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Enseigner en paraboles

Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du


6 mai 1976.

L’article suivant est la retranscription du neuvième épisode de la série Le trésor des


conteurs, dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France
Culture, durant lequel Eva de Vitray-Meyerovitch interprète quelques contes spirituels
orientaux dans le cadre d’un échange avec Dejan Bogdanović.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray-Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers cet événement,
Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant
connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

le Podcast
Conscience Soufie · Enseigner en paraboles par Eva de Vitray-Meyerovitch

Dejan Bogdanović : Eva de Vitray-Meyerovitch, vous êtes professeur à l’Université du


Caire et vous avez traduit pour la première fois, du persan en français, l’œuvre
magistrale du plus grand poète mystique de l’Islam, Jalâl al-Dîn Rûmî, notamment ses
« Odes Mystiques »¹ ainsi que « Le Livre du Dedans », lequel vient de paraître aux
Éditions Sinbad. Il s’agit, en effet, d’un ouvrage d’un passionnant intérêt. Aussi, avez-
vous souvent abordé le recours aux paraboles dans l’œuvre de Rûmî.

Eva de Vitray-Meyerovitch : En effet. L’enseignement par paraboles, par apologues,


est un trait tout à fait caractéristique de la littérature islamique, en général – qu’il s’agisse
aussi bien de littérature arabe, persane, turque ou indonésienne. Rûmî, lui-même,
décrivait cette forme d’enseignement comme suit : « Mes facéties n’en sont pas, elles
paraissent simples, mais en réalité c’est un enseignement ». L’intention est toujours de
tenter d’éveiller l’esprit de l’auditeur à une vérité qu’il est capable de percevoir et, donc,
de s’adresser à lui, en mettant en œuvre, toutes les ressources de l’émerveillement. Notre
ami Bammate² a, par ailleurs, admirablement évoqué les notions d’étonnement et de
curiosité dans un de ses entretiens. Il est donc très important de souligner que ces
paraboles, porteuses d’un message d’éveil et d’enseignement, se déchiffrent comme un
symbole. Tout symbole est un hiéroglyphe à déchiffrer, chacun le démêlant selon sa
propre capacité spirituelle. Rûmî a d’ailleurs beaucoup insisté sur ce point, notamment
dans « Le Livre du Dedans », en rappelant que le Prophète de l’Islam disait qu’il était
absolument indispensable de s’adresser aux hommes selon la mesure de leur
compréhension et leurs propres capacités. Dépourvu de ce principe, l’enseignement était
vain. L’usage de la parabole va donc permettre de concrétiser et synthétiser des intuitions
à la fois différentes et multiples, mais non contradictoires. Ces dernières,
complémentaires et imbriquées les unes dans les autres, telles les poupées russes, rendent
ainsi possibles des lectures à plusieurs niveaux, suivant la capacité du lecteur. C’est une
forme littéraire que nous retrouvons, d’ailleurs, même dans le Coran, où les descriptions
du Paradis vont pouvoir être déchiffrées à la fois par un bédouin ignorant, comme étant
des ombrages frais, des ruisseaux d’eau vive, des sources claires et du lait, ainsi que par
tout métaphysicien, mystique ou autre philosophe comme la vision béatifique de Dieu.
Ces deux interprétations ne s’opposent pas, mais reflètent toutefois un niveau de
compréhension différent.

À cet égard, Rûmî relate une histoire, que nous retrouvons d’ailleurs chez al-Ghazâlî,
grand philosophe et penseur musulman du Moyen Âge, mort en 1111. Lui-même
transmettait également son enseignement au moyen d’anecdotes et de paraboles.
Cette histoire parle d’un éléphant que des Indiens conduisirent dans un village, la nuit, et
qu’on enferma pour des raisons de sécurité sans doute, dans une chambre tout à fait
obscure ou une cave. Les paysans du village n’ayant jamais entendu parlé d’un tel animal,
se pressèrent dans l’obscurité pour essayer de comprendre ce qui était enfermé là. L’un
tâta la jambe de l’éléphant et déclara : « Oh, ce doit être un pilier ! » ; un autre saisît sa
trompe et dît : « C’est sûrement un tuyau pour l’eau ! » ; un autre encore toucha son oreille
et affirma : « Cela doit être un éventail !» ; enfin, un dernier parvint à toucher son corps
et assura : « Mais ça a l’air d’être un très grand fauteuil ! ». Cependant, tous bien sûr, se
fourvoyèrent. Chacun ayant, en effet, perçu un petit morceau de la Vérité, une petite
parcelle, un petit fragment d’une vérité totale.
Il n’y a donc de perception possible que selon la propre capacité réceptive de l’auditeur.
C’est l’essence même de l’apologue, dont le dévoilement s’exerce à des niveaux de
compréhension différents.

Dejan Bogdanović : Comment un conte devient-il, par conséquent, apologue


mystique ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est une question très intéressante, car elle s’est posée,
en réalité, pour tous les contes et dans toutes les littératures. On a très souvent donné au
conte une autre dimension, au-delà justement de la référence anecdotique et même
d’émerveillement. C’est ainsi que, chez nous par exemple, l’étude des contes de Perrault
permet de les associer aux mythes solaires. « La Belle au Bois Dormant » traduit, en
réalité, l’âme en sommeil dans le monde des formes, que le bien-aimé céleste pourrait
venir réveiller. Il s’agit là d’une interprétation après coup. Or, ce qui est important, je
pense, à la fois dans l’œuvre de Rûmî, mais également dans celle de ses grands
prédécesseurs qui, dans la littérature persane, sont notamment, Sanaî et Attar, (Rûmî
rendait un très vibrant hommage à ces deux poètes en déclarant : « Sanaî et Attar ont
parcouru les sept cités de l’Amour et moi je n’en suis qu’au tournant d’une ruelle », ce
qui était bien de la modestie pour un génie tel que Rûmi…), reste la place donnée à
l’interprétation mystique. En somme, l’anecdote ne sert que de prétexte et de tremplin,
pour parvenir tout de suite à cette autre dimension de l’être. Toute la mystique et la culture
musulmane, notamment ce qu’on appelle le tasawwuf – traduit selon les Occidentaux par
le mot « soufisme » – s’inscrivent dans cette idée que Pascal exprimait en disant :
« l’homme passe infiniment l’homme ». Rûmi lui-même disait qu’« entre le petit
homme mardak de la vie quotidienne et le grand Moi, qui est caché derrière ce petit
homme, il y a un océan »… Il y a donc toujours une référence à une autre dimension de
l’être, ainsi qu’un pèlerinage autorisant sa découverte.

Je souhaiterais raconter une histoire qui me semble très bien illustrer cette intention :
Rûmî raconte qu’il y avait un roi qui possédait une citadelle dans une province lointaine.
Ce monarque avait trois fils, auxquels il avait toujours interdit de se rendre dans cette
forteresse. Bien sûr, les trois hommes, poussés par l’attrait des choses défendues, se
mirent en route sans guide (ceci est toujours très dangereux sur la voie spirituelle). Ces
derniers arrivèrent donc et un vieux gardien les fît entrer. Là, ils découvrirent le portrait
d’une jeune fille si belle, que tous trois furent aussitôt épris d’elle. Ils furent par ailleurs
informés qu’il s’agissait du portrait de la princesse de Chine, laquelle était gardée recluse
dans un donjon par son père, l’empereur. Aussitôt, tous trois se mirent en route, arrivèrent
en Chine et découvrirent la belle princesse prisonnière… ils tentèrent désespérément de
s’entretenir avec elle et de demander sa main à son père. Le premier prince était tellement
éperdu d’amour qu’il mourut. Le deuxième fut très bien reçu par l’empereur mais, il en
conçut tant d’orgueil que finalement, l’empereur de Chine se fâcha et le blessa (on ne se
sait pas très bien dans quelles circonstances). In fine, raconte l’histoire (mais on ne dit pas
très bien comment), ce fut le troisième petit prince, paresseux, n’ayant absolument rien
fait, qui remporta néanmoins la victoire sur tous les plans.

Il faut savoir que ce thème est très fréquent dans la littérature populaire. En effet, on
retrouve un peu partout ce voyage des trois princes. Il s’agit d’un thème folklorique très
connu dans la littérature persane. En outre, le privilège du fils cadet est un trait
ethnologique célèbre dans l’Avesta³ et ce genre de littérature.

Rûmî nous donne partiellement une interprétation mystique de cette parabole. Selon lui,
la citadelle est une représentation du corps : elle possède dix portes qui, d’une part,
symbolisent les cinq sens sensoriels (l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat, le goût) et d’autre
part, les cinq sens internes, que sont l’intuition, la vision spirituelle etc. Les princes sont
donc partis, sans guide, dans cette aventure qui est la grande aventure de l’Âme, ce qui
est très dangereux : ils courent donc de nombreux risques. En outre, dans ce genre de
littérature, le voyage vers la Chine, représente toujours le monde spirituel. Quant à la
princesse, elle symbolise sans doute la Vérité, le double céleste. Là encore, il y a beaucoup
d’interprétations possibles. Enfin, pourquoi le petit prince paresseux a-t-il remporté la
victoire alors que les autres s’étaient donné tant de mal sans résultat ? C’est sans doute
pour illustrer un propos, très souvent commun aux mystiques et à celui de Rûmî. En effet,
ce qui est appelé « paresse » ici, pourrait à meilleur escient, se traduire par une forme de
« passivité ». Cette dernière n’étant autre que l’abandon et la remise confiante à Dieu.
Ainsi le prince cadet, qui, au lieu de prendre beaucoup d’initiatives, attend que la Grâce
agisse en lui, car en réalité, elle seule, est capable de faire remporter la victoire dans ce
domaine.

Il y a eu plusieurs commentaires de cette célèbre histoire, notamment par Ismail Ankaravî,


grand commentateur de l’œuvre de Rûmî. Il y en a d’autres, mais je pense que celle-ci
illustre assez bien mon propos. En effet, il s’agit de démontrer que ce n’est pas une
interprétation induisant, par une exégèse tardive, de la mystique dans un conte populaire.
Au contraire, le conteur, en l’occurrence Rûmî, a tout de suite donné à l’histoire qu’il
rapporte une dimension spirituelle et d’intériorité. Il a ainsi transformé un conte populaire
très connu, celui de ces trois princes qui partaient à l’aventure en vue d’épouser une belle
jeune fille, en lui prêtant d’emblée une dimension métaphysique et de pèlerinage spirituel.

Dejan Bogdanović : Vous venez de faire allusion au pèlerinage. Trouvons-nous ce


même thème dans la littérature mystique antérieure à Rûmî ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, tout à fait. Nous le trouvons et sous une forme
particulièrement émouvante chez Attar, dont je parlais tout à l’heure, et à la mémoire
duquel Rûmî rendait toujours hommage.

C’est l’histoire du Langage des Oiseaux ou de l’Assemblée des Oiseaux (Mantiq al-Tayr)
qui rapporte le pèlerinage de « trente oiseaux », qui se dit si-morgh en persan, partis à la
découverte de la Vérité, de la Réalité Suprême. Ces oiseaux franchissent des défilés et
des vallées : celle du Repentir, de l’Amour, du Détachement, de la Pauvreté mystique, …
Toutes ces vallées symbolisent elles-mêmes les étapes du pèlerinage de l’âme à la
recherche de la Vérité ou de Dieu. Cette Vérité, cette Réalité, ce Graal – pour parler en
terme occidental de cette quête – est donc représentée par le Simorgh, le phénix, l’oiseau
merveilleux représentant le Divin.

J’ouvre ici une toute petite parenthèse pour montrer combien ce genre d’anecdote peut
encore faire écho à notre époque : Maurice Béjart a chorégraphié, il y a quelque temps,
un admirable ballet intitulé Le Golestan, une métaphore de ce pèlerinage de l’homme à
la recherche du Divin. Ainsi, dans une des dernières phases du ballet, apparaît le Simorgh,
cet oiseau merveilleux que le pèlerin mystique essaie désespérément d’atteindre sans y
parvenir, si ce n’est au moment de la mort.

Plus que tout, ce qui est merveilleux dans le pèlerinage décrit par Attar, c’est que le cœur
de l’apologue s’articule autour d’un jeu de mots : ces trente oiseaux, les si-morgh, arrivés
au terme de leur pèlerinage s’aperçoivent qu’ils sont en réalité, « le » Simorgh, c’est-à-
dire qu’ils ne sont « que » la représentation de l’Oiseau merveilleux. En effet, au moment
de la rencontre suprême, toute multiplicité étant abolie, il ne reste plus que l’Unité. C’est
d’ailleurs le thème fondamental et essentiel de toute la mystique musulmane, de même
que celui de la culture islamique.

¹ Odes Mystiques, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, Éd. Klincksieck, 1973, réédité en 2003, Points
Sagesses.

² Najm oud-Dine Bammate (1922-1985), est un penseur musulman franco-afghan


d’origine caucasienne. Polyglotte, il fut haut fonctionnaire de l’Unesco, et œuvra pour
voir s’épanouir un islam contemporain en terre occidentale. Il est l’auteur des
ouvrages Cités d’Islam (Ed. Arthaud, Paris, 1986) et L’Islam et l’Occident –
Dialogues (Ed. Christian Destremau / Ed. Unesco, 2000). Professeur d’islamologie à
l’université de Paris VII dans les années 70, il s’occupa également, à partir de 1983, de
l’émission télévisée islamique dominicale, et contribua, aux côtés d’Eva de Vitray-
Meyerovitch notamment, à faire connaitre à travers les médias la portée universaliste de
l’islam.

³ L’Avesta , dans la religion mazdéenne, constitue l’ensemble des textes sacrés du livre
sacré et sacerdotal des zoroastriens.
Islam et psychologie des
profondeurs
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance


du 15 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre


l’Islam, dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur
France Culture, durant lequel Eva de Vitray-Meyerovitch interroge Olivier
Marc sur les secrets de l’âme, tout en nous livrant quelques clés de
compréhension de la psychologie spirituelle islamique.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au


podcast qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva
de Vitray–Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–
Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre
la sagesse universelle du soufisme en faisantconnaitre ses grandes figures et
ses œuvres majeures.

Introduction

Lecture de la sourate Al-Fâtiha¹ en arabe, puis d’une traduction en français :

Au nom du Dieu compatissant et miséricordieux²,


Louange à Dieu, Seigneur de l’univers,
Le Compatissant et le Miséricordieux,
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons l’assistance !
Guide- nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta colère,
Ni celui des égarés !

Eva de Vitray-Meyerovitch : Notre époque est particulièrement préoccupée de


psychologie des profondeurs en général, de psychanalyse en particulier, et ceci
semble traduire l’angoisse de notre temps. Nous pourrions penser que cette recherche
est quelque chose de très moderne. Nous avons en réalité des exemples de recherches
en la matière beaucoup plus anciennes qui datent, en Orient, du Moyen Âge. Olivier
Marc, vous qui avez une double formation d’architecte et de psychanalyste, qui s’est
traduite d’ailleurs récemment dans un ouvrage tout à fait passionnant sur la
psychanalyse de la maison, je voudrais vous demander ce que vous pensez de cette
attitude.

À titre d’exemple, j’aimerais vous raconter une histoire empruntée au


Canon d’Avicenne³, daté du XIe siècle de notre ère. Avicenne y narre l’histoire d’une
jeune fille souffrante, dont les médecins désespèrent de trouver la cause de sa
maladie. Finalement, un «médecin spirituel », comme le dit Avicenne, demande aux
proches de la jeune fille de le laisser seul avec elle, et il fait étendre la jeune fille sur
un divan. Nous retrouvons ici le divan du psychanalyste. Il l’interroge et tente, à
travers ses réponses, de déceler les raisons de sa souffrance : il prend son pouls,
surveille ses changements de couleur : lorsqu’il prononce certains mots, elle pâlit,
elle rougit, son pouls s’accélère… Il finit par comprendre qu’elle est très
malheureuse parce qu’elle a laissé dans son pays natal un garçon qu’elle aimait, ce
qui permet finalement sa guérison. La méthode employée ici est très proche de ce que
font les psychanalystes modernes.

Olivier Marc : Vous faisiez allusion à l’importance du divan. Ceci n’est qu’un détail,
puisque, aujourd’hui, le divan n’est pas l’instrument ou le lieu exclusif de la
psychanalyse. Nous trouvons une démarche commune avec l’histoire à laquelle vous
faites allusion, dans la mesure où la personne se trouve dans une position allongée, donc
passive : cette position de détente et de confiance est favorable à l’émergence des
contenus de l’inconscient. Effectivement, nous pouvons voir là un point de
comparaison, dans cette perception de la relation de l’âme au corps. Mais il n’y a pas de
doute que ce qui a de nos jours pris ce nom de psychanalyse, cette science de l’âme,
remonte à l’origine des temps. Elle s’est codifiée aujourd’hui à travers certaines
tendances, certaines écoles qui cherchent et se cherchent dans le contexte d’une
continuité, comme prenant la suite des traditions.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Au sein des textes soufis que j’ai particulièrement étudiés, je
trouve une recherche constante de la réunification de l’être. Une prière attribuée au
Prophète dit : «Seigneur, rassemble ma dispersion ! » Ce thème du rassemblement de la
psyché se retrouve fréquemment dans les écrits des mystiques musulmans, et je pense que
c’est ce à quoi tendent les thérapeutiques modernes.

Olivier Marc: Peut-être que nous retrouvons plus particulièrement cette notion du
besoin de réunification de l’être chez Jung, dans la notion d’individuation. Jung
considère que l’individuation est une possibilité pour l’être de retrouver sa qualité de «
un », d’in-dividu psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et indivisible, une
totalité. Finalement, la psychanalyse cherche à permettre à l’être de vivre sa totalité, qui
est en fait non seulement son unité en lui-même, mais son unité avec l’univers.

Eva de Vitray-Meyerovitch : La notion d’«homme parfait» en islam, signifie l’« homme total
», c’est-à-dire l’homme qui a réalisé justement cette unification intérieure. Est-ce que ceci ne
nous amène pas d’ailleurs à cette notion de » l’ombre » qui est si importante chez les
mystiques de l’islam ?

Olivier Marc : Effectivement. Si, dans notre contexte, dans notre civilisation, on parlait
d’« homme parfait », on parlerait en termes de valeur morale ou de valeur idéalisée.
Or, en disant « homme total », nous n’exprimons pas de valeur d’idéalisation, mais de
réalisation de l’être. Mais qu’est–ce qu’un «homme total»? C’est celui qui pourrait
idéalement intégrer ce que Jung appelle l’ombre, cette partie inconnue, secrète (refoulée
en particulier selon les données freudiennes), qui joue dans l’être et cherche à se
manifester, mais de manière obscure, mystérieuse. Elle se manifeste « par derrière » en
quelque sorte, dans la mesure où elle n’a pas été portée au jour et c’est l’ombre qui
entrave ou empêche l’épanouissement de l’être. Là, nous retrouvons exactement cette
notion d’« homme parfait » à laquelle vous faites allusion dans l’islam.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense à un mot extraordinaire d’un poète musulman


de l’Inde du 18e siècle : « Nous nous trouvons là où nous-mêmes n’avons aucune
nouvelle de nous-mêmes». Nous pensons également à Pascal : l’homme qui «passe
infiniment l’homme ». Je pense aussi à ce mot attribué au Prophète : « Chaque
homme a son Satan, le mien est devenu musulman ». C’est l’illustration de
l’intégration de l’ombre !

Olivier Marc : C’est effectivement l’intégration de l’ombre, c’est-à-dire de cette partie


dissociative de nous-mêmes, séparée de nous-mêmes puisque non intégrée. Une fois
reconnue, elle devient partie intégrante de nous-mêmes, et devient intégration de notre
Satan, qui à ce moment peut devenir lumineux, puisqu’il est porté à la lumière.

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est donc une recherche de l’unité intérieure. Mais une
ascèse s’impose-t-elle pour y parvenir ? N’avons-nous pas ici encore le thème de la
mort et de la renaissance ?

