Vanoye Francis. Free-Jazz d'Ornette Coleman : un manifeste?. In: Littérature, N°39, 1980. Les manifestes. pp. 89-94.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1980_num_39_3_2139
Francis Vanoye, Paris x.
1. Disque Atlantic 1364, réédité dans la collection Atlantic « That's jazz » 50240, enregistré le
17 mai 1961.
2. In Le Jazz, Encyclopoche Larousse, 1977, p. 63.
3. In Une histoire du jazz, Fayard, 1976, p. 128.
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ne se distingue pas de l'objet même, où il se donne mais ne parle pas. Ou
encore, la musique est un système de signes où le signifié n'est jamais dénoté,
où s'opère toujours un « décrochage du musical au verbal » (Imberty) 4. La
musique n'est pas prise de parole. Elle produit des textes, mais seul le langage
verbal peut « tenir des propos signifiants sur la signifiance de la musique »
(Françoise Escal) 5. Et l'on fait bien « parler » la musique. Elle suggère elle-
même des « directions sémantiques » (Imberty), en fonction des subjectivités
et des cultures (par exemple, par différenciation avec des modèles de réfé
rence). Elle ne vient jamais seule, insérée dans un contexte musical et
social, escortée de discours multiples. L'opération-commentaire, définie
par Foucault dans L'Ordre du discours, et dont l'une des fonctions est de dire
ici ce qui n'était pas dit là-bas, se systématise s'agissant de la musique6.
Faisant l'hypothèse que la constitution du disque d'Ornette Coleman en manif
este est un effet plutôt que le produit d'une intention délibérée ou qu'une
caractéristique intrinsèque, nous nous proposons de chercher ce qui a rendu
possible cet effet et en quoi il régit le fonctionnement du disque.
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s'agit de jazz ou non, si cela « swingue » ou pas, si c'est la liberté ou l'anarchie...
Comme au bon vieux temps d'Hugues Panassié, les oppositions et les classe
ments idéologiques donnent leur plein régime. Signe parmi d'autres, entre
1960 et 1965, la revue « Jazz Magazine » additionne, à propos d'O. Coleman,
les portraits, enquêtes auprès de musiciens américains et français, chroniques
contradictoires (Faut-il le mettre au poteau ou sur un piédestal?9). Les
termes sont violents, le ton souvent prophétique : «Omette Coleman aura
montré le chemin.../ Il n'est pas le Messie... »; il entr'ouvre la porte « sur des
espaces à explorer », sa musique est « choc émotionnel, transe, libération
de forces emprisonnées... » / II fait des fausses notes, sa musique est « froide,
laide, creuse... », etc. 9. Autre signe, les titres des précédents disques d'O. Cole
man expriment le changement en train de se faire et annoncent « quelque
chose d'autre » : Change of century, Something Else, To morrow is the quest
ion, The shape of jazz to come.
2. L'objet. Il est, à bien des égards, extra-ordinaire :
— la formation — double quartet sans piano — est inédite et remarquable :
redoublement d'instruments (trompette, basse, batterie), absence d'assise
harmonique (le piano), présence d'un instrument rare (la clarinette basse);
— le disque, en stéréophonie, inaugure un dispositif d'écoute particulier :
le quartet Dolphy est entendu à droite, le quartet Coleman à gauche;
— les musiciens constituent un ensemble à première vue hétérogène (noirs/
blancs, musicalement déjà « révolutionnaires » — Coleman, Cherry, Dolphy — /
musicalement rattachés à la tradition modernisée — La Faro, Hubbard); par
ailleurs, il y a parmi eux des personnalités pittoresques : Coleman joue du
saxophone en matière plastique, c'est un théoricien mettant toujours l'accent
sur le caractère unique et neuf de sa musique (ne joue pas les accords, ne res
pecte pas les barres de mesure, inverse ou renverse les figures rythmiques,
exprime ce qu'il ressent sur le moment, etc.), c'est un ascète de la musique
(végétarien, religieux, ne regarde pas les femmes, joue des heures et des jours
durant, ne concède rien au commercialisme); Eric Dolphy joue d'instruments
étranges et flirte avec l'atonalité; Scott La Faro est l'enfant prodige de la
basse. On peut penser que la mort prématurée de Dolphy et La Faro a contri
bué à mythifier le groupe et le disque.
