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EAF – Session du 24 avril 2023 – 1STMG3

Les 9 textes préparés pour la première partie des oraux blancs de l’EAF

La poésie du XIXe au XXIe siècle

Texte 1 : Baudelaire, Spleen 4


(Les Fleurs du Mal, section « Spleen et idéal »)
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées


D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie


Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,


Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Texte 2 : Baudelaire, « Les Petites Vieilles »


(Les Fleurs du Mal, section des « Tableaux parisiens »).
Les cinq derniers quatrains de la IVe et dernière partie.

Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,


Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ;
Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

Honteuses d’exister, ombres ratatinées,


Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;
Et nul ne vous salue, étranges destinées !
Débris d’humanité pour l’éternité mûrs !

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,


L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :

Je vois s’épanouir vos passions novices ;


Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !
Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !


Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
Où serez-vous demain, Èves octogénaires,
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?

Texte 3 : Parcours : « Alchimie poétique : la boue et l’or »


Simon Johannin, « Notes sur la ville »,
Nouvelle Revue française n°641, mars 2020, p. 51-52.

Ils habitent au sous-sol


Lorsqu’un mâle éveillé pisse dehors contre le mur, l’urine coule et s’infiltre pour venir
caresser les meubles.
L’enfant dort en boule sur un tas de couvertures, en boule contre lui dort un rat. Sa mère,
inquiète, n’ose pas le déranger.
Sommeil d’or et de monstres se partagent la chaleur qu’ils peuvent.
Les murs tachés s’effritent, et l’eau sort des tuyaux en un filet mince à l’odeur métallique.
Au-dessus la chaussée s’enfonce là où les caves ne tiennent plus debout.
Des camions d’ouvriers y parcourent la laideur enchaînée ici pour encore des siècles.
Dans les laveries autour, le linge épuisé vomit dans les tambours des petites gouttes de
sueur. Celles qui le plient ne sont pas coiffées.
Je n’ai, pour toute musique, que les ronflements d’Abdallah assoupi près des séchoirs, ses
béquilles allongées à ses pieds, comme un chien fidèle.
Je vois dans l’hiver approchant d’ici son souvenir parcourir la pierre et le sable, caresser la
pourriture de là-bas.

Derrière le portail et la petite grille, dans ces pièces angoissantes de collectivité, on donne à
Joseph une assiette sans motif.
Avant elles étaient fleuries pour Joseph.
Puis l’on s’est rendu compte qu’une fois fini le plat, il essayait de manger des coquelicots.
Fleurs de faïence troublant Joseph qui butine le mirage, bave les fourchettes en plastique.
Mâchouillant la nappe et les anges, Joseph un jour passera, on gardera l’assiette.
Une petite fille seulement qui, devenue grande, se rappelle qu’il avait au fond de son jardin
fabriqué pour elle une dînette, avec le bois de la déchetterie.

Derrière les pavillons, les paillassons vieillissent.


Les tours se brisent, faisant fuir les fusées posées ici depuis des lustres.
Humblement venues pour demander l’asile, on les grignote maintenant à la pelle
mécanique.
Les explosifs ne chuchotent pas.
Seulement les corbeaux, intelligents, dans le parking maintenant désert.
[…]

La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle

Texte 4: Rabelais, Gargantua, chapitre 13


«Comment Grandgousier découvrit l’esprit merveilleux de Gargantua grâce à l’invention d’un
torche-cul»
— Je me torchai après, dit Gargantua, avec un couvre-chef, un oreiller, une pantoufle, une gibe-
cière, un panier (comme il était déplaisant ce torche-cul !), puis un chapeau. Et notez que parmi
ces chapeaux, les uns sont ras, d’autres à poils, d’autres en velours, d’autres en taffetas, d’autres
en satin. Le meilleur de tous est le chapeau à poils, car il nettoie très bien la matière fécale. Puis
je me torchai avec une poule, un coq, un poulet, la peau d’un veau, un lièvre, un pigeon, un cor-
moran, un sac d’avocat, une cagoule, une coiffe, un leurre.
Mais pour conclure, je dis et je maintiens qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison duve -
teux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m’en sur l’honneur car vous sentez
au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur du duvet que la douce chaleur de l’oison,
qui facilement se communique du boyau culier aux intestins, jusqu’à arriver à la région du cœur et
du cerveau. Et ne pensez pas que la béatitude des héros et demi-dieux qui vivent aux Champs-
Élysées se trouve dans l’asphodèle, l’ambroisie ou le nectar, comme le disent les vieilles d’ici. Elle
vient, selon mon opinion, de ce qu’ils se torchent le cul avec un oison et c’est aussi l’opinion de
Jean d’Écosse. »

