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Texte 1 : Elle était déchaussée, elle était décoiffée,

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,

Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;

Moi qui passais par là , je crus voir une fée,

Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême

Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,

Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,

Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;

Elle me regarda pour la seconde fois,

Et la belle folâtre alors devint pensive.

Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l'eau caressait doucement le rivage !

Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,

La belle fille heureuse, effarée et sauvage,

Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Mont l’Am, juin 183…

« Aurore », « Autrefois », Les Contemplations, Victor Hugo


Texte 2 : Melancholia
1. … Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
2. Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
3. Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?

4. Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules


5. Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
6. Dans la même prison le même mouvement.
7. Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
8. Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
9. Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
10. Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
11. Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
12. Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
13. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
14. Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !

15. Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,


16. Notre père, voyez ce que nous font les hommes !

17. Ô servitude infâme imposée à l'enfant !


18. Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
19. Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
20. La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
21. Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
22. D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
23. Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
24. Qui produit la richesse en créant la misère,
25. Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
26. Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?
27. Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
28. Une âme à la machine et la retire à l'homme !

29. Que ce travail, haï des mères, soit maudit !


30. Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
31. Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
32. Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
33. Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
34. Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

« Les luttes et les rêves », « Autrefois », Les Contemplations, Victor Hugo


Texte 3 : A qui donc sommes-nous ?
1. A qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ?
2. Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?
3. Oh ! parlez , cieux vermeils,
4. L'âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?
5. Chaque rayon d'en haut est-il un fil de l'ombre
6. Liant l'homme aux soleils ?

7. Est-ce qu'en nos esprits, que l'ombre a pour repaires,


8. Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?
9. Destin, lugubre assaut !
10.vivants, serions-nous l'objet d'une dispute ?
11.L'un veut-il notre gloire, et l'autre notre chute ?
12.Combien sont-ils là-haut ?

13.Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre,


14.Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l'ombre.
15.Qui craindre ? qui prier ?
16.Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres
17.Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres
18.Sur le noir échiquier.

19.Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte


20.Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !
21.sphinx, dis-moi le mot !
22.Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,
23.Noirs vivants ! heureux ceux qui tout à coup s'éveillent
24.Et meurent en sursaut !

Villequiers 4 septembre 1845


« Pauca meae », « Aujourd’hui », Les Contemplations, Victor Hugo
Texte 4

1       J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

         Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,


         De vers, de billets doux, de procès, de romances,
         Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
5       Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
         C’est une pyramide, un immense caveau,
         Qui contient plus de morts que la fosse commune.
          — Je suis un cimetière abhorré de la lune,
         Où comme des remords se traînent de longs vers
10     Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
         Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
         Où gît tout un fouillis de modes surannées,
         Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher
         Hument le vieux parfum d’un flacon débouché.

15     Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,


         Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
         L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
 Prend les proportions de l’immortalité.
         — Désormais tu n’es plus, ô matière vivante,
20     Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
         Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux,
          — Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
         Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
         Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

Les Fleurs du mal , Charles BAUDELAIRE


Texte 5 Fragment 128 des Feuillets d’Hypnos, René Char

Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le
village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux
compagnies de S.S. et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs
mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l’épreuve.
Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place
centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite
de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une
bombe. Depuis quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter
l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de
surveillance et de gagner la campagne.

Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute


extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux
jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au
village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes et
resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les S.S. avaient surpris un
jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une
voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où est-il ? Conduis-nous », suivie de
silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi,
chassa mon angoisse. Mes mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient
sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis,
fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance.

Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se
rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte,
ruisselant littéralement sur les S.S., les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé
pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus
loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma
direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un
sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne
devait se rompre.

J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice.
Texte 6 : La rencontre de Manon
J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus
tôt! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais
quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes
arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent.
Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se
retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant
qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait pour
faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamais
pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont
tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup
jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ;
mais loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur.
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître
embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes
de connaissance. Elle me répondit ingénument, qu’elle y était envoyée par ses parents, pour
être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu’il était dans mon
cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une
manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi:
c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au
plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.

