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Extrait 2 : « Comment son nom fut attribué à Gargantua et comment il humait le vin. » (François Rabelais, Poètes et prosateurs de la Renaissance, p. 233)
Le bonhomme Grandgousier, pendant qu'il buvait et se rigolait avec les autres, entendit l'horrible cri que son fils avait poussé en entrant dans la lumière de ce monde, quand il braillait pour demander : « À boire ! à boire ! à
boire ! » Ce qui lui fit dire : « Que grand tu as ! » (sous-entendez le gosier). À ces mots, les assistants dirent qu'assurément il devait, pour cette raison, recevoir le nom de Gargantua, pour suivre le modèle et l'exemple des
anciens Hébreux, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance. Grandgousier y condescendit, et la chose convint tout à fait à la mère. Ensuite, pour apaiser l'enfant, on lui donna à boire à tire-larigot, puis
il fut porté sur les fonts, où il fut baptisé, comme c'est la coutume des bons chrétiens.
Et dix-sept mille neuf cent treize vaches de Pontille et de Bréhémont lui furent dévolues par ordonnance pour son allaitement ordinaire. Car il n'était pas possible de trouver, dans tout le pays, une nourrice satisfaisante, vu la
grande quantité de lait nécessaire à son alimentation, bien que certains docteurs, disciples de John Duns Scot (célèbre théologien médiéval, il enseigna à Paris la supériorité de la foi sur la raison. Sa dialectique, aussi subtile
que creuse, en fit le maître à penser des scolastiques. Rabelais le considère comme l’ennemi de la pensée ouverte et pragmatique chère aux humanistes.), aient affirmé que sa mère l'allaita et qu'elle pouvait traire de ses
mamelles quatorze cent deux mesures et neuf pots de lait à chaque fois, ce qui n'est pas vraisemblable, et cette proposition a été déclarée mamellement scandaleuse, blessante pour des oreilles capables de piété, et sentant de
loin l'hérésie.
Il passa à ce régime un an et dix mois; quand il parvint à cet âge, sur le conseil des médecins, on commença à le sortir et une belle charrette à boeufs fut construite grâce à l'ingéniosité de Jean Denyau, dans laquelle on le
promenait de ce côté-ci, de ce côté-là, joyeusement; et il faisait bon le voir car il portait bonne trogne et avait presque dix-huit mentons; et il ne criait que bien peu, mais chiait à toute heure, car il était prodigieusement flegmatique
des fesses, tant par complexion naturelle que par une disposition accidentelle, qu'il avait contractée parce qu'il humait trop de purée septembrale (raisins écrasés aux vendanges de septembre et , par extension, le vin qu’on en
tire.). Et il n'en humait jamais une goutte sans raison, car, s'il arrivait qu'il fût dépité, courroucé, contrarié ou chagrin, s'il trépignait, s'il pleurait, s'il criait, en lui apportant à boire on le tranquillisait et, aussitôt, il demeurait sage et
souriant.
Une de ses gouvernantes m'a dit, en jurant sur sa foi, qu'il avait tellement l’habitude d’agir ainsi, qu'au seul son des pots et des flacons, il entrait en extase, comme s'il eût goûté les joies du paradis. Si bien que, en considération
de cette constitution divine, ses gouvernantes, pour le réjouir le matin, faisaient devant lui tinter des verres avec un couteau, ou des carafons avec leur bouchon, ou des pichets avec leur couvercle. À ces sons, il s'épanouissait,
tressaillait, se berçait lui-même en dodelinant de la tête, pianotant des doigts et barytonnant du cul.
*Achille : guerrier grec de la mythologie. Son seul point vulnérable était le talon.