dus en
partie à la musique de Haendel, mais étaient surtout redevables à l’in-
fluence de Jean Sébastien Bach comme nous le verrons au chapitre
suivant. Quant aux Autrichiens, ils conservèrent leur gaieté nationale
et la joie de vivre qui sont également les signes distinctifs des Fran-
çais. En ce qui concerne les Autrichiens, il faut noter qu’ils tirèrent
leur nourriture musicale de Mozart, auquel ils vouent, encore de nos
jours, un culte de demi-dieu. Cela ne veut pas dire pourtant que les
œuvres de Haendel ne furent jamais, ou ne sont pas jouées en Au-
triche. Nous voulons dire que les Autrichiens reconnurent tard le gé-
nie de ce maître, et que ce dernier n’occupe pas et n’a jamais occupé
la place qui lui a été faite en Angleterre. En Italie non plus, Haendel
n’a jamais été une institution nationale ; là en dépit du caractère si ty-
piquement « professionnel » de la religion, on se trouve naturelle-
ment dans le pays le moins révérencieux. Ces remarques ont été no-
tées par un observateur aussi peu négligeable que Mendelssohn qui
dès 1830 écrivait : « Les Italiens ont une religion mais ils n’y croient
pas ; ils ont un pape et un gouvernement mais tournent les deux en ri-
dicule ; ils pourraient évoquer un passé brillant et héroïque, mais ils
n’y attachent aucune importance… Il est réellement révoltant de voir
leur indifférence au sujet de la mort du pape et leur gaieté camouflée
durant les cérémonies. J’ai vu moi-même le corps du pape reposant
en costume d’apparat, alors que les prêtres autour de lui chuchotaient
et riaient sans cesse. »
Le fait est qu’un pays qui voue une telle passion à l’art ultra-mé-
lodique sera toujours beaucoup trop gai de cœur pour être révéren-
cieux.

- 55 -
8
INFLUENCES RESPECTIVES DE HAENDEL ET DE BACH

Le plus grand polyphoniste que le monde ait connu disparut de


l’arène musicale avec la mort de Jean Sébastien Bach en 1750, tout
juste neuf ans avant celle de Haendel. En effet, comme l’écrivait
Schumann : « La musique lui doit une dette presque aussi grande
qu’une religion envers son fondateur. » Pourtant Bach fut plus que le
plus grand des polyphonistes ; il fut un inventeur d’une rare beauté
mélodique et un harmoniste d’une audace remarquable. Il n’est pas
étonnant qu’il ait été appelé « le père de toute notre musique mo-
derne », et que son nom soit devenu le symbole de « l’accomplisse-
ment et de la perfection de l’art tonal chrétien qui avait vu le jour du-
rant le Moyen Âge et pendant la Réforme. » On le crédite même
d’avoir affranchi la musique tout entière, car c’est grâce à sa veine
créatrice dans le domaine de la composition purement instrumentale
« que l’empreinte finale, complète et totale de liberté fut à tout jamais
laissée sur l’art des tonalités… après lui cet art pouvait exprimer les
sentiments les plus profonds en harmonies précises et intelligibles…
il n’exigeait plus le support de la poésie, de la Bible, des textes litur-
giques, du rituel d’Église, des cérémonies civiles ou des représenta-

- 56 -
tions dramatiques pour le rendre intelligible. Cet art était suprême
dans son royaume d’indépendance tonale, souverain absolu dans son
univers de musique instrumentale. Bach éleva cet art du rang de vas-
sal à la dignité majestueuse de reine responsable de ses propres déci-
sions. » 14
Tels sont les échos élogieux venant d’un historien que nous au-
rons l’occasion de citer encore. Le Dictionnaire musical de Grove
apporte autant de louanges dans ses appréciations : « Bach, prétend-
il, créa un style vocal entièrement nouveau, basés sur des principes
instrumentaux qu’il poussa au sommet de la perfection… Bien que
l’on parle généralement de son génial contrepoint comme étant la
marque particulière de son génie… sa forme réelle réside moins dans
la facilité et la dextérité presque inconcevables avec lesquelles il har-
monise les parties d’un ensemble compliqué, que dans l’arrangement
ordonné des mouvements. Pour la réussite de cet ensemble organique
il exhibe des dons de régularité et de fertilité absolument inimitables.
Sa ligne mélodique, ses harmonies et ses périodes sont tout ensemble
fondues dans un moule remarquable au service d’un indestructible
esprit de logique sévère se conformant strictement en ses parties
comme en son tout à une loi inéluctable… Cette unité sans pareille
entre les idées et la construction parfaite porte réellement l’empreinte
de l’œuvre d’art authentique dans les compositions de Bach. C’est là
qu’il faut voir l’attraction magique que le maître exerce sur ceux qui
font une étude sérieuse de son œuvre. »
Ces appréciations sont suffisamment claires en elles-mêmes ; elles
montrent que la note de base du génie de Bach était la profondeur. Il
ne s’agit cependant pas d’une profondeur aride, monotone, sans inté-
rêt, tout juste propre à plaire aux techniciens, mais d’un art complet

(14) - Naumann, Histoire de la Musique.

- 57 -
fourmillant d’inventions et d’inspiration. Bach, en fait, ne fut pas
seulement un compositeur ; il fut en un certain sens un mathémati-
cien, car seul un mathématicien était à même de porter le contrepoint
à un tel degré de perfection. Tel un grand joueur d’échecs, il avait
une aptitude extraordinaire à prévoir les combinaisons les plus auda-
cieuses, et bien qu’il ne laissât jamais transparaître la moindre trace
d’effort sous-jacent, on est en droit de penser que la peine qu’il pre-
nait à la tâche n’échappait pas à son modus operandi. Il serait diffi-
cile d’imaginer Bach jetant sur la table un oratorio écrit en trois se-
maines, comme Haendel le fit, dit-on, car la prédilection généralisée
de Bach pour la dissonance, pour l’enchevêtrement des parties et les
suspensions comportait des difficultés de style et un effort mental
considérable. Alors que « Haendel est quelque peu facile et imprécis
dans son approche artistique, Bach au contraire est toujours strict et
précis. 15 » C’est ce qui explique pourquoi les œuvres du premier sont
beaucoup plus faciles à comprendre que les compositions de Bach
qui sont infiniment plus intellectuelles.
Si nous examinons à présent les effets de la musique de Bach,
nous verrons tout de suite qu’ils ont laissé une marque profonde sur
le mental, grâce en grande partie à l’ingéniosité mathématique qu’il
développa dans la composition de ses fugues. Ses imitations et effets
de stretto facilitèrent l’assimilation et l’intégration des idées dans le
plan mental, car la fugue n’est elle-même que l’échange de plusieurs
idées musicales entre des parties alternantes. L’épanouissement intel-
lectuel de l’Allemagne et les travaux de quelques-uns de ses plus
grands penseurs coïncident avec le moment où la musique de Bach
commença à se répandre au loin. C’est cette même musique
d’ailleurs qui allait faire mûrir une géniale moisson chez les compo-

(15) - Naumann.

- 58 -
siteurs allemands. La raison pour laquelle ce fut l’Allemagne et non
l’Angleterre par exemple qui bénéficia de ce ferment s’explique en
partie par l’influence de Bach en opposition à celle de Haendel. Pour
nécessaires et bénéfiques que furent les répercussions de l’art de
Haendel, elles n’en furent pas moins hostiles à la pensée créatrice et à
l’épanouissement du génie musical, et c’est en grande partie pour
cette raison que l’Angleterre entra dans la période la plus terne de
son histoire musicale après la mort de Purcell. Parce que Haendel,
entre autres choses, inspira le conventionnalisme, les compositeurs
anglais qui vinrent après lui furent routiniers et médiocres ; ils culti-
vèrent à l’excès l’esprit de révérence envers la tradition et par là se
firent imitateurs et non créateurs. La musique anglaise ne reprit de la
vigueur que lorsque l’influence de Haendel s’estompa et fut contre-
balancée par d’autres.
Cela ne veut pas dire du tout que la musique de Bach n’inspira au-
cun esprit de révérence ; elle l’éveilla, mais sous une forme diffé-
rente, plus mentale, plus raisonnée et en conséquence moins émotive.
La fameuse Ehrfurcht des Allemands s’adresse aux accomplisse-
ments des grands hommes, à l’art profond, à la grandeur de la na-
ture ; elle se manifeste dans un climat complètement différent de
cette révérence que nous avons étudiée à propos de l’Angleterre. Elle
est plus philosophique et moins religieusement conventionnelle.
Bach, en effet, avec sa logique musicale, suscita un enthousiasme
prodigieux pour la philosophie dans le monde germanique. Il y a
seulement une quarantaine d’années, alors que son influence avait
déjà été considérablement atténuée par les apports d’autres composi-
teurs, la jeunesse allemande était encore sérieusement préoccupée par
les « pourquoi » et « par conséquent » de l’existence humaine, alors
qu’adultes et jeunes gens en Angleterre préféraient s’entretenir de

- 59 -
cricket, de football ou de golf. Bien que nous ayons indiqué dans le
chapitre précédent que le 19e siècle fut éminemment sérieux en An-
gleterre, ce sérieux était encore plus puritain que vraiment intellec-
tuel, et largement coloré d’hypocrisie inconsciente. Les livres de pié-
té par exemple étaient encore généreusement répandus à la place des
œuvres littéraires de valeur, et même l’audacieuse et inorthodoxe
George Eliot ne put résister à la tentation de barioler ses romans de
ce que Nietzsche appelait sarcastiquement « l’acide moralique »,
acide qui lui valait néanmoins une partie de ses succès. On n’en
considérait pas moins pourtant la lecture de ses œuvres comme dé-
placées, du fait qu’elle vivait avec un homme qui n’était pas son
mari, et l’on rapporte que nombre de ceux qui la lisaient glissaient
furtivement ses livres sous les coussins des fauteuils lorsqu’on son-
nait à la porte.
Nous avons examiné les effets globaux du génie monumental de
Bach. Il nous reste à jeter un coup d’œil sur quelques-unes de ses
œuvres moins profondes. Là, bien que le matériel qui y entre ait un
caractère de séquence et de répétition moins accentué que chez Haen-
del, il n’en produisit pas moins une certaine tendance au formalisme,
du moins à l’époque. Cette tendance fut bénéfique dans certain cas,
car elle introduisit un élément d’ordre et de méthode dans l’esprit ;
mais dans d’autres cas elle n’eut pour résultat que de façonner des
« passe-lacets » dont la raideur fut encore accentuée par les coups de
ressac de la tempête haendelienne. Les conséquences de ce courant se
décèlent dans le conventionnalisme et une application pointilleuse
pour lesquels les Allemands démontrèrent des aptitudes notoires, du
moins à l’époque. En même temps que cette propension à la préci-
sion, on pouvait déceler un autre aspect de cet élément conventionnel

- 60 -
qui semble être tout entier contenu dans l’adjectif allemand
kleinstädtisch 16.
Cet esprit provincial auquel nous faisons ici allusion fut assez ca-
ractéristique de la vie allemande au 19 e siècle, laquelle, à bien des
égards, était plus près de l’atmosphère victorienne, qu’elle ne l’était
dans aucun autre pays. Cette coïncidence, disons-le tout de suite,
n’était pas étrangère à la gloire post mortem de Bach lui-même. Il ne
faut pas oublier que pendant exactement un siècle les œuvres les plus
profondes et les plus riches en inventions harmoniques de Bach
furent délaissées au profit de celles de Haendel qui déversèrent ainsi
à souhait l’influence que l’on sait sur le peuple allemand. On imagine
donc sans peine que si les grandes compositions de Bach, telles que
La Passion selon saint Mathieu ou La Passion selon saint avaient été
dans l’air depuis le jour de leur création, l’Allemagne, mère patrie de
ce grand génie, aurait eu une façade beaucoup moins « petite ville »,
tout simplement à cause des dissonances qui sont la clef de voûte de
ces deux chefs-d’œuvre. La dissonance en effet façonne le moule
mental comme nous le montrerons plus loin, le rend plus flexible et
libère ainsi le penseur du processus mental stéréotypé. En poussant
plus loin l’analyse de cette absence pour un temps des dissonances de
Bach et de la prédominance de Haendel, on découvre que cet état de
choses ne fit pas seulement fleurir dans les jardins allemands la petite
fleur provinciale dont nous avons parlé, mais qu’il fit sortir du sol al-
lemand une culture nouvelle dite culture philistine ou esprit philistin.
Bach avait tout d’abord intellectualisé les Allemands ; la musique de
Haendel passa à l’attaque pour les « conventionaliser » si l’on nous
permet l’expression, et de cette collaboration allait naître une espèce
de sous-produit dénommé culture philistine, aux entournures de petit-

(16) - Littéralement : de petite ville, provincial.

- 61 -
bourgeois, dont les représentants ne sauraient être exactement accu-
sés de snobisme intellectuel, encore qu’il y ait eu des traînées de sno-
bisme autour d’eux, car il faut reconnaître qu’ils avaient du goût pour
les choses de l’esprit et une aversion marquée pour ce qui est vul-
gaire et inartistique.
Nous avons fait remarquer plus haut que les œuvres majeures de
Bach furent laissées dans l’ombre pendant un long siècle ; faut-il rap-
peler aux amateurs de musique que ce fut Mendelssohn qui les exhu-
ma de l’oubli où elles étaient enfouies en 1829 lorsque fut jouée à
Berlin la Passion selon saint Mathieu ? « Cet événement suscita un
déchaînement d’enthousiasme indescriptible dans le monde musical ;
on commença de sentir en Allemagne qu’une profondeur et une ori-
ginalité infinies de pensée, combinées à une ingéniosité consommée
dans la structure étaient cachées derrière ces œuvres trop longtemps
négligées. On joua dès lors la Passion et d’autres œuvres vocales de
Bach à Berlin et ailleurs. » 17 Cette musique diffusée dans toute la
mère-patrie fut mêlée à l’influence de tant d’autres qu’il est vraiment
difficile de mesurer la portée exacte de son empreinte intellectuelle
sur le public. Tout ce que l’on peut avancer avec certitude, c’est que
l’Allemagne d’alors fut plus intellectuelle que les autres pays d’Eu-
rope et que son ancien esprit philistin et conventionnel était en voie
de disparition. En Angleterre, en revanche, la Passion selon saint
Mathieu ne fut pas jouée en entier avant l’année 1854, c’est-à-dire
cent vingt-cinq ans après sa parution en Allemagne. De sorte que, à
part quelques œuvres mineures de Bach, notamment les fugues pour
orgue qui gagnèrent en popularité vers 1840, on peut dire que Haen-
del fut seul à tenir l’affiche dans le genre de l’oratorio jusqu’en 1846,
lorsque Mendelssohn présenta son Elie au public anglais. Nous pen-

(17) - Dictionary of Music and Musician de Grove.

- 62 -
sons sincèrement que si Jean Sébastien Bach était apparu plus tôt sur
la scène, avec le déploiement grandiose de ses harmonies, auda-
cieuses pour l’époque, et la maîtrise de son contrepoint, l’ère victo-
rienne eût été complètement différente de ce qu’elle fut. Le siècle eût
été intellectuel au lieu d’être « pieusement » sérieux, et la religion
n’eût point été aussi dogmatique et routinière, car le peuple eût alors
été habitué à penser d’une manière plus indépendante, au lieu d’imi-
ter les pensées des autres. La « simple grandeur » de Haendel, ses
harmonies uniquement euphoniques ne furent pas de nature à éman-
ciper l’esprit, ni à modifier ses tendances naturellement portées à la
routine et à la tradition. Ce devait être la mission de Bach et d’autres
d’accomplir cette tâche plus tard.

- 63 -
9
BEETHOVEN,

LA SYMPATHIE ET LA PSYCHANALYSE

Il y avait tout juste vingt ans que Bach venait de mourir modeste,
pauvre et cependant satisfait de sa position obscure, lorsqu’un astre
d’une nature toute différente fit son apparition au ciel de Bonn sur le
Rhin. Pour le situer dans toute son originalité, car il s’agit ici de Lud-
wig van Beethoven, il faut dire en passant qu’il prétendait être né
deux ans avant la date présumée de sa naissance. Une copie de son
certificat de baptême ne put même pas le convaincre dans son jeune
âge, et il écrivit de sa main au dos de l’acte : « Cela ne semble pas
correct, il y eut un Ludwig avant moi. » Il y eut en effet un Ludwig
avant lui, mais ce fut une fille appelée Ludwig Maria, qui naquit non
pas deux, mais trois ans avant Beethoven. Quoi qu’il en soit, si l’on
considère la grandeur de la mission à laquelle il était destiné, on ne
peut que s’étonner que le jeune garçon n’ait pas été plus bizarre.
Le préfixe van conduit de nombreuses personnes à penser que
Beethoven était d’origine noble ; mais en hollandais ce mot n’est pas

- 64 -
un signe de noblesse et ne doit pas être confondu avec le français de
ou l’allemand von. Sa mère était la fille d’un chef cuisinier, et son
père, homme de tempérament irascible et d’habitudes irrégulières,
était vocaliste à la chapelle de Clément Auguste, Électeur de Co-
logne. Il est plus que certain que le fils ait hérité des colères du père,
mais d’un autre côté il doit de nombreuses qualités à sa mère que l’on
dépeint comme une femme douce, facile à vivre, qui a inspiré un
amour tendre au cœur de celui qui devait devenir si célèbre. C’est en
effet l’association étrange de l’amour pur et tendre à la colère, au
manque de contrôle et aux mauvaises manières qui a dérouté tant de
biographes bien intentionnés et désappointé beaucoup de ceux qui
vouent volontiers un culte au héros.
Il y a cependant des raisons plus profondes, cachées sous ces ap-
parences superficielles, plus profondes que l’empreinte des origines
modestes, ou même que la marque des tares syphilitiques  18 qui se
manifestèrent très tôt. Il est en fait inconcevable de penser que Bee-
thoven eût pu remplir son étrange mission – mettre en sons l’im-
mense variété des émotions et sentiments humains – si son caractère
avait été différent. Bach avait été le plus grand polyphoniste connu
jusqu’alors ; Beethoven devait être le plus grand psychologue de la
musique. Pour cela il était, semble-t-il, essentiel qu’il fût né pour
souffrir, avec des difficultés inimaginables à surmonter : difficultés
dues à son tempérament, et nées des circonstances extérieures aggra-
vées de multiples maux physiques. Il devait expérimenter sur lui-
même à peu près toute la gamme des souffrances du cœur et des
émotions humaines, afin de pouvoir les traduire en harmonies pour le
reste de l’humanité. Les quelques souffrances dont il fut épargné
furent confiées à son imagination, à cette imagination qui jeta tout

(18) - Voir le Dictionnaire musical de Grove.

- 65 -
son contenu émotif dans un tourbillon de forces incontrôlables, en
perpétuel conflit, un peu à la manière d’un médium qui permettrait à
n’importe quel esprit de contrôler ses véhicules.
Il n’est pas étonnant que l’esprit de Beethoven ait pu être comparé
à son propre journal : un désordre, un méli-mélo de réflexions pas-
sionnées, de prières, d’aspirations, de complaintes, de notes de dé-
penses et de comptabilité domestique, de notes de musique, de règles
de conduite, de citations de livres. 19
Nous avons essayé d’expliquer rapidement les rapports existants
entre la vie et le caractère de cet homme remarquable et son éton-
nante mission que nous n’avons décrite que succinctement, sans tou-
cher au problème de sa signification. Car enfin on est en droit de se
demander : à quoi sert-il de décrire chaque variété d’émotion hu-
maine, et surtout les plus basses, en termes de symboles musicaux ?
N’est-ce pas là dégrader la musique tout simplement, et matérialiser
le plus immatériel de tous les arts ? La question est des plus perti-
nentes et justifierait presque à elle seule le détachement, voire l’aver-
sion que certains auditeurs affichent au regard de l’œuvre de Beetho-
ven. Pourtant ce sont les effets qui nous intéressent ici et non les ar-
gumentations quant aux dogmes artistiques.
Ceci dit, on peut ranger l’influence de Beethoven dans deux direc-
tions majeures :
1. Elle suscita le sentiment de SYMPATHIE (pris dans son sens
étymologique) à un degré absolument ignoré jusqu’alors.
2. Elle rendit possible la naissance de la science de la PSYCHA-
NALYSE, qui allait apporter des révélations troublantes à un public
tout d’abord horrifié, car Beethoven fut bien le précurseur de cette
science thérapeutique.
(19) - Voir le Dictionnaire musical de Grove.

- 66 -
Voyons pour commencer ce qui engendra la sympathie (nous in-
sistons encore sur le sens étymologique du mot) dans l’œuvre de
Beethoven ; il faut bien comprendre tout d’abord que ce qui donne à
la musique un caractère descriptif supérieur, plus puissant que la lit-
térature, le théâtre, la peinture ou la poésie, réside dans sa liberté sans
restriction et dans son appel direct, irrésistible à l’intuition et au sub-
conscient. L’auditeur, comme nous l’avons vu au chapitre premier,
assimile intuitivement le message de la musique et l’emmagasine
dans son subconscient, sans même s’en rendre compte dans la plupart
des cas. Ainsi le grand avantage de la poésie tonale est de pouvoir
exprimer absolument tout dans un langage codifié que le cœur com-
prend sans qu’il ait à se référer à l’esprit conscient. Or on sait que
c’est le mot qui choque en littérature, et que, par là, l’esprit est offen-
sé. On sait aussi combien une humanité superficielle se détourne faci-
lement de ce qu’elle trouve « désagréable » pour fermer la porte à un
champ immense de connaissances. C’est là le processus classique qui
entrave le développement de la vraie sympathie, car il est évident
qu’il n’y a que lorsque l’on comprend que l’on pardonne tout. Il fal-
lut donc qu’un médium, qu’un moyen d’expression fût donné au
monde pour obliger l’humanité à acquérir cette compréhension,
qu’elle le désirât ou non. Ce médium, cet instrument, fut la musique
de Beethoven ; ce fut elle qui amena les hommes à comprendre non
pas seulement les souffrances les plus visibles chez leurs semblables,
leurs peines, isolements, maux physiques, etc. mais encore cet amal-
game d’émotions, de sentiments, de passions qui les tourmentaient et
dont ils n’osaient parler. C’est la force de ce message beethovénien
qui valut à l’une de ses symphonies le qualificatif de ein sittenver-
derbendes Werk 20

(20) - Une œuvre de nature à pervertir les mœurs.

- 67 -
Il ne nous est jamais arrivé de mentionner le terme sympathie, au
cours de la courte étude que nous avons consacrée à l’ère victorienne,
et cependant il y eut des philanthropes à l’époque – où n’en trouve-t-
on pas ? – mais la faculté de sentir AVEC et non plus simplement
ENVERS n’était pas encore développée. Le conformisme et l’esprit
de révérence exagérément cultivés entravaient l’épanouissement de
ce sentiment vrai et délicat. C’est pourquoi tant de gens pieux étaient
totalement intolérants, et dépourvus de la moindre douceur qui ins-
pire la sympathie, en dépit de leurs croyances. Ceux-ci étaient telle-
ment préoccupés par leurs devoirs ou obligations envers Dieu qu’il
ne leur restait plus rien à offrir à leurs frères. La seule manifestation
de sympathie admise était strictement réglementée par le code des
conventions, comme l’étaient la pensée, les habitudes, etc. Il y avait
même des situations à l’égard desquelles il était déplacé de témoigner
de la sympathie ; une femme qui « fautait » par exemple, ne devait
être l’objet de compassion à aucun prix, et la même hostile raideur
devait faire front aux mécréants et non-conformistes de toutes na-
tures.
Tel était plus ou moins le comportement généralisé de la société
jusqu’alors ; mais avec Beethoven une multitude de changements al-
laient s’opérer. Sous son influence, la musique et d’autres éléments
éducatifs font leur entrée dans les prisons. Des ouvrages sont publiés
pour faire comprendre que le crime est une forme de démence et non
la soif de faire le mal. La peine capitale rencontre de plus en plus
d’opposition. Les relations d’amitié étroite entre personnes de sexes
différents ne suscitent plus de scandale. Le comportement des enfants
envers les parents n’implique plus le devoir et le respect exagéré,
mais ressemble davantage à la camaraderie et à la compréhension ré-
ciproques. Bien plus, c’est à l’influence déterminante de Beethoven

- 68 -
sur l’esprit de tolérance que l’on doit les études de Havelock Ellis,
Forel, Krafft-Ebing, Bloch et autres pionniers qui se sacrifièrent à la
cause d’un nouveau compartiment de la science : la psychologie
sexuelle. À la manière de l’aliéniste qui tentait de démontrer que les
actes criminels n’étaient pas toujours commis avec le désir de faire le
mal, les écrivains que nous venons de mentionner essayèrent d’expli-
quer que les agissements « scandaleux » des invertis et des pervers
n’avaient pas leur source dans le vice pur. Pour être moins incomplet,
il faudrait mettre encore au compte de Beethoven la multiplication
des organisations charitables qui se fondèrent sur les bases de la sym-
pathie en voie d’éclosion.
La musique de Beethoven, en un mot, permit de consacrer l’union
des cœurs et de l’esprit qui est la condition de base pour la compré-
hension vraie. Beethoven humanisa l’humanité.
Czerny a écrit à propos de Beethoven que « quelle que soit la so-
ciété dans laquelle il se trouvait, ses improvisations exerçaient une
influence telle sur ses auditeurs, que très fréquemment les yeux s’hu-
mectaient, tandis que certains éclataient en sanglots, tant il y avait de
merveilleux dans l’expression du maître en dehors de la beauté et de
l’originalité de ses idées. » Beethoven pourtant ne désirait pas telle-
ment ces effets embarrassants, car souvent il s’écriait avec indigna-
tion : « Nous autres artistes, nous ne voulons pas de larmes, mais des
applaudissements. » La nouveauté de la musique de Beethoven rési-
dait dans un élément qui semblait ramener irrésistiblement à la sur-
face des émotions et sentiments refoulés qui ne pouvaient se libérer
que par des pleurs. Longtemps même après la mort du maître, ceux
qui écoutent sa musique, et surtout ceux qui la jouent, sont conscients
d’un sentiment d’apaisement psychique, de repos émotif. Cette sen-

- 69 -
sation vient du fait que la musique de Beethoven ouvre la porte aux
refoulements et frustrations de l’être.
Chacun sait que l’on se sent plus léger, l’âme plus sereine lors-
qu’on donne un moyen d’expression à une peine qui ronge le cœur,
soit qu’on la confie à un ami, qu’on la dise au prêtre au confessionnal
ou qu’on la mette en vers sur le papier. Si en revanche on refoule un
chagrin, on risque de mettre tout l’équilibre mental en danger. C’est
pourquoi le médecin avisé invite toujours le patient qui a subi un
choc moral ou qui souffre de craintes et de désirs inexplicables à se
confier librement une fois pour toutes. Or l’âge victorien avec son
puritanisme était essentiellement un âge de refoulement. Les senti-
ments et émotions qui normalement auraient dû trouver un moyen
d’expression étaient bloqués à l’intérieur du sujet où ils ravageaient
le système nerveux.
Ces conséquences étaient particulièrement visibles dans le cas des
femmes non mariées, car il n’était pas seulement répréhensible de
ressentir des désirs féminins, mais même les exercices correctifs tels
que le hockey, le tennis et autres jeux étaient interdits. Il n’est pas
surprenant dès lors que tant de femmes de cette époque se soient des-
séchées en pleurs, aient étouffé de « vapeurs » ou se soient évanouies
d’effroi à la plus légère provocation. Il ne faut pas oublier non plus
que l’on considérait âgées et sans attraits, donc inéligibles au ma-
riage, les jeunes femmes qui avaient dépassé trente ans. Le nombre
des femmes insatisfaites était ainsi considérable et les répercussions
de cet état de choses eussent été quasi catastrophiques si la musique
de Beethoven n’était venue à temps pour libérer tant de forces main-
tenues sous pression. Lorsque les femmes jouaient ses sonates où
s’exprime toute la gamme des émotions turbulentes, des passions
violentes et des désirs non frustrés, elles mettaient enfin leur tempé-

- 70 -
rament en paix ; elles n’apaisaient pas seulement de cette manière les
ardeurs de la passion sentimentale, mais encore des sentiments moins
naturels et des émotions beaucoup plus répréhensibles telles que la
haine, la jalousie, la colère, l’envie, etc. Beethoven fut un musicien-
psychologue d’une telle perspicacité que sa musique ouvrit la porte
aux tortures les plus cachées du cœur : le remords, le désespoir, les
doutes, les anxiétés, et ces inépuisables langueurs des abîmes infi-
nis… Il pénétra plus loin que tout autre et mit à jour des émotions ou-
bliées depuis longtemps, enfouies dans les couches profondes du sub-
conscient où elles rongent l’âme comme un virus. C’est cette puis-
sance d’investigation en profondeur qui nous fait dire que Beethoven
est le père de la psychanalyse. Il fut peut-être en un sens le plus grand
psychanalyste. C’est pourquoi, au fur et à mesure que sa musique se
répandit et que l’ère victorienne avançait en âge, on rencontra de
moins en moins de femmes sujettes aux crises d’hystérie, aux scènes
d’évanouissement et aux crises de larmes.
Certains douteront peut-être des facultés psychanalytiques de la
musique de Beethoven, et pourtant il est certain que son influence
ouvrit la voie aux rêveries dans lesquelles l’être recompose des his-
toires qui contiennent une grande partie de la portion inconsciente de
l’esprit, et nul autre n’avait provoqué ce phénomène avant lui de la
même manière. Les rêveries qu’il fait naître portent en elles l’assou-
vissement mystérieux des désirs les plus secrets, car dans ces rêveries
les scènes et situations étranges se succèdent sans fin et le rêveur
peut s’observer à l’aise en tant que héros ou héroïne de sa propre co-
médie-désir intérieure. N’étant plus contraint à se replier alors dans
des refoulements hypocrites, l’être redécouvre à de tels moments sa
vraie nature, son Soi. Par ce moyen les ardeurs inassouvies sont cal-
mées, aussi fantasmagoriques soient-elles, les frustrations et humilia-

- 71 -
tions de la vie quotidienne sont oubliées pour un temps, et les rêves
qui paraissaient impossibles se réalisent. Le Dieu-instinct créateur
qui sommeille au cœur de chacun remonte ainsi à la surface avec les
rancœurs et ressentiments enfouis ou l’envie de détruire. Le subcons-
cient prisonnier depuis si longtemps est enfin libéré de son assujettis-
sement aux lois sociales et surtout de sa subordination à l’esprit
conscient lui-même.
L’activité de l’esprit conscient est en effet momentanément sus-
pendue chez nombre d’auditeurs au moment où ils écoutent de la mu-
sique. Cette activité est assoupie comme dans un état d’hypnose ou
de demi-sommeil au lieu d’être concentrée sur les sons eux-mêmes.
Ces sons sont perçus par l’oreille bien entendu, mais au lieu de servir
de point focal à l’attention consciente, ils agissent plutôt comme un
stimulant, qui imprimera aux pensées un mouvement et donnera libre
cours aux pérégrinations du subconscient comme c’est le cas lors du
rêve. Bien des genres musicaux tendent à produire ces effets libéra-
teurs sur le subconscient, mais aucun à un degré aussi poussé que les
œuvres de Beethoven. Seul parmi tous les compositeurs, il connut
l’art d’exprimer les secrets les plus cachés du cœur pour en tirer des
échos sans nombre dans les replis les plus cachés de l’esprit.
Nous n’avons parlé jusqu’à présent que de l’élément passionnel
de la musique de Beethoven. Rien n’a encore été dit de cette somme
extraordinaire d’humour qui tient une place si importante dans son
œuvre. Fait curieux, ce sens de l’humour ne cessait de s’aiguiser et
de s’affiner au fur et à mesure que s’aggravait la surdité de Beetho-
ven. C’est au moment où il réalisa que son infirmité était incurable
qu’il écrivit quelques-unes des parties les plus drôles de son œuvre.
Cet humour n’avait rien de comparable avec la gaieté que l’on trouve
dans les œuvres de Mendelssohn, où l’humour est toujours vif,

- 72 -
brillant, primesautier, léger comme un conte de fée ; c’était l’humour
du galérien, le rire sardonique d’un homme qui a tout perdu… tel
qu’il s’étale dans le dernier mouvement de la septième symphonie, le
dernier de la huitième et le scherzo de la neuvième, ce que les Alle-
mands appellent le Galgenhumor.
Cet humour ne se rencontrait pas que dans ses œuvres ; on le re-
trouvait encore dans la vie journalière du musicien. C’est précisé-
ment à cette époque de sa carrière qu’il développa un penchant exa-
géré pour les plaisanteries à tort et à travers. De nombreuses anec-
dotes rapportent que certaines de ses réflexions qui voulaient être
amusantes offensaient, tandis que d’autres éveillaient la sympathie à
cause du sourire de désespoir qu’elles laissaient transparaître.
En introduisant l’humour dans ses œuvres, il semble que Beetho-
ven, avant que sa mission ne prît fin, ait voulu caricaturer le destin,
afin d’en mieux faire comprendre le poids aux hommes. Nul humour
ordinaire n’eût pu parvenir à un tel résultat, car l’humour classique
n’éveille pas la sympathie ; il ne soulève que le rire, alors que cet
amour âpre des galères est plus poignant souvent que le plus pathé-
tique des chefs-d’œuvre et par là lance un appel irrésistible au cœur.
S’il est vrai qu’un certain public peut écouter les trois mouvements
précités sans être objectivement conscient de leur signification réelle,
il n’en demeure pas moins vrai que l’être intérieur est affecté, et c’est
ce qui importe.
Lorsque fut érigé le premier monument à la mémoire de Beetho-
ven, l’orateur dit ceci dans son discours d’inauguration : « Beethoven
ne laissait ni femme affligée, ni fils, ni fille pour verser des larmes
sur sa tombe, mais un Univers tout entier pleurait… » Le monde en-
tier pleurait, mais ne comprenait pas encore la dette immense de gra-
titude qu’il devait à celui dont il portait le deuil. Ce monde ne pou-

- 73 -
vait pas comprendre, car il appartenait à une autre génération de
moissonner les fruits que le génie du maître avait mûris pour elle.
Ceux qui le conduisirent à la tombe vécurent des instants d’extase
en écoutant sa musique, mais ils ne savaient pas le rayonnement que
ces accents embrasés allaient connaître. C’étaient la prostituée et
l’enfant trouvé, le lépreux et le vieillard abandonné, ceux-là même
qui n’entendirent jamais peut-être sa musique, qui allaient hériter en
premier lieu de son art.

- 74 -
10
LA SYMPATHIE CHEZ MENDELSSOHN

Il n’y eut sans doute jamais deux caractères plus opposés que
ceux de Mendelssohn et de Beethoven, et pourtant, aussi étrange que
cela paraisse, les deux hommes œuvrèrent inconsciemment dans la
même direction : verser la sympathie dans l’âme humaine. Ils y utili-
sèrent des méthodes aussi divergentes que leurs caractères. Beetho-
ven, si l’on peut s’exprimer ainsi, représentait une face de l’image,
Mendelssohn l’autre.
Il est significatif d’observer combien la vie de ces deux hommes
diffère, non seulement à leurs débuts, mais pratiquement tout au long.
On ne voit Mendelssohn qu’entouré de sympathie depuis sa plus
tendre enfance au milieu d’un cercle de famille qui fut l’antithèse de
l’entourage de Beethoven. Alors que ce dernier fut élevé par un père
ivrogne, taré, traînant avec lui la misère et la trivialité, le père de
Mendelssohn était un homme de caractère ferme, capable et distin-
gué, et bien que n’étant pas artiste lui-même, il était doté d’un don de
perception artistique très développé qu’auraient pu envier nombre de
dilettantes. Mendelssohn ne fut pas moins privilégié du côté de sa

- 75 -
mère qui ajoutait une solide culture générale à des qualités d’éduca-
trice douce et avertie. « Elle parlait français, anglais et italien cou-
ramment et était en plus une remarquable helléniste… Elle jouait du
piano, chantait avec beaucoup de talent, et dessinait avec goût. » 21
Mais par-dessus tout, elle semble, selon Hiller, biographe de Men-
delssohn, avoir répandu autour d’elle cette « bonté et douceur infi-
nies » et manifesté cet intérêt aimant envers le monde et les choses
qui ne peuvent se résumer qu’en un mot : la sympathie.
Hiller écrit dans sa biographie de Mendelssohn : « Des dons gé-
niaux se trouvaient réunis en lui : avec la culture la plus soignée, la
tendresse du cœur, la vivacité de l’intelligence, la facilité avec la-
quelle il entreprenait quoi que ce fût, et la puissance créatrice souve-
raine qu’il apportait dans ses grandes œuvres. Son cœur pur était ani-
mé d’un noble sentiment de gratitude envers toutes les belles choses
que le destin lui offrait, et cette pieuse disposition – pieuse dans le
meilleur sens du mot – fut le secret de son désir constant de répandre
du plaisir et de témoigner de la sympathie active. » 22
Ce fut cet ensemble de qualités qui conféra à sa musique une au-
réole translucide dont l’effet fut direct et immédiat. La douce caresse
de ses mélodies avec leurs passages tendres, enjoués et heureux, ja-
mais heurtés ni bruyants, ne pouvait manquer de toucher l’humanité.
Elle introduisait d’emblée la beauté des générosités du cœur au sein
des foyers. Nulle musique avant celle de Mendelssohn n’avait été
empreinte d’une tendresse aussi exquise. On n’avait connu cette ten-
dresse que dans quelques rares moments chez Beethoven 23, mais bien
vite balayée par le souffle violent des passions déchaînées, alors que

(21) - Mendelssohn par W. S. Rockstro.


(22) - Mendelssohn par Ferdinand Hiller.
(23) - Dans son concerto pour violon par exemple.

