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Francis Vanoye

Free-Jazz d'Ornette Coleman : un manifeste?


In: Littérature, N°39, 1980. Les manifestes. pp. 89-94.

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Vanoye Francis. Free-Jazz d'Ornette Coleman : un manifeste?. In: Littérature, N°39, 1980. Les manifestes. pp. 89-94.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1980_num_39_3_2139
Francis Vanoye, Paris x.

« FREE JAZZ » D'ORNETTE COLEMAN


UN MANIFESTE?

En mai 1961, le saxophoniste noir américain Omette Coleman (né en


1930) enregistre une pièce intitulée Free-jazz1. Il est le leader d'un double
quartet composé de : O. Coleman (saxo alto), Don Cherry (trompette), Scott
La Faro (basse), Billy Higgins (batterie) / Eric Dolphy (clarinette basse), Fredd
ieHubbard (trompette), Charlie Haden (basse), Ed Blackwell (batterie).
En 1977 Philippe Caries2 écrit : « L'œuvre prend aussitôt valeur de manifeste
et son titre de slogan. » E. Jost 3 parle de « titre référence pour le mouvement
free... ». La lecture des critiques et historiens de jazz indique, de façon conver
gente,qu'il y a donc eu un « mouvement » qui opéra un « clivage » et provoqua
de « violentes polémiques » (Caries). Le disque Free-jazz est situé comme
origine linguistique (son titre) et musicale (la pièce) de ce mouvement. Il en est
le manifeste :
— en ce qu'il fait date, constitue un seuil, est œuvre de rupture (thème très
développé : Free-jazz définit le seuil en le franchissant);
— en ce qu'on lui prête un caractère performatif (il modifie le cours des
choses, le discours musical de l'époque) et une fonction instituante (le mouve
mentfree peut, à partir de lui, se cristalliser);
— en ce qu'il est un acte posé dans un contexte précis et qui fait sens;
— en ce qu'il s'oppose à des modèles musicaux existants et propose un
autre modèle.
Toutefois, il paraît difficile d'assigner à une pièce musicale les propriétés
polémiques, didactiques, analytiques, prescriptives, déclaratives, program
matiques qui sont celles du manifeste verbal. On sait que, selon Sartre, la
musique est art du sens, et non de la signification, c'est-à-dire art où le sens

1. Disque Atlantic 1364, réédité dans la collection Atlantic « That's jazz » 50240, enregistré le
17 mai 1961.
2. In Le Jazz, Encyclopoche Larousse, 1977, p. 63.
3. In Une histoire du jazz, Fayard, 1976, p. 128.

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ne se distingue pas de l'objet même, où il se donne mais ne parle pas. Ou
encore, la musique est un système de signes où le signifié n'est jamais dénoté,
où s'opère toujours un « décrochage du musical au verbal » (Imberty) 4. La
musique n'est pas prise de parole. Elle produit des textes, mais seul le langage
verbal peut « tenir des propos signifiants sur la signifiance de la musique »
(Françoise Escal) 5. Et l'on fait bien « parler » la musique. Elle suggère elle-
même des « directions sémantiques » (Imberty), en fonction des subjectivités
et des cultures (par exemple, par différenciation avec des modèles de réfé
rence). Elle ne vient jamais seule, insérée dans un contexte musical et
social, escortée de discours multiples. L'opération-commentaire, définie
par Foucault dans L'Ordre du discours, et dont l'une des fonctions est de dire
ici ce qui n'était pas dit là-bas, se systématise s'agissant de la musique6.
Faisant l'hypothèse que la constitution du disque d'Ornette Coleman en manif
este est un effet plutôt que le produit d'une intention délibérée ou qu'une
caractéristique intrinsèque, nous nous proposons de chercher ce qui a rendu
possible cet effet et en quoi il régit le fonctionnement du disque.