Olivier Marc : Toute expérience mystique est une expérience de mort et de


renaissance. Toute expérience psychanalytique véritablement assumée est une
expérience de mort et de renaissance. C’est une mort de l’être artificiel que le monde
extérieur, la famille, les parents, le milieu ont fait. La mort de cet être artificiel permet la
naissance de l’être vrai, de l’être suivant ses propres données créatrices, à laquelle
finalement tout individu, plus ou moins consciemment, aspire.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Les mystiques musulmans ont beaucoup médité la parole


de Saint Jean : « L’homme doit renaître ». De belles lectures me reviennent à l’esprit,
dont cet extrait d’un traité mystique persan du 13e siècle, qui fait allusion à cette mort
et à cette renaissance :

L’être humain doit naître deux fois : une fois de la mère, une autre fois à partir de son
propre corps et de sa propre existence. Le corps est comme un œuf : l’essence de
l’homme doit devenir, dans cet œuf, un oiseau grâce à la chaleur de l’amour ; alors, il
échappera à son corps et s’envolera dans le monde éternel de l’âme, au-delà de
l’espace. Si l’oiseau de la foi ne naît pas de son existence, c’est comparable à une
fausse couche…

En effet, pour ces maîtres spirituels, l’âme dans la prison du corps est considérée
comme étant aussi ankylosée que l’embryon dans le sein maternel. Elle attend sa
délivrance, et celle-ci n’arrivera que lorsque le germe aura mûri, grâce à cette
descente en soi, grâce à cette prise de conscience douloureuse :

La douleur naîtra de ce regard jeté à l’intérieur de soi-même, et cette souffrance fait


passer au-delà du voile. Tant que les mères ne sont pas prises des douleurs de
l’enfantement, l’enfant n’a pas la possibilité de naître. Ma mère – c’est-à-dire ma
nature, mon corps-par ses douleurs d’agonie, donne naissance à l’esprit. Si les
douleurs de l’enfantement sont pénibles pour la femme enceinte, c’est pour
l’embryon l’ouverture de sa prison : de toutes parts s’élèvent les clameurs et les
tumultes, dans chaque rue brillent les torches et les flambeaux, car ce soir le monde
de la multitude donne naissance au monde éternel.

Je pense que l’âme qui n’est pas née une seconde fois, est incapable de s’imaginer
qu’une autre dimension de l’être existe.

Olivier Marc : Si nous recherchons un moyen aussi direct que possible de rapprocher
les recherches qui sont faites aujourd’hui dans le domaine de l’expérience humaine,
dans sa découverte ou plutôt sa redécouverte de l’âme, il nous faut faire appel à Laing et
à l’école anglaise d’antipsychiatrie. Selon celle-ci, l’être cherche, après sa naissance, à
renaître à lui-même. Cette recherche est envisageable comme une sorte de voyage en
soi, de retour aux sources (commun à toutes les traditions) qui impliquerait un voyage
de l’extérieur vers l’intérieur (allant à l’encontre de l’esprit scientifique d’aujourd’hui),
de la vie vers une sorte de mort, de l’avant vers l’arrière, du mouvement temporel vers
l’immobilité, et du temps actuel vers le temps éternel. Ce voyage va vers la totalité de
l’être. Il va de l’existence extérieure post-natale vers la matrice pré-natale de toutes les
choses. Nous voyons là, schématisée, la notion d’un voyage dont le sens remet en
question l’existence même de l’être, le menant d’une valeur artificielle extérieure vers
une valeur existentielle intérieure.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Ce que vous dites me rappelle un texte du 13e siècle, où


il est dit que le voyage cosmique de l’âme est en fait un périple spirituel. Et le saint dit
ainsi :

J’ai voyagé longtemps entre ces deux horizons. Durant des années et des mois, j’ai
parcouru la route par amour de la lune, inconscient du chemin, perdu en Dieu. Ne
regarde pas ces pieds qui marchent sur la terre, car c’est sur son cœur que marche
l’amoureux de Dieu. Et le cœur qui est enivré de l’Aimé, que sait-il de la route, de
l’étape, de la distance, courte ou longue ? « Long » et « court » sont des attributs de
corps, le voyage des esprits est d’une autre sorte. Tu as voyagé de la semence jusqu’à
la raison. Ce n’était pas en faisant des pas, ou en voyageant d’étape en étape, ou en
allant d’un lieu à un autre : le voyage de l’esprit est inconditionné par le temps et
l’espace ; c’est de l’esprit que notre corps a appris à voyager.

Dans un vers très célèbre, le grand poète persan Saadi déclare ainsi : « C’est dans le
royaume de l’âme que se trouvent les cieux qui dominent le ciel de ce monde ». Je
trouve que ce vers correspond tout à fait à ce que vous venez de dire, et que ces voix
qui se répondent, cette espèce de contrepoint, à travers les siècles, d’un psychanalyste
anglais moderne et de ces mystiques du 13e siècle, est un phénomène formidable…

Olivier Marc : Voici encore une phrase de Laing qui semble faire chœur à ce que vous
venez de dire : «Je laisse à ceux qui le souhaitent le soin de traduire dans le jargon de la
psychopathologie et de la psychiatrie clinique les données de ce processus parfaitement
naturel et nécessaire, processus auquel nous avons peut-être tous besoin de nous y
soumettre sous une forme ou sous une autre. Il aurait un rôle capital à jouer dans une
société vraiment saine.» Il s’agit avant tout d’une expérience intérieure, d’un voyage
intérieur à la rencontre de l’univers en soi. Nous nous retrouvons ici face à ces notions
qui sont communes à toutes les traditions et peut-être plus particulièrement, dans un
contexte qui nous est proche, au monde chrétien et occidental, à savoir les notions de
microcosme et de macrocosme. Très certainement, nous retrouvons ces notions
fortement ancrées dans l’islam ; je sais qu’elles sont également présentes dans
l’hindouisme, et très fortement ancrées dans le bouddhisme.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Pour l’islam, ce sont en effet des notions fondamentales. Jalâl al-
Dîn Rûmî exprime : « Le soleil est entré dans la Constellation du Bélier, le firmament de mon
cœur n’entrera-t-il pas dans le même signe ? ». Il y a tout le temps cette idée de macrocosme
et de microcosme, qui permet d’ailleurs de considérer que tout est reflet d’un monde
d’archétypes. Mais vous devez avoir aussi ces archétypes dans la psychanalyse ? Des thèmes
constants de ce que nous appelons l’inconscient collectif ?

Olivier Marc : J’aimerais d’abord répondre à votre question des archétypes :


l’archétype, c’est un langage ancien dans lequel a puisé Jung pour exprimer une idée
actuelle. De par son nom même, l’archétype n’est pas une nouveauté mais a été une re-
découverte dans un contexte actuel, qui va dans le sens d’une découverte consciente des
richesses de l’âme humaine. Cette notion d’archétype a été une des raisons de différends
entre Freud et Jung, différends peut-être plus éprouvés par leurs successeurs que par
eux-mêmes : Freud, et surtout à sa suite sa grande élève et l’une des plus grandes
psychanalystes mondiales après lui-même, Mélanie Klein, font allusion à des « dépôts »
dans la psyché, à des entités existentielles qui se seraient trouvées là « en dessous » des
contenus refoulés. Ce dépôt inné a été tiré au jour et a pris sa coloration propre à travers
Jung, sous le nom et le mode d’expression de l’archétype. Cette notion d’archétype que
nous retrouvons dans toutes les traditions exprime ceci : l’être porte en lui une
conscience universelle non révélée.

Cela nous amène à reparler de ce sens du voyage tel que Laing aujourd’hui le décrit :
c’est un périple qui va du dehors vers le dedans, du «haut » vers le «bas », et qui
retourne en arrière dans le temps vers la matrice cosmique. Autrement dit, qu’est-ce que
l’expérience de la naissance de la conscience, sinon la découverte consciente d’une
expérience précédente, qui a été celle de la vie intra-utérine. Dans la vie intra-utérine,
l’être se développe physiquement et psychiquement, depuis le stade du germe jusqu’à
celui de l’être, en passant par toutes les formes et stades de la vie : minérale, végétale,
animale, pour devenir homme à la naissance ; et où l’existence, après, serait une
redécouverte consciente de cette expérience de l’univers.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Il s’agit donc de gravir les échelons de l’être.

Olivier Marc : Le sens du voyage consiste à découvrir consciemment le potentiel secret


d’une expérience cosmique, faite dans le ventre de la mère, dans la matrice, expérience
non révélée, non portée au conscient, mais potentiellement révélable.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Ceci, c’est le côté métaphysique de la psychanalyse.

Olivier Marc : Il me semble impossible de séparer l’un de l’autre.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Bien sûr, mais il y a aussi le côté thérapeutique. Il y a des


souvenirs qui me viennent à l’esprit, d’un point de vue plus « clinicien » si vous voulez.
Ghazali de Nishapur, le grand Ghazali du Moyen Âge, raconte cette anecdote le concernant :
alors qu’il avait un grand auditoire d’étudiants, qu’il était un homme très célèbre,
connaissant beaucoup de succès, il s’est dit : « Je suis en train de gâcher ma vie… La recherche
de Dieu, ce n’est pas cela… il me faut quitter tout cela… ».

Mais il n’arrivait pas à s’y résoudre, et il relate dans son autobiographie – que j’ai
d’ailleurs traduite avec beaucoup de joie – que le matin, il se disait : « Je ne peux pas
quitter ma famille », l’après-midi : « C’est plus important de trouver Dieu », le soir : «
Je ne peux pas abandonner mes étudiants »… Et tout à coup, il perdit complètement
la voix, il ne pouvait plus du tout parler : cela résolut, dans une certaine mesure, la
question. Après avoir consulté tous les médecins de l’endroit (il vivait à Bagdad à
cette époque, je crois), ces derniers ont porté le diagnostic suivant: « Ce n’est pas ton
corps qui est malade, c’est ton cœur (au sens pascalien du mot). Quand tu auras pris
une décision, ta voix reviendra, tes cordes vocales guériront… C’est ton esprit qui
est malade… ».

Et Ghazali rapporte que c’est lorsqu’il se décida à tout abandonner et à partir, qu’il
retrouva la parole… Cette notion de maladie psychosomatique existait donc déjà.

Olivier Marc : Il y avait déjà une connaissance des données psychosomatiques. Il me semble
qu’à cette époque-là, on possédait cela beaucoup plus qu’aujourd’hui. En fait, nous le
redécouvrons aujourd’hui. Il est certain que toute la connaissance des traditions à ces époques
où nous nous référons – la notion de ‘‘religion’’ étant ce qui ‘‘relie’’ à une dimension inconnue
– se trouvait entièrement basée sur une indissociabilité de l’âme et du corps, et par
conséquent sur une conviction de l’existence psychosomatique de l’individu.

En fait, c’est l’ère rationaliste qui, depuis la Renaissance et jusqu’à la révolution


industrielle, a commencé à faire un voyage vers le dehors, jusqu’à en oublier
complètement l’existence du dedans. Nous nous sommes focalisés sur le visible, le
tangible, le perceptible avec les moyens mentaux et sensuels dont nous disposons, au
détriment d’une connaissance intuitive de l’âme. Or les traditions liaient absolument
l’âme au corps et le corps à l’âme. D’ailleurs, tous les textes que vous citez en font
absolument état. En réalité, la psychanalyse vient aujourd’hui se poser en contestataire
d’une direction poussée à l’extrême vers le dehors, dans le sens de la dissociation. Elle
retrouve (sur un plan de conscience différent, puisqu’une part de temps s’est écoulée, et
sur un plan collectif différent) des données qui ont existé précédemment dans un
contexte différent.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que nous ne saurions mieux conclure cet


entretien qu’en citant cette célèbre tradition prophétique, qu’ont méditée tous les
mystiques et spirituels de l’islam: « Celui qui connaît sa propre âme connaît son
Seigneur ».

1 Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.

2 Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

3 Avicenne, médecin et scientifique persan du XIe siècle, est l’auteur du Canon(Kitab


al-Qanûn fî al-Tibb), ouvrage encyclopédique de médecine rédigé en arabe.
L’architecture symbolique
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du


16 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture,
durant lequel Eva de Vitray-Meyerovitch échange avec Olivier Marc sur la portée
symbolique des éléments architecturaux islamiques : la Kaaba, le mihrab, le jardin…

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

le Podcast
Conscience Soufie · L'architecture symbolique par Eva de Vitray-Meyerovitch

Introduction

La sourate « Al-Fatiha » [1] récitée en arabe suivie d’une traduction française:

Au nom de Dieu, Compatissant et Miséricordieux,


Louange à Dieu, Seigneur de l’Univers,
Le Compatissant et Le Miséricordieux [2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons L’Assistance,
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta Colère,
Ni celui des égarés.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Quand on entre dans une mosquée, à Lahore, au Caire


ou en Afrique du Nord, la profane que je suis dans le domaine qui est le vôtre, Olivier
Marc – puisque vous êtes architecte et psychanalyste – s’étonne des prodigieuses
différences et, en même temps, de l’extrême ressemblance de ces mosquées… Bien
sûr, l’âme en est commune. Pourriez-vous nous expliquer comment ces
ressemblances l’emportent sur les différences ?

Olivier Marc : Et cependant nous trouvons dans l’Islam un caractère qui devrait nous
rapprocher profondément de ce qu’il exprime, puisque nous nous trouvons en face
d’une religion monothéiste, mais peut-être que l’image du Dieu dont on croit voir le
visage à travers l’Islam ne ressemble pas au nôtre. On accuse souvent le Dieu de l’Islam
d’être un Dieu terrible, un Dieu terrorisant, un peu comme celui de l’ancienne Bible.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Il y a un certain nombre de constantes, dont la


principale est, sans doute, la direction de la prière puisque toutes les mosquées sont
orientées vers La Mecque.

Olivier Marc : En effet, il y a une constante d’orientation, de l’homme vers l’univers,


qui est particulièrement forte en islam, mais elle existe dans toutes les traditions. Il y a
aussi une attitude constante de réceptivité et de protection, c’est-à-dire un aspect
matriciel et féminin qui sera propre à toutes les manifestations religieuses de l’islam.
Que ce soit en Inde, en Iran, en Afghanistan, en Syrie, en Jordanie, au Maroc, en
Tunisie et même en Afrique noire, nous retrouvons les caractères matriciel, ouvert et
protecteur de la mosquée.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Le Coran est « la Mère des livres » et La Mecque est « la


Mère des villes « : la Kaaba est ainsi un centre…

Olivier Marc : En effet, la Kaaba est le centre de rayonnement de l’islam. Il semble


passionnant de s’arrêter un instant sur la signification symbolique de la Kaaba et sur son
universalité. Ainsi, au lieu d’accuser les différences entre l’islam et les autres traditions,
nous allons tenter, à travers la Kaaba, de trouver quels sont leurs points communs.

La Kaaba est un cube noir dans un cercle blanc. Nous entrons d’emblée dans une
symbolique qui représente, dans ce voyage vers un retour aux sources, la manifestation
la plus originelle de l’être humain. En effet, l’homme a commencé à s’exprimer à
travers des formes géométriques : le cercle, le carré, le triangle… Chaque fois que
l’esprit humain a recherché une expression d’unité, il est revenu à ces formes
symboliques initiales. En fait, ce cube noir symbolise, comme le carré, la condition de
l’homme en opposition avec le cercle du cosmos, de l’univers, du divin. L’homme se
mesure, en tant que séparé (puisqu’il en a été arraché par la naissance) de l’unité
primordiale (cercle blanc, de lumière. Il se trouve dans une condition opposée noire face
à ce cercle blanc. Mais dans les cas de réunification collective de la psyché, le carré noir
et le cercle blanc ont le même centre : l’être a reconstitué son unité avec l’unité
primordiale. La Kaaba est cette « quadrature du cercle » réalisée en ce point central,
qui trouve en son centre, en son axe, l’origine d’une colonne, d’une élévation verticale,
d’un point de départ ascensionnel de la psyché réunifiée : c’est la Pierre noire[3] de la
Kaaba des origines.

Eva de Vitray-Meyerovitch : D’ailleurs, la Kaaba est considérée comme un axe,


comme un point de rencontre entre la terre et le ciel. Ce que vous avez dit
précédemment me fait penser aux tombes des saints : ce sont des cubes que l’on
rencontre dans la campagne des pays musulmans, des cubes surmontés d’une
coupole. Il semble, d’après ce que vous avez dit, que c’est une attente. Il semble que
l’être dans le carré aspire au cercle : il s’agit de la condition humaine qui aspire au
ciel, alors qu’à La Mecque, c’est déjà une réalisation…

Olivier Marc : La Mecque est le lieu de réalisation, ce qui explique que ce lieu de
pèlerinage a une telle force. Ce qui est appelé au Maroc « le marabout », lieu
d’habitation du saint homme, est aussi, tout comme les tombes auxquelles vous faites
allusion, un cube surmonté d’une coupole. Cela symbolise la rencontre, la tentative
d’unification du carré et du cercle, ou du cube et de la sphère. Nous retrouvons cette
notion-là partout.

Eva de Vitray-Meyerovitch : La Kaaba étant l’aboutissement, il n’y aura pas de


symbolisme de passage vers la Kaaba. Ce symbolisme du passage se retrouve dans la
mosquée avec la porte.

Olivier Marc : Vous situez très exactement toute cette dynamique de l’islam et de son
architecture, car, en effet, l’architecture de la mosquée est une architecture de portes,
c’est-à-dire de passage : celui de l’être humain qui est sur terre, et qui regarde vers le
ciel. La porte est aussi la porte du ciel, par l’intermédiaire de La Mecque. L’architecture
islamique fait converger toutes ces portes vers le mirhab, qui est la porte symbolique et
sacrée par laquelle le corps ne passe pas, mais qui mène l’esprit vers la Kaaba de La
Mecque. À la Kaaba même, il n’y a plus de porte, puisque l’être se trouve dans la
situation d’unification : ne demeure que l’élément ascensionnel, de la réunion du corps
et de l’âme, ou de la matière et de l’esprit.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Le mirhab est d’ailleurs une porte vide, puisque la


théologie musulmane est essentiellement une théologie négative. On ne peut rien dire
de Dieu, on débouche sur quelque chose d’absolument transcendant. Cette porte tout
à fait vide, est une direction, puisqu’elle indique l’orientation de la prière, la qibla.

Rappelez-vous, par exemple, cette merveilleuse mosquée de Sultan Hassan[4], avec


ses différents niveaux de portes. Elle fait penser à un « mystère » antique, avec ces
franchissements de portes successives, à des niveaux différents : il y a une porte qui
donne sur la rue, puis un passage, puis une porte un peu plus haute, puis une autre
porte, puis finalement on arrive à ce mirhab qui donne la direction de la Kaaba.

Olivier Marc : Le symbolisme de la porte, nous introduit à la notion du franchissement.


D’ailleurs, c’est grâce à vous que j’ai découvert cette fameuse porte de la grande
mosquée de Konya : elle est encadrée d’un motif décoratif, qui se prolonge sur les deux
côtés, puis se noue au-dessus de la porte pour monter jusqu’au ciel de la mosquée. À
Konya, nous retrouvons donc l’expression de la porte en tant que lien. Bien que la
notion de la porte et du franchissement se retrouve dans toutes les traditions, elle est
exaltée dans l’architecture islamique à son suprême degré. Ainsi, l’architecture
islamique est une architecture d’attente et de passage : elle est statique, dans la mesure
où elle est ouverte à la Toute-Puissance et à la participation d’Allah, mais elle
représente également tout l’effort de tension du musulman vers La Mecque, c’est-à-dire
vers la rencontre avec l’Unité.