- 76 -
Mendelssohn est une brise perpétuelle, douce et suave même lorsque
le mouvement est gai et vif. Il avait appris à connaître cette douceur,
dès les premières années de sa vie, au milieu des siens, et c’est cette
atmosphère chaude qu’il apportait avec ses harmonies ailées à chaque
cœur. On se sentait calme, plus tendre, plus compréhensif envers son
entourage, femmes, enfants, sœurs, frères… après avoir entendu une
mélodie de Mendelssohn. Il était impossible de ne pas céder à la
compassion après avoir entendu O demeure dans le Seigneur ou la
mélodie du second mouvement du concerto pour violon. L’âme souf-
frante n’était pas seulement réconfortée, mais encore égayée par l’en-
thousiasme délirant de joie enfantine et de sourire féerique qui éma-
nait du génie de Mendelssohn. On n’était plus ni bouleversé, ni re-
mué jusqu’au tréfonds des passions comme par la musique de Bee-
thoven, mais bercé dans un ciel de félicité et de paix tranquille. La
musique de Mendelssohn irradiait un bonheur serein. Sa modestie par
ailleurs était telle qu’il semble n’avoir pas eu vraiment conscience de
la puissance de son œuvre, bien qu’il en ait expérimenté le profond
message comme on peut le déduire de ce qu’il écrivait à un ami dans
la détresse : « À quel point ai-je senti du fond du cœur combien, à de
tels moments, tout art et poésie et tout le reste qui nous est si cher et
précieux semble vide et sans réconfort, haïssable et sans valeur, et
combien la seule pensée qui nous vienne alors à l’esprit est celle que
seule la Grâce de Dieu est secourable. » 24
Bien qu’il ressentît profondément les peines des autres, ce ne fut
jamais sa mission de les exprimer en musique comme le fit Beetho-
ven. Il devait suppléer à ce qui manquait chez le premier. Le grand
art de Beethoven fut d’éveiller la compassion en peignant la misère
des gueux et des déshérités ; celui de Mendelssohn aboutissait aux

(24) - Lettre à Ferdinand Hiller.

- 77 -
mêmes résultats en entourant leur déchéance d’une auréole de bon-
heur. Comme nous l’avons dit, son art présentait l’envers de l’image.
Beaucoup se montraient rétifs à l’audition du tragique grandiose de
Beethoven et se plaignaient d’être incommodés par cette puissance
turbulente. D’autres se refusaient tout simplement à endurer le spec-
tacle des tragédies et souffrances sans nombre de la vie. La douceur
ailée de Mendelssohn convenait davantage à ces derniers auxquels
elle inspirait une vague de sympathie inconsciente pour tous ceux qui
souffrent.
Nous savons tous qu’il existe un type d’épicurisme émotif qui fait
que certaines personnes ne peuvent partager que les sentiments qui
procurent du plaisir. « Je ne veux pas entendre ce qui est désagréable,
disent-elles, aussi ne m’en parlez pas. » Ces gens-là sont égoïstes et
manquent de sympathie (toujours au sens étymologique). Il y a ceux
par contre qui, bien que pris d’effroi au spectacle de la souffrance,
n’en œuvrent pas moins pour essayer de l’adoucir. Ces derniers
veulent que chacun soit heureux, parce qu’ils connaissent le prix du
bonheur et qu’ils sont naturellement compatissants. Mendelssohn fai-
sait partie de ces derniers. C’est avec le côté le plus gai de son génie
qu’il diffusait le plus de bonheur. Gai et enfantin lui-même, il se plai-
sait à dépeindre le bonheur innocent et sans frontière de l’enfant, ce
bonheur si convoité dans l’âge mûr.
Il en est qui ont cru déceler de la mélancolie dans l’œuvre de
Mendelssohn. S’ils y regardaient de plus près, ils réaliseraient qu’il
ne s’agit pas de la mélancolie du chagrin ou de la peine, mais plutôt
de cette mélancolie enjouée du poète qui savoure de temps en temps
le luxe de se sentir triste… Cette attitude était en grande partie inspi-
rée chez Mendelssohn par le besoin artistique de donner naissance au
contraste. Sa nature était tout à l’opposé de celle de Beethoven qui ne

- 78 -
composait jamais si bien que dans le déchirement de la passion et
l’agitation intérieure ; sous la pression du tourment et la peine réelle,
la fleur délicate de Mendelssohn se flétrissait et perdait toute aptitude
à exhaler son parfum.
Sa santé fut altérée par les exigences d’une gloire qu’il n’avait ja-
mais recherchée, aggravée par les jalousies mesquines inévitables et
finalement irrémédiablement secouée par la mort de l’une de ses
sœurs qu’il entourait de soins particuliers.
Il mourut en 1847, mais il semble que ses forces avaient commen-
cé de décliner depuis un an déjà. Mendelssohn fut l’enfant de la com-
passion ; il aima avant tout l’attrayant et le beau. Il n’avait rien d’un
stoïcien, et en dépit de son admiration pour Gœthe qu’il avait connu
dans sa jeunesse, ce ne fut pas un penseur. Tout lui venait aisément,
tout lui était familier, sauf le courage dans l’adversité… Et pourtant il
aurait certainement moins ressenti les souffrances des autres s’il
n’avait pas pu souffrir lui-même amplement ; il n’aurait jamais pu
colorer sa musique de la grâce veloutée qui était l’essence de sa com-
passion, et le monde aurait perdu son plus grand poète-musicien de la
compassion, de la tendresse et de l’amour.
L’immense popularité dont Mendelssohn jouit de son vivant et
principalement en Angleterre, ne fit que s’accroître après sa mort. Il
est manifeste qu’il rehaussa encore l’influence qu’engendrèrent la
compassion et la sympathie dans la musique de Beethoven si l’on en
juge par la multiplication des œuvres et institutions charitables qui
virent le jour dans les vingt années qui suivirent sa mort. Pas moins
de cinquante-huit de ces organisations furent inaugurées à Londres
entre 1879 et 1904 seulement. Après le passage de Mendelssohn la
compassion se fit de plus en plus humaine à l’endroit des aveugles,
des sourds et muets, des maternités difficiles, de l’enfance illégitime,

- 79 -
des maladies vénériennes, etc. Et ce ne fut pas seulement le bien-être
des malades et des nécessiteux qui fut soudainement l’objet de soins
et d’attentions accrus, mais celui de tous les citoyens.
En dehors de l’institution de la Ligue pour l’interdiction des tra-
vaux trop pénibles, fondée en 1889, on vit fleurir à profusion les
parcs publics, les librairies municipales, les salles et terrains de jeux,
etc.
Mendelssohn sema au cœur de l’humanité ce qui allait donner ses
premiers fruits avec la philosophie du bien-être pour tous.

- 80 -
11
FRÉDÉRIC CHOPIN
APÔTRE DU RAFFINEMENT

Plusieurs biographes ont décrit Chopin enfant comme « une petite


créature lunaire, pâle et sentimentale » sans résistance ni joie de
vivre ; mais les biographes, à l’image des portraitistes, ne sont pas
toujours scrupuleux envers la précision. Il suffit que Chopin éclatât
en sanglots dans son enfance lorsqu’il entendait jouer de la musique
pour qu’on en tirât une conclusion hâtive, ou que, quelque trente-huit
ans plus tard, il désirât être enterré dans ses plus beaux vêtements,
pour que Lombroso le jugeât lunatique. Nous pouvons dire que cet
homme de science s’est trompé 25, car Chopin n’a jamais formulé un
tel désir. Pas plus qu’il « n’abandonna la femme qu’il aimait tendre-
ment parce que cette dernière tendit un siège à une tierce personne
avant de le lui avoir offert en premier lieu », car là, comme l’indique
Hunecker, « ce n’est qu’une histoire à la George Sand élevée au rang

(25) - Voir Chopin par Frédérick Niecks, vol. 11 p. 322.

- 81 -
d’un diagnostic définitif… Ce n’est qu’un non-sens après tant
d’autres » ajoute le chroniqueur 26.
Le fait est que, bien qu’il y ait à peine un seul point sur lequel la
chronique puisse se mettre d’accord à propos de Chopin, tout le
monde est unanime à reconnaître qu’il vécut à Paris où les papotages
mondains les plus fantaisistes, tout au moins au 19e siècle, jouissaient
du prestige d’un art majeur. Nous glanons encore parmi les racontars
pseudo romantiques qui foisonnaient autour de la personnalité énig-
matique de Chopin, que celui-ci, dans son enfance, n’était ni robuste,
ni délicat, qu’il était intelligent, vif, sensible, d’humeur enjouée et ai-
mait les plaisanteries. Comme Mendelssohn, il fut élevé dans une at-
mosphère de tendresse et de raffinement, ses parents étant tous deux
gens de bonne naissance et extrêmement cultivés. Sa mère était polo-
naise, née de famille pauvre, mais d’origine noble, et semble avoir
été une mère modèle. Son père était un Français de bonne compagnie
et de formation universitaire. Quant à ses sœurs, « elles étaient
douées, douces et disposées à le cajoler… » 27
Bien que la famille Chopin ne fût jamais dans l’opulence, ils
eurent assez d’argent pour vivre à l’aise et pour assurer la formation
musicale du jeune Frédéric. Comme on le voit, ceux qui prétendent
que Chopin est né dans la pauvreté et la souffrance font encore partie
de ceux qui se sont laissés prendre au piège de ces fables sans fonde-
ment qui circulèrent autour de la renommée du compositeur. On
pense que celui-ci fit une crise de croissance vers sa dix-septième an-
née après un surmenage dans ses études au lycée, mais les consé-
quences de ce passage difficile ne semblent pas avoir été trop sé-
rieuses, puisque Karasowski dit qu’il atteignit l’âge adulte sans

(26) - Voir Chopin par James Hunecker.


(27) - Voir Huneckcr.

- 82 -
même avoir souffert d’aucune maladie plus grave que le rhume. Il est
vrai que sa mère et ses sœurs lui recommandaient sans cesse de « se
bien couvrir pour ne pas attraper froid. » 28 Celte sollicitude quelque
peu exagérée pourrait avoir un sens significatif si ce genre d’attention
n’était aussi généralisé en Europe, sur le continent. Les autres argu-
ments avancés pour essayer de montrer que Chopin dans sa jeunesse
était très délicat ne nous semblent pas plus convaincants. On nous dit
par exemple « qu’il n’aimait pas les longues excursions à pied et
qu’il préférait rester allongé et rêver sous les grands arbres » ou en-
core « qu’il n’aimait pas fumer ». Mais les poètes sont généralement
portés au rêve et nombre d’entre eux préfèrent utiliser leur cerveau
que leurs jambes ; quant à la fumée, on compte d’innombrables per-
sonnes en excellente santé qui ne fument jamais. Même le verdict
prononcé contre lui à Varsovie en 1830 par ses admirateurs doit être
pris cum grano salis : il avait alors 21 ans, et parce qu’il paraissait
mince et pâle on voulait qu’il fût voué à une mort précoce comme
nombre de génies. Il est évident que les pessimistes romantiques qui
parlaient ainsi étaient tout simplement hypnotisés par quelques
phrases toutes faites et faciles qui sont loin de refléter la vérité. Si
ceux-ci voulaient faire allusion par là aux génies musicaux qui
meurent jeunes, le nombre des cas était réduit à Mozart et à Schubert,
car les Palestrina, Scarlatti, Haendel, Bach… vécurent tous jusqu’à
un âge avancé. Chopin lui-même ne mourut pas tellement jeune après
tout. Il était dans sa quarantième aimée lorsqu’il rendit le dernier sou-
pir et c’était un âge moyen pour l’époque.
Notre intention n’est pas de prouver que Chopin était l’incarna-
tion de la santé et de la force physique, loin de là, mais de dissiper le
préjugé ridicule qui fit de lui un valétudinaire « morose et mélanco-

(28) - Voir Niecks.

- 83 -
lique » du berceau à la tombe, qui ne parvint à composer qu’à force
de surmonter tant d’empêchements. Il est indéniable par ailleurs qu’il
naquit avec une prédisposition à la phtisie pulmonaire, affection qu’il
hérita de son père, mais qui ne se développa pas avant sa vingt-hui-
tième année, lorsqu’il fut exposé à l’humidité. Dans quelles mesures
à présent les exigences de Georges Sand avec laquelle il vécut à Ma-
jorque aggravèrent-elles son état ? Nul ne saurait le dire, mais ce que
nul n’ignore, c’est qu’en dépit de toute l’innocence que revendiquait
cette dernière, elle semble avoir été plus que raisonnablement intéres-
sée par la question sexuelle, et qu’il est difficile d’imaginer que Cho-
pin n’ait point été complice dans cette préoccupation, étant donné les
circonstances. Ces considérations mises à part, le médecin déclarait
en 1839 que son malade « ne présentait plus aucun symptôme d’af-
fection pulmonaire, mais souffrait simplement d’une légère laryngite
chronique qui ne devait causer aucune alarme, bien qu’il n’espérât
pas le guérir. » 29 Après cela, on n’entendit plus rien d’alarmant au
sujet de la santé de Chopin jusqu’en 1847, date après laquelle il dé-
clina graduellement jusqu’à sa mort.
Si nous avons tellement insisté sur l’historique de la santé de Fré-
déric Chopin, c’est qu’il y avait lieu d’écarter certaines erreurs d’in-
terprétation qui eurent pour effet de confondre son œuvre et son ca-
ractère avec sa santé. Un auteur écrit par exemple : « D’une constitu-
tion délicate qui affecta au plus haut point son caractère, il eut en
1837 une attaque pulmonaire et asthmatique dont il ne se remit ja-
mais. Cela l’indisposa au point de l’empêcher de paraître en public,
et c’est ainsi qu’il concentra ses pensées sur ses compositions qui
furent ainsi colorées d’une inquiétude particulière, pour ne pas dire
morbide, inquiétude qui marquait toutes ses œuvres. » Il semble que

(29) - Niecks.

- 84 -
l’auteur de ces lignes confond l’effet avec la cause. Tout d’abord, la
maladie n’a jamais été à la base d’un talent créateur particulier. S’il
en était ainsi il suffirait d’injecter les germes d’une maladie donnée
au plus médiocre des dilettantes pour en faire un génie. Deuxième-
ment, Chopin fut un compositeur au style très individualisé bien
avant 1837, et troisièmement, comme nous allons le voir, ses compo-
sitions n’ont rien de morbide sauf de très rares exceptions. Notons en
passant que cet auteur n’est pas le seul à partager de telles vues, car
on trouve les mêmes accusations jusque dans l’étude si fouillée et si
intéressante de Hunecker.
« Les humeurs de Chopin, écrit ce dernier, sont souvent morbides,
sa musique souvent pathologique. Beethoven aussi est morbide, mais
son royaume est si vaste, si varié, que ce caractère s’y perd ou est, du
moins, très atténué ; tandis que dans la petite province de Chopin il
s’épanouit tel un upas maléfique, étalant de larges feuilles scin-
tillantes de sensualité sous les fleurs du mal… Chopin a fait sienne la
maladie musicale du siècle. Il fut son meilleur interprète. » Hunecker
va jusqu’à le ranger aux côtés de Nietzsche pour nous dire : « Tous
deux souffraient mortellement d’hypersthénie, la punition de tous les
génies malades. » Il est vrai qu’il nous est difficile de réfuter les
termes d’un critique qui parle de « faire sienne » la maladie musicale
du siècle, car nous ne voyons pas exactement ce qu’il veut signifier
par là ; mais il en va autrement de l’accusation de morbidité. Voyons
sur quoi elle est basée.
Chopin fut le poète-musicien du raffinement par excellence ; non
pas d’un raffinement superficiel, mais d’un raffinement intérieur de
l’âme. C’est ce raffinement qui, porté peut-être à l’excès dans son ca-
ractère individuel, fut la caractéristique et la note de base de sa mu-
sique, et c’est lui qui a été confondu dans certains cas avec la morbi-

- 85 -
dité. Nous avons parlé de poètes des sons dans un sens large, mais
Chopin fut le premier poète des sons dans le sens le plus étroit et le
plus spécifique. C’est pourquoi l’on trouve parfois dans sa musique
et à des degrés variés, cet arôme particulier de la tristesse qui est la
quintessence de tout véritable poète lyrique. Comprendre cela, c’est
comprendre la personnalité de Chopin et l’influence qu’il exerça sur
le monde. Cette expression raffinée de la tristesse et cette expression
triste dans le raffinement, bien qu’elle pût émaner d’un organisme
très sensible seulement, était ici le fruit d’une nature poétique et non
d’une maladie pulmonaire. Quant à cette nature elle-même, elle était
le mélange des deux cultures, polonaise et française, colorées d’une
forte inspiration patriotique qu’on ne manque pas de trouver dans sa
musique. Mais encore une fois il n’y a rien là-dedans de morbide.
Chopin composa à l’image de tant d’autres artistes qui tirèrent leur
inspiration de la musique folklorique de leur nation pour la transpo-
ser dans leurs œuvres. Ce faisant il ne pouvait se départir d’une cer-
taine tristesse, car les chants du folklore polonais sont précisément
tristes.
La mélancolie poétique de la muse de Chopin a vraiment pris des
proportions irraisonnées dans l’esprit de ses critiques, car il y a en
fait un élan de vigueur et de gaieté dans ses œuvres les plus fines qui
est tout à l’opposé de la tristesse, mais qui justement à cause de ce
raffinement intérieur semble parfois manquer de « muscle » et de vi-
talité. Bien qu’animées, gaies, passionnées même parfois, ses œuvres
recèlent une grâce dans les manières et une réserve poétique que l’on
chercherait en vain chez les compositeurs antérieurs, à l’exception de
son contemporain Mendelssohn peut-être, qui lui ressemblait le plus
à cet égard.

- 86 -
Chopin ne fut pas seulement un poète, mais un aristocrate de la
musique dans le sens le plus artistique du mot. Chacune de ses émo-
tions, chacun de ses sentiments était exprimé en aristocrate dans le
langage le plus choisi. Sa musique ne fut que l’image poétisée de lui-
même. Il abhorrait la vulgarité et tout ce qui frisait l’inesthétique, et
n’avait que mépris pour les dissipations « de l’homme moyen qui
s’adonne aux plaisirs faciles » 30. La fumée par exemple offensait son
goût du raffinement, et c’est ce même goût si délicat qui lui rendait
odieux toute apparence en public et surtout le bruit des applaudisse-
ments. Ses goûts en musique n’étaient pas moins révolutionnaires. Il
ne trouvait pas l’œuvre de Beethoven plaisante du tout à l’exception
d’une ou deux sonates. Comment peut-on imaginer que la personnali-
té musicale d’un homme qui curait ses dents en présence des dames  31
pût trouver audience auprès d’une nature aussi délicate. Il admirait le
génie de Beethoven assurément, mais nombre de ses compositions lui
semblaient « sculptées avec trop de rudesse… trop athlétiques… trop
intempestives… leurs passions survoltées. » 32 Schubert n’occupait
pas une place plus élevée dans son estime. Il le trouvait dans l’en-
semble trop « cru » pour être plaisant, en dépit du charme qu’il ap-
préciait dans quelques-unes de ses mélodies. Toute cette « fougue
sauvage », cette débauche dans l’expression non masquée des cha-
grins lui répugnaient. Si l’on passait en revue les sympathies musi-
cales de Chopin, on trouverait avec peine un compositeur qui en fût
plus exclu que Schubert. Il ne reconnut en fait que deux dieux en mu-
sique : l’un s’appelait Mozart, l’autre Bach ; il aimait le premier
parce que, pour reprendre les paroles de Liszt : « Mozart condescen-
dait plus rarement que quiconque jusqu’aux échelons qui séparent le
(30) - Hunecker.
(31) - Voir Mendelssohn, Lettres d’Italie.
(32) - Voir Liszt.

- 87 -
raffinement de la vulgarité. » Combien ce jugement est suggestif de
la manière de sentir de Chopin !
Dans cette courte présentation de Chopin, nous avons évité à des-
sein de dire quoi que ce soit qui n’ait déjà été dit au sujet de l’illustre
musicien polonais, si l’on met à part une brève tentative de redresser
quelques fausses interprétations. Au sujet de sa musique nous
n’avons rien dit qui n’ait déjà été écrit ou senti par tout critique hon-
nête. Nous prétendons simplement à l’encontre de tant d’autres qu’il
n’existe aucun document pour prouver que Chopin fut lunatique.
N’importe quel auditeur de goût et de bonne foi reconnut d’emblée
dans Chopin « le poète du piano » et « un aristocrate de la musique »,
mais ce que le public ne sut pas, parce que manquant des connais-
sances occultes nécessaires, c’est que Chopin fut inconsciemment un
médium. Non pas un médium pour des entités désincarnées, pas
même un médium pour n’importe quelle variété de sentiments ou de
passions, mais un véhicule d’expression des désirs inassouvis et des
aspirations spirituelles déçues de la société intellectuelle de son
temps. Ce sont ces courants-là qu’il capta et qu’il exprima en mu-
sique, et c’est ce qui explique en partie les controverses et les vues
divergentes qui virent le jour autour d’un tel tempérament. Bien que
Chopin ne fût fondamentalement ni morose, ni morbide, étant un mé-
dium, il fut inévitablement « un homme d’humeurs ».

- 88 -
12
CHOPIN, LES PRÉRAPHAÉLITES
ET L’ÉMANCIPATION FÉMININE

L’art de Chopin appartenait à ce genre de musique dont les effets


sont presque instantanés. Nous ne voulons pas dire par là que la plé-
nitude de son influence fut réalisée immédiatement, car en fait sa mu-
sique ne fut perçue tout d’abord que par les organismes les plus sen-
sibles. Ce n’est que plus tard qu’elle fut largement diffusée dans le
public. Elle commença à se faire sentir dans la peinture en inspirant
indirectement l’école préraphaélite avec Burne-Jones, puis en littéra-
ture elle communiqua le raffinement de son style aux Flaubert, Ros-
setti, Paul Verlaine, Maeterlinck et autres.
Chopin visita l’Angleterre pour la première fois en 1837 et, dès
1843, ses œuvres étaient déjà suffisamment connues pour déterminer
le critique anglais J. W. Davison à lui consacrer une étude. Quelques
années plus tard, l’école préraphaélite était lancée. Il est inutile d’en-
trer ici dans les détails de la technique de ce groupe de peintres. Seul
l’esprit qui inspira leurs œuvres nous intéresse ; à sa base, nous trou-
vons la quintessence du raffinement, de l’esthétique, de la précision

- 89 -
poétique. On retrouve dans la plupart des peintures de Rossetti et de
Bume-Jones cette même langueur raffinée et cette même suavité dia-
phane dans les formes que l’on rencontre fréquemment dans les mé-
lodies de Chopin. L’analogie eût été complète si ce dernier avait mis
dans son œuvre le parfum archaïque du plain-chant au lieu de la mu-
sique de danse polonaise. Ce n’est en fait que l’esprit de Chopin qui
fut assimilé par les peintres mentionnés, car leur style, leur manière
elle-même, fut adoptée de l’ancienne école italienne ; c’est tellement
visible dès que l’on a pris contact avec l’atmosphère de cet art préra-
phaélite qu’il est inutile de développer tout commentaire plus avant.
Il suffira d’ajouter que quelques représentants de cette école et de ses
dérivés portèrent le raffinement à un degré tel qu’ils finirent par
peindre des « filles pâles et vidées de passions » et des gentils-
hommes auxquels il ne restait plus une goutte de sang dans les
veines ; cet état de chose souleva l’ire d’un philosophe juif et le pous-
sa à déclarer que toute la littérature et l’art de son époque étaient le
produit de la dégénérescence physique et psychique…
Si nous passons à présent de la peinture à la littérature préraphaé-
lite, dominée par les noms de Rossetti, William Morris et Maeter-
linck, nous voyons que chacun de ceux-ci porte l’empreinte même du
raffinement, en dépit du goût qu’ils vouent aux choses médiévales.
On ne saurait déceler la moindre trace de brutalité chez eux, quel que
soit le sujet qu’ils traitent, bien que les ballades médiévales qui ont
inspiré leurs œuvres soient brutales à l’origine. Il n’y a rien de rude
cependant dans les ballades poétiques de Morris ou de Rossetti, ou
dans les drames romantiques de Maeterlinck. La romance Aglavaine
et Sélysette de ce dernier dans laquelle une jeune femme se suicide
pour que son fiancé puisse épouser une autre femme, relève essentiel-
lement de l’art de Chopin par la délicatesse avec laquelle le sujet est

- 90 -
traité. Nulle intervention directe et brutale à la manière de Shakes-
peare ou de Beethoven n’est visible dans cette tragédie, pas plus que
dans tous les autres drames de Maeterlinck. Toutes ses œuvres sont
nimbées d’un halo de chaste simplicité et de réserve contenue qui
sont les caractéristiques que Chopin a portées à leurs limites ex-
trêmes.
Nous ne manquons pas de percevoir cette influence dans la poésie
d’Ernest Dowson et dans celle de Verlaine, où partout l’on sent le
même raffinement exquis. Encore que la passion ne soit pas absente
dans le lyrisme de Dowson, elle est toujours voilée, enrobée de roses
et de violettes, d’ombre et de douceur. « Le tonnerre et le sang »
étaient aussi peu faits pour Dowson que pour Chopin. Et si nous pas-
sons maintenant à Flaubert, le romancier qui fut à tel point torturé par
les exigences du raffinement du style qu’il passait des heures entières
à peser la valeur du mot propre, nous comprendrons mieux encore
comment ce raffinement peut atteindre les dimensions d’une véri-
table maladie.
L’influence de Chopin sur les mœurs et les manières fut aussi pro-
noncée, sinon aussi apparente que sur la littérature et l’art. Nous nous
souvenons que Haendel encouragea le sentiment de la propriété et du
conventionnel. Tout Haendel pourrait être résumé dans la devise
« Nous ne faisons pas cela parce que les autres ne le font pas » ou
simplement dans « Ça ne se fait pas. » Avec Haendel, tout ce qui
était ordinaire ou vulgaire était délibérément rejeté et considéré
comme une forme du mal. Avec Chopin tout se résume dans le mot
« inélégant ». Bien que toujours répréhensible, l’anticonceptionnel
est devenu l’inesthétique. Par ailleurs la musique de Chopin n’exerça
pas une influence esthétique seulement ; elle donna surtout naissance
à des effets sélectifs. L’ancien « ils » devint « nous ». Il ne fut plus

- 91 -
question de ce que les autres font ou ne font pas, mais de ce que nous
faisons ou ne faisons pas « nous, l’élite », par opposition à la masse.
Chopin eut ainsi le mérite d’être le premier compositeur à redresser
le motif de l’action ; de l’orienter vers une voie plus juste. Il est en
effet plus noble de ne pas accomplir un acte parce qu’il n’est pas es-
thétiquement beau, plutôt que parce que les autres ne le font pas.
Il y avait pourtant une ombre au tableau. Ce « nous, l’élite » ne
devait pas tarder à donner naissance au snobisme et par voie de
conséquence à l’intolérance dans une certaine mesure. On retrouvait
là tout Chopin avec son exclusivisme raffiné. À l’échelon le plus bas
cela dégénéra en esprit de clan, en esprit de « clique », mais sur un
plan plus élevé, l’art de Chopin devait inspirer l’inauguration de
groupes et des sociétés constituées à des fins artistiques et littéraires.
C’est par exemple dans le cadre de ce mouvement qu’un acte fut pro-
mulgué en 1854, tendant à « donner toutes facilités en vue de l’éta-
blissement d’institutions pour l’avancement des Lettres et des
Sciences par voie de dons fonciers, etc. » On allait dès lors assister à
la floraison exubérante des Sociétés consacrées à l’art, à la musique,
aux Belles Lettres… La ville de Londres à elle seule en vit éclore un
nombre impressionnant. Ce furent : La Société pour l’encouragement
des Beaux-Arts, « The early English Texts Society », la « Chaucer
Society », « Holbein Society », « New Shakespeare Society », « Mu-
sical Association », « Purcell Society », « Hellenic Society », « Car-
lyle Society », « Wordsworth Society », « Browning Society »,
« London Dante Society », « Ruskin Society », « Shelley Society »,
« Goethe Society », « Elizabethan Society », etc., etc. On remarquera
que presque toutes ces Sociétés furent fondées autour d’un nom ou
d’une figure particulière, poète ou musicien et cela, sauf lorsque la
religion était intéressée, était vraiment nouveau. Jusqu’alors les gens

- 92 -
s’étaient contentés de lire leurs poètes préférés seuls, chez eux. Mais
sous l’influence de Chopin, les mêmes se groupent afin de pouvoir
mieux étudier et mieux comprendre leur « poète-idole » et surtout
pour être certains qu’ils le connaissent et le comprennent mieux que
« l’homme de la rue ». C’était toujours ce principe du « nous », nous
qui sommes plus cultivés que les autres.
L’influence de Chopin fut particulièrement vive sur les femmes
en Angleterre et en Allemagne. Les Allemandes et les Anglaises de
l’époque n’étaient généralement pas très cultivées ; elles étaient de
bonnes ménagères, brodaient, tricotaient, crochetaient et avaient de
belles manières. Elles jouaient à la rigueur du piano ou chantaient des
airs de salon tout à fait inoffensifs, mais même ces petites perfor-
mances artistiques étaient en grande partie inspirées par l’arrière-pen-
sée du mariage. Ces velléités artistiques n’étaient presque jamais le
signe d’aspirations sincères vers une culture profonde de l’esprit et
de l’âme ; elles constituaient tout simplement les « ingrédients » qui
devaient entrer dans la formation d’une jeune « candidate au ma-
riage ». D’ailleurs une femme cultivée était considérée alors comme
une entrave conjugale par des maris qui, n’étant pas trop intellectuels
eux-mêmes, craignaient d’être relégués à un rang d’infériorité. L’opi-
nion prévalente voulait que les femmes fussent belles et « accom-
plies », mais pas trop intelligentes.
L’influence de Chopin devait bouleverser cet état de choses
comme nul autre n’eût pu le faire. Haendel le conventionnel, le tradi-
tionaliste, n’avait fait que consolider ce comportement en inspirant
respect et soumission de la femme envers le mari et par conséquent
envers ses idées et opinions. La véritable amitié entre mari et femme
n’existait presque pas à l’époque victorienne. Les hommes crai-
gnaient Dieu, et les femmes craignaient à la fois Dieu et leur mari. Il

- 93 -
fallait absolument qu’une influence subtile brisât cet état de subordi-
nation débilitant. Cette influence vint de Chopin. Il agit sur les
femmes à leur insu, à l’aide de son raffinement, de son esthétisme, de
son art délicat. Sa musique dans laquelle il n’y avait rien de violent,
de vulgaire, rien qui pût heurter la femme, s’insinua irrésistiblement
dans le subconscient féminin pour y laisser une empreinte indélébile.
Cette musique était une sorte d’âme féminine tendre en elle-même,
parlant un langage familier à cette autre âme qu’elle allait enflammer
d’aspirations nobles. Seule la musique d’un homme dont la langue
n’était « jamais inélégante, même dans les moments de la plus intime
familiarité… et dont la gaieté… était toujours contenue dans les li-
mites du parfait bon goût » 33, seule la musique d’un tel homme avait
le pouvoir de ne pas blesser les organismes délicats. Beethoven, di-
rect et brutal, doté de la puissance psychanalytique que l’on sait,
avait libéré le subconscient d’une foule de passions refoulées, mais
hormis la compassion et la sympathie qu’il avait apportées, son
œuvre n’avait pour ainsi dire rien laissé en place. Il avait fait le vide.
Il incombait à Chopin de le remplir.
Chopin éveilla le goût et l’attrait de la culture, en exaltant la poé-
sie du raffinement et le miracle de la poésie pure, tout comme Bee-
thoven avait provoqué la compassion en peignant les tragédies de la
vie et ses drames sordides. Le résultat fut que la femme qui jus-
qu’alors avait été pleinement satisfaite en restant chez elle, occupée à
recouvrir les fauteuils du salon ou à tricoter des chaussons à son mari
présent ou hypothétique, devint soudainement membre de Sociétés
pour l’étude de la poésie et des belles lettres. Elle sortait de son
foyer, c’était le commencement de l’émancipation de la femme.

(33) - Liszt, Vie de Chopin.

- 94 -
Il en est qui sont prêts à diminuer l’art de Chopin parce qu’il ne
peignit pas sur un plus large canevas avec une brosse plus vigou-
reuse. Ceux qui formulent cette critique hâtive ne font que trahir leur
inaptitude à apprécier l’exclusif, la quintessence du raffinement.
Chopin fut un inventeur d’une inspiration rare, qui enrichit à tel point
le vocabulaire de son temps qu’il fit école jusque chez des composi-
teurs relativement récents tels que Richard Strauss par exemple.
Il y a par ailleurs, du point de vue occulte, des raisons bien défi-
nies pour lesquelles Chopin n’utilisa pas et ne pouvait pas utiliser de
plus larges canevas pour donner satisfaction à ces critiques mo-
dernes. Ces raisons étaient liées en partie aux limitations personnelles
du compositeur, et en partie aux limitations collectives de son temps.
Il ne faut pas oublier que la plupart des formes d’inspiration pure
proviennent des plans supérieurs ou naissent de contacts établis avec
les Dévas 34 ce qui entraîne inévitablement une très forte réaction sur
le corps physique.
Si Chopin avait été soumis à une inspiration intense et soutenue
de cette nature, son corps physique relativement frêle n’aurait pas été
capable d’endurer la tension requise, et sa fin n’eût point seulement
été avancée, mais sa musique elle-même aurait porté un message to-
talement incompréhensible à un monde qui n’était pas encore préparé
à le recevoir.
Nous ne terminerons pas ce chapitre sans dire un mot d’un autre
compositeur, dont l’influence sur la culture de son temps fut très
marquée elle aussi : Georges Bizet. Bizet fut le poète du raffinement
pour l’orchestre comme Chopin avait été le poète du raffinement

(34) - Les Dévas, pour l’intelligence des lecteurs non initiés à la terminologie théoso-
phique, constituent une hiérarchie d’êtres non incarnés, allant des plus petits esprits de la
nature à l’archange du plus haut rang.

- 95 -
pour le piano. Né onze ans avant la mort du compositeur polonais, il
poursuivit l’œuvre commencée par ce dernier jusqu’à sa mort en
1875. On peut dire qu’avant Bizet, nul compositeur pour orchestre
n’avait témoigné d’un sens aussi soutenu de l’euphonie instrumen-
tale. Comparés à Bizet, Berlioz n’est qu’un vacarme tonitruant, et
Beethoven, avec son abus déplorable des trompettes, laisse beaucoup
à désirer. Mendelssohn lui-même n’atteignit pas la classe de Bizet,
car il peignait avec une brosse moins légère. On pourrait croire qu’il
faut être né français pour sentir l’essence véritable de l’euphonie ins-
trumentale. Bizet, malgré sa prédilection pour la couleur locale, était
typiquement français. Il possédait le charme des Français, il avait
leur « poli » et l’on peut dire qu’à l’image de la femme française, il
était « toujours chic » 35. Il pouvait cependant être à la fois tragique et
dramatique comme en fait foi le cri d’agonie de Don José à la fin de
Carmen. Pourtant, en dépit de son sens du tragique, Bizet ne fut ja-
mais ni lourd ni vulgairement mélodramatique. Bien mieux, il ne per-
dit jamais le sens du beau. Chez lui, la passion et la violence ne sont
jamais peintes en couleurs offensantes. Elles sont encore une autre
expression du beau.

(35) - En français dans le texte.

- 96 -
13
ROBERT SCHUMANN, LA NATURE ET L’ENFANT

On ne peut manquer de remarquer qu’un changement total se pro-


duisit à un certain moment dans l’éducation des enfants. Les premiers
signes furent décelés quelque peu après 1836, lorsque Froebel ouvrit
son Kindergarten, à Blankenberghe. On peut dire que le succès de
cette pédagogie nouvelle est dû en partie à la musique de Robert
Schumann qui commençait à trouver faveur dans le même temps,
tandis que beaucoup plus tard, apprend-on, le système Montessori
lui-même vit le jour sous cette influence. Ce nouveau système éduca-
tif 36 part du principe que les enfants sont tous différents les uns des
autres et que, par conséquent, ils doivent être traités individuellement
et non en masse ; qu’en réalité l’enfant ne peut être instruit par per-
sonne, car « le besoin d’apprendre doit émaner de son propre cer-
veau » ; et enfin que le mental des enfants se présente de façon telle
que « dans des conditions normales favorables, l’enfant préfère à
toute autre occupation s’instruire lui-même ».

(36) - Voir The Montessori Manuel par D. C. Fisher.

- 97 -
Ces trois idées majeures contiennent à elles seules tout l’exposé
de ce nouveau système d’éducation qui a gagné de plus en plus
l’adhésion de ceux qui ont à cœur l’intérêt des enfants. Il est évident
que, pour qu’un tel enseignement reçût un commencement d’applica-
tion, il fallait qu’un changement se produisît dans la mentalité et le
comportement des éducateurs eux-mêmes.
Durant l’époque victorienne, le traitement de la jeunesse n’était
pas seulement basé sur une ignorance profonde de la nature humaine,
mais encore sur un égoïsme étrangement inconscient. Les enfants
étaient faits pour « être vus mais non entendus », ce qui signifiait
qu’ils devaient procurer un plaisir visuel aux adultes sans déranger
ceux-ci en leur posant des questions, et encore bien moins en jouant
bruyamment. Il ne venait pas à l’esprit de nos grands-parents de la
deuxième moitié du 19e siècle que les enfants puissent crier afin de
développer leurs poumons et leurs muscles ou poser des questions
pour s’instruire. Un tel comportement de la part des enfants ne cor-
respondait pas à l’idée que l’on se faisait du respect et des marques
de révérence dus aux aînés et aux supérieurs. Cependant, comme les
enfants n’en continuaient pas moins de crier et de poser des ques-
tions, car la loi naturelle est plus forte que les règlements et les pré-
ceptes, le résultat qui s’ensuivait était le châtiment justifié par la sa-
gesse de Salomon appliquée dans toute sa rigueur.
Les enfants en un mot étaient traités comme des petits coupables.
On les punissait, mais on n’essayait pas de les éduquer. Il appartint à
Robert Schumann de développer l’amour vrai et la compréhension
intelligente de l’enfance, qui sont les caractéristiques marquées des
temps modernes.
Il fut un temps où l’expression « peintre littéraire » était assez ré-
pandue, mais c’est encore à l’endroit de Schumann qu’elle prend

- 98 -
toute sa signification, lui qui fut autant préoccupé par le sujet qu’il
peignait que par la manière de peindre elle-même. On appela
« peintres littéraires » des artistes tels que Burne-Jones, Rossetti, Bö-
cklin et autres, précisément parce qu’ils combinaient la poésie du su-
jet à la beauté de sa représentation. L’analogie se retrouve dans le
règne tonal chez les compositeurs de ce que nous avons appelé « mu-
sique à programme » pour les opposer aux compositeurs de musique
pure, les premiers se proposant de traduire des émotions et des senti-
ments, de transcrire des idées, des scènes de la nature, les seconds se
contentant de « n’exprimer que la musique en soi », pour peu que la
chose soit possible.
Schumann fut précisément plus inspiré par la littérature qu’aucun
des compositeurs que nous avons vus jusqu’à présent, bien qu’il n’ait
à vrai dire jamais écrit de poèmes symphoniques. On peut même dire
qu’il était complètement nourri des écrits de Jean-Paul, et que son ad-
miration pour ce dernier était si grande qu’il « pouvait se fâcher vio-
lemment lorsqu’on s’aventurait à mettre en doute ou à critiquer la
grandeur de Jean-Paul et la puissance de son imagination. » 37 L’en-
gouement de Schumann pour Jean-Paul n’était d’ailleurs pas entière-
ment injustifié, car l’on trouve çà et là au hasard d’interminables ro-
mans, quelques poèmes en prose de la plus remarquable inspiration.
Dans de tels moments, cet écrivain atteint de véritables « cimes cos-
miques » en habillant de rêve une inspiration qui captiva Carlyle non
moins que Schumann, car Schumann fut lui-même un rêveur et un
poète. Il fut même un temps où « ses inclinations semblent avoir été
mises en balance entre la musique et la littérature. » 38 Il en résulta
que les deux arts furent étroitement mariés. Schumann ne mérita pas

(37) - Voir le Dictionnaire musical de Grove.