Extrait de la première partie de Manon Lescaut - L’abbé Prévost


Vocabulaire
« Marquer le temps de mon départ » : indiquer, noter, faire connaître le moment du départ.
« Coche » : Grande voiture à chevaux qui servait au transport des voyageurs, ancêtre de la diligence.
« Hôtellerie » : Maison où les voyageurs sont nourris et hébergés en échange d’une rétribution.
« Transport » : Émotion intense qui met une personne hors d’elle-même, manifestation de passion
amoureuse. « Dessein » : But, intention.
« Balancer » : Hésiter, être indécis, examiner en comparant et en évaluant
« Argus » : Surveillant, espion qu’il est difficile de tromper, personne qui voit tout.
Texte 7 : Les plaintes d’un amant

« Ah! Manon, Manon, repris-je avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes,

lorsque vous avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le

plus grand de vos maux est sans doute ma présence, qui a toujours été importune à vos

plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez qui je suis ; on ne verse pas des pleurs si tendres pour un

malheureux qu’on a trahi et qu’on abandonne cruellement. »

Elle baisait mes mains sans changer de posture. Inconstante Manon, repris-je encore,

fille ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos serments ? Amante mille fois volage et

cruelle, qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? Juste Ciel, ajoutai-

je, est-ce ainsi qu’une infidèle se rit de vous, après vous avoir attesté si saintement ? C’est

donc le parjure qui est récompensé! Le désespoir et l’abandon sont pour la constance et la

fidélité.

Ces paroles furent accompagnées d’une réflexion si amère, que j’en laissai échapper

malgré moi quelques larmes. Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit

enfin le silence. Il faut bien que je sois coupable, me dit-elle tristement, puisque j’ai pu vous

causer tant de douleur et d’émotion; mais que le Ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai

eu la pensée de le devenir !

Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un

vif mouvement de colère. Horrible dissimulation! m’écriai-je. Je vois mieux que jamais que

tu n’es qu’une coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère.

Adieu, lâche créature, continuai-je en me levant; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir

désormais le moindre commerce avec toi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t’honore
jamais du moindre regard! Demeure avec ton nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à

l’honneur, au bon sens ; je m’en ris, tout m’est égal. »

Texte 8 : La mort de Manon Lescaut


Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire
environ deux lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt.
Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il
était déjà nuit; nous nous assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre
pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait
pansée elle-même avant notre départ […] Mais lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle
ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits pour lui faire
trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir
employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J’échauffais ses mains
par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près
d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. […]

Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui
n’eut jamais d’exemple; toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans
cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de
l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse
endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je
m’aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je
les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour
saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris
d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les
tendres consolations de l’amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le
serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître
que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments,
ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques
d’amour au moment même qu’elle expirait: c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce
fatal et déplorable événement.
PARCOURS : « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »
Stendhal, Le Rouge et le Noir
Texte 9 : Stendhal, Le Rouge et le Noir, première partie, chapitre 4 (1830)

Dans Le Rouge et le Noir, le lecteur suit le parcours de Julien Sorel, fils d’un menuisier : ayant eu une
instruction, à la différence de ses frères, il rêve de gloire, d’embrasser une carrière militaire ou
ecclésiastique, et ainsi sortir de son milieu social.

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne
ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches,
équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre
exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait
des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le
hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de
la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture.
Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était
plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu
propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture
lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme
donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de
son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la
scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le
ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme
de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au
milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la
main gauche, comme il tombait :
– Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à
la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.
Julien, quoiqu’étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste
officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique,
que pour la perte de son livre qu’il adorait.

Texte 10 : Flaubert, Madame Bovary, deuxième partie, chapitre 12 (1857)

Emma qui s’est installée à Yonville avec son mari Charles Bovary finit par avoir un amant, Rodolphe, un
châtelain volage. Au début de ce chapitre 12, Emma a proposé au jeune homme de s’enfuir. L’extrait évoque
ses rêves d’évasion, alors que son époux Charles la rejoint dans le lit.

Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie; et, tandis qu’il1 s’assoupissait à
ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où
ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du
haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes,
des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les
clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles,
et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en
corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des
guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits,
disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils
arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long
de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre; ils habiteraient une
maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils
se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et
large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils
contempleraient. Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien
de particulier ne surgissait; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et
cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant2
se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne
s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin3,
sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.
1 Charles Bovary, son mari
2 Berthe, la fille d’Emma et Charles Bovary
3 Employé de la pharmacie

Texte 11 : « Le Prologue »

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop
violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après,
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚ pour
annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme
posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin
que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne
connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et
d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

Jean-Luc Lagarce , Juste la fin du monde, Prologue, Les Solitaires Intempestifs


Texte 12 : Soliloque de Suzanne, partie scène 3

SUZANNE. - (...) 
Parfois, tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres,
ce ne sont pas des lettres, qu'est-ce que c'est ?
de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, rien, comment est-ce qu'on dit ?
elliptiques.
« Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. »
Je pensais, lorsque tu es parti
(ce que j'ai pensé lorsque tu es parti),
lorsque j'étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie (là que ça commence),
Je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire dans la vie,
ce que tu souhaitais faire dans la vie,
je pensais que ton métier était d'écrire (serait d'écrire)
ou que, de toute façon
- et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir, une certaine
forme d'admiration, c'est le terme exact, une certaine forme d'admiration pour toi à cause de ça -,

ou que, de toute façon,


si tu en avais la nécessité,
si tu en éprouvais la nécessité, si tu en avais, soudain, l'obligation ou le désir, tu saurais écrire,
te servir de ça pour te sortir d'un mauvais pas ou avancer
plus encore.
Mais jamais, nous concernant,
jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c'est une sorte de don, je crois,
tu ris) jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité
- c'est le mot et un drôle de mot puisqu'il s'agit de toi –
jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous.
Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes.
C'est pour les autres.
 
Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce scène 3, pages 37, 38,
Les Solitaires Intempestifs

18

Texte 13 : « Le Soliloque d’Antoine », deuxième partie, scène 3

Antoine
Rien en toi n’est jamais atteint,
il fallait des années peut-être pour que je le sache,
mais rien en toi n’est jamais atteint,
tu n’as pas mal
-si tu avais mal, tu ne le dirais pas, j’ai appris cela à mon tour-
et tout ton malheur n’est qu’une façon de répondre,
une façon que tu as de répondre,
d’être là, devant les autres et de ne pas les laisser entrer.
c’est ta manière à toi, ton allure
le malheur sur le visage comme d’autres ont un air de crânerie satisfaite,
tu as choisi ça, et cela t’a servi et tu l’as conservé.
Et nous, nous nous sommes fait du mal à notre tour, chacun n'avait rien à se reprocher
et ce ne pouvait être que les autres qui te nuisaient et nous rendaient responsables tous ensemble,
moi, eux,
et peu à peu, c'était de ma faute, ce ne pouvait être que de ma faute.
On devait m'aimer trop puisque on ne t'aimait pas assez
et on voulut me reprendre alors ce qu'on ne me donnait pas,
et ne me donna plus rien,
et j'étais là, couvert de bonté sans intérêt à ne jamais devoir me plaindre,
à sourire, à jouer,
à être satisfait, comblé, tiens, le mot, comblé,
alors que toi, toujours, inexplicablement, tu suais le malheur
dont rien ni personne, malgré tous ces efforts, n'aurait su te distraire et te sauver.
Et lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu nous abandonnas,
je ne sais plus quel mot définitif tu nous jetas à la tête,
je dus encore être le responsable,
être silencieux et admettre la fatalité, et te plaindre aussi,
m'inquiéter de toi à distance
et ne plus jamais oser dire un mot contre toi, ne plus jamais même oser penser un mot contre toi,
rester là, comme un benêt, à t'attendre.
Moi, je suis la personne la plus heureuse de la terre,
et il ne m'arrive jamais rien,
et m'arrive-t-il quelque chose que je ne peux me plaindre, puisque, « à l'ordinaire »,
il ne m'arrive jamais rien.

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, deuxième partie scène 3 Les Solitaires intempestifs

Texte 14 : Le Jeu de l’amour et du hasard, acte II, scène 11

Mario : Quoi ! ce babillard qui vient de sortir ne t’a pas un peu dégoûtée de lui ?
Silvia, avec feu. : Que vos discours sont désobligeants ! m’a dégoûtée de lui ! dégoûtée ! J’essuie
des expressions bien étranges ; je n’entends plus que des choses inouïes, qu’un langage
inconcevable ; j’ai l’air embarrassé, il y a quelque chose ; et puis c’est le galant Bourguignon qui
m’a dégoûtée. C’est tout ce qui vous plaira, mais je n’y entends rien.

