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Carla Miguez
semestre 4 2021

LA DANSE TECHNO

La philosophie de la danse est une discipline particulièrement récente. La danse en tant que
pratique sportive a été quelque peu traitée dans l’antiquité, mais surtout comme participant à l’éducation.
Ensuite son absence des études sur l’art se base sur son manque de “sérieux” et son statut d’unique
divertissement, pour enfin être reconsidérée par la philosophie, surtout par le biais de Nietzsche et de
Valéry, comme une métaphore des arts en général. Mais ces études ont pris comme objet les danses
pratiquées sur scènes, elles-mêmes associées au théâtre ou au pantomime, et donc à une discipline
artistique déjà légitime, codifiée et ayant certaines exigences esthétiques. Dans ce cadre de division de
la scène et du public, ce dernier est en contemplation, et ne peut qu’admirer ce qu’il voit comme une
prouesse de technicité et d’harmonie, marquée par le sublime de l’art. Encore aujourd’hui, les danses
étudiées philosophiquement sont des chorégraphies, dont la technique est très importante. Nous nous
sommes donc demandé ce qu’il en est des autres danses, car on peut remarquer que la danse est une
capacité commune à tous les hommes (en général), et qu’elle semble tout d’abord être vécue non comme
un art mais comme un vecteur de lien social, que nous appellerons danse populaire, ou comme une façon
d’être en intime harmonie avec son corps, avec ses sens, et non avec son esprit, si l’on reprend le
dualisme de la danse légitime. Nous avons donc pensé à l’exact opposé de la forme de danse
classiquement étudiée, une danse non seulement profane, mais dont le principe même est illégale, pour
tenter de discerner s’il était possible d’en donner une théorie : la techno. Celle-ci est en général plus
assimilée à un style de musique qu’à un style de danse, et nous allons donc tenter de clarifier ce qu’est
la techno pour ensuite nous demander : comment une musique aussi minimale dans son rythme et dans
sa technique peut-elle engendrer une danse aussi paroxystique dans son expressivité et ses mouvements,
dans quel cadre, et quelles en sont les conséquences sur la société.