Les deux éléments qui dominent la mosquée, par leur volume et leur espace, sont la
coupole et la cour, c’est-à-dire deux principes : l’un de protection (c’est le Dieu Tout
Puissant et Protecteur), l’autre de réceptivité (face à ce Dieu Protecteur). En
contrepartie, l’élément érigé est le minaret, qui exprime toute la tension vers le ciel,
toute l’aspiration au ciel. C’est ce que nous retrouvons, sous une autre forme, dans la
flèche de nos cathédrales. Cependant, il semble qu’en Islam (et il y a quelquefois un très
grand nombre de minarets dans une mosquée), la proportion du minaret est toujours
inférieure aux dimensions de la coupole et de la cour, c’est-à-dire que le principe
ascensionnel, « qui va vers », est moins important que le principe « qui attend et
reçoit ».

Eva de Vitray-Meyerovitch : Quand on prie, on ouvre les mains pour recevoir la


grâce comme une pluie. Je pense que ce symbolisme va au-delà de l’architecture
sacrée, puisque la maison de l’Islam est également fermée au monde extérieur, pour
s’ouvrir vers le ciel, avec le patio et son miroir d’eau…

Olivier Marc : Exactement. En réalité, ce qui existe sur le plan collectif et religieux le
plus pur dans l’expression de la mosquée, se retrouve au niveau de la maison, c’est-à-
dire de la cellule familiale. L’image type qu’on pourrait se faire de la maison de l’Islam
(bien que ce ne soit pas absolu) est une maison fermée sur le dehors et ouverte sur un
patio. Celui-ci est un lien. Considérons également la vasque, qui tel un miroir fait
pénétrer le ciel et l’univers au cœur de la maison, au cœur du patio. Au centre de cette
vasque se trouve, en général, une fontaine, qui unit le principe de vie car son
jaillissement est un principe fécondant. Ainsi, lorsque la vasque reçoit cette eau
jaillissante il y a union entre les principes masculin et féminin. Cette unité s’opère dans
une situation de réceptivité, dans une attente de la descente du ciel, et ceci au centre de
la maison. C’est vraiment l’expression de la vie et de l’unité au centre du foyer.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Nous retrouvons également cette idée de centre dans le


jardin. En effet, le jardin tient une place très importante dans l’architecture
islamique. Mon maître, Louis Massignon, a beaucoup parlé du symbolisme du jardin
et remarquait d’une manière très pertinente combien l’art des jardins reflète une
culture.

Olivier Marc : L’importance du jardin en architecture islamique, et surtout en Iran,


n’est plus à démontrer. Nous ne nous étendrons pas sur les poèmes qu’il a inspirés, sur
l’union de l’homme à la nature, aux plantes etc. Il importe avant tout d’insister sur cette
notion de recentrement car le jardin est également associé à cette image collective de
l’existence d’un centre d’équilibre dans l’âme humaine. Dans le jardin à la française, la
nature est totalement mise à la disposition de l’homme, domestiquée, tronquée, taillée…
Cette sorte de domination de l’homme sur la nature n’existe pas dans le jardin en Islam.
Ce qui est merveilleux dans les jardins des mosquées, comme dans ceux des propriétés
et des palais de l’Islam, c’est qu’il y a toujours un peu de mauvaise herbe qui pousse
parmi les bonnes herbes, un peu de fleurs qui ne sont pas taillées alors qu’elles auraient
dû l’être, et au printemps, dans les jardins marocains, les coquelicots sauvages
s’épanouissent parmi les roses. Ce respect de la nature, cette considération envers le
jardin, reflète un souci d’union de l’homme à la nature, trait remarquable de l’Islam.

Nous trouvons le jardin en tant que centre dans d’autres traditions. Par exemple, le
cloître des abbayes chrétiennes est en fait une image du paradis (ou de la nature), avec
en son centre, non pas une fontaine, mais un puits. Celui-ci est l’élément qui permet, en
creusant dans la terre – c’est-à-dire en entrant en soi – d’aller chercher au fond l’eau de
la vie, et de la faire resurgir. C’est aussi ce que suggère la pièce d’eau et la fontaine au
milieu du jardin de l’Islam. Là encore, nous retrouvons en parallèle le minaret qui va
vers le ciel à la rencontre de l’élément divin, et la pièce d’eau ou le puits, qui amène des
profondeurs la vie. Ces éléments complémentaires de tension entre le dehors et le
dedans, et qui se donnent la réponse, sont une sorte de respiration. L’organisation du
jardin à partir du centre témoigne d’un sens du lieu et d’une perception centrée de
l’individu.

Cette perception centrée se trouve tout particulièrement manifestée dans l’Islam avec le
tapis de prière. Celui-ci pourrait être défini comme la plus complète, la plus totale et la
plus parfaite des architectures, comme le germe ou l’embryon même de toute
architecture. En effet, le tapis de prière permet au musulman, se déchaussant, de quitter
le lieu de la vie profane pour entrer dans un espace sacré de prière. Le tapis orienté vers
La Mecque, oriente le musulman par rapport à l’univers. Il l’isole du contexte profane,
et lui permet, en tant que lieu sacré, d’entrer en lui-même. Le tapis oriente donc vers La
Mecque, et il est également porteur d’un signe symbolique qui donne le sens (la
direction) de cet espace architectural : cela peut être soit une porte, soit un arbre de vie,
ou bien encore leur expression symbolique réduite à un motif géométrique.

Eva de Vitray-Meyerovitch : L’homme qui prie entre non seulement dans un espace
sacré, mais également dans un temps sacré. Nous retrouvons cela sur les murs mêmes
de la mosquée. En effet, les arabesques constituent un multiplication de l’instant : un
instant sacré qui se prolonge et s’enroule d’une manière indéfinie et répétée. Il y a un
très beau texte de Jacques Berque sur l’arabesque :

Vous entrez dans une mosquée. Vous contemplez, sur les parois, telle ou telle
arabesque, mais vous faites bien autre chose que seulement la contempler : vous
l’écoutez, c’est une psalmodie qui vous entoure. Si vous êtes croyant, vous déchiffrez
peu ou prou les formules inscrites, vous les reconnaissez à tout le moins, car elles
chantent dans votre mémoire, elles ressuscitent en vous cet univers coranique qui est
celui de vos commencements, de vos jardins d’enfance, mais encore celui de votre
aboutissement, de votre finalité.

Olivier Marc : L’architecture islamique, contrairement à ce que j’ai souvent entendu


dire, est une architecture extrêmement simple, dépouillée, voire austère dans ses formes,
dans sa conception, dans son organisation de l’espace. À part les thèmes du carré, du
cercle, de la coupole, du passage et de la porte, il n’y a pas d’autre élément symbolique
qui serve de base structurelle à l’architecture de l’Islam, religieuse comme profane
d’ailleurs. Mais ce qui a fait dire à certains que cette architecture est compliquée, c’est
la richesse de son ornementation. Or, nous ne pensons pas qu’elle soit compliquée, car
c’est une répétition perpétuelle de thèmes, comme si cette addition de signes venant les
uns après les autres se répercutait d’écho en écho vers le mirhab, pour porter l’âme du
religieux de cette multiplicité vers l’unité, à laquelle il se trouve conduit, par
l’intermédiaire du mirhab, vers La Mecque…

A la nuit succède le jour [5]


Qui façonne les œuvres des âges,
A la nuit succède le jour,
Fontaine de vie et de mort,
Chaîne des jours et des nuits
Ville de deux couleurs tissées par celui qui est
Dans la robe de son Maître,
Chaîne des jours et des nuits,
Soupirs de la harpe de l’éternité,
Hauteur et profondeur de tous les possibles
Révélés par Dieu.
Vous êtes mis à leur épreuve,
Et je le suis aussi…
Nuit alternant avec le jour,
Pierre de touche de toute chose en ce monde,
Pesés sur leur balance, vous et moi,
Pesés, et trouvés trop légers,
Nous trouverons, vous et moi,
Dans la mort notre récompense,
Dans l’extinction notre soleil.
Quel autre sens ont vos nuits,
Quel, vos jours, sinon, seul,
Ce long cours vide du temps
Sans couchant et sans aurore ?
Tous les enchantements de l’art ne naissent que pour périr.
Toute chose bâtie sur cette terre
S’effrite comme le sable.
Toutes, intérieures et extérieures, premières et dernières,
Doivent mourir.
Cependant, des lueurs de la vie immortelle
Luisent en ce lieu, où quelque serviteur de Dieu
Créa, en la plus haute des formes,
Une œuvre, dont la perfection
Brille encore de l’éclat de l’amour.
L’amour… source de vie,
Sur qui la mort n’a pas de prise…
Sanctuaire de Cordoue,
C’est de l’amour qu’a surgi ton existence,
L’amour qui ne connaît pas de fin,
Étranger au temps,
Aux couleurs, pierres et briques,
Musiques, chants ou paroles…
Seul le sang brûlant du cœur a nourri ces merveilles,
Une goutte de ce sang
Fait du silex un cœur qui bat…
Le cœur de l’homme n’est pas moins haut
Que le plus haut ciel,
Lui, poignée de poussière bornée
Par cette voûte d’azur…
« Dieu est Dieu »,
Tel un chant, palpite en chaque rêve,
Grâce manifeste et grâce secrète
Témoignent en vous pour Lui.
Fermes sont ses fondations,
Innombrables ses piliers,
Tels des palmes déployées sur les sables de Syrie.
Une lumière brille sur ces murs et sur ces toits,
Ainsi que l’a vue Moïse.
Gabriel se tient en majesté
En haut de ce minaret :
Comment le musulman perdrait-il l’espoir ?
En professant sa foi,
Il est devant Dieu comme Moïse et Abraham.
Son univers est sans bornes,
Ses horizons sans limites.
Le Tigre, le Danube et le Nil
Sont les vagues de sa mer.
Fabuleux furent ses jours,
Étranges sont ses récits,
Lui qui apporta aux âges révolus
L’ordre de s’enfuir,
Guerrier revêtu de l’armure :
« Il n’y a de dieu que Dieu »
C’est son âme même qui s’exprime en ces pierres.
Sanctuaire des amants de la beauté,
Puissance visible de la foi,
Tu sanctifias jadis, comme La Mecque,
Le sol d’Andalousie…
S’il existe, sous ces cieux,
Splendeur égale à la tienne,
Ce n’est que dans des cœurs d’Islam
Et nulle part ailleurs…

[1] Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.

[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

[3] Olivier Marc fait allusion ici à la « Pierre noire » (al-Ḥajar al-aswad), enchâssée
dans l’angle sud-est de la Kaaba, et qui marque le point de départ des
circumambulations autour de la Kaaba (tawâf).

[4] La mosquée de Sultan Hassan, complexe religieux monumental, a été édifiée au


Caire à partir de 1356.

[5] Cf. Muhammad Iqbal, L’Aile de Gabriel, Éd. Albin Michel, Paris, 1977 ; extrait
du poème la Mosquée de Cordoue.
Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du
20 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, où
Eva de Vitray-Meyerovitch évoque les relations entre Créateur, création et créatures.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisantconnaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

Introduction

La sourate « Al-Fatiha » [1] récitée en arabe suivie d’une traduction française :

Au nom de Dieu, Compatissant et Miséricordieux,


Louange à Dieu, Seigneur de l’Univers,
Le Compatissant et Le Miséricordieux [2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons L’Assistance,
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta Colère,
Ni celui des égarés..

Claude Mettra : L’intuition religieuse de l’islam, Eva Meyerovitch, se traduit par une
liturgie, qui est une liturgie cosmique dans la mesure où elle essaie de rendre compte
de la totalité de ce monde, qui est le chant charnel de l’existence humaine. Quel est le
chemin authentique suivi par cette liturgie cosmique?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, il y a cette idée que l’office de l’homme seul en


face de Dieu reflète une liturgie, qui est celle de l’univers, une louange adressée par les
choses mêmes. Nous retrouvons cette notion de témoignage qui est tellement importante
puisque la profession de foi, la Shahâda, est un témoignage. Celui-ci fait du croyant un
témoin qui atteste la Réalité ultime, et le Coran insiste sur le fait que tout le créé est lui-
même un témoin. Les citations abondent, les mystiques disant « Au cœur de chaque
atome, il y a un témoin qui loue Dieu », « Le livre du monde atteste Dieu », « Le Coran
n’est qu’un autre aspect de ce livre qui atteste Dieu ». Cette idée de témoignage, et du
créé qui chante la louange de Dieu est partout présente.

Claude Mettra : C’est une célébration constante de la vérité divine par tout ce qui
existe, par la matière la plus inorganisée. La liturgie, qui est le fait de l’homme,
complète cette célébration cosmique. e.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Exactement. De très nombreux versets du Coran


montrent combien à l’office des hommes semble correspondre cette liturgie cosmique à
la gloire de Dieu. C’est ainsi que le Coran nous rappelle que les cieux et la terre
chantent les louanges du Seigneur.

Les Sept Cieux et la Terre, et ce qui s’y trouve le glorifie, et il n’est aucune chose qui
ne Le glorifie, mais vous ne comprenez pas leur glorification. [3]

N’as-tu pas vu que c’est devant Dieu que se prosternent tous ceux qui sont dans les
cieux et tous ceux qui sont sur la terre, et le soleil et la lune et les étoiles et les
montagnes et les arbres et les animaux ? [4]

Et le tonnerre chante Sa louange, et aussi les anges par crainte de Lui. [5]

Et devant Dieu se prosternent bon gré mal gré, tous ceux qui sont dans les cieux et sur
la terre, et aussi leurs ombres les matins et les après-midis. [6]

N’as-tu pas vu qu’à Dieu, tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre adressent
leurs louanges ? Et les oiseaux aussi, en étendant leurs ailes. Chacun connaît sa prière
et sa louange et Dieu sait ce qu’ils font. [7]

Claude Mettra : Eva Meyerovitch, dans cet univers où tout célèbre la grâce de Dieu,
toutes les voix semblent se répondre.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, cela concerne tous les êtres. C’est un cosmos
sacralisé et tous les êtres sont reliés entre eux par mille liens fraternels. De même que
dans les Fioretti de Saint François d’Assise, les histoires des mystiques musulmans
nous rappellent constamment qu’un maître, par exemple, fait taire les grenouilles d’un
étang qui coassaient pendant l’un de ses discours, que les chiens font cercle autour d’un
autre pendant la prière, qu’un bœuf qu’on menait à l’abattoir demande au maître
spirituel qui passe d’intervenir pour qu’on ne le sacrifie pas. L’homme arrivé à un
certain degré de connaissance, à un certain degré de spiritualité devient l’écho de la
nature, cet écho sonore placé au centre du monde. Il comprend alors la voix des choses
muettes car toute chose est vivante et, selon sa nature, adore Dieu et Lui obéit.

Par exemple, le sol est fidèle et il rend honnêtement le dépôt qui lui a été confié. Dieu,
par Sa grâce, a rendu le Nil intelligent et lui a appris à s’ouvrir. Les arbres et les pierres
ont toujours salué silencieusement les saints qui passaient. Le cosmos devient une sorte
de livre à déchiffrer. Et le Coran est lui-même un autre aspect de cette même révélation.
Il est fait de signes et d’appels à la réflexion sur ces signes, de même que l’univers est
un livre. Dans une telle perspective, tout devient langage et signes, signes de Dieu qui a
voulu Se manifester.

Les mystiques de l’islam se sont beaucoup interrogés sur la raison de la création. Ils ont
médité sur une parole prophétique disant que Dieu était un trésor caché et qu’Il a voulu
se manifester, que le monde est comme un miroir de Sa beauté et un miroir de Sa gloire.
Mais ce trésor est à la fois aux horizons, comme dit le Coran, et dans le cœur des
hommes. En vertu de cette conception constante que l’homme est un microcosme, qu’il
est un miroir du cosmos, on peut lire à plusieurs niveaux ces histoires symboliques
chères aux soufis de l’islam.

Ainsi cette histoire de trésor caché que je vais vous raconter.


Ali de Bagdad ayant dilapidé son héritage, se trouve abandonné de tous et prie Dieu de
lui venir en aide. Il fait un songe et voit une certaine rue du Caire sous les pavés duquel
est enfoui un trésor. Il décide donc de quitter sa famille et sa ville, et part pour l’Égypte.
Là, comme il n’ose pas creuser la terre pendant le jour (et il y a là une note symbolique
que nous retrouvons très souvent, à savoir que la lumière se trouve dans les ténèbres), il
va durant la nuit creuser cet endroit qu’il reconnaît très bien, près d’un certain pont du
Vieux Caire. À ce moment-là, il se fait arrêter par une patrouille de police qui l’emmène
et le lieutenant de police lui dit : « Mais enfin, tu as l’air d’un brave homme. Qu’est-ce
que tu fais là, au milieu de la nuit, à creuser la terre ? » Et l’homme lui raconte qu’il a
fait un rêve et qu’il a retrouvé, au terme de son voyage, l’endroit même qu’il avait vu
dans son rêve. Le policier lui frappe sur l’épaule et lui dit : « Tu es un brave homme
mais tu es complètement stupide. Moi aussi, j’ai rêvé que chez un certain Ali de
Bagdad, dans telle rue, dans telle maison, il y aurait un trésor caché dans l’âtre et, moi
qui suis un homme sensé et intelligent, je n’ai pas fait le voyage ! » Ali remercie, rentre
chez lui, creuse la terre dans sa propre maison, et découvre le trésor caché.

On retrouve ce thème du trésor caché dans notre propre Moyen Âge, repris des
mystiques musulmans. Il peut, semble-t-il, se lire aussi sous l’éclairage d’un périple
nécessaire qui va de l’extérieur à l’intérieur, de la révélation des signes dans le monde à
la découverte de ceux cachés à l’intérieur même de l’homme. Dieu est décrit dans le
Coran à la fois comme l’Extérieur et l’Intérieur. Les mystiques ont médité ces versets et
nous livrent l’enseignement qui s’y cache : c’est à travers le monde, qui chante les
louanges de Dieu, que nous pouvons nous-mêmes découvrir une vérité intérieure.

Claude Mettra : Un thème revient souvent dans la mystique musulmane, et tout aussi
fréquemment dans notre propre mystique chrétienne, celui du miroir. Thème
ambiguë, ambivalent… Quelle est sa signification précise dans la poésie cosmique de
l’islam ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Elle est primordiale car, pour les mystiques musulmans,
assez platoniciens d’ailleurs, la beauté de Dieu qui emplit toute la création constitue la
manifestation la plus éclatante du Créateur. La création est donc comme un miroir dans
lequel Dieu se mire. Dieu Se manifeste pour être connu, pour que toutes les créatures
puissent L’adorer. Donc toute chose qui est belle est belle par reflet, par participation.
Nous retrouvons ce thème du miroir absolument à tous les degrés. Un mystique écrit par
exemple en s’adressant à Dieu « Ô Calligraphe sans pareil, Tu as écris le Nûn du sourcil
(c’est-à-dire la lettre « n » en arabe qui a la forme d’un sourcil), la forme de l’œil et
celle de l’oreille afin de ravir les esprits. À chaque instant, Tu façonnes des formes
imaginaires, merveilleusement peintes et convenant à chaque pensée sur la page de la
non-existence. Sur la tablette de l’imagination, Tu inscris des lettres merveilleuses. Car
ceux qui sont beaux sont le miroir de la beauté divine, l’amour qu’ils inspirent sont le
reflet du désir dont Dieu est l’objet ».

Cette quête de la beauté comme révélatrice de Dieu, nous la trouvons dans une histoire
très célèbre du Mesnevi persan qui raconte l’histoire de trois princes partis à la
recherche d’une citadelle merveilleuse. Leur père, le roi, leur avait interdit de s’y rendre
(ici, bien sûr, l’interdiction est ce qui les fait partir). Ils arrivent donc à cette citadelle
lointaine, et ils découvrent dans l’une des salles du palais le portrait d’une princesse
tellement belle qu’elle les transporte d’admiration et d’amour. Ils n’ont alors de cesse de
savoir qui est cette belle princesse. On finit par leur dire que c’est la fille de l’empereur
de Chine, qui est tenue recluse par son père l’empereur dont il faut gagner la faveur.
Aussitôt, ils s’embarquent sans maître dans cette aventure (ce qui est toujours très
dangereux car tout voyage spirituel doit être fait sous la direction d’un maître). Ils
arrivent là-bas, et l’empereur les soumet à différentes épreuves. Finalement, il arrive
malheur aux deux aînés et le cadet, qui ne fait absolument rien, remporte la victoire. On
ne nous dit pas très bien comment.