Mario : Pour le coup, c’est toi qui es étrange. À qui en as-tu donc ? D’où vient que tu es si fort
sur le qui-vive ? Dans quelle idée nous soupçonnes-tu ?

Silvia : Courage, mon frère ! Par quelle fatalité aujourd’hui ne pouvez-vous me dire un mot qui
ne me choque ? Quel soupçon voulez-vous qui me vienne ? Avez-vous des visions ?

Monsieur Orgon : Il est vrai que tu es si agitée que je ne te reconnais point non plus. Ce sont
apparemment ces mouvements-là qui sont cause que Lisette nous a parlé comme elle a fait. Elle
accusait ce valet de ne t’avoir pas entretenue à l’avantage de son maître, et, « madame, nous a-t-
elle dit, l’a défendu contre moi avec tant de colère que j’en suis encore toute surprise » et c’est sur
ce mot de surprise que nous l’avons querellée, mais ces gens-là ne savent pas la conséquence d’un
mot.

Silvia : L’impertinente ! y a-t-il rien de plus haïssable que cette fille-là ? J’avoue que je me suis
fâchée par un esprit de justice pour ce garçon.

Mario : Je ne vois point de mal à cela.


Silvia : Y a-t-il rien de plus simple ? Quoi ! parce que je suis équitable, que je veux qu’on ne
nuise à personne, que je veux sauver un domestique du tort qu’on peut lui faire auprès de son
maître, on dit que j’ai des emportements, des fureurs dont on est surprise ! Un moment après un
mauvais esprit raisonne ; il faut se fâcher, il faut la faire taire, et prendre mon parti contre elle, à
cause de la conséquence de ce qu’elle dit ! Mon parti ! J’ai donc besoin qu’on me défende, qu’on
me justifie ! On peut donc mal interpréter ce que je fais ! Mais que fais-je ? De quoi m’accuse-t-on
? Instruisez-moi, je vous en conjure ; cela est-il sérieux ? Me joue-t-on ? Se moque-t-on de moi ?
Je ne suis pas tranquille.

Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, acte II, scène 11 (1730)


Texte 15 Lucrèce Borgia, Acte III, scène 3

Gennaro : Vous êtes ma tante. Vous êtes la sœur de mon père. Qu’avez-vous fait de ma mère, Madame
Lucrèce Borgia ?  ?
Dona Lucrezia : Attends, attends ! Mon dieu, je ne puis tout dire. Et puis, si je te disais tout, je ne ferais
peut-être que redoubler ton horreur et ton mépris pour moi ! écoute-moi encore un instant. Oh ! Que je
voudrais bien que tu me reçusses repentante à tes pieds ! Tu me feras grâce de la vie, n’est-ce pas ? Eh bien,
veux-tu que je prenne le voile ? Veux-tu que je m’enferme dans un cloître, dis ? Voyons, si l’on te disait :
cette malheureuse femme s’est fait raser la tête, elle couche dans la cendre, elle creuse sa fosse de ses mains,
elle prie Dieu nuit et jour, non pour elle, qui en aurait besoin cependant, mais pour toi, qui peux t’en passer ;
elle fait tout cela, cette femme, pour que tu abaisses un jour sur sa tête un regard de miséricorde, pour que tu
laisses tomber une larme sur toutes les plaies vives de son cœur et de son âme, pour que tu ne lui dises plus
comme tu viens de le faire avec cette voix plus sévère que celle du jugement dernier : vous êtes Lucrèce
Borgia ! Si l’on te disait cela, Gennaro, est-ce que tu aurais le cœur de la repousser ! Oh ! Grâce ! Ne me tue
pas, mon Gennaro ! Vivons tous les deux, toi pour me pardonner, moi, pour me repentir ! Aie quelque
compassion de moi !  !
Enfin cela ne sert à rien de traiter sans miséricorde une pauvre misérable femme qui ne demande qu’un peu
de pitié ! - un peu de pitié ! Grâce de la vie !  !
- et puis, vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi, ce serait vraiment lâche ce que tu ferais là, ce serait
un crime affreux, un assassinat ! Un homme tuer une femme ! Un homme qui est le plus fort ! Oh ! Tu ne
voudras pas ! Tu ne voudras pas !  !
Gennaro, ébranlé : Madame…
Dona Lucrezia. Oh ! Je le vois bien, j’ai ma grâce. Cela se lit dans tes yeux. Oh ! Laisse-moi pleurer à tes
pieds !
Une voix au-dehors : Gennaro !  !
Gennaro : Qui m’appelle ? ?
La Voix : Mon frère Gennaro ! !
Gennaro. C’est Maffio !
La Voix. Gennaro ! Je meurs ! Venge-moi !
Gennaro, relevant le couteau. C’est dit. Je n’écoute plus rien. Vous l’entendez, madame, il faut mourir !