Premièrement, il s’agit de clarifier ce qu’est la danse techno, terme auquel sont associés
quelques préjugés. Le débat de son émergence en tant que style musical se fait entre l’Angleterre, dans
la fin des années 1980, et Détroit, aux Etats-Unis, peu de temps après. Elle est en réalité, comme la
plupart des genres musicaux, née d’une série d’inspirations diverses ainsi que de nouveautés
technologique, la faisant progresser et diversifier jusqu’à ce que l’on connaît de nos jours. Son aspect
principal est cependant la réduction de la complexité des sons. En effet, elle se développe à une époque
où le rock, qui comme la techno est une musique pulsée, nous y reviendrons, et tous ses dérivés sont de
plus en plus complexes, et arrivent à un niveau jamais répété ensuite. La concordance des différents
instruments demande un grand niveau de maîtrise, mais peut à la fois donner une impression de
cacophonie, et l’on doit aiguiser l’oreille pour entendre les sons les plus bas. Cela demande un grand
niveau de concentration, qui se joue uniquement dans l’écoute, et dans le plaisir que peu provoquer
l’harmonie de ses instruments, devenant cependant parfois irréguliers et durs à suivre et anticiper, des
mélodies parfois dissonantes. Cette hypertechnicité est un critère de validité et d’intérêt qu’on lui porte,
et c’est à cela que répond la naissance de la techno. Celle-ci veut se réduire et se simplifier, son unique
nécessité est ce que l’on appelle la répétition régulière de la pulsation, répétitive et interminable, les DJ
y ajoutent des éléments différents qui s’inspirent de tous les genres musicaux. Un « set » peut comporter
le même tempo produit par le même son pendant plusieurs heures, sans changer rythmiquement. Il
comporte des sons secondaires, pouvant eux varier, comprenant des sons de hip hop comme de musique
indienne, de rap, de musique classique. Cela crée un décalage et permet d’apprécier une certaine mélodie
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tout en ayant le tempo initial et indispensable à ce genre de musique. La pulsation est toujours présente,
résonnante, et répétitive, et même lassante si on ne fait que l’écouter. En effet, comme il est souvent dit,
et compris par la culture légitime, le « boum boum » vide de sens et infini peut devenir même
désagréable. Comment donc une musique aussi simple, aussi brute, peut-elle s’être transformée en une
culture de masse, être autant écoutée et développée ? Ne préfère-t-on pas une harmonieuse mélodie
suivie d’un rythme enjoué ? Quoi donc dans cette pulsation a rendu des générations entières presque
physiquement dépendante ?
C’est là qu’intervient la danse techno. Car il est effectivement dur pour les oreilles de ne faire
qu’écouter la techno, et elle devient très rapidement lassante. Or, si elle est devenue aujourd’hui un
grand mouvement culturel, c’est justement parce qu’on ne fait pas que l’écouter : on la danse. On
constate en effet que le phénomène techno joint l’ensemble des deux, et ou il y a de la musique, il y a
de la danse. Mais comment est caractérisée cette danse ? Elle n’est tout d’abord pas une danse pratiquée
sur scène, et c’est en cela qu’il est difficile de la qualifier de danse artistique, puisqu’elle n’a pas
réellement de publique. Elle n’est pas non plus une danse populaire, chaque individu ne dansant que
pour lui-même, parfois avec les yeux fermés, et ignorant de ce qui l’entoure. On peut également observer
que chacun, dans son aliénation du monde, fait des gestes différents, avec une énergie différente, qui
dépend uniquement de ce qu’il ressent derrière ses yeux fermés et son ouï tendue. On ne peut pas
apprendre la danse techno, comme on apprend à faire un « Scooby-Doo » en hip-hop, ce qui nécessite
une certaine tenue, un certain marquage du rythme avec un enchainement des mouvements des mains et
des jambes précis. La danse techno est individuelle et sans code, et exprime par le geste ce qu’elle veut.
Nous pourrions la comparer à la danse moderne, qui se proclame « danse libre », car chaque chorégraphe
y apporte sa touche personnelle, sa créativité. Mais celle-ci, encore une fois, est faite pour être
contemplée, et n’est donc pas libre du regard de l’observateur, à l’inverse de la techno, ou les danseurs
font eux-mêmes partie du public, public de la musique, qui est objet de toutes les attentions. Les
danseurs ne l’écoutent pas seulement, mais sont tournés face à elle, face au système sonore, reproduisant
l’impression d’un concert là où il n’y a qu’un DJ, des « set » préenregistrés, ou des chansons, toutes
caractérisées par cette pulsation simple et répétitive.
Cependant, la solitude de chacun face à la musique n’est que partielle, car toutes ces solitudes
sont réunies en un seul et même endroit, parfois clos, d’autres fois à l’air libre, qui peut rassembler
jusqu’à des milliers de personnes. Quel est l’impact de cette foule sur la danse individuelle ? Comment
peut-on rester libres dans ces mouvements et dans son expression, quand autant d’inconnu nous
entourent ? Cela est-il comparable aux mouvements de foules, ou le soi, l’identité personnelle, se noie
dans la masse ? Nous traiterons ce problème, qui pour l’instant nous aide à caractériser la danse techno
en tant que telle : elle est une danse complètement vierge de technique, sans codes, possible sur une
musique pulsée régulière, répétitive et semblant infinie (par la longueur des sets et les transitions
parfaites entre les disques, donnant l’impressions que cela ne s’arrête jamais, et pouvant effectivement
durer jusqu’à plusieurs jours), et que chacun danse individuellement tout en étant au sein d’une foule
dansante. Elle semble être une grande possibilité de liberté, c’est-à-dire que ce n’est pas autrui qui
détermine les mouvements et les comportements d’un individu. Comment est-ce possible, alors que nous
sommes imbriqués dans les faits sociaux, alors que nos mouvements sont limités par nos exigences
quotidiennes ?
Nous nous demanderons donc comment cette danse individuelle, dépourvu de codes, qui
s’appuie sur une musique aussi simple et potentiellement désagréable, dont les acteurs paraissent être
victimes d’un phénomène de foule, où justement ils devraient être privés de leur individualité, peut-elle
parvenir à donner un sentiment de liberté aux individus, sentiment qui résonne dans la société.