(38) - Voir Hadow : Studies in modem music.

- 99 -
seulement le titre de littérateur musical, mais il fut encore le premier
compositeur littéraire dont le nom soit présent à la mémoire. Le titre
d’un morceau lui était un élément indispensable à la compréhension
de la composition, et pourtant, fait significatif, l’œuvre était conçue
en premier et le titre approprié était ajouté ensuite, ce qui montre as-
sez bien que Schumann ne limite pas son inspiration musicale à une
idée littéraire, mais qu’il donne au contraire libre élan à la première
pour que la voix de la musique lui communique son interprétation in-
térieure. C’est cette interprétation ou ces interprétations multiples
plutôt, qui forment le contenu du message de Schumann. Ce message
n’est pas aussi immédiatement apparent que celui de Haendel, de
Bach ou de Chopin, il faut bien l’admettre, mais si l’on approche sa
musique avec un esprit dégagé de tout préjugé, il n’en est pas moins
discernable.
On est tout d’abord surpris par cette atmosphère de simplicité et
d’innocence qui enrobe toutes ses œuvres, qu’il s’agisse des scènes et
portraits d’enfants ou de sentiments adultes. On note ensuite sa prédi-
lection pour les formes simples, telle cette forme de chanson appelée
« thème et variations » et la chanson proprement dite. Même ses
œuvres plus importantes, telles que quatuors et symphonies, sont es-
sentiellement composées en forme de chansons. Elles sont formées
d’une série de petites pièces rangées sous un titre suggestif. Ce n’est
pas que Schumann n’aspirât pas à des types de compositions plus ar-
chitecturées comme ceux dans lesquels Beethoven et Mendelssohn
excellèrent, c’est que sa simplicité foncière s’imposait partout, quoi
qu’il composât. En effet jamais aucun compositeur sérieux n’avait
écrit un nombre aussi impressionnant de petits morceaux depuis
l’époque de Domenico Scarlatti et des clavecinistes.

- 100 -
En parcourant simplement du regard les trente-quatre volumes des
œuvres de Schumann, on trouve par exemple : Les papillons (12
morceaux), Davidsbündler (18 morceaux), Scènes d’enfants (13 mor-
ceaux), Bunte Blätter (14 morceaux), Novelletten (13 morceaux), etc.
ce n’est que de temps en temps que l’on s’égare dans une ouverture,
une sonate ou une symphonie, et même là encore, si nous étudions
les titres, nous retrouvons la même simplicité, comme si Schumann
avait délibérément décidé de dénommer ses compositions en vue de
les ajuster à l’esprit-enfant. Nous avons ainsi Scènes d’enfants,
Feuilles d’automne, Les Papillons, Bal d’enfant, Album pour la Jeu-
nesse, ou encore Pourquoi, Bonheur parfait, Aspiration, Le gai la-
boureur, etc.
Schumann, par ailleurs, prend soin d’expliquer à ses amis la signi-
fication de plusieurs de ses titres. Il fait par exemple une distinction
entre les Kinderszenen et le Weihnachtsalbum, en ce sens que « les
premières représentent les souvenirs qu’un homme adulte conserve
de son enfance, tandis que le dernier montre les rêves et imaginations
de la jeunesse. » 39
On a appelé Schumann l’apôtre-musicien du mouvement roman-
tique, ce qui est assez conforme à la vérité, mais chez lui la vraie ro-
mance est associée à l’enfance et non à l’âge adulte. En grand enfant
qu’il était, en rêveur, il faisait le portrait de ces sentiments roman-
tiques qui n’existent que dans le paradis des rêves des enfants. Qui
aurait jamais pu concevoir une création aussi étrange que son David-
sbiindler et y prendre plaisir, s’il n’avait pas été lui-même un enfant à
l’esprit espiègle ? Il y a dans cette œuvre une fraternité purement fic-
tive, mi-humoristique, mi-poétique qui n’existait que dans l’imagina-
tion de Schumann lui-même, et qui n’était qu’une forme dérivée de

(39) - Voir Hadow.

- 101 -
cet amour enfantin pour les jeux et créations imaginaires. Maintenant
que nous connaissons le Schumann grand enfant, nous voyons mieux
d’où provenait son culte pour Jean-Paul, car ce dernier « était insur-
passable lorsqu’il s’agissait de dépeindre des sentiments tendres,
dans un style étincelant, errant au hasard des fantaisies les plus extra-
vagantes de son esprit, alternant du rire aux larmes au gré de la puis-
sance dramatique de son talent. » 40
Schumann pourtant n’avait pas le souffle qu’exhibait Jean-Paul
dans ses grands moments. Lorsque Schumann essayait d’être puis-
sant, il donnait tout au plus le spectacle d’un petit enfant qui prétend
être grand. Il y a toujours quelque chose de naïf dans ses essais ; et
même lorsqu’il lui arrive d’inventer un thème hardi bien développé,
tel que le premier mouvement de la symphonie en si bémol par
exemple, il ne peut s’empêcher de s’évader bien vite après quelques
mesures, vers son petit royaume enfantin, où l’on peut rêver et
s’amuser. Un autre des côtés enfantins de Schumann est sa prédilec-
tion pour conter des histoires, ou tout au moins pour « amener ses au-
diteurs dans l’état d’esprit favorable leur permettant de tisser la trame
de leurs propres rêves. » 41 Il aime aussi les plaisanteries musicales,
les jeux de mots, les tours amusants ; il aime à jouer à cache-cache,
etc. Il n’écrivit pas seulement six fugues sous le nom de Bach, mais
encore toute une série de variations sur un thème fabriqué en partant
des lettres du nom d’une jeune femme. Nombre de ces espiègleries se
retrouvent dans le Carnaval et dans Album pour la jeunesse entre
autres.
Nous évoquerons une fois de plus la loi de cause à effets pour
souligner combien la musique fut ici la messagère directe du cœur.

(40) - Grove.
(41) - Hadow.

- 102 -
Schumann fut ce messager du cœur de l’enfant auprès de celui des
parents, mais il fut bien plus que cela. Il fut le poète sincère et vrai de
l’âme enfantine, de la nature et de la vie de l’enfant. Avec sa ten-
dresse, son esprit primesautier et son humour, avec sa fantaisie et ses
rêveries, il fit mieux comprendre l’enfant dans le cœur des mamans.
Celles-ci réalisèrent par lui que l’enfance est différente de ce qu’elles
imaginaient. Leur propre enfance, celle dont elles se souvenaient en-
core, ne leur avait pas appris grand-chose malgré ses joies et ses cha-
grins. Elles avaient été corrigées et récompensées, et étaient arrivées
à ce qu’elles étaient maintenant. Ces braves mamans pensaient que ce
qui avait été bon pour elles dans leur enfance serait encore bon pour
leurs enfants, lorsque tout à coup une influence subtile leur enseigna
le contraire. Cette influence leur apprit que les enfants ne sont pas
tous semblables, qu’ils sont aussi différents les uns des autres que les
adultes, et qu’ils n’ont de commun que le fait d’être enfants. Cette in-
fluence leur montra que c’est à cause de notre comportement envers
eux que les enfants semblent plus ou moins identiques. Nous ne les
avons jamais encouragés à donner libre cours à leurs propres moyens
d’expression ; nous avons foulé aux pieds leurs jeunes individualités,
réduit au silence leurs questions enthousiastes ; nous n’avons jamais
fait un effort réel pour éveiller leurs facultés latentes et découvrir
leurs talents. Nous nous sommes contentés de les punir, de les en-
voyer au lit lorsqu’ils étaient « méchants » sans essayer de com-
prendre la vraie cause de leur « méchanceté » et d’y remédier sage-
ment. Tout au contraire nous n’avons jamais cessé de les effrayer, de
les menacer de la baguette, de l’enfer ou du père fouettard. N’y avait-
il pas un meilleur moyen d’approcher l’enfance ?
Nous n’avons considéré jusqu’à présent que les effets de la mu-
sique de Schumann sur les adultes, alors que cette musique exerça,

- 103 -
ou plutôt exerce, une influence profonde sur les enfants eux-mêmes.
Elle aida définitivement l’enfant à atteindre plus tôt sa maturité d’es-
prit. Il y a des enfants qui étonnent leurs aînés par des éclairs sponta-
nés et spasmodiques de connaissances pleines de sagesse ; c’est dû en
grande partie au rayonnement de l’art de Schumann, car les facultés
latentes de l’âme de l’enfant sont développées plus rapidement par
suite des améliorations qui ont été apportées dans la vie même de
l’enfant. De plus, la musique de Schumann affecte le subconscient
des enfants comme nulle musique ne le fit jusqu’alors. Elle est la
seule qui ait pour la première fois répondu à la longueur d’onde de
l’esprit de l’enfant, et c’est pourquoi elle fut la seule capable d’édu-
quer l’enfant, car Schumann fut le seul à savoir parler la langue en-
fantine avec tendresse et amour.
À la manière de Chopin, Robert Schumann eut une influence pro-
fonde sur l’art pictural. Cette influence fut à l’origine d’une école
connue sous le nom de Jugendstil. Ce style fut mis en évidence dans
la dernière décennie du siècle dernier, après avoir subi une évolution
profonde entre les mains de nombreux artistes, mais il se fit essentiel-
lement sentir chez les post-impressionnistes et leurs successeurs, car
si l’on étudie l’esprit du post-impressionnisme, on ne manque pas de
remarquer qu’il est caractérisé par la naïveté. Les dessins et peintures
inspirés à cette école semblent avoir été exécutés par des enfants.
Arbres, maisons, formes humaines, tout suggère la main et l’esprit de
l’enfant. Ce style se rencontre déjà à l’état embryonnaire dans les
œuvres de Gauguin et de Van Gogh, mais beaucoup plus développé
dans celles de Picasso. Ce « primitivisme », cette simplicité de
conception, se sont répandus au loin. En Suisse on le trouve dans les
toiles de Hodler ; on le rencontre chez les peintres allemands, fran-
çais, anglais, russes et italiens, et nous n’hésitons pas à répéter qu’il

- 104 -
fut directement inspiré par Schumann, de la même manière que Cho-
pin avait inspiré indirectement les préraphaélites. Si la musique de
Schumann mit plus de temps à se faire sentir, c’est parce qu’elle n’a
pas été jouée autant que celle de Chopin.
Pour résumer cette tendance, il faut dire que si les effets directs de
cet art si romantique ont été heureux, il n’en fut pas de même parmi
plusieurs de ses effets indirects. Il est indéniable que certains attributs
enfantins ont leur charme et sont plein d’attraits en termes d’art, mais
les mêmes peuvent tourner à l’absurde et suggérer l’infantilisme et le
manque de métier lorsqu’ils sont poussés à l’extrême. C’est ainsi que
toute une école de peinture moderne a adopté un style enfantin en
pensant que ce genre pouvait être exploité en peinture. Ces artistes
étaient sans doute de bonne foi et pensaient être pris au sérieux, alors
qu’ils ne réussirent souvent qu’à nous offrir de bien piètres carica-
tures, qui nous ramenaient du même coup à l’école enfantine, voire à
la pouponnière.
Un tel art peut sans doute procurer un engouement passager, mais
ne saurait durer, car ses symptômes dénotent une déficience dans
l’inspiration artistique véritable.

- 105 -
14
L’INFLUENCE DE WAGNER

En 1855, les directeurs de la Société philharmonique de Londres


étaient à la recherche d’un nouveau chef d’orchestre : ni Spohr, ni
Sterndale Bennett ni Berlioz n’étaient disponibles, et les candidats
moins renommés ne semblaient pas être dignes d’occuper un poste
aussi élevé. C’est alors qu’après maintes délibérations, on se décida à
faire venir un chef d’orchestre compositeur de Zurich. Le 12 mars,
celui-ci remportait un triomphe incontesté aussi bien du côté d’un au-
ditoire totalement surpris, que de la part de l’orchestre lui-même. La
presse aussi fut étonnée, mais d’une toute autre façon : « Elle se pen-
cha sur le fin profil de ce petit gentilhomme vif et alerte » avec une
curiosité rare pour élever le ton jusqu’à la frénésie hystérique, à l’en-
droit de « cet amoncellement de déchets incohérents que le composi-
teur avait l’audace d’offrir comme un hommage et une contribution à
l’art. » 42 Un critique prit même le soin d’informer le public que le
compositeur-chef d’orchestre « n’était qu’un misérable charlatan doté
d’assez d’habileté et d’assurance pour faire croire à des badauds que

(42) - Voir Hadow : Studies in modem music.

- 106 -
les mélanges infects qu’il fabrique ont quelque vertu cachée, qu’il
faut vivre profondément en soi avant de pouvoir les percevoir… » et
plus loin « qu’il pourrait aisément être ridiculisé par la moindre mé-
lodie écrite par le plus médiocre compositeur de ballades, et qu’il se-
rait difficile de trouver un harmonisateur anglais débutant assez stu-
pide et à l’oreille assez bouchée pour écrire des élucubrations pa-
reilles. » Un autre critique mit en garde ses lecteurs en leur disant que
s’ils écoutaient les théories païennes et « l’éloquence rusée » de ce
nouveau chef d’orchestre, ils « se trouveraient bientôt pris dans les
crochets des serpents à sonnettes », car ses compositions ne sont
« que cacophonies démagogiques extravagantes, sauvages, brutales,
symbolisant le libertinage le plus dissolu. »
Et tandis que les calomnies et propos diffamatoires allaient leur
train, Richard Wagner n’en continuait pas moins à diriger l’Orchestre
philharmonique. Il avait quarante-deux ans. Quelque temps plus tard
on payait la place cinq livres pour entendre Tannhäuser.
Bien qu’il soit exact, comme l’indique Hadow, que Wagner ait
omis de rendre visite aux critiques, il y a des raisons plus profondes
pour expliquer ce « manque singulier de civilité » de leur part. En fait
les Forces noires qui œuvrent contre l’évolution spirituelle de la race
utilisèrent tous les moyens à leur portée pour amoindrir Wagner et
étouffer son message, et les critiques furent une proie facile. Elles ne
manquèrent pas de les utiliser, car la critique telle qu’elle est prati-
quée par les journalistes est essentiellement destructive et naturelle-
ment les semblables s’attirent.
La vie de Wagner avait été une existence faite de luttes conti-
nuelles. Exilé d’Allemagne pour ses idées révolutionnaires, il s’était
réfugié à Paris où il vivait dans une misère noire. Il n’en avait pas
moins écrit cependant sept opéras et esquissé les thèmes des huitième

- 107 -
et neuvième, c’est-à-dire la Walkyrie et Siegfried. Toute l’originalité
de l’esprit inventif de Wagner se trouvait dans ces derniers ainsi que
dans l’Or du Rhin qu’il terminait en mai 1854.
Ceux qui ont lu l’interprétation ingénieuse de l’Or du Rhin par
Bernard Shaw ont pu se faire une idée de sa signification sociale, si-
non de son message transcendantal, bien que les deux thèmes soient
étroitement tissés ensemble. Ils ont pu voir également que Wagner
lui-même était moins clair que son interprète dans l’exposé de ce
qu’il avait à dire aux hommes. On a à cet égard une lettre de ce der-
nier à son ami Roeckel, dans laquelle il dit qu’un artiste « éprouve en
présence de son œuvre le sentiment que l’art pur tend à le mettre en
face d’une énigme de nature à le tromper lui aussi… » On lit encore
dans une autre lettre : « Je crois qu’un instinct sûr m’a mis en garde
envers une trop grande précision, car j’avais le sentiment inné que la
révélation totale entrave la vision intérieure profonde. » Et enfin :
« Vous devez sentir qu’il se passe quelque chose qu’on ne peut expri-
mer simplement avec des mots. » Ces aveux sont significatifs du
point de vue occulte, car ils tendent à montrer que Wagner était le vé-
hicule de forces extérieures à lui-même, comme nous le verrons plus
loin.
S’il fallait définir les caractères de l’œuvre de Wagner, nous di-
rions que son art dramatique est basé sur la loi de l’unité dans la di-
versité. Dans l’ancien opéra, chaque partie construite sur une mélodie
différente était séparée du reste de l’ensemble et avait sa vie à part ;
avec Wagner au contraire, toutes les parties sont harmonieusement
tissées ensemble pour présenter toujours un « tout », bien que l’on
soit en présence d’une riche variété de thèmes, de mélodies variées et
de motifs originaux. On voit ainsi que, dès le départ, un principe su-
périeur, une force spirituelle profonde soutient toute la structure du

- 108 -
thème en construction pour aboutir à l’unité dans l’art, à la manière
des vagues de l’océan dont chacune est inséparable de l’autre, bien
que différente en sa forme. S’il fallait traduire cette unité en langage
d’économie politique, nous dirions que la musique de Wagner illustra
le principe de la coopération sociale, en opposition à la compétition.
Dans la langue spirituelle, elle fut le symbole de la grande vérité
mystique qui veut que l’âme individuelle soit unie à l’âme univer-
selle, à la conscience cosmique immanente.
Tel fut le facteur central dans l’œuvre de Wagner qui dut, pour
l’édifier, briser de nombreuses règles et conventions musicales exis-
tantes jusqu’alors. C’est en vain que les pédagogues de l’art musical
essayèrent de retrouver l’observance des règles sacro-saintes de la
veille avec ses anciennes arias si invitantes et si joliment tournées.
C’est en vain qu’ils s’efforçaient de trouver la trace des modulations
et résolutions classiques et autres attributs et appartenances du 19 e
siècle. À la place ils ne rencontraient que dissonances, fausses rela-
tions, transitions entre les clefs sans lien apparent entre elles, bref
tout un appareil anarchique, révolutionnaire, en contravention fla-
grante avec les règles et les précédents, une licence scandaleuse. Où
Wagner voulait-il donc en venir, en transgressant aussi ostensible-
ment les règles établies ? Que faisait-il au juste ? Afin de rendre à la
musique sa liberté totale et d’aboutir à l’unité dans la composition, il
brisait systématiquement toutes les barrières qui s’opposaient à ce
travail de synthèse. Il ne faudrait cependant pas considérer seulement
les innovations techniques que Wagner apporta dans la structure des
formes, si l’on veut comprendre vraiment les répercussions profondes
et lointaines que son art allait entraîner avec lui.
Beethoven avait dépeint l’amour humain ; Bach et Haendel
avaient décrit la dévotion religieuse ou l’amour pour Dieu.

- 109 -
Wagner fut le premier à chanter cet amour lui-même qui est
DIEU, cet amour divin que l’on désigne encore du terme de boud-
dhique dans certaines écoles d’occultisme. Wagner atteint les som-
mets du sublime dans trois passages de ses opéras : dans le Preislied,
dans le Liebeslod à la fin de Tristan, et dans le Karfreitagszauber de
Parcival. Le premier fut chanté par Walther dans les Meistersinger et
fut inspiré par son amour pour Eva ; les deux autres furent inspirés
par l’amour de Wagner lui-même pour Mathilde Wesendonck 43. Ain-
si, bien que ces scènes aient été inspirées par un amour à caractère
personnel, le résultat n’en fut pas moins l’expression de la sublima-
tion de cet amour, sa transfiguration dans le Divin.
Ces rares envolées de la musique de Richard Wagner dans le plan
bouddhique n’ont pas été sans appeler des résonances immenses chez
ceux qui étaient capables de répondre à ces hautes vibrations. Ceux-
là aussi furent transportés pour un temps jusqu’à ce plan d’exaltation
spirituelle et amenés à l’état d’unité, à cet état de réalisation de
l’Amour inconditionné, dépouillé du « moi » possessif. Par là l’idéal
de fraternité universelle et le vif désir de le mettre en pratique fut ver-
sé dans le cœur des hommes disposés à le recevoir.
Nous avons détaché trois passages parmi les opéras de Wagner les
plus inspirés, mais seul l’initié est à même de SAVOIR la valeur spi-
rituelle et le plan d’élévation d’une composition musicale. Les non-
initiés ne peuvent que sentir et éprouver les effets sur eux-mêmes. Le
clairaudient suffisamment avancé pour entendre la musique des
sphères supérieures, n’entend pas seulement une mélodie séparée,
mais toute une théorie de mélodies simultanément, toutes amalga-
mées pour se fondre en une harmonie aux formes parfaites et au par-

(43) - La musique du Karfreitagszauber (l’enchantement du Vendredi saint), fut


écrit durant la période Wesendonck, et fut plus tard incorporée dans Parcifal.

- 110 -
fum subtil. Il va sans dire que la musique terrestre qui possède la plus
grande puissance spirituelle est celle qui approche le plus de ces
plans supérieurs. C’est ainsi que le compositeur qui est assez ingé-
nieux pour marier plusieurs belles mélodies de façon qu’elles
puissent être jouées simultanément et émettre des volumes harmo-
nieux, confère une atmosphère spirituelle à sa musique. Mais on peut
arriver à ce résultat par d’autres moyens. L’un d’entre eux consiste à
parer les contours mélodiques d’accords ; c’est-à-dire qu’au lieu de
construire les mélodies sur des notes isolées ou sur des octaves à la
manière de Tchaïkowsky, le compositeur les bâtit en partant d’ac-
cords tels que chacune des notes séparées de l’accord jouées succes-
sivement, compose déjà une mélodie à elle seule. C’est cette méthode
que Wagner adopta en partie dans le Liebestod. Mais dans le Crépus-
cule des Dieux par contre il recourut au premier procédé. Dans l’En-
chantement du Vendredi saint et le Preislied, les mélodies expriment
suffisamment la paix divine en elles-mêmes, cette paix qui est l’es-
sence des plans supra-terrestres ; là, les mélodies sont moins un écho
de la musique de ces plans que l’expression de leur béatitude embau-
mée d’amour.
Les effets de ces élans spirituels de la musique de Wagner ont
commencé de se faire sentir, à n’en pas douter, dans nombre de mou-
vements à la base desquels on trouve comme idéal la fraternité et
l’unité. On peut mentionner la diffusion de la théosophie qui de-
mande à ses membres d’accepter le grand idéal de fraternité humaine
tout en laissant la liberté de pensée la plus totale. Avant Wagner as-
surément, toute religion fondée sur le principe de tolérance impli-
quant que ses fidèles ont le droit de « croire ce qu’ils veulent », eût
été pratiquement impensable. Mais après cette influence bénéfique, il
faut bien dire un mot des effets moins désirables de cette musique.

- 111 -
Pour mieux les comprendre, il ne faut pas perdre de vue que Wagner
était un artiste et un dramaturge en pleine fougue créatrice, et que
nulle création dramatique et musicale de ce genre n’est concevable
sans les contrastes qui sont à l’image de la vie elle-même. C’est ainsi
que la mise en scène par le texte et la musique de nombreuses émo-
tions violentes était inévitable. Ces dernières auraient probablement
été négligeables si Wagner n’eût été un compositeur aussi puissant ;
mais dans l’état des choses, cette musique eut pour effet d’intensifier
les émotions correspondantes chez nombre de ses compatriotes, et
surtout le culte de la puissance qui tient une si large place dans le
Niebelungen Ring. Les effets n’auraient probablement pas été aussi
prononcés pourtant, si la musique de Wagner n’avait été aussi germa-
nique en elle-même. Mais telle qu’elle était, et exaltée par surcroît
par de forts courants romantiques et héroïques, elle ne devait pas
manquer de réveiller violemment l’intense nationalisme germanique.
Les Allemands s’étaient toujours senti sentimentaux à l’endroit de
leur patrie, mais avec Wagner ils s’identifiaient mieux avec leur pays
en une glorieuse vision. Si à cette vision on ajoute le culte de la
force, on obtient comme résultat logique le Deutschland über alles,
ou l’apothéose de l’Allemagne.
Ce qui s’ensuivit appelle peu de commentaires, mais si la musique
de Wagner avait été moins « allemande », si l’élément bouddhique
qu’elle contient s’était fait mieux entendre, et si la masse du peuple
allemand avait été suffisamment évoluée pour recevoir le message de
cette musique dans ses hautes vibrations, ce peuple aurait dénoncé la
guerre comme un fléau futile indigne de la civilisation. 44

(44) - Le Maître qui se dénomme lui-même modestement « Le Thibétain » a indiqué


que les combats qui se matérialisèrent sous la forme de deux guerres mondiales furent in-
évitables à la fin de l’ère des Poissons, mais que si l’humanité avait été moins belliqueuse
et n’avait accumulé un Karma aussi mauvais, ces guerres auraient pu être contrebalancées

- 112 -
Il faut bien admettre que le culte du héros absolu sous la forme de
l’homme Hitler fut l’un des facteurs déterminants de la deuxième
guerre mondiale, et que certains éléments, dans le dénouement dra-
matique de l’œuvre de Wagner, servirent de moyen facile pour véhi-
culer cette folie qu’est le culte du héros. Il faut souligner que Hitler
lui-même fut un grand admirateur de Wagner, raison pour laquelle il
se dramatisa comme un Siegfried. Mais s’il avait eu un plus noble ca-
ractère, s’il n’avait pas été le mégalomane que l’on sait, il aurait ré-
pondu au message élevé que contiennent certaines parties de la mu-
sique de Richard Wagner, ce qui l’aurait empêché de conduire ses
adorateurs à leur propre destruction. Il aurait ainsi été préservé de
l’obsession de sa propre importance, du nationalisme, de l’Alle-
magne et du mirage trompeur du Herrenvolk.
La vie compliquée et aventureuse de Richard Wagner ne peut se
résumer en quelques phrases, non plus que les complexités de son ca-
ractère. Nous nous contenterons de mentionner ici un point important
qui laissa une empreinte sur sa musique : Wagner était animé du dé-
sir le plus vif et le plus sincère de former une grande fraternité artis-
tique, et l’on tient pour certain qu’il fut secoué jusqu’au plus profond
de lui-même lorsqu’il comprit que le projet n’était pas réalisable en
raison de tant d’oppositions. « Toute sa vie fut en fait consacrée en
son cœur à la régénération de la race humaine. » 45 Il entrevoyait la
possibilité d’accomplir cette régénération par l’art, et ses aspirations
ne s’adressaient pas simplement à la race humaine, mais encore à
toute la création, car ses lettres sont pleines de références charmantes
pour les animaux domestiques, sans mentionner le fait que l’un de
ses essais fut consacré à la vivisection. C’est bien parce que Wagner

sur le plan mental, évitant ainsi un tel carnage.


(45) - Wagner, par C. A. Lidgey.

- 113 -
avait un tel désir d’aider l’humanité qu’il mérita le privilège, ne fût-
ce que par intermittence, d’être utilisé par les Maîtres qui virent en
lui le médium musical le plus subtil des cinquante années à venir.
Nous ne possédons aucune preuve certaine cependant témoignant que
Wagner fut conscient de cette lumière qui l’éclairait. Et pourtant nous
savons qu’il fut visité par les Dévas 46, ce qui suffirait à mieux faire
comprendre quelques traits de son caractère qui ont fait l’objet de cri-
tiques de la part de ses biographes, car il arrive souvent que ceux qui
sont inspirés par les Dévas perdent le sens des proportions et des va-
leurs, et deviennent perméables à un égotisme exagéré. Cela s’ex-
plique si l’on comprend que les Dévas eux-mêmes, du moins ceux en
question, sont entièrement concentrés sur un point donné qu’ils
veulent développer, sans égard pour les mœurs, limitations et
éthiques de nos existences humaines. Ils ignorent complètement des
attributs tels que la modestie ou son opposé la vanité par exemple,
pour la bonne raison que ces derniers n’entrent pas en ligne de
compte dans leurs organismes éthériques. Tout ce qui leur importe,
c’est de « faire parvenir leur message à tout prix », et pour atteindre
ce but, ils ne laissent aucun répit aux médiums qu’ils ont choisis.
C’est ainsi que le caractère que Wagner exhiba à la face du monde ne
fut pas entièrement le sien. Ce fut en partie celui des Dévas nationaux
inférieurs qui le domina jusqu’à le déformer parfois pour donner de
lui une image mi-dévique, mi-humaine.
Pourquoi les hommes de génie ne sont-ils pas automatiquement
des hommes de la plus haute dignité et intégrité morale ? C’est en dé-
finitive l’occultisme qui fournit la réponse à ce rébus psychologique
si souvent soumis à la curiosité de nombreux chercheurs.

(46) - Voir chapitre 16.

- 114 -
15
RICHARD STRAUSS ET L’INDIVIDUALISME

En dépit de son individualisme et de ses trouvailles techniques, la


musique de Richard Strauss présente à n’en pas douter, des liens de
parenté très étroits avec celle de Wagner. Elle est en quelque sorte
une extension, une intensification de certains moments du génie de
Wagner. On pourrait peut-être assez justement définir Strauss comme
un Wagner plus élaboré du point de vue technique, mais moins inspi-
ré sur les plans esthétiques et spiritualiste. Il a encore enrichi le voca-
bulaire harmonique de Wagner, déjà considérable, si l’on pense que
la puissance créatrice de ce dernier, dans les moyens d’expression,
était absolument sans précédent. Strauss donna encore plus de fougue
à son exubérance, mais sans avoir jamais accès à cette zone des
éthers spirituels raréfiés qu’atteignit son illustre prédécesseur. À pro-
pos de Salomé par exemple, il est difficile de se rendre compte s’il
voulut vraiment présenter un portrait strictement spirituel avec une
musique descriptive de Jean-Baptiste. Il se peut fort bien qu’il ait été
inspiré au contraire par une humeur ironique du moment, assez dé-
pouillée de subtilité. Quoi qu’il en soit cette musique johannique re-
lève davantage de la sentimentalité religieuse teutonne que de la spi-

- 115 -
ritualité pure. On retrouve même quelques réminiscences estompées
de Mendelssohn dans le passage auquel nous faisons allusion.
Dans d’autres cas oit l’on a l’impression que Strauss désirerait
être spirituel 47, il ne peut mieux faire qu’être aimable et doux. Cette
douceur est d’ailleurs spécifiquement allemande, car Strauss fut en-
core plus typiquement « national » que Wagner. C’est ainsi qu’après
avoir fait étalage des plus audacieuses inventions d’exubérance vitale
ou de dissonances heurtées, on peut le surprendre en train de s’aban-
donner dans les tonalités patriotiques les plus conventionnelles. Le
résultat fut d’accentuer encore la conscience raciale du peuple alle-
mand, à laquelle Wagner avait déjà donné tant d’emphase. Strauss ne
se contenta pas d’inviter les Allemands à se sentir encore plus senti-
mentaux à l’égard de leur patrie, mais en décrivant des scènes de ba-
tailles par le truchement de sa musique, il glorifia tout simplement la
lutte et la guerre, créant du même coup un moule de formes-pensées
qu’utilisèrent les Forces noires pour hâter la précipitation du conflit
lui-même.
Les effets de cette musique anarchisante et libératrice n’allaient
pas cesser après le dénouement insatisfaisant de la guerre. Elle joua
encore un rôle déterminant dans le cours de la révolution qui suivit,
bien que celle-ci fût amenée par la défaite allemande. Il est certain
que, depuis que la musique de Richard Strauss fut disséminée, révo-
lutions et soulèvements sociaux n’ont pas cessé de se multiplier, et
les différents « ismes » qui se proposent un élargissement de la liber-
té et de l’expression individuelle se sont diffusés sans relâche. Le
choc qui résulta de la rencontre des harmonies audacieuses et anti-
conventionnelles et de l’exubérance mélodique, perturba le plan émo-

(47) - Au sens religieux du mot.

- 116 -
tif de l’humanité à tel point que chacun ressentit à des degrés divers,
le besoin de briser quelque lien et de se libérer.
Le caractère si marqué de ses mélodies accrut encore les effets
émotifs et, après que les dissonances eurent démantelé le moule
conventionnel des pensées, ces mélodies si faciles à assimiler
n’eurent aucune peine à mettre en œuvre le mécanisme intérieur qui
déclenche l’action. Il fallait, bien entendu, s’attendre à ce que cette
soif d’action s’orientât dans des voies différentes. Sous son influence
le poète écrivit des vers révolutionnaires où s’exaltait son « moi »
jusqu’alors contenu. L’orateur fut poussé à mettre sa verve au service
de la liberté, l’écrivain prêta sa plume au service de la même cause,
le peintre ignora tout des règles conventionnelles de ses devanciers,
et le sculpteur s’écria : « Je me refuse de me soumettre aux ordres de
la nature. » C’est ainsi que, où que l’on regarde, s’élève la même as-
piration à la liberté : qui s’est plaint de la rigueur des lois du ma-
riage ? Qui s’est agité en vue de rendre le divorce plus facile ? sinon
cette même aspiration qui demanda que la femme jouît des mêmes
droits que l’homme, ce qui d’ailleurs se justifie pleinement.
Le rapprochement suggéré entre Strauss et Wagner et le relâche-
ment des règles concernant le divorce ont donné corps à une théorie
assez répandue, selon laquelle la musique intensément émotive de
ces deux compositeurs tend à exacerber les passions érotiques et
qu’en conséquence ce que nous avons appelé liberté mériterait da-
vantage l’appellation de libertinage. Il faut bien admettre qu’il y a
des gens qui sont sexuellement stimulés en entendant la musique de
Wagner et plus encore celle de Strauss, bien que nous n’acceptions
pas une telle imputation mise à leur compte, car il semble ici que le
tempérament particulier des individus est plus en cause que la mu-
sique elle-même. Il est certain que des vibrations aussi puissantes

- 117 -
agitent l’être tout entier et se répercutent sur les plans les plus bas
aussi bien que sur les plus hauts. On comprend par là que les audi-
teurs qui ont peu ou pas de contrôle de leurs émotions, puissent être
plongés dans un état d’âme chaotique, rien qu’à écouter la musique
de Strauss, car, contrairement à celle de Wagner, elle ne s’adresse
qu’au niveau des émotions et non au plan de l’amour spirituel. Ces
effets ne seront pas perçus cependant par les tempéraments contrôlés
et d’aspirations élevées, car l’amour spirituel étant à l’octave le plus
élevé du clavier des émotions, la note frappée à l’octave inférieur se
trouve dominée par l’écho en réponse à l’octave supérieur, chez les
natures capables d’éprouver un tel sentiment.
Le premier festival Strauss eut lieu en Angleterre en 1903 et, de-
puis lors, excepté durant le temps de guerre, ses œuvres furent de
plus en plus jouées. C’est à la suite de leur influence que tant de
mouvements d’aspiration libérale prirent une telle importance. Pour-
tant des signes infaillibles indiquent que sa musique commence à da-
ter et qu’elle n’exerce plus la même influence qu’autrefois. De plus,
Strauss lui-même a changé son style, depuis Electre en particulier, en
mettant une sourdine à sa muse fougueuse afin de se pencher davan-
tage vers les lignes mélodiques et la grâce riante. Déjà dans Le Che-
valier à la Rose qui suit Electre, son inspiration est largement tribu-
taire de Mozart, faisant ainsi un long retour vers le passé. Dans ses
dernières œuvres, on ne reconnaît plus l’ancien apôtre de la liberté.
Le révolutionnaire est revenu à des formes plus conventionnelles.
Quant aux effets que cette musique va produire sur les générations à
venir, cela va dépendre en grande partie de la portion de ses œuvres
qui est appelée à survivre. Pour le moment, on peut déceler une ten-
dance marquée parmi le peuple allemand vers un retour à l’ancien ré-
gime, car, bien que les Allemands considèrent sans doute qu’un gou-

- 118 -
vernement républicain est plus expédient, beaucoup caressent le rêve
intérieur d’une monarchie qui serait à la fois plus romantique et plus
proche de la « règle ». Les facteurs qui dans la musique de Strauss
déterminèrent le courant libéral qui poussa pour un temps les Alle-
mands à se rebeller contre un gouvernement aristocratique s’es-
tompent lentement. La musique de Wagner elle-même, et par consé-
quent son influence, sont temporairement en déclin. On assiste à un
retour au néo-classicisme, à un retour en arrière avec variantes sans
champ d’influence encore bien défini. Il faut dire qu’il n’y a pas de
figure marquante parmi les compositeurs allemands du moment, et
c’est ce qui expliquerait pourquoi les Allemands sont actuellement
assez divisés en face de sentiments politiques incertains.
Richard Strauss est le dernier des grands compositeurs allemands
que nous présenterons dans cette série. On se demandera sans doute
comment il se fait que nous ayons laissé de côté des figures aussi im-
portantes que Weber, Schubert, Brahms et Reger. En voici les rai-
sons :
1. Weber exerça une influence plus profonde sur la musique en
elle-même et sur d’autres compositeurs, notamment Chopin et Wag-
ner, que sur le caractère et les mœurs d’une époque.
2. Les effets de l’art de Schubert, bien qu’ayant apporté douceur,
gentillesse et charme, ne furent pas assez accentués pour que nous
consacrions à ce compositeur une étude séparée dans le cadre de
notre propos.
3. La musique de Brahms ne fut qu’une variante de celle de Bee-
thoven et de Mendelssohn, c’est-à-dire qu’il décrivit les émotions hu-
maines, et par là inspira la compassion.
4. L’influence de Max Reger enfin fut en bien des points similaire
à celle de Bach, avec celte différence que par ses harmonies nou-

- 119 -
velles, il éveilla en retour une manière de penser moins convention-
nelle.
Nous aurons l’occasion de parler brièvement d’un autre composi-
teur allemand, Arnold Schônberg, au cours d’une courte étude consa-
crée aux compositeurs qui furent les interprètes d’un message parti-
culier inspiré par les Dévas.
Plusieurs lecteurs des premières éditions de ce livre se sont éton-
nés que nous n’ayons pas mentionné des compositeurs aussi renom-
més que Berlioz par exemple. Il faut qu’ils comprennent que certains
noms très célèbres ont eu plus d’influence sur la musique en elle-
même que sur les mœurs et les courants de pensée. Il en est peu qui
contesteront le génie de Mozart par exemple, et pourtant, bien que
celui-ci ait pu exprimer en harmonies sublimes, en dehors de sa mu-
sique sacrée, toutes les banalités de la vie quotidienne, l’influence ef-
fective de son art ne fut pas grande, non plus que celle de Haydn,
bien que ces deux compositeurs aient pu enrichir la musique per se.
On m’a encore demandé pourquoi des noms plus récents tels que El-
gar et Holst ne figuraient pas dans mon livre. La raison est que nous
n’avons retenu que ceux qui exercèrent la plus grande influence sur
les façons de vivre et de penser de certaines époques.

