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Giuliano Scala

Académie Aix-Marseille - Federico II de Naples

« Brésil-Naples allers-retours : Toquinho, Marisa Monte et Pino Daniele –


un tropicalisme méditerranéen. »

Qu’ont en commun la ville de Naples et le Brésil? De prime abord, pas grand-chose. Comment
comparer une grande ville du sud de l’Italie et un état qui, à lui seul, est plus grand que l’Europe. La
langue ? Alors qu’au Brésil nous parlons portugais, à Naples se côtoient l’italien et la langue
napolitaine. Certes, les deux sont en bord de mer. L’un borde l’Atlantique, l’autre la mer
Méditerranée.
Mais intéressons-nous de plus près à la musique.

La ”Canzone Napolitana” avec sa tradition séculaire, ses nombreuses traductions et


interprétations est l’un des symboles de la musique italienne dans le monde.
Le Brésil avec ses cinq-cents ans d’influence africaines et européennes est un réel producteur de
styles de musique originaux et uniques souvent réunis sous le terme de ”Música Popular Brasileira”.
Cependant, de quoi parle-t-on quand on parle de ”Canzone Napolitana” ou de ”Música Popular
Brasileira”?

D’après l’ethnomusicologue Roberto De Simone, dans l’état actuel des recherches, on ne peut
pas définir la ”Canzone Napolitana” comme un mouvement unique et bien défini1. Une chanson
napolitaine est-elle napolitaine parce que l’auteur est napolitain, parce qu’elle a été écrite à Naples,
ou parce qu'a été écrite en napolitain ? Est-ce sa structure ? Le fait que l’on puisse retrouver des
accords musicaux et des structures reconductibles à la tradition musicale classique napolitaine ?
Existe-t-il des topoï propres de la chanson napolitaine?
Il n’y a pas une véritable réponse à toutes ces questions, en effet, pour cela il faudrait commencer
par considérer la chanson napolitaine non pas comme un genre mais plutôt comme « un genre dans
lequel on retrouve plusieurs styles de musique »2 : c’est ainsi que la mélodie de Roberto Murolo,
l’opera de Mario del Monaco, le jazz de Renato Carosone sont aussi reconnues comme « chanson
napolitaine ».

1 De Simone R. (2018). La canzone napolitana. Giulio Einaudi Editore, Torino.

2 De Simone R. (1994). Disordinata storia della canzone napoletana.Valentino Editore pour CEIC, Centro etnografico
Campano, Ischia (NA), Valentino, 2004. Pp. 5.
1
La ”Música Popular Brasileira” est aussi un genre dans laquelle on retrouve plusieurs styles de
musique différents : elle est le résultat d’une passionnante et charmante fusion de la tradition
musicale européenne, les dynamiques rythmes africains (surtout dans son schéma binaire) et l’âme
de ses territoires en rôle de mixer. Malgré le fait que MPB apparaisse comme l’évident acronyme
de ”Música Popular Brasileira”, par le terme MPB on dénote plutôt la dernière phase (la plus
moderne) de la production musicale brésilienne alors que par la définition dans son intégralité
(Música Popular Brasileira) on dénote la succession et le développement des différents genre sur
lesquels la MBP s’est consolidée3.
Dans cet article on utilisera dorénavant le terme MPB en se rappelant toujours la manichéenne
distinction entre ”Música Popular Brasileira” et MPB, en ayant conscience donc du rôle
propédeutique de la ”Música Popular Brasileira” à la création de la MPB.
Deux musiques ouvertes qui se nourrissent des influences externes, de nouveaux langages tout en
gardant leurs identités : ”Canzone Napolitana” qu’elle soit de l’opera o du jazz et MPB qu’elle soit
du samba, ou bien du rock.

A part cette ouverture au monde il y a des autres choses qui rapprochent la ”Canzone Napolitana” et
la MPB: D’abord dans les deux styles musicaux les protagonistes sont les sentiments et les états
d’ésprit, ces derniers présentés presque comme inhérents aux caractères des deux peuples.
Dans la ”Canzone Napolitana” on peut distinguer a’ prijzzìa ou ‘a ntòscia (l’indolence), l’ammore
ou ‘a passione (l’amour), l’alleria (le bonheur), la smania ‘e turnà (volonté de revenir) et
l’appucundria.

Ce dernier terme n’a pas de traduction dans les autres langues ; il indique un renoncement, une
acceptation de cette vie dans laquelle notre ennui et notre impuissance nous renvoient l’image
taciturne de notre condition existentielle. Ce qui ouvre la porte à un certain scepticisme à la fois
mélancolique et détaché par rapport aux choses qui auraient pu être et n’ont pas été, des choses qui
restent néanmoins, un potentiel inexprimé sur lequel s’interroger et réfléchir: l’appucundria est
tension et détachement, ennui et acceptation, abandon et force, réflexions sans restitution4.