Victor Hugo, Lucrèce Borgia, Acte III, scène 3


Texte 16 : Le Préambule, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d’être constituées en
Assemblée nationale.

Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes
des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer dans une
déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de la femme, afin que cette
déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse
leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des
hommes pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en
soient plus respectés, afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des
principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes
mœurs, et au bonheur de tous.

En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage, dans les souffrances


maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits
suivants de la femme et de la citoyenne.

Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791)


Texte 17 : Les articles de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

Article 1 : La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de la Femme et de l’Homme. Ces droits sont : la liberté, la propriété, la
sûreté, et surtout la résistance à l’oppression.
Article 3 : Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, qui
n’est que la réunion de la femme et de l’homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer
d’autorité qui n’en émane expressément.
Article 4 : La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi
l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que
l’homme lui oppose : ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la
raison.
Article 5 : Les lois de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la
société ; tout ce qui n’est pas défendu par ces lois, sages et divines, ne peut être empêché,
et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elles n’ordonnent pas.
Article 6 : La loi doit être l’expression de la volonté générale : toutes les Citoyennes et
Citoyens doivent concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ;
elle doit être la même pour tous ; toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à
ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics,
selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs
talents.
Texte 18 : Le postambule de la Déclaration des droits de la femme et de la
citoyenne

Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ;

reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de

fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la

sottise et de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux

tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes !

femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis

dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de

corruption vous n’avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ; que vous

reste-t-il donc ? la conviction des injustices de l’homme. La réclamation de votre patrimoine,

fondée sur les sages décrets de la nature ; qu’auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ?

le bon mot du législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos législateurs français,

correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n’est plus

de saison, ne vous répètent : femmes, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez-

vous à répondre. S’ils s’obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en

contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la force de la raison aux vaines

prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute

l’énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs

rampant à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de l’Être Suprême. Quelles que

soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n’avez

qu’à le vouloir.
Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791)

Texte 19 : Candide ou l’Optimisme , extrait du chapitre 19 (1759)


En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la

moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la

jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là,

mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? - J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux

négociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? - Oui,

monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux

fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous

coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans

les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère

me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos

fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nos

seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. «Hélas ! je ne sais pas si

j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont

mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous

les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ;

mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous

m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

- Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra

qu’à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. - Hélas ! dit

Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il versait des larmes en

regardant son nègre; et en pleurant, il entra dans Surinam.

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, extrait du chapitre 19 (1759)


Texte 20 : Extrait de L’histoire comique des États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac

Le narrateur, « Cyrano », voyage dans les États et Empires du Soleil. Il y rencontre une société d'oiseaux
très bien organisée. Une pie vient de lui expliquer pourquoi elle aime bien les hommes : ils l'ont élevée et
nourrie.

Le gouvernement du bonheur.

Elle achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un aigle qui se vint asseoir entre les
rameaux d'un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant
que ce fût le roi, si ma pie de sa patte ne m'eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle,
que ce grand aigle fut notre souverain ? C'est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous
laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement
cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'aigle nous devait commander.

« Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux,
et le plus pacifique ; encore le changeons nous tous les six mois, et nous le prenons faible, afin que le
moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu'il ne haïsse ni
ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu'il soit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal
de toutes les injustices. .
« Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement
trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection.
.
« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang,
les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l'un après l'autre passent par-devant lui ; et si quelqu'un d'eux le
sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison
qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »

L’histoire comique des États et Empires du Soleil, 1662, Cyrano de Bergerac

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