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1 ÉPREUVE BLANCHE : LISTE PROVISOIRE DES ŒUVRES ET DES TEXTES

2 RETENUS
3 1ÈRE GÉNÉRALE 2
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6 LA LITTÉRATURE D'IDÉES DU XVIe AU XVIIIe SIÈCLE.
7 François RABELAIS, Gargantua, 1535.
8 PARCOURS : RIRE ET SAVOIR.
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10 Lecture cursive : VOLTAIRE, Le Monde comme il va, 1748.
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12 Texte 1 :
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15 LES JOURNÉES PERDUES
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17 Quelques jours après avoir pris possession de sa somptueuse villa, Ernst Kazirra,
18 rentrant chez lui, aperçut de loin un homme qui sortait, une caisse sur le dos, d’une porte
19 secondaire du mur d’enceinte, et chargeait la caisse sur un camion.
20 Il n’eut pas le temps de le rattraper avant son départ. Alors, il le suivit en auto. Et le
21 camion roula longtemps, jusqu’à l’extrême périphérie de la ville, et s’arrêta au bord d’un
22 vallon.
23 Kazirra descendit de voiture et alla voir. L’inconnu déchargea la caisse et, après
24 quelques pas, la lança dans le ravin, qui était plein de milliers et de milliers d’autres caisses
25 identiques.
26 Il s’approcha de l’homme et lui demanda : « Je t’ai vu sortir cette caisse de mon parc.
27 Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? Et que sont toutes ces caisses ? »
28 L’autre le regarda et sourit : « J’en ai encore d’autres sur le camion, à jeter. Tu ne sais
29 pas ? Ce sont les journées.
30 - Quelles journées ?
31 - Tes journées.
32 - Mes journées ?
33 - Tes journées perdues. Les journées que tu as perdues. Tu attendais, n’est-ce pas ?
34 Elles sont venues. Qu’en as-tu fait ? Regarde-les, intactes, encore pleines. Et maintenant... »
35 Kazirra regarda. Elles formaient un tas énorme. Il descendit la pente et en ouvrit une.
36 À l’intérieur, il y avait une route d’automne, et au fond Graziella, sa fiancée, qui s’en
37 allait pour toujours. Et il ne la rappelait même pas.
38 Il en ouvrit une autre. C’était une chambre d’hôpital, et sur le lit son frère Josué,
39 malade, qui l’attendait. Mais lui était en voyage d’affaires.
40 Il en ouvrit une troisième. A la grille de la vieille maison misérable se tenait Duk, son
41 mâtin fidèle qui l’attendait depuis deux ans, réduit à la peau et aux os. Et il ne songeait pas à
42 revenir.
43 Il se sentit prendre par quelque chose qui le serrait à l’entrée de l’estomac. Le
44 manutentionnaire était debout au bord du vallon, immobile comme un justicier.
45 « Monsieur ! cria Kazirra. Écoutez-moi. Laissez-moi emporter au moins ces trois
46 journées. Je vous en supplie. Au moins ces trois. Je suis riche. Je vous donnerai tout ce que
47 vous voulez. »
48 Le manutentionnaire eut un geste de la main droite, comme pour indiquer un point
49 inaccessible, comme pour dire qu’il était trop tard et qu’il n’y avait plus rien à faire. Puis il
50 s’évanouit dans l’air, et au même instant disparut aussi le gigantesque amas de caisses
51 mystérieuses. Et l’ombre de la nuit descendait.
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53 Dino BUZZATI, Centottanta raconti, 1982.
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55 Texte 2 :
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59 La substantifique moelle :
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1 Je veux dire que les matières traitées ici ne sont pas si frivoles que le titre posé dessus
2 ne le laissait entendre. À supposer que vous trouviez dans le sens littéral des matières assez
3 joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas en rester là, comme fasciné par
4 le chant des sirènes, mais plutôt interpréter à plus haut sens ce que vous pensiez n'être dit que
5 par esprit de plaisanterie.
6 N'avez-vous jamais débouché une bouteille ? Nom d'une chienne ! Rappelez-vous
7 votre attitude. N'avez-vous jamais vu un chien tombant sur un os à moelle ? C'est, comme le
8 dit Platon au Livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous l'avez vu,
9 vous avez pu constater avec quelle dévotion il le renifle. Avec quel soin il le garde. Avec
10 quelle ferveur il l'observe. Avec quelle prudence il l'entomme 1. Avec quelle application il le
11 brise. Et avec quelle rapidité il le suce. Qui le pousse à agir ainsi ? Qu'espère-t-il de son
12 travail ? À quel bien prétend-il ? Rien de plus qu'un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est
13 plus délicieux que tous les beaucoup, car la moelle est un aliment que la nature a poussé à
14 perfection, comme le dit Galien2 au livre III des Facultés naturelles et au livre XI de L'Usage
15 des parties du corps.