Constitution de l'objet en manifeste

Nous retiendrons plusieurs éléments qui tiennent au contexte, à l'objet


lui-même, et aux discours qui le relaient.
1. Le contexte. La situation sociale et politique (les années 60 aux
États-Unis, et notamment les questions raciales) a si bien été décrite par
Ph. Carles et Jean-Louis Comolli7 que nous préférons renvoyer à leur ouvrage,
récemment réédité, plutôt que de répéter leur analyse. Sur le plan musical, et
en s'en tenant au jazz, le contexte est fait de mouvances, d'incertitudes liées à
une impression de changements encore mal affirmés, de désordre envahissant.
Depuis Charlie Parker, l'ordre musical jazzique est travaillé par le désordre,
sourdement. Le courant « hard bop » a certes reconstitué, à partir des acquis
parkériens, une musique carrée, violente mais rassurante, prévisible. Mais les
régularités harmoniques, mélodiques, rythmiques sont minées par le travail
de musiciens comme Monk, Mingus (polyrythmie et chaos musical), Dolphy
(atonalité), Sun Ra (travail des sonorités). Il en résulte un climat d'interroga
tions anxieuses et de polémiques naissantes. A propos de l'un ou l'autre de ces
musiciens, et d'Ornette Coleman notamment, on se demande si on a affaire à
des gens sérieux ou à des charlatans, à une musique « belle » ou « laide », s'il

4. Michel Imberty, présentation dactylographiée de Sémantique psychologique de la musique, thèse


de Doctorat es lettres et sciences humaines.
5. Musique, langage, sémiotique musicale, article dactylographié; voir, du même auteur, Espaces
sociaux, espaces musicaux, Payot, 1979.
6. L'ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 27.
7. Free Jazz Black Power, réédité aux éditions Galilée, en 1979; de 1955 à 1962, on assiste à une
progression des mouvements noirs : Martin Luther King, Black Muslims, Droits Civiques.

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s'agit de jazz ou non, si cela « swingue » ou pas, si c'est la liberté ou l'anarchie...
Comme au bon vieux temps d'Hugues Panassié, les oppositions et les classe
ments idéologiques donnent leur plein régime. Signe parmi d'autres, entre
1960 et 1965, la revue « Jazz Magazine » additionne, à propos d'O. Coleman,
les portraits, enquêtes auprès de musiciens américains et français, chroniques
contradictoires (Faut-il le mettre au poteau ou sur un piédestal?9). Les
termes sont violents, le ton souvent prophétique : «Omette Coleman aura
montré le chemin.../ Il n'est pas le Messie... »; il entr'ouvre la porte « sur des
espaces à explorer », sa musique est « choc émotionnel, transe, libération
de forces emprisonnées... » / II fait des fausses notes, sa musique est « froide,
laide, creuse... », etc. 9. Autre signe, les titres des précédents disques d'O. Cole
man expriment le changement en train de se faire et annoncent « quelque
chose d'autre » : Change of century, Something Else, To morrow is the quest
ion, The shape of jazz to come.
2. L'objet. Il est, à bien des égards, extra-ordinaire :
— la formation — double quartet sans piano — est inédite et remarquable :
redoublement d'instruments (trompette, basse, batterie), absence d'assise
harmonique (le piano), présence d'un instrument rare (la clarinette basse);
— le disque, en stéréophonie, inaugure un dispositif d'écoute particulier :
le quartet Dolphy est entendu à droite, le quartet Coleman à gauche;
— les musiciens constituent un ensemble à première vue hétérogène (noirs/
blancs, musicalement déjà « révolutionnaires » — Coleman, Cherry, Dolphy — /
musicalement rattachés à la tradition modernisée — La Faro, Hubbard); par
ailleurs, il y a parmi eux des personnalités pittoresques : Coleman joue du
saxophone en matière plastique, c'est un théoricien mettant toujours l'accent
sur le caractère unique et neuf de sa musique (ne joue pas les accords, ne res
pecte pas les barres de mesure, inverse ou renverse les figures rythmiques,
exprime ce qu'il ressent sur le moment, etc.), c'est un ascète de la musique
(végétarien, religieux, ne regarde pas les femmes, joue des heures et des jours
durant, ne concède rien au commercialisme); Eric Dolphy joue d'instruments
étranges et flirte avec l'atonalité; Scott La Faro est l'enfant prodige de la
basse. On peut penser que la mort prématurée de Dolphy et La Faro a contri
bué à mythifier le groupe et le disque.
3. Les discours-relais. Nous distinguerons le discours quasi immédiat
(texte de pochette, critique) du discours théorique élaboré.
Dès la sortie du disque, des commentaires accompagnent l'objet et le
mythifient, au prix parfois de contre-vérités flagrantes. Le texte de pochette
(signé Martin Williams) affirme qu'il s'agit d'une improvisation « libre », « conti
nue», enregistrée en une seule prise, presque sans préparation préalable et

8. Voir les numéros 55 (1960), 64 (enquête), 97 (1960 : trois chroniques pour Change of century),
105, (1964), 115 (1965 : trois chroniques pour Free jazz), 1 19 (1965). Noter que ce n'est qu'en 1965 qu'un
disque enregistré en 1961 a pu être chronique en France...
9. Propos de M. Williams, Julian « Cannonball » Adderley, Martial Sola] et quelques autres.