Nous retrouvons ce thème du petit prince paresseux absolument dans tout le folklore.
Ce n’est pas vraiment de la « paresse ». Nous pourrions parler à meilleur escient de
« passivité ». C’est la passivité de l’âme qui devient miroir et qui reçoit. L’âme, partant
de l’amour des choses matérielles, formelles, va être menée à l’amour de ce qui est sans
forme. Ce thème du « cœur-miroir de la création », nous allons le retrouver très souvent
dans une perspective où la passivité du cœur, la virginité du cœur, est nécessaire pour
être marqué de cette empreinte du monde. Ainsi, pour être sensible à la beauté du
monde, et pour pouvoir en être le témoin, il faut dans une certaine mesure en être le
miroir. Al-Hallaj[8] a parlé des cœurs qui sont comme une vierge. Les mystiques
musulmans ont beaucoup parlé du point vierge de l’âme, qui reçoit les impressions.
C’est donc toujours un monde qui est fait de miroirs, de reflets, où tout n’est qu’image
de quelque chose. De même que le miroir dévoile, il voile aussi. C’est Saint Paul qui
parle de cette vision en énigme car dans le miroir ne jouent jamais que des reflets de la
réalité, non pas la réalité elle-même.

Claude Mettra : Mais vous avez parlé d’un point vierge, c’est-à-dire d’une sorte de
lieu neutre, blanc, où s’abolirait en fait toute espèce de distance entre la Divinité et la
créature. Qu’est-ce que cette virginité du point ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est, je pense, le fondement profond de l’âme, qui


correspond peut-être à ce mot un peu intraduisible que Maître Eckhart[9] appelait le
Grund. C’est ce qui n’est plus marqué par la volubilité du mental, par les images du
mental, et qui devient alors comme un miroir poli, sans taches qui peut alors refléter le
créé. Il y a de très beaux textes dans ce sens, notamment des vers persans du Moyen
Âge qui nous montrent que le miroir universel du cosmos se reflète dans le
cœur devenu capable d’être lui-même un miroir.

Pendant longtemps, j’ai cherché l’image de mon âme, mais nul ne réfléchissait mon
image.
Le miroir de l’âme n’est rien d’autre que la face de l’Ami, la face de l’Ami qui est de la
patrie spirituelle. » […]
J’ai dit : « Ô mon cœur , recherche le Miroir universel, vas vers la Mer, tu n’atteindras
pas ton but par la seule rivière. »
Dans cette quête ton esclave est arrivé enfin au lieu de ta demeure, comme les douleurs
de l’enfantement conduisirent Marie vers le palmier.
Quand Ton œil est devenu un œil pour mon cœur, mon cœur aveugle s’est noyé dans la
vision.
J’ai vu que tu étais le Miroir universel pour toute l’éternité ; j’ai vu dans tes yeux ma
propre image.
J’ai dit : « Enfin, je me suis trouvé moi-même » ; dans Ses yeux, j’ai trouvé la Voie de
Lumière. » [10]
Claude Mettra : Cette célébration, Eva Meyerovitch, dont témoigne la poésie
mystique, est finalement une manière de se mettre au diapason de l’ordre cosmique.
Une manière de retrouver Dieu dans toute Sa splendeur.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Cette conscience que Dieu est le seul agent et que
l’homme n’est que son instrument, nous la trouvons exprimée, en des termes musicaux
d’ailleurs, dans un poème où l’homme s’adresse à Dieu et Lui dit :

Nous sommes la harpe et c’est Toi qui joues sur nos cordes,
ce n’est pas nous qui nous nous lamentons, c’est Toi qui gémis.
Nous sommes comme la flûte, notre musique vient de Toi.
Les pièces d’un échiquier que Tu ranges en bataille,
et fais se mouvoir pour la défaite ou la victoire.
Notre victoire et notre défaite, elles sont dues à Toi,
Être Suprême.
Qui sommes-nous, Ô Âme de nos âmes?
Que nous existions auprès de Toi, nos existences ne sont que non-existence.
Tu es l’Être Absolu qui fait apparaître ces choses périssables,
nous sommes des lions blasonnés sur des étendards qui flamboient.
Ton Souffle invisible nous déploie sur le monde. [11]

Claude Mettra : Mais cette révélation absolue, que nous trouvons dans des poèmes
tels que celui que vous venez de nous présenter, ne se fait pas comme cela,
spontanément. Elle n’est pas donnée par le simple jeu de la foi. Il y a une découverte
progressive, une ascension… Celui qui prie Dieu et qui accède à la révélation est
condamné à monter vers Dieu, il y a une sorte d’échelle dans l’illumination, dans la
conquête de la connaissance divine.

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est très juste, d’autant plus que nous retrouvons ce
mot d’échelle dans à peu près toutes les autres mystiques. Dans la mystique chrétienne,
je pense notamment à Saint Bonaventure, mais beaucoup d’autres mystiques chrétiens
l’ont évoquée. C’est un thème très fréquent dans la poésie mystique musulmane qui
pense que tout est degrés psychologiques et degrés spirituels à franchir. Et que ces
degrés psychologiques correspondent dans le macrocosme aux degrés de l’être. Un
degré de connaissance correspond donc à un niveau de l’être. Nous retrouvons l’idée de
l’archétype, qui se situe au sommet de cette échelle, dans le poème qui va suivre, lui
aussi traduit du persan. Cela pourrait être compris sous une forme matérielle d’évolution
de la pierre à l’ange en passant par la plante et l’animal, mais cela symbolise aussi une
montée intérieure, conformément à cette loi de correspondance et d’analogie. Les
mystiques musulmans ont très souvent parlé de l’échelle extérieure et de l’échelle
intérieure. Finalement, il s’agit toujours de reflet, et nous revenons ainsi au miroir.

Chaque forme que tu vois a son archétype au-delà de l’espace.


Si la forme disparaît, qu’importe ? Son origine est éternelle.
Chaque image que tu vois, chaque parole subtile que tu entends,
Ne t’afflige pas de leur disparition : il n’en est pas ainsi.
Puisque la source est éternelle, les eaux qui en proviennent ruissellent éternellement,
puisqu’elles sont impérissables, pourquoi te lamenter?
Sache que l’âme est la source, et toutes les choses créées des ruisseaux.
Tant que demeure la source, s’écoulent les ruisseaux.
Chasse le chagrin de ton esprit, bois l’eau de ce ruisseau.
Ne crains pas que l’eau tarisse, car elle est sans fin.
Dès l’instant où tu vins dans le domaine de l’existence,
Une échelle a été placée devant toi pour te permettre de t’enfuir.
D’abord, tu fus minéral, ensuite végétal,
Puis tu devins animal : comment cela serait-ce caché à tes yeux?
Après cela, tu devins homme, doué de connaissance, de raison et de foi.
Vois comme est devenu un tout ce corps, qui est une partie de ce monde de poussière.
Quand tu auras voyagé à partir de ta condition d’homme, sans nul doute tu deviendras
un ange.
Quand tu auras fini avec la terre, ta demeure sera le ciel.
Dépasse le niveau de l’ange, pénètre dans cet océan,
afin que ta goutte d’eau devienne une mer plus vaste que cent océans. [12]

Claude Mettra : Mais cette échelle à laquelle vous faites allusion, Eva Meyerovitch,
n’est pas verticale. Elle suppose au contraire une sorte de métamorphose de celui qui
grimpe. Au fond, l’échelle et le sujet, c’est la même chose.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Bien sûr puisqu’il s’agit de se transformer soi-même et


de manière profonde. Un mystique musulman, qui réfléchissait sur ce terme de Mi‘râj,
qui désigne l’ascension du Prophète dans les cieux, où il reçut un certain nombre de
révélations – Mi‘râj en arabe veut dire l’échelle -, soulignait qu’il ne fallait pas se
prendre au piège d’une pensée « spatialisante ». Le Mi‘râj ce n’est pas l’ascension du
Prophète – ce n’est pas du tout comme un homme qui monte vers la Lune ou comme
une vapeur qui monte vers le ciel -, c’est comme une canne à sucre qui devient du sucre,
ou comme un embryon qui devient un homme. Donc le Mi‘râj pour eux, ou l’ascension,
ou l’échelle, c’est en réalité un bouleversement dans la conscience, où se consomme
l’union avec l’esprit.

Une ode tirée du Dîwân de Shams de Tabriz décrit avec un langage emprunté à ce
symbolisme cosmique, cette union qui se consomme avec l’esprit.

Au matin, une lune apparut dans le ciel,


Elle descendit du ciel et jeta sur moi un regard,
Comme un faucon qui saisit un oiseau lors de la chasse,
Cette lune me ravit et m’emporta en haut des cieux.
Quand je me regardai moi-même,
je ne me vis plus car, dans cette lune,
mon corps, par grâce,
était devenu pareil à l’âme.
Quand je voyageais dans mon âme,
je ne vis rien d’autre que la lune,
jusqu’à ce que fut entièrement révélé le secret de la théophanie éternelle.
Les neuf sphères du ciel étaient toutes immergées dans cette lune,
l’esquisse de mon être était cachée au sein de cette mer.
La mer se brisa en vagues,
et, de nouveau, apparut l’intelligence.
Elle lança un appel.
Ainsi, advint-il.
La mer devint écume,
Et à chacun de ses flocons, quelque chose prenait forme,
Quelque chose s’incarnait,
chaque flocon d’écume corporelle qui reçut un signe de cette mer,
fondit aussitôt et devint esprit au sein de cet océan. [13]

Claude Mettra : Et il semble qu’ainsi, Eva Meyerovitch, au terme de l’ascension,


celui qui a gravi sa propre échelle, et qui est par conséquent devenu autre, a brisé
cette séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Cela coïncide par conséquent avec la
vérité dans l’abolition du temps.

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est ce sentiment qu’on trouve exprimé dans une ode
due elle aussi au grand poète mystique iranien Jalâl al-Dîn Rûmî, qui au 13e siècle nous
décrit une sorte d’apocalypse qu’on peut lire à deux niveaux : soit au niveau de l’âme
elle-même, soit au niveau du cosmos tout entier.

Le soleil décroît, devant l’éclat de l’âme de l’homme.


Interroge moins ceux qui ne sont pas les confidents du Secret,
Quand le confident du Secret lui-même ne peut te répondre.
Mars perdra sa bravoure, Jupiter brûlera le Livre du monde,
La Lune ne gardera pas son empire, sa joie sera ternie de chagrin.
Mercure sombrera dans la boue, Saturne s’embrasera.
Vénus, chanteuse du ciel, ne jouera plus ses mélodies joyeuses.
l’arc-en-ciel s’enfuira, et le vin, et la coupe ;
Plus de bonheur ni de plaisir, plus de blessure ni de remède. [14]

[1] Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.

[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

[3] Coran, sourate 17, verset 44.

[4] Coran, sourate 22, verset 18.

[5] Coran, sourate 13, verset 13

[6] Coran, sourate 13, verset 15.

[7] Coran, sourate 24, verset 41.

[8] Mansûr al-Hallaj (mort en 922 à Bagdad) est un musulman soufi qui fut crucifié
pour avoir proclamé en public des propos extatiques tels que « Je suis le Réel ». Son
œuvre fut traduite par Louis Massignon (mort en 1962), un des maitres à penser d’Eva
de Vitray-Meyerovitch.

[9] Maître Eckart (mort en 1328) est un maître et théologien de la vie spirituelle
d’origine germanique.

[10] Jalâl al-Dîn Rûmî, Mathnawî, livre II, 93.


[11] Jalâl al-Dîn Rûmî, Mathnawî, Livre I.

[12] Extrait d’un poème tiré du Dîvân de Shams Tabrîzî, de Jalâl al-Dîn Rûmî,
traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch, in Odes mystiques, Éd. Klincksieck, 1973,
réédité en 2003, Points Sagesses.

[13] Extrait d’un poème tiré du Dîvân de Shams Tabrîzî, de Jalâl al-Dîn Rûmî,
traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch, in Anthologie du Soufisme, Éd. Sindbad, 1978,
réédité en 1986 et en 1995, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes.

[14] Extrait d’un poème tiré du Dîvân de Shams Tabrîzî, de Jalâl al-Dîn Rûmî,
traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch, in Odes mystiques, Éd. Sindbad, 1978, réédité
en 1986 et en 1995, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes.
La prière et le Pèlerinage
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du


23 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
pour l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture Eva de Vitray-
Meyerovitch, durant lequel Eva de Vitray-Meyerovitch parle des deux piliers de
l’islam que sont la prière et le pèlerinage.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast
qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–
Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers
cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du
soufisme en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

Introduction

La sourate « Al-Fatiha » [1] récitée en arabe suivie d’une traduction française :

Au nom de Dieu, Compatissant et Miséricordieux,


Louange à Dieu, Seigneur de l’Univers,
Le Compatissant et Le Miséricordieux [2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons L’Assistance,
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta Colère,
Ni celui des égarés.

Prière du Prophète

« Ô mon Dieu, mets une lumière dans mon cœur, une lumière dans mon tombeau,
une lumière dans mon ouïe, une lumière dans ma vue, une lumière dans mes cheveux,
une lumière dans ma peau, une lumière dans ma chair, une lumière dans mon sang,
une lumière dans mes os, une lumière devant moi, une lumière derrière moi,
une lumière sous moi, une lumière au-dessus de moi, une lumière à ma droite, et une
lumière à ma gauche !
Ô mon Dieu, augmente ma lumière, donne-moi une lumière, fais-moi lumière, ô
Lumière de la lumière, par ta Miséricorde, ô Miséricordieux ! » [3]

Claude Mettra : Toute vie religieuse s’exprime à travers un dialogue avec la Divinité.
Nous le trouvons dans la prière, ainsi que dans un certain nombre de rites, et dans le
monde de l’islam, nous le trouvons en particulier dans le Pèlerinage. Ce sont ces
deux formes de vie religieuse que nous voudrions évoquer aujourd’hui.
Voyons ce qu’il en est d’abord de la prière. Il semble que dans le monde de l’Islam, la
prière se présente sous deux aspects : il y a une sorte de prière banale, quotidienne,
spontanée, et il y a aussi une prière ritualisée, qui se situe dans un contexte précis de
la vie de chaque jour.

Eva de Vitray-Meyerovitch : En effet, et nous pourrions même faire une deuxième


distinction, en disant qu’il y a trois sortes de prière en islam. D’abord cette invocation
sur tous les actes de la vie quotidienne, qui les sacralise. Tout ce qu’on fait, couper du
pain, commencer un repas, saluer quelqu’un…, se fait toujours au nom de Dieu. Cela
peut être évidemment une routine, mais souvent dans la vie d’un musulman et d’une
musulmane fervents, c’est une sacralisation constante de la vie quotidienne.

Et puis bien sûr, comme dans toute culture religieuse, il y a des prières spontanées : des
prières de demande, d’adoration, qui dépendent uniquement de celui qui prie, et qui
n’ont pas de forme prescrite. Pour les désigner, il y a dans la mystique musulmane un
très beau mot, qu’on pourrait traduire, le moins mal possible, par « soif ». L’islam,
comme toute religion, est nostalgique, c’est un sentiment d’exil qui s’exprime. On a
beaucoup épilogué sur le mot du Prophète disant que « l’islam était né en exil », et on
en a fait un commentaire plus ésotérique, plus mystique en disant que c’est l’âme qui se
sent expatriée…

« Ma prière n’est pas une prière, Seigneur,


si mon âme ne Te voit face à face.
Quand retentit l’appel du muezzin,
si, tourné vers la Kaaba, je prie,
c’est vers Toi seul, pour Ta seule beauté…
Je prie. Gestes vains, paroles inutiles,
prière d’hypocrite, inerte et monotone.
J’ai honte de ma prière, Seigneur, j’ai honte !
Je n’ose plus lever les yeux vers Toi.
Pour oser la prière, il faudrait être un ange,
mais je suis en exil, déchu et perverti,…
Silence donc ! Silence à ma prière !
Seigneur, elle ne peut T’atteindre…
Mais je prie, je le dois, car il faut que je dise
le tourment de mon cœur s’il est privé de Toi.
Seigneur au regard de pitié ! Pitié pour moi, regarde-moi ! [4] »

C’est donc là une première forme de prière. L’autre prière est un des piliers de l’islam,
une des obligations de l’islam, un office. Ce n’est donc pas une prière spontanée, mais
un office qui obéit à des règles strictes, et qui gouverne tout le monde de l’Islam depuis
treize siècles, de Dakar à Pékin…

L’élément communautaire de la prière est très important. Comme l’islam est une
religion à la fois sans Église, sans clergé, sans conciles, très peu dogmatique puisque
caractérisée par son universalisme, cela comportait un certain risque que cette religion
devienne un vague théisme, à la religiosité un peu brumeuse, s’il n’y avait pas des rites
prescrits qui cimentent cette communauté. Je crois que c’est une très grande force, que
600 ou 700 millions d’hommes aujourd’hui – et il en va de même depuis treize siècles –
prient dans la même langue, en utilisant le même Texte, et tournés dans la même
direction. Il y a une orientation géographique et spirituelle qui lie cette communauté, : si
on est pratiquant, on doit prier à des heures prescrites, qui correspondent à un rythme
cosmique : au lever du soleil, au coucher du soleil, la nuit… et aussi dans la journée.
L’orant est ici son prêtre, c’est lui qui officie. Cet office peut être d’une longueur assez
variable.

La première condition est de prier entre telle et telle heure – non pas à telle minute
précise, mais tout de même à certains moments-, et puis il y a une préparation : on doit
d’abord se sacraliser dans l’espace, en se tournant vers La Mecque, vers la qibla. Dans
la mosquée, cette direction est indiquée par une niche vide, car elle débouche sur une
Transcendance – il n’y a pas de représentation iconographique dans l’islam. On se
sacralise aussi dans l’espace avec le tapis de prière, qui n’est pas obligatoire, mais qui
est généralement utilisé. Il y a ensuite une sacralisation corporelle par des ablutions : ce
n’est pas simplement une question de propreté, c’est une sacralisation, car une fois les
ablutions faites, on est dans un état où on ne doit plus penser à n’importe quoi. On
accède ainsi à une sacralisation spirituelle, qui est une sacralisation d’intention. Il n’y a
pas de prière valable sans la présence du cœur, sans l’intention. On commence en effet
par : « Au nom de Dieu, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux, je prie
maintenant au temps de l’aube, de midi, du soir, etc. ».

Cette prière se décompose en un certain nombre de mouvements, qui ont une intention
cosmique, une intention de relier l’homme, qui n’est qu’une partie de l’univers, aux
différents règnes. Des mystiques en ont souvent parlé, en disant qu’on se tient d’abord
debout comme un arbre, puis prosterné comme un animal, puis agenouillé comme un
homme, car l’homme seul peut adorer d’une manière consciente.

Claude Mettra : L’homme devient alors, en quelque sorte, le symbole de la création


tout entière ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Exactement. C’est dans ce sens que le Coran dit que
Dieu a enseigné à Adam le nom des choses – comme d’ailleurs aussi dans la Bible -,
c’est-à-dire le pouvoir de les conceptualiser. Huxley a dit un jour que « l’homme, c’est
l’évolution devenue consciente d’elle-même » : c’est une notion très islamique. Toutes
les créatures adorent Dieu, la pierre par son poids, la plante par sa croissance, l’animal
par sa vie… L’homme est le seul à être conscient, à savoir qu’il adore.