- 120 -
TROISIÈME PARTIE

POINTS DE VUE ÉSOTÉRIQUES


LA MUSIQUE DES DÉVAS
OU L’ÉVOLUTION DES FORCES DE LA NATURE

- 121 -
16
LES MUSICIENS ET LES FORCES SUPÉRIEURES

Tous les grands Initiés peuvent transmettre par télépathie les idées
qui leur plaisent à ceux qui sont en état de les recevoir. Lorsque nous
disons transmettre, nous employons ici le mot dans son sens suggestif
seulement. Ces grands Initiés suggèrent des idées au poète, au musi-
cien, au peintre, à l’écrivain ou au philosophe ; ils ne les forcent ja-
mais à accepter une idée. En fait, celui qui fait l’objet d’une telle
communication télépathique ignore le plus souvent d’où proviennent
ses inspirations et ne se doute pas qu’il est en communication directe
avec d’autres formes de pensée ou momentanément sous la lumière
douce d’une présence invisible. L’artiste n’est vraiment conscient de
ce qui se passe que dans le cas où il est lui-même l’élève accepté
d’un Adepte en relation étroite avec lui, comme ce fut le cas pour
Nelsa Chaplin.
Depuis un certain temps, relativement récent, certains Maîtres
parmi ceux qui ont charge des arts, ont jugé utile d’inspirer un genre
de musique propre à accroître la spiritualité à l’aide de la connais-
sance, pour permettre enfin à l’homme de sentir cet autre monde peu-

- 122 -
plé de millions d’entités immatérielles vivant côte à côte avec ceux
qui sont ici dans leurs corps physiques. Nous faisons allusion à la
chaîne d’évolution des Dévas, à ces « Intelligences » du monde de
l’esprit, qui vont des plus petits esprits de la nature à l’archange cos-
mique le plus élevé. La puissance de la musique fut choisie comme
agent intermédiaire parce que l’humanité dans son ensemble n’est
pas suffisamment évoluée pour entrer en contact avec les Dévas. On
a souvent remarqué que la mélodie du poète était capable de toucher
le sceptique, alors qu’une montagne d’arguments n’avaient fait que
durcir son obstination. Que dire alors de la musique dont la puissance
de pénétration est insurpassable ? En inspirant aux compositeurs le
moyen de transmettre la pensée agissante et la force vitale des Dévas,
les Maîtres ont permis à l’homme moyen « d’entendre » ce qu’il ne
peut encore « voir ». Ils ont transposé une partie du rayonnement des
Dévas et de leurs vibrations en notes terrestres pour des sens qui ne
sont pas encore assez subtils pour la communion directe. Mais sur-
tout, en réalisant cette présence invisible des Dévas, l’homme ressent
davantage l’affiliation qui existe entre eux et lui, et cette prise de
conscience marque à elle seule une étape importante dans l’évolution
de l’humanité.

- 123 -
17
LA CONSTITUTION OCCULTE DE L’HOMME

Nous voici arrivés au point où, pour une meilleure compréhension


de ce qui va suivre, il nous faut entrer dans quelques détails qui nous
sont donnés au sujet des corps subtils de l’homme, ou ce que l’on a
souvent entendu appeler « les enveloppes de l’âme ». Si la psychana-
lyse a apporté une contribution considérable à la compréhension des
caprices et comportements étranges de la nature humaine, la théoso-
phie est allée beaucoup plus loin en expliquant la nature même de
l’homme. Les spiritualistes ont prouvé à la satisfaction d’un public de
plus en plus nombreux et intéressé, qu’un être humain n’a pas seule-
ment un corps physique, mais qu’en plus il possède une âme immor-
telle. Les théosophes ou plutôt les Guides de la Société, à la suite
d’investigations poussées en profondeur, sont parvenus par clair-
voyance, à une connaissance spécifique de la constitution véritable
de l’âme, ainsi que des relations de celle-ci avec le corps physique et
les plans supérieurs de la conscience.
C’est ainsi que les corps subtils de l’homme constituent l’aura ou
« coque astrale », et sont perceptibles par le clairvoyant entraîné,

- 124 -
quelle que soit l’école de pensée à laquelle il appartienne. Ces corps
entourent le corps physique et s’interpénètrent aussi bien que le corps
physique lui-même. En langage théosophique, on donne à ces corps
les noms de : corps éthérique, corps astral, corps mental, mais pour la
clarté de notre exposé, nous les appellerons ici :

On remarquera que nous avons mis ensemble en accolade le corps


physique et le corps des sensations, parce qu’ils sont si étroitement
liés qu’ils ne se dissocient que durant l’anesthésie, alors que les émo-
tions et le mental quittent le corps physique lorsque ce dernier est en
sommeil. Lorsqu’un clairvoyant entraîné assiste à une opération, il
peut voir comment les différents corps, y compris le corps des sensa-
tions, sont refoulés du corps physique sous l’action de l’anesthésique.
Dans le cas d’une anesthésie locale cependant, il n’y a qu’une partie
infime du corps des sensations qui soit projetée au-dehors ; les autres
corps demeurant reliés au corps physique. Le même phénomène se
produit lorsque le bras se met en sommeil ; ce faisant il se libère
d’une partie du corps des sensations par pression. C’est alors que le

- 125 -
clairvoyant voit la formule subtile du bras projeté hors de l’épaule, et
ce n’est que lorsque le bras du corps physique se « réveille » que le
bras du corps des sensations est remis en activité et que l’on ressent
la sensation familière d’avoir des « fourmillements » dans le bras.
On comprend à présent pourquoi nous avons employé le terme
« corps des sensations ». C’est parce que les sensations ne sont pos-
sibles que lorsque ce dernier est associé au corps physique. Autre-
ment dit, les sensations sont produites par la conjonction de ces deux
corps, l’un n’éprouvant aucune sensibilité sans l’autre. On notera tou-
tefois que le corps des sensations prend une importance particulière
dans cette étude, car c’est lui que les vibrations musicales touchent
en premier lieu avant d’affecter le corps des émotions ou le corps
mental. Le corps des sensations est par conséquent un pont entre le
corps physique et les corps subtils, et c’est ainsi que la vibration des
sons ne saurait parvenir aux niveaux les plus subtils de la matière
sans passer par un intermédiaire.
Quant au corps des émotions et au corps mental, les second et
troisième corps de notre classification, voici rapidement ce que l’on
peut en dire : L’aura d’un primitif vu par le clairvoyant entraîné ré-
vèle un « corps des émotions » non encore développé, informe, de
couleurs ternes, le tout dépourvu de beauté. L’aura de l’homme
moyennement évolué présente un corps émotif plus large, aux formes
plus harmonieuses et aux couleurs plus pures. De plus, le corps men-
tal est pratiquement invisible dans l’aura du sauvage, alors que chez
le sujet moyen il varie en dimension et beauté de couleurs selon la
profondeur de l’intellect et l’élévation des pensées. Cela veut dire par
conséquent que ces deux corps sont développés en proportion de nos
activités émotives et mentales. C’est pour cette raison que l’aura hu-
maine est un signe par lequel ceux qui ont la faculté de voir et de

- 126 -
comprendre la signification de ses nombreuses couleurs peuvent rapi-
dement reconnaître la nature d’un caractère. 48
Ces différents corps, à l’exception du corps des sensations, ne dis-
paraissent pas avec la désintégration de l’organisme physique, car
chaque corps subtil est en fait harmonisé avec son plan de conscience
correspondant et fonctionne indépendamment sur ce plan lorsqu’il est
libéré de son enveloppe physique, tout comme l’enfant se meut libre-
ment dans le plan physique lorsqu’il a quitté les entrailles de sa mère.
On peut donc pousser la comparaison plus loin : si le fœtus est mal
nourri, l’enfant vient au monde faible ; si les parents sont frustes ou
si l’enfant provient d’un stock héréditaire terni, ce dernier sera très
vraisemblablement fruste lui-même, sinon taré, etc.
On admet généralement que les plans subtils représentent l’uni-
vers où continuent de vivre nos disparus, qu’on leur donne le nom de
Paradis, Enfer, Purgatoire, Kamaloka, Devaloka, Champs-Élysées,
etc. Mais ce que le profane sait moins, c’est l’importance de la place
que le monde supérieur occupe sur son plan physique, et ici nous
pensons plus particulièrement au plan des émotions, car ce dernier in-
fluence nos pensées et nos sentiments, tout autant que nos propres
émotions agissent sur le vaste plan émotif universel. Il y a toujours
interaction entre le microcosme et le macrocosme. Si l’on se de-
mande à présent pourquoi dans certains cas l’on trouve une prédomi-
nance d’émotions et de sentiments tellement caractérisée, on trouvera
la réponse dans ce que l’on appelle communément « l’atmosphère »
ou aura du pays ou des environs, qui constitue en réalité le plan émo-
tif lui-même saturé de ces émotions et sentiments particuliers. 49

(48) - Le Dr Kilner inventa un écran sur lequel l’aura devient visible même pour
ceux qui n’ont pas encore développé la clairvoyance.
(49) - Durant la première guerre mondiale par exemple la Suisse allemande était très
pro-allemande, tandis que la Suisse française était en faveur des Alliés. Ceci dit, il nous a

- 127 -
Il était utile de passer rapidement en revue les corps subtils de
l’homme et leurs plans correspondants à cause du rôle important que
la musique a joué et continue de remplir dans leur développement.
Nous arrivons ainsi à mieux comprendre comment chaque genre de
musique affecte davantage un corps que l’autre, et comment, dans
une certaine mesure, ces genres influencent le corps mental, le corps
des émotions et le plan matériel ou physique. C’est ainsi que nous
verrons mieux dans la quatrième partie de cet ouvrage, comment le
quart de ton de la musique indienne agit particulièrement sur le corps
mental, donc sur les sciences philosophiques et métaphysiques ; com-
ment le tiers de ton de l’ancienne musique égyptienne affecte particu-
lièrement le corps émotif, favorisant ainsi le rituel et les sciences oc-
cultes, comment le demi-ton de la musique européenne influence
plus spécifiquement le corps physique et le corps des sensations,
donc le domaine de la matière, c’est-à-dire les sciences mécaniques,
le gouvernement des Sociétés et tout ce qui est d’ordre pratique. Cela
parce que le quart de ton constitue le fractionnement le plus poussé
de la note et s’adresse ainsi à la partie la plus subtile du plus élevé de
nos corps ; le tiers de ton est un fractionnement en dessous et corres-
pond par conséquent au corps des émotions, cependant que le demi-
ton, plus « grossier », influence essentiellement le plan physique. 50
Nous avons essayé de montrer dans les lignes qui précèdent sur
quoi la musique opère, mais nous n’avons pas encore dit comment
elle fonctionne. Autrement dit nous n’avons pas parlé jusqu’à présent

été rapporté comme un fait curieux (?) que lorsqu’un habitant de Suisse allemande allait
s’établir en Suisse française ses opinions devenaient très rapidement aussi fortement pro-
alliées qu’elles avaient été germanophiles. Pourquoi ? Simplement parce qu’il vivait dans
cette aura imprégnée de sentiments pro-alliés, c’est-à-dire dans cette partie du plan des
émotions qui est situé en Suisse française.
(50) - Cela ne veut pas dire qu’il n’agit que sur le plan physique.

- 128 -
du modus operandi considéré sous l’angle ésotérique, alors que nous
avons vu le modus operandi du point de vue exotérique au chapitre 6.
La philosophie hermétique a toujours enseigné qu’« il en est en
haut comme en bas ». Pour parler un langage plus courant, nous di-
rons que la musique obéit à cette loi immuable. Pourtant, ce que nous
entendons en fait de musique n’est que sa manifestation physique
sous forme de vibrations, et ces vibrations appartiennent au monde
d’en bas ; autrement dit nous ne percevons les effets de ces vibrations
musicales que sur le plan physique. Nous ne sommes pas du tout
conscients des effets beaucoup plus lointains et profonds créés par
cette musique sur les plans supérieurs, alors que ce sont eux, parce
qu’ils appartiennent aux plans d’en haut, qui laissent leur véritable
empreinte sur nos différents corps subtils et par conséquent sur notre
caractère et comportement. Ces effets peuvent être aisément sentis
par le véritable voyant, et peuvent emprunter des formes et des cou-
leurs variant avec la valeur artistique et la nature des émotions qui
naissent de la musique. La couleur produite par la musique qui ins-
pire la dévotion est le bleu ; cette nuance, étant la teinte de la dévo-
tion dans les plans supérieurs, colorera le corps des émotions lorsque
les harmonies correspondantes vibreront, et un clairvoyant décèle
sans peine cette couleur dans l’aura des personnes adonnées à la dé-
votion. Si l’on considère que les semblables s’attirent et particulière-
ment dans les plans supra-physiques, il se présentera parfois que le
bleu émanant de la musique sacrée viendra renforcer le bleu qui se
trouvait déjà dans l’aura d’une personne donnée, pour accentuer en-
core les attributs de la dévotion chez cette dernière. Il en va de même
de toutes les émotions et de leurs couleurs. Il y a un point qu’il serait
cependant bon de noter : lorsqu’un sujet manque totalement d’une
certaine qualité, la couleur correspondante à celle-ci est naturelle-

- 129 -
ment défaillante, et l’on peut dire que malheureusement les manifes-
tations subtiles de la musique ne toucheront guère ladite personne
dans cet aspect particulier, à cause d’un manque de résonance et de
correspondance. S’il en était autrement, les âmes les moins évoluées
s’épanouiraient avec une rapidité étonnante, et la dépravation morale
et les taudis sordides disparaîtraient comme par enchantement des
grandes villes où l’on trouve des salles de concert et des opéras. Nous
savons hélas que ce n’est pas le cas, et pourtant même les caractères
les plus indisciplinés sont réceptifs à la musique, si faible que soit
son influence. C’est pourquoi même l’orgue de Barbarie remplit une
mission salvatrice au milieu des taudis des faubourgs.
Il ne faut pas oublier non plus que les créations subtiles de la mu-
sique, c’est-à-dire les couleurs et les formes qu’elle imprime sur le
plan des émotions, demeurent pendant un certain temps après que les
sons réels ont cessé. Autrement dit, le contenu émotif de la musique
– que l’on n’entend plus – continue de poursuivre son œuvre pendant
un temps plus ou moins long et dans un certain périmètre. Cela se
passe un peu comme lorsqu’on jette un caillou dans un étang. Bien
que le caillou soit petit par lui-même, les ondes qu’il dessine sur la
surface de l’eau s’étendent plus loin. De plus, s’il se trouve un fétu de
paille flottant à quelque distance, il sera bientôt touché et agité par
ces ondes après un espace de temps qui peut être appréciable. C’est la
même loi qui s’applique aux effets subtils de la musique, mais à une
échelle beaucoup plus grande.
Résumons-nous : la musique, comme nous Pavons vu, agit par
deux voies. L’une que l’on pourrait appeler « grossière » parce que
directe, l’autre subtile. Les airs entendus sur le plan physique ont le
pouvoir, par leur charme, d’adoucir cette « portion de la bête » non
encore intégrée dans la conscience, tandis que la musique que

- 130 -
l’oreille n’entend pas possède des forces invisibles de nature télépa-
thique, qui affectent nos corps subtils soit directement, soit par le
« climat émotif », afin d’éduquer et d’embellir notre âme.
On sera peut-être tenté de soulever une objection digne d’être re-
tenue. Supposons qu’un concert soit donné en un endroit situé à
quelques centaines de mètres d’un cinéma où l’on joue une musique
d’un genre tout à fait différent. Quel va être le résultat qui s’ensuivra
sur les plans invisibles ? Assisterons-nous à un chaos discordant pour
ne pas dire à une cacophonie ? Non, car il y a d’autres dimensions de
l’espace 51 dans les plans invisibles et un mode de vibration n’inter-
fère pas avec un autre, pas plus que les rayons du soleil ne se mé-
langent aux ondes invisibles de la radio. Les plans invisibles ne pour-
raient être troublés que par la cacophonie résultant sur le plan phy-
sique du jeu simultané de deux concerts.
Il ne faut pas négliger les influences exercées sur nos corps subtils
par deux ou plusieurs concerts exécutés hors de la portée de nos
oreilles. Dans ce cas, chacun de nous sera plus ou moins influencé
par la caractéristique qui correspond le mieux à son tempérament
propre. Prenons l’exemple d’une personne habitant à mi-chemin
entre deux salles de concert, et supposons que dans l’une des salles
on joue une fugue de Bach, tandis que dans l’autre un violoniste joue
le second mouvement du concerto pour violon de Mendelssohn. – Si
la personne en question a beaucoup de jaune dans son aura, jaune
étant la couleur de l’intellect, le jaune produit par les vibrations de la
musique de Bach ajoutera encore à sa couleur un rayonnement accru
en vertu de la loi qui veut qu’en occultisme les semblables s’attirent.
Si en revanche la même personne se trouvait être un cas exceptionnel
n’offrant aucun signe de compassion et manquant par conséquent de

(51) - Voir Hinton : La quatrième dimension.

- 131 -
la couleur vert pomme qui est la teinte correspondant à la compassion
dans l’aura, elle serait réfractaire à la musique de Mendelssohn. Mais
si par contre cette dernière est sensible à la compassion, elle tirera
profit des deux concerts ; l’un agissant sur le corps des émotions,
l’autre sur le corps mental.
Il va sans dire que le principe que nous venons d’illustrer par plu-
sieurs exemples est sujet à des variations sans nombre, étant donné
que l’aura humaine est composée elle-même d’une variété innom-
brable de couleurs qui correspondent aux nombreux attributs de l’in-
dividu. C’est pourquoi tant d’influences différentes peuvent jouer si-
multanément sur les corps humains.

- 132 -
18
CÉSAR FRANCK MESSAGER DES DÉVAS

Bien que né près de vingt ans après Berlioz, César Franck fut réel-
lement le père de l’école des compositeurs français qui devait appor-
ter quelque chose de nouveau dans le monde des idées musicales, si-
non dans la forme de la composition elle-même. Berlioz, en dépit de
son ingéniosité, ne fut à vrai dire qu’un expérimentateur. Jamais il ne
fut capable d’introduire dans sa musique cet élément subtil qui laisse
une empreinte sur le caractère tout en façonnant les mœurs. Par
contre son influence marqua la musique elle-même en ouvrant la voie
au génie de Wagner et en annonçant jusqu’à un certain point Franck.
Ce dernier vit le jour à Liège en 1822, et ce n’est pas par simple
coïncidence sans signification, que le premier messager des Dévas
devait être l’un des plus beaux et des plus touchants caractères de
toutes les annales biographiques musicales. Son portrait est familier à
tous les amateurs de musique, mais on ne saurait pourtant se faire une
idée de la beauté de cette âme sans avoir lu l’étude que Vincent d’In-
dy lui a consacrée. Même ceux qui le rencontraient dans la vie, acci-
dentellement pourrait-on dire, ne pouvaient se douter du génie qui

- 133 -
demeurait caché dans le cœur de cette étrange petite silhouette tou-
jours pressée, au visage grimaçant et à l’esprit absent, « vêtu d’un
pardessus d’une taille trop large et de pantalons d’une taille trop
courte. » Tel qu’il était, avec son visage orné d’énormes favoris gris
qui encadraient un menton et un tour de bouche bien rasés, il irradiait
la pureté et l’amour le moins égoïste. Ses élèves, rapporte Vincent
d’Indy, « ne prenaient pas seulement soin de sa personne, mais lui
étaient encore attachés de toute la force de leur cœur comme à un vé-
ritable père. » Et pourtant, malgré tant de génie, sa vie journalière
était tissée de routine et de travaux bien monotones 52. Chaque jour,
du matin au soir, à part quelques leçons données à un petit cercle de
disciples, il lui fallait enseigner à des amateurs d’intelligence mo-
deste et surtout lutter contre la myopie académique de professeurs de
conservatoire jaloux. Mais la noblesse de son caractère était telle
qu’il n’accusa jamais ni le destin ni la mauvaise volonté de personne.
Il oubliait au contraire généreusement les mauvaises intentions. Tout
entier préoccupé par son art et par les choses de l’esprit, il se déga-
geait de sa personne une telle naïveté, une telle confiance enfantine,
qu’il lui était absolument impossible de douter un seul instant de la
bonté de la nature humaine, même lorsqu’il se trouvait devant l’évi-
dence. Il n’est pas étonnant, dans ces circonstances-là, que César
Franck se soit montré un instrument tout préparé pour être utilisé par
les forces supérieures, et que les Maîtres aient pu façonner ses hautes
aspirations afin qu’elles puissent recevoir le message des Dévas les
plus élevés, lorsque ceux-ci ne communiquaient pas directement avec
lui.
Ceux qui sont à même de voir les Dévas par clairvoyance, soit en
étant dans leur corps physique, soit en en rapportant la mémoire

(52) - Vincent d’Indy.

- 134 -
après un état de transe supra-consciente, savent que l’une des caracté-
ristiques essentielles des Dévas est l’amour. Cet attribut varie bien
entendu en intensité avec le degré d’avancement spirituel des Dévas
eux-mêmes, et se rencontre aussi dans les petits esprits de la nature,
mais à un stade beaucoup moins développé. Il était donc normal et si-
gnificatif qu’un poète des sons, lui-même en contact étroit avec le
plus haut type de Dévas, cultivât un amour d’une qualité aussi rare. Il
semble d’ailleurs évident qu’il n’aurait jamais été possible à un
adepte ou à quelque Déva de communiquer aucune inspiration à une
telle âme, si celle-ci n’avait été imprégnée dès le commencement de
cette essence incommensurable. Mais à part cette communion étroite
de Franck avec la nature, il y a d’autres signes qui témoignent de la
parenté qui s’était établie entre lui et l’échelle évolutive des Dévas.
César Franck était le Maître d’une forme d’improvisation particulière
que les initiés reconnaissent comme étant de nature dévique, et il fut
reconnu que ses œuvres étaient plus inspirées que composées « car
Franck avait, ou plutôt était le génie de l’improvisation. » 53. On pou-
vait l’entendre les dimanches et jours de fête, du haut de la pénombre
du « grenier à orgue » de l’Église de Sainte-Clotilde où il était orga-
niste, « répandre son âme » dans des improvisations célestes « qui
étaient souvent beaucoup plus majestueuses que nombre de composi-
tions soigneusement élaborées. » 54 Franck était un croyant fervent, et
l’on nous dit que chaque dimanche à l’heure de la messe « il quittait
son orgue pour aller s’agenouiller dans un coin de la galerie et se
prosterner en adoration devant la Présence du Tout-Puissant au Ta-
bernacle. » Ce simple acte de foi de sa part est plein de signification
pour celui qui est doté de clairvoyance et qui peut percevoir les cou-

(53) - César Franck, par Vincent d’Indy.


(54) - César Franck, par Vincent d’Indy.

- 135 -
leurs irradiantes des Dévas, lorsqu’elles inondent l’église de lumière
à la faveur de l’ancien rituel magique. C’est alors, à n’en pas douter,
que César Franck se sentait encore plus près de ces « ombres de lu-
mière » dont il essaya si souvent de retranscrire le langage en sym-
bole terrestre. « C’est assurément à ces moments-là qu’il pressentit et
conçut les mélodies sublimes qui allaient servir de toile de fond aux
Béatitudes » 55.
César Franck vécut jusqu’à l’âge de 68 ans. Doté d’une énergie et
d’une santé remarquables, il fut le premier compositeur dont la mis-
sion fut de conjurer le mal et la maladie autour de lui. Il mourut le
8 novembre 1890, et son dernier voyage fut aussi dépouillé d’artifice
que sa vie. Nul représentant du Conservatoire où il avait enseigné si
longtemps n’assista à ses funérailles, ni aucun professeur représen-
tant les beaux-arts. Tous ceux qui avaient un nom et qui reçurent une
invitation s’excusèrent. Le plus curieux, c’est qu’une épidémie
étrange, brève mais pernicieuse sévit à Paris aux environs du 8 no-
vembre cette année-là, parmi les professeurs de musique. C’est ainsi
qu’il n’y eut « que les nombreux élèves du maître, ses amis et les mu-
siciens qui l’avaient vraiment aimé », pour se pencher sur sa tombe.
Ce fut là la fin la plus poétique d’une vie qui fut tout au long un
poème intérieur. Mais la note la plus poétique fut encore lancée au
vent hivernal par M. Chabrier, dans des paroles d’adieu qui mérite-
raient d’être reproduites dans de nombreux livres. En voici la fin :
« Adieu Maître. Accepte nos remerciements, car tu fis du bon travail.
En toi nous saluons l’un des plus grands artistes du siècle, et surtout
le Maître incomparable dont l’œuvre merveilleuse a donné naissance
à toute une génération de grands musiciens, de croyants et de pen-
seurs puissamment armés pour les durs et longs combats. Nous sa-

(55) - César Franck, par Vincent d’Indy.

- 136 -
luons encore l’homme juste et droit, tellement humain et distingué,
dont les conseils étaient sûrs et les paroles douces. Adieu… »
Une étude de la musique de César Franck révèle deux éléments
distincts chez lui : l’humain et l’éthéré. Le second mouvement de la
sonate pour violon est un exemple de la première influence, tandis
que le célèbre cantilène du quintette pianoforte est un exemple mon-
trant l’expression du second élément : l’éthéré. C’est à cause de la
combinaison de ces deux courants que nous avons qualifiés Franck
de pont, de médium, de messager entre l’évolution humaine et le
monde des Dévas. Il exprime les sentiments des deux sphères et co-
ordonne ainsi les choses mortelles et le monde céleste. On lit sous la
plume de M. Gustave Depevas : « La musique de César Franck ne
nous rend ni ange ni bête ; elle accepte l’humanité avec la somme po-
sitive de ses joies et de ses peines, et présente un parfait équilibre.
Étant aussi éloignée de la brutalité matérialiste que des hallucinations
d’un mysticisme douteux, elle nous révèle vraiment le sens du divin.
Elle invite ainsi plus à la contemplation qu’à l’extase. L’auditeur qui
s’abandonne docilement à son influence bénéfique se trouve libéré au
centre de son âme de toute agitation superficielle, et se sent ramené,
avec tout le meilleur de son être, à cette portion suprême qui est en
même temps intelligence suprême. L’auditeur se trouve par là plus
près de Dieu sans cesser de demeurer humain. Cette musique qui est
la sœur de la prière autant que de la poésie n’affaiblit pas, n’énerve
pas, mais restaure l’âme reconduite à ses sources premières où
coulent les eaux fraîches des émotions, de la lumière, de la vie. Elle
conduit au ciel et à la cité du repos. » À quoi M. Vincent d’Indy
ajoute : « En un mot elle nous conduit de l’égoïsme à l’amour… du
monde à l’âme, de l’âme à Dieu. » Ce dernier commentaire est des
plus significatifs, car l’égoïsme est bien la cause de la plupart des mi-

- 137 -
sères qui rongent l’esprit des hommes. Presque toutes les maladies
même physiques, sont engendrées et aggravées par les exigences du
« moi », et c’est pourquoi les écoles de guérison qui se proposent de
« faire sortir l’homme de lui-même » ont enregistré tant de succès. Il
faut savoir que c’est l’un des Maîtres qui inspira le genre particulier
de métaphysique qui prit son essor dans la pensée supérieure, dans la
Christian science, (la science chrétienne) et autres mouvements simi-
laires, et que c’est César Franck qui réalisa par la musique ce que ces
groupements essayèrent d’accomplir par l’enseignement métaphy-
sique. En « révélant à l’homme le sens du divin » et en lui montrant
« la route du ciel », Franck aidait l’homme à sortir de son petit
« moi » étroit et lui ouvrait la voie vers le soi suprême qui ne connaît
plus ni chagrin ni maladie. La musique de Franck portait vraiment en
elle le baume curatif de cet amour séraphique qui seul harmonise tous
les corps subtils et les place à nouveau dans leur propre champ. Les
peines et les maladies ne sauraient exister là où brille l’amour dispen-
sateur de santé et de joie du chœur des anges, pas plus que l’obscurité
et la lumière du soleil ne peuvent coexister.
Il serait inutile, pour ce que nous nous proposons de montrer,
d’analyser en détail l’art de César Franck, pourtant d’un si haut inté-
rêt pour le musicien. Il suffira de retenir qu’il s’efforça de reproduire
à l’usage de nos oreilles physiques, une partie de la musique des Dé-
vas sur les plans supérieurs, et cela à l’aide de « la noblesse et de la
grâce d’expression de sa phrase mélodique servie par l’originalité de
ses combinaisons harmoniques. » 56 Les résultats les plus marquants
d’un tel art se sont manifestés dans la diffusion à travers l’Europe en-
tière du mysticisme pratique qui se développa vers la fin du siècle
dernier. On sait que l’humanité accueille en général difficilement les

(56) - Vincent d’Indy.

- 138 -
idées nouvelles ; non seulement la portion consciente de l’esprit s’y
oppose, mais surtout l’abîme du subconscient. Or César Franck était
précisément chargé de briser les résistances du subconscient et avait
pour tâche d’insérer dans ce dernier les idées que tant d’esprits al-
laient accepter plus tard. Depuis sa venue, la science de la guérison à
l’aide des « forces supérieures de la nature » a pris une grande exten-
sion. Chabrier disait vrai dans ses paroles d’adieu : il fit du bon tra-
vail. Pour avoir inspiré les moyens par lesquels le fardeau des peines
et des maladies fut allégé dans les âmes et les corps souffrants,
Franck a accompli une œuvre immense qui le rend digne d’une grati-
tude sans limite de la part de l’humanité.
Et dire que Chabrier prononça son fameux éloge de César Franck
sans connaître toute la vérité ! Franck était un Initié, bien que doté
d’aucune clairvoyance ; des Dévas spécialement désignés furent
chargés, sous la conduite de l’adepte Koot-Hoomi qui fut son Maître,
de déverser l’inspiration dans ses corps subtils et de composer ainsi
un chœur d’amour sur les plans éthérés, en combinant leurs notes in-
dividuelles à celles de l’adepte et de son élève terrestre qui lui, n’était
pas du tout au courant de ce qui se passait.
Lorsqu’il reviendra dans le monde des hommes, Franck rapporte-
ra avec lui les facultés caractéristiques de l’initié avancé, c’est-à-dire
le pouvoir de voir, d’entendre et de guérir par des moyens supra-phy-
siques.

- 139 -
19
GRIEG, TCHAÏKOVSKI ET DELIUS

Franck fut un intermédiaire entre les Dévas supérieurs et l’huma-


nité. Grieg allait être un intermédiaire entre l’humanité et les petits
esprits de la nature. Bien que charmantes et présentant beaucoup
d’individualité à bien des égards, jamais ses œuvres ne devaient at-
teindre la hauteur de celles du compositeur belge. Personne ne s’en
étonnera après ce que nous venons de dire au chapitre précédent. Les
esprits de la nature sont de petites entités étranges dont les relations
avec les Dévas les moins évolués sont de l’ordre de celles de l’animal
domestique envers nous. Ce serait trop attendre que d’exiger une très
grande élévation ou profondeur de pensée de la part de leur interprète
musical, le premier en l’occurrence.
Ce n’est pas par hasard que Grieg est né en Scandinavie. Là
comme en Irlande, en Écosse ou dans le pays de Galles, les esprits de
la nature sont plus proches de l’humanité que dans les pays où les
grandes villes polluent l’atmosphère physique avec la fumée des che-
minées, et l’atmosphère spirituelle avec leur matérialisme et leur soif
d’acquérir. Habitant la Norvège, Grieg vivait en contact étroit avec

- 140 -
l’âme vierge de la nature. Le folklore même de ce pays qui a telle-
ment inspiré Grieg, constituait déjà dans une certaine mesure le cli-
mat où s’ébattent les esprits de la nature. La musique de Grieg, fait
justement remarquer Grove dans son Dictionnaire musical, « apporte
dans la salle de concert, un peu de l’odeur des pins de son pays. »
C’est exact, et dans la dernière partie de la suite de Peer Gynt, elle
suggère même la danse des gnomes. Il n’est pas dans notre intention
de nous attarder sur le compositeur norvégien. Son influence sur
l’humanité ne fut pas très prononcée, bien qu’elle fût nécessaire à
bien des égards en un temps. Son rôle fut d’enfoncer un coin pour
ouvrir la brèche qui allait permettre une vue plus large sur le monde
des esprits de la nature. Ce faisant, Grieg prépara le chemin à Frédé-
ric Delius, à Claude Debussy, à Igor Stravinsky et à d’autres… et fi-
nalement à Scriabine, le plus grand interprète des Dévas dans le do-
maine de l’art.
Grieg ne fut pourtant pas isolé dans son entreprise de relier les
deux mondes, car trois ans avant sa naissance (en 1843), naquit à
Kamsko-Votinsk, en Russie, un compositeur qui allait jouir d’une
étonnante popularité. Nous considérerons Tchaïkovski comme un in-
termédiaire lui aussi ; bien que son œuvre fût manifestement presque
entièrement « humaine », on peut découvrir çà et là de la musique de
la nature dans ses compositions. Le fait que de vrais interprètes de la
nature l’aient jugé comme un « vulgaire » manquant de subtilité ne
change rien à la chose. Les réticences des compositeurs auxquels
nous venons de faire allusion sont faciles à comprendre. Le caractère
dominant de cette musique de la nature est sa subtilité, et des compo-
siteurs tels que Ravel ou Debussy chez qui cette qualité est très pous-
sée, ne pouvaient guère apprécier « le moins russe de tous les
russes » comme l’appelait Ravel. Les deux compositeurs français

- 141 -
précités avaient en effet dépassé depuis longtemps les tentatives es-
soufflées de celui qui leur semblait sortir de l’école enfantine. Si
pourtant, en dépit de cette censure sévère, nous prenons la peine
d’examiner en détail la musique de Tchaïkovski, nous y découvrons
une certaine étrangeté qui n’est pas tellement différente de celle de
Grieg, et ici nous pensons à l’esprit de l’œuvre de Grieg et non à la
forme de ses compositions. Pourtant cette étrangeté ou bizarrerie que
l’on trouve à la fois chez Grieg et chez Tchaïkovski rappelle davan-
tage la musique de la nature qu’elle ne lui ressemble vraiment, si l’on
en juge par le timbre des sons à « l’oreille » du clairaudient. La tâche
de Grieg et de Tchaïkovski visait davantage à attirer l’attention du
public sur l’existence de la musique inspirée par les esprits de la na-
ture en montrant l’idée qu’ils en avaient, plutôt qu’à la développer
vraiment. L’heure n’était pas encore venue. Le message provenant de
la grande chaîne évolutive du monde des Dévas ne devait pas être
destiné à notre planète avant que l’influence de Wagner ne lui donnât
corps et la propageât jusqu’à un certain point. Mais ces considéra-
tions mises à part, il était impossible que la musique elle-même subît
une transformation soudaine entre les mains de compositeurs tels que
Grieg ou Tchaïkovski. Une telle transformation eût été inconcevable,
parce que contraire aux lois qui régissent l’inspiration réceptive. Un
médium non encore préparé ne saurait être utilisé par l’adepte ou le
Déva pour autant que ce dernier désire lui transmettre une combinai-
son d’idées tout à fait nouvelles, car pour être utile, ledit médium de-
vrait posséder déjà la technique musicale, qui, dans l’exemple des
compositeurs précités, manquait. L’évolution musicale à l’image de
toute autre évolution, procède par étapes aussi bien du côté des com-
positeurs que des auditeurs, et jusqu’alors les interprètes les plus
avancés de la musique des Dévas n’ont pu nous transmettre qu’une
infime partie de cette musique des sphères. On comprend mieux

- 142 -
maintenant pourquoi les « hyper-modernes » semblent discordants à
nos oreilles. Ils ont capté quelques dissonances sans savoir encore
comment les résoudre, et surtout il leur reste entièrement à mettre en
forme le côté mélodique de la musique des Dévas. N’ayant pas en-
core perçu ces formes nouvelles, nombre de compositeurs d’aujour-
d’hui bannissent complètement la mélodie de leurs œuvres afin,
semble-t-il, d’éviter le pire. Cependant pour être juste envers ces der-
niers, il convient de dire que les instruments nécessaires à l’interpré-
tation de cette musique n’ont pas encore été inventés. Toutes ces
considérations doivent être constamment présentes à la mémoire, si
l’on veut comprendre ce nouvel aspect d’un art qui fit ses premiers
pas avec Grieg et Tchaïkovski.
L’étape suivante qui devait rapprocher un peu plus le côté humain
de la musique des Dévas, allait être accomplie par l’œuvre de Frédé-
ric Delius, qui fut largement imprégnée de l’atmosphère des esprits
de la nature dans leur évolution. Comparant l’art de Delius à celui de
ses prédécesseurs, nous le trouvons beaucoup plus doux, plus velou-
té, plus subtil. C’est un art essentiellement raffiné. Comme tous les
individualistes, Delius développa son talent grâce à un goût sélectif
qui l’invita à assimiler certaines phrases de Grieg, de Debussy ou de
Wagner, non pour les imiter, mais pour achever la construction de
son propre style. Il est le poète de l’atmosphère, de l’esprit paisible
des bois, de la colline que les nuages enlacent librement, et des so-
leils qui se baignent dans des paysages ouatés de brume. Comme
Chez Grieg, le folklore occupe une place importante dans le dévelop-
pement de son art. Il lui permet de communier plus étroitement avec
la nature et de la recréer.