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sans qu'on sache combien de temps durerait le morceau. Celui-ci, improvisat
ion presque totale, ne comprenait pas d'éléments pré-conçus tels que thèmes,
grille ou canevas harmonique, durée des chorus : musique émotionnelle,
directe, création immédiate... toutes les composantes du mythe « free » sont en
place. Jean-Louis Comolli, dans sa chronique sur le disque10, reprend ces
thèmes : « musique en train de se faire », « forme en train de devenir », « commun
ion dans une grâce », « synergie », « il n'y a plus de soliste », « pas de struc
ture, pas de " parties ", plus de rôles... ».
Or un disque paraît ultérieurement, qui contient une première version
de Free-jazz, intitulée First take (« Première prise ») n. Le schéma suivant
permet de comparer les structures des deux pièces. Nous avons nommé
« thème » un motif récurrent à peu près identique dans les deux « prises », qui
surgit au cours des morceaux, vient les clore, mais ne fournit pas de canevas
harmonique aux improvisations. Les chorus sont des improvisations collec
tives mettant le plus souvent au premier plan sonore le musicien dont le
nom est indiqué. Les ruptures de tempo ne sont pas indiquées, non plus que la
présence continue (sorte de « nappe sonore ») des batteries et des basses,
instaurant une certaine continuité de la pulsation dans la polyrythmie.
On constate que les structures des deux pièces sont identiques : les musiciens
se succèdent dans le même ordre, les places du thème et des explosions sonores
sont les mêmes, la durée des chorus fait apparaître une hiérarchie toute tra
ditionnelle (les « souffleurs » d'abord, puis les basses, enfin les « drummers »
— noter toutefois que l'intervention des bassistes prend une importance signif
icative de First take à Free-jazz, surtout si l'on songe que leurs chorus res
pectent l'harmonie et contiennent des citations, Ravel par exemple). Dans les
deux prises, Coleman se taille la part du lion, en bon leader. Les rencontres,
superpositions, entrecroisements des « voix », l'alternance unisson/éparpille-
ment du son, dissonances/harmonie, tonalité/atonalité, la co-existence de
régularités et de ruptures s'inscrivent dans une structure qui a bien été mise
en place et hiérarchiquement organisée.
Par la suite, d'autres discours, plus élaborés, font parler l'œuvre musi
cale en fonction de modèles et de références diverses (musique, marxisme,
psychanalyse). Jacques Attali n définit le « free » comme un mouvement de
réappropriation de leur musique par les noirs. Caries et Comolli, déjà cités,
avaient développé cette idée et tenté de montrer le mode d'inscription de la
musique noire dans la société capitaliste américaine, soulignant que le free-
jazz constituait la radicalisation de mouvements qui le précédaient et le déter
minaient. Dominique Avron 13 oppose l'énergie liée du jazz traditionnel (l'ar-

10. «Jazz-Magazine», n° 115.


1 1. Enregistré le 21 décembre 1960; album Twins, Atlantic K 40278.
12. Bruits, PUF, 1977.
13. Voir Vers une métapsychologie de la musique, in « Musique enjeu » n° 9, Seuil, 1972 ci L'appareil
musical, UGE 10/18, 1978.