Claude Mettra : Sur la nature même de cette prière, je voudrais vous poser une
question. Car si on se réfère au monde chrétien qui est le nôtre, même si on
n’appartient pas à l’Église catholique ou protestante, on voit que la prière remplit
dans notre culture une triple fonction. D’une part, elle est un hommage à Dieu ;
d’autre part, elle est aussi une demande de pardon adressée à Dieu pour les fautes
qu’on a pu commettre à Son égard ; en troisième lieu, elle est souvent une demande,
précise ou imprécise, adressée à la Divinité. Par rapport à cette attitude du monde
chrétien, que représente la prière dans le monde islamique ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Exactement la même chose, et il ne peut pas en être


autrement. D’ailleurs, chacun des mouvements de cette prière – qu’on appelle des
rak’ats : deux à l’aube, trois en fin d’après-midi, quatre à midi, dans l’après-midi et en
début de nuit – est introduit par une oraison, la Fâtiha, qui est l’oraison dominicale de
l’islam (elle ressemble au Pater chrétien), c’est l’« Ouverture » du Livre, du Coran, et
l’on dit qu’elle résume le Coran tout entier. Elle résume le fondement même de l’islam
tout entier.

Nous possédons d’ailleurs, de toutes les époques et de tous les pays, d’admirables textes
de prières musulmanes :

« Ô Dieu, cherche-moi, au nom de Ta miséricorde pour que je vienne à Toi ! Attire-moi


par Ta grâce, pour que je retourne vers Toi !
Ô Dieu, jamais je ne perdrai tout espoir en Toi, dussé-je désobéir… Jamais non plus je
ne cesserai de Te craindre, même si je T’obéis.
Ô Dieu, ce sont les mondes eux-mêmes qui m’ont poussé vers Toi, et c’est ma
connaissance de Ta bonté qui m’a fait me tenir devant Toi.
Ô Dieu, comment pourrais-je être déçu, puisque Tu es mon espérance ? Comment
pourrais-je être dédaigné puisque Tu es ma confiance ?
…Ô Toi qui es voilé dans les enveloppes de Ta gloire, de telle sorte que personne ne
peut Te voir !
Ô Toi qui rayonnes au dehors dans la perfection de Ta splendeur, de sorte que le cœur
des mystiques a perçu Ta Majesté !
Comment serais-Tu caché, puisque Tu es à jamais manifeste, ou comment serais-Tu
absent, puisque Tu es à jamais présent, et que Tu veilles sur nous ? » [5]

Claude Mettra : Si la prière apparaît comme un élément essentiel qui cimente la


communauté islamique, le pèlerinage est encore davantage peut-être ce ciment, qui
rend les hommes solidaires les uns des autres, et solidaires de la création tout entière.
Cette notion de pèlerinage a pour nous un sens extrêmement concret (il y a des
pèlerinages aux saints, à la Vierge), alors que, sans doute, l’idée de pèlerinage dans le
monde islamique a une résonance particulière, différente de celle dont nous avons
coutume de parler ici.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Sûrement. On ne peut pas parler en islam de pèlerinage,


par exemple, au sanctuaire d’un saint. Il y a des visites – qui sont d’ailleurs vues d’un
assez mauvais œil par l’islam le plus orthodoxes – aux mausolées des grands saints de
l’islam, mais ce n’est pas du tout cela qu’on appelle le pèlerinage.

Le pèlerinage a dans l’islam un sens bien précis. Il y a deux sortes de pèlerinage : le


grand pèlerinage[6], qui est le véritable pèlerinage, se fait à date fixe, et il constitue une
obligation dans la vie de tout musulman, à condition qu’il en ait les moyens, qu’il
n’abandonne pas pour cela sa famille, qu’il ne soit pas malade ou trop âgé… Il y a des
tolérances, mais tout homme, ou toute femme valide, qui peut se le permettre, doit faire
le pèlerinage au moins une fois dans sa vie.

Claude Mettra : Quel est le sens de ce pèlerinage ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Le pèlerinage, c’est d’abord un retour au centre, c’est le


contraire d’une expatriation. Il y a cette idée que La Mecque est « la Mère des villes »,
le « nombril de la terre ». C’est un centre géographique, mais surtout un foyer vers
lequel convergent les prières de centaines de millions d’hommes, cinq fois par jour,
comme nous le disions tout à l’heure. Car pour que la prière soit valide, elle doit être
orientée dans la direction de La Mecque, à moins qu’on ne se trompe, mais alors on est
excusé. Donc, par exemple les voyageurs, comme mes amis d’Égypte, de Syrie ou
d’ailleurs, lorsqu’ils viennent à Paris, ont en général une petite boussole sur eux pour
chercher quel mur de leur chambre d’hôtel correspond à la direction de la prière. Quand
on arrive à La Mecque, il n’y a plus de direction, on est au centre. C’est le lieu même
d’où rayonnent tous les chemins qui vont dans toutes les régions du monde. C’est donc
un centre spirituel très important. C’est aussi un centre géographique – cela l’était peut-
être encore davantage dans le passé, mais cela l’est toujours de manière très importante
-, un lieu de rencontre de toutes les nationalités, de toutes les castes…

Le petit pèlerinage[7], quant à lui, se fait n’importe quand dans l’année, il consiste à
aller à La Mecque, puis si on veut, sur le tombeau du Prophète, à Médine, ce n’est pas
obligatoire.

Le grand pèlerinage (obligatoire dans la vie de chaque musulman et se faisant à date


fixe) rassemblait, cette année, deux millions de pèlerins. Quand j’y suis allée en 1971, il
y en avait un million et demi ! Cela donne une impression de foule très hallucinante,
c’est extraordinaire…

Il y a, là encore, une sacralisation, mais plus grande que pour la prière rituelle :
corporelle, spirituelle… C’est l’état d’ihrâm, celui de sacralisation totale, avec le port de
vêtements blancs, et l’interdiction, pendant tout le pèlerinage, de fumer, d’avoir des
relations sexuelles, etc. Il y a de nombreux interdits. On doit garder pendant tout le
pèlerinage, cet état de sacralisation, et aussi une attitude spirituelle : ne pas se mettre en
colère, ne dire du mal de personne, repousser toute pensée qui serait un peu hors de
propos, etc.

On y va donc à date fixe. Les gens partaient, autrefois, à pied, à dos de chameau. J’ai vu
une femme qui portait un bébé, et qui n’a pas voulu monter dans notre auto, en nous
disant : « Donnez-moi de l’eau, si vous voulez, je viens de Jordanie à pied, et je ne veux
pas perdre le mérite de cette marche ». Elle avait donc traversé toute seule le désert, et il
faisait très chaud, bien que ce soit en février…

Actuellement, les gens partent plutôt en bateau ou en avion. Quand on arrive, on est
donc en général déjà en état d’ihrâm : on a déjà fait sa déclaration d’intention, pris son
bain, prié, on s’est revêtu des vêtements du pèlerinage. Dès qu’on aperçoit La Mecque,
on commence à dire une prière particulière au pèlerinage « Labaïka, labaïka… », c’est-
à-dire : « Nous voici, nous voici, Tes témoins… »

Citons très beau poème d’Al Hallaj, l’un des grands poètes et mystiques de l’islam – qui
fut supplicié à Bagdad en 922 dans des conditions assez abominables ; rappelons que
Louis Massignon lui a consacré une thèse fameuse), autour de cette invocation du
pèlerin arrivant au seuil du territoire sacré :

Me voici, me voici ! Ô mon secret et ma confidence ! Me voici, me voici, ô mon but et


mon sens !
Je T’appelle… Non, c’est Toi qui m’appelles à Toi ! Comment T’aurais-je invoqué : «
C’est Toi ! », si Tu ne m’avais susurré : « C’est Moi » ?
Ô essence de l’essence de mon existence, ô terme de mon dessein, ô Toi mon élocution,
et mes énonciations, et mes balbutiements !
Ô tout de mon tout, ô mon ouïe et ma vue, ô ma totalité, ma composition et mes parts !
Ô tout de mon tout, mais le tout d’un tout est une énigme, et c’est le tout de mon tout
que j’obscurcis en voulant l’exprimer !
Ô Toi, en qui s’était suspendu mon esprit, déjà mourant d’extase, Te voici devenu son
gage dans ma détresse !
Je pleure ma peine, sevré de ma patrie, par obéissance, et mes ennemis prennent part à
mes lamentations…
M’approché-je, que ma crainte s’éloigne, et je tremble d’un désir qui tient à fond mes
entrailles.
Que ferai-je, avec cet Amant dont je suis épris, mon Seigneur ! Ma maladie a lassé mes
médecins.
On me dit : « Guéris-t-en par Lui ! ». Mais je dis : « Se guérit-on d’un mal par ce mal ?
»
Mon amour pour mon Seigneur m’a miné et consumé, comment me plaindrais-je à mon
Seigneur de mon Seigneur ?
Certes, je L’entrevois, et mon cœur Le connaît, mais rien ne saurait l’exprimer que mes
clins d’œil.
Ah ! Malheur à mon esprit à cause de mon esprit, hélas pour moi à cause de moi ! Je
suis l’origine même de mon infortune,
Comme un naufragé dont seuls, les doigts surnagent pour appeler à l’aide, en vaste
mer…
Nul ne sait ce qui m’est advenu, sinon Celui qui s’infondu [8] dans mon cœur.
Celui-là sait bien quel mal m’a atteint, et de Son vouloir il dépend que je meure et
revive !
Ô suprême demande et espoir, ô mon Hôte, ô vie de mon esprit, ô ma foi et ma part
d’ici-bas !
Dis-moi : « Je t’ai racheté », ô mon ouïe, ô ma vue ! Jusqu’où tant de délai dans mon
éloignement, si loin ?
Quoique Tu te caches à mes deux yeux dans l’invisible, mon cœur observe Ton lever,
dans la distance, de loin… [9]

Le sommet du Pèlerinage se situe à Arafat. C’est un endroit extraordinaire où le


montagnes, habituellement brunes, deviennent complètement blanches lorsqu’un ou
deux millions de pèlerins les recouvrent comme de la neige. Et la prière terminée, elles
reprennent leur couleur brune, c’est un spectacle très étonnant. Ce qu’il y a de plus
émouvant surtout, c’est que pendant cette prière à Arafat, où descendent, dit-on, la
bénédiction de Dieu et son pardon, on prie pour tous les hommes, pour tous les siens,
vivants et surtout morts, et on cite leurs noms à haute voix. Cela fait une espèce de
roulement de tonnerre sur cette montagne. Songez, un ou deux millions de pèlerins qui
prient à haute voix en même temps…

Ce qui est aussi très émouvant, c’est de voir tous ces gens qui arrivent à pied – souvent
très pauvres, quelquefois pieds nus… Il y a une espèce de fraternité absolument
extraordinaire, et tout le pays baigne alors dans une atmosphère de ferveur étonnante.
Par exemple, quand retentit l’appel à la prière, tous les boutiquiers d’Arabie saoudite ne
ferment même pas leur porte à clef car ils savent qu’on ne leur volera jamais rien : ils se
contentent de mettre une chaise devant la porte sur le trottoir, pour indiquer que c’est
fermé, et ils courent à la prière.

On passe la nuit à La Mecque, une nuit d’Orient, noire, puis tout à coup le ciel devient
rose, et il y a l’appel à la prière, de minaret à minaret. Alors, un ou deux millions de
pèlerins répondent « Âmîn ! » en même temps …
Le Pèlerinage se termine la plupart du temps (ce n’est pas absolument obligatoire) par
une visite à Médine, qui a été la « ville » même du Prophète[10]. Une partie de la
mosquée de Médine fut à l’origine la maison du Prophète, et le jardin était celui de sa
fille Fatima. C’est un lieu extraordinairement paisible, rempli de pigeons : on se trouve
dans une espèce de tourbillon de plumes… En Arabie saoudite, on ne mange jamais de
pigeons, car peut-être se sont-ils posés dans le jardin de Fatima. Des Pakistanais m’ont
dit qu’au Pakistan non plus, on ne mange pas de pigeons, car peut-être sont-ils les petits
des pigeons du jardin de Fatima…

[1] Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.

[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « Le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

[3] Hadith du Prophète, récité notamment lors du Pèlerinage à La Mecque (texte cité
dans Anthologie du soufisme, d’Eva de Vitray-Meyerovitch, p.151)

[4] Texte cité dans La prière en islam, d’Eva de Vitray-Meyerovitch.

[5] Ibn ‘Ata Allah Al-Iskandari, Al Hikam al ‘Atâ’iya, poème traduit par Abd al-Jalil
dans Aspect intérieurs de l’islam, et cité dans Anthologie du soufisme d’Eva de Vitray-
Meyerovitch, p.160

[6] En arabe, al-hajj.

[7] En arabe, al-‘umra.

[8] Terme employé par Louis Massignon.

[9] Hallâj, Diwân, trad Louis Massignon, texte cité dans Anthologie du soufisme d’Eva
de Vitray Meyerovitch. p.166.

[10] Médine signifie « ville » en arabe (al-Madîna).


La tradition musicale
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du


19 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un épisode de la série Vivre l’Islam, dans le
cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, au cours
duquel Eva de Vitray-Meyerovitch échange avec Bernard Mauguin sur la musique
orientale et ses résonnance subtiles avec la spiritualité.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

Introduction

La sourate « Al-Fatiha » [1] récitée en arabe suivie d’une traduction française :

Au nom de Dieu, Compatissant et Miséricordieux,


Louange à Dieu, Seigneur de l’Univers,
Le Compatissant et Le Miséricordieux [2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons L’Assistance,
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta Colère,
Ni celui des égarés.

Ô Jour, lève-toi,
Tes atomes dansent,
Les âmes, éperdues d’extase, dansent,
A l’oreille, je te dirai où entraîne la danse,
Tous les atomes qui se trouvent dans l’air et dans le désert,
Sache bien qu’ils sont épris comme nous,
Et que chaque atome, heureux ou misérable,
Est étourdi par le Soleil de l’Âme universelle. [3]

Eva de Vitray-Meyerovitch : Le poème que nous venons d’entendre nous fait


pressentir combien la pensée islamique se fonde sur l’unité essentielle de l’homme et
du monde. C’est une notion que nous retrouvons sur tous les plans. Bernard
Mauguin, vous enseignez la musicologie de l’Orient à l’Université de Paris. Pourriez-
vous nous dire si nous retrouvons cette même unité dans le domaine musical ?

Bernard Mauguin : Avant de vous répondre, peut-être devrais-je essayer de définir


l’opposition qu’on peut trouver entre la musique occidentale et la musique orientale, en
général. Dans la musique occidentale, nous avons affaire à une conception qui procède
par plan, par architecture, dans un style bien défini et presque tangible pour l’esprit
humain. Alors que, dans la musique de l’Islam, on procède tout à fait différemment : il
n’y a pas ces oppositions que nous trouvons dans la musique occidentale où tel plan
s’oppose à tel autre afin de créer un équilibre. Dans la musique orientale, on observe
une certaine continuité, une recherche de quelque chose qui petit à petit avance, mais
sans aucune considération du temps. Le musicien joue, ou le chanteur chante, sans se
préoccuper de la durée. Il peut reprendre des motifs, les répéter un certain nombre de
fois, mais en y ajoutant toujours quelque chose de plus. Peu importe si dans le temps, ou
dans la durée plus exactement, l’architecture n’est pas tout à fait satisfaisante. Un autre
principe gouverne l’ensemble : celui d’une communication instantanée avec l’auditeur.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Cela m’intéresse d’autant plus que je retrouve ces


notions-là absolument partout. L’islam propose une notion du temps tout à fait
particulière, à propos de laquelle je serai sans doute amenée à revenir au cours de ces
causeries car elle me paraît absolument fondamentale. De fait, elle conditionne toute
une vision du monde qui s’exprime aussi bien dans l’architecture que dans la
décoration à travers l’arabesque. En somme, nous parlons de cette notion de
« l’instant ».

Bernard Mauguin : Effectivement, nous retrouvons en musique cette arabesque. Le


grand principe de la musique dans l’Islam, c’est l’improvisation. Pas n’importe quelle
improvisation, bien entendu. Il y a des règles extrêmement strictes et sévères, mais
l’interprète – qui n’est plus un interprète mais un créateur – est absolument libre dans le
cadre de cette ossature. Il donne ainsi libre cours à la création, à chaque instant. En
somme, c’est une musique qui n’a ni passé, ni avenir, qui se développe sur le moment.
Dans cette improvisation, l’emploi des arabesques va permettre de développer un motif
qui, à chaque instant, pourra être remis en question. En musique, l’arabesque constitue
un point de retour éternel. On revient constamment vers le point de départ pour de
nouveau chercher, approfondir les choses et descendre au plus profond, à moins que ce
ne soit « monter » au plus haut.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, cette notion d’instant, comme je le disais tout à


l’heure, est très frappante. Quand le lecteur occidental commence à étudier la poésie
arabe, persane ou turque, il est frappé par le caractère décousu de ces poèmes. Nous
avons dans un poème classique européen un début et une fin. Dans la poésie
orientale, nous trouvons des distiques distincts les uns des autres et presque
interchangeables, comme les perles sur le fil d’un collier. Ce qui les relie est ce qu’on
appelle le « hâl », c’est-à-dire la tonalité spirituelle sous-jacente à cette diversité.
Autrement dit, un poème fait de distiques distincts et presque interchangeables va tout
de même tenter d’exprimer un certain état intérieur, une certaine disposition de l’âme
et ne passera pas, par exemple, du tragique au joyeux. Il restera toujours dans cette
même tonalité, tout en faisant usage de diverses fioritures, si je puis dire.
Bernard Mauguin : Bien sûr. Nous observons deux choses. La première est la notion
d’improvisation, dans un cadre bien défini. La seconde est ce rythme sous-jacent qui
devient, à l’image du fil du collier dont vous parliez à l’instant, cet élément qui relie
toutes les arabesques les unes aux autres. Ce rythme se structure sous forme de cycles,
qui reviennent périodiquement tels une spirale. Celle-ci se développe et relie entre eux
les moments qu’exprime le soliste dans ses arabesques. Il s’agit presque d’une notion
atomique du temps, en liaison avec un certain nombre de cycles beaucoup plus
importants. Il y a donc cette superposition, cette analogie, mais aussi tout un
symbolisme établi sur un certain nombre de notions, notamment celle de maqâm. Ce
mot est très utilisé en musique, puisque c’est la base même de l’improvisation. Peut-être
faudrait-il deux mots d’explication à ce propos.

Le maqâm est un développement mélodique, plus exactement, le développement d’un


sentiment au moyen d’un certain nombre de structures et de conventions, d’échelles, de
sons, de références constantes. Dans un maqâm, le musicien suit un cheminement
jalonné d’étapes bien déterminées. En revanche, entre chaque étape, l’improvisation
prend place. C’est une création, évidemment, mais elle est sous-tendue par l’effort du
musicien pour approcher au plus près de ce que le maqâm exprime profondément. En
fait, le maqâm est une sorte d’échelle qui se gravit petit à petit pour mener vers des
régions diverses. Des régions se rapportant à l’homme, comme le prouve les différents
noms de maqâm correspondants à telle ou telle partie du corps, aux divers tempéraments
humains, ou ceux en lien avec le domaine du Zodiaque, aux éléments naturels, etc. Il
existe dans ce domaine tout un échelonnage de symbolismes et une quantité d’analogies
constituant un monde en soi, mais que nous ne pouvons pas détailler ici.

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est curieux, car moi qui suis tout à fait béotienne en
matière de musique – j’ai surtout étudié les poètes, les écrivains et les mystiques – je
constate que cette notion de maqâm est absolument essentielle en psychologie
musulmane. C’est, en effet, le niveau de connaissance et de spiritualité atteint par un
être grâce à ses efforts personnels. Une fois atteint un certain maqâm, comme celui
de la pauvreté spirituelle, de la résignation, du détachement ou de l’abandon à Dieu
(les psychologues de l’islam ont été des maîtres en matière d’introspection), on ne le
perd plus. L’être qui accède à un maqâm – ce degré dans l’échelle dont vous parliez
tout à l’heure – n’en redescend plus. Un même maqâm peut être coloré par des
sensations fugitives, par ce que l’on appelle le hâl, c’est-à-dire cette tonalité
spirituelle de l’instant. Le maqâm d’abandon à Dieu, par exemple, peut être vécu
existentiellement, dans la joie ou, au contraire, dans la douleur. Le hâl, quant à lui,
est passager, tel une irisation des couleurs de l’esprit.