3 Severiano J. (2017) Uma História da Música Popular Brasileira: Das Origens à Modernidade. Editora 34, San Paulo.

4 Dans The future of Nostalgia, Svetlana Boym reconnait deux type de nostalgie: l’une qu’elle définit « restitutive » et
l’autre qu’elle nomme « réflexive ». La nostalgie restitutive est liée à la recherche de reconstruire minutieusement les
souvenirs et de revivre les événements du passé. Au contraire la nostalgie réflexive est concentre sur le sentiment de
mélancolie et « elle s’abandonne au retour des anciennes craintes dans toute leur puissance » sans toutefois en être
obsédés. Boym S., The future of Nostalgia, Basic Books, New York, 2001.
2
Comme d’ailleurs dans la MPB, parmi la tristeza (la tristessse) la felicidade (la félicité) , le choro
(le pleure) on retrouve la Saudade, un mot complexe que l’on traduit souvent et de façon erronée
comme par une simple nostalgie ou bien mélancolie alors que derrière ce signifiant il se cacherait
des signifiées plus profonds et bien difficilement explicables : dans certaines acceptions, la saudade
est une sorte de souvenir nostalgique et affectif pour une richesse particulière qui est absente,
accompagné par le désir de le revivre ou de le posséder. Dans beaucoup de cas saudade a une
dimension presque mystique, considérée comme une acceptation du passé et foi dans le futur.
Souvent ce terme est employé pour exprimer la mélancolie pour quelques choses que l’on n’a pas
vécu ou une ”nostalgie du futur”5.

Existe-t-il donc une corrélation entre l’appucundria et la saudade ? Ce n’est évidemment pas la
même chose, mais pouvons-nous aller jusqu’à supposer qu’il s’agit d’un même sentiment humain
malgré les différentes nuances qui dépendent du contexte social, culturel, communautaire,
économique des deux pays? Cela expliquerait les ressemblances des deux définitions mais aussi le
choix stylistique des auteurs compositeurs et chanteurs que nous allons analyser aujourd’hui. Cet
article, loin de vouloir être exhaustif, vise plutôt à fournir des exemples des ressemblances et des
différences en se proposant donc comme point de départ pour une réflexion de plus grande ampleur.

Le corpus de cette article repose sur deux chanson de l’auteur compositeur et parolier napolitain
Pino Daniele, « Tutta ‘Nata Storia » (« une toute autre histoire ») et « e po’ che fà » (« et après tout,
ce n’est pas grave ») les deux publiés en 1982 dans l’album Bella ‘mbriana6 et les deux traduction
en portugais-brésilien, c’est-à dire « Outra História » sortie 1983 par l’auteur compositeur
Toquinho7 et « Bem que se quis » adaptée en 1989 par Nelson Motta et chantée par Marisa Monte8.

Comme il s’agit de deux chanson en langue napolitaine, il semble necessaire dédier la première
partie de notre analyse à une brève présentation de l’auteur-compositeur napolitain Pino Daniele, à
la pleine compréhension des paroles des chansons et des images qu’elles évoquent ainsi qu’une
description du contexte sociale dans lequel les chansons ont été écrite. Cette première partie nous

5 À ce propos on rappelle la définition donné par Chico Buarque dans la chanson Pedaço de mim : « Saudade é arru-
mar o quarto / do filho que já morreu » (« Saudade, c’est ranger la chambre du fils qui est mort » ). Chico Buarque, Chi-
co Buarque, LP, Philips: 6349 398, Brésil, 1978.

6 Pino Daniele, Bella ‘Mbriana, LP, Bagaria: CDP 7467932, Italie, 1982. (cf. Photo 2)

7 Toquinho, Aquarela, LP, Ariola: 813 458-1 4, Brésil, 1983. (Photo 3)

8 Marisa Monte, MM, CD, EMI: 064 791761-1, Brésil, 1989. (Photo 4)

3
rendra possible la comparaison avec les deux traduction afin de retrouver les points en commun, les
différences et les échanges sur le trajet Naples-Brésil.