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Nous tenterons de répondre en commençant par aborder la dimension sociale de la danse et du
phénomène techno, puis nous continuerons en prenant en compte l’importance du rythme dans la liberté
à la fois individuelle et sociale.

Tout d’abord, il sera postulé que, puisque la danse est une pratique universelle, connue dans
toutes les sociétés de tous les âges, nous pouvons les comparer entre elles en fonction de la culture qui
les entoure et de leur fonction dans celle-ci, pour tenter de comprendre quel est le rôle et l’essence de la
danse. Nous avons conscience que la transposition des idées à travers le temps n’est pas toujours
pertinente, mais l’objectif ici est de comparer une certaine vision « classique », avec une plus moderne
de la danse, en voyant laquelle peut s’adapter et adapter les danseurs à notre société.
Nous allons dans un premier temps nous demander comment une danse sans codes, que nous
dirons libre, peut-elle être bénéfique, alors que, traditionnellement, la danse est conçue comme une
forme d’éducation, de maîtrise de soi et de son corps, et doit donc être ordonnée. C’est ainsi que s’est
faite l’opposition danse classique et danse moderne, l’une se voulant extrêmement rigoureuse et
réglementée, et l’autre se qualifiant de libre. Mais il est ici surtout question de voir comment, dans
l’apprentissage de ces types de danses essentiellement différentes, comme partie de la socialisation
primaire (ou éducation), leurs mouvements ont des conséquences sur le comportement humain. En effet,
dans l’histoire de la philosophie, la danse a tout d’abord été traitée comme moyen de dresser les corps,
de les faire correspondre à un idéal fixe qui ensuite participerait à la discipline d’adulte. C’est Platon,
que nous abordons ici par l’influence que ces dires sur la danse ont eu sur la pratique elle-même au cours
de l’histoire, qui explique que dans une citée idéale, cette pratique corporelle est un moyen d’éducation.
Le corps est selon lui une charge de l’homme, qui l’entrave dans sa facilité à comprendre et se satisfaire
de l’intelligible. Cette vision dualiste du corps séparé de l’âme n’empêche cependant la possibilité pour
le premier d’influer sur la seconde. Mais cela requiert une éducation spécifique, pour « que le corps se
développe dans une parfaite régularité dès la première enfance. »1 et la danse en est le meilleur moyen.
En effet, les activités physiques permettent le corps beau et svelte, une harmonie qui permet l’harmonie
de l’âme, comme si le corps était à son service, mais la danse elle, permet non seulement l’harmonie,
mais le contrôle. Elles permettent d’ordonner les mouvements éparpillés de l’enfant, et c’est par là que
l’on canalise ses passions et affects, mais uniquement dans le cas ou la danse apprise fait partie de celles
que Platon classifie de « bonne pour l’âme ». Celle-ci sont des danses imitant les corps beaux, et non les
corps laids et disharmonieux, et sont extrêmement codifiée : une danse qui ne le serait pas laisserait
déborder passions et délires. Or les humains très jeunes ne sont pas des êtres rationnels, et ils succombent
donc facilement à la tentation et l’excitation du sensible. C’est donc par lui, par leur corps même et sa
droiture, qu’ils deviendront des adultes droits. Cette rationalité en puissance est selon Platon mise en
évidence par le sens du rythme que tout homme possède. Bénéfique non seulement pour lui et son
équilibre, mais également, et c’est surtout la que veut en venir Platon, bénéfique pour la cité. En effet,
l’homme lorsqu’il grandit est perverti, mais l’habitude acquise par la danse, qui a façonné ses plaisirs et
peines tels que l’ont voulu les législateurs, lui permet de contrôler ses affects. Cette forme de danse ultra
codifiée, qui serait la seule bonne, nous laisse questionner le fait que la danse techno, ultra libre, ne peut
qu’être mauvaise et pour l’équilibre de ses participants, et pour la société en général. C’est ainsi que
seraient interprétées Les Lois, au sujet de cette danse moderne. Mais ne pouvons-nous pas imaginer que
les mouvements libres non codifiés, sont une forme de relâchement des passions, pour ensuite les oublier
et mieux les contrôler lors d’un retour à la normale ? En tout cas, il a été fait une étude sur les enfants

