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TEXTE

Gargantua vient au monde après onze mois passés dans le ventre de sa mère ; puis
vient le temps d’éduquer le jeune géant. Sa sagesse « torcheculative » provoque
l’admiration de son père.

Ces propos entendus, le bonhomme Grandgousier fut ravi en admiration, considérant le


haut sens et merveilleux entendement de son fils Gargantua. Et dit à ses gouvernantes :
« Philippe, roi de Macédoine, connut le bon sens de son fils Alexandre à manier
dextrement un cheval, car ledit cheval était si terrible et effréné que nul n’osait monter
5 dessus, parce qu’à tous ses chevaucheurs il baillait la saccade : à l’un rompant le cou, à
l’autre les jambes, à l’autre la cervelle, à l’autre les mandibules. Ce que considérant,
Alexandre en l’hippodrome (qui était le lieu où l’on promenait et voltigeait les chevaux)
avisa que la fureur du cheval ne venait que de frayeur qu’il prenait à son ombre. Dont,
montant dessus, le fit courir encontre le Soleil, si que l’ombre tombait par derrière, et par ce
10 moyen rendit le cheval doux à son vouloir. À quoi connut son père le divin entendement qui
en lui était, et le fit très bien endoctriner par Aristote, qui pour lors était estimé sus tous
philosophes de Grèce.
« Mais je vous dis, qu’en ce seul propos que j’ai présentement devant vous tenu à mon
fils Gargantua, je connais que son entendement participe de quelque divinité, tant je le vois
15 aigu, subtil, profond et serein, et parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien
institué. Pour tant, je veux le bailler à quelque homme savant pour l’endoctriner selon sa
capacité, et n’y veux rien épargner. »
De fait l’on lui enseigna un grand docteur sophiste nommé Maître Thubal Holoferne, qui
lui apprit sa charte si bien qu’il la disait par cœur au rebours ; et y fut cinq ans et trois mois.
20 Puis lui lut Donat1, le Facet2, Theodolet3, et Alanus4 in Parabolis et y fut treize ans, six mois
et deux semaines.
Mais notez que cependant il lui apprenait à écrire gothiquement et écrivait tous ses
livres. Car l’art d’impression n’était encore en usage.

François RABELAIS, Gargantua (1534), chap. XIV « Comment Gargantua fut institué par un
sophiste en lettres latines ».

1
Ælius Donatus est un grammairien qui a vécu au IVe siècle de notre ère à Rome, d’où le titre de son ouvrage, le
Donat.
2
Il s’agit d’un traité de savoir-vivre.
3
Cet ouvrage enseignait la mythologie pour en prouver la fausseté ; il est attribué à un évêque du Ve siècle.
4
Alanus, poète lillois du XIIIe siècle, a écrit un traité de morales en quatrains.
DOCUMENT N°1

Nicolas-André MONSIAU (1754-1837), Alexandre domptant Bucéphale, salon de 1787. Huile sur
toile, 300 x 248 cm. Château de Maisons-Laffitte, Centre des monuments nationaux.
DOCUMENT N°2

Rabelais est un auteur humaniste, qui a traduit plusieurs textes du grec ancien, en
particulier les écrits d’Hippocrate. Il a appris le grec en lisant Plutarque, notamment
les Vies Parallèles. Voici le chapitre VIII de la « Vie d’Alexandre » (traduction
Ricard, 1844).