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First take Free-jazz

canal droit canal gauche canal droit canal gauche

chaos chaos

E. Dolphy ^ E. Dolphy ^
(2') \. (5') \
\
^ chaos ^ unisson. chaos

F. Hubbard ^ F. Hubbard >/


d'40") \ (4')
N \\ , thème
thème
\ \
\/^ 0. Coleman
(3'20") >> 0. Coleman
/ (9'40")
thème thème /

^ D. Cherry ^
/ D.(5'30")
Cherry
/ (V30")
s thème / thème
y y
Ch. Haden ^ Ch. Haden Àv
(V30") \ (4'20")
K explosion ^explosion

\/
^ S. (110")
La Faro ^ S. La Faro
/ (3'50")
chaos ^ explosion

Ed. Blackwell ' Ed. Blackwell r


(V50") \ (V20") \* explosion
^ unisson

^ B. Higgins \ \^ B. Higgins
/ (115") "■'
/
thème y thème y

ticulant
libre La
du fonction
sur les
free {déliaison,
notions
commune pulsion
psychanalytiques
de ces
detextes
mort, est
sexualité).
de
de liaison,
situer le Moi,
travailÉros)
d'Ornette
à l'énergie
Cole

man en tant que point de rupture définissant un avant et un après. Dans un


climat d'insécurité (musicale, politique), un objet présentant des caractères
non communs et dont la promotion commerciale s'appuie sur des éléments
mythifiants et mystifiants, est désigné comme manifeste puis, compte tenu des
événements ultérieurs, confirmé en tant que tel.

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L'effet-manifeste

Envisager Free-jazz comme un manifeste nous paraît simplificateur et


réducteur, pour le disque comme pour le « free » en général. Il en est ainsi de
la plupart des œuvres — picturales, musicales, cinématographiques — désignées
comme manifestes : elles ne sont bientôt plus que des jalons, les signes par
lesquels se repère la périodisation; et l'on n'interroge même plus la légitimité
de leur étiquetage. Qu'est-ce qui fait la spécificité de Free-jazz?
Avec cet enregistrement, quelque chose s'inverse. Alors que l'ordre était,
comme nous l'avons vu, travaillé par le désordre, ici c'est le désordre qui est
travaillé par l'ordre. Une lutte s'établit entre le chaos sonore et l'institution
d'un ordre mélodique (le « thème »), rythmique, harmonique.
Au départ, des processus énergétiques, dispersifs, interactionnels; puis,
selon les rencontres (faits du hasard), des choix et des décisions (faits de la
liberté) sont pris dans le sens de l'établissement provisoire de régularités, de
continuités, de structures (appels/réponses lors du chorus de Don Cherry,
entre les bassistes, entre les batteurs; sortes de riffs d'accompagnement à la
trompette au début du chorus de Coleman; chorus des bassistes, etc.). Le tra
vail d'Ornette Coleman et de son groupe constitue une prise de position par
rapport au temps. L'œuvre établit une tension permanente entre l'existence
et la négation du temps, entre la durée (temps continu, régulier) et la ponct
ualité (temps éclaté). Il y a là une contradiction, un déchirement vécu, un
drame de la quête de soi et des autres dans ces moments pleins ou vides,
continus et discontinus, également chargés (d'énergie, d'émotions) et des
tructeurs. Constituer Free-jazz en manifeste résorbe cette tension :
— en rétablissant une continuité (socio-historique, culturelle, psycholo
gique) surdéterminante, elle nie la volonté d'intervention ponctuelle, Yévéne-
ment (non régulier, non répétitif, singulier, et surtout inattendu). Cette opé
ration est évidemment facilitée du fait qu'il s'agit d'un disque, et non d'un
concert : le manifeste, sous peine de n'être qu'une manifestation, implique
une certaine pérennité de l'objet. Reste à savoir si le disque constitue ici un
paradoxe ou s'il est un élément de la tension décrite plus haut?
— inversement, en invoquant la « pureté même », la création immédiate,
elle nie le travail du passé dans le présent, l'itinéraire des musiciens (O. Cole
man affirme la nécessité de connaître le jazz, d'avoir joué longtemps sur les
accords avant de s'engager dans « sa » musique), l'ombre portée des grands
prédécesseurs dans ce morceau, et notamment du Père : Charlie Parker.
Bon objet, Free-jazz a servi la critique et la théorie. En France, après une
période d'hésitation, la revue Jazz-Magazine a pris fait et cause pour le free,
les camps ont affirmé leurs positions. Les enjeux intellectuels, liés à d'autres
enjeux, furent suffisamment importants pour périodiser, classer, trancher, etc.
Une question vient alors : pourquoi personne ne se soucie-t-il de désigner un
manifeste « disco »?

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