1
Les Lois, Platon, Livre VII, 788d

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de l’ile Samoa par Margaret Mead, anthropologue culturaliste, décrivant le rôle de la danse libre dans
leur éducation. Il faut cependant savoir que ce qu’elle signifie par danse libre n’est pas comparable avec
une danse techno, mais un choix parmi plusieurs types de danse comportant une trentaine de
mouvements différents, sur une musique chantée complètement improvisée et répétitive, ou l’enfant
enchaîne les mouvements de la façon qu’il veut, sans coordination nécessaire, au milieu d’autres enfants,
et est toujours applaudi par les adultes. C’est une expression pure d’individualité, ou on donne la
possibilité à l’enfant de faire ce qu’il veut, « it is a genuine orgy of agressive individualistic
exhibitionnism2 ». Mead remarque que ce genre de pratique permet aux enfants d’acquérir une grande
confiance en eux, et facilite leur passage à l’âge adulte. Ils ont la possibilité de s’exprimer dans un cadre
particulier, et de construire leur danse avec le plus d’originalité, et y mettant le plus possible d’eux-
mêmes. Cela ne les empêche cependant pas d’être très calmes, et souvent dociles face aux adultes dans
d’autres sphères de leurs vies. Par ailleurs, elle explique également qu’absolument tous y sont acceptés,
et que la tolérance et des adultes et des enfants est primordiale : chacun adapte sa danse à lui, qu’il soit
dans une situation de handicap, de trouble psychologique. La danse est donc le lieu de toute liberté, et
cultive la tolérance et l’acceptation de soi et des autres, dans un cadre de bienveillance. A cela pourrions-
nous comparer l’évènement techno, dont le principe même est de laisser chacun être comme bon lui
semble, de lui donner l’opportunité de s’exprimer par son corps sans rejet ou critique. Cela sensibilise
et engage à exercer cette liberté et cette tolérance dans d’autres cadres. Se pourrait-il qu’une société ou
le rejet n’est pas constitutif des groupes sociaux, de leur inter exclusion dans le cas de non-
correspondance de leurs normes et valeurs, soit fondée sur l’acceptation de l’expression d’autrui, et soit
donc plus harmonieuse ? Le meilleur exemple est de nos jours dans l’intégration dans ces évènements
de personnes de toutes identité de genre, et d’organisateurs politiquement engagés qui se réclament de
la culture queer, de l’intersectionnalité des combats contre les discriminations, et mettent en avant des
artistes racialisés. La vision de la danse comme fixe et ordonnée peut-elle également provoquer cela ?
Selon Platon, elle est le résultat d’une habituation, et cette habituation peut également provoquer une
réussite et une bonne conscience de soi par la répétition. Mais qu’en est-il du rapport à l’autre ? N’est-
ce pas cela qui, de nos jours, fait une bonne société ?

Le phénomène techno pourrait donc, par sa danse libre, sensibiliser une population à
l’acceptation de l’autre, autant que de soi. Mais cela serait peut-être également dû à un autre facteur : le
fait que, comme nous l’avons dit, cette danse a lieu en général dans de grandes foules. Celles-ci sont un
facteur d’extase, et la danse en foule crée une énergie générale d’exubérance, de relâchement total. Mais
comment peut s’expliquer ce phénomène ? Tout d’abord, il faut partir de l’étymologie du mot « foule »,
qui vient du verbe « fouler », et qui signifie frapper le sol avec un certain rythme. Il est donc déjà
directement lié à la danse, et illustre bien l’image de milliers de personnes dansant devant une scène.
Cette foule semble avoir le même fonctionnement de désinhibition que les mouvements collectifs ou
tous se mettent à suivre une seule idée, et obéir à la masse, comme le décrit le psychologue Lebon. Ils
perdent leur rationalité pour obéir au leader du groupe, et devienne donc une forme de masse bestiale et
informe. Est-ce là le phénomène de la techno ? On pourrait voir dans la décomplexion de chacun, et
dans sa facilité à se laisser aller, une forme de déresponsabilisation par l’anonymat que confère la foule.
Cela permettrait de s’exprimer en toute liberté. Mais qu’il y a-t-il à exprimer lorsque l’individu est
englouti par la masse ? Et dans ce cas, ne serait-ce pas une forme de se cacher à soi même le fait que ce
n’est qu’un mouvement de foule, pour tous se réclamer de la même tolérance et liberté d’expression. En
réalité, l’individualité de chacun ne se fonderait-elle pas dans la masse pour faire comme tous : danser