- 143 -
20
DEBUSSY ET RAVEL

Lorsque Beethoven composa sa Symphonie pastorale, il ne se fit à


aucun moment l’écho de la nature elle-même, bien qu’il ait dépeint
les sentiments des hommes envers la nature. C’était une tentative,
mais le chant d’un coucou isolé ne suffit pas pour composer un
poème agreste, pas plus qu’un roulement de tambour destiné à imiter
l’orage ne ressemble au tonnerre. Le recours à ces manifestations ex-
térieures de la nature a un tour plutôt naïf, rappelant la technique
d’un enfant qui voulant dessiner un homme affublerait son portrait
d’une grande barbe pour bien montrer ce qu’il a voulu faire. Le mo-
ment propice à la musique de la nature n’était pas arrivé, et quand
bien même il aurait été là, Beethoven n’en aurait pas composé, car il
manquait de la subtilité requise pour ce genre.
Lorsqu’on écoute le gazouillis des oiseaux, le murmure de la brise
dans le feuillage ou le sourire du cours d’eau pailleté de cailloux
blancs et que l’on essaie de saisir leurs harmonies fuyantes, on com-
prend que la grande finesse de touche est la note de base de la mu-
sique de la nature. Tout dans cette musique est un enchantement in-

- 144 -
défini qui se dérobe entre les notes, tout est miracle à la fois varié et
merveilleusement monotone. Les oiseaux ne tarderaient pas à nous
fatiguer et à ruiner toute poésie s’ils se mettaient à chanter des
« airs ».
Les airs et mélodies deviennent bien vite monotones, mais le
chant du merle ne l’est jamais ; toujours il nous échappe, et c’est
pour cela qu’on l’aime.
Si l’on prend la première phrase de L’après-midi d’un faune de
Debussy, on retrouve cette même subtilité. Là tout est estompé, déli-
cat, nébuleux, car Debussy fut le premier compositeur à se dégager
de l’humain pour écrire de la musique de la nature pure et simple. Sa
mission débuta tout au commencement de l’échelle évolutive des Dé-
vas et fait écho aux harmonies des gnomes et des fées, à celles des
esprits des eaux et des nuages, et c’est pour cela qu’il fut instinctive-
ment porté à écrire des poèmes musicaux intitulés : Nuages, La Mer,
Le jardin sous la pluie, ou Reflets dans l’eau, etc. Il est exact que De-
bussy atteint le sommet de la renommée avec un opéra composé pour
Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, mais ce qu’il faut noter, c’est
qu’il fut attiré par le caractère moyenâgeux de la pièce et non par son
caractère humain. Aussi l’ensemble se présente-t-il comme une ano-
malie. La musique des esprits de la nature appliquée à un drame de
jalousie est une sorte d’hérésie, et en conséquence l’opéra n’est pas
des plus satisfaisants ; il est tiède, diaphane et il arrive un moment où
sa longueur pèse. Le fait est que la musique des esprits de la nature
ne convient pas du tout à l’opéra, à moins que le sujet soit un conte
de fées ou quelque évocation mythologique, car les esprits de la na-
ture ne connaissent ni peines ni passions, et n’ont aucun sens moral
tel que nous l’entendons. Ce qui les caractérise c’est surtout et avant
tout la joie de vivre. Ils chantent, dansent, se baignent dans le soleil

- 145 -
ou dans les rayons de lune, se plaisent à sculpter les nuages en mille
formes variées, aiment à faire des farces, à jouer des niches, et à se
travestir en trente-six façons, à la manière des enfants qui trouvent
tant de plaisir à se déguiser.
Les parents naturellement, tels de gros bêtas, pensent que tout
n’est qu’imagination dans les histoires que les enfants racontent au
sujet de leurs jeux avec les fées. Les parents se trompent, car les
jeunes enfants sont souvent doués de visions psychiques, bien qu’ils
perdent leurs dons en grandissant. À force d’entendre dire que leurs
visions ne sont que non-sens, leurs dispositions naturelles s’effacent
et finissent par s’atrophier.
Nous n’avons pas à expliquer ici l’œuvre de Debussy dans ses dé-
tails. Le point important pour nous était d’indiquer la similitude qui
existe entre lui et les tonalités subtiles de la nature. Seuls pourtant
ceux qui possèdent la faculté de clairaudience seront à même d’ap-
précier la portée de cette parenté, car tout ce que l’on entend avec nos
oreilles physiques : le soupir de la brise, l’éclat de rire du ruisseau,
n’est que l’expression extériorisée, sonore, du cœur de la nature. Il y
a un autre chant intérieur qui émane de la moindre palpitation, de
chaque feuille, qui se pose sur l’aile des papillons, et qui s’élève par-
fumé des pétales de chaque rose lorsqu’elle s’ouvre au tendre baiser
du soleil. Voilà ce que Debussy a reproduit autant qu’il lui fut pos-
sible de le faire avec les instruments dont il disposait.
Sans nous étendre davantage, il est bon de dire un mot de ses re-
marquables inventions harmoniques qui nous révélèrent un univers
presque entièrement nouveau dans l’assemblage des sons. Ce n’était
pourtant pas un univers si discordant, malgré sa nouveauté. À l’ex-
ception de compositions telles que La Cathédrale engloutie, Debussy
s’efforça d’être nouveau sans être dur, et ses dissonances apparurent

- 146 -
tout de suite plus subtiles que subversives à l’oreille. Elles ont peut-
être paru étranges à l’aura de nos sens en 1902 lorsque Pelléas fut
joué pour la première fois, mais on ne saurait comparer leur dureté
avec celle de Schônberg ou de Bartok. La raison en est double :
1. Debussy était entièrement absorbé à décrire la musique des es-
prits de la nature du plan terrestre qui, étant plus près de nous, est
plus familière que celle des plans éloignés – plus éloignés en un sens
bien entendu puisqu’ils interpénètrent le plan physique.
2. Il reproduisit une part beaucoup plus importante de cette mu-
sique avec toute son ampleur que les compositeurs à venir qui al-
laient retranscrire de la musique du plan des émotions. Sa musique,
pour tout dire, est plus complète que celle de ses successeurs. Pour-
tant elle a ses limitations, comme Debussy était le premier à l’ad-
mettre. Il avoua en effet à l’auteur de ce livre : « Mon message n’est
pas vaste ; il semble que j’en aie épuisé son contenu et que je ne
puisse pas me renouveler dans une autre direction. » Pressentait-il in-
tuitivement sa fin prochaine ? C’est fort possible, car il faisait cet
aveu peu de temps avant de ressentir le mal qui devait l’emporter.
Mais il ne devait pas partir sans laisser un héritier, qui allait pour-
suivre sa mission et élargir son influence. Il ne faudrait pas croire que
Maurice Ravel est une « copie » de Debussy. Il en est une variante.
Ravel en fait, représente un pont jeté entre la musique des esprits de
la nature et celle des Dévas inférieurs, ceux qui peuplent le plan des
émotions. Il oscille entre l’univers invisible des habitants du plan
physique et celui des sphères supérieures. Il fut une station nécessaire
sur la route de pèlerinage qui conduit à Scriabine. La dissonance est
plus accentuée chez Ravel que chez ses prédécesseurs, et sa forme
d’écriture est plus travaillée, plus élaborée, comme en témoigne le
trio pour piano, violon et violoncelle. Il prit encore sur lui, incons-

- 147 -
ciemment sans doute, cette mission ingrate et difficile qui consiste à
montrer le beau dans ce qui est affreux ; non pas dans le domaine de
l’humain comme allait le faire Moussorgsky, mais dans le royaume
de la nature. Car il faut bien admettre qu’il y a un trésor de beauté et
de grandeur dans le côté dit vilain de la nature lorsqu’on la
contemple avec le regard intérieur qui n’embrasse que la totalité. Le
Gibet est probablement l’un des morceaux les plus caractéristiques
du genre, mais, pour assimiler son message, il faut l’écouter avec nos
sentiments, pourrions-nous dire, et non avec notre esprit.
Comme Debussy, Ravel s’embarqua dans un opéra dont le thème
était très humain, et pourtant la musique de L’Heure espagnole n’est
pas humaine du tout et présente même une plus grande anomalie en-
core que celle de Pelléas. S’il fallait découvrir une ressemblance
quelconque entre L’Heure espagnole et le monde des esprits de la na-
ture, on la trouverait dans l’absence totale de morale conventionnelle
qui caractérise l’œuvre. En dehors de cela, nous ne voyons aucun
point commun. Le fait est que les forces supérieures n’imposent pas
le choix des libretti à leurs intermédiaires ou médiums. Elles se
contentent d’en inspirer la musique. Pourtant si Ravel avait été un oc-
cultiste conscient, ou s’il avait été porteur d’un message philoso-
phique à la manière de Wagner et de Scriabine, il aurait pu coordon-
ner la musique et le livret. L’intuition de Ravel ne le trompait que ra-
rement, et le plus souvent elle lui proposait des titres vraiment sug-
gestifs. C’est ainsi que seul un poète des harmonies de la nature put
intituler une composition Ondine, et que seul un amoureux de cette
nature put concevoir le projet fantastique de mettre l’histoire natu-
relle en musique.
Un changement d’attitude notoire en face du monde invisible prit
place depuis que Debussy et Ravel répandirent au loin leur influence.

- 148 -
Les revues populaires et les magazines publient des articles présen-
tant le monde des fées non plus comme un thème de pure fiction,
mais comme un sujet de réalité possible. L’intérêt porté au folklore
s’est accru, et des savants même ont publié depuis des ouvrages sur
le folklore comparé des différents pays. Partout le spiritualisme pro-
gresse. Par ailleurs le nombre des personnes dotées de perceptions
psychiques augmente, et l’on commence à accorder une attention sé-
rieuse à ce que l’on tournait autrefois en dérision. On ne traite plus
les clairvoyants de « visionnaires ». Depuis que Debussy et Ravel se
firent entendre, l’abîme qui séparait le monde visible de l’univers in-
visible s’est rétréci.

- 149 -
21
SCRIABINE, INTERPRÈTE DES DÉVAS

Il ne faut pas s’étonner si les premières compositions de Scriabine


offrent tant de ressemblance de caractère avec l’art de Chopin, car le
raffinement et la subtilité sont très près l’un de l’autre. Les prédilec-
tions de Scriabine pour le langage du maître polonais étaient moti-
vées par des raisons d’ordre psychologique plutôt que musical, car
Scriabine partit du raffinement le plus délicat poussé jusqu’à la quin-
tessence subtile de l’humain, pour passer ensuite sur le plan supérieur
du « non humain » et devenir enfin le plus grand interprète de la mu-
sique des Dévas que le monde ait connu jusqu’alors. Il fut surtout le
premier compositeur russe qui ait combiné une connaissance théo-
rique de l’occultisme à l’art tonal. Scriabine savait qu’il avait un
message spirituel à donner au monde et que ce message pouvait être
donné par la musique. Il ne croyait pas à la théorie de l’art pour l’art.
Un tel concept ne suscitait aucun appel auprès de son tempérament
mystique. Il voulait de toutes ses forces servir la race humaine, et
c’est cette aspiration qui lui fit avouer que le jour le plus heureux de
sa vie serait celui où il produirait son chef-d’œuvre.

- 150 -
Ce chef-d’œuvre devait s’appeler un Misterium, et Scriabine pas-
sa les quinze dernières années de sa trop courte existence terrestre à
le perfectionner. Cette œuvre n’était pas seulement destinée à expri-
mer les vues spirituelles du compositeur, mais elle se proposait sur-
tout de spiritualiser ses auditeurs. De plus « cette œuvre était destinée
à être jouée dans la forme d’un service qui consisterait en un appel si-
multané à tous les sens à l’aide de tous les arts combinés. » 57 Un pro-
jet magnifique en effet s’il avait été réalisable, mais malheureuse-
ment la mort surprit le compositeur avant que l’œuvre ne fût achevée.
Les forces du mal se mirent-elles en branle, « effrayées par ce mor-
tel » dont elles craignaient l’influence, comme le suggéra M. Monta-
gu-Nathan, ou bien est-ce que les temps n’étaient pas encore mûrs
pour qu’une révélation aussi exaltante fût proclamée à la face de
l’univers ? Il semble pour le moins étrange que les efforts conjugués
des docteurs pour éviter que le développement d’un furoncle perni-
cieux devienne fatal, aient échoués. Une information de source oc-
culte nous a révélé depuis la tragique énigme. Scriabine, à la diffé-
rence de César Franck, n’était pas un initié entraîné œuvrant sous la
surveillance d’un Maître. En entrant en contact avec les Dévas des
plans supérieurs il soumit son corps physique déjà délicat à une ten-
sion telle qu’il fut bientôt la proie des attaques des forces noires.
Comme il n’était pas clairvoyant et qu’il ne possédait pas les
connaissances nécessaires, il fut incapable de les contenir. Par
ailleurs les Dévas qui l’avaient inspiré ne furent pas en mesure de le
protéger parce qu’ils étaient eux-mêmes circonscrits dans leur propre
champ d’activité. C’est ainsi que Scriabine mourut à l’âge de qua-
rante-trois ans, la plus grande partie de son œuvre restant à accom-
plir.

(57) - Voir M. Montagu-Nathan : Compositeurs russes contemporains, Chap. 3.

- 151 -
Prométhée ou le Poème du Feu fut achevé en 1910. C’est assuré-
ment, de toutes les œuvres du compositeur, celle qui présente le plus
de maturité. Scriabine avait déjà découvert à ce moment-là le sys-
tème harmonique si éminemment dévique de caractère, dont il fait un
plein usage dans cette composition. L’effet produit est une sorte de
« fausse relation » presque continue, c’est-à-dire une contradiction
chromatique dans différentes parties jouées simultanément. Ce n’est
pourtant qu’à l’aide de ce procédé-là qui fit autrefois trembler d’ef-
froi les pédagogues, qu’il est possible d’éveiller cette sensation
« d’entre les notes » qui est absolument essentielle à l’évocation de la
musique des Dévas. Foulds essaya d’imiter cette musique dans son
World Requiem en employant les quarts de ton, mais l’opération ne
fut pas très convaincante puisque l’effet produit fit croire que les ins-
truments de l’orchestre n’étaient pas accordés… L’explication telle
qu’elle nous fut donnée par des initiés capables de voir dans l’avenir,
est que des instruments spéciaux sont nécessaires si l’on veut pro-
duire les effets du quart de ton, mais que le jour qui doit saluer leur
invention n’est pas encore venu. En attendant, les possibilités que
l’on peut encore tirer de la « fausse relation » sont loin d’être épui-
sées comme en témoigne le libre emploi qu’en font journellement des
compositeurs de talent.
Pourtant le caractère vraiment dévique de la musique de Scriabine
ne ressort pas seulement de son tracé harmonique, mais encore de
l’exubérance vitale et de l’extase qui rehaussent toute la partition de
son Prométhée. Il s’agit ici d’un élément extatique tout à fait diffé-
rent de celui qui a été inauguré par Wagner, car avec Scriabine tout
ce qui est ostentatoire et diatonique a été banni, ainsi que le sens de
l’humain (dans le sens de ce qui est attaché au plan physique). Sa
musique exhale un amour infini, mais non terrestre ; elle atteint un

- 152 -
apogée d’une grandeur indicible, mais d’une grandeur dans laquelle
on ne retrouve rien de commun avec ce que nous avons vu et expéri-
menté sur terre. C’est la grandeur des êtres puissants, irradiant leur
corps lumineux de toutes parts, et emplissant de leurs chants un uni-
vers de cathédrales. Le messager de la hiérarchie des Dévas brûlait à
tel point du désir de faire entendre les accents de cette hiérarchie su-
blime, qu’il fut contraint d’utiliser le « clavier de lumière » en
conjonction avec l’orchestre, ainsi que les trilles étincelantes pour
lesquelles il avait une prédilection. Ceux qui jouissent d’une clair-
voyance suffisamment avancée pour voir les Dévas sur les plans
éthérés qu’ils habitent, nous disent qu’ils scintillent des couleurs les
plus vives. Les couleurs du plan physique à l’exception de celles qui
naissent d’un incendie ou d’un brillant coucher de soleil sont ternes,
livides… mais sur les plans les plus élevés elles sont vibrantes et ruti-
lantes de jeunesse. De plus les couleurs, la musique, les parfums, tous
ces principes de vie y sont confondus dans une immense synthèse et
non plus parcimonieusement distribués à des sens différenciés
comme c’est le cas dans le monde de la matière dense d’en bas. En se
proposant de faire la synthèse de tous les arts, Scriabine avait l’inten-
tion d’illustrer en lettres de feu sonore la grande loi cosmique des
correspondances qui s’énonce ainsi : « En haut, comme en bas. »
Il faut se souvenir que Scriabine était en contact avec un plan plus
élevé de la hiérarchie des Dévas que ne l’était Debussy car, pour aus-
si exquises que soient les compositions de ce dernier, elles n’ap-
prochent jamais, ni en extase ni en grandeur, de celles de Scriabine.
Le registre de Scriabine est infiniment plus étendu, mais comme il
n’essaya jamais de fondre ensemble les principes déviques et les élé-
ments simplement humains, sa musique touche rarement le cœur. Son
extase se replie sur une réponse impersonnelle, et pourtant elle ne

- 153 -
nous est pas indifférente ; au contraire elle nous apporte une vie
neuve, mais en éveillant des sentiments qui sont beaucoup moins
transmissibles en mots que ceux qui furent évoqués par n’importe
quel compositeur antérieur. Mais comment pourrait-il en être autre-
ment, alors que la majorité d’entre nous n’a même pas une compré-
hension obscure de cette vaste chaîne d’évolution dont il devait être
le premier à nous entretenir par les sons ?

- 154 -
22
L’HYPER-DISSONANCE ET SES CONSÉQUENCES

Il est certain que les émotions violentes et répétées d’ordre pas-


sionnel, surtout celles de la foule, donnent naissance à toute une va-
riété de formes-pensées dans les couches inférieures des plans invi-
sibles, et que ces formes-pensées survivent pendant un certain
nombre d’années, jusqu’à ce qu’un agent spécifique quelconque les
annihile. Observées par clairvoyance, elles empruntent souvent l’as-
pect d’une dense vapeur de miasmes, présentant de longs tentacules
s’étendant dans toutes les directions, toujours prêtes à profiter d’un
instant d’inattention pour bondir sur leur proie et inoculer leur poison
dans le corps des émotions.
Ces formes-pensées furent en grande partie responsables au
Moyen Âge des cruautés variées que nous rapportent les chroniques
du temps, et l’on a de solides raisons de penser qu’elles harcelèrent
plusieurs inquisiteurs de la foi. Après la Réforme, elles jouèrent leur
rôle en poussant les diverses sectes à des persécutions réciproques, de
sorte qu’on recourut à la violence pour tenter de réprimer la préten-
due hérésie. Ce furent elles, plus tard, qui inspirèrent la cruauté et les

- 155 -
effusions de sang de la Révolution française. Ces formes-pensées
transfèrent leur champ d’action d’un peuple à l’autre, leur point d’at-
taque étant toujours quelque perturbation émotive. Il faut comprendre
cependant que les formes-pensées ne sont pas animées en elles-
mêmes d’une grande force d’intention, mais qu’elles attirent les pou-
voirs du mal et leurs agents qui les utilisent à leurs propres fins. C’est
ainsi que l’humanité elle-même, par de mauvaises pensées, forge les
armes dont ces puissances peuvent faire usage à son détriment.
On notera ici que presque toute la musique que nous avons exami-
née jusqu’ici fut éducative et non destructive. Le type spécifique de
musique qui conduit à la destruction de ces formes-pensées obsé-
dantes ne commença à se faire entendre que vers 1906 avec la mu-
sique du type dit hyper-dissonant ; car s’il est une vérité occulte bien
démontrée en musique, c’est bien celle qui veut que la dissonance
(morale) ne puisse être combattue que par la dissonance musicale. La
raison en est que les vibrations de la musique essentiellement pure
sont trop subtiles, trop délicates, pour toucher les vibrations compara-
tivement grossières de la matière qui appartient à un plan de beau-
coup inférieur. Ces formes-pensées vulgaires et brutales sont en effet
aussi imperméables aux accents de la musique pure que l’est un tas
de déchets dans une mare stagnante à la lumière voilée de bleu d’une
matinée de printemps.
La question suivante viendra peut-être à l’esprit : Comment se
fait-il que les forces supérieures n’inspirèrent pas les principaux
genres musicaux des siècles passés ? Si la dissonance poussée à l’ex-
trême est tellement miraculeuse, pourquoi ne s’en est-on pas servi
plus tôt, disons dès le temps des combats de gladiateurs ? Il faut ré-
pondre à cela que la dissonance seule n’aurait pas produit le résultat
escompté, parce qu’il fallait de toute nécessité un type spécial de dis-

- 156 -
sonance qui ne peut être engendré que par le matériel musical dont
nous disposons au 20e siècle. Les dissonances émises par quelques
« lugubres cornemuses primitives » auraient été absolument ineffi-
caces pour détruire ces puissantes formes-pensées. C’eût été vouloir
essayer de purifier les effluves d’un égout à l’aide d’un bâtonnet
d’encens.
La mission de les détruire fut confiée dans une certaine mesure à
Stravinsky, mais plus particulièrement à Schonberg et à un ou deux
de ses disciples que les langues trop pressées ont hâtivement traité de
« bourreaux », « tortionnaires » ou encore de « distillateurs d’harmo-
nies acides »… Et cependant, bien que les œuvres de ces ultra-disso-
nants puissent ébranler les nerfs des amateurs de musique pure, elles
furent pourtant nécessaires, ésotériquement parlant, non seulement
aux fins que nous avons mentionnées, mais encore pour faire échec à
l’esprit conventionnel, routinier et philistin qui fut l’un des « sous-
produits » de l’art de Haendel. Seules ces dissonances pouvaient as-
souplir cet entêtement petit-bourgeois et le rendre réceptif aux idées
nouvelles.
Mais il y a une ombre au tableau : c’est que ces ultra-dissonants –
bien qu’ils se refusent à reconnaître la dissonance – ont exercé une
influence regrettable sur la musique elle-même, sinon sur les compo-
siteurs. En effet, alors que la nécessité de ce genre de musique ne se
fait plus sentir, il est demeuré de mode de continuer d’en écrire, et
l’on en est même arrivé au point d’appeler « romantique » toute la
musique contemporaine qui n’est pas ultra-dissonante, mot passe-
partout dont on a fait un abus. Il faut bien admettre qu’une certaine
dose de dissonance est essentielle dans chaque art majeur, mais qu’il
n’appartient qu’au compositeur seul de décider de la manière de ré-
soudre le problème au mieux. L’école cacophonique est à vrai dire

- 157 -
une déformation, une perversion d’un genre de la musique des Dé-
vas. Elle pourrait même devenir de la véritable musique des Dévas, si
les compositeurs qui vouent un culte à ce genre de composition
avaient la capacité de résoudre ces « fausses relations » dans le style
exigé par cette musique. Les modes vont et viennent, mais seules sur-
vivent les œuvres de ceux dont la puissance créatrice s’impose suffi-
samment pour résister aux influences d’alentour. Brahms illustre ma-
gnifiquement cette affirmation. S’il avait cédé dans ses dernières an-
nées, à la tentation de se mettre au goût du jour, il aurait emprunté
aux innovations de Wagner ; mais il préféra demeurer vrai envers lui-
même. Parce qu’il demeura vrai, le public lui demeura fidèle. Cepen-
dant, toute une avalanche de compositeurs écrivirent dans le style de
Wagner ; toutes ces ombres en miniature du génie wagnérien, ont été
oubliées, à l’exception de Brückner qu’on saurait à peine considérer
comme un grand maître.
La « Hiérarchie » a ordonné que la période de la musique hyper-
dissonante ne durerait pas. Il n’avait jamais été envisagé d’ailleurs
qu’elle dût durer.

- 158 -
23
MOUSSORGSKI ET LA SUBLIMATION DU SORDIDE

Modeste Petrovich Moussorgsky naquit en 1839 et mourut en


1881. Il avait des vues bien arrêtées et tenait notamment pour certain
que « les compositeurs ne devaient pas construire leur art sur les lois
du passé, mais sur les besoins de l’avenir. » 58 Il composa lui-même
d’après ce qu’il ressentait « sans être lié ni entravé par les traditions
qui deviennent une seconde nature pour le musicien formé par les
écoles. » Son mode de vie ne semble pas s’être conformé davantage
aux règles de conduite, puisqu’il mourut de leur dérogation, des
suites de sa dissipation, après s’être séparé de tous ses amis. Et ce-
pendant, comme nous allons le voir, son caractère et son mode de vie
étaient tous deux intimement liés à sa mission. Il fut le Baudelaire de
la musique et eut pour tâche de poétiser l’horrible et le sordide. Il fut
encore le Zola de la musique, chargé de traduire en musique les as-
pects sordides de la vie.
Ceux qui ont eu la patience de nous suivre jusqu’ici dans notre re-
cherche comprendront ce que nous voulons dire sans recourir à une

(58) - Voir M. Montagu-Nathan : Introduction à la musique russe.

- 159 -
analyse détaillée de l’art de Moussorgsky. Il leur suffira d’écouter
quelques-unes de ses étranges chansons ou quelques parties de Boris
Godounof. Mais encore certains pourront-ils ne pas réaliser entière-
ment la signification impliquée, du point de vue de l’évolution spiri-
tuelle, dans l’action de décrire en musique la saleté et le côté sordide
des choses. Si pourtant, nous imaginons un instant ce qu’est le plan
de conscience de l’homme parfait, de celui qui s’est réalisé, nous
comprendrons que l’un des facteurs de cet état de conscience est la
faculté de voir la beauté dans chaque chose, et que celui qui n’aime
que ses amis et alliés n’a pas encore acquis cette véritable perception
de l’amour inconditionné et impersonnel qui est entièrement contenu
dans le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-
même. » Celui qui ne voit la beauté que dans ce qui est ostensible-
ment beau, n’a pas encore atteint la véritable perception du beau.
L’âme qui veut évoluer doit évoluer dans toutes les directions et ne
doit pas éviter les bas-fonds si elle veut atteindre les cimes limpides.
Elle doit, selon le vieil adage populaire, « passer par l’enfer pour al-
ler au Ciel. » C’est ce côté spirituellement éducatif de la musique de
Moussorgsky qui inspira cette école de peinture dont le procédé
consistait à sublimer le sordide. Les couleurs crues, les formes fémi-
nines disproportionnées et grotesques, la représentation du prétendu
grossier dans la réalité, et du côté sordide et terni des choses, tout
cela commença à voir le jour dans l’art pictural avec Gauguin et Van
Gogh, pour ne nommer qu’eux.
Mais la musique de Moussorgsky eut bien d’autres conséquences.
En rappelant à chaque Russe l’horreur et la misère de son existence,
et en brisant par des dissonances les moules de la pensée convention-
nelle, elle contribua plus tard à éveiller la haine de la servitude et de
la domination qui allait être le ferment de la Révolution. À l’âme

- 160 -
évoluée, à l’artiste et l’écrivain, Moussorgsky montra la beauté du
sordide. À l’homme de la rue, il en montra la misère, et lui inspira le
désir de s’en libérer.
On se doute bien qu’il y a un paradoxe caché quelque part dans un
tel art, mais il suffit de lire la Bible pour se rendre compte que toute
science spirituelle est farcie de paradoxes 59. Il ne saurait en être au-
trement, alors que les êtres humains sont à des stades variés d’évolu-
tion. Le même agent qui donne la vie à l’un communique la mort à
l’autre : le soleil qui fait éclore les fleurs ne détruit-il pas les germes
nuisibles ? Là encore nous observons la loi des correspondances
« Dans la musique, comme dans la nature. »
Il ne faudrait toutefois pas rechercher les causes qui furent à l’ori-
gine de la Révolution russe chez Moussorgsky seulement, car
d’autres compositeurs russes notables ont, de leur côté, apporté une
large contribution au mouvement qui allait se déchaîner. Lorsqu’on
analyse les caractères de la musique russe dans son ensemble, on dé-
couvre que le rythme y est particulièrement en honneur. Or on sait
que le rythme très marqué a la vertu d’éveiller les énergies endor-
mies, de susciter les enthousiasmes et d’insuffler le courage et l’au-
dace. Le fait isolé d’exposer le côté sordide de la vie comme le fit
Moussorgsky n’eût certainement pas suffi pour, faire éclater la Révo-
lution, car, à moins d’enflammer le cœur à l’aide de l’enthousiasme
et du courage, la simple description de la misère ne saurait détermi-
ner l’homme à passer aux actes. La musique du folklore avait déjà
avivé dans l’âme russe le patriotisme et la témérité. Il appartenait à la
musique de ballet, avec ses rythmes et couleurs tonales débordant
d’exubérance, de jeter la torche enflammée au milieu du feu qui cou-

(59) - Exemple : Pour sauver sa vie, il faut la perdre, etc.

- 161 -
vait pour donner aux chefs et meneurs de la Révolution les moyens
de communiquer tout son éclat au brasier.

- 162 -
24
LES INFLUENCES DE LA MUSIQUE POPULAIRE
LES BALLADES ANGLAISES

La musique qui entre dans cette rubrique ne doit pas être confon-
due avec des spécimens aussi classiques que Chevy chase ou Adam
Bell. Ces derniers, à dire vrai, ne sont pas du tout des ballades, mais
simplement des chansons de la veine la plus sentimentale et la plus
banale. Qu’importe ; elles eurent leur utilité durant l’ère victorienne
où elles tinrent une large place. Elles contrebalancèrent la rigidité des
mœurs de l’époque et eurent une influence jusque sur la sévérité du
mobilier. De plus, ces chansons populaires eurent le mérite d’inspirer
une manière de sentiment à l’état embryonnaire apparenté à la sym-
pathie, dans un temps où chaque action était subordonnée à la notion
de devoir, et où l’esprit de révérence et de vénération avait saturé le
sang de la nation. C’est ce petit dérivatif qui fit qu’un léger rayon de
frivolité pût filtrer à l’intérieur d’un monde aussi austère, et qui per-
mit aux enfants de se distraire le dimanche, pourvu que les jeux se
rapportassent plus ou moins à la religion. Cette légère concession
faite à la règle se retrouva dans le domaine de l’ameublement, notam-

- 163 -
ment dans les éventails japonais, les fleurs en cire et autres babioles
du même genre.
Le goût populaire délaissa néanmoins les ballades pour des créa-
tions d’une classe plus élevée, telles que les compositions de Roger
Quilter, lequel écrivit des chansons vraiment remarquables. Quoi
qu’il en soit, il faut reconnaître que toutes les chansons populaires
qui sont vraies et non pas simplement une sorte de récitation sur la-
quelle on a ajouté un accompagnement, tendent à inspirer la sympa-
thie et à restaurer le calme et l’équilibre de l’esprit.
LE JAZZ

Avec la vulgarisation du jazz qui, de toute évidence, fut introduit


par les forces noires, on assista à un effritement rapide des mœurs
dans le domaine de la morale sexuelle. Alors qu’il fut un temps où
les femmes se contentaient de flirts timides, nombre d’entre elles sont
actuellement préoccupées par la recherche constante d’aventures éro-
tiques, et certaines ont tout simplement transformé la passion
sexuelle en jeux de société. C’est au jazz que l’on doit imputer la
place exagérée donnée au sexe et les écarts de conduite à cet endroit.
Le caractère orgiaque qui se dégage du rythme syncopé a délibéré-
ment rejeté de la musique tout contenu spirituel et exaltant, pour pro-
voquer une surexcitation du système nerveux et affaiblir les forces de
concentration de la pensée et du contrôle de soi. Ce rythme donna
naissance à une activité fictive, à une insatiabilité exigeante qui de-
vait entraîner une détérioration de la morale avec de sévères réactions
sur le plan physique. Alors que l’ancienne musique de danse si mélo-
dieuse inspirait des sentiments doux et aimables, le jazz, avec sa bru-
talité instrumentale intoxiqua les corps subtils, enflamma les émo-
tions, ruina l’oreille et ramena la nature humaine loin en arrière au

- 164 -
temps des instincts de l’enfance de la race, car la musique de jazz,
dans ce qu’elle a de meilleur, est très proche du langage musical des
races les plus primitives. Une conséquence directe de l’influence de
cette musique est visible dans le goût qui s’est développé pour le sen-
sationnel. Du fait que le jazz lui-même est strictement construit sur
les sensations du corps physique, le public est devenu de plus en plus
exigeant pour la satisfaction de ses émotions, et particulièrement
dans le film et le roman policier où l’action dramatique est nouée
strictement autour du crime, du mystère et de la brutalité. Ceci s’ap-
plique également aux ouvrages de fiction où le sensationnel fait for-
tune en même temps que le commerce qui exploite ce genre de litté-
rature. Un autre effet du côté sensationnel de cette musique se décèle
encore dans l’ardeur de la compétition dans tous les domaines, et
dans la ferveur que soulèvent les combats et courses dotés de prix fa-
buleux.
La dernière création du jazz est le rock’n’roll qui représente le
culte hystérique d’une jeunesse à peine nubile pour les exhibitions
érotiques de quelque jeune héros au regard vide. L’obsession
sexuelle est devenue telle qu’il est à peine possible d’ouvrir le
moindre journal sans trouver la photo de femmes presque nues. Enfin
les différents facteurs combinés du jazz ont eu pour conséquence gé-
nérale la mise en place de ce climat remarquablement médiocre et
bruyant de l’âge où nous vivons.
Il ne faudrait pas croire après ce que nous venons de dire que les
maîtres considèrent le sexe comme un mal en soi, ce ne sont que les
excès sexuels et l’égoïsme sexuel qui sont le mal, et c’est ce que le
jazz a essayé de prôner ; nous disons essayé, car ses effets, heureuse-
ment, n’opèrent pas sur tout le monde.

- 165 -
Afin d’éviter ici tout malentendu, nous allons préciser que l’un
des Maîtres se faisant l’interprète de la grande hiérarchie, a fait
connaître que l’attitude générale en face des questions sexuelles se si-
tua sur des bases erronées durant toute la période de l’ère chrétienne,
en grande partie à cause de mésinterprétations de la part de saint
Paul. Jamais, en nous apportant la religion chrétienne, le Christ n’eut
l’intention de donner corps à des superstitions aussi désastreuses à
propos d’une fonction naturelle, désastreuses puisque leurs consé-
quences devaient se traduire par des milliers de foyers détruits, par
tant de divorces, de suicides, de meurtres, de duels et de souffrances
indicibles. Au lieu d’assister à une révolte envers de fausses interpré-
tations, la superstition, l’intolérance, et le manque de charité, toute
une fraction de la communauté chrétienne, s’est au contraire soulevée
au cours des siècles, contre toute forme de limitation sexuelle, et
nous venons de faire la part dans les lignes qui précèdent, du rôle
joué ici par une certaine forme de musique primitive modernisée, le
jazz.
On se demandera encore pourquoi les hiérarchies supérieures ont
permis au jazz de se répandre ainsi. Une telle question ressemble
étrangement à celle si souvent posée : « Pourquoi Dieu permit-il le
mal ? » Nous allons suggérer quelques idées à ce propos : Lorsqu’on
ne perçoit que les parties isolées d’un vaste ensemble spirituel, cer-
taines parties peuvent apparaître « mal » en elles-mêmes, mais lors-
qu’elles sont conjuguées dans l’ensemble du plan et que l’on parvient
à une compréhension plus profonde des choses, on se rend compte
qu’elles étaient utiles, donc bonnes. De même, il était nécessaire pour
le progrès spirituel de la race humaine qu’hommes et femmes ac-
quièrent une grande autonomie d’action et une judicieuse liberté en
soi, et non en vue d’autres considérations. Il n’y a pas si longtemps

- 166 -
que la femme s’est libérée de la cellule des conventions pour avoir le
droit d’exercer son libre-arbitre. Hier encore elle était obligée de ré-
primer ses passions ou d’accepter les conséquences d’actes qu’elle
n’osait affronter…
Aujourd’hui, les conditions sont complètement modifiées, et les
jeunes gens des deux sexes peuvent, s’ils le désirent, trouver des plai-
sirs sexuels sans grand danger. Ils ont ainsi une plus grande responsa-
bilité, puisqu’ils peuvent librement choisir entre : apprendre à se
contrôler, ou non. Cela nous ramène à la question posée plus haut, à
savoir pourquoi les hiérarchies supérieures permirent la diffusion du
jazz : c’est parce que la musique de jazz devait libérer l’individu de
certaines limitations, accroître les responsabilités impliquées dans le
libre-arbitre, rendant ainsi la leçon plus difficile afin de faciliter indi-
rectement l’évolution spirituelle.