3. Les discours-relais. Nous distinguerons le discours quasi immédiat
(texte de pochette, critique) du discours théorique élaboré.
Dès la sortie du disque, des commentaires accompagnent l'objet et le
mythifient, au prix parfois de contre-vérités flagrantes. Le texte de pochette
(signé Martin Williams) affirme qu'il s'agit d'une improvisation « libre », « conti
nue», enregistrée en une seule prise, presque sans préparation préalable et
8. Voir les numéros 55 (1960), 64 (enquête), 97 (1960 : trois chroniques pour Change of century),
105, (1964), 115 (1965 : trois chroniques pour Free jazz), 1 19 (1965). Noter que ce n'est qu'en 1965 qu'un
disque enregistré en 1961 a pu être chronique en France...
9. Propos de M. Williams, Julian « Cannonball » Adderley, Martial Sola] et quelques autres.
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sans qu'on sache combien de temps durerait le morceau. Celui-ci, improvisat
ion presque totale, ne comprenait pas d'éléments pré-conçus tels que thèmes,
grille ou canevas harmonique, durée des chorus : musique émotionnelle,
directe, création immédiate... toutes les composantes du mythe « free » sont en
place. Jean-Louis Comolli, dans sa chronique sur le disque10, reprend ces
thèmes : « musique en train de se faire », « forme en train de devenir », « commun
ion dans une grâce », « synergie », « il n'y a plus de soliste », « pas de struc
ture, pas de " parties ", plus de rôles... ».
Or un disque paraît ultérieurement, qui contient une première version
de Free-jazz, intitulée First take (« Première prise ») n. Le schéma suivant
permet de comparer les structures des deux pièces. Nous avons nommé
« thème » un motif récurrent à peu près identique dans les deux « prises », qui
surgit au cours des morceaux, vient les clore, mais ne fournit pas de canevas
harmonique aux improvisations. Les chorus sont des improvisations collec
tives mettant le plus souvent au premier plan sonore le musicien dont le
nom est indiqué. Les ruptures de tempo ne sont pas indiquées, non plus que la
présence continue (sorte de « nappe sonore ») des batteries et des basses,
instaurant une certaine continuité de la pulsation dans la polyrythmie.
On constate que les structures des deux pièces sont identiques : les musiciens
se succèdent dans le même ordre, les places du thème et des explosions sonores
sont les mêmes, la durée des chorus fait apparaître une hiérarchie toute tra
ditionnelle (les « souffleurs » d'abord, puis les basses, enfin les « drummers »
— noter toutefois que l'intervention des bassistes prend une importance signif
icative de First take à Free-jazz, surtout si l'on songe que leurs chorus res
pectent l'harmonie et contiennent des citations, Ravel par exemple). Dans les
deux prises, Coleman se taille la part du lion, en bon leader. Les rencontres,
superpositions, entrecroisements des « voix », l'alternance unisson/éparpille-
ment du son, dissonances/harmonie, tonalité/atonalité, la co-existence de
régularités et de ruptures s'inscrivent dans une structure qui a bien été mise
en place et hiérarchiquement organisée.
Par la suite, d'autres discours, plus élaborés, font parler l'œuvre musi
cale en fonction de modèles et de références diverses (musique, marxisme,
psychanalyse). Jacques Attali n définit le « free » comme un mouvement de
réappropriation de leur musique par les noirs. Caries et Comolli, déjà cités,
avaient développé cette idée et tenté de montrer le mode d'inscription de la
musique noire dans la société capitaliste américaine, soulignant que le free-
jazz constituait la radicalisation de mouvements qui le précédaient et le déter
minaient. Dominique Avron 13 oppose l'énergie liée du jazz traditionnel (l'ar-
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First take Free-jazz
chaos chaos
E. Dolphy ^ E. Dolphy ^
(2') \. (5') \
\
^ chaos ^ unisson. chaos
^ D. Cherry ^
/ D.(5'30")
Cherry
/ (V30")
s thème / thème
y y
Ch. Haden ^ Ch. Haden Àv
(V30") \ (4'20")
K explosion ^explosion
\/
^ S. (110")
La Faro ^ S. La Faro
/ (3'50")
chaos ^ explosion
^ B. Higgins \ \^ B. Higgins
/ (115") "■'
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Cole
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L'effet-manifeste
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