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Coming of Age in Samoa, Margaret Mead, W. Morrow and Company, 1928, « The role of the Dance »

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‘bizarrement’, à braver certaines règles sociales implicites. Cela met en avant le paradoxe d’une foule
aussi grande, qui devrait prendre le dessus et submerger l’individu, et la volonté de liberté et
d’expression de l’individualité qui règne dans les fêtes technos. La foule est-elle réellement ce qui
contrôle l’individu ? ou n’est-ce pas plutôt une passion commune, qui a toute son intention ? En effet,
le regroupement de tant de personnes avec des idées d’ouverture à chacun et de tolérance, les fait
justement croire et imaginer une société ou cela serait possible, et constitue donc une utopie, comme
tout ce que nous avons décrit plus haut, que la cohésion partagée au sein des fêtes puisse être élargie.
Cette utopie est partagée par chaque amateur de techno, chaque personne dansant au sein de la foule
crée une solidarité dans l’abandon des normes auxquelles ils se tiennent dans leur vie quotidienne. Ce
phénomène peut se comprendre ici, en parallèle d’une théorie psychologique, en sociologie, plutôt grâce
à d’autres théories de l’action collective, en particulier en passant par un concept Durkheimien, qui
semble applicable à ce genre d’évènement : l’effervescence sociale. Il le développe au sujet de la façon
dont se forment des idéaux communs d’une tribu, d’un groupe social, dans son ouvrage Les formes
élémentaire de la vie religieuse. Cela consiste dans l’interruption des normes générales de la vie
commune, leur dépassement et donc une liberté par rapport à elles, dans des fêtes et cérémonie,
rassemblant une grande population. Ces rassemblements ont souvent un caractère presque orgiaque,
indomptable, ou les passions sont décuplées et leur mise en commun provoquent des conséquences
jamais acceptées en dehors de ces cérémonies. Ils désorganisent des individus autour d’un enjeu, qui est
ici la désorganisation elle-même, et créent de la complicité dans l’abandon des normes. Cela a pour effet
de créer un équilibre par le dérèglement puis re-règlement. Cette foule effervescente est ici transposable
au phénomène techno, et permet d’expliquer la cohésion et la liberté qui en ressort. La foule ne serait
donc pas un exutoire ou chacun se perd et agit contre sa rationalité même, mais une exubérance décidée
montrant juste une volonté d’intégration sociale, et de la réalisation de l’utopie collective d’un monde
ou tous danseraient passionnément et en toute liberté. Parfois en transe, le danseur ne bouge pas contre
son gré, mais avec lui-même, avec les autres, et surtout, avec le rythme. Celui-ci est, nous le verrons, à
la fois une forme d’organisateur de la foule, de régulateur de l’individu, et la raison pour laquelle il peut
entrer en transe, principal stimulateur de l’effervescence. En se réunissant autour d’une idée commune,
c’est chaque individu s’agrège avec la pleine connaissance de ce dans quoi il s’engage, et ce pour quoi
il lutte.