Texte 5: l’éducation humaniste (ch. 23)


Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu’on le frictionnait, quel-
qu’un lui lisait une page des Saintes Écritures, à voix haute et claire, avec la diction adéquate. À
cette tâche était affecté un jeune page natif de Basché, du nom d’Anagnostes. Selon le thème de
l’argument de cette leçon, souvent Gargantua se consacrait à révérer, adorer, prier et supplier le
bon Dieu dont la lecture montrait la majesté et les jugements merveilleux.
Puis il allait aux lieux secrets pour se purger de ses excréments naturels. Là son précepteur
lui répétait ce qui avait été lu et lui exposait les points les plus obscurs et difficiles. En revenant, ils
considéraient l’état du ciel, s’il était comme ils l’avaient observé la veille au soir, en quels signes
entraient le soleil ainsi que la lune ce jour-là.
Cela fait, Gargantua était habillé, peigné, coiffé, tiré à quatre épingles et parfumé. Pendant
ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent. Lui-même les récitait par cœur et il y appli-
quait quelques cas pratiques, relatifs à l’être humain. Ils écoutaient parfois pendant deux ou trois
heures au moins, mais d’ordinaire, ils cessaient lorsqu’il était complètement habillé. Puis, pendant
trois bonnes heures, on lui faisait la lecture. Cela fait, ils sortaient dehors, toujours en discutant de
la lecture, et allaient faire du sport au Grand Braque ou dans les prés et ils jouaient à la balle, à la
paume, au ballon à trois, s’exerçant galamment le corps comme ils avaient auparavant exercé les
âmes.
Tous leurs jeux ne se faisaient qu’en liberté car ils abandonnaient la partie quand il leur plai-
sait. En règle générale, ils cessaient lorsque leurs corps étaient en sueur ou que, pour une raison
ou une autre, ils étaient las. On les essuyait et frottait alors avec soin, puis ils changeaient de che-
mise. En se promenant tranquillement, ils allaient voir si le dîner était prêt. Là, en attendant, ils ré-
citaient avec clarté et éloquence quelques sentences apprises au cours de la leçon.

Texte 6 : Parcours « La bonne éducation »


Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762

Après quelques moments de silence, je lui dis d'un air inquiet: Mon cher Émile, comment
ferons-nous pour sortir d'ici ?
ÉMILE, en nage, et pleurant à chaudes larmes. — Je n'en sais rien. Je suis las ; j'ai faim ; j'ai soif ;
je n'en puis plus.
JEAN-JACQUES. — Me croyez-vous en meilleur état que vous ? et pensez-vous que je me fisse
faute de pleurer, si je pouvais déjeuner de mes larmes ? Il ne s'agit pas de pleurer, il s'agit de se
reconnaître. Voyons votre montre ; quelle heure est-il ?
ÉMILE. — Il est midi, et je suis à jeun.
JEAN-JACQUES. — Cela est vrai, il est midi, et je suis à jeun.
ÉMILE. — Oh ! que vous devez avoir faim !
JEAN-JACQUES. — Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me chercher ici. Il est midi:
c'est justement l'heure où nous observions hier de Montmorency la position de la forêt. Si nous
pouvions de même observer de la forêt la position de Montmorency!...
ÉMILE. — Oui; mais hier nous voyions la forêt, et d'ici nous ne voyons pas la ville.
JEAN-JACQUES. — Voilà le mal... Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa
position !...
ÉMILE. — Ô mon bon ami !
JEAN-JACQUES. — Ne disions-nous pas que la forêt était...
ÉMILE. — Au nord de Montmorency.
JEAN-JACQUES. — Par conséquent Montmorency doit être...
ÉMILE. — Au sud de la forêt.
JEAN JACQUES. — Nous avons un moyen de trouver le nord à midi ?
ÉMILE. — Oui, par la direction de l'ombre.
JEAN JACQUES. — Mais le sud ?
ÉMILE. — Comment faire ?
JEAN-JACQUES. — Le sud est l'opposé du nord.
ÉMILE. — Cela est vrai ; il n'y a qu'à chercher l'opposé de l'ombre. Oh ! voilà le sud ! voilà le sud !
sûrement Montmorency est de ce côté.
JEAN-JACQUES. — Vous pouvez avoir raison : prenons ce sentier à travers le bois.
ÉMILE, frappant des mains, et poussant un cri de joie. — Ah ! je vois Montmorency! le voilà tout
devant nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons vite. L'astronomie est bonne
à quelque chose.
Prenez garde que, s'il ne dit pas cette dernière phrase, il la pensera ; peu importe, pourvu que
ce ne soit pas moi qui la dise. Or soyez sûr qu'il n'oubliera de sa vie la leçon de cette journée ; au
lieu que, si je n'avais fait que lui supposer tout cela dans sa chambre mon discours eût été oublié
dès le lendemain. Il faut parler tant qu'on peut par les actions, et ne dire que ce qu'on ne saurait
faire.

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l'éducation, III.

Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle


Le Malade imaginaire (1673) de Molière
Parcours «Spectacle et comédie»

Texte 7
Molière, Le Malade imaginaire, Acte I, sc 1
ARGAN, seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d'apothicaire avec
des jetons ; il fait parlant à lui-même les dialogues suivants.— Trois et deux font cinq, et cinq font
dix, et dix font vingt. Trois et deux font cinq. «Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif,
préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur.» Ce qui me
plaît, de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c'est que ses parties sont toujours fort civiles. «Les
entrailles de Monsieur, trente sols». Oui, mais, Monsieur Fleurant, ce n'est pas tout que d'être civil,
il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement, je suis
votre serviteur, je vous l'ai déjà dit. Vous ne me les avez mis dans les autres parties qu'à vingt
sols, et vingt sols en langage d'apothicaire, c'est-à-dire dix sols; les voilà, dix sols. «Plus dudit jour,
un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant
l'ordonnance, pour balayer, laver, et nettoyer le bas-ventre de Monsieur, trente sols;» avec votre
permission, dix sols. «Plus dudit jour le soir un julep hépatique, soporatif, et somnifère, composé
pour faire dormir Monsieur, trente-cinq sols;» je ne me plains pas de celui-là, car il me fit bien
dormir. Dix, quinze, seize et dix-sept sols, six deniers. «Plus du vingt-cinquième, une bonne
médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres,
suivant l'ordonnance de Monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de Monsieur, quatre
livres.» Ah! Monsieur Fleurant, c'est se moquer, il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon
ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s'il vous plaît. Vingt et
trente sols. «Plus dudit jour, une potion anodine, et astringente, pour faire reposer Monsieur, trente
sols.» Bon, dix et quinze sols. «Plus du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les
vents de Monsieur, trente sols.» Dix Sols, Monsieur Fleurant. «Plus, le clystère de Monsieur
réitéré le soir, comme dessus, trente sols.» Monsieur Fleurant, dix sols. «Plus du vingt-septième,
une bonne médecine composée pour hâter d'aller, et chasser dehors les mauvaises humeurs de
Monsieur, trois livres.» Bon vingt, et trente sols; je suis bien aise que vous soyez raisonnable.
«Plus du vingt-huitième, une prise de petit-lait clarifié, et dulcoré, pour adoucir, lénifier, tempérer,
et rafraîchir le sang de Monsieur, vingt sols.» Bon, dix sols. «Plus une potion cordiale et
préservative, composée avec douze grains de bézoard, sirops de limon et grenade, et autres,
suivant l'ordonnance, cinq livres.» Ah! Monsieur Fleurant, tout doux, s'il vous plaît, si vous en usez
comme cela, on ne voudra plus être malade, contentez-vous de quatre francs; vingt et quarante
sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six
deniers. Si bien donc, que de ce mois j'ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit
médecines; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements; et
l'autre mois il y avait douze médecines, et vingt lavements. Je ne m'étonne pas, si je ne me porte
pas si bien ce mois-ci, que l'autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin qu'il mette ordre à cela.