1. Le « Napule’s power » : un tropicalisme méditerranéen.

Giuseppe Daniele dit Pino, a été l'un des musiciens et des auteurs-compositeurs les plus productifs
et novateurs de la scène italienne : guitariste de blues très talentueux (le seul italien à participer au
Crossroad Guitar Festival de Chicago en 2010), Pino Daniele possède une longue liste de
collaborations avec des musiciens et auteurs-compositeurs italiens et étrangers parmi lesquels on
peut nommer Lucio Dalla, Franco Battiato, Francesco de Gregori, Eric Clapton, Pat Metheny, Chick
Corea ou encore Joe Bonamassa. Durant sa carrière, il sort 45 albums : 24 en Studio, 5 en concert et
16 compilations de ses succès (avec de nouveaux arrangements) .
Il a peut-être été, le seul vrai bluesman italien: génial auteur de vers, parolier exceptionnel et
authentique. Des mots nus, simples et puissants. Des paroles en napolitain : cette langue qui lui
appartenait et qui, mieux que n’importe quelle autre langue, lui permettait d’évoquer des images, de
libérer des sentiments et de raconter des histoires.
Pino Daniele est l’artiste qui a incarné le plus l’esprit du Napule’s Power. Ceci est le terme avec
lequel on indique la scène musicale florissante dans les années 1970 à Naples. Inventé par le
journaliste, producteur et critique de musique Renato Marengo en 19759, et également connu sous
plusieurs variantes - y compris Neapolitain’s Power, Naples Power, Neapolisound et
Neapolitanwave de Naple’s power - il a été confirmé comme une marque à succès qui signifie une
série complexe de relations interconnectées de renaissance folk musique populaire : aujourd’hui le
journaliste et critique Renato Marengo, considère le Naples’s Power non pas comme une terme
définissant la scène musicale napolitaine des années 70 mais comme un vrai genre de musique10
dans mon interview avec lui il dit : « le Napule’s power sta alla canzone napoletana come il Bossa o
il tropicalismo stanno alla Musica Popolare Brasiliana: ne fanno parte, ma sono anche altro.
Naturalmente non mi riferisco semplicemente alle sonorità proprie del genere, ma all’idea stessa del
movimento : un gruppo di ”peones”, brasiliani o napoletani che siano, abbastanza matti da
convincersi di poter cambiare una tradizione musicale centenaria ». Il y a en effet des ressemblances
entre ces deux genre musicaux et d’ailleurs Pino Daniele n’a jamais caché l’influence de la musique
brésilienne sur sa production artistique: Sambaccussì et Samba on my mind en sont un exemple.

9Le terme Naple’s power apparait officiellement pour la premier fois sur l’étiquette de l’EP «’O cunto ‘e Masaniello »
bande originale du spectacle Masaniello et publié en 1975 par RCA. (Photo1).

10 Interview avec Renato Marengo, Gaeta 19-08-2019. (Annexe)


4
Du Tropicalisme, le Napules Power partage la fusion des cultures différentes avec de éléments
folk de sa propre tradition : c’est un art qui unis les cultures, qui les phagocyte, littéralement les
avale afin de pouvoir dépasser les barrières. De plus, Napule’s Power comme le tropicalisme est
caractérisé par une indomptable attitude à l’expérimentation de nouvelles combinaisons et
possibilités: l’influence, l’adoption de nouvelles technologies, l’utilisations d’instruments insolites
sont des choix qui ne rencontrent tout le temps la faveur du public mais qui restent une condition
incontournable pour ceux qui on besoin de s’éloigne des habitudes pour prouver quelques choses de
complètement différent. Encore, les deux mouvement se préfigurent comme résistance culturelle,
par contre, à différence du Tropicalisme, le Napule’s Power nait de façon spontanée et pas comme
mouvement organisée : c’est Renato Marengo à reconnaitre un mouvement musical chez les
nouveaux musiciens napolitains malgré une scène très hétérogène.

Comprendre le Napule’s Power est donc une tâche difficile, compliquée par l’opacité des sources
disponibles, principalement journalistiques. Deux aspects semblent toutefois être confirmés à la fois
par les récits contemporains et historiques: il s’agissait comme l’on a déjà dit, d’une scène
hétérogène: rock, pop, progressive, folk, revival folk, auteurs-compositeurs, compositeurs d’avant-

5
garde, etc. - avec des échanges continus, des influences musicales croisées et des collaborations; et
produit un nouvel ensemble de sons dont les effets vont bien au-delà de Naples et des années 1970.
Nouvelles attitudes performatives, différentes approches de composition et productions sonores
révolutionnaires: c’est ce qui a choqué le public napolitain et italien à l’époque - comme le prouve
la déclaration de Demetrio Stratos, leader du groupe Aria l’une des groupes italiens le plus
importants des années 70, lors d'une interview à la radio en 1978 : «Nous, les Aria, avec d'autres
groupes, par exemple la nouvelle école napolitaine. . . nous sommes la nouvelle musique
italienne.».