En effet, la plupart des grands rassemblements et des actions communes ont pour objet un idéal
spécifique. Or, en France, le monde des free-parties et de la techno en général est assez stigmatisé, ses
rassemblements se font souvent en marge de la légalité, car plusieurs articles de lois en empêchent
indirectement la réalisation (tapage nocturne, incitation à la consommation de drogues etc.), par des
normes d’organisations complexes. Cela montre que cet environnement social ou les normes sont
ignorées concerne uniquement les participants, mais est très mal vu par les personnes extérieures, qui
eux répondent aux normes. De ce point de vue externe, les danseurs sont déviants, et c’est principalement
contre cela que se battent certains collectifs qui organisent les évènements techno. Dans une société qui
prône la liberté, ils voudraient pouvoir exercer leur musique, leur danse, et dépenser leur énergie comme
ils le veulent, dans la limite des conséquences sur autrui évidemment. Les fêtes techno se font donc en
partie aussi pour passer un message politique, de liberté des normes sociales explicite, qui excluent la
musique fort ou l’usage de drogues, mais aussi des codes sociaux implicites, qui sont présents dans
toutes les strates de la vie sociale. C’est donc par la danse libre, et la fête libre, qu’ils participeront à leur
forme de militantisme. Elle est aussi une forme d’oubli, une forme de mise à l’écart du quotidien, et par
la de proteste contre ce qu’il est : en effet, beaucoup de personnes de classe populaire se trouve dans ses
free-parties, elles peuvent être une forme de dépense extrême pour sortir de la dure habitude. Mais aussi

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pour des personnes plus aisées, qui vivent d’une façon qui ne leur convient pas. Enfin, on trouve
plusieurs articles sur la techno dans des revues anticapitalistes, expliquant que c’est une forme rébellion
contre le système, le mode de vie imposé, contre l’individualisation croissante. Il y a en effet un grand
écart entre ces deux mondes, et la seule existence de ces articles montre la volonté politique qui se cache
derrière des fêtes débridées. Mais, derrière cette volonté de politisation ne se cache pas une forme de
satisfaction de ce contre quoi ils se battent ? Car, par l’habituation à ce mode de fête, chacun l’intègre
dans son mode de vie, le font co-exister avec tout ce qui les dérange, pour pouvoir uniquement le
« supporter » individuellement. Comme il intègre sa danse libre dans son habitude de mouvements
corporels, il intègre son moment de liberté dans ses normes établies, comme une dépense nécessaire
pour revenir à la normale, pour ne pas avoir à « changer les choses ». En plus de cette forme de
politisation, nous allons voir par quel autre moyen il est possible d’imposer une forme de résistance : le
rythme.

Il semble en effet que le rythme soit une notion importante pour comprendre la danse techno, et
que celui-ci, comme nous allons le montrer, est en fait inhérents à toutes les étapes de la vie. Or, le
rythme de la techno est bien particulier, et pourrait, dans sa différence avec le rythme quotidien, mais
en s’y agrégeant, en venir à le contredire, par l’écoute qu’il a du corps. Nous pourrions postuler
qu’imposer un rythme est une forme de pouvoir, et se soustraire à lui en en créant un autre, serait le
contester. Mais tout d’abord, nous devons revenir sur l’importance de la notion de rythme dans la vie
d’un individu en général.
La danse est aujourd’hui la représentation de la connexion des hommes primitifs au monde qui
les entoure comme unique moyen d’expression des émotions avant de pouvoir les intelligibiliser ou les
communiquer, la dualité du corps et de l’esprit, était impossible : ils ne font qu’un et sont au monde par
le même biais. Or, une compréhension du monde leur était nécessaire, et c’est l’écoute du rythme qui
l’entoure assimiler à son propre rythme biologique, qui le fait se mouvoir de façon à suivre une danse,
qui ordonne à la fois son temps et son espace. Si le rythme est régulier et long, il n’aura pas à changer
de danse, et à mesure qu’il perd la notion du temps qui est passé, il perd aussi son contrôle sur son
espace, qu’il investit sans limite, mais toujours guidé par le rythme. Celui-ci est à la fois actif et passif
de l’action, alors qu’elle décide, en même temps qu’il l’ordonne, comment l’attraper et le soumettre à
ses mouvements. Il dématérialise les choses, le corps même, tout en ayant une évidente puissance
vibratoire (surtout les fréquences basses), n’entrant pas seulement par nos oreilles mais faisant
littéralement trembler notre peau. Il est partout autour de nous, sans que l’on y pense, dans absolument
toutes ces dimensions. Il est dans un premier temps constitutif de notre corps et de nos mouvements,
que ce soit de manière sensorielle ou interne à lui. En effet, l’homme marche et cours. Mais le plus
frappant, ce n’est pas seulement qu’il le fasse en rythme, ce qui n’est pas absolument toujours le cas,
mais que le faire en rythme améliore les sensations et le bien-être corporel et mental lui-même. Ainsi,
respirer avec rythme permet de se tranquilliser, de s’endormir, de ne pas avoir de point de côté lorsqu’on
court, ou même d’entrer dans certains états de transe ; le rythme dans la marche est également très
détendant ; parler suivant un certain rythme donne de l’emphase à ce qu’on dit, exprime mieux le sens
des mots, et permet ainsi à l’autre de mieux comprendre ; le rythme dans l’acte sexuel, à la base de la
vie, peut être important pour atteindre le coït ; et enfin, le plus important, le cœur bas selon un rythme
constant, signe de vie, et signalisateur de toute émotion forte. C’est donc une habitude corporelle que de
suivre un rythme. Mais l’habitude en elle-même, le quotidien gestuel, qui nous fait faire exactement le
même mouvement chaque jour, qu’illustre parfaitement la rengaine « métro boulot dodo », qualifiant
une vie active urbaine, elle-même dotée de rythme et d’assonance, montrant la répétition de chaque jour.
En effet, la répétition et le dressement des mouvements par l’habitude, permet de faciliter les choses. Il