- 167 -
25
LES MUSICIENS ET LEURS CORPS SUBTILS

La plupart des gens admettent, en principe du moins, que les fonc-


tions psychiques de l’artiste – créateur ou interprète – diffèrent de
celles de l’homme moyen. Nous nous proposons de montrer ici, à la
lumière de l’occultisme, en quoi réside la différence. Tout d’abord, il
faut dire que la généralité des artistes vit plus à l’aide du système
sympathique que du système cérébro-spinal, c’est-à-dire plus par les
émotions que par le mental. Cela situe l’artiste en face de difficultés
majeures, car le musicien en particulier, qu’il crée ou qu’il interprète,
se trouve fréquemment lui-même à la merci des émotions mêmes
qu’il s’efforce de contrôler et d’équilibrer chez les autres. Étant pour
ainsi dire l’interprète « patenté » des émotions, et étant en contact
avec le public qui l’observe sous cette lumière, la personnalité de
l’artiste est sujette à des remous émotifs que peu d’artistes sont ca-
pables de comprendre ou de contrôler, car ils n’ont pas la force de ré-
sister consciemment au tourbillon des formes-pensées qui les as-
saillent. Une telle force de résistance ne saurait être acquise en effet
avant qu’un certain contrôle sur les véhicules inférieurs ait été réali-
sé, tâche malaisée, puisque le véritable musicien est doté d’un corps

- 168 -
astral positif qui l’oppose au négatif de celui de l’homme moyen or-
dinaire, d’où les agitations qui tourmentent si souvent la nature pas-
sionnée de l’artiste.
Les compositeurs aussi bien que les exécutants ne sont pas tou-
jours capables de faire une distinction entre les influences innom-
brables que leurs corps subtils subissent, pour la bonne raison que la
science des sons n’est pas encore connue en Occident. Le composi-
teur en particulier s’aventure sans carte sur une mer inconnue en at-
tendant l’inspiration. Ce qu’il reçoit peut élever et inspirer aussi bien
qu’exercer une influence contraire. Sa responsabilité est grande,
quoiqu’il l’ignore souvent. Il y a toujours eu un certain courant d’ins-
piration émanant de la Loge blanche, mais la mesure dans laquelle ce
courant est perçu par les compositeurs dépend entièrement du niveau
de leur développement intérieur.
De plus, les difficultés qu’affrontent les musiciens sont encore ac-
crues par le rôle que jouent parfois les Dévas comme nous l’avons
montré dans le cas de Wagner et de Scriabine. C’est pourquoi les
Maîtres ont dû développer certains courants spéciaux pour pallier le
manque d’adaptation inévitable qui se produit lorsque des humains,
en l’occurrence des compositeurs, sont « visités » par des Entités qui,
comme nous l’avons dit, sont la plupart du temps étrangères aux li-
mitations et exigences de la vie terrestre. Grâce à ces moyens, les
rapports peuvent être mieux coordonnés. Il reste à voir à présent
comment l’artiste de demain va réagir en face de ces grandes occa-
sions qui lui sont offertes. On peut dire que jusqu’à présent les
contacts ont été sporadiques et par conséquent très insatisfaisants du
fait que les Dévas ne sont pas parvenus à influencer les artistes d’une
façon assez rythmée, ou que les artistes n’ont pas été capables de
soutenir la tension requise pour ces hautes vibrations. Certains

- 169 -
Maîtres se spécialisent actuellement dans la tâche de diriger les plus
hauts types de Dévas, leur suggérant les lignes de conduite à adopter
et déconseillant celles qui se sont montrées jusqu’ici inopérantes ou
même désastreuses dans leurs résultats.
Il semble qu’il serait beaucoup plus sage de la part des composi-
teurs de différer toute tentative de coopération avec ces Entités jus-
qu’à une prochaine incarnation, lorsqu’ils seront plus avancés et
mieux à même de faire la distinction dans leurs corps supérieurs entre
le type le plus élevé des Dévas et l’élément irresponsable qui caracté-
rise les moins évolués des petits esprits de la nature. Il faut ajouter
qu’une telle coopération nécessitera une intense stimulation du corps
causal, lequel ne se révélera que petit à petit à la partie consciente du
cerveau du corps physique. Ce sera la seule façon d’entrer en contact
avec les Dévas supérieurs qui sont en rapport avec les Maîtres, et
d’écarter les influences d’une nature inférieure. Ce sera désormais la
seule méthode qui obtiendra l’aide de la Loge, car il a été reconnu
que les moyens qui tendaient à exciter les centres physiques jusqu’à
ce qu’ils fussent conscients de la présence des esprits de la nature
étaient dangereux s’ils étaient pratiqués par des gens irresponsables
et peu scrupuleux.
Tous ceux qui peuvent entrer en contact avec les Dévas sans dan-
ger, soit dans leur présente incarnation physique, soit en dehors
d’elle, sont parfaitement connus de la Loge, grâce à la résonance de
leur note particulière dans les plans intérieurs. Ils sont mis à
l’épreuve et apprennent à collaborer avec les Dévas alors qu’ils sont
hors de leur corps physique, et cela longtemps avant de savoir ce qui
va se passer sur ce plan-ci. Ils ne connaissent le secret d’invoquer les
Dévas à l’état de veille consciente, que si le Maître les jugent prêts ;
lorsque ce privilège est accordé, ce n’est qu’en vue de servir l’huma-

- 170 -
nité, car, si une telle connaissance se généralisait sans garantie, ceux
qui sont portés à l’acquisition de pouvoirs personnels seraient ainsi
capables de contraindre les Dévas à exécuter leur propre volonté, ré-
pétant les erreurs catastrophiques de l’Atlantide.
La musique, dans un avenir très proche, tendra à devenir plus har-
monieuse que celle de ces dernières années  60 afin de favoriser cette
collaboration en préparation entre les Dévas et les artistes et de per-
mettre à l’homme de goûter une plus grande sérénité de cœur et d’ob-
tenir un meilleur contrôle de ses véhicules inférieurs. Ce n’est que
lorsque cette maîtrise et cette tranquillité auront été acquises que les
Protecteurs de la Race feront connaître au monde la musique dite
bouddhique qui nous donnera alors accès, sans danger, à une illumi-
nation intérieure dont la grandeur dépassera tout ce que nous
connaissons actuellement de plus beau sur terre. Mais il nous faudra
encore attendre, car, si cette musique nous était communiquée trop
tôt, il serait à craindre qu’elle donnât lieu à des réactions contraires
chez les tempéraments non encore préparés. La musique à laquelle
nous venons de faire allusion ressemblera dans une certaine mesure
au mantram  61 indien avec la différence suivante : alors que l’ancien
prêtre musicien s’efforçait d’élever sa conscience au plan mental
pour maîtriser les impulsions du corps des émotions, le compositeur
de cette nouvelle ère musicale invoquera par la musique les Entités
des plans supérieurs. Tout effort sincère dirigé vers l’accomplisse-
ment de ce vaste plan recevra la bénédiction et la protection de la
Loge, car la descente des Puissances d’en haut dans le monde d’en
bas, sera l’un des processus mis en œuvre pour l’évolution de la race
dans les siècles à venir.

(60) - Voir chapitre 36.


(61) - Voir chapitre 27.

- 171 -
QUATRIÈME PARTIE

HISTORIQUE

- 172 -
26
LES ORIGINES DE LA MUSIQUE
ET DE LA RELIGION

La mélodie est la prière que l’homme adresse


à Dieu, l’harmonie est la réponse que Dieu fait à
l’homme.
On imagine sans peine l’angoisse de l’homme primitif incapable
de comprendre l’origine des désirs et des aspirations qui le tourmen-
taient, et encore moins à même de les exprimer par des mots ou des
sons. La parole même devait être bientôt insuffisante, car il lui fallait
un moyen plus puissant et cependant moins défini pour exprimer les
supplications intérieures de l’être. Ce moyen, il le découvrit dans une
forme rudimentaire de chant, et il comprit intuitivement qu’en chan-
tant, ses requêtes et supplications semblaient être entendues et que
ses souffrances étaient apaisées.
Par là il connaissait une détente émotive, à la manière de la
femme au cœur tourmenté qui goûte un instant de paix en élevant ses
regards vers le Dieu de sa religion. Il peut sembler étrange de dire
que le premier éveil de la déité dans l’esprit humain se fit par la mu-
sique, et pourtant ce n’est que lorsque l’homme primitif comprit que

- 173 -
ses prières étaient écoutées qu’il sentit qu’il devait y avoir un Être
plus grand que lui, un Être qui pût veiller sur lui avec une attention
paternelle. Jusqu’alors, ces conceptions de la vie avaient été d’ordre
phallique. Il s’était contenté de regarder « le portail à travers lequel
un enfant entre dans le monde comme le véritable dispensateur de
vie. » Ce n’est que lorsqu’il découvrit le chant qu’il conçut l’image
de la Grande Mère Divine, la première divinité réelle vers laquelle il
se tourna pour implorer la consolation et la protection des maux qui
affligent cette précaire existence terrestre. 62
L’étape suivante dans l’évolution de la religion est assez bien
connue. Après avoir formulé l’idée de la Grande Mère Divine,
l’homme représente son image dans le bois et la pierre et en sculpte
les formes dans les cavernes, car il ressent alors le besoin de voir un
objet concret vers quoi orienter son adoration. Lorsque ses idoles
furent enfin façonnées, il en confia la garde à l’un des siens pour que
celui-ci prît soin de leurs besoins présumés ; c’est ainsi que vit le jour
le service du prêtre. Ce sont ces premiers prêtres qui perfectionnèrent
petit à petit le type de chant primitif pour le transformer en paroles
chantées. Ces paroles furent d’abord confiées à la mémoire pour être
transmises de générations en générations, et ne furent écrites que
beaucoup plus tard. L’un des premiers effets de ces chants fut d’avi-
ver la ferveur religieuse et d’inviter les hommes à balancer leur
corps, à danser et à frapper des mains. Avec le temps le premier tam-
tam se fit entendre, et c’est ainsi que petit à petit d’autres instruments
furent inventés qui devaient conduire à la naissance de la musique.
On voit donc que depuis les premiers balbutiements de l’humani-
té, la musique fut associée à la religion et que les prêtres jouèrent un
rôle prépondérant à sa naissance et tout au long de son développe-

(62) - Voir W. J. Perry : Les origines de la magie et de la religion.

- 174 -
ment. Les records akaschiques montrent en effet que le premier
prêtre qui fut assez désintéressé et pur pour se consacrer tout entier
au service de l’humanité put entendre la musique des sphères supé-
rieures et comprit que « la mélodie est la prière que l’homme adresse
à Dieu, l’harmonie la réponse que Dieu fait à l’homme ». Ce premier
prêtre était, est-il besoin de le dire, dans l’impossibilité de transcrire
en musique terrestre ce qu’il entendait, faute de moyens, mais le mes-
sage qu’il reçut lui inspira l’idée d’apporter plus de variété dans la
phrase musicale déjà existante. C’est alors que la musique se révéla
comme un art aux possibilités les plus variées.
Ayant découvert la puissance des sons et des mantrams, et ayant
compris que l’on pouvait mettre certaines forces en action et obtenir
des résultats tangibles par la répétition de certaines notes, les prêtres
usèrent de cette forme de magie – car c’était de la magie – à des fins
constructives et nobles durant les premières périodes de l’époque At-
lantide. C’est ainsi que sous l’influence des Initiés, les sons étaient
utilisés pour construire des formes harmonieuses de nature à inspirer
de nobles pensées. Mais hélas ! dans les dernières phases de cette
puissante civilisation, la science des sons commença d’être mise au
service des forces destructives. Les sons discordants furent délibéré-
ment employés dans un but de démolition et de désintégration, et,
comme chaque occultiste le sait, la pratique de la magie à des fins né-
fastes fut responsable de la chute du continent. Avec cet engloutisse-
ment ce ne fut pas seulement la période noire de sa musique qui dis-
parut, mais encore la connaissance des applications scientifiques pra-
tiques de la puissance des sons, cette connaissance qui avait contri-
bué à précipiter cette catastrophe. Il faut savoir que les Forces supé-
rieures qui veillent sur l’humanité ont l’autorisation de hâter la chute
des continents et des civilisations lorsqu’il a été fait un mauvais

- 175 -
usage de la connaissance et des forces qu’elle peut mettre en œuvre,
cela afin que les civilisations renaissent plusieurs éons plus tard, em-
bellies et purifiées.
Debussy fut l’un des premiers compositeurs à avoir eu pour tâche
d’introduire cette « surtonalité » de l’ancienne musique des Atlantes.
En langage occulte, nous dirons que Debussy fut utilisé par les Hié-
rarchies supérieures, sans qu’il s’en rendît compte, pour réintroduire
les vibrations des sons de la quatrième race dans la cinquième. C’est
à cette fin qu’il étudia et assimila les caractéristiques de la musique
javanaise, reliquat amoindri et modifié de la musique des Atlantes, et
qui exerce une action puissante, particulièrement sur le plexus solaire
par l’enveloppe astrale du corps physique. Un exemple frappant de la
musique de cette quatrième race mélangée à celle de la cinquième est
illustrée dans ses Fêtes, où des chants anciens venant des temples du
passé interpénètrent subtilement une contexture musicale tout à fait
moderne et irresponsable de cette alliance.
Les successeurs directs de Debussy exprimèrent inconsciemment
les caractéristiques les plus violentes et les plus destructives de la
musique atlantide, bien que depuis, à un point élevé de la spirale de
l’évolution, ces forces destructives aient été nécessaires, comme nous
l’avons fait remarquer, pour désintégrer les anciennes formes-pen-
sées, désuètes et retardatrices.
Nous allons maintenant faire un retour en arrière, pour étudier les
premières phases du développement de la musique.

- 176 -
27
LES EFFETS DE LA MUSIQUE
SUR LES PEUPLES DE L’INDE

La sagesse est la connaissance spiritualisée et


sublimée.
Nous surprendrions fort un habitant de l’Inde en lui disant que sa
musique manque de variété. Il ne comprendrait pas. N’a-t-il pas de la
musique gaie, de la musique solennelle, de la musique triste, que de-
mander de plus ? Bien plus, il pourrait nous répondre que sa musique
comporte quatre divisions par ton, alors que la nôtre n’en comporte
que deux. Nous répondrions en lui montrant nos énormes orchestres,
nos pianos, orgues et chœurs. Comment pourrait-il comparer ses
quelques instruments aux tonalités si douces à la variété de notre ins-
trumentation musicale ?
Les caractéristiques de la musique indienne ne relèvent pas du vo-
lume, mais de la finesse, puisqu’elle est construite sur le quart de ton.
Il y a des raisons majeures pour justifier ces particularités avec leurs
limitations. Lorsque le manou ou Gouverneur de la race établit la cin-
quième race-racine dans l’Inde pour contrecarrer les effets de la ma-
gie noire prévalente parmi la quatrième race-racine Atlantide dans la-

- 177 -
quelle il lui fallut choisir le noyau de la nouvelle race, il rejeta la mu-
sique qui existait alors et dont les effets avaient été catastrophiques,
pour inaugurer une nouvelle science des mantrams, joués sur autre
échelle, afin que la nouvelle sous-race pût répondre à des vibrations
plus élevées et apprendre à fonctionner sur le plan mental. Ces man-
trams furent préservés et transmis par les prêtres de l’Inde durant les
siècles qui suivirent, ils furent entièrement associés aux traditions re-
ligieuses, et ne furent joués qu’à des heures bien définies de la jour-
née. Il y avait ainsi le mantram chanté avant la méditation du matin,
celui que l’on chantait à midi, puis au moment du coucher du soleil,
et chacun de ces chants était composé pour obtenir des effets spéci-
fiques aussi bien sur le chanteur que sur les auditeurs, de sorte qu’au
cours des âges, la tradition religieuse est devenue si puissante dans
l’Inde que personne n’eût imaginé qu’il fût possible de chanter
l’hymne du matin à midi et encore moins à l’heure du coucher du so-
leil.
C’est ainsi qu’au lieu de chercher à développer la musique en tant
qu’art, les anciens prêtres de l’Inde ne pensèrent qu’à rehausser sans
cesse sa puissance par l’intermédiaire des mantrams. Comme ces
prêtres étaient déjà contemplatifs par nature, lorsqu’ils eurent réalisé
que certaines suites de notes facilitaient la méditation profonde, ils se
mirent à expérimenter cette musique, puis à la sublimer jusqu’à ce
qu’ils obtinrent le résultat désiré. Ce résultat fut le samâdhi ou état de
transe supraconsciente. Mais bien que dans cet état de transe ils en-
tendissent la « musique des visions », si l’on nous permet l’expres-
sion, ces prêtres ne firent aucun effort pour transcrire cette musique
en langage terrestre. Il leur suffisait qu’elle demeurât un moyen de
parvenir à l’union avec le divin grâce à sa faculté de soutenir la médi-
tation. Car, après tout, lorsqu’on atteint la félicité, que reste-t-il à dé-

- 178 -
sirer ? À l’image du Psalmiste, ces anciens prêtres de l’Inde considé-
raient que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sa-
gesse et que la connaissance du Tout-Puissant est compréhension ».
Le résultat fut marqué dans le développement de ces systèmes de phi-
losophie religieuse exaltante qui est demeurée le monument gran-
diose, symbole de la pensée hindoue. Le quart de ton est si subtil
qu’il affina l’esprit à l’extrême, tout en sollicitant l’état de transe
contemplative. Les conséquences ne se révélèrent pas seulement par
la connaissance, mais encore par la sagesse, car la sagesse n’est rien
d’autre que la connaissance spiritualisée et sublimée.
Il serait pourtant inexact de dire que la musique indienne demeura
entièrement subordonnée aux mantrams et qu’elle n’eut d’autre but
que de faciliter l’état de transe. Il y avait dans le peuple des désirs et
des aspirations qui avaient besoin de s’exprimer par la mélodie, et il
y avait des passions purement humaines qui poussaient les esprits
moins philosophiques à se confier à la chanson. Pourtant, les moyens
d’expression existants étaient des plus limités, car les instruments ca-
pables d’exprimer la ferveur, l’énergie ou la puissance n’avaient pas
été inventés. C’est pourquoi la musique indienne est demeurée limi-
tée et homophonique. Un art tellement circonscrit ne progresse pas et
est condamné à s’amenuiser et à demeurer insignifiant. Si la musique
de l’Occident était restée stationnaire, elle eût été vouée au même
sort.
La musique indienne affecta particulièrement le mental comme
nous l’avons indiqué, et parce qu’elle manqua en général de vie et de
variété, on peut voir que les habitants de l’Inde manquent souvent
d’ardeur et de vitalité. Le climat certes est en partie responsable de
cette somnolence généralisée, mais nous pensons qu’un genre de mu-
sique plus vitalisant aurait pu modifier cette influence. Comme on le

- 179 -
voit, les Indiens forment un groupe inerte, sans grande variété d’ex-
pression, manquant d’harmonie dans le caractère, dans la mesure où
leur musique manque de variété, d’énergie, de puissance. En dehors
de la caste des guerriers, on trouve peu d’hommes d’action ; la masse
du peuple est rêveuse, méditative et adonnée à l’excès aux choses de
l’esprit.
On pourrait se demander si l’on est en droit d’attribuer à la mu-
sique les caractéristiques de toute une nation. Ce serait pousser la
comparaison trop loin si nous omettions de tenir compte des in-
fluences indirectes aussi bien que directes.
Ne nous sentons-nous pas animés du désir d’accomplir des ac-
tions grandes et héroïques lorsque nous sortons d’un concert où le
dernier morceau du programme fut particulièrement majestueux et
grandiose ? Ou si le morceau ne répond pas à notre tempérament, ne
nous sentons-nous pas enrichis d’une force et d’une vitalité nou-
velles ? N’avons-nous pas été remués d’une manière telle qu’aucun
moyen n’eût pu le faire en dehors de la musique ? Il est exact que les
effets de la musique se dissipent après un moment, mais il n’en de-
meure pas moins que l’expérience se répète chaque fois que nous en-
tendons de la musique du même genre. Supposons que durant des
jours, des semaines, des années, nous écoutions constamment cette
même musique, à la longue les mêmes émotions toujours répétées ne
finiraient-elles pas par laisser une empreinte indélébile sur nos carac-
tères et sur notre nature émotive ? Et il ne faut pas négliger le facteur
hérédité. Si l’on considère que le goût pour la musique est hérédi-
taire, n’est-il pas également possible que les effets de cette musique
sur le caractère soient, eux aussi, transmissibles ? Si de plus cette
musique est perpétuée de génération en génération durant des siècles
comme ce fut le cas pour l’Inde, comment songer que ses effets ne se

- 180 -
soient pas intensifiés au cours des âges ? Si nous voulons bien ad-
mettre qu’il y a eu cette transmission d’influences qui ont profondé-
ment marqué le caractère de la race, nous comprendrons aisément la
léthargie dans laquelle vit le peuple indien. Nous comprenons aussi
que, si ce peuple manque de variété dans ses inclinations, c’est parce
qu’il souffre des défauts de ses qualités, et que seul le tempérament
hautement contemplatif de ses aïeux pouvait léguer au monde un sys-
tème philosophique aussi incomparable.

- 181 -
28
LA MUSIQUE ET LA FORMATION DU CARACTÈRE
CHEZ LES ANCIENS ÉGYPTIENS

Chaque religion a sa musique appropriée, et


les différents langages musicaux suffiraient
presque à exprimer la différence entre les
croyances.
Frazer : Le Rameau doré.

La religion est le culte de certaines émotions.


Fielding Hall : Le cœur des hommes.

Nous en arrivons maintenant aux effets exercés par la musique sur


les anciens Égyptiens, et à la place que cette dernière tint dans cette
puissante civilisation. Si nous avons parlé de la musique indienne en
premier lieu, ce n’est pas parce qu’elle est la plus ancienne, mais
parce qu’elle fut la plus subtile. Notre intention est de passer des tons
les plus subtils aux plus grossiers (non pas dans le sens de vulgaire,
mais dans celui de densité tonale). Autrement dit, nous nous propo-
sons de passer du quart de ton au tiers de ton et finalement au demi-
ton.

- 182 -
Or la musique de l’Égypte fut caractérisée par le tiers de ton qui
rendait cette musique moins subtile que celle de l’Inde par un degré
de différence. Cette différence eut pour résultat de faire appel aux
émotions plus qu’au mental, car le corps des émotions est lui-même
moins subtil que le corps mental. Si les vibrations des rayons ultra-
violets sont trop subtils pour être perçus par la vue, les vibrations du
quart de ton sont trop subtiles, elles aussi, pour affecter le complexe
émotif humain, du moins directement.
Nous avons dit que le mental devient l’instrument de la sagesse
lorsqu’il est subtil et spiritualisé, en revanche il n’en va pas de même
lorsqu’on le laisse fonctionner seul, selon les voies normales si l’on
peut dire, car il n’est alors que l’instrument de la connaissance, à
condition encore qu’il ne soit pas empêché et dérangé par des émo-
tions brutales et vulgaires ; on sait en effet que les émotions exacer-
bées et incontrôlées sont hostiles à la connaissance et qu’elles ter-
nissent le miroir de l’esprit. Au contraire lorsque les émotions sont
calmes et bien contrôlées, elles permettent le libre fonctionnement de
la raison et cela se reflète dans le bon sens et la lucidité de la pensée.
C’est à quoi les Égyptiens aboutirent avec leur tiers de ton, qui
tendit à calmer les fonctions émotives, à les clarifier, et dans cer-
taines circonstances à provoquer une sorte de transe émotive.
L’étude des religions anciennes révèle que des écoles ésotériques
existèrent (et existent encore) dans toutes les civilisations dignes de
ce nom, écoles où l’élève apprenait non seulement à croire dans les
éléments subtils et invisibles de la nature, mais surtout à les com-
prendre. Ces écoles d’ésotérisme étaient appelées les mystères, et
dans l’une des cérémonies d’initiation les plus importantes, le candi-
dat était mis en état de transe à l’aide de la musique et d’autres rites.
Lorsqu’il revenait à l’état de veille, il rapportait la connaissance des

- 183 -
conditions d’existence post mortem. C’était rendu possible à l’aide
du tiers de ton qui dans certaines conditions avait tendance à libérer
le corps des émotions de son habitat physique, et de provoquer la
« transe astrale ». En passant par cet état, le nouvel initié réalisait par
expérience qu’il était immortel, car il n’avait pas seulement visité les
plans les plus élevés, mais aussi les plus bas et les plus horribles. Il
était descendu aux enfers, en était remonté, était allé aux cieux,
comme il est dit dans le credo chrétien, ce dernier n’étant qu’une
adaptation du canon égyptien. Il ne faut pourtant pas confondre la
transe des anciens Égyptiens avec celle des Sages de l’Inde. Ces der-
niers sont tout entièrement absorbés par les lumières de la béatitude
spirituelle, alors que les premiers visaient à l’acquisition de la
connaissance occulte. Les uns étaient des mystiques tandis que les
autres étaient moins préoccupés par le gain de la connaissance en
elle-même que par l’étude des moyens qui la procurent. En un mot,
ceux-là étaient des magiciens. Le magicien opère exactement comme
l’homme de science qui expérimente en vue de définir les lois qui ré-
gissent les faits scientifiques. Ce qui distingue l’un de l’autre, c’est
que l’homme de science œuvre en partant des forces grossières de la
nature, alors que le magicien utilise ses particules les plus fines. C’est
en fait à la civilisation égyptienne que nous sommes redevables en
Occident de tout le rituel magique, car la messe des chrétiens a bien
son origine en Égypte et non à Jérusalem où l’on a prétendu qu’elle
avait été introduite dans l’Église pour commémorer la cène.
Nous allons encore mentionner deux faits significatifs avant de
quitter le domaine de l’ésotérisme et de la magie. Tout d’abord les
Égyptiens considéraient la musique comme étant d’origine divine et
tenaient pour certain que l’harmonie et les différents instruments de
musique avaient été inventés par des dieux. Selon eux, Hermès dé-

- 184 -
couvrit les règles de l’harmonisation et fut l’inventeur de la lyre et de
la forme primitive de la guitare, tandis que la découverte de la flûte
revenait à Osiris. Ces hypothèses ne contredisent en rien l’enseigne-
ment ésotérique de la religion égyptienne, car il fut un temps où ceux
que l’on appelle les dieux furent aussi des hommes, de grands
Adeptes, des Rois-Initiés qui gouvernaient les peuples et marchaient
à nos côtés. C’est parce qu’ils furent si grands qu’ils ont été déifiés
comme le fut le fondateur du christianisme, et comme furent canoni-
sés ses disciples. De même qu’aujourd’hui – ésotériquement parlant
– la masse du peuple peut être considérée comme ignorante en ce qui
concerne son Maître, la masse du peuple égyptien d’autrefois était
ignorante de la vérité au sujet de ses dieux. « Les prêtres eux-mêmes
n’étaient pas admis sans discrimination aux honneurs de l’initia-
tion… Les Égyptiens ne confiaient pas la connaissance des mystères
à n’importe qui, ni ne compromettaient le secret des choses divines
en les révélant au profane. Ils en réservaient généralement la connais-
sance à l’héritier présomptif du trône ou à quelque prêtre qui excellait
par sa vertu et sa sagesse. » 63
On voit ainsi que l’idée que l’on se faisait des dieux en Égypte
n’était pas la conséquence de superstitions médiocres et ignorantes,
mais la suite logique de la connaissance transmise par l’initiation. Au
cours des temps, cette connaissance se détériora pour finalement s’ef-
friter en superstition, mais il est faux de croire qu’elle se développa à
l’origine en partant de la superstition. La religion égyptienne, lors-
qu’elle était encore pure, à l’époque de ses grands prêtres, était aussi
philosophique et exaltante que la religion védique. Sa doctrine fonda-
mentale reposait sur l’Unité de Dieu ; elle enseignait que l’homme

(63) - Voir Wilkinson : Les anciens Égyptiens, chap. 5, p.321. Jésus adopta une
ligne de conduite identique lorsqu’il donna à ses disciples des enseignements qui n’étaient
pas destinés à la masse.

- 185 -
émanait de Dieu et que plus tard il retournerait à Lui. Ainsi les Égyp-
tiens croyaient en l’immortalité de l’âme et en conséquence pensaient
que les grandes âmes que ses ancêtres et lui-même avaient aimées et
révérées continuaient de vivre dans les Sphères supérieures. Il n’était
pas plus illogique à leur sens de leur offrir des présents ou de les im-
plorer, qu’il n’apparaît ridicule à un catholique romain de se recom-
mander à son saint patron. Les Égyptiens pensaient comme les spiri-
tualistes modernes que les esprits des disparus peuvent dans certaines
circonstances nous protéger et nous consoler, ce qui n’empêchait pas
l’Égyptien d’accepter la doctrine d’un seul Dieu, pas plus que l’exis-
tence de centaines de millions d’individus ne fait échec à la concep-
tion védique d’une conscience cosmique ou soi suprême. Cela n’em-
pêchait pas l’Égyptien de subdiviser la divinité en ses divers attributs
selon qu’il voulait signifier : le Créateur, la Beauté Divine, la Sagesse
ou la Force, etc. Pour communiquer à l’œil une représentation de ces
concepts abstraits, il était nécessaire de les distinguer et de leur don-
ner des formes spécifiques, d’où la multiplication à l’infini des dieux
et des déesses. Ces images cependant ne furent jamais destinées à
être confondues avec des personnages réels. Elles n’étaient que des
symboles et rien de plus.
Il n’est pas utile de nous attarder plus longuement sur la religion
de l’Égypte ancienne. Ce que nous avons essayé de montrer c’est
qu’elle fut l’aboutissement de la pensée, de la recherche philoso-
phique logique, et d’investigations dans les forces subtiles cachées de
la nature. Elle fut l’aboutissement de l’occultisme dans ses formes les
plus nobles. Malheureusement, certaines superstitions prirent nais-
sance pour ternir tant de grandeur. L’égoïsme se faufila dans cet éso-
térisme si pur et les enseignements occultes furent entachés. Ces an-
ciens Égyptiens savaient notamment que le corps physique grossier

- 186 -
exerce une attraction mystérieuse mais forte sur l’ego du trépassé, et
que le lien qui unit l’ego au corps physique ne se dissout pas, aussi
longtemps que le corps physique lui-même demeure intact. C’est en
vertu de cette connaissance que les Indiens incinéraient leurs morts,
afin que l’esprit pût tout de suite se libérer de son enveloppe. Mais
l’égoïsme poussa les Égyptiens à faire exactement le contraire. Ils
s’efforcèrent de préserver le corps physique afin que l’esprit restât en
contact avec le plan terrestre et par conséquent avec eux. La pratique
de cette coutume fut assurément la suite de l’altération des connais-
sances occultes à des fins personnelles ; et lorsque la connaissance ne
va plus de pair avec la sagesse dans la réalisation d’un tout harmo-
nieux, elle dégénère bientôt en égoïsme. C’est cet égoïsme qui préci-
pita la chute de la civilisation égyptienne.
Il reste à voir à présent pour quelle raison les choses se dérou-
lèrent ainsi, et dans quelle mesure la musique fut impliquée dans
cette catastrophe.
Tout d’abord la musique tenait une grande place en Égypte ; une
place plus importante que dans notre vie européenne actuelle par
exemple. Il y avait à peine une activité de la journée à laquelle elle ne
fût pas étroitement mêlée, car quelles que fussent leurs occupations,
les Égyptiens ne travaillaient qu’en musique. Ils chantaient en se-
mant, en moissonnant, les femmes chantaient en tissant, et des ar-
mées d’hommes chantaient lorsqu’ils retiraient ces énormes blocs de
pierre des carrières. Ces chants n’étaient pas sporadiques comme
ceux des ouvriers d’Europe, mais organisés et répondant exactement
aux occupations auxquelles ils étaient destinés. Il y avait même quel-
qu’un pour battre la mesure en frappant des mains, car les Égyptiens
réalisaient que le chant d’ensemble facilite le travail, de la même ma-
nière que la musique martiale encourage le soldat. Il est à peine be-

- 187 -
soin de mentionner ici l’importance du rôle joué par la musique dans
les fêtes, banquets, réceptions, funérailles et autres cérémonies reli-
gieuse. Il faut noter que cette musique était beaucoup plus variée que
la musique de l’Inde dont nous avons parlé. Il y avait des lyres, des
guitares, des harpes de différentes dimensions, des flûtes, des corne-
muses simples et doubles, des trompettes, des cymbales et des tam-
bours. On peut alors se représenter le volume et la variété des sons
que tant d’instruments réunis pouvaient produire. Il y avait des
genres de musique pour calmer les émotions et d’autres pour les sti-
muler Ainsi le tempérament égyptien, à la différence du tempérament
indien, était-il équilibré. Grâce aux effets généralement apaisants du
tiers de ton sur le corps des émotions, ce tempérament n’était jamais
ni constamment en état d’agitation, ni en léthargie ou privé d’initia-
tive. Il se situait ou s’efforçait de se situer dans un juste milieu, et
même renfermait dans une certaine mesure cette vertu divine qu’est
l’harmonie. On lit notamment quelque part que la lyre convenait par-
ticulièrement aux cérémonies religieuses parce qu’elle se prêtait aux
accords.
Et alors, comment se fait-il qu’en dépit de ces effets bénéfiques et
harmonisateurs sur le caractère, l’égoïsme et la superstition aient pu
provoquer la chute de la civilisation égyptienne ? En quoi cette mu-
sique fut-elle directement ou indirectement responsable de ce qui al-
lait arriver malgré les vertus et les qualités que nous lui avons recon-
nues ? Cette civilisation déclina, non en raison du contenu de la mu-
sique, mais bien en raison de ce qui manquait à cette musique. L’Inde
étant tombée parce qu’elle avait la sagesse spirituelle sans la connais-
sance pratique, et l’Égypte connut sa fin parce qu’elle détenait les
connaissances pratiques, mais manquait de sagesse spirituelle. La
connaissance en effet procure le pouvoir, et le pouvoir engendre sou-

- 188 -
vent le culte de la force qui, à un autre stade, dégénère en amour du
pouvoir personnel et en égoïsme, avec ses conséquences inévitables :
la désintégration de la communauté. Autrement dit, la musique égyp-
tienne manqua totalement de l’élément qui inspire la sagesse. Les ca-
ractères harmoniques ou divins de sa musique ayant été par trop limi-
tés pour être suffisamment influents, l’Égypte fut précipitée vers son
funeste destin, celui que devait connaître la Grèce et Rome, et beau-
coup plus tard, en 1914 et 1939 les nations d’Europe, parce qu’elles
manquèrent, elles aussi, de sagesse. Elles prostituèrent leurs connais-
sances scientifiques à des fins diaboliques, comme l’Égypte avait fait
un vulgaire commerce de ses connaissances occultes. Au lieu de se
développer, la musique égyptienne tomba lentement dans l’oubli, en-
traînant dans sa ruine l’éthique d’un peuple. Le goût musical s’ame-
nuisa de plus en plus, et, bien que le tiers de ton demeurât, il n’était
plus utilisé qu’à des fins médiocres, comme l’est souvent notre demi-
ton. C’est ainsi qu’un art qui eût pu être l’un des plus délicats sombra
dans l’insignifiance totale.
Voilà pour les causes essentielles. Voyons maintenant les causes
secondaires. Le mal prit ses racines dans le clergé. Comme nous
l’avons dit, nombre de prêtres furent autrefois initiés aux mystères ;
mais, au cours des temps, de moins en moins d’entre eux furent re-
connus dignes de cet honneur, parce que manquant des qualités re-
quises. Au lieu de travailler avec désintéressement au service de l’hu-
manité, ils montrèrent au contraire des signes manifestes d’égoïsme
et un penchant marqué pour le pouvoir. Ce comportement tourna
bientôt en un amour immodéré de la puissance, et l’amour du beau,
de la vérité, et les sentiments les plus nobles disparurent de leur
cœur, en même temps que l’on notait un manque d’intérêt total pour
la musique, le véritable véhicule des sentiments les plus élevés. Ces

- 189 -
prêtres devinrent aussi indifférents à la façon dont la musique sacrée
était interprétée, qu’au niveau d’inspiration des compositions elles-
mêmes. Lorsque le souffle exaltant de la musique sacrée s’estompa,
ce fut non seulement la valeur morale du prêtre qui s’effondra, mais
celle d’un peuple entier. De plus, ces prêtres se servirent du peu de
connaissance qui avait filtré des anciens mystères mineurs et dont la
signification avait été oubliée, pour influencer l’esprit du peuple et
« paralyser sa raison ». C’était ouvrir la voie aux superstitions les
plus grossières qui finirent à la longue par susciter le ridicule et le
mépris universels. » 64 Ce que l’historien se contente d’appeler « su-
perstition » fut en réalité beaucoup plus grave : ce fut l’asservisse-
ment des forces occultes à des fins mauvaises ; et lorsqu’une nation
recourt à de telles forces, son destin est irrémédiablement marqué.

(64) - Voir Wilkinson : Les anciens Égyptiens.

- 190 -
29
LES GRECS ET LEUR MUSIQUE

Avec la Grèce nous arrivons au demi-ton et à la musique euro-


péenne. Le quart de ton de l’Inde en appelait spécialement au men-
tal ; le tiers de ton de l’Égypte affectait essentiellement le plan des
émotions ; le demi-ton des Grecs allait éveiller plus particulièrement
le plan physique ou matériel. Nous sommes ainsi passés successive-
ment par gradation du subtil au moins subtil et finalement au plus
dense, car, en dessous de cette gradation, la musique ne pourrait plus
s’appeler musique, mais simplement son ou bruit.
Il ne faudrait pas croire qu’il n’existait aucune musique en Europe
antérieurement à la musique grecque. La musique existait dans une
certaine mesure dans d’autres pays où elle était née des supplications
adressées à la divinité pour être utilisé par les prêtres. La Grèce eut
pourtant le mérite d’être le premier pays d’Europe à porter cette mu-
sique à un état de perfection relative. Avec elle la musique devenait
un art et en un certain sens une science. Cicéron affirme que les
Grecs « considéraient que l’art du chant et de jouer des instruments
de musique était une partie très importante des études… aussi la

- 191 -
Grèce fut-elle louée à cause du talent de ses musiciens. Comme par
ailleurs tout le monde étudiait la musique en Grèce, ceux qui ne par-
venaient pas à une certaine maîtrise dans l’étude d’un instrument de
musique étaient considérés comme inéduqués et non accomplis dans
leurs études. » Ce point de vue n’étonnera pas, sachant que de grands
philosophes et des poètes avaient exalté la musique à laquelle on at-
tribuait une origine divine, et sur laquelle pensait-on, régnait Apol-
lon, le dieu éternellement jeune et beau.
Une grande partie des caractères de la musique égyptienne fut as-
surément transmise à la Grèce, et pourtant il serait inexact de pré-
tendre que la musique grecque puise ses origines en Égypte. Il serait
plus correct de dire qu’au cours des temps, les Grecs adoptèrent un
grand nombre d’instruments des Égyptiens qu’ils perfectionnèrent et
adaptèrent selon leurs besoins et leur style. La flûte, originaire
d’Égypte, par exemple, avait quatre trous seulement ; mais plus tard
« Diodore de Thèbes en Béotie en ajouta d’autres en pratiquant une
ouverture latérale pour la bouche. Elle était tout d’abord faite en ro-
seau, puis plus tard en os et en ivoire. » Parmi les autres instruments
faits en roseau, il y avait la cornemuse simple et double, toutes deux
très populaires en Grèce et en Égypte, ainsi que le syrinx. Quant aux
instruments à cordes ils étaient composés de toute une variété de
lyres, de harpes et de cithares. Il y avait encore une variété d’instru-
ments à percussion et c’est à la Grèce que nous devons par exemple
notre tambourin avec ses attaches métalliques, bien que le modèle
plus rustique provienne d’Égypte. Il est inutile de préciser qu’avec un
matériel instrumental pareil, l’harmonie, bien que forcément limitée
constituait une partie essentielle de la musique grecque qui, combi-
née aux effets du demi-ton, allait donner ce caractère si typique du
peuple grec chez qui la religion est toujours teintée de superstition.

- 192 -
Après cette brève description des instruments de musique de la
Grèce, il faut ajouter quelques mots à propos des modes. Les anciens
Grecs n’en possédaient que trois à l’origine : le dorien, le phrygien et
le lydien, mais plus tard, ils furent portés à sept. Pour expliquer ces
modes, si notre gamme de do naturel qui ne comporte que des
blanches était jouée de mi à mi, la disposition des tons et demi-tons
serait celle du mode dorien ; de ré à ré, ce serait celle du mode phry-
gien 65. Il est significatif que les grands penseurs grecs aient attribué
des effets émotifs et des comportements éthiques variés aux mélodies
composées sur ces différents modes. Le dorien inspirait le courage,
disaient-ils, l’estime de soi et le respect de la loi. Le lydien éveillait
la volupté, et le phrygien selon eux restaurait le calme, la dignité et le
contrôle de soi. Malheureusement, ces penseurs qui comprenaient
entre autres Platon et Aristote n’étaient pas tous du même avis au su-
jet des modes et de leurs effets, car ils omettaient de considérer cer-
tains facteurs importants tels que les instruments employés, le tempo
ou rythme, etc. Si nous divisons tous nos instruments d’orchestre en
quatre catégories, il serait correct de dire dans l’ensemble que
1. les batteries et les cuivres affectent le corps physique,
2. les instruments en bois, le corps émotif,
3. les cordes, le mental et les émotions,
4. la harpe et l’orgue, les sentiments d’ordre spirituel, etc. Cepen-
dant si un certain genre de musique est joué par des instruments à
vent, mais d’une manière particulière et en conjonction avec d’autres
instruments qui jouent un rôle secondaire, les effets pourront être tout
autres que physiques. On pourrait en dire de même des bois, des
cordes, etc. Qui n’a pas ressenti par exemple la sensation purement

(65) - Les autres sont : l’hypolydien de fa à fa, l’hypophrygien de sol à sol, l’hypodo-
rien de la à la et le mixoludien de si à si.