Texte 8
Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, sc 10

TOINETTE.— Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de
royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma capacité, pour trouver des ma-
lades dignes de m'occuper, capables d'exercer les grands, et beaux secrets que j'ai trouvés
dans la médecine. Je dédaigne de m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces ba-
gatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je
veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau,
de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes
pleurésies, avec des inflammations de poitrine, c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe;
et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous
fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence
de mes remèdes, et l'envie que j'aurais de vous rendre service.
ARGAN.— Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.
TOINETTE.— Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ahy, je vous
ferai bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l'impertinent; je vois bien que vous ne
me connaissez pas encore. Qui est votre médecin?
ARGAN.— Monsieur Purgon.
TOINETTE.— Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De
quoi, dit-il, que vous êtes malade?
ARGAN.— Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.
TOINETTE.— Ce sont tous des ignorants, c'est du poumon que vous êtes malade.
ARGAN.— Du poumon?
TOINETTE.— Oui. Que sentez-vous?
ARGAN.— Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
TOINETTE.— Justement, le poumon.
ARGAN.— Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.
TOINETTE.— Le poumon.
ARGAN.— J'ai quelquefois des maux de cœur.
TOINETTE.— Le poumon.
ARGAN.— Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.
TOINETTE.— Le poumon.
ARGAN.— Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'était des co-
liques.
TOINETTE.— Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez?
ARGAN.— Oui, Monsieur.
TOINETTE.— Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin?
ARGAN.— Oui, Monsieur.
TOINETTE.— Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise
de dormir?
ARGAN.— Oui, Monsieur.
TOINETTE.— Le poumon, le poumon, vous dis-je.
Texte 9: Parcours « Spectacle et comédie »
ALFRED JARRY, Ubu Roi, 1888, Scène 1.

PÈRE UBU. — Merdre!


MÈRE UBU. — Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.
PÈRE UBU. — Que ne vous assom'je, Mère Ubu!
MÈRE UBU. — Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner.
PÈRE UBU. — De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.
MÈRE UBU. — Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?
PÈRE UBU. — De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le
serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de
l'Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d'Aragon, que voulez-vous de mieux ?
MÈRE UBU. — Comment ! après avoir été roi d'Aragon vous vous contentez de mener aux
revues une cinquantaine d'estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder
sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d'Aragon ?
PÈRE UBU. — Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.
MÈRE UBU. — Tu es si bête !
PÈRE UBU. — De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en
admettant qu'il meure, n'a-t-il pas des légions d'enfants ?
MÈRE UBU. — Qui t'empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?
PÈRE UBU. — Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l'heure par la
casserole.
MÈRE UBU. — Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes
fonds de culotte ?
PÈRE UBU. — Eh vraiment ! et puis après ? N'ai-je pas un cul comme les autres ?
MÈRE UBU. — À ta place, ce cul, je voudrais l'installer sur un trône. Tu pourrais augmenter
indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l'andouille et rouler carrosse par les rues.
PÈRE UBU. — Si j'étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j'avais
en Aragon et que ces gredins d'Espagnols m'ont impudemment volée.
MÈRE UBU. — Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur
les talons.
PÈRE UBU. — Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le
rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure.
MÈRE UBU. — Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

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