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y a donc une gestuelle particulière à chaque personne, en fonction des gestes qu’il.elle a pris l’habitude
de faire. C’est ainsi que l’a compris Platon, pour qui l’on doit bercer les nourrissons pour les calmer, et
comme l’on compris les populations de Samoa, dont les enfants apprennent à taper des mains avant de
savoir marcher : c’est par le rythme que l’homme apprend et se développe toute la vie, et que « la volonté
s’insinue dans l’involontaire par le biais d’un tempo imposé au corps par l’habitude »3. C’est ainsi que
le définit Ravaisson. Ce philosophe donne au rythme une place importante dans sa pensée, et il
l’interprète dans son esthétique et dans sa métaphysique. Il en fait, par l’habitude, un moyen de changer
et de régler le rythme naturel du corps, et de déplacer et intensifier des instants de la vie. Cette habitude
se fait par une répétition volontaire, qui ensuite s’ancre dans le corps pour le modifier. Enfin, le rythme
et la répétition se retrouvent aussi à une échelle plus grande : celle du cycle des naissance et des morts,
du jour et de la nuit, de la nature tout simplement, qui suis depuis toujours le même rythme, avec
quelques variations.

En transposant cette idée pour comprendre le phénomène de la danse techno, nous pouvons
observer que le rythme du tempo de la musique ressemble à l’extériorisation d’un rythme inné, et à la
fois change le rythme que nous avons acquis par l’habitude du quotidien. En effet, l’écoute de la musique
très forte et englobante, fait que le corps se mette sur son tempo, et que le cœur s’adapte au rythme
extérieur. La musique techno serait donc le paroxysme du rythme, la mise en musique du tempo
corporelle, ce qui expliquerai que la danse soit aussi improvisée et incontrôlable : c’est le corps qui
répond à ce qu’il reçoit, et qui y répond de la façon la plus primitive. Mais en plus de cela, notre vie
quotidienne nous a implanter dans le corps une gestuelle qu’il s’agit ici de détourner, d’intensifier. La
danse techno serait donc une retrouvaille avec le rythme du corps qui a été modifié par l’habitude, et lui
laisser prendre le dessus. Elle consiste donc en sortir de cette répétition de mouvements impensés, pour
en trouver de nouveau, impensés également mais reflétant les passions et émotions intenses, souvent
gardées dans ce que nous imaginons comme notre intériorité. La dualité extériorité-intériorité, corps-
émotions n’a cependant pas sa place en danse (comme il est dit dans beaucoup d’écrits moderne sur la
danse4) et l’idée que les passions existent avant qu’elles soient extériorisées ne convient pas : elles sont
directement dans le corps, et un geste semble directement être expressif, sans nécessairement passer par
la case intelligible, et représenter des émotions et passions se reflétant dans la totalité du corps, dans la
différence entre celui-ci, comme socle et élément de comparaison, et le membre en mouvement, qui est
donc interprétable et doté de sens. Cependant, le corps n’est pas toujours en condition de les sentir, et
souvent se restreint pour les maintenir, c’est là le rôle de l’habitude. Se laisser s’exprimer en intensifiant
tous ses sens et mouvements permet de laisser aller une énergie réprimée dans le quotidien.