Bernard Mauguin : Oui, on rencontre cela bien sûr. Vous avez tout à fait décrit ce
qu’est un maqâm musical, finalement. À l’image de cette échelle que nous évoquions, il
y a une hiérarchie, c’est-à-dire des degrés plus ou moins importants, et un point de
départ. Celui-ci est Dieu, le Un, d’où l’homme est issu et vers lequel il aspire à revenir.
On utilise souvent cette comparaison : celle de l’océan omniprésent sur lequel s’agitent
les vagues, qui sont le hâl dont vous parliez, mais l’unité de l’océan demeure.

Pour être plus précis, on trouve toujours dans un maqâm musical un son, souvent ténu.
Il représente ce point de départ. Puis, un autre instrument se détache de ce son ténu pour
aller explorer des régions différentes, et s’efforcer d’atteindre l’octave, c’est-à-dire cette
unité multipliée par deux. Très curieusement, les musiciens de l’islam ont d’autant plus
approfondi cette notion de relation entre la musique et « ce qui est au-dessus », que
l’islam orthodoxe s’est toujours plus ou moins méfié de la musique. Songeons aux vives
querelles entre les docteurs orthodoxes et les maîtres soufis au sujet de la musique.
Ceux-ci prenant leurs arguments dans le Coran, ceux-là les prenant également dans ce
même Coran. Au fond, c’est de cette tension qu’est né un approfondissement perpétuel
du sens de la musique en lien avec la recherche spirituelle propre à toutes ces confréries
religieuses, qui constituent le cœur même de l’islam.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Comme vous le remarquez très justement, je me


demande également si cette controverse – le fait que l’islam orthodoxe a toujours vu
avec défaveur les concerts et les séances de musique – n’a pas mené à une certaine
décantation. A l’appui de cette pensée, certains théologiens se réfèrent à un verset du
Coran qui dit qu’il ne faut pas prier en état d’ivresse. On peut prendre cela dans un
sens un peu grossier, mais il y a des ivresses plus subtiles que celles du vin ou de la
drogue, qui sont bien entendu formellement et absolument interdites. De fait, on peut
s’enivrer de son propre état spirituel. Ainsi, les grands maîtres soufis ont toujours
enseigné qu’il faut être amoureux de l’Aimé, et non pas de l’amour, qu’il ne faut pas
s’enivrer de son propre état spirituel. Mais des théologiens aussi orthodoxes et aussi
admis par la communauté musulmane que Ghazâlî [4], notre grand Algazel du
Moyen Âge, admet qu’il y a différentes catégories d’auditeurs. Si c’est une prière, et
si l’auditeur écoute la musique avec un désir de se dépasser lui-même, non pas pour
un enivrement sensuel, alors la musique est permise.

Bernard Mauguin : Oui, Ghazâlî distingue plusieurs sortes d’auditeurs. Il y a ceux qui
considèrent la musique comme un plaisir : son audition leur est donc permise. Ensuite,
viennent ceux chez qui la musique développe de mauvaises passions, et dans ce cas sa
pratique est absolument illicite. Enfin, la dernière catégorie concerne ceux dont la
disposition intérieure est suffisante pour profiter de cette forme d’ascension ; la musique
est alors Samâ‘, c’est-à-dire une audition spirituelle, un « rappel », et se transforme en
un geste rythmique de tournoiement autour de son centre. Nous évoquons ici tout le
développement de la musique dans la confrérie des Mevlevis[5], et le rôle joué par le
ney, cet instrument merveilleux, simple flûte de bambou percée de sept trous, au
symbolisme si fécond.

Il n’est pas question d’évoquer ici tous les degrés de ce symbolisme. Contentons-nous
de dire que le ney, c’est l’Homme parfait, celui qui laisse passer au travers de lui le
souffle, symbole de l’Absolu. C’est un instrument sacré, puisque le musicien prononce,
par son souffle, l’un des noms de Dieu en jouant. Il est en rapport également avec le
souvenir que l’homme a de son unité primordiale.

Connaissez-vous la très jolie histoire de la naissance du ney ? Le Prophète avait confié à


son gendre Ali un certain nombre de secrets. Quelque temps après, celui-ci ne pouvant
plus se contenir alla confier ces secrets à un trou qu’il avait creusé. Je crois qu’un peu
de salive tomba de sa bouche… Un roseau poussa à cet endroit et vint un berger qui
coupa le roseau, le perça de trous et joua des mélodies qui enchantèrent tous les
auditeurs jusqu’à l’extase.

Ce même ney symbolise encore les mélodies du paradis, en tant qu’évocation d’un état
antérieur vers lequel l’homme aspire toujours à retourner. On pourrait citer de
nombreux textes qui parlent de la musique et du ney comme vecteurs de cette nostalgie.
Cette nostalgie que ressent l’homme est celle d’un autre lieu : celui du paradis originel,
le souvenir, ou rappel, de ce pacte conclu [avec Dieu]. Une nostalgie donc pour sortir,
briser son enveloppe charnelle et retourner à son origine.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Savez-vous que ce pacte, qui joue un rôle absolument


fondamental dans toute la mystique musulmane, se fonde sur un verset du Coran ?
Celui-ci raconte que Dieu, interrogeant les germes de l’humanité future qui se
trouvent encore dans les reins de l’Adam primordial, leur demande « A lastu bi-
rabbikum ? » (Ne suis-Je pas votre Seigneur ?), et ils répondent : « Oui ». C’est à ce
pacte primordial que des mystiques comme Junayd [6] rattachent cette nostalgie.
Selon lui : « Quand nous entendons les sons de la musique, quelque chose s’agite en
nous et se rappelle de ce pacte ».

Rûmî dit :

Un mystique de l’islam écoute des musiciens pendant la nuit.


Son but, en écoutant les sons du rebab,
était, comme c’est le cas des amoureux fervents de Dieu,
de se remémorer cette allocution divine,
car le son aigu du clairon et la menace du tambour,
ressemblent quelque peu à cette trompette universelle.
C’est pourquoi les philosophes ont dit
que nous recevons ces harmonies de la sphère céleste
et que cette mélodie que les gens chantent en s’accompagnant du sitar
est le son des révolutions de la sphère.
Mais les vrais croyants disent que les influences du paradis
ont rendu splendide chaque son déplaisant.
Nous avons tous fait partie d’Adam, nous avons entendu ces mélodies au paradis.
Bien que l’eau et l’argile de nos corps aient fait tomber sur nous un doute,
quelque chose de ces mélodies nous revient à la mémoire.
Mais, mélangés qu’ils sont à cette terre d’affliction,
comment ces sons aigus ou graves pourraient-ils nous procurer les mêmes délices ?
C’est pourquoi le Samâ‘ est l’aliment des amants de Dieu,
car il contient l’image de la paix.

Ce rappel de ce retour à l’origine que l’âme attend est aussi une mise à l’unisson
d’un univers sonore. Nous avons parlé de symbolisme et d’analogie dans le
vocabulaire. Nous pourrions également remarquer que cette analogie se fonde sur
une autre notion absolument fondamentale, à savoir que l’homme est un microcosme
et qu’il reflète, tel un miroir, le macrocosme. Il reflète donc aussi bien les images que
les sons.

Bernard Mauguin : Dans les livres du Mathnawî, grand ouvrage de Jalâl al-Dîn Rûmî
Mevlana, nombreux sont les passages qui expriment cela. Par exemple : « Les sages
dirent : « C’est à la révolution des sphères que nous avons pris ces mélodies, c’est le son
des mouvements du firmament que les hommes reproduisent avec leurs instruments de
musique ou leurs gorges ». Le Samâ‘ est l’image de toute cette révolution. Je vois
encore d’autres citations, toujours tirées du Mathnawî : « Les fidèles dirent : « Ce sont
les vestiges du paradis qui rendent agréables bien de vilaines voix. Nous avons tous fait
partie du corps d’Adam, et écouté ces mélodies au paradis ». Un autre passage
enfin : « Mais ils voulurent faire retentir le rebab comme ceux qui éprouvent de la
nostalgie à la pensée de cet appel ».

Je reviens encore sur ce thème de la nostalgie car, à de nombreux endroits, il est


question pour la musique d’aviver le feu de l’amour, le feu de la recherche et celui du
désir pour l’homme qui cherche à s’élever. Je vous proposerais d’écouter ce fameux ney
qui, au cours des Samâ‘, entretient la flamme de l’amour. Personnellement, c’est un
instrument qui me touche beaucoup.

Audition du son du ney, et lecture de quelques vers de Rûmî [7]

Écoute la flûte de roseau et sa plainte,


Comme elle chante la séparation :
« On m’a coupée de la jonchaie,
Et dès lors, ma lamentation,
Fait gémir l’homme et la femme,
J’appelle un cœur que déchire la séparation,
Pour lui révéler la douleur du désir ».
Tout être qui demeure loin de sa source,
aspire au temps où ils seront unis.
Feu, et non vent, c’est le son de la flûte.
Périsse qui n’a point cette flamme.
Feu de l’amour dans le roseau,
ardeur de l’amour dans le vin,
Flûte, compagne pour qui vit séparé de l’Ami,
Et dont les accents déchirent nos voiles,
Poison et antidote,
Confident et amoureux,
Qui jamais vit son égal.

[1] Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.

[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

[3]Cf. Djalâl ad-Dîn Rûmî, Rubaiy‘at, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd.
Albin Michel, 1993, réédité en 2003.

[4] Muhammad al-Ghazâli (mort en 1111), connu en Occident sous le nom d’Algazel,
est un grand penseur musulman d’origine perse. Alors qu’il est au fait de sa gloire en
tant que théologien et philosophe, il se tourne radicalement vers la spiritualité. Son
influence en Europe chez les penseurs chrétiens et juifs fut importante, notamment chez
Thomas d’Aquin et Dante.

[5] C’est-à-dire, « la confrérie de Mawlâna (notre Maître) », surnom de Jalâl al-Dîn


Rûmî ; les disciples de cette confrérie sont appelés en Occident « les derviches
tourneurs ».
[6] Junayd (mort en 910), maître soufi de Bagdad, dont l’œuvre fondatrice a permis de
structurer la science spirituelle musulmane, favorisant ainsi l’émergence des voies
soufies par la suite.

[7] Mathnawî, introduction du livre I.


L’âme de la culture
islamique
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du


14 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre


l’Islam, dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur
France Culture, où Eva de Vitray-Meyerovitch sonde pour nous les
fondements culturels islamiques dans le cadre d’un échange avec Claude
Mettra.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au


podcast qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva
de Vitray–Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–
Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre
la sagesse universelle du soufisme en faisantconnaitre ses grandes figures et
ses œuvres majeures.

Introduction

Lecture de la sourate Al-Fâtiha¹ en arabe, puis d’une traduction en français :

Au nom du Dieu compatissant et miséricordieux²,


Louange à Dieu, Seigneur de l’univers,
Le Compatissant et le Miséricordieux,
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons l’assistance !
Guide- nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta colère,
Ni celui des égarés !

Claude Mettra : Géographiquement, le monde de l’Islam est d’une très grande


étendue. Humainement, il concerne des centaines de millions d’hommes, qui sont
d’origines fort différentes et dont les modes de vie sont très divers. Existe-t-il pourtant,
dans cette multiplicité des habitats islamiques, une unité réelle, peut-on définir un
esprit de la culture islamique ? Tel est le problème que nous allons poser aujourd’hui.
Eva Meyerovitch, on est frappé en effet de voir que la diversité des hommes rassemblés
dans la communauté musulmane nous révèle au fond une identité profonde. Quelle est
la source de cette identité, quelle est sa nature ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois qu’on pourrait la définir en disant que l’islam,


c’est avant tout se situer par rapport à une Transcendance. Il est très frappant, quand on
voyage dans cette immense étendue de terres, qui va de Lahore à Tanger, de Djakarta au
Caire où prédomine la religion musulmane, de s’entendre répondre à la question :
« Qu’est-ce que vous êtes ? » – question qui, dans le monde occidental, suscite la réponse
: « Je suis italien, ou russe, ou français, ou américain… » – : « Je suis musulman ». Ensuite
seulement viendra la précision : « Je suis de Fès, d’Alger, de Damas ou de Dakar… »

C’est donc un sentiment très profond de supranationalité, la conscience de se situer par


rapport à un Absolu, qui est vraiment la notion fondamentale de l’Islam. Ce sentiment va
rassembler des peuples, des hommes, et des langages extrêmement divers et en faire
quelque chose de construit, quelque chose qui a tout de même des structures profondes,
qui, malgré des différences de sensibilité, va présenter un certain nombre de
caractéristiques.
Bien sûr, il est toujours très simpliste, au sein de masses d’hommes si nombreuses, durant
tant de siècles et sur un espace aussi vaste, de tracer des lignes de force, qui seront
forcément très schématiques. On peut tout de même dire qu’avant tout chose, l’islam a
une dimension totalisante, qui inclut le profane et le sacré, le spirituel et le temporel,
l’éphémère et l’éternel, dans une même vision du monde.

Il y a deux sourates du Coran qui me semblent témoigner de cet aspect à la fois unique,
unifiant, et divers : il y a une sourate, qui est peut-être la plus célèbre de tout le Coran, et
qu’on récite très souvent dans la prière rituelle, qui affirme que « Dieu est Un, qu’Il n’a
pas d’associé et que rien ne peut Lui être comparé, que la pensée ne peut pas s’en
approcher »³. Il y a une autre sourate qui répète plusieurs fois l’expression « parmi les
signes » de Dieu⁴. Dieu, ou l’Absolu, ou la Réalité, ne se manifeste donc que par des
signes.
Cette notion de signe est tellement importante que le mot même de « verset » en arabe,
c’est âyat, qui veut dire « signe ».

Donc, les versets, aussi bien que les arbres, les animaux et les hommes, ou la diversité
des couleurs et des langages parmi les hommes, comme le dit le Coran, sont des « signes
» de Dieu. Ils ont un double aspect : d’un côté la diversité des races et des langues, des
sensibilités au niveau de l’expérience et du vécu, et d’un autre côté la loi de la nature
immuable, l’unité profonde, essentielle, fondamentale de toutes choses, ce qui unifie tout
cela « par en-dessous », si je puis m’exprimer ainsi.

Claude Mettra : Et qui peut, en quelque sorte se surimposer à des traditions


particulières à chaque tribu, à chaque espèce d’hommes, qui peut, sans détruire un
certain groupe humain, lui infuser un autre souffle…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Bien sûr. Une autre conséquence de cette vision du monde,
qui concerne tout autant le niveau géographique, qu’ethnologique et historique, est qu’on
la retrouve aussi au niveau proprement religieux : cette vision du monde consiste en une
conviction absolue (étant donné qu’il n’existe qu’une Réalité) que la Révélation elle-
même ne peut être qu’une. Et que de même qu’on ne saurait concevoir une mathématique
chinoise, une chimie indienne ou une astronomie américaine, on ne peut imaginer que la
Vérité communiquée aux hommes par le truchement de la Révélation puisse être autre
qu’Une. Un musulman devra donc tenir pour vraies toutes les Écritures révélées, dans la
mesure bien entendu où elles ne se contredisent pas entre elles.
Ceci conduit à une certaine vision de l’Histoire, qui est un des signes sur lesquels le Coran
invite à réfléchir. Le fait que les civilisations sont mortelles : le Coran l’a dit bien avant
Paul Valéry… C’est un des signes de Dieu que les civilisations naissent, grandissent et
disparaissent, et c’est aussi un des signes de cette fugacité des choses, alors qu’il y a une
Réalité profonde. Il y a donc une unité sous-jacente à cette multiplicité dans le temps.
Ainsi donc, sous tous les changements temporels, il y a une Réalité qui est ultime,
permanente.

Claude Mettra : Une question se pose ici, à qui veut regarder un peu en arrière, au
moment de l’expansion musulmane : comment l’esprit islamique a-t-il pris ainsi
possession d’un grand nombre d’hommes, sans détruire leur réalité spirituelle ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois que c’est justement d’abord parce que l’islam
reconnaissait la vérité de toutes les Écritures révélées, et qu’il était par nature
universaliste. Je ne dirais pas « tolérant », car la tolérance implique une certaine
condescendance, or il ne pouvait pas y en avoir du fait même du Message apporté, qui
n’était qu’un rappel et une confirmation. Le Coran se définit lui-même comme un Rappel
des autres religions et comme une confirmation, comme une sorte de mise au point
définitive. Pour le Coran, toutes les Écritures disent essentiellement la même chose
puisque, fondamentalement, l’âme est une. Les sensibilités religieuses et les travaux des
exégètes et des théologiens sont quelque chose d’un peu surajouté, d’extrapolé. Il faudra
bien sûr en tenir compte, mais cela ne concerne pas réellement l’essentiel.
Une autre caractéristique de cette culture, qui la rend très universaliste, c’est cet esprit
concret. Je parlais tout à l’heure d’une réflexion sur les signes : à tout instant le Coran
demande à l’homme de réfléchir, d’être attentif aux signes que Dieu a multipliés dans Sa
création.

Claude Mettra : Le mot « signe » a pris une si grande multiplicité de sens de nos jours
que j’aimerais que vous expliquiez un peu ce que vous entendez par là…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que toute chose est une indication. En somme,
tout ce qui est dans la nature (le musulman vit dans un « univers d’intersignes », comme
diraient les Bretons…) tout ce qui est dans la nature « reconduit » (la « reconduction » est
un terme technique de la mystique musulmane) à quelque chose de permanent et
d’essentiel. Donc l’Histoire, par exemple, la fugacité des civilisations (elles durent ce
qu’elles durent, puis un jour elles disparaissent…), c’est aussi un signe que derrière ces
changements temporels, il y a une permanence. C’est une indication, un indice qui jalonne
la route. De même, le fait qu’il y a des plantes qui servent à la nourriture des animaux, et
ces animaux eux-mêmes servant de nourriture aux hommes… En somme, tout dans la
nature est relié organiquement par des lois : c’est le signe de quelque chose d’immuable.
La réflexion sur les signes de la nature va attirer l’attention sur certaines catégories
d’éléments, qui vont conditionner la réflexion. Cet esprit concret de l’Islam a forgé une
mentalité qui fut, je le crois, à la base de l’esprit de réflexion, d’observation et
d’expérimentation moderne.
Claude Mettra : Il y a donc une manière particulière de regarder le monde, et par
conséquent de le comprendre.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Les savants musulmans ont toujours considéré l’étude de


la nature, non comme une fin en elle-même, mais comme un moyen de connaître le
Créateur, dont la sagesse est reflétée par Sa création, de telle manière que l’étude de la
sagesse reflétée conduise à la connaissance du Créateur Lui-Même. Par exemple, le Coran
multiplie ces appels à l’observation :

« En réalité, dans la création des cieux et de la terre, dans l’alternance de la nuit et du


jour, dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel, et rend vie à la terre une fois morte, y
répandant de bêtes de toute espèce, dans la variation des vents, dans le nuage contraint
de rester entre ciel et terre… il y a des signes pour ceux qui comprennent »⁵.

Ou bien :

« N’ont-ils jamais levé les yeux vers les oiseaux, soumis à Lui sur la voûte des cieux,
personne ne les tient dans sa main que Dieu,… il y a là des signes pour ceux qui croient.
»⁶

C’est une attitude fondamentale, qui a conduit les Arabes à observer et à expérimenter,
alors que l’Europe du Moyen Âge avait pour méthode d’étudier dans les livres et de
répéter l’opinion des maîtres… L’attitude de l’esprit que représente la scholastique n’est
pas du tout une attitude islamique. Celle-ci, au contraire adopte une attitude très pratique,
très concrète, une attitude d’observation.