Deux éléments contextuels doivent également être pris en compte. Tout d’abord, le Napule’s
Power était un véritable mouvement des années 70: le fruit d’une décennie de grandes expériences
et de profondes innovations en Italie. Ce furent des années d'intenses reconfigurations linguistiques,
politiques et musicales, de passions juvéniles, d'importants changements d'habitudes et de
consommation. La vie intellectuelle animée en Italie entre le milieu des années 1960 et la fin des
années 1970 a été marquée par une forte participation (musicale) dans les sphères publique et
culturelle des mouvements de la jeunesse. Cette participation musicale a souvent mis en évidence
les traits locaux et de représentation de soi. En 1976, le critique Goffredo Fofi, s'adressant
directement à la nouvelle scène napolitaine, souligna qu'il ne s'agissait pas du tout du retour de la
« spontanéité naturelle napolitaine » qui se perpétuait sous une autre forme, mais du résultat d'un
développement social important: une nouvelle classe ouvrière urbaine, marginalisés politiquement
et économiquement, enfin capables de s'exprimer à travers une « révolution culturelle » musicale11.
Ce point de vue pourrait expliquer une autre auto-description du jeune Pino Daniele dans les années
1970 lors d'un entretien à Naples Radio City en 1977: « nous sommes noirs, quand tout est dit et
fait, c'est ce que nous sommes, nous sommes réprimés » - il s'agit d'une affirmation politique à tous
égards, qui a ensuite alimenté la surévaluation d'une "négritude" napolitaine.

La perspective de Fofi est toujours utile dans la mesure dont elle démystifie les tendances
passées et présentes vers une sorte d’âme musicale napolitaine innée et se concentre sur le Napule’s
Power en tant que tendance musicale urbaine de niche, capable de s’implanter d’abord dans la ville,
puis dans tout le pays, en réaction à l'inertie sociopolitique et économique.

11 Fofi, G. 1976. “Studia Napoli e poi canta.” Muzak 12: 50–51.


6
Deuxième élément contextuel est la relation entre Napule’s Power et la chanson "classique"
napolitaine. Giovanni Vacca observe que le Napule’s Power constituait un départ indispensable des
productions "réactionnaires" de la chanson napolitaine des années 60 contre une hégémonie
musicale plus ancienne et plus puissante12; le groupe de R&B The Showmen a déclaré sur ses
affiches et ses tracts provenir de la « ville italienne la plus conservatrice sur le plan musical » et,
selon Lino Vairetti, leader du groupe progressive rock Osanna, tous les jeunes musiciens de la ville
avaient et ressentaient un poids énorme, celui de devoir « se confronter à la tradition de la musique
napolitaine »

Daniele est certainement l'auteur-compositeur-interprète napolitain et guitariste le plus acclamé


du Napule’s Power et il peut être perçu comme le fer de lance "naturel" de toute la scène : Daniele
en a clairement établi le son, en soulignant les arrangements rock-blues de ses compositions et en
élaborant un style vocal qui a servi de médiateur entre la chanson napolitaine et la musique
populaire anglo-américaine, par l'utilisation d'un pastiche presque constant entre la langue
napolitaine et un pseudo-américain donnant lieu à un étrange et fascinant ”anglo-napolitain”. Les
premiers travaux de Daniele renferment de nombreux éléments montrant un lien avec la scène des
années 70. Tout d'abord, sa reformulation de la "négritude" napolitaine, qui était l'une des auto-
définitions de certains musiciens de Napule’s Power. En fait le troisième album de Daniele, Nero a
metà (à moitié noir), publié en 1980, est à la fois un hommage direct au chanteur "noir" du groupe
The Showmen, Mario Musella et une réaffirmation de la négritude napolitaine en tant que condition
socio-politique, telle qu'elle est exprimée dans la chanson « A testa in giù » (« la tête en bas ») : « et
toute ta vie, tu sais être à moitié noir » et, bien sûr, le langage musical du rock-blues chargé de sens
questions politiques et sociales que cela implique. Deuxièmement, il y avait la tendance de Daniele
à la technicité et aux longues sections instrumentales dans les chansons, qui remettent en question la
structure habituelle de la composition des auteurs de l'époque et peuvent être considérées comme un
héritage de l'expérimentation musical du Napule’s Power. Enfin, il souhaitait collaborer en studio et
en tournée avec le plus grand nombre de musiciens possible de Napule’s Power, ce qui dénote une
volonté de renforcer sa position au sein du mouvement et une nouvelle preuve de son dynamisme.
L’auteur-compositeur Brésilien d’origines italiens Toquihno , auteur aussi de la version brésilienne
de « Tutta ‘Nata Storia » considère la chanson napolitaine comme « la canzone cugina » de la

12 Vacca, G., “Musique et contre-cultures en Italie: la scène napolitaine.” Volume! 9 (1): 67–83. 2012.
7
chanson brésilienne et Roberto Murolo et Pino Daniele parmi ses « maestri »13. En effet, Toquihno,
a dit considérer le morceau napolitain Anema e core comme « un pezzo di Bossa Nova » et le
Napule’s Power « qualcosa di più di un semplice movimento locale degli anni 70 : il Napule’s
Power è uno stile che ha cambiato la Canzone Napoletana e quella italiana aprendole alla word
music.14 ».