16 Suivant cet exemple, vous devrez faire preuve de flair, de souplesse dans la poursuite
17 et de hardiesse à l'attaque, pour renifler, sentir et juger ces beaux livres de haute graisse. Puis,
18 par une lecture attentive et de fréquentes méditations, rompre l'os et sucer la substantifique
19 moelle (c'est-à-dire tout ce que je comprends par ces symboles pythagoriciens 3) dans l'espoir
20 certain d'être rendus habiles et courageux. Car, dans ce livre, vous trouverez un goût bien
21 différent et un savoir caché qui vous révéleront de très hauts mystères horrifiques concernant
22 tant notre religion que notre vie politique et économique.
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24 François RABELAIS, Gargantua, Prologue, extrait, 1535.
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26 1 Entame, fait du gâchis. 2 Célèbre médecin grec. 3 Symboles énigmatiques, dont la
27 compréhension est réservée aux élèves initiés par Pythagore, philosophe et mathématicien
28 (vers 580-495 av J.-C.)
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50 L'enseignement de Ponocrates :
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1 Ponocrates organisa alors son emploi du temps de manière à ce qu'il ne perde aucune
2 heure de la journée et se consacre pleinement aux lettres et au savoir digne d'un homme libre.
3 Gargantua se réveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu'on le frictionnait,
4 on lui lisait quelque page des Saintes Écritures, à voix haute et claire, avec la bonne
5 prononciation. Un jeune page nommé Anagnostes, natif de Basché, était chargé de cette tâche.
6 Selon le thème et la leçon de cette lecture, il arrivait souvent à Gargantua de révérer,
7 adorer, prier, et implorer le bon Dieu, lorsque le passage lui en montrait la majesté et
8 l'extraordinaire jugement. Puis il se rendait aux toilettes afin d'éliminer le produit des
9 digestions naturelles. Là, son précepteur répétait ce qui avait été lu en lui expliquant les points
10 les plus obscurs et difficiles.
11 À leur retour, ils considéraient l'état du ciel et vérifiaient s'il se trouvait tel qu'ils
12 l'avaient observé la veille au soir. Ils se demandaient aussi dans quels signes le soleil et la lune
13 entraient ce jour-là.
14 Cela fait, il était habillé, peigné, apprêté, préparé et parfumé. Pendant ce temps, on lui
15 répétait les leçons de la veille. Lui-même les récitait par cœur et y appliquait quelque exemple
16 concret sur la condition humaine, parfois durant deux ou trois heures. Mais, ordinairement, ils
17 s’interrompaient lorsqu'il était complètement habillé. Alors, durant trois bonnes heures, on lui
18 faisait la lecture.
19 Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant des enseignements de la lecture, et se
20 rendaient à la Bracque ou sur un pré, pour jouer à la balle, à la paume, à la pile trigone. Ils
21 s'exerçaient ainsi gaillardement le corps, comme auparavant ils s'étaient exercé l'esprit. Tous
22 leurs jeux ne se faisaient qu'en liberté, car ils quittaient la partie quand bon leur plaisait.
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26 François RABELAIS, Gargantua, ch. 23, extrait, 1535.
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45 Texte 4
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47 Comment était réglée la manière de vivre des Thélémites.
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49 Ils n'avaient pour seule règle que cette clause : Fais ce que tu voudras. Car les gens
50 libres, bien nés et bien instruits, discutant en honnêtes compagnies, ont par nature un instinct,
51 un aiguillon, qui les pousse toujours vers les actions vertueuses et les écarte du vice. Ils
52 nommaient cet instinct : honneur. Quand une vile et contraignante sujétion les abaisse et les
53 asservit, ils utilisent ce noble penchant, par lequel ils tendent librement vers la vertu, pour se
54 libérer du joug de la servitude (car toujours l'homme entreprend ce qui lui est défendu et
55 convoite ce qui lui est refusé).
56 Avec un louable esprit d'émulation inspiré par cette liberté, tous redoublaient d'efforts
57 pour faire ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une disait : « Buvons », tous buvaient.
58 Si l'on disait : « Jouons », tous jouaient. Si l'on disait : « Allons nous amuser dans les champs
59 », tous y allaient. Si c'était pour chasser au vol, les dames, montées sur de beaux chevaux,
60 leurs élégants palefrois, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier
61 ou un émerillon. Les hommes portaient les autres oiseaux de proie.
62 Ils étaient si bien instruits que tous savaient lire, écrire, chanter, jouer d'harmonieux
63 instruments, parler cinq ou six langues dans lesquelles ils composaient en vers ou en prose.
64 Jamais on ne vit ailleurs chevaliers aussi preux, galants, adroits à pied comme à cheval,
65 vigoureux, alertes, habiles à toutes sortes d'armes. Jamais on ne vit dames aussi élégantes,
66 mignonnes, agréables, adroites aux travaux d'aiguille et à toutes les activités convenant à toute
67 femme noble et libre.