- 193 -
émotive que communique la batterie lorsqu’elle libère des sons amor-
tis, tamisés, ou la cymbale lorsqu’elle est caressée par la baguette,
alors que ces instruments opèrent strictement sur le corps physique
lorsque l’on en joue avec vigueur.
Les grands hommes de l’Hellade ne s’étaient donc pas trompés en
imputant des influences diverses aux différents genres musicaux,
bien que leurs jugements aient parfois semblé contradictoires à pre-
mière vue. Nous pourrions nous aussi, à la manière de ces anciens
philosophes, donner l’impression que nous nous contredisons lorsque
nous parlons des influences du demi-ton sur le corps physique. Il faut
bien comprendre que, lorsque nous déclarons que le demi-ton agit di-
rectement sur le physique, nous ne voulons pas signifier qu’il
n’exerce aucun effet sur les émotions ou le mental. Il serait purement
absurde de dire par exemple que tel passage de Parcifal n’en appelle
qu’aux vibrations du corps physique. La vérité essentielle que le lec-
teur doit retenir est que, d’une façon générale, le demi-ton affecte le
comportement de l’homme sur le plan physique, car la conquête de la
matière est bien le trait caractéristique de la civilisation européenne,
de même que la conquête de l’esprit fut le thème central des grands
jours de la civilisation de l’Inde. Cependant, lorsque d’autres facteurs
vinrent s’interférer petit à petit dans l’architecture enrichie du demi-
ton de la gamme occidentale, l’homme commença à se tourner de
nouveau vers les choses de l’esprit, mais d’une façon différente et
pour d’autres motifs que ses ancêtres aryens. Il restera un assez long
chemin à parcourir avant de retrouver les effets musicaux qui sont as-
sociés à cette impulsion irrésistible du « retour à Dieu » comme l’ont
dénommé les mystiques. Pour l’instant, nous ne nous intéressons
qu’aux effets du demi-ton à l’époque de son introduction.

- 194 -
Il suffit de regarder la place que tenaient les arts plastiques en
Grèce pour comprendre l’importance que revêtait le physique dans la
civilisation de ce pays. Il saute aux yeux que le but du peintre ou du
sculpteur était de représenter la perfection physique dans toute son
objectivité, dépouillée de toute interprétation émotive. Si par
exemple nous comparons la peinture égyptienne à la peinture
grecque, nous voyons, comme chez nombre de modernes, qu’elle
n’est pas vraie au sens de la nature ; autrement dit qu’elle représente
la nature vue à travers les émotions et les sentiments alors qu’on peut
dire le contraire de la sculpture et de la peinture grecques qui
n’étaient pas vraies seulement selon la nature, mais plus vraies que la
nature elle-même, si l’on peut s’exprimer ainsi. C’est pourquoi Aris-
tote remarque que « même s’il est impossible que les hommes soient
tels que Zeuxis les décrivit, il est préférable qu’il les ait dépeints ain-
si, car l’exemple doit dépasser l’objet qui a servi d’exemple. » Cette
phrase à elle seule illustre tout l’art grec dans lequel le beau et le bon,
l’éthique et l’esthétique vont toujours la main dans la main.
Combien cette conception éducative de l’art est hautement signifi-
cative – car elle était éducative – au regard de ce que nous avons écrit
au sujet de la musique grecque. L’éthique a trait à la conduite, et la
conduite est associée à l’action, c’est-à-dire au physique. Or l’homme
agit droitement lorsque l’esprit n’est pas perturbé par des émotions
indésirables, car – est-il besoin de le mentionner ? – la pensée juste
est le guide de l’action juste. Ainsi la science de l’éthique ou de la
morale telle qu’elle était enseignée en Grèce ne fut ni le produit de la
pensée sublimée, ni de la pensée religieuse émotive mais la continua-
tion de la raison pure dans le cadre de l’action, car plus nous avan-
çons dans l’étude de la vie chez les Grecs, mieux nous voyons com-

- 195 -
bien toutes ses phases, ou bien partaient du physique, ou y étaient
amenées.
Si nous passons de l’art au côté exotérique de la religion auquel il
était si intimement mêlé – non pas la religion telle qu’elles était com-
prise par des initiés tels que Platon ou Pythagore, mais comme la
comprenait le peuple – nous voyons que cette religion était la repré-
sentation des forces de la nature réduites à l’échelle de personnages
concrets. Bien plus, elle était la réduction des passions humaines à la
grandeur de personnalités concrètes. Pour expliquer les différents
phénomènes de la nature ou les phénomènes d’ordre émotif, les an-
ciens Grecs postulaient l’existence d’êtres leur ressemblant, mais
plus puissants qu’eux. Lorsqu’ils voyaient la tempête gronder sur la
mer en furie, leur imagination représentait aussitôt les esprits qui sou-
lèvent la colère des vents et des vagues, et lorsque la tempête était
dans leurs cœurs et que les assauts tumultueux des passions deve-
naient envahissants, ils en décelaient toujours quelque cause exté-
rieure : on avait permis aux esprits malins d’exercer leur œuvre né-
faste. C’est ainsi que prit naissance toute une communauté de dieux
et de déesses, de lutins et de nymphes, de néréides et de dryades qui,
bien que faits de « matière éthérée » n’en avaient pas moins des
formes humaines comme en témoigne l’art grec. Les statues des
dieux étaient la simple représentation des plus hautes perfections
physiques. Elles n’étaient pas symboliques comme le furent les
images de l’Inde. Où pourrait-on trouver en Grèce l’incorporation
dans l’art du mythe de Çiva, symbole de la destruction ? Bien que les
dieux de la Grèce ne fussent en aucune manière moralement parfaits,
nul sculpteur n’aurait osé se risquer à les représenter autrement que
beaux ; et sculpter une divinité telle que Çiva eût été un pur blas-
phème.

- 196 -
Que dire des relations qui existaient entre les Grecs et leurs
dieux ? Selon M. Lowes Dickenson 66 celles-ci étaient purement mé-
caniques ; jamais mystiques ni spirituelles. Ces rapports se situaient
sur le plan physique et portaient le sceau des obligations inscrites
dans un contrat ou dans un marché. La conscience au sens chrétien
du mot n’avait aucune réalité aux yeux des Grecs. S’ils avaient offen-
sé quelque dieu, ils en éprouvaient de la crainte et rien de plus, car ils
savaient que ces derniers allaient les punir. Quant à la forme de la pu-
nition, qu’elle se présentât sous la forme de la maladie ou de l’infor-
tune, ils savaient que celle-ci ne pouvait concerner que le côté phy-
sique de la vie, quoi qu’il arrivât. Il ne fût jamais venu à l’idée d’un
Grec de demander pardon à ses dieux. Il savait qu’il devait leur offrir
des présents, des sacrifices, et leur témoigner des attentions. Les
dieux ne demandaient rien de plus : n’étaient-ils pas des êtres comme
lui, avec leurs petites vanités et leurs passions ?
Pourtant, en dépit de cette conception matérialiste, les Grecs
croyaient à une vie future ; mais ils étaient beaucoup moins désireux
de la connaître que la moyenne des chrétiens. Ils étaient beaucoup
trop heureux de goûter les joies de ce monde pour aspirer à celles des
plans supra-physiques, d’autant plus que nombre de leurs poètes et
dramaturges leur en décrivaient les conditions sous les couleurs les
plus sombres. Au lieu d’accueillir la mort avec le sourire, ils l’envisa-
geaient, de même que la vieillesse, avec effroi. Vieillir dans un corps
physique qui perd de ses attraits était pour eux une désolation infinie.
Combien cette attitude différait de celle de l’Hindou dont les pensées
étaient tellement préoccupées par l’idée du « Ciel » qu’il en négli-
geait presque totalement les choses terrestres !

(66) - Voir The Greek View of Life.

- 197 -
Autant l’Inde était portée à la contemplation rêveuse, autant la
Grèce s’adonnait entièrement à l’action, aux jeux athlétiques, aux
tournois, aux faits héroïques, bref à tout ce qui glorifiait le corps phy-
sique. Cette glorification du physique entrait même dans l’amitié qui
se nouait entre des gens de même sexe, non pas parce que les Grecs
étaient un peuple absolument dépravé et licencieux, loin de là, mais
parce que cette attitude était la conclusion logique de leur conception
de la vie. Ils voyaient dans leur corps physique la plus belle des créa-
tions de Dieu et adoraient cette création en conséquence. Aussi la loi
était-elle en faveur du culte des formes humaines, et l’amitié entre
hommes, au lieu d’être prohibée, était en fait élevée au rang d’une
véritable institution. Il faut dire que la passion chez les Grecs était
moins une affaire de sexe que d’amour. Par là, elle était plus pure
chez eux que dans nombre d’autres nations, bien qu’on eût pu croire
le contraire à en juger par les seules apparences. C’est ainsi que, au
lieu de regarder l’homosexualité comme étant contraire à l’ordre des
choses et à la loi, le législateur l’encourageait, car, loin de la considé-
rer comme impure, on jugeait qu’elle était plutôt une affaire avanta-
geuse pour l’État. En effet, étant donné que ces amitiés particulières
se développaient généralement entre un jeune homme et un homme
plus âgé, ce dernier était appelé à exercer une influence bénéfique sur
l’esprit du premier, qu’il éduquait et instruisait de son expérience  67.
Si les irrégularités dans le comportement sexuel nous semblent si ré-
pugnantes aujourd’hui, même lorsqu’elles sont assorties d’idéal, c’est
tout simplement parce que notre point de vue est radicalement diffé-
rent de celui des anciens Grecs. Il ne faut pas oublier qu’entre-temps
le puritanisme a laissé des traces dans nos mœurs ; le puritanisme,
cette étrange déviation de l’esprit qui considère à peu près tout ce qui

(67) - Voir Lowes Dickenson : The Greek View of Life.

- 198 -
est beau comme anti-spirituel, bien que des changements notoires se
soient produits depuis un certain temps. Par contre rien n’approchant
de près ou de loin le puritanisme n’existait chez les Grecs, non plus
que l’hypocrisie, cet autre attribut toujours allié au premier. Les
Grecs étaient si éloignés de l’hypocrisie que Démosthène déclarait
ouvertement en plein tribunal que chaque homme marié « devait
avoir au moins deux maîtresses » 68. De telles liaisons étaient en fait
non seulement approuvées par la coutume, mais rentraient encore
dans le cadre de la religion. N’existait-il pas des temples en l’hon-
neur d’Aphrodite Pandemos, la déesse des amours illicites ?
Nous verrons du reste que l’élément physique joua un rôle prodi-
gieux dans chaque phase de la vie grecque. Mais parlons tout d’abord
du côté ésotérique de la pensée hellénique, puis des différentes écoles
de philosophie qui fleurirent vers les cinquième et quatrième siècles
avant Jésus-Christ.
On sait que les mystères existaient aussi bien en Grèce qu’en
Égypte où ils virent le jour. Il y avait même en plus des cultes
étranges tel que celui de Dionysos, le dieu de l’inspiration et du vin.
Pourtant, bien que les mystères aient acquis une importance histo-
rique considérable, ils ne représentèrent jamais un enseignement inté-
gral complet dans la formation de la pensée religieuse populaire, car
il ne faudrait pas commettre l’erreur de confondre les idées exposées
par quelques grands penseurs grecs initiés aux mystères avec celles
du peuple. Les grands penseurs, qu’ils soient des réformateurs, des
poètes ou des philosophes, ne sont pas le produit de la pensée natio-
nale ; c’est au contraire la pensée nationale qui est, ou peut être le
produit des grands penseurs, car ces derniers fixent l’idéal à at-

(68) - Voir Lowes Dickenson : The Greek View of Life.

- 199 -
teindre, et au cours des temps le peuple se hisse à ce niveau ou sui-
vant les circonstances, n’y parvient pas.
C’est pourquoi, étudiant les effets de la musique sur la pensée, le
caractère et la vie des Grecs, nous faisons une place à part à Platon,
Pythagore et à quelques autres auteurs éminents. Il est bien connu
que Platon, au lieu de reconnaître le polythéisme généralisé en Grèce,
était fondamentalement monothéiste. Quant aux célèbres dramaturges
de l’époque, nombre d’entre eux se permettaient de plaisanter gaie-
ment sur les croyances religieuses de la race. Le mysticisme que l’on
rencontre dans les œuvres des philosophes grecs n’était nullement ca-
ractéristique de la pensée grecque, et celui que l’on trouve associé au
culte de Dionysos n’était de son côté qu’un autre exemple du phy-
sique pris comme standard des valeurs, car ses rites montrent que les
moyens employés étaient de nature physique, quand bien même leur
objet était d’éveiller un état de conscience mystique. Dans ce culte,
tous les moyens étaient mis en œuvre pour stimuler les sens ; le
contraste est frappant avec l’attitude du Yogi de l’Inde qui, assis im-
mobile dans sa caverne dans la position du lotus, les yeux mi-clos,
n’en appelle qu’aux forces intérieures de l’esprit. La musique dans
laquelle prédominaient les instruments percutants qui agissaient sur
les nerfs, « les danses qui convulsaient les membres et étourdissaient
le cerveau, les boissons enivrantes, tout cela faisait partie de ces
étranges festivités décrites par Euripide dans Les Bacchantes » 69. Ces
débordements vitaux ressemblaient tantôt aux danses des derviches
tourneurs, tantôt aux réunions de l’Armée du Salut qui, les unes et les
autres, provoquent certaines réactions émotives par des moyens diffé-
rents.

(69) - Voir Lowes Dickenson.

- 200 -
On sait par ailleurs que les célèbres écoles de philosophie, telles
l’école platonicienne et l’école pythagoricienne étaient toutes deux
l’expression de l’initiation ; mais comme la musique qui était jouée
dans les mystères avait un caractère spécifique et n’était pas commu-
niquée au peuple, on ne saurait dire que la musique populaire
grecque ait influencé ces écoles ésotériques. Quant aux autres écoles,
elles étaient, à l’image de l’art grec, le fruit de l’esprit dépouillé de
ses émotions et sentiments. C’est alors que des esprits critiques firent
remarquer que les dieux étaient loin d’être parfaits et que leur
conduite n’était pas sans reproche. Cela donna bien vite naissance à
un courant de pensée similaire à ce que l’on dénomma agnosticisme
au début du siècle dernier. Il est exact par ailleurs que des philo-
sophes matérialistes niant l’existence des dieux aient existé tout au
long de l’histoire grecque. Autrement dit, la fissure qui s’ouvrit entre
la religion et la science ne fut pas un phénomène spontané, bien qu’il
fallût attendre jusqu’au cinquième siècle avant Jésus-Christ pour voir
la brèche s’élargir au point de miner tout l’édifice. Mais ce n’était pas
tout ; de temps à autre quelques philosophes s’en prenaient aux bases
même de la politique et de la morale. En un mot, le scepticisme était
prêt à s’épanouir dans le pur matérialisme si Platon n’était arrivé à
temps pour restaurer l’équilibre des forces, en laissant filtrer tout
juste ce qu’il fallait de l’enseignement ésotérique.
Le lecteur sera étonné d’apprendre que ce fut le facteur même qui
donna naissance à la religion grecque qui amena son antidote :
l’athéisme. Ce fut pourtant le cas, en raison de la nature particulière
de la religion grecque. Comme nous l’avons dit après tant d’autres, la
religion de la Grèce n’était qu’une croyance matérialiste soutenue par
une superstructure hyper-naturaliste. Les dieux n’étaient que des
êtres humains grandioses, animés de toutes les passions des mortels,

- 201 -
et les relations entre les dieux et l’homme n’étaient guère meilleures
qu’entre les hommes eux-mêmes. C’est ce qui explique pourquoi la
même musique qui servit à ériger la religion grecque tendit à instau-
rer le scepticisme et le matérialisme au sein du peuple. Il faut noter
en passant à propos de la musique que la même cause ne produit pas
toujours les mêmes effets. S’il devait en être ainsi, il suffirait de jouer
des hymnes religieuses à longueur de journée pour rendre les gens re-
ligieux. Ce que la musique engendre, c’est une certaine similarité
dans les effets. D’autre part, il n’y a pas de différence fondamentale
entre le croyant et le sceptique. Le premier est incrédule à l’endroit
d’une certaine catégorie de théories ou de faits, tandis que le second
est incrédule quant à une autre catégorie. Voilà tout. Le croyant ne
peut pas accepter que l’univers entier soit façonné par la chance, et le
sceptique ne peut pas croire qu’il soit créé par Dieu ou les dieux.
L’attitude du sceptique apparaît absurde au croyant, et réciproque-
ment. On imagine aisément le raisonnement suivant tenu par le Grec
athée en face de son contradicteur : « Je crois que la matière se suffit
à elle-même ; je postule, non pas l’existence des dieux invisibles,
mais celle des dieux matérialistes. » En somme toute la discussion
tournait autour de la matière, car chaque partie était matérialiste à sa
façon.
Nous avons montré comment la puissante civilisation égyptienne
connut son déclin. Il nous reste à voir à présent quelles sont les
causes qui présidèrent à la chute de celle de la Grèce.
Les Égyptiens tombèrent par amour de la puissance, les Grecs par
amour du beau. On peut dire qu’ils furent engloutis dans la fête, car,
avec le temps, ils étaient devenus de plus en plus voluptueux et pré-
occupés par les plaisirs des sens. Ils détournèrent toutes leurs éner-
gies des fonctions de l’esprit et de ses activités et perdirent progressi-

- 202 -
vement leurs facultés de perception et de raisonnement. Le plus cu-
rieux, c’est que l’Égypte et la Grèce tombèrent toutes les deux de la
perversion de ce qui caractérisait leur génie respectif. Le tiers de ton
de la musique égyptienne avait été un facteur déterminant dans le dé-
veloppement de la science occulte, et c’est par le mauvais usage de
cette science que la civilisation égyptienne déclina. Parallèlement le
demi-ton de la musique grecque avait largement contribué à promou-
voir le culte de la beauté physique qui devait entraîner le pays à sa
perte. Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Non seulement le quart
de ton qui favorisa l’épanouissement de la sagesse dans l’Inde man-
quait dans la musique égyptienne aussi bien que dans la musique
grecque, mais encore l’apport harmonique et la forme de dévotion re-
ligieuse étaient par trop déficients pour rétablir l’équilibre. Si ces élé-
ments avaient plus d’emprise, ils auraient pu transformer une partie
du culte de la beauté physique en une aspiration vers la beauté des
forces spirituelles. Mais l’élément nécessaire à cette transformation
était par trop mince et trop informe, et le peu qui demeurait dégénéra
avec l’harmonie qui disparut bientôt de la musique grecque comme
ce fut le cas pour la musique égyptienne.
D’autres modifications se produisirent encore, lorsque les mélo-
pées sensuelles de la viole se substituèrent aux tonalités plus puis-
santes des autres instruments, développant un goût musical plus effé-
miné, où la valeur des sons se consumait dans un voluptueux cha-
touillement des sens. Au lieu de vrais artistes, on rencontrait de plus
en plus de simples virtuoses dont l’influence prédominante montrait
les premiers signes de la décadence de la musique. Tel est l’exemple
de Phrynis le cithariste qui, en 456 avant J.-C. excitait l’enthousiasme
de la foule par sa virtuosité. Le même attrait pour l’effet se remar-
quait parmi les joueurs de flûte et de lyre et commençait de gagner

- 203 -
les chanteurs eux-mêmes. La riche mélodie était généralement ab-
sente des compositions où entraient de plus en plus des enjolivures
dépouillées de tout contenu musical, ce qui faisait dire à Aristophane
qu’au temps de ses aïeux, le rythme bien mesuré et la bonne mélodie,
simple et inspirée, étaient encore de règle dans la musique. Il est vrai
que, depuis lors, de nombreux écrivains ont formulé le même juge-
ment à l’endroit de leurs aînés. Mais dans le cas de la Grèce, l’événe-
ment était par trop évident pour n’être point souligné. Toute la mu-
sique avait dégénéré, cédant par trop aux fioritures, au préjudice de la
substance et du message à exprimer. « L’artifice supplanta l’art et la
sensation la profondeur des sentiments. » 70 Le caractère même des
Grecs s’affaiblit à mesure que l’on assistait à ce changement radical
dans leur musique. Leur sens moral déclina ; leurs entreprises mili-
taires échouèrent. Ils permirent à d’autres nations d’intervenir dans
leurs affaires et finalement perdirent leur goût de l’indépendance, ce
qui coïncida avec la fin de leur prospérité.
Il est particulièrement instructif de noter ici que l’art musical
commença de décliner au moment où les autres arts grecs avaient at-
teint leur apogée, c’est-à-dire au temps de Périclès, (444-429 av. J.-
C.). Si le contraire s’était produit, la tradition populaire aurait gagné,
qui veut qu’un genre particulier de musique soit l’aboutissement du
caractère, de la morale, etc., cette même tradition prétendant que la
musique fleurit en même temps que les autres arts. Mais les auteurs
grecs savaient qu’il en va autrement, et mise à part la connaissance
ésotérique que possédait Platon, l’histoire à elle seule démontra une
fois de plus que la grandeur et la décadence de l’art tonal précèdent la
destinée des civilisations elles-mêmes.

(70) - Voir Naumann, Histoire de la musique.

- 204 -
30
LES ROMAINS ET LEUR MUSIQUE

La Grèce tomba par suite de la perversion de l’amour du beau ;


Rome connut sa fin pour avoir abusé de sa virilité.
On a dit avec raison que les Romains ont été le peuple le plus pra-
tique de l’histoire. C’était un peuple d’action, mais sans imagination.
Ils prônaient la virilité, le contrôle de soi, les manières sérieuses, l’es-
prit d’entreprise. La suite logique de tels attributs devait instaurer la
loi et l’ordre. Ils n’entendaient pas grand-chose aux arts subtils. Leur
art était essentiellement réaliste. Leur architecture était massive et
leur comportement en face de la religion surtout matérialiste. C’était
un peuple doté de hautes vertus militaires, un peuple qui conquit un
empire et le gouverna « avec simplicité, objectivité et un manque
d’imagination inégalable » 71. Vint un temps pourtant où Rome fut cé-
lèbre non plus par sa grandeur, mais par la dépravation de ses mœurs.
Voyons la part que la musique joua dans la montée et le déclin de
cette civilisation.

(71) - R. F. Horton : Histoire des Romains.

- 205 -
« Si, écrit Sir John Hawkins 72, nous cherchons à savoir où en était
la musique chez les Romains, nous voyons qu’en tant que science,
elle était tenue en piètre estime… On comprendra combien le niveau
de la musique romaine était bas lorsqu’on aura dit que les meilleurs
instruments qu’ils utilisaient pour célébrer la gloire de leurs divinités
n’étaient que quelques misérables cornemuses à peine plus perfec-
tionnées que celles que l’on donne comme jouets aux enfants. »
Il est manifeste qu’on joua peu de musique à Rome ; et pourtant il
y eut un genre que les Romains encouragèrent à des fins purement
militaires ; ce fut la musique martiale, qui contribuait à parfaire la
formation militaire des soldats. Celle-ci n’était pas limitée « à
quelques misérables cornemuses », car de toute évidence « les Ro-
mains possédaient pour ce genre musical une assez grande variété
d’instruments, surtout à vent. » Les principaux étaient le tuba et le
buccin. Le premier ressemblait à une trompette, mais en plus gros et
plus grand que la trompette d’orchestre moderne. L’autre ressemblait
au cornet, mais plus volumineux lui aussi que notre instrument ac-
tuel.
Cette musique martiale stimulait le corps physique, la santé, le
courage et la puissance sexuelle, autant de qualités qui étaient haute-
ment prisées des Romains et qui se trouvaient résumées dans ce
qu’ils appelaient virtus, ou virilité en somme. C’était un genre musi-
cal très restreint aux effets limités. Il opérait sur le physique, mais,
comme il manquait de phrasé et de douceur, il n’éveillait pas le goût
de la beauté physique au sens où les Grecs l’entendaient, car il n’ins-
pirait pas l’imagination. Alors que les Grecs admiraient un corps sain
et robuste parce qu’ils le considéraient beau, les Romains l’admi-
raient parce qu’ils le jugeaient utile. La première appréciation était

(72) - Voir Naumann, Histoire de la musique, chap. 26.

- 206 -
d’ordre esthétique, la seconde d’ordre pratique. Les deux points de
vue cependant relevaient du physique, mais les angles sous lesquels
ils étaient considérés étaient largement divergents.
Les effets de la musique purement martiale, privée d’apports plus
raffinés, sont de nature à nuire au caractère, car la virilité dégénère
bien vite en culte de la force, le courage en brutalité, et la puissance
sexuelle en sensualité. C’est exactement ce qui se passa chez les Ro-
mains. La révolution de 133 avant J.-C. fut la conséquence de la pre-
mière de ces « qualités » pernicieuses, car elle résulta de « l’antago-
nisme qui se développa entre quelques privilégiés qui tenaient les
rênes du pouvoir et la foule de ceux qui pensaient avoir un droit à les
détenir » 73. Le second des maux énumérés, nous le trouvons dans sa
forme la plus virulente dans les terribles combats de gladiateurs,
spectacle courant aux derniers jours de la société romaine et qui se
trouvaient justifiés pour la bonne raison « qu’ils soutenaient l’esprit
militaire en offrant le spectacle journalier de la mort courageuse. »
Même si les combats ont pu temporairement encourager cet esprit, il
n’en demeure pas moins vrai que Rome leur doit en grande partie sa
chute, comme l’ont montré les historiens, car ces combats finirent par
avoir une telle emprise sur la nation que toutes les autres obligations
et activités furent négligées. Ces jeux avivaient non seulement les
passions inhumaines, mais ils encourageaient encore la paresse, étant
devenus une occupation si absorbante pour le peuple que les autres
activités productrices de ressources furent reléguées au second plan,
y compris les soins nécessaires à la bonne gestion de l’État. Pendant
que la brutalité faisait ses ravages dans les rangs de la nation, la sen-
sualité, le troisième vice que nous avons mentionné, se montrait aussi
dévastateur de son côté. La sensualité et la dissipation qui l’accom-

(73) - R. F. Horton : Histoire des Romains.

- 207 -
pagne entraînent avec elles la peur, à cause des effets débilitants de
ces vices sur le système nerveux. Or un état qui subit une épidémie
de peur collective, se trouve bien vite à la merci de ses ennemis.
Bientôt l’indifférence se substitue au patriotisme, et le peuple ne se
soucie plus de savoir s’il est gouverné par les siens ou par des enva-
hisseurs étrangers.
Telle fut la dette que Rome paya à la musique martiale. Le bilan
était ainsi tout le contraire de ce que l’on en attendait. Et pourtant
Rome eût pu être sauvée, si un autre élément avait été incorporé à ses
propres « recettes » musicales – à savoir certains des meilleurs as-
pects de la musique grecque, avant que celle-ci ne dégénérât en pure
virtuosité – car, lorsque les Romains conquirent la Grèce, l’influence
de la littérature et de la musique grecques était encore forte à Rome.
Cependant le goût musical des Romains était tel que le meilleur de
cette musique ne fut jamais accepté dans la société romaine, où le
penchant pour la virtuosité était encore plus prononcé qu’il ne l’avait
été en Grèce. De plus, on est en droit de se demander si les virtuosi
romains ne furent pas, jusqu’à un certain point, admirés plus pour
leur charme et la douceur de leurs manières que pour leur habileté
musicale proprement dite. Au lieu d’avoir une flûtiste célèbre comme
la Grèce en connut une, Rome en eut des groupes entiers, et l’histoire
des artistes femmes dégradées, jouant de la cithare et de la flûte est
une des pages sombres de Rome. La déchéance de l’art tonal était to-
tale. Cet art n’était plus pratiqué que par des étrangers en quête
d’aventures, et par les femmes qui faisaient étalage de leurs charmes.
Cet art était si dégradé que l’État en arriva à le rejeter des pro-
grammes d’éducation de Rome, prétendant qu’un art qui était prati-
qué par des esclaves et par les basses classes de la société n’était pas
digne d’entrer dans la formation de la jeunesse patricienne. C’était la

- 208 -
justification des paroles prophétiques prononcées par Aristote, qui di-
sait « qu’un art qui n’a d’autre objet que de faire étalage d’adresse di-
gitale en exhibant sa sensualité, ne figurait pas au rang de la dignité
humaine, et était tout juste bon pour des esclaves. »
Tout ce qui vient d’être dit appelle peu de commentaires. Il est
évident qu’une musique présentant des lacunes aussi graves n’était
pas seulement impuissante à contrecarrer les effets pernicieux de la
prépondérance de la musique martiale, mais qu’elle devait entraîner
une dégénérescence progressive du caractère national.

- 209 -
31
LES INFLUENCES DU « DESCANT »  74
ET DU FOLKLORE

« Nul n’ignore que la science de la musique, tant en honneur chez


les anciens, s’est complètement perdue. Ce qu’il nous en reste à pré-
sent n’est plus qu’un ensemble disparate de notes sur lesquelles un
pauvre moine inspiré trébucha un jour en chantant ses matines ».
Voilà ce qu’écrivait Alypius vers l’an 115 après J.-C. Il est certain
que la musique disparut pratiquement en Europe après le déclin de la
Grèce et de Rome. Le peu qui en restait était tellement négligeable
que nulle référence historique s’y rapportant n’est digne d’être men-
tionnée jusqu’au temps de saint Ambroise, 374 après J.-C., époque à
laquelle les églises d’Occident adoptèrent la pratique du chant aux
offices.

(74) - Note du traducteur : Descant ou deschant : Différentes interprétations ont été


données à ce terme. Rousseau dans son dictionnaire de 1767 le considère comme syno-
nyme de contrepoint. Se rapporte encore aux premiers temps de l’harmonisation, alors
qu’il était courant que le plain-chant fût chanté par une partie du chœur, tandis qu’une ou
plusieurs voix improvisaient librement, en contrepoint.

- 210 -
Cet apport nouveau dans la musique primitive d’église ne passa
pas inaperçu. La répétition constante de notes simples, légèrement
modulées, donna le jour à un chant apparenté aux mantrams, qui agit
directement sur l’esprit en ordonnant mieux la pensée. Comme la ma-
jorité des âmes qui s’incarnaient à cette époque étaient encore jeunes,
peu évoluées et assorties d’un mental encore fruste, cet enrichisse-
ment du chant était absolument essentiel. Ce n’est qu’à l’aide des
exercices de l’esprit que le corps mental se développe comme nous
l’avons déjà souligné. La pensée désordonnée entraîne bien vite une
anarchie mentale dans laquelle les idées ont peine à se coordonner et
à s’enchaîner. Pour les rééduquer il faut l’intervention d’un agent ex-
térieur, en l’occurence le chant de saint Ambroise. Cette forme requit
une plus grande attention en obligeant les moines à s’appliquer à leur
chant. Ce faisant l’esprit se développait et acquérait une plus grande
force de concentration. Mais surtout, ce chant exerça des effets sub-
tils, car étant en partie instrumental, il inspira le clergé à introduire
dans l’église un cérémonial qui n’avait pas encore été employé jus-
qu’alors.
C’est ainsi que la musique commença de développer l’esprit des
chrétiens dès l’époque de saint Ambroise. Il fallut cependant attendre
encore deux siècles, jusqu’à ce que saint Grégoire le Grand devînt
pape, pour que des innovations dignes de retenir l’attention de l’his-
torien se produisent. Ce dernier porta à huit modes le chant de saint
Ambroise – qui n’en comportait que quatre – ce qui donna naissance
au plain-chant ou chant grégorien qui allait faciliter la dévotion et ac-
croître encore davantage la concentration de pensée des fidèles. Sur
le plan psychique, ce chant tendait à assurer un plus grand contrôle
sur le corps des émotions. Du point de vue strictement musical, cette
forme de chant était trop austère pour éveiller les sentiments plaisants

- 211 -
qui naissent de la véritable mélodie ; d’autre part, l’esprit étant enga-
gé tout entier, les émotions et les passions les plus turbulentes furent
généralement apaisées pour un temps. Nous disons pour un temps,
car il fallut encore de longues années avant que l’humanité n’acquît
un certain contrôle sur des passions et des émotions si jeunes. En étu-
diant la vie du Moyen Âge, avec sa sensualité, son fanatisme cruel,
nous voyons que le manque de contrôle des émotions ou plutôt des
passions était à la base de tous les vices. Aujourd’hui, bien que le
chant grégorien soit encore chanté dans quelques églises, son in-
fluence est en fait très limitée, et il n’y a plus qu’un certain type d’es-
prit encore assez simple et non sophistiqué pour répondre à ses vibra-
tions, car l’appel qu’il provoque chez les autres est plutôt dû au res-
pect porté à la tradition qu’à la valeur intrinsèque du chant en tant
que musique. Quoi qu’il en soit, jusqu’à la venue de Guido d’Arrezzo
(né en 990) la musique européenne demeura circonscrite dans des li-
mites étroites que seule sa saveur médiévale sauva de l’oubli total. Il
fallut que vînt Guido d’Arrezzo pour lui communiquer une vie nou-
velle à l’aide d’innovations. Ce fut là vraiment le premier composi-
teur européen à utiliser les accords d’une façon harmonieuse.
Les effets de sa musique furent considérables, car ils contri-
buèrent à introduire des relations harmonieuses dans les foyers et
dans la vie sociale, et cela s’explique encore une fois par cette loi des
correspondances : « Dans la vie comme dans la musique ». Dans
toutes les compositions où il y a des harmonies ou plusieurs voix, il
doit forcément exister cette entente qui implique loi et ordre, en un
mot coordination. Or les accords constituent le prototype de la struc-
ture musicale propre à favoriser les relations harmonieuses entre les
groupes d’individus, et leurs effets engendrent le sentiment d’amitié.

- 212 -
Si de plus la religion y est associée, l’amitié de toute évidence, est
enrichie par la dévotion religieuse.
C’est l’acceptation instinctive et spontanée de cette vérité qui per-
mit l’introduction des hymnes dans les offices religieux. Les effets de
cette nouvelle musique harmonique, et particulièrement des composi-
tions de Guido, ne se limitèrent pas aux seules relations sociales ; ils
harmonisèrent surtout le mental et l’émotif, scellant entre eux une
plus grande unité. À partir de ce moment-là, l’homme ne devait plus
être un esclave enchaîné aux caprices de ses émotions ; il allait enfin
commencer d’expérimenter le règne de la liberté de l’esprit. Dès lors,
émotions, sentiments et pensées allaient être appelés à se conjuguer,
au lieu de fonctionner séparément sans aucune coordination.
Mais l’harmonisation du plan mental et du plan émotif allait sur-
tout déterminer un autre événement. Elle allait permettre la naissance
de l’art proprement dit. Ce n’est en effet que lorsque l’esprit et les
sentiments sont harmonieusement coordonnés que peut naître
l’œuvre d’art digne de ce nom, car bien que l’inspiration spontanée
jaillisse des émotions, c’est en fin de compte l’esprit qui doit déve-
lopper la technique. On peut donc dire que c’est la musique de Guido
qui montra la voie à cette grande école ouverte avec l’arrivée de Ci-
mabué aux environs de 1280.
Du 10e au 13e siècle, alors que la féodalité est à son zénith et que
la musique de Guido produit vraiment tous ses effets, fleurit pour la
première fois en Europe une variété de sentiments nobles qu’inspire
la musique folklorique si particulière des troubadours, qui, avec leurs
mélodies gracieuses parées de mille petites vanités si étrangement ly-
riques, sont les véritables artisans de la chevalerie, car ils ont le talent
de prôner l’héroïsme tout en chantant le « côté doux et aimable de la
vie. » Leurs chansons de gestes, combinées à la nouvelle musique

- 213 -
d’église qui inspire la dévotion, vont enfanter un personnage nou-
veau : le chevalier errant, l’homme des Croisades chez qui le senti-
ment religieux va encourager l’esprit d’aventure. Les Croisades, qui
caractérisèrent au plus haut point la civilisation de l’époque, offrent à
elles seules l’exemple le plus marquant de la coordination décrite
plus haut.

- 214 -
32
LA POLYPHONIE

Nous allons traiter à présent d’une innovation dans l’architecture


des sons connue en termes de technique musicale sous le nom de ca-
non, mot dérivé du grec et signifiant règle. Voici d’ailleurs la défini-
tion qu’en donne le Dictionnaire musical de Grove : « Il repose sur le
principe suivant : une voix commence une mélodie qui est elle-même
répétée note par note, intervalle par intervalles, par quelque autre
voix qui chante soit sur le même ton, soit sur un ton différent, en
commençant une ou plusieurs mesures plus loin, comme si cette
deuxième voix courait à la poursuite de la première. … On a ainsi
souvent dans un quatuor un canon entre deux des voix, tandis que les
deux autres sont libres, ou encore trois des voix peuvent être en ca-
non et la quatrième libre. »
L’influence du canon avec l’imitation ou répétition qui l’accom-
pagne rehaussa considérablement les effets qu’avait suscités la mu-
sique chorale mentionnée dans le chapitre précédent. Elle apporta
une plus grande souplesse dans les échanges et dans les relations hu-
maines comme il ressort une fois de plus de la loi des correspon-

- 215 -
dances. Cela s’explique par le fait que le canon est construit lui-
même sur le procédé du libre-échange, la mélodie étant tout d’abord
chantée par une voix, puis par une autre, tandis que dans le cas du
quatuor les deux autres voix s’amalgament à l’harmonie.
De plus, en vertu de ses propriétés mathématiques, le canon tend à
développer l’intellect 75, à la manière de toutes les autres formes de
musique polyphonique, et c’est pourquoi, au fur et à mesure que la
musique devient plus polyphonique, les éléments qui contribuent à
former ce que Draper appelle « l’âge de raison », sont de plus en plus
marqués.
C’est du canon que sortit cette autre forme de musique beaucoup
plus élaborée, connue sous le nom de fugue. Cette « sorte de compo-
sition symphonique, dans laquelle un certain thème est exposé dans
une phrase et développé dans une autre » laissa une telle empreinte
dans les esprits que, sous son influence, on vit en peu de temps les fa-
cultés de raisonnement de la pensée se développer dans les directions
les plus variées. Le grand public ne se contenta plus d’accepter les
yeux fermés les abus du clergé ou tel article de foi que la tradition
avait colporté ; il se mit à découvrir les lacunes que présentaient cer-
taines argumentations ; il souleva des objections sur certains points
de doctrine, et c’est ainsi que petit à petit la Réforme, le protestan-
tisme et un certain nombre d’autres mouvements religieux virent le
jour.