2. Naples-Brésil : Pino Daniele, Toquinho, Marisa Monte.

Comme on a déjà dit, les deux chansons qui feront l’objet de notre analyse figurent dans l’album
Bella ‘mbriana sorti en 1982. Il s’agit du cinquième album du parolier napolitain. Son nom évoque
une croyance populaire de la ville de Naples : la Bella ‘mbriana est l’esprit de la maison. Déjà au
dix-septième siècle Giambattista Basile décrit la Bella ‘mbriana comme «[...] una specie di
munaciello femmina, una fata benefica, è Vatirio della casa.» 15 (« une sorte de lutin bénin un lutin
féminin, une fée bienveillante, le chef de la maison ») qui habite en symbiose avec les murs de la
maison, il n’a pas d’âge ni d’époque et il peut toutefois intervenir dans le quotidien pour changer les
cours des événements16. Le titre évoque donc un attachement à la culture napolitaine et à son chez
soi et, de façon paradoxale, c’est l’album qui mènera Pino Daniele en dehors de l’Italie: en effet
c’est au Sterling Sound Studio de New York que Bella ‘mbriana va être enregistré sous la direction
de Bosé Rodriguez. A l’enregistrement de Bella ‘mbriana participent le saxophoniste et
compositeur Wayne Shorter et le bassiste Alphonso Johnson (tous les deux déjà membres des
Wheater Report17) qui donnent à l’album entier la cohérence d’un temps retrouvé, d’un avancement
des idées. La flûte synthée qui ouvre l’album annonce un son toujours plus particulier et unique, un
groovy qui est sur le point de changer, qui s’apprête à devenir Tutta ‘nata storia (« une toute autre
histoire »). C’est l’histoire des États-Unis qui deviennent à travers une synecdoque, tout simplement
l’America. Il s’agit de s’éloigner de l’instant, de comprendre le décalage entre les choses dont on a
rêvé et la réalité de la vie :

13 Urbani I. «Toquinho " Napoli come Bahia amo la sua musica, Murolo e Daniele Suono con il cuore » , La rRpubblica,
28/07/2018. [URL: https://ricerca.repubblica.it/repubblica/archivio/repubblica/2018/07/25/toquinho-in-concerto-da-
niele-e-murolo-i-miei-maestri-a-castel-cittaNapoli13.html ]

14 Ibid.

15 Basile G., Lo cunto de li cunti, a cura di Michele Rak, 6ª ed., Milano, Garzanti, 2007, [1986].

16 Pitrè G. Curiosità popolari tradizionali, Volumi 7-9, L. Pedone Lauriel, 1890.

17Les Wheater Report ont été un des groupe de Jazz-Rock le plus significatif des années soixante-dix et
quatre-vingt.
8
I nun vogl' jì Je ne veux pas aller
America, pecchè nun ponno capì en Amérique, car je ne comprends pas
st'America, e si fosse pè me cette Amérique, si c’était pour moi
caccia 'a capa e nun vedè je cacherai ma tête pour ne pas voir
e si fosse pè me si c’était pour moi
m'astrignesse pè sapè je chercherais à comprendre pourquoi
e nun mme può dà elle ne peut pas me donner
tutta 'nata storia Une toute autre histoire
fatta pè sudà faite avec la suer
se venneva l'anema a duje passe pè fà sunnà à coté on vendait l’âme pour faire rêver
tutta 'nata storia Une toute autre histoire
che torna avenì qui revient,
lascia apierto e parlame 'e quaccosa i' nun voglio laisse la porte ouverte et raconte moi quelques
ascì! choses : je n’ai pas envie de sortir!
Je ne veux pas aller
i' nun vogl' jì en Amérique, je ne veux pas comprendre
America, pecchè nun vonno capì cette Amérique et si c’était pour moi
st'America e si fosse pè me j’allais devant pour regarder
jesse annanze pè vedè si c’était pour moi,
e si fosse pè me Je chercherais à comprendre
m'astrignesse pè sapè elle ne peut pas me donner
e nun mme può dà une toute autre histoire
tutta 'nata storia faite pour souffrir,
fatta pè suffrì les nuits au froid, tu me comprends
senza niente 'ncuollo dint' 'a nuttata mme può capì elle ne peut pas me donner
e nun mme può dà une toute autre histoire
tutta 'nata storia qu’on peut changer,
ca se po' cagnà si on s’énerve c’est dramatique et personne ne veux
si te 'ncazze è tragica e nisciuno ce vo' penzà y penser.

e pe' me' resta cielo e 'notte Pour moi il ne reste que le ciel de nuit
cu' nu fico mmano s'aspettava 'o sole Avec un fil à la main on attendait le jour`
e pe' me' resta solo addore Pour moi il ne reste que du parfum
terra c'ammesca a vita se ne va' terre qui se mélange à la vie et s’en va.