68 Aussi, quand le temps était venu pour de quitter l'abbaye à la demande des parents ou
69 pour toute autre raison, chacun emmenait l'une des dames, celle qui l'avait choisi pour fidèle
70 ami. Puis ils se mariaient. Et s'ils avaient bien vécu à Thélème, dans la fidélité et l'amitié, ils
71 continuaient ainsi durant leur mariage, et s'aimaient à la fin de leur vie comme au jour de le
72 leurs noces.
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74 François RABELAIS, Gargantua, ch. 57, extrait, 1535.
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93 LE ROMAN ET LE RÉCIT DU MOYEN ÂGE AU XXIe SIÈCLE.


94 Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, 1831.
95 PARCOURS : LES ROMANS DE L'ÉNERGIE : CRÉATION ET DESTRUCTION.
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97 Lecture cursive : Laurent GAUDE, Eldorado, 2006.

98 Texte 5
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101 Un père et un fils
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1 En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ;
2 personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes
3 haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. […] Celui-ci se
4 dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû
5 occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds de haut, à cheval sur l’une des pièces
6 de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait.
7 Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille
8 mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie
9 de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.
10 Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme
11 donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de
12 son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la
13 scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le
14 ruisseau le livre que tenait Julien […].
15 « Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de
16 garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »
17 Julien […] avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour
18 la perte de son livre qu’il adorait.
19 « Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien
20 d’entendre cet ordre. Son père qui était descendu […] alla chercher une longue perche pour
21 abattre les noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le
22 chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se
23 disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ;
24 c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.
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27 STENDHAL, Le Rouge et le Noir, Livre premier, ch. IV, 1830.
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37 Texte 6
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40 La réussite selon Rastignac
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1 Toi, tu travailles : eh ! bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à
2 rien, paresseux comme un homard : eh ! bien, j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse,
3 l’on me fait place : je me vante, l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système
4 politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation ; il
5 place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant
6 risquerait-il un million ? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse ; il couve son
7 million, il le fait trotter par toute l’Europe ; il s’ennuie, se donne à tous les démons que
8 l’homme a inventés ; puis une liquidation le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un
9 ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses
10 capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un
11 ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation et toujours de l’argent.
12 Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou
13 ne suis-je qu’un fou ? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans
14 le monde ? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense ! Eh !
15 bien, tu arrives au point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr.
16 Tu iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux me
17 mettre de moitié dans ta gloire : je serai le bijoutier qui aura monté les diamants de ta
18 couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où
19 va tout Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des
20 hommes qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient
21 à la mode ; s’il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu
22 as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de ta théorie en comprenant
23 mieux la théorie de la fortune.
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26 Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, La Femme sans cœur, 1831.
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48 Le vieil antiquaire à l'opéra
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1 […] il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En
2 ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres
3 froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans
4 cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au
5 Méphistophélès de Goethe. Mille superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut
6 alors à la puissance du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les légendes du moyen âge
7 et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain
8 le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse
9 et fraîche lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin : des
10 nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole.
11 Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque
12 humaines lui expliquaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses
13 yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante fille, la
14 détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue d’une robe éclatante,
15 couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se
16 montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à ce monde envieux et spéculateur pour
17 témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se
18 souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et
19 savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette
20 sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire
21 s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour ; il lui offrit son bras desséché, fit
22 deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices les regards de passion et les
23 compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les
24 railleries mordantes dont il était l’objet.
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27 Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, L'Agonie, 1831.
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44 Texte 8
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47 Raphaël dans le sanctuaire de la vie
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1 Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un
2 mieux sensible, un bien-être extraordinaire, qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances.
3 Il gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque
4 paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil,
5 comme un lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation,
6 avec les vicissitudes du ciel, il épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux
7 ou dans l’air.
8 Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez
9 complétement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui
10 régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même. Semblable à ces
11 criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient sauvés s’ils atteignaient l’ombre
12 d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il réussit à devenir partie
13 intégrante de cette large et puissante fructification : il avait épousé les intempéries de l’air,
14 habité tous les creux de rochers, appris les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié
15 le régime des eaux, leurs gisements, et fait connaissance avec les animaux ; enfin, il s’était si
16 parfaitement uni à cette terre animée, qu’il en avait en quelque sorte saisi l’âme et pénétré les
17 secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’une
18 même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être
19 immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et avec lequel il voulait grandir, marcher,
20 penser, agir. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était implanté.
21 Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisants
22 délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta les
23 plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers moments de son séjour au milieu de ce
24 riant paysage. Il y allait dénichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever
25 aucune, oubliant le lendemain les projets de la veille, insouciant ; il fut heureux, il se crut
26 sauvé.
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29 Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin, L'Agonie, 1831.
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