(75) - Nous avons déjà mentionné cette particularité en parlant de la musique de


Bach qui constitue le point culminant du style polyphonique.

- 216 -
33
LA MUSIQUE ET LA RÉFORME

La Réforme entraîna des conséquences multiples dont la première


fut d’éveiller la religion chez les laïques à la suite de la vulgarisation
de différents crédos. Jusqu’alors, la religion avait été entièrement
entre les mains des prêtres ; eux seuls avaient été autorisés à l’ensei-
gner et à la prêcher. Avec la Réforme un changement complet se pro-
duisit : la religion devenait la propriété de tous. Les laïques pouvaient
en discuter et, s’ils en éprouvaient le besoin, pouvaient l’enseigner et
la prêcher. Pourtant, même en dépit de la Réforme, la religion n’au-
rait jamais joué un rôle si important dans les consciences si d’autres
agents n’avaient été à l’œuvre.
Trois compositeurs nés au 16e, siècle exercèrent une influence
profonde sur les fonctions émotives et spirituelles de ceux qui étaient
assez sensibles pour y répondre. Le premier fut Roland de Lassus, né
à Mons dans le Hainaut vers 1530 et qui vécut jusqu’en 1594. Le se-
cond fut Palestrina (1529-1594) et le troisième Monteverdi qui
connaît son plein épanouissement aux environs de 1600.

- 217 -
On a dit de Roland de Lassus qu’il fut « le premier à avoir perfec-
tionné la musique figurative, car au lieu de s’en tenir aux anciennes
règles rigides du contrepoint dont ses prédécesseurs n’osaient pas
s’écarter, il s’aventura à introduire des embellissements et des images
finement ciselés. » 76 En langage plus moderne nous dirions qu’il pro-
voqua un « appel » dans la musique, car, ce faisant, il fut le premier
compositeur européen à donner à l’humanité un aperçu spirituel à tra-
vers l’écran des émotions et des sentiments. Sa musique parlait un
langage si clair à la nature émotive de ceux qui s’ouvraient à elle que,
après l’avoir entendue, ces derniers n’aspiraient plus qu’à goûter les
joies de la dévotion pure dans la contemplation intérieure de l’amour
divin 77. Nous avons dit « aspiraient », car c’est une chose que d’aspi-
rer vers les plans spirituels, et c’en est une autre que de les atteindre.
Quoi qu’il en soit, cette musique spécifiquement calculée pour ac-
compagner un état de conscience cosmique ou d’union avec le divin
n’est plus jamais réapparue en Europe depuis lors, bien que les créa-
tions de Wagner fussent aussi une tentative vers de tels sommets.
Palestrina et Monteverdi poursuivirent l’œuvre commencée par
Roland de Lassus. Il ne fait aucun doute que la musique de Palestrina
toucha profondément les cœurs et éleva les esprits, si l’on s’en rap-
porte aux louanges de ses contemporains. On parlait de lui comme
d’un grand génie… qui adopta un style si élégant, si noble, si cultivé
et tellement plaisant… « que de ses œuvres émanait le souffle de
l’harmonie divine » et qu’elles invitaient à chanter « la gloire de Dieu
d’une façon sublime. » La musique de Palestrina n’avait pas seule-
ment les vertus spirituelles qui, combinées à ses qualités polypho-
niques éveillaient la pensée, mais par son influence sur les plans les
(76) - Sir John Hawkins, History of Mutsc.
(77) - Le lecteur se souviendra que la musique de l’Inde détermina des effets ana-
logues non à l’aide des émotions, mais par un affinement du corps mental

- 218 -
plus élevés des émotions, il façonna une manière de penser plus spiri-
tuelle. Après lui, les sentiments, si l’on peut dire, dirigèrent le cours
de la pensée. L’historien allemand Ranke va jusqu’à dire que la mu-
sique de Palestrina, notamment sa Messe composée en 1560, eut des
résultats presque immédiats en communiquant une vie nouvelle à la
religion et en marquant le départ d’une ère de dévotion.
Lassus, Palestrina et enfin Monteverdi dont l’influence fut paral-
lèle à celle des deux premiers, furent les pionniers qui préparèrent
l’arrivée des grands mystiques, poètes et philosophes qui allaient ap-
paraître après le 16e siècle.

- 219 -
34
LA MUSIQUE AUX 17e ET 18e SIÈCLES

Les œuvres de Domenico Scarlatti (1685-1757) sont familières à


tous les mélomanes. On dit qu’il fut le plus grand claveciniste de son
temps. On le croit sans peine à en juger par le nombre de ses œuvres
à grand effet ou bravura qu’il composa pour cet instrument. On dit
aussi qu’il porta la sonate à son point de perfection, la sonate qui jus-
qu’alors avait été pratiquement limitée aux œuvres écrites pour le
violon. Il serait plus juste de reconnaître qu’il enrichit grandement la
sonate, car même avec Beethoven, celle-ci n’avait pas encore atteint
la limite de ses possibilités.
L’effet que communique la musique perlée et étincelante de Scar-
latti est tellement apparent pour ceux qui ont entendu quelques-unes
de ses œuvres qu’il suffit de peu de mots pour le décrire. Les œuvres
de Scarlatti respirent la gaieté et l’exubérance et tendent à donner
plus de vigueur au mental, mais une grande partie de leur portée ori-
ginale s’est dissipée, car elles furent composées à l’origine pour le
clavecin et nous ne les entendons plus jouées aujourd’hui qu’au pia-
no. Leur gaieté demeure, mais leur « pointe » est émoussée car, alors

- 220 -
que les cordes métalliques du clavecin étaient pincées, celles du pia-
no sont frappées par des marteaux recouverts de feutre.
Pour mieux apprécier les effets du clavecin, on ne saurait mieux
faire que de les comparer à ceux que produit l’orgue. Avec ses tonali-
tés solennelles et soutenues, l’orgue prépare à la dévotion religieuse
et cultive l’esprit de révérence, tandis qu’avec son timbre métallique
et perçant, le clavecin renverse ce courant d’émotion. Au lieu de
montrer le chemin de la révérence, il invite à l’humour et à la légère-
té de cœur ; au lieu d’inciter la dévotion religieuse, il émoustille l’es-
prit satirique et caustique. Ainsi le clavecin et ses dérivés, c’est-à-
dire tous les instruments où les cordes métalliques étaient pincées,
tendaient à renforcer l’esprit mordant et brillant, surtout lorsque ces
instruments étaient utilisés pour jouer des compositions flamboyantes
et pétillantes. C’est à ces instruments que l’on doit une grande partie
de ce que le 18e siècle nous a généreusement légué en fait d’humour
tranchant dans le genre de ce que l’on trouve abondamment chez
Voltaire et à un degré moindre chez ses contemporains. Comme nous
l’avons vu, la polyphonie per se, stimule l’intellect ; mais si l’on y
ajoute une certaine dose d’effervescence scintillante et que l’on com-
bine l’ensemble avec les effets piquants des cordes « pincées », on
arrive à donner à l’intellect un tour caustique qui le porte d’emblée à
la satire. C’est tellement vrai que, dès la disparition du clavecin, ce
type particulier d’esprit satirique commença de se résorber progressi-
vement. 78
Avec l’apparition du piano et de ses tonalités beaucoup plus
douces, voire parfois estompées, on assiste à la consécration d’un

(78) - Les pointes d’humour les moins mordantes que l’on entendait dans les célèbres
salons français étaient en grande partie influencées par les compositions en forme de
danse écrite par Couperin le Grand (1668-1733) sous le titre de Suites pour clavecin.

- 221 -
genre d’humour moins mordant, quels que soient les caractères que
cet instrument ait hérités de son ancêtre.
La musique de Scarlatti n’eut peut-être pas une influence considé-
rable mais, bien que ses effets fussent limités, ils furent plus immé-
diats sans doute que ceux de la musique de n’importe quel autre com-
positeur examiné jusqu’à présent, parce qu’il est de règle que, plus un
type de musique est facile, gai et exubérant, plus ses effets sont im-
médiats et éphémères à la fois. C’est pour cette raison que ces com-
positeurs d’œuvres pour le clavecin et autres instruments du même
genre, tous si plaisants et si faciles à comprendre, et dont Scarlatti fut
le représentant le plus illustre, exercèrent une influence « en masse »
quasi immédiate sur leur époque, alors que la musique de Beethoven
par exemple mit près de cent ans pour atteindre la plénitude de son
influence.
Si l’on garde présents à l’esprit les résultats obtenus assez rapide-
ment par la plus superficielle des musiques, on comprend du même
coup une grande partie des causes qui donnèrent au 18 e siècle un as-
pect aussi efféminé au costume masculin, et tant de préciosité dans
les manières. Déjà du temps de Scarlatti, on commençait à déceler les
premiers signes de ce que nous avons dénommé Zopf dans l’art tonal,
ce développement d’un côté de l’activité artistique aux dépens des
autres. Cette « prédominance de l’irréel, de l’accidentel et de l’exté-
rieur sur le réel, l’essentiel, l’intérieur. » 79
Cet art se reconnaît en musique par l’emploi répété des trilles, des
séries de séquences rapides, des courantes et variations. Dans la vie
journalière, on retrouve l’influence de cet art dans les affectations et
sophistications sans nombre, dans les courbettes et les compliments,
dans la recherche vestimentaire, le goût du clinquant et l’attrait des

(79) - Naumann : La musique dans l’histoire de la civilisation.

- 222 -
falbalas. Il ne faut pas chercher bien loin pour trouver ses origines :
elles sont tout simplement contenues dans le « côté aimable de la
vie » porté à son extrême, jusqu’à ce qu’il dégénère presque en cari-
cature. On le décela dans la musique dès les premiers accents du
folklore romantique ; il fut cultivé et élaboré au temps de Scarlatti, et
atteint enfin son apogée dans les œuvres de Mozart (1756-1791).
Tous les musiciens en fait qui composèrent depuis Scarlatti jusqu’à
Mozart, à l’exception de J. S. Bach et de Haendel, tous furent respon-
sables à travers leurs œuvres, de l’emphase donnée à ce « côté ai-
mable de la vie » ou de la propagation de ce genre d’esprit qui va de
l’ironie à la satire comme nous l’avons mentionné. Mozart exprima
par excellence ce côté aimable dans sa musique ; bien plus, il fut l’in-
terprète inégalé de toutes les petites vanités de la vie quotidienne tout
comme son contemporain Joseph Haydn 80. Ces deux compositeurs
furent tellement proches l’un de l’autre à tant d’égards qu’il est in-
utile de les étudier séparément ici, tout au moins pour ce que nous
nous proposons de montrer dans cette étude. Tous deux se confon-
dirent même à l’époque dans une gloire commune et immédiate,
puisque la représentation d’Idoménée de Mozart le fit saluer comme
« le plus grand de tous les musiciens », alors que Haydn transporta le
public anglais en extase lorsqu’il présenta ses douze grandes sym-
phonies, en 1791.
Et pourtant, ô ironie du destin ! la Révolution française avait tout
juste deux ans, lorsque Joseph Haydn enthousiasma les foules de
Londres avec ses « vanités » pétillantes et primesautières. Trois ans
plus tard, on brisait les portes des prisons et douze mille personnes
étaient massacrées, y compris une centaine de prêtres. Il est évident

(80) - Ce que nous disons à propos des œuvres de Haydn ne s’applique pas à ses can-
tates, mais à ses symphonies, à sa musique de chambre, etc. La Création et Les Saisons
eurent une influence quelque peu similaire aux œuvres de Haendel.

- 223 -
qu’il y avait alors des forces déchaînées, du moins en France, qu’au-
cun apport de musique « immédiatement fascinante » n’était capable
de contrebalancer.
Si nous nous tournons à présent du côté de l’histoire musicale
française, nous voyons qu’un changement notoire se produisit en
France vers la fin de la période de la Renaissance. « Le règne de la
musique sacrée prend fin, les organistes rentrent dans l’ombre et avec
eux tombent dans l’oubli les petits chanteurs des chorales entraînés
au chant a cappella. Un autre jour se lève qui voit le triomphe des
chanteurs revêtus de vêtements brillants, et de danseurs évoluant
dans des envolées de rubans multicolores, le tout accompagné d’ins-
truments de musique profanes » 81 Vint ainsi le jour où l’on n’enten-
dait plus en France que le tintement métallique d’une musique fri-
vole, écrite pour le clavecin par des compositeurs qui n’étaient plus
réceptifs qu’au côté brillant, satirique et cruellement spirituel de
l’inspiration, alors que l’Italie religieuse écoutait les messes édi-
fiantes d’Alessandro Scarlatti 82. Mais le premier qui ouvrit la voie à
ce courant nouveau si léger en France, fut l’éminent Jean-Baptiste
Lulli, Toscan de naissance, résidant à Paris, lequel répandit au loin à
la ronde les influences mondaines de ses attrayantes sarabandes, cou-
rantes et gigues.
La musique d’église qui avait inspiré la pensée religieuse, avait
pratiquement disparu en France, et avec cette disparition la pensée
avait été aiguillée vers d’autres voies, soit vers des chemins diamétra-
lement opposés à la pensée religieuse, ou, ce qui est pire, vers des
sentiers qui n’étaient religieux que de nom, mais mondains et despo-
tiques en fait. Il en résulta un conflit entre un scepticisme sincère et

(81) - Naumann : Histoire de la musique, chapitre 19.


(82) - Le père de Domenico, particulièrement connu par ses messes.

- 224 -
une église qui ne l’était plus ; un conflit dans lequel d’un côté tous
les écrivains en renom s’étaient ligués pour essayer de renverser le
despotisme « spirituel », et où de l’autre le clergé bataillait pour rete-
nir entre ses mains un pouvoir auquel il ne voulait pas renoncer. Ce
n’était là que le premier épisode du conflit. Le second fut marqué par
les efforts répétés d’autres auteurs en vue de renverser le despotisme
du siècle. Tout cela devait conduire à la Révolution.

- 225 -
35
ESQUISSE DE LA MUSIQUE EN ANGLETERRE
DE L’ÉPOQUE PRÉ-ÉLISABÉTHAINE À HAENDEL

Lorsqu’on dit qu’un homme de génie est le produit d’une certaine


époque, on ne fait que répéter ce qui n’est vrai qu’en apparence.
Ceux qui acceptent la doctrine de la réincarnation savent qu’un génie
est le produit fini de toute une série de vies passées, et que s’il est né
à une certaine époque, c’est parce que les Hiérarchies supérieures,
ainsi que son propre ego, en ont décidé ainsi. Quelle que soit cette
époque, celle-ci constitue le terrain dans lequel il va se développer ou
s’étioler selon son propre karma. L’influence de la musique peut ser-
vir à préparer ce terrain, mais il serait absurde de prétendre qu’elle
peut donner naissance au génie. Il faut bien comprendre ce point
avant d’aborder l’étude des diverses influences exercées par la mu-
sique avant la naissance de Shakespeare.
Il convient aussi de rappeler que l’invention de la polyphonie
éveilla considérablement les facultés de l’intellect, et que, mise au
service de compositions de caractère solennel, cette forme de mu-
sique inclinait la pensée vers les choses sérieuses, tandis que dans les

- 226 -
pièces plus légères elle développait la souplesse d’esprit et affinait le
sens de l’humour. Un grand bond en avant fut accompli dans la mu-
sique polyphonique aussi bien religieuse que profane jusque vers
1450, puis celle-ci marqua le pas jusque vers 1480, pour évoluer
après cette date d’une façon étonnante dans trois voies différentes : la
musique d’église (solennelle) le madrigal (à la fois sérieux et gai) et
la musique de chambre (légère et plaisante).
Cette dernière était jouée sur le virginal  83, l’un des instruments à
cordes métalliques qui précéda l’invention du clavecin. C’était un
instrument moins puissant que ce dernier, mais qui produisait à peu
près les mêmes effets. Les autres instruments employés alors étaient
le luth et la viole que l’on trouvait dans les séries correspondant aux
tonalités d’alto, de ténor et de basse. On imagine sans peine l’effet
que cette musique pouvait produire. Avec sa douceur et sa langueur
presque sensuelle, elle donnait libre cours aux sentiments les plus
poétiques ; mais lorsqu’elle était jouée sur les cordes « pincées » du
luth ou du virginal, elle en appelait à la portion du mental qui verse
aisément dans les « petites vanités » que l’on rencontre dans toute la
poésie lyrique.
Résumons-nous : Nous avons tout d’abord la musique religieuse
qui inspire les plans supérieurs de la pensée et qui donne naissance
au drame, à la philosophie, etc. Ensuite vient le madrigal qui évoque
la grâce, la gaieté ou la douce tristesse, et enfin la musique de
chambre qui éveille les sentiments poétiques et l’esprit tout court. Si
l’on réunit tous ces éléments, on comprend mieux les sources de
l’âge élisabéthain, si généreuses en dramaturges et en poètes, si
riches d’une production pétulante de joie de vivre, et si monumen-
(83) - Virginal : L’instrument était appelé ainsi, pensait-on, en honneur d’Elisabeth,
« la Reine vierge », qui en jouait avec beaucoup de dextérité ; mais, comme le nom figure
déjà dans des manuscrits antérieurs à son époque, l’hypothèse est sans fondement.

- 227 -
tales enfin dans leur achèvement. Mais, brossant ce court tableau de
l’ère élisabéthaine, n’oublions pas la part importante jouée à cette
époque par le rayonnement de l’Italie, avec sa poésie brillante, ses
idylles romanesques, ses manières et ses coutumes attrayantes… On
sait que la littérature italienne, les vêtements colorés et la langue so-
nore de l’Italie étaient alors l’objet d’un engouement presque pas-
sionné. Cependant tout le brio de l’Italie  84 aurait été insuffisant pour
transformer le peuple anglais en ce qu’il devint durant l’époque élisa-
béthaine, s’il n’y avait eu d’autres influences à la base, car après tout
la science des autres ne suffit pas pour transformer un ignorant en sa-
vant.
Nous allons nous pencher maintenant sur un instrument qui eut
une grande influence sur l’Angleterre pendant plusieurs siècles, à sa-
voir l’orgue. On a suffisamment de documents historiques en mains
pour prouver que dès 951 un grand orgue fut construit à Winchester,
et qu’à l’époque d’Henri VII il y avait déjà un nombre considérable
d’orgues en Angleterre, bien que de taille relativement petite. Or l’in-
fluence spirituelle de cet instrument est de mettre le monde invisible
plus près du cœur humain et de jeter un pont entre le monde de la
matière et celui de l’esprit. Ses effets les plus manifestes permettent
de créer une atmosphère d’austère grandeur et de débordante magni-
ficence, tout au moins en ce qui concerne les orgues déjà évolués et
capables d’émettre un certain volume de sons, car les résultats occa-
sionnés par les petits modèles se traduisent par une approche austère
de la religion et une sorte de piété qui se range dans la rubrique du
puritanisme.

(84) - Quelques historiens mentionnèrent la France au lieu de l’Italie. Que ce soit un


pays ou l’autre, ou les deux, ne change rien à l’objet de notre propos.

- 228 -
Si nous oublions un instant ce que nous avons dit des madrigaux
et de la musique de chambre élisabéthaine, ainsi que de leur in-
fluence, et si nous essayons de nous représenter l’état d’esprit de
ceux qui n’ont entendu et ne désirent entendre que de l’orgue, il est
certain que nous nous trouverons en face de gens façonnés d’une
seule pièce qui, bien que présentant un visage apparemment serein et
gai, n’en sont pas moins incapables de goûter les joies les plus fri-
voles de la vie, bien qu’inoffensives. Lorsqu’il arrive à ces derniers
d’aimer le beau, il s’agit de beau dans une grandeur sombre et sévère,
qui inspire le respect et la dignité, et non le côté de l’amour qui est
joie de vivre et félicité. Il serait probablement difficile de trouver une
seule personne qui n’ait entendu d’autre instrument que l’orgue, mais
il existe par contre des gens qui admettent que seul l’orgue, « le roi
des instruments » comme ils l’appellent, a le pouvoir de les émou-
voir. De telles personnes existaient naturellement au temps d’Hen-
ri VIII. Ces dernières avaient entendu de charmants madrigaux et de
la musique de chambre non moins attrayante, mais elles n’avaient
« répondu » à aucun de ces genres de musique. Seule la musique sa-
crée avait été à même d’affecter leurs natures austères ; seule cette
musique avait réussi à faire vibrer leurs fibres émotives.
Nous avons déjà vu que les mêmes causes ne produisent pas tou-
jours les mêmes effets. Il arrive par exemple que le véhicule musical
qui, chez certains tempéraments fait naître la spéculation philoso-
phique profonde de nature spirituelle, n’inspire que de l’austérité reli-
gieuse et le puritanisme chez d’autres. C’est en partie pour cette rai-
son que l’aube du puritanisme se leva sur un âge qui n’était pas du
tout puritain par ailleurs. L’histoire explique le reste. Il est en effet
établi que les puritains marquèrent l’église et la société en partant de
l’intérieur et non du dehors, car ils ne devinrent une puissance poli-

- 229 -
tique que lorsque Charles Ier les contraignit à opposer la force à la
force, après que ce dernier eût violé la constitution. Si l’on veut sa-
voir pourquoi l’esprit puritain prit une telle emprise sur la nation, il
faut bien comprendre d’abord qu’il ne s’agit que d’une domination
passagère déterminée en grande partie par des motifs d’ordre poli-
tique. C’est en raison de ces circonstances-là que les influences gaies
et joyeuses de la musique de l’époque furent pour un temps tenues en
échec et contrebalancées. Il est certain que cet état de choses se serait
prolongé si les puritains avaient adopté une autre politique, mais ô
ironie du destin ! une fois de plus, ils s’avisèrent d’étouffer dans
l’œuf les forces mêmes qui soutenaient leur mouvement. Au lieu de
supprimer la musique légère et gaie qui se jouait au-dehors, ils je-
tèrent l’interdit sur la musique d’église 85 et plus particulièrement sur
l’orgue. Il en résulta que les compositions anti-puritaines se répan-
dirent au-dehors durant tout le temps du Commonwealth, et qu’elles
n’attendaient plus que le moment favorable pour s’épanouir et pro-
duire la plénitude de leurs effets. Ce moment coïncida avec l’entrée
de Charles II à Whitehall. C’est alors que le renversement complet
des sentiments et des réactions prouva que le mouvement puritain
n’avait été qu’un état transitoire artificiellement imposé et non une
nécessité inhérente au cœur de la nation.
Chacun sait l’état dans lequel se trouvait la société après la chute
des puritains, mais afin de mieux montrer les conséquences de la sup-
pression de la musique d’orgue et de la musique d’église au profit de
la musique légère, nous allons citer quelques lignes extraites de
l’Histoire de Green : « Le duel, l’escroquerie et le pillage devinrent
bientôt les lettres de noblesse du parfait gentleman, et l’on pouvait

(85) - Il est reconnu que le Commonwealth caractérisa l’une des plus brillantes
époques de la musique profane.

- 230 -
voir de graves clergymen cligner malicieusement de l’œil en contem-
plant les folies « d’honnêtes gentilshommes » qui bataillaient,
jouaient, juraient, et après leur journée de débauche, passaient la nuit
dans les tripots les plus malfamés. »
La joyeuse perversion de l’époque eut au moins le mérite de pré-
cipiter une décision assez significative : le rétablissement de la mu-
sique dans les services religieux. Le public ne se contenta plus des
services sombres et lugubres sans orgue ni chorale qui lui avaient été
imposés comme un pensum, et l’on assista du même coup à la renais-
sance de la Corporation de la Musique qui avait été fondée autrefois
par Charles Ier. Dans le même temps on trouve encore les noms de
plusieurs musiciens dont l’inspiration est portée vers la musique sa-
crée et la musique d’orgue. Mais un nom domine ici tous les autres
non seulement à cause de son génie, mais en raison des effets adou-
cissants de son art sur toute la nation.
Les caractéristiques du style de Purcell pourraient se résumer ain-
si : Il eut le mérite d’allier avec une maîtrise incomparable « la dou-
ceur de la mélodie italienne à la beauté sévère du contre-point élisa-
béthain. » Sa musique éveillait ainsi de doux sentiments tout en agis-
sant sur le corps mental, et ses nombreuses compositions à caractère
sacré exercèrent sur le peuple anglais une influence à peu près ana-
logue à celle qu’Alessandro Scarlatti avait eue sur le peuple italien.
Ces deux compositeurs rendirent la religion plus attrayante ; cela est
si vrai de Purcell que, lorsqu’on jouait son Te Deum, l’église était
pleine à craquer, ce qui n’appelle aucun commentaire. Il y avait dans
la musique de Purcell un élément qui ravissait les auditeurs et qui en
même temps communiquait un sentiment de stupeur sacrée. En écou-
tant cette combinaison de voix, d’orchestre et d’orgue qu’il em-

- 231 -
ployait dans ses œuvres les plus importantes, les fidèles se sentaient
envoûtés par une grandeur magnifique et religieuse…
C’est en définitive Purcell qu’il faut créditer des traits de caractère
de cette civilisation victorienne, dans l’épanouissement de laquelle
l’influence de Haendel joua un rôle décisif.

- 232 -
CINQUIÈME PARTIE

ANTICIPATIONS OCCULTES

- 233 -
36
LA MUSIQUE DE DEMAIN

L’avenir de la musique est un sujet qui prête à des spéculations


sans fin. Certains en parlent en termes spécieux laissant entendre que
la musique n’en est encore qu’à l’enfance, comme si elle ne datait
que de quelques siècles, alors qu’elle remonte en fait à la préhistoire.
Ceux-là ne donnent d’ailleurs aucune indication sérieuse quant aux
transformations que la musique sera appelée à subir pour atteindre
son adolescence et enfin l’âge adulte. Si l’on considère que l’or-
chestre moderne comporte déjà cent vingt exécutants ou davantage,
faut-il admettre que dans deux cents ans par exemple, il sera deux
fois plus important, puis quatre fois et ainsi de suite ad infinitum ? La
réponse doit être forcément négative, car on pense bien qu’il y a des
limites à l’endurance auditive, surtout si l’on envisage la participa-
tion de chœurs importants. Dans quel sens alors peut-on orienter uti-
lement un pronostic ?
Une fois encore, tournons-nous vers l’investigation occulte. Les
grands Initiés ont des projets importants pour l’avenir de la musique,
et nous sommes autorisé à dire que la communication de révélations

- 234 -
plus avancées sera en grande partie subordonnée à l’accueil qui aura
été réservé à ce petit livre.
Examinons maintenant, les unes après les autres, les différentes
phases par lesquelles passera la musique dans les années à venir ; les
unes après les autres, car il est impossible de parler de toutes ces
phases en même temps, bien que plusieurs d’entre elles soient sus-
ceptibles de se dérouler simultanément. Dans la musique sérieuse des
dix ou quinze années à venir, la note dominante tendra à être d’un ca-
ractère 86 intellectuel et non émotif-sentimental. Il est possible que
quelques compositeurs en avance sur leur temps « atteignent les som-
mets de la beauté et du mystère qui sont les véritables attributs de
Dieu. » 87, mais ces compositeurs ne seront compris qu’après leur
mort.
En attendant, nos nerfs continuent d’être soumis à la plus pénible
épreuve qui soit, avec les bruits dévastateurs de la grande ville, bruits
qui ne feront qu’empirer probablement dans les années à venir. Peut-
on s’imaginer à quel point les effets cumulatifs des klaxons des voi-
tures, des sifflements, des grincements de freins, etc. peuvent ruiner
notre système nerveux ? C’est précisément pour essayer de soigner
ces « blessures » que certains compositeurs seront choisis pour déve-
lopper un type de musique susceptible de cicatriser les plaies occa-
sionnées par ces bruits discordants. La vision éthérique, ou tout au
moins une grande sensibilité intérieure, sera indispensable à ces der-
niers pour réaliser exactement la valeur de chaque combinaison de
notes, ainsi que leurs effets sur les corps subtils des auditeurs. Ces
compositeurs, entièrement conscients de leurs responsabilités envers

(86) - Voir Through the eyes of the Masters, par David Anrias.
(87) - Voir L’Initié durant le cycle obscur.

- 235 -
l’humanité, seront les vrais gardiens du glaive sacré à deux tran-
chants des sons.
Certains musiciens particulièrement doués s’attacheront ensuite à
écrire un genre de musique créant des formes-pensées adaptées à des
états émotifs spécifiques. Utilisant pleinement le vaste assortiment
des ressources musicales qui aura été élaboré, ces compositeurs se-
ront en mesure de répondre aux exigences les plus complexes de la
psychologie moderne.
La musique de demain aura pour mission de nous mettre en
contact plus étroit avec le monde des Dévas, et permettre ainsi aux
habitués des salles de concert de bénéficier de la protection de ces
grands Êtres, qui auront été invoqués à l’aide de l’harmonisation de
sons appropriés.
On entend certes aujourd’hui de la musique qui invoque les Dévas
ou esprits de la nature, mais l’auditeur moyen n’en demeure pas
moins ignorant de la présence de ces Entités supérieures, de sorte
qu’il n’existe encore aucun rapport, aucune relation véritable entre
les membres de ces deux stades d’évolution. Aussi, la musique scien-
tifiquement adaptée à laquelle nous faisons allusion ici, aura précisé-
ment le double objet d’invoquer les Dévas tout en stimulant chez les
auditeurs les facultés qui leur permettront de répondre à leurs vibra-
tions. Parmi ces Dévas se trouveront ceux qui sont plus particulière-
ment intéressés au règne animal, et les premiers résultats obtenus
marqueront une révolte envers cette forme de cruauté raffinée appe-
lée sports sanglants. Des efforts sont d’ailleurs déjà en cours pour es-
sayer de légaliser l’interdiction de tels « sports ». Enfin plus tard, la
musique sera en mesure de mettre l’humanité en rapport constant
avec les plans supérieurs, permettant ainsi à un plus grand nombre
d’entre nous d’expérimenter les joies ineffables et les exaltations spi-

- 236 -
rituelles qui ne sont encore réservées actuellement qu’à un tout petit
groupe.
Après ce bref aperçu du côté ésotérique de la musique de demain,
nous allons donner quelques indications sur ses caractéristiques exté-
rieures.
Tout d’abord, de grandes innovations toucheront aux concerts
eux-mêmes. Déjà des mélomanes que l’on prend pour des maniaques
ont fait remarquer que l’éclairage des salles de concert était trop bru-
tal et que la vue trop exposée du spectacle dérange l’audition. On
s’est contenté de taxer ces amateurs de musique de toqués, et per-
sonne n’a porté jusqu’à présent la moindre attention à leurs préten-
dues lubies. N’importe, un jour viendra où les vœux de ces prétendus
névrosés seront comblés ; des couleurs seront alors projetées sur un
écran où elles exprimeront le message contenu dans la musique jouée
par l’orchestre. Ce jour-là, le rêve de Scriabine sera réalisé ; on assis-
tera enfin à la synthèse de la couleur et du son, et les auditeurs de de-
main pourront expérimenter les effets stimulants et curatifs de cette
puissante harmonisation.
En même temps, les éléments discordants et dissonants d’aujour-
d’hui auront retrouvé la route de la concorde, et la mélodie sans la-
quelle nulle musique ne saurait survivre à la poussière du temps aura
réintégré sa place. Contrairement à la musique de ces vingt dernières
années qui fut destructive, celle de demain sera constructive.
Des informations qui nous ont été données, il nous est permis de
déduire que l’Amérique sera le pays qui répondra plus particulière-
ment à cette nouvelle musique, car ce grand continent est appelé à
être le berceau de la race à venir, race dont les représentants auront
ceci de commun avec la majorité des autres pays artistiquement
doués, qu’ils évolueront par le systèmes sympathique en opposition

- 237 -
au système cérébro-spinal. L’enthousiasme et la curiosité pour les
idées nouvelles qui sont déjà les traits distinctifs des Américains les
plus doués du moment, rendront ce nouvel « échantillon » humain
particulièrement sensible aux nouvelles combinaisons des sons.
Quelques grands virtuoses naîtront parmi ces derniers, qui déploie-
ront des talents exceptionnels sur un nouveau type de violon qui n’a
pas encore été inventé. Ce violon à – venir permettra de faire en-
tendre les divisions les plus subtiles du ton, la quintessence du ton, et
pour épuiser toutes les possibilités de cet instrument, l’artiste devra
développer une sensibilité beaucoup plus grande encore que celle
dont les plus doués témoignent aujourd’hui.
Nous avons vécu dans un âge de destruction où, comme nous
l’avons mentionné, même la musique ultra-dissonante fut utilisée
pour détruire certaines formes-pensées nuisibles. Ce type de musique
cependant a déjà rempli sa mission, et il appartient désormais à la
concorde et à l’harmonie de reconstruire.
« En haut, comme en bas… » Si les citoyens de la terre qui repré-
sentent quelques cellules dans le « corps » du grand Logos planétaire
ont dû passer à travers le feu purificateur de deux guerres mondiales,
il faut comprendre que sur une échelle infiniment plus grande et ab-
solument incompréhensible pour nous, le Logos a passé lui-même
l’épreuve du feu, et est en voie actuellement de subir une plus haute
initiation qui va inévitablement affecter chaque unité (nous), dans sa
conscience. De nouveaux courants de force cosmique commencent à
circuler à travers son aura, inspirant des qualités, des tendances et des
idéaux plus élevés et plus généreux qu’il appartiendra à la puissance
d’exaltation de la musique de focaliser et de distribuer en messages
rythmiques. Des torrents de mélodie seront déversés des plans supé-

- 238 -
rieurs pour être traduits en musique terrestre par les compositeurs à la
sensibilité suffisamment entraînée pour les recueillir.
Seul pourtant un vague écho de ces mélodies parviendra tout
d’abord jusqu’à la sphère où se situent les efforts humains, et la mu-
sique des quelques décennies à venir ne sera encore qu’un prélude à
une plus grande apothéose.
Les Dévas nationaux des différents pays œuvrant à l’aide des
sons, essayeront de former un pont entre les nations, en inspirant
l’harmonie qui résulte d’une vraie coopération, et la paix véritable
qui n’est pas simplement le cessez-le-feu. Par là une nouvelle forme
de patriotisme verra le jour dont l’esprit se traduira par ce souci :
Comment mon pays peut-il contribuer au bonheur mondial ? au lieu
de l’ancienne formule : Comment mon pays peut-il être supérieur aux
autres ? Un nouveau type d’hymne national invitant les nations à réa-
liser la fraternité universelle prendra la place des anciens hymnes
martiaux. Les nations commencent d’ailleurs à reconnaître que l’es-
prit de séparation qui se camoufle sous le nom de nationalisme est
aussi préjudiciable qu’antispirituel aux yeux des quelques-uns qui
sont éclairés 88, et l’aube approche où cet esprit sera rejeté pour la rai-
son purement matérielle qu’il ne paie pas. Cette attitude, bien enten-
due, est encore fort éloignée de l’idéal que les Maîtres s’efforcent de
mettre devant nos yeux, car cet idéal ne pourra pas être atteint aussi
longtemps que la véritable fraternité ne sera pas sentie au cœur de
chaque homme.
C’est à cette fin que l’instructeur du monde, le CHRIST, revien-
dra sur terre, à une époque qui sera en grande partie conditionnée par
le comportement de l’humanité elle-même, et par l’état des relations
existant entre les Puissances. On a quelque raison de penser qu’il

(88) - Voir L’Initié durant le cycle obscur, chapitre X.

- 239 -
pourrait venir à la fin du siècle. Lorsqu’il viendra parmi nous, ce sera
pour inspirer, construire, et « rendre toutes choses nouvelles », et
c’est à la musique qu’il appartient de préparer et de faciliter son avè-
nement, en mettant l’harmonie dans les corps subtils des hommes.
Et même alors, là musique n’aura pas encore atteint les limites de
ses possibilités, car nous n’avons pu jusqu’à présent, à l’aide de notre
musique terrestre, qu’imiter le plus faible écho de la musique des
Sphères, et ce ne sera que plus tard qu’il nous sera donné d’accroître
le volume de l’immense symphonie cosmique. C’est dans l’impen-
sable unité du son que se trouve l’ultime synthèse de l’amour, de la
sagesse, de la connaissance de la joie, et ce n’est que lorsque
l’homme l’entendra sur la terre et sera vraiment pénétré de ses ef-
fluves divins qu’il aura atteint le plan de la conscience éternelle dans
la plénitude de ses attributs immortels.
Je suis à même de conclure la nouvelle édition de ce livre par un
message que nous a transmis récemment le Maître K. H. : « Aujour-
d’hui, à l’aube de cette ère nouvelle, nous nous efforçons de diffuser
l’esprit d’unité et de fraternité universelle, en stimulant les vibrations
de la planète par le moyen de la musique inspirée ».

- 240 -
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE.............................................................................................6
1..........................................................................................................................7
2........................................................................................................................11
3........................................................................................................................18
4........................................................................................................................24
5........................................................................................................................27
6........................................................................................................................36
DEUXIÈME PARTIE..........................................................................................43
7........................................................................................................................44
8........................................................................................................................55
9........................................................................................................................62
10......................................................................................................................72
11......................................................................................................................77
12......................................................................................................................85
13......................................................................................................................93
14....................................................................................................................102
15....................................................................................................................111
TROISIÈME PARTIE.......................................................................................117
16....................................................................................................................118
17....................................................................................................................120
18....................................................................................................................128
19....................................................................................................................135
20....................................................................................................................139
21....................................................................................................................145
22....................................................................................................................149
23....................................................................................................................153
24....................................................................................................................156

- 241 -
LE JAZZ................................................................................157
25....................................................................................................................161
QUATRIÈME PARTIE.....................................................................................165
26....................................................................................................................166
27....................................................................................................................170
28....................................................................................................................175
29....................................................................................................................184
30....................................................................................................................197
31....................................................................................................................202
32....................................................................................................................206
33....................................................................................................................208
34....................................................................................................................211
35....................................................................................................................216
CINQUIÈME PARTIE......................................................................................222
36....................................................................................................................223

- 242 -
ACHEVÉ D’IMPRIMER
SUR LES PRESSES DES REMPARTS S. A.,
ARTS GRAPHIQUES À YVERDON-LES-BAINS
POUR LES ÉDITIONS DE LA BACONNIÈRE
À NEUCHÂTEL (SUISSE)
LE 15 JUILLET 1984

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