Le rêve américain est l’idée selon laquelle n'importe quelle personne vivant aux États-Unis,
par son travail, son courage et sa détermination, peut devenir prospère. Cette idée a été et demeure
encore un des principaux moteurs du courant migratoire vers les États-Unis (l’un des plus
importants dans l'histoire occidentale). Pour un jeune guitariste blues si talentueux que Pino
Daniele, les États-Unis représentaient une référence incontournable, dans son livre Poesie e storie
di un mascalzone latino publié en 1994, Pino Daniele a aussi écrit avoir pensé à abandonner la
chanson, déménager aux États-Unis et se dédier complètement à la guitare.
« Tutta ‘nata storia » semble per contre mettre fin à ce moment de réflexion. Bien que le style
musical de Daniele soit très proche des sonorités rock-blues, l’idée d’émigrer et de partir vivre aux
États-Unis est exclue apriori. ; «Je ne veux pas aller en Amérique » en début de la chanson et répété
à chaque couplet sonne comme une réponse à la question posé par un ami « pourquoi tu ne vas pas
jouer aux États-Unis? ». À travers ses réponses le compositeur cherchera à expliquer les raisons de

9
son choix: « Je ne la comprends pas, cette Amérique ». Pour Daniele l’America ne représente pas
du tout « une toute autre histoire ». L’auteur napolitain a conscience que s’il veux « tutta ‘nata
storia » il ne peut que la retrouver dans son passé: c’est son vécu dans la ville de Naples, c’est la
nostalgie de quand - plus jeune - il jouait dans les bars du centre ville pour quelques sous, de quand
donc « se venneva l'anema a duje passe pè fà sunnà » ( « on vendait l’âme pour faire rêver »). Il
s’agit d’une toute nouvelle histoire qui - de façon paradoxale - « revient »; en effet elle demeure
dans les conversations avec les amis qui partageant les mêmes souvenirs. À travers une mélancolie
réflexive, ces souvenirs se transforment dans une « toute autre histoire » qui agit sur l’âme humaine
et génère le sentiment d’appucundria.: « lascia apierto e parlame 'e quaccosa i' nun voglio ascì! »
(laisse la porte ouverte et raconte moi quelques choses : je n’ai pas envie de sortir!;

Photo 2. Pochette de Bella M’briana par Pino Daniele, 1982.

Le wah-wah souligne de façon ironique le refus du chanteur : en effet il ne s’agit pas de reproduire
ou imiter les sonorités américaines (et donc d’aller vivre là-bas), mais plutôt que de maîtriser
certains langages musicaux propre à a tradition d’outre mer et les fusionner avec le ressenti
napolitain en créant enfin une toute autre musique.
Seulement la conscience de son propre vécu, du temps qui passe (« on vendait l’âme pour faire
rêver ») et l’acceptation de la douleur (« une toute autre histoire faite pour souffrir ») peuvent
stimuler l’envie d’évoluer (« une toute autre histoire qu’on peut changer »).
Tous ses sentiments sont d’ailleurs ce que l’on retrouve aussi dans la version brésilienne de
Toquihno :

10
Photo 3. Pochette du CD Aquarela, par Toquinho. Premier

Como um anoitecer profundo Comme un crépuscule profond


Como um oco no meio do mundo Comme vide au milieu du monde
Como a hora do fim, que chega de repente Comme l’heure de la fin qui avance furtivement
Como um sonho ruim, quando se está doente: Comme un cauchemar, quand tu es malade :
É a vida que vem na sua trajetória a nos c'est la vie qui nous surprend, qui
surpreender change notre histoire en désillusion et souffrance
Muda nossa história em desencanto e padecer mais c'est bon pour le cœur de savoir
Mas faz bem ao coração o fato de saber qui est dans l'obscurité où le soleil commence à
Que é na escuridão que o sol começa a aparecer apparaître

Como um grito profano, profundo Comme un cri profane, profond


Como o amor mais insano do mundo Comme l'amour le plus fou du monde
Que não diz quando vem e chega de repente ne dit pas quand ça vient, il vient soudainement
Que nos faz sentir bem e nos deixa doente: et nous fait du bien et nous rend malade:
É a vida que vem na sua trajetória a nos c'est la vie qui nous surprend, qui
surpreender change notre histoire en désillusion et souffrance
Muda nossa história em desencanto e padecer mais il nous attriste de savoir
Mas nos entristece o fato de saber que le soleil brillant finira sûrement pour
Que o sol que resplandece vai por certo escurecer s’assombrir

Dans la réécriture de Toquihno l’on retrouve aussi la conscience de soi, de son existence et des
difficultés : « o fato de saber » nous fait du bien « faz bem ao coração » et à la fois du mal « nos
entristece ».
La désillusion (ou bien le désenchantement) et la souffrance arrivent avec les changements portés
par la vie « qui nous surprend » à chaque fois. La vie et les changements sont décrits à travers des
métaphores : il s’agit d’un crépuscule très sombre, d’un vide au milieu du monde (ou de soi ?) et
encore de l’amour le « mais insano do mundo ». Ce sont des images à la fois magnifiques et

11
terrifiants au regard desquelles on ne peut pas avoir de regrets ni de remords car « È a vida que ver
na sua trajetória » : c’est la vie, c’est son trajet.

