Vous êtes sur la page 1sur 8

Textes de la Renaissance

Extrait 1 : Pantagruel, chapitre XVIII (François Rabelais)

Très cher fils,

[…] C’est pourquoi, mon fils, je t’engage à employer ta jeunesse à bien profiter en savoir et en vertu.
Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon (Rabelais a créé le nom de ce personnage en se basant
sur le mot grec épistémé, qui signifie « savoir », « science ».) : l’un par un enseignement vivant et
oral, et l’autre par de louables exemples peuvent te former. J’entends et je veux que tu apprennes
parfaitement les langues : d’abord le grec, comme le veut Quintilien (philosophe latin du 1 er siècle), en
second lieu le latin, puis l’hébreu pour l’Écriture sainte, le chaldéen et l’arabe pour la même raison, et
que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, de Cicéron (ancien homme politique et auteur
romain) pour le latin. Qu’il n’y ait pas de faits historiques que tu ne gardes présents à la mémoire, ce
à quoi t’aidera la description de l’univers par les auteurs qui ont traité ce sujet.

Quant aux arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je t’en ai donné le goût quand tu étais
encore petit, à cinq ou six ans ; continue : de l’astronomie apprends toutes les règles. Mais laisse-moi
l’astrologie divinatoire et l’art de Lullius (Raymond Lulle est un alchimiste du XIIIe siècle), qui ne sont
qu’abus et futilités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et me les confères
(examines) avec philosophie.

Quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t’y appliques avec soin : qu’il n’y ait mer, rivière,
ni source dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes,
buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les
pierreries de toutes les contrées d’Orient et du Midi, que rien ne te soit inconnu.

Puis, relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmudistes
et les cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une parfaite connaissance de cet autre
monde qu’est l’homme. Et quelques heures par jour, commence à lire l’Écriture sainte, d’abord en
grec le Nouveau Testament et les Épîtres des apôtres, puis en hébreu l’Ancien Testament. En somme,
que je voie en toi un abîme de science, car maintenant que tu deviens homme et te fais grand, il te
faudra quitter la tranquillité et le repos de l’étude et apprendre l’art de la chevalerie et les armes pour
défendre ma maison et secourir nos amis dans toutes leurs difficultés contre les attaques des fauteurs
de troubles. Et je veux que bientôt tu mesures tes progrès : pour cela, tu ne pourras mieux faire que
de te soutenir des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous, et de fréquenter les
gens lettrés tant à Paris qu’ailleurs.

1
Extrait 2 : « Comment son nom fut attribué à Gargantua et comment il humait le
vin. » (François Rabelais, Poètes et prosateurs de la Renaissance, p. 233)

Le bonhomme Grandgousier, pendant qu'il buvait et se rigolait avec les autres, entendit l'horrible cri que
son fils avait poussé en entrant dans la lumière de ce monde, quand il braillait pour demander : « À
boire ! à boire ! à boire ! » Ce qui lui fit dire : « Que grand tu as ! » (sous-entendez le gosier). À ces mots,
les assistants dirent qu'assurément il devait, pour cette raison, recevoir le nom de Gargantua, pour suivre
le modèle et l'exemple des anciens Hébreux, puisque telle avait été la première parole de son père à sa
naissance. Grandgousier y condescendit, et la chose convint tout à fait à la mère. Ensuite, pour apaiser
l'enfant, on lui donna à boire à tire-larigot, puis il fut porté sur les fonts, où il fut baptisé, comme c'est la
coutume des bons chrétiens.

Et dix-sept mille neuf cent treize vaches de Pontille et de Bréhémont lui furent dévolues par ordonnance
pour son allaitement ordinaire. Car il n'était pas possible de trouver, dans tout le pays, une nourrice
satisfaisante, vu la grande quantité de lait nécessaire à son alimentation, bien que certains docteurs,
disciples de John Duns Scot (célèbre théologien médiéval, il enseigna à Paris la supériorité de la foi sur la
raison. Sa dialectique, aussi subtile que creuse, en fit le maître à penser des scolastiques. Rabelais le
considère comme l’ennemi de la pensée ouverte et pragmatique chère aux humanistes.), aient affirmé
que sa mère l'allaita et qu'elle pouvait traire de ses mamelles quatorze cent deux mesures et neuf pots
de lait à chaque fois, ce qui n'est pas vraisemblable, et cette proposition a été déclarée mamellement
scandaleuse, blessante pour des oreilles capables de piété, et sentant de loin l'hérésie.

Il passa à ce régime un an et dix mois; quand il parvint à cet âge, sur le conseil des médecins, on
commença à le sortir et une belle charrette à boeufs fut construite grâce à l'ingéniosité de Jean Denyau,
dans laquelle on le promenait de ce côté-ci, de ce côté-là, joyeusement; et il faisait bon le voir car il
portait bonne trogne et avait presque dix-huit mentons; et il ne criait que bien peu, mais chiait à toute
heure, car il était prodigieusement flegmatique des fesses, tant par complexion naturelle que par une
disposition accidentelle, qu'il avait contractée parce qu'il humait trop de purée septembrale (raisins
écrasés aux vendanges de septembre et , par extension, le vin qu’on en tire.). Et il n'en humait jamais
une goutte sans raison, car, s'il arrivait qu'il fût dépité, courroucé, contrarié ou chagrin, s'il trépignait, s'il
pleurait, s'il criait, en lui apportant à boire on le tranquillisait et, aussitôt, il demeurait sage et souriant.