Une chose qui m’a toujours frappée, c’est que la première sourate qui ait été révélée, dans
l’ordre chronologique de la Révélation, est une sourate qui fait appel à deux éléments
principaux: la connaissance et l’embryologie⁷. Je voudrais citer à ce propos une lettre
d’un maître spirituel du XIIIème siècle, Djalal al-Dîn Rumî, un homme très étonnant, un
grand visionnaire qui parlait de l’évolution six siècles avant Darwin, qui connaissait le
nombre des planètes que l’Occident ne connaît que depuis 1930, et qui déclarait, sept
siècles avant la Physique nucléaire, que si l’on coupait un atome, on y trouverait un soleil
et des planètes tournant autour… Dans une lettre inédite, il traite de cette question de
l’embryologie, et ce qui est intéressant pour notre propos c’est que cela me semble un très
bon exemple de « reconduction » d’un signe à une chose signifiée. Voici ce qu’il dit :

Dieu a créé les causes, de telle sorte que, à une goutte de sperme qui ne possédait ni ouïe,
ni intelligence, ni esprit, ni vue, ni attribut royal, ni attribut d’esclave, qui ne connaissait
ni chagrin, ni joie, ni supériorité, ni infériorité, Il a donné un abri dans la matrice. Puis
Il a transformé cette eau en sang, et le sang en chair, et dans le sein maternel où il n’y
avait ni main, ni outillage, Il a créé les fenêtres de la bouche, des yeux et des oreilles, Il
a façonné la langue et le gosier, et les trésors de la poitrine, où Il a mis un cœur, qui est
à la fois une goutte, un monde, une perle, un océan, un esclave et un roi…

Quelle intelligence peut comprendre qu’Il nous ait amenés, de cet état ignorant et
méprisable, jusqu’à notre niveau ?

Et Dieu a dit : « As-tu vu, as-tu entendu, d’où Je vous ai amenés, et jusqu’où ? »
Maintenant encore, Je te dis que Je ne te laisserai pas ici non plus. Je t’emmènerai au-
delà de ce ciel et de cette terre, en une terre très douce et un ciel qu’on ne peut imaginer
ni se représenter : sa nature est de dilater l’âme dans la joie, et, au sein de ce firmament,
ce qui est jeune ne devient pas vieux, ce qui est nouveau ne devient pas ancien, nulle
chose ne se corrompt ni ne s’abîme, rien ne meurt, aucune personne éveillée ne s’endort,
parce que le sommeil est fait pour le repos et pour chasser la douleur, et dans ce lieu il
n’y a ni souffrance ni chagrin…

Et si tu ne le crois pas, réfléchis un instant : comment cette goutte de sperme aurait-elle


pu te croire, si tu lui avais dit que Dieu a créé un monde en dehors de ce monde de
ténèbres, un monde où il y a un ciel, un soleil, un clair de lune, des provinces, des villes,
des villages, des jardins, où il existe des créatures parmi lesquelles il y a des rois, des
riches, des gens en bonne santé, des malades, des aveugles… ?
Maintenant crains, ô goutte de sperme ! Lorsque tu sortiras de cette demeure ténébreuse,
à quelle catégorie appartiendras-tu ? » Aucune imagination et aucune intelligence ne
pourraient croire à cette histoire, qu’il existe, en dehors de ces ténèbres et de cette
nourriture de sang, un autre monde et une autre nourriture…
Or bien que cette goutte ignorât et niât une telle possibilité, elle n’a pu pourtant éviter
de sortir, car on l’a amenée de force au dehors…⁸

Le maître conclut en disant :

Toi-même, quand tu te trouveras en dehors de ce sein maternel qu’est la terre, tu te


retrouveras dans une étendue très vaste, qui est celle des saints, et dont aucune
imagination ne peut se faire une idée… ».

C’est une réflexion à partir de quelque chose de parfaitement concret qui va permettre
d’aller de ce signe à une chose signifiée, d’aller à une vérité plus haute…

Claude Mettra : Mais un problème se pose ici : vous faites allusion à ce monde de
signes dans lequel baigne l’individu, est-ce que ces signes sont déchiffrables par tout
fidèle ? La foi suffit-elle à donner, à celui qui croit, la lumière qui donne à ces signes
leur sens ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que c’est une réponse qui ne peut concerner que
des réactions tout à fait individuelles, qu’on ne peut pas présumer de la façon dont un
individu répondra aux signes qui sont manifestés dans le monde et qui lui font « signe »,
si je peux me permettre ce jeu de mots. Ce qui est demandé, c’est d’avoir un certain esprit
de recherche. C’est une constante de la culture musulmane, confirmée par des traditions
célèbres, qui remontent au Prophète lui-même d’ailleurs : le devoir absolu de tout
musulman et de toute musulmane est d’aller « rechercher la science, serait-ce jusqu’en
Chine », et « L’encre du savant est aussi précieuse que le sang du martyr ». C’est donc
cet esprit concret du Coran, que nous avons déjà relevé, quelque chose qui me semble
particulier à la culture musulmane tout entière, quels que soient les pays, quelles que
soient les époques. Il y a vraiment eu un esprit de recherche.

Néanmoins, il y a d’autres ciments à cette communauté, il y a d’abord une communauté


de langue. Cela est très important, car je crois que dans la plupart des autres Écritures
révélées, il s’agit de langues mortes ou que l’on essaie de faire revivre – peut-être comme
l’hébreu -, mais enfin ce ne sont pas des langues parlées. L’arabe du Coran est une langue
parlée depuis treize siècles – c’est d’ailleurs le Coran qui a servi de base à la langue arabe
-. Dans tout le monde arabe, les gens un peu cultivés au-delà de l’arabe dialectal se
comprennent parfaitement bien, c’est-à-dire que des centaines de millions d’hommes
parlent l’arabe littéraire, et cette communauté de langue est un facteur extrêmement
unifiant – nous avons connu cela avec le latin du Moyen Âge -. Là c’est encore plus vrai :
il suffit de savoir lire et écrire pour connaître l’arabe littéraire, pas dans toutes ses finesses,
mais pour pouvoir le parler. Par conséquent, un musulman de Dakar comprendra un
musulman de Pékin…

Il y a aussi les coutumes que l’on retrouve partout : la façon de se saluer en se souhaitant
la paix, de rompre le jeûne, de se laver les mains, de se préparer à la prière, absolument
constante dans toute cette immense étendue de terres…

Enfin il y a l’idéal de fraternité, lui aussi une grande caractéristique dans tout le monde
de l’Islam, Je faisais allusion tout à l’heure à cette supranationalité : on la retrouve
vraiment au niveau du vécu car, en pratique, le musulman est un frère pour le musulman,
quelle que soit sa race, quelle que soit sa caste, quelle que soit sa couleur… L’islam est
une religion qui ignore tout à fait les préjugés de race, de couleur et de caste. Du temps
des califes, il était fréquent qu’un esclave noir dirige la prière, devant le calife,
simplement parce qu’il connaissait mieux le Coran…
Une autre notion constante, qu’on retrouve dans tout le monde de l’Islam, est la notion
de la sainteté de la religion : même s’il arrive qu’un musulman moderne se considère
comme agnostique, il a toujours un très grand respect du sacré. Cela fait partie aussi des
coutumes. Par exemple, on n’emploiera jamais, dans le monde de l’Islam, de Pékin à
Dakar, un papier imprimé ou manuscrit à un usage vraiment sale, parce qu’il est possible
que le nom de Dieu, ou qu’un mot qui exprime une valeur spirituelle, soit écrit dessus. Le
réflexe est automatique, même chez le « musulman marxiste » d’aujourd’hui – si je puis
dire – : le réflexe sera de brûler ce papier, et non pas de frotter ses chaussures avec…

Il y a tout un ensemble de coutumes, d’usages : on prie de la même façon, dans la même


direction, dans la même langue, en se basant sur le même Texte. Tout ceci conditionne,
semble-t-il, une vision du monde où l’unité l’emporte sur la diversité.

Claude Mettra : Cette unité de culture que vous soulignez, Eva Meyerovitch, à propos
de l’Islam, je crois qu’on en voit un peu le signe dans l’architecture. Si on regarde la
multiplicité des mosquées par exemple, on voit que, suivant leur appartenance
géographique, le lieu où elles sont bâties et les influences qu’elles ont subies de par
l’histoire, elles présentent des variantes. Là, il y a des influences romaines, ailleurs
des influences persanes, ailleurs des influences indiennes… Et pourtant, le bâtiment
lui-même, en tant qu’il représente la foi islamique, a une unité réelle. Où se situe
cette unité, et à quoi la déchiffre-t-on ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : J’ai été très sensible à ce genre de chose. En effet, si l’on
visite une mosquée en compagnie d’un spécialiste d’architecture ou d’histoire de l’art, il
va vous dire : « ce chapiteau est hellénistique, ou cet arceau est byzantin, etc. ».
Justement, cet assemblage pourrait constituer quelque chose d’hétéroclite, mais ce n’est
pas du tout un assemblage, c’est une synthèse qui se fonde sur une intention, donnant sa
validité dans le temps et dans l’espace à chaque acte de la vie musulmane et se traduisant
géographiquement et spirituellement par une orientation, tandis que sur le plan moral, la
pureté de cette intention est requise. La mosquée est construite autour et en fonction de
cette orientation, c’est elle qui lui donne son sens, dans la double acception du terme :
« direction » et « signification ». L’approche de cette orientation est tout de même le
résultat de la peine et du travail des hommes, la disposition et l’ajustement des matériaux
représentent la conception de l’architecte et donc la vision particulière à une époque.
L’écriture des versets coraniques gravés dans la pierre, le marbre ou le stuc peut varier de
style, mais le contenu est transhistorique, parce que c’est une parole d’au-delà du temps
et de l’espace. Nous retrouvons toujours ces constantes, à la fois spirituelles,
géographiques, intellectuelles et il se dégage vraiment une sorte de note générale, de
tonalité spirituelle générale. De même, la notion d’habitat : dans tout le monde de l’Islam,
il y a une certaine façon de concevoir la maison ou le jardin, parce que cela traduit une
certaine vision du monde.

Claude Mettra : Ce qui n’empêche pas les sensibilités particulières à chaque


localisation de s’exprimer.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Bien entendu. L’Islam a toujours su pendant des siècles


intégrer des populations très différentes, bénéficier des apports de sensibilités et de
cultures très diverses : ce n’est pas seulement le monde arabe, mais c’est aussi le monde
indonésien, celui de l’Inde musulmane, de l’Iran. Ils ont apporté des richesses absolument
inestimables à la pensée et à la culture islamique. Comme le monde turc qui a apporté sa
propre sensibilité. Pour citer un mystique musulman moderne, c’est l’image du prisme
qui révèle que la couleur blanche provient de la synthèse des différentes couleurs, mais
la couleur définitive est une et faite de tous ces apports. De même, l’Islam s’est enrichi,
à travers les âges et des sensibilités différentes, de tout ce que lui ont apporté ces peuples
divers.

Une nuit, un homme criait : « Allah ! », jusqu’à ce que ses lèvres devinssent douces
pour Sa louange.
Le démon lui dit : « Ô homme de beaucoup de paroles, où est la réponse : « Me voici !
» à tous ces « Allah!» ?
Aucune réponse ne vient du Trône divin, combien de temps répéteras-tu « Allah ! » d’un
air sombre ? »

Ces paroles brisèrent le cœur de l’homme. Il se coucha pour dormir, et vit en rêve
Khâdir, dans la verdure,
qui lui dit : « Écoute, tu t’es arrêté de louer Dieu : pourquoi te repens-tu de L’appeler ?
»
Il répondit : « Nul « Me voici ! » ne me parvient en réponse. Je crains d’être repoussé
loin de la porte… »
Khâdir répliqua : « Non, Dieu dit : « Ton « Allah ! » est Mon « Me voici ! » ; et cette
supplication, cette douleur, cette ferveur de toi est Mon messager vers toi. Ta crainte et
ton amour sont la corde pour saisir Ma grâce.
Sous chaque « Ô Seigneur ! » de toi est maint « Me voici ! » de Moi… »⁹

1 Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première


sourate du Coran.
2 Les noms divins du premier et troisième verset de la
Fâtiha sont plus justement traduits ainsi « le Tout
Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
3 Coran, sourate 112.
4 Coran, sourate 30 : versets 20-25.
5 Coran, sourate 2 : verset 164.
6 Coran, sourate 16 : verset 79.
7 Coran, sourate 96.
8 Rûmî Maktubât, voir Anthologie du soufisme d’Eva de
Vitray Meyerovitch, p. 273
9 Rûmî, Mathnawî, livre III, dist 189-197
Le rêve et le miroir
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance


du 7 mai 1976.

L’article suivant est la retranscription du dixième épisode de la série Le


trésor des conteurs, dans le cadre de l’émission Les chemins de la
connaissance sur France Culture, durant lequel Eva de Vitray–
Meyerovitch nous livre sa vision des contes, à la lumière de la spiritualité
dans le cadre d’un échange avec Dejan Bogdanović.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au


podcast qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva
de Vitray–Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–
Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre
la sagesse universelle du soufisme en faisantconnaitre ses grandes figures et
ses œuvres majeures.

Dejan Bogdanović : Assez souvent, les contes baignent dans un climat onirique. Nous
en avons des exemples aussi bien dans « Les Mille et Une Nuits », qui sont une œuvre
en langue arabe, que dans l’œuvre des mystiques, notamment des mystiques persans et
plus particulièrement dans l’œuvre de ce grand mystique de langue persane qui est
Jalâl ad-Dîn Rûmi dont vous avez, vous, Eva de Vitray Meyerovitch traduit les œuvres
du persan en français.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, en effet. Ce climat onirique, lié à la notion


de rêve, et dont les contes sont habités, se base en réalité sur une certaine
vision du monde. Celle–ci, en ce qui concerne la culture musulmane,
est merveilleusement bien illustrée dans l’œuvre de ce grand poète dont
vous venez de parler, Rûmî. Selon lui, le monde n’est pas totalement
¹
irréel –comme la Maya de l’Inde – ce n’est donc pas un monde
illusoire, mais un monde qui, face à la Réalité qui transcende toute
chose, est un peu comme un reflet dans un miroir. Le reflet existe bien,
mais ce n’est jamais qu’un reflet ou une réalité un peu participée. Un
hadith, c’est–à–dire une parole du Prophète de l’Islam, affirme que
l’homme dort toute sa vie et que c’est simplement lorsqu’il meurt, qu’il
².
se réveille Comme Monsieur Bammate le soulignait également, je
pense qu’il est extrêmement important de rappeler ici la mission d’éveil
tenue dans la littérature par les contes. Cette dernière consiste, en fait,
à tirer l’âme endormie de ce sommeil appelé ghaflat, ce sommeil de
l’indifférence et de l’oubli, qualifié ainsi par les gnostiques, dans lequel
nous passons notre petite vie quotidienne. Aussi, le rêve représente en
fait une déconnection, une prise de conscience qu’il existe tout un autre
monde possible, où, d’ailleurs, tout est possible. C’est aussi un des
éléments caractéristiques de la littérature des contes, ce dont vous vous
êtes entretenu avec Najm oud–Dine Bammate: dans un conte comme
dans un rêve, tout peut arriver (on vole, on se transforme…). Dans ce
climat de merveilleux, le rêve, qui constitue une déconnection de la vie
quotidienne, permet l’accès à un certain niveau de compréhension. Il
existe, à ce sujet, une histoire très courte de Rûmî, qui anticipe la
fameuse œuvre de Calderon «La Vie est un Songe», et que je vais vous
lire, si vous me le permettez.

L’homme qui a vécu plusieurs années dans une ville, dès que le
sommeil lui a fermé les yeux, contemple une autre cité remplie de
biens et de maux, et sa propre ville ne vient pas du tout à son
souvenir, de façon qu’il puisse dire «j’ai vécu ici? Cette nouvelle cité
n’est pas la mienne… Ici, je suis seulement de passage…». Non, il
pense qu’en vérité il a toujours vécu dans cette ville–là, qu’il y est né
et qu’il y a été élevé. Or, ce monde est le rêve de celui qui dort. Le
rêveur s’imagine qu’il est durable, jusqu’à ce que, tout à coup, se lève
l’aube de la mort et qu’il soit libéré des ténèbres de l’opinion et de
l’erreur. Alors, il se mettra à rire des chagrins qu’il a endurés
lorsqu’il apercevra sa demeure permanente. Tout ce que tu as vu dans
ton sommeil du monde, te deviendra évident quand tu t’éveilleras.

Il convient de souligner ici que cette notion de reconduction renvoie à


quelque chose de très matériel: on va toujours du signe vers le signifié.
Rûmî, dans une histoire, mais également, dans une lettre inédite,
témoigne de cette nouvelle naissance générée par l’accession à une
nouvelle dimension de l’être. Cette idée est également exprimée dans
l’Évangile de Saint Jean ainsi que par Claudel: accéder à un niveau de
compréhension, où la connaissance est une nouvelle naissance au
monde. Rûmî cite pour exemple le cas de l’embryon, qui, enveloppé
dans les ténèbres du sein maternel, ne connait que celui–ci. Si on lui
racontait – et s’il était capable de le comprendre– qu’au–delà du sein de
sa mère existent des villes, des villages, et autres hôpitaux, musées,
tableaux, arbres, clairs de lune et couchers de soleil…, il ne pourrait pas
l’imaginer. De même, ajoute Rûmî, nous–mêmes sommes prisonniers
de notre condition charnelle et, de ce fait, ne pouvons absolument pas
imaginer ce que pourrait représenter toute autre condition de l’être. Seul
le rêve peut en donner une petite idée.

C’est pourquoi le conte, avec cette résonance possible, cet écho qu’il
peut éveiller en l’être, provoque une sorte de réminiscence. Toutefois,
nous n’aurons malheureusement pas le temps d’aborder ce point très
important de la pensée musulmane. En effet, selon la pensée
musulmane, comme pour la pensée platonicienne, connaître, en réalité,
c’est se souvenir d’un autre monde, d’une autre dimension de l’être.
Ainsi certains penseurs de l’Islam ont déclaré s’agissant de la musique
: «si nous sommes tellement émus par la musique, c’est parce que nous
avons entendu ces mélodies à un autre niveau de l’être».

³
Le Mathnawi de Rûmî comporte une autre histoire, que l’on retrouve

curieusement bien plus tard dans les contes hassidiques rapportés par
Martin Buber. Il sont sans doute puisé dans ce trésor de contes et
d’apologues qu’est l’œuvre de Rûmî. Il s’agit de l’histoire du trésor
caché. Rûmî raconte ici l’aventure d’un certain Ali de Bagdad, qui avait
dilapidé tout son héritage, et se trouvait de ce fait à la fois ruiné et
abandonné de tous ses amis. C’est alors qu’il pria Dieu de l’éclairer. Je
me permets d’ouvrir ici une parenthèse pour expliquer ce «procédé» de
connaissance ou de révélation dans l’islam, appelé Istikhara : il s’agit,
dans le cas d’un problème très important et très grave à résoudre, de se
mettre dans un certain état de pureté, à la fois corporel et spirituel, en
vue d’adresser à Dieu une prière très fervente afin d’être éclairé, au
besoin par un rêve véridique. Le personnage du récit pria donc de la
sorte, puis se coucha et s’endormit. En réponse à son invocation, il vit
un trésor enfoui sous terre, près d’un pont, à un endroit qu’il reconnut
vaguement comme étant la ville du Caire. Il ne connaissait pas cette
ville. Toutefois, son rêve fût si vivant et si frappant qu’il nourrit l’espoir
que ce trésor l’arracherait à sa misère, et résolut doncde partir. Il fit ses
adieux à sa famille et parvint au Caire. Là, il reconnut avec
émerveillement l’endroit qu’il avait vu dans son rêve, mais n’osa pas
cependant se mettre à creuser en plein jour. C’est pourquoi, il attendit
que la nuit tombât et se mit fiévreusement à creuser le sol. Au moment
d’atteindre son but et de trouver ce fameux trésor, un homme
l’interpella en posant la main sur son épaule (il s’agissait d’une
patrouille de police): «Que fais–tu là? Es–tu un voleur? Suis–nous!»
Arrivé au poste de police, il raconta son histoire à l’officier de police
qui se mit à rire et lui dit: «Écoute, tu es complètement stupide. Moi
aussi, j’ai rêvé d’un certain Ali de Bagdad habitant telle rue, dans telle
maison où se trouvait un trésor caché, derrière son âtre. Mais
contrairement à toi, je suis un homme raisonnable et je ne suis pas fou
au point de partir pour une folle équipée comme la tienne. Je suis resté
bien tranquillement chez moi! ». Ali ne répondit rien, remercia, et rentra
chez lui où il creusa la terre derrière l’endroit le plus chaud, c’est–à–
dire l’âtre. Là il trouva le trésor dont il ignorait l’existence et qui vint le
tirer de sa misère.