Une habitude gestuelle propre à la techno se crée cependant au fur et à mesure que le danseur
participe à des évènements. Celle-ci lui permet d’entrer dans une transe, et il finit par bien connaître le
sentiment. C’est en effet un sentiment libérateur, car les passions ne sont plus déchainées, et l’individu
se crée deux rythmes différents, dont l’un est proprement individuel. Il canalise par là ses émotions,
exprime ce qu’il veut et jette en dehors de lui, de son corps, toute son énergie pour la placer dans le
monde, et l’y laisser, s’en défaire. Cette émotion peut être, sur un tempo régulier, de tout type. En effet,
nous avons interroger certaines personnes observées lors de soirées techno, et chacune nous a donné et
transmis l’émotion, l’énergie qu’il.elle ressentait lorsqu’il.elle dansait sur cette musique de toutes ces
forces. L’un d’eux a mentionné la colère, la violence même, qu’ils avaient à exprimer, et qu’il formait
en tapant très fort des pieds, et en faisant de grands gestes, parfois ressemblant à des coups de poings,
avec les bras. Un autres se plaçait devant l’enceinte et se laissait aller à balancer leurs hanches en fermant

3
Ravaisson, une philosophie du rythme, Claire Marin, Réseau Canopé « Cahiers philosophiques », 2012
4
Par exemple : Histoires de gestes, Isabelle Launay et Marie Glon (dir.), Actes Sud, 2012, Introduction

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les yeux, alors que d’autres encore courent partout, sautant, allant au sol et tournant, prenant beaucoup
plus de place que les autres, ont dit qu’il ne voulait que se dépenser, sortir leur énergie de la façon la
plus brute possible. Une femme qui faisait des mouvements saccadé, d’arrêtant pour faire des poses,
presque comme un mannequin, dit qu’elle voulait simplement se sentir belle et puissante. Ces quelques
témoignages, et beaucoup d’observation, montre la diversité des sentiments exprimables dans la techno,
mais qui permette justement de les canaliser. C’est le fait que le rythme soit aussi simple qui permet
cette diversité : toutes les possibilités de mouvements sont envisageables lorsque le rythme extérieur
ressemble au rythme intérieur de notre corps. C’est donc, là encore une marque que la techno peut-être
le paroxysme de la danse libre.

Nous pouvons en conclure que le rythme est ce qui fait se mouvoir le tout, et nous sommes
imbriqués dedans. La musique est une façon de l’extérioriser, et la techno est la façon la plus forte
d’extériorisation : elle dure des heures, nous fait fondre dans la masse, et nous fait entendre le rythme
répétitif et profond de nos cœurs : notre base physiologique. Le partage des corps sur le même son
enivrant et très fort, n’est qu’un retour a cet état d’expression par l’unique corps, par compréhension et
absorption de ce qui l’entoure dans son geste, dans son mouvement harmonieux. Tout cela permet la
libération des gestes de l’habitude, autant que l’émancipation d’une forme de contrôle social. Cela est
démontré par l’engagement politique des événements techno, et de leurs revendications d’un monde ou
la tolérance et la confiance en l’autre donnerais un rythme à la vie. Cette danse de la marge est celle de
la cohésion sociale entre milliers de personnes, qui leur permet de s’oublier en se réinventant.

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