Un Thessalien, nommé Philonicus, amena un jour à Philippe un cheval nommé Bucéphale, qu'il
voulait vendre treize talents. On descendit dans la plaine pour l'essayer; mais on le trouva difficile,
farouche et impossible à manier: il ne souffrait pas que personne le montât ; il ne pouvait supporter
la voix d'aucun des écuyers de Philippe et se cabrait contre tous ceux qui voulaient l'approcher.
Philippe, mécontent et croyant qu'un cheval si sauvage ne pourrait jamais être dompté, ordonna
qu'on l'emmenât. Alexandre, qui était présent, ne put s'empêcher de dire : « Quel cheval ils perdent
là par leur inexpérience et leur timidité! » Philippe, qui l'entendit, ne dit rien d'abord ; mais
Alexandre ayant répété plusieurs fois la même chose et témoigné sa peine de ce qu'on renvoyait le
cheval, Philippe lui dit enfin : « Tu blâmes des gens plus âgés que toi, comme si tu étais plus habile
qu'eux et que tu fusses plus capable de conduire. ce cheval. -Sans doute, reprit Alexandre, je le
conduirais mieux qu'eux. - Mais si tu n'en viens pas à bout, quelle sera la peine de ta présomption? -
Je paierai le prix du cheval », repartit Alexandre. Cette réponse fit rire tout le monde; et Philippe
convint avec son fils que celui qui perdrait paierait les treize talents. Alexandre s'approche du
cheval, prend les rênes et lui tourne la tête en face du soleil, parce qu'il avait apparemment observé
qu'il était effarouché par son ombre, qui tombait devant lui et suivait tous ses mouvements. Tant
qu'il le vit souffler de colère, il le flatta doucement de la voix et de la main ; ensuite laissant couler
son manteau à terre, d'un saut léger il s'élance sur le cheval avec la plus grande facilité. D'abord il
lui tint la bride serrée, sans le frapper ni le harceler; mais quand il vit que sa férocité était diminuée
et qu'il ne demandait plus qu'à courir, il baisse la main, lui parle d'une voix plus rude, et, lui
appuyant les talons, il le pousse à toute bride. Philippe et toute sa cour, saisis d'une frayeur mortelle,
gardaient un profond silence; mais, quand on le vit tourner bride et ramener le cheval avec autant de
joie que d'assurance, tous les spectateurs le couvrirent de leurs applaudissements. Philippe en versa
des larmes de joie, et, lorsque Alexandre fut descendu de cheval, il le serra étroitement dans ses
bras. « Mon fils, lui dit-il, cherche ailleurs un royaume qui soit digne de toi; la Macédoine ne peut te
suffire. »

Ci-dessous : Détail de la mosaïque d'Alexandre, musée archéologique de Naples.


Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants »

Pour un enfant de maison noble qui recherche l'étude des lettres, non pour le gain (car un but aussi
vil est indigne de la grâce et de la faveur des Muses; d'autre part il concerne les autres et dépend
d'eux), ni autant pour les avantages extérieurs que pour les siens propres et pour qu'il s'enrichisse et
s'en pare au-dedans, moi, ayant plutôt envie de faire de lui un homme habile 5 qu'un homme savant,
je voudrais aussi qu'on fût soucieux de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que bien
pleine et qu'on exigeât chez celui-ci les deux qualités, mais plus la valeur morale et l'intelligence
que la science, et je souhaiterais qu'il se comportât dans l'exercice de sa charge d'une manière
nouvelle.

On ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir, et notre
rôle, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que le précepteur corrigeât ce point de la
méthode usuelle et que, d'entrée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre
sur la piste6, en lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'elle-même, en lui ouvrant
quelquefois le chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul,
je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas 7 faisaient d'abord
parler leurs disciples, et puisils leur parlaient.

« Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. » 8

Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi jusqu'à quel point il
doit se rabaisser pour s'adapter à sa force. Faute d'apprécier ce rapport, nous gâtons tout: savoir le
discerner, puis y conformer sa conduite avec une juste mesure, c'est l'une des tâches les plus ardues
que je connaisse; savoir descendre au niveau des allures puériles du disciple et les guider est l'effet
d'une âme élevée et bien forte. Je marche de manière plus sûre et plus ferme en montant qu'en
descendant.
Quant aux maîtres qui, comme le comporte notre usage, entreprennent, avec une même façon
d'enseigner et une pareille sorte de conduite, de diriger beaucoup d'esprits de tailles et formes si
différentes, il n'est pas extraordinaire si, dans tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine
deux ou trois qui récoltent quelque véritable profit de leur enseignement.
Qu'il ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de la leçon qu'il lui a faite, mais
de lui dire leur sens et leur substance, et qu'il juge du profit qu'il en aura fait, non par le témoignage
de sa mémoire, mais par celui de sa vie. Ce que l'élève viendra apprendre, qu'il le lui fasse mettre en
cent formes et adaptées à autant de sujets différents pour voir s'il l'a dès lors bien compris et bien
fait sien, en réglant l'allure de sa progression d'après les conseils pédagogiques de Platon9.
Regorger10 la nourriture comme on l'a avalée est une preuve qu'elle est restée crue et non assimilée.
L’estomac n'a pas fait son œuvre s'il n'a pas fait changer la façon d'être et la forme de ce qu'on lui
avait donné à digérer.

Livre l, chapitre XXVI, « Sur l'éducation des enfants », adapté et traduit du français du XVIe siècle
par A. Lanly © éd. Champion, 1989.

5
Un homme capable de bien juger.
6
Le mot piste évoque l'apprentissage : il s’agit de la métaphore traditionnelle de la « carrière »,
espace de travail des chevaux.
7
Penseur et philosophe grec. « Depuis » signifie « après lui, à sa suite », et évoque la continuité de
ces méthodes de transmission du savoir.
8
Citation latine : « l’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent
s’instruire », phrase de Cicéron, De natura deorum, l, 5.
9
Ici, Platon devient l’allégorie du bon maître.
10
Régurgiter.
Extrait 1, Rabelais, Gargantua : chapitre 14 (pages 98-100), de « Après avoir entendu ces propos »
à « car l’art de l’imprimerie n’était pas encore inventé. »

Après avoir entendu ces propos, le bonhomme Grandgousier fut transporté d’admiration en
considérant le haut sens et l’extraordinaire intelligence de son fils Gargantua. Il dit à ses
gouvernantes :
« Philippe, roi de Macédoine, découvrit le bon sens de son fils Alexandre à mener adroitement
un cheval. Car ce cheval était si terrible et hors de lui que nul n’osait monter dessus. Il donnait la
saccade à tous ses cavaliers. A l’un il brisait le cou, à l’autre les jambes, à l’autre la cervelle, à
l’autre les mâchoires.
Alexandre, alors qu’il se trouvait dans l’hippodrome (c’était le lieu où l’on faisait manoeuvrer et
voltiger les chevaux), s’aperçut que la fureur du cheval ne venait que de frayeur que lui faisait son
ombre. Il se mit alors en selle et le fit galoper contre le soleil, de sorte que l’ombre tombait derrière
lui. Par ce moyen, il rendit le cheval aussi docile qu’il le désirait.
C’est ainsi que son père s’aperçut de la divine intelligence qu’il avait en lui. Il le fit alors très
bien éduquer par Aristote, qui était alors considéré comme le plus grand philosophe de Grèce.
Mais je vous dis que, grâce à la seule discussion que je viens d’avoir devant vous avec mon fils
Gargantua, je m’aperçois que son intelligence procède de quelque divinité, tant je la vois aigüe,
subtile, profonde et mesurée. Il parviendra à un degré souverain de sagesse, s’il est bien instruit. Par
conséquent, je veux le confier à un savant, pour qu’il l’éduque selon ses capacités. Et je n’y
regarderai pas à la dépense.
On lui recommanda un grand sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui apprit si bien
son alphabet qu’il le récitait par cœur et à l’envers. Cela l’occupa cinq ans et trois mois. Puis son
maître lui lut Donat, le Facet, le Theodolet, et Alanus in Parabolis. Et cela l’occupa treize ans, six
mois et deux semaines.
Notez que, pendant ce temps, il lui apprenait à écrire en lettres gothiques. Gargantua devait
recopier lui-même ses livres, car l’art d’impression n’était encore inventé.

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