Le deuxième morceau qui fera l’objet de cet étude est « E po' che fà » (et puis, ça fait quoi?)
aussi extrait - comme l’on a déjà dit - de l’album Bella ‘Mbriana sorti en 1982. Un sentiment de
détresse souligné par une acceptation inconstante de sa propre condition brille à travers les paroles
de Pino Daniele; l’auteur compositeur napolitain hésite entre la volonté de « faire la paix » et « ne
pas pouvoir s’en passer », entre le malheur d’une condition où « on ne respire plus » et l’envie de
recommencer « malgré tout ». Le temps passe et ce n’est pas forcement mauvais, au contraire c’est
« peut-être bien d’avoir une année de plus » car avec l’âge on arrive à mieux gérer les passions,
même si parfois on continue à faire des mauvaises choix « maudit moi et le jour où je suis sorti! ».
Ce n’est pas une existence facile : entre l’impossibilité d’assouvir à ses envies et les problèmes
qu’on « cache toujours » en nous, Pino Daniele murmure dans ce dialogue intérieur la phrase qui
donne le titre à la chanson : « e po’ che fa » et puis, ça fait quoi?
Comme une sorte de formule mystique cette phrase semble rassurer le chanteur : au final tout cela
n’est pas bien grave car on ne peut jamais être maître de notre existence, car dans la vie « on ne sait
jamais ». Il nous reste une voix qui nous pousse à continuer, un cri indéfini qui nous invite à ne pas
changer, à poursuivre dans ce chemin.

E po' che fà t'appicciasse ccà


se resto a dire quel che non vorrei ma po' nun vale 'a pena
se presti tutto non respiri più si putesse fà...'a capa nun m'aiuta
ma po' faje pace e nun ce puo' passà i' mo nun stevo ccà
pecchè 'int'a vita nun se po' maje sapè mannaggia a me e quando sò asciuto !
e po' che fà e po' che fà
a parte tutto ricomincerei nascondi sempre addosso troppi guai
è forse bello avere un anno in più fra tanta gente non sai mai chi è
partire in fretta e non trovarsi mai che mette gli occhi sopra quel che fai
le cose che servivano di più ma allora... pienz' 'a salute 'o riesto va pè sè
e po' che fà
Si putesse fà chello ca me vene se resto a dire quel che pagherei

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fra tanta gente non sai mai chi è si je reste à dire ce que je paierais
che grida forte resta come sei parmi beaucoup de gens on ne sait jamais ce qui cri
pecchè 'int'a vita « reste comme tu es »
nun se po' maje sapè. parce que dans la vie
on ne sait jamais.

Photo 4. Pochette du CD Marisa Monte, par Toquinho. Le deuxième


morceau est « Bem que se qui (e po’ che fa) ».

Et puis, ça fait quoi


si je reste pour dire ce que je ne veux pas
si tu donnes tout, tu ne respirez plus
alors tu fais la paix, mais tu ne peux pas passer
dessus
parce que dans la vie on ne sait jamais
et puis ça fait quoi
malgré tout je recommencerais
c'est peut-être bien d'avoir une année de plus
de partir pressé et jamais se retrouver
les choses dont on a besoin le plus, mais alors ...

Si je pouvais faire ce que je veux


je te brûlerais ici.
mais ça ne vaut pas la peine
si je pouvais le faire ... si je n’était pas un peu fou,
je ne serais pas là en ce moment.
Maudis moi et le jour que je suis sorti!
et puis ça fait quoi
tu caches en toi toujours trop de problèmes,
parmi beaucoup de gens tu ne sais jamais ce qui est
jaloux de toi,
pense à la santé le reste va sans dire!
et puis ça fait quoi
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Dans la version brésilienne, écrite par Nelson Motta et interprétée par Marisa Monte, on retrouve
l’idée d’une existence incontrôlable, guidée par le désir et les sentiment : « Qu’est-ce-ce que la vie a
fait de notre vie? / Que ne faisons-nous pas pour l’amour ? ». Ces deux questions n’ont pas besoin
de réponses particulières car au final « peu importe », on sait que « Il n’y a pas de retour possible » :
la conscience d’un passé qui ne peut pas se changer donne lieu à la construction d’un nouveau futur.
On ne peut pas oublier l’amour et ce dernier sillonne un nouveau chemin de vie qui mène encore
une fois à la rencontre de la personne aimée, au désir de vouloir être encore heureuse avec lui. « Il
n’y a pas de retour possible » donc, mais il y a une nouvelle trajectoire, plus éveillé, plus adulte:

Bem que se quis Oh je le voulais,


depois de tudo ainda ser feliz après tout, encore être heureuse
mas já não há caminhos pra voltar. mais il n'y a pas de retour possible.
E o quê que a vida fez da nossa vida? Qu'est-ce que la vie a fait de notre vie?
O quê que a gente não faz por amor? Que ne faisons-nous pas pour l'amour?
Mas tanto faz, Mais peu importe,
ja me esqueci de te esquecer porque J'ai oublié de t'oublier parce que
o teu desejo é meu melhor prazer ton désir est mon plus grand plaisir
e o meu destino é querer sempre mais et mon destin est de te vouloir toujours plus
a minha estrada corre pro teu mar Mon chemin va dans la direction de ta mer
Agora vem pra perto vem Maintenant viens près, viens
vem depressa vem sem fim dentro de mim viens vite, viens sur moi
que eu quero sentir o teu corpo pesando je veux sentir ton corps se poser
sobre o meu sur le mien
vem meu amor vem pra mim, viens mon amour, viens à moi,
me abraça devagar, tiens-moi doucement,
me beija e me faz esquecer. embrasse moi et fais moi oublier.
Bem que se quis Oh je le voulais,
depois de tudo ainda ser feliz après tout, encore être heureuse
mas ja não há caminhos pra voltar. mais il n'y a pas de retour possible.
E o quê que a vida fez da nossa vida? Qu'est-ce que la vie a fait de notre vie?
O quê que gente não faz por amor? Que ne faisons-nous pas pour l'amour?
Mas tanto faz, Mais peu importe,
ja me esqueci de te esquecer porque J'ai oublié de t'oublier parce que
o teu desejo é meu melhor prazer ton désir est mon plus grand plaisir
e o meu destino é querer sempre mais et mon destin est de te vouloir toujours plus
a minha estrada corre pro teu mar Mon chemin va dans la direction de ta mer
Agora vem pra perto vem Maintenant viens près, viens
vem depressa vem sem fim dentro de mim viens vite, viens sur moi
que eu quero sentir o teu corpo pesando je veux sentir ton corps se poser
sobre o meu sur le mien
vem meu amor vem pra mim, viens mon amour, viens à moi,
me abraça devagar, tiens-moi doucement,
me beija e me faz esquecer. embrasse moi et fais moi oublier.
Bem que se quis…

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Encore une fois c’est la conscience du temps qui passe et des erreurs commises et finalement
acceptées sans regrets ni remord, ce sont l’indolence et l’acceptation fataliste de la vie à être au
centre de la chanson et qui semblent être le point en commun plus intéressant entre le Napule’s
Power et le tropicalisme brésilien. L’envie d’expérimentation de nouvelles combinaisons et
possibilités, la contamination semble avoir donné aux deux mouvements musicaux la capacité
d’accepter les changements et de ne pas les voir ces comme un attaque ou une désacralisation de la
tradition musicale mais plutôt comme son évolution naturelle, comme l’ouverture à la création
d’une toute autre histoire.

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Bibliographie:

• Basile G., Lo cunto de li cunti, a cura di Michele Rak, 6ª ed., Milano, Garzanti, 2007, [1986].

• Boym S., The future of Nostalgia, Basic Books, New York, 2001.

• De Simone R. (1994). Disordinata storia della canzone napoletana.Valentino Editore pour CEIC,

Centro etnografico Campano, Ischia (NA), Valentino, 2004.

• De Simone R. (2018). La canzone napolitana. Giulio Einaudi Editore, Torino.

• Fofi, G. 1976. “Studia Napoli e poi canta.” Muzak 12: 50–51.

• Pitrè G. Curiosità popolari tradizionali, Volumi 7-9, L. Pedone Lauriel, 1890.

• Severiano J. (2017) Uma História da Música Popular Brasileira: Das Origens à Modernidade. Edi-

tora 34, San Paulo.

• Urbani I. «Toquinho " Napoli come Bahia amo la sua musica, Murolo e Daniele Suono con il

cuore » , La Repubblica, 28/07/2018.

• Vacca, G., “Musique et contre-cultures en Italie: la scène napolitaine.” Volume! 9 (1): 67–83.

2012.

Discographie.
• Chico Buarque, Chico Buarque, LP, Philips: 6349 398, Brésil, 1978.

• Marisa Monte, MM, CD, EMI: 064 791761-1, Brésil, 1989.

• Pino Daniele, Bella ‘Mbriana, LP, Bagaria: CDP 7467932, Italie, 1982.

• Toquinho, Aquarela, LP, Ariola: 813 458-1 4, Brésil, 1983.

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