Une de ses gouvernantes m'a dit, en jurant sur sa foi, qu'il avait tellement l’habitude d’agir ainsi, qu'au
seul son des pots et des flacons, il entrait en extase, comme s'il eût goûté les joies du paradis. Si bien
que, en considération de cette constitution divine, ses gouvernantes, pour le réjouir le matin, faisaient
devant lui tinter des verres avec un couteau, ou des carafons avec leur bouchon, ou des pichets avec leur
couvercle. À ces sons, il s'épanouissait, tressaillait, se berçait lui-même en dodelinant de la tête,
pianotant des doigts et barytonnant du cul.

2
Extrait 3 : Les regrets (Joachim du Bellay)

« Heureux qui, comme Ulysse… »

Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,


Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné plein d’usage et de raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je hélas, de mon petit village


Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,


Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin


Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

3
Extrait 4 : Les Regrets (Joachim du Bellay)

« Maintenant je pardonne à la douce fureur »

Maintenant je pardonne à la douce fureur (passion)


Qui m'a fait consumer le meilleur de mon âge,
Sans tirer autre fruit de mon ingrat ouvrage
Que le vain passe-temps d'une si longue erreur.

Maintenant je pardonne à ce plaisant labeur,


Puisque seul il endort le souci qui m'outrage,
Et puisque seul il fait qu'au milieu de l'orage,
Ainsi qu'auparavant, je ne tremble de peur.

Si les vers ont été l'abus de ma jeunesse,


Les vers seront aussi l'appui de ma vieillesse,
S'ils furent ma folie, ils seront ma raison,

S'ils furent ma blessure, ils seront mon Achille*,


S'ils furent mon venin, le scorpion utile
Qui sera de mon mal la seule guérison.

*Achille : guerrier grec de la mythologie. Son seul point vulnérable était le talon.

4
Extrait 5 : Les amours de Cassandre (Pierre de Ronsard)

« Mignonne, allons voir si la rose »

Mignonne, allons voir si la rose


Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vêprée (le soir)
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,


Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautés laissé choir !
Ô vraiment marâtre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,


Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

5
Extrait 6 : Défense et illustration de la langue française (Joachim du Bellay)

En français actuel :

Vouloir ôter la liberté à un savant homme, qui voudra enrichir sa langue, d’usurper quelquefois des
vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riche, sous une plus
rigoureuse loi que celle que les Grecs et les Romains se sont donnée. Lesquels, bien qu’ils fussent sans
comparaison plus que nous copieux et riches, néanmoins ont concédé aux doctes hommes user
souvent de mots non accoutumés au choses non accoutumées. Ne crains donc, poète futur, d’innover
quelque terme en un long poème, principalement, avec modestie toutefois, analogie et jugement de
l’oreille, et ne te soucie de qui le trouve bon ou mauvais : espérant que la postérité l’approuvera,
comme celle qui donne foi aux choses douteuses, lumière aux obscures, nouveautés aux antiques,
usage aux non accoutumées, et douceur aux âpres et rudes.

6
Extrait 7 : Essais, Livre I (Michel de Montaigne)

« Des cannibales »

Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais,
pour avoir cet avantage sur nous d'avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter
nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun écrivît ce qu'il sait, et autant qu'il en
sait, non en cela seulement, mais en tous autres sujets : car tel peut avoir quelque particulière science ou
expérience de la nature d'une rivière ou d'une fontaine, qui ne sait au reste que ce que chacun sait. Il
entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit lopin, d'écrire toute la physique. De ce vice sourdent
plusieurs grandes incommodités.

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce
qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de
vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des
opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police,
parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages
les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que
nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler
plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et
propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au
plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût
excellente, à l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture. Ce n'est pas raison que
l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la
beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons du tout étouffée.

7
Extrait 8 : Bref récit et succincte narration de la navigation (Jacques Cartier)

- De la façon de vivre du peuple de la dicte terre, & de certaines conditions creance & façon de faire
qu’ilz ont.

Ce dit peuple n’a aucune croyance de Dieu, car ils croient à un dieu qu’ils appellent Cudragny, et ils
disent qu’il parle souvent à eux, et leur dit le temps qu’il doit faire. Ils disent aussi que quand il se
courrouce à leur égard, qu’il leur jette de la terre aux yeux. Ils croient aussi que quand ils trépassent,
qu’ils vont aux étoiles, puis viennent baissant en l’horizon comme les dites étoiles. Et s’en vont en
beaux champs, vers pleins de beaux arbres, fleurs, et fruits somptueux. Après qu’ils nous eurent
donné le tout à entendre, nous leur avons démontré leur erreur, et dit que leur Cudragny est un
mauvais esprit, qui les abuse et leur avons dit qu’il n’est qu’un Dieu, qui est au ciel, lequel nous donne
toutes les choses nécessaires, et est créateur de toutes choses et que c’est à lui que nous devons
croire seulement, et qu’il faut être baptisé, ou aller en enfer, et il leur fut démontré plusieurs autres
choses de notre foi. Ce que facilement ils ont cru, et appelé leur Cudragny, Agouinonda, tellement que
plusieurs fois ils ont prié notre capitaine de les faire baptiser, et sont venus ledit seigneur Taignoagny,
Dom Agaya, et tout le peuple de leur ville pour être baptisés : mais par ce que nous ne savions pas
leur intention ni courage, et qu’il n’y avait que leur démonstration de la foi pour lors, il fur pris excuse
envers eux.

Vous aimerez peut-être aussi