Or, la pointe de cet apologue, ou le sens mystique à lui donner, est qu’il
ne convient pas d’être une âme habituée. À cet égard, Péguy disait
toujours: «Seigneur, faites que je ne sois pas un cœur habitué ». De fait,
l’habitude, la routine, le sommeil de l’indifférence – dont nous avons
tant parlé au cours de cet entretien – masquent la Vérité. Alors qu’il faut
sortir de soi–même, de chez soi, vivre un exil, un expatriement, un
décentrement spirituel pour retrouver ce trésor enfoui au plus intime de
votre être, dans votre propre maison, mais plus précisément dans votre
propre âme et culture. Justement, le rôle du conte est de vous inviter au
voyage, en vous décentrant, en vous faisant sortir de la routine et du
«ronron» de la vie quotidienne qui endorment, pour partir à l’aventure
et trouver le trésor, comme les princes l’ont fait tout comme notre Ali
de Bagdad. D’ailleurs, cette série d’émissions ne se nomme–t–elle pas
«Le Trésor des Conteurs»? Là aussi, il s’agit d’un trésor.
Dejan Bogdanović : Pour que le songe revêt ce caractère de vision, vous avez fait
allusion à certaines conditions à remplir ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, et bien sûr, la condition primordiale reste


la purification. Je disais qu’Ali, avant de s’endormir, avait demandé à
Dieu de le guider. C’est pourquoi, il eut une vision véridique car sa
prière fut, en effet, sincère et fervente. Ce fut donc une purification du
cœur, précédée par cette purification corporelle que sont les ablutions
rituelles. En outre, je pense que le sommeil, favorisant cette
déconnection de la vie quotidienne, représente également une
purification du mental. Vous voyez,le thème du miroir et d’un univers
fait de reflets, dont nous parlions tout à l’heure, est un thème tout à fait
fondamental: il est présent dans la mystique, dans la poésie et dans la
métaphysique islamique en général, que ce soit, à Jakarta, à Lahore, à
Tanger ou au Caire. Quel que soit le langage dans lequel il s’exprime,
ce thème du miroir reste, sans doute, celui le plus onirique de toute la
littérature: qu’il s’agisse des symbolistes, même de Victor Hugo ou de
la littérature métaphysique du Moyen Âge, notamment les poètes
métaphysiciens anglais, ou encore Chamisso⁵ et les romantiques
allemands. Le fait est que nous retrouvons toujours ce miroir sombre
dans lequel chacun voit son double. Même Saint Paul déclare que sur
cette terre, nous voyons les choses en énigme et dans un miroir, mais
que nous les verrons un jour en réalité. Ce thème du miroir qu’il faut
purifier, est donc un thème tout à fait fondamental. La possibilité de
connaissance consiste ainsi à purifier ce miroir afin de lui permettre de
refléter le réel tel qu’il est en vérité.

Une anecdote me paraît très révélatrice à cet égard. C’est l’histoire


que Rûmî raconte dans le Mathnawi, celle des peintres de Rûm, ce
nom désignant Byzance. Notons à ce propos que Rûmî, qui était
iranien et vivait en Anatolie au 13ème siècle, tient son nom de la ville
de Rûm: on l’appelait le «Byzantin».

Dans ce conte, les peintres de Rûm – doncde Byzance – et les peintres


de Chine sont mis en compétition en vue de décorer la salle d’un palais.
Ces deux groupes de concurrents se font face, mais sans pourtant se
voir, car la salle du palais est divisée dans toute sa longueur par un
rideau. Ils ne se voient pas les uns les autres et doivent donc décorer de
fresques les murs qui leur sont respectivement dévolus. Il conviendra
de déterminer ensuite quel groupe remporte la palme. Aussi, les peintres
de Chine décorent–ils de figures ravissantes le mur qui leur est imparti.
Précisons que ces derniers représentent les gens du monde. A
contrario,les peintres de Byzance ne font que polir et polir encore leur
mur, sans arrêt. Au jour de l’inauguration, le sultan arrive et admire
d’abord les fresques des peintres de Chine. Puis, il demande que le
rideau soit levé : c’est le dévoilement – il s’agit d’un terme tout à fait
mystique, signifiant que les choses apparaissent dans leur vérité
première –, et à ce moment–là, les peintures chinoises, symbolisant les
formes terrestres et la beauté du monde matériel, se reflètent dans le
mur poli tel un miroir par les peintres de Byzance. L’apologue nous dit
que «Le reflet était plus beau que la réalité, car dans un cœur
absolument dépouillé de toute image, vient se refléter, comme dans un
miroir sans tache, toute la beauté du monde».
Là aussi, c’est Rûmî lui–même qui nous donnele sens profond de cet
apologue. Dans sa conclusion, il confère à cette anecdote une dimension
de conte mystique. Ainsi nous dit–il:

Les Byzantins sont les soufis (c’est–à–dire les mystiques). Ils sont sans
étude, sans livre, sans érudition, mais ils ont poli leur poitrine, ils ont
purifié du désir, de la cupidité, de l’avarice et des haines, leur cœur.
Cette pureté du miroir est, sans nul doute, le cœur qui reçoit
d’innombrables images. Il garde en son sein la forme infinie et sans
forme de l’invisible, reflétée dans le miroir de son cœur. Bien que cette
forme ne soit pas contenue dans le ciel, ni dans l’empyrée, ni dans la
sphère des étoiles, ni sur le globe, car toutes ces choses sont limitées et
dénombrées, sache que le miroir du cœur est sans limite. Ici,
l’entendement devient silencieux, sinon il induit en erreur, car le cœur
est avec Dieu ou plutôt le cœur, c’est Lui. Le reflet de chaque image
brille éternellement à partir du cœur seul, tant dans la pluralité qu’en
dehors d’elle. Ceux qui ont poli leur cœur ont échappé aux parfums et
aux couleurs. Ils contemplent sans cesse la beauté, à chaque instant. Ils
ont abandonné la forme et l’écorce de la connaissance. Ils ont brandi
l’essence et l’océan de la connaissance mystique. Depuis que les formes
des paradis ont resplendi, elles ont trouvé les tablettes de leurs cœurs
réceptives. De l’empyrée, de la sphère étoilée et du vide, ils reçoivent
cent impressions. Quelles impressions? En vérité c’est la vision même
de Dieu...

1 Terme sanskrit qui désigne la nature illusoire du monde phénoménal dans la


mystique indienne.

2 Al–nâs nisyân fa–‘idhâ mâtû intabahû (les hommes sont endormis, et ce n’est que
lorsqu’ils meurent qu’ils se réveillent.), hadith rapportépar al–Ghazâlî dans Ihyâ’
‘ulûm al–dîn, sans isnad (chaîne degarant), et souvent attribué à ‘Alî.

3 Le Mathnawi (transcrit aussi Masnavi ou Mesnevi) est un ouvrage du XIIIème


siècle écrit en persan par le Jalâl al–Dîn Rûmî. C’est une des œuvres les plus
connues du soufisme et de la littérature persane.

4 Les contes hassidiques sont des histoires populaires mariant la mystique à


l’expérience quotidienne, et ont pour cadre la vie juive traditionnelle d’Europe de
l’Est.

5 Adelbert von Chamisso (1781–1838) est un poète et écrivain franco–allemand.


Mevlâna Jalâl al-Dîn Rûmî
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France culture Agora du 9 mars 1989.

L’article suivant est la retranscription d’une émission Agora sur France Culture, à
l’occasion d’une semaine spéciale sur « Le monde musulman », durant laquelle Eva
de Vitray-Meyerovitch nous parle de Rûmî, de son œuvre, de Konya...

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast
qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray-
Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers
cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme
en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

le Podcast
Conscience Soufie · Mevlâna jalâl al Dîn Rûmî par Eva de Vitray-Meyerovitch

Olivier Germain-Thomas : Eva de Vitray-Meyerovitch, vous êtes islamologue. On a


toujours un peu de mal à rajouter « logue » à la fin du terme désignant une religion.
Chez vous, ce « logue » n’est pas tellement gênant puisque vous vivez aussi la
religion de l’intérieur, vous l’avez choisie venant du christianisme, comme étant
maintenant votre propre religion. Vous avez d’ailleurs accompli deux fois de suite le
pèlerinage de la Mecque, et, à la suite de cela publié un ouvrage sur la Mecque[1].

En outre, vous avez publié de nombreuses traductions, notamment de Rûmî, qui est
un des grands mystiques musulmans soufis qui vous passionne. Je crois d’ailleurs,
sans trahir un secret, que vous êtes en train de terminer, ou que vous avez terminé, la
traduction d’un ouvrage de lui, qui pour vous est absolument fondamental, et qui
s’appelle le Mathnawi[2].

Mais ce n’est pas pour cela que je vous reçois aujourd’hui, mais pour un livre que
vous avez traduit avec Djamchid Mortazavi, qui s’appelle La Parole secrète,
l’enseignement du maître soufi Rûmî[3], livre écrit par Sultan Valad, le fils de Rûmî,
publié aux Éditions du Rocher. C’est un ouvrage intéressant à plusieurs égards. Il se
présente sous la forme de courts récits nous permettant de mieux pénétrer dans ce
qu’était la richesse de la vie spirituelle et des réalités sociales de l’époque en Turquie,
du côté de Konya dans un milieu de soufis iraniens.

Je crois que, pour bien saisir cet ouvrage écrit par Sultan Valad, il faut le situer dans
une lignée de grands maîtres, aussi bien par rapport à son père, Rûmî, dont il est
question, que par rapport à son grand père, qui vivait dans ce qui est actuellement
l’Afghanistan…
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est ça. Le père de Sultan Valad, Jalâl al-Dîn Rûmî –
que l’on appelle Mawlanâ dans les pays arabes, Mevlana[4] en turc – est en effet un des
plus grands maîtres soufis, et certainement un des plus grands mystiques et poètes de
tous les temps. Il est l’auteur d’une œuvre considérable, ce Masnavi de 50 000 vers
auquel vous faisiez allusion tout à l’heure, que je viens de finir de traduire avec mon
ami M. Mortazavi : Le Livre du dedans (Kitâb fîhi mâ fîhi[5]), des odes mystiques
consacrées à la mémoire de son maître disparu, et bien d’autres encore. Il est né en 1207
à Balkh, dans l’Afghanistan actuel, et son père, en effet, Baha-ud-Dîn Valad, que l’on
appelait le sultan des Ulama (le sultan des savants) était lui-même un prédicateur très
renommé et un grand maître soufi. Devant l’invasion mongole menaçante, et suite à une
vision lui montrant Balkh dévastée – ce qui s’est avéré quelques années après – Baha
ud-Dîn Valad a amené sa famille d’abord à Nichapour, puis à la Mecque, et enfin suite à
une invitation par le sultan de l’époque – dont on dit qu’il était l’Aladin des Mille et
une nuits et de la lampe merveilleuse – à Konya, capitale de l’Empire seldjoukide.

Je voudrais dire deux mots sur Konya, ville à laquelle j’ai consacré un livre qui va
d’ailleurs bientôt paraître, « Konya et la danse cosmique »[6]. Ce n’est pas pour parler
de mon livre, mais pour souligner l’intérêt de cette ville, espèce de hasard extraordinaire
de l’histoire. Elle a été la première communauté urbaine connue dans le monde
puisqu’elle date de 9000 ans. Suite à des fouilles, on a pu établir que c’était un
matriarcat. Je passe rapidement sur les siècles : ce fut la capitale de l’empire hittite, où
la veuve de Toutankhamon a failli se marier ; puis l’Iconium de St Paul, la première
ville du monde évangélisée car, après l’illumination de Damas, Paul y est venu avec son
disciple Timothée, originaire de Konya, et celle-ci a donc été la première ville du monde
évangélisée. Ensuite, est venu l’Islam, puis Rûmî, le fleuron de cette époque, qui a
donné à toute cette région une empreinte absolument ineffaçable. Vous savez quand on
est à Assise – j’aime beaucoup le rapprochement entre St François d’Assise et Rûmî,
parce qu’ils se ressemblent beaucoup et qu’ils sont à peu près contemporains – on sent
encore aujourd’hui cette douceur franciscaine. De même, aujourd’hui, quand on se rend
à Konya, on sent encore l’empreinte de son fondateur, on sent toujours cette même
douceur. Le maître était bon pour les animaux, pour les pauvres, il allait conseiller et
consoler les femmes de mauvaise vie, les prostituées. Il était plein de sérénité, de bonté,
de tolérance aussi : par exemple, il a cette parole extraordinaire, en une époque de
croisades, d’intolérance et de fanatisme mondial : « si ton âme est assez pure et pleine
d’amour, elle devient comme Marie, elle engendre le Messie ». Pendant deux siècles,
cet Empire seldjoukide a connu une période tout à fait extraordinaire. C’était d’ailleurs
le berceau de l’Empire ottoman, puisque celui qui est devenu ensuite le premier sultan
ottoman était un notable de Konya. Il y a régné une paix spirituelle et une tolérance
extraordinaires. Les musulmans, les juifs et les chrétiens vivaient dans une espèce de
symbiose, en étant bien entendu fidèles à leurs traditions respectives, mais allant aux
fêtes des uns et des autres…

Olivier Germain-Thomas : C’est tout à fait dans la ligne de Rûmî…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, tout à fait ! Rûmî avait créé ce climat qui dura deux
siècles encore. On en retrouve un peu l’écho dans le livre de Sultan Valad. Je crois que
l’intérêt de ce livre est double. D’abord l’auteur nous avertit lui-même que son père,
bien qu’il use d’un langage assez accessible, a produit des œuvres imposantes qui
traitent de questions métaphysiques tout de même très profondes. Son fils, qui était en
même temps son disciple, puis son successeur à la tête de sa confrérie, a voulu rendre
les choses plus accessibles à un grand public en utilisant un langage très simple. Il le dit
lui-même : « Certains n’avaient pas suffisamment de perspicacité et d’intelligence pour
comprendre la réalité des choses et connaître son but », c’est-à-dire le but de son père,
« C’est pourquoi dans ce livre-ci ont été expliquées ses étapes et ses prodiges ainsi que
ceux de ses compagnons qui étaient ses intimes ». Il a donc facilité l’accès à
l’enseignement extrêmement profond de Rûmî en le rendant plus accessible. D’autre
part, il constitue le meilleur document sur la vie de son père et sur les débuts de sa
confrérie, qui s’est répandue dans le monde entier. Un journaliste en 1920, je crois,
dénombrait des centaines de milliers de disciples de Mevlana dans le monde, puisque
l’Empire ottoman allait jusqu’à Vienne…

Olivier Germain-Thomas : Trouve-t-on aujourd’hui encore des tariqa-s issues de


Rûmî ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Aujourd’hui encore… J’en ai trouvé une, par exemple, il


y a quelques années, dans le sud de la Yougoslavie. Dans un petit village, on m’avait
conviée à un samaa, l’oratorio spirituel très caractéristique de cette tariqa[7]. On a
comparé très souvent la tariqa fondée par Rûmî aux Bénédictins parce qu’il disait que,
pour lui, l’accès au divin passait moins par la science abstruse, la raison discursive, que
par la beauté et la recherche de l’extase ? Ce n’est pas une recherche artificielle, car ce à
quoi tend le derviche qui danse, en réalité, c’est l’oubli de son « moi », son petit « moi »
de la vie quotidienne…

Olivier Germain-Thomas : Oui, parce qu’il faut bien situer effectivement cette lignée
du père de Rûmî, de Rûmî lui-même et de Sultan Valad dans la lignée du soufisme,
lequel soufisme est ce que l’on peut, très grosso modo, appeler la voie mystique de
l’islam…

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est ça, c’est l’intériorisation… Comme définition, je


dirais que le soufisme, loin d’être quelque chose de marginal – ainsi que l’ont qualifié
trop souvent quelques orientalistes – c’est en réalité l’intériorisation vécue de l’islam. Il
y a dans toute religion un aspect exotérique et un aspect ésotérique, et c’est là l’aspect le
plus intériorisé de la religion musulmane.

Olivier Germain-Thomas : Vous parliez tout à l’heure des danses, notamment celle de
ceux que l’on appelle les derviches tourneurs, dont la tradition se perpétue encore
aujourd’hui à Konya, et pour lesquels la danse est un moyen extérieur qui permet une
fusion ou une rencontre avec le cosmos…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Vous savez, ce qui est très curieux dans ces danses, c’est
leur symbolisme cosmique. Le maître est au centre de la danse, et les derviches tournent
autour d’eux-mêmes, ainsi qu’autour du maître, comme les planètes qui tournent autour
du soleil… Il y a des intuitions fulgurantes chez Rûmî, qui sont quand même très
étonnantes. Voilà un homme du XIIIe siècle, qui vous dit : « Tout le monde vous parle
des sept planètes, en réalité il y en a neuf » ; pour cette raison le nombre des danseurs
est toujours de neuf ou d’un multiple de neuf : dix-huit, vingt-sept… Or la huitième
planète, si je ne me trompe, a été trouvée par Le Verrier en 1840 et quelques, et la
neuvième par Thomson aux États-Unis en 1930 et quelques… Il savait donc qu’il y
avait neuf planètes. Ensuite il dit : « Quand on coupera un atome on y trouvera un
noyau et des soleils qui tournent autour ; faites très attention car quand cet atome
ouvrira sa bouche, il en sortira une puissance et un feu – je traduis littéralement en ce
moment – tapi en embuscade dans cet atome et capable de réduire ce monde en
cendres.» Alors, parler de la fission nucléaire en 1200 et quelques est assez
extraordinaire !

Olivier Germain-Thomas : Et la multiplicité des mondes aussi… Avant Copernic et


Giordano Bruno, il disait qu’il existait des milliers et des milliers d’univers illimités…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, il affirme ceci – et c’est peut-être encore plus


étrange – : « Tous les habitants de cette petite planète Terre sont soumis aux influences
des astres : la Lune agit sur les marées, le soleil sur la végétation, mais ce que l’on sait
moins, c’est que le geste le plus infime d’un habitant de cette planète est perçu dans les
systèmes solaires appartenant à des univers non encore découverts ». Quand j’ai traduit
cela pour la première fois, je dois dire que j’ai eu un peu froid dans le dos… Je me suis
rappelée qu’un jour, un grand physicien me disait dans un colloque à Fès : « Vous
savez, notre physique de pointe paraîtrait aux yeux du grand public tout à fait dingue,
car si vous faites le plus petit geste dans ce café de Fès où nous nous trouvons en ce
moment, c’est perçu sur Sirius. C’était prodigieux de retrouver cela sous la plume d’un
écrivain du XIIIe siècle…

Olivier Germain-Thomas : Ce n’est pas dans l’ouvrage dont nous parlons, La Parole
secrète, c’est dans le livre que vous êtes en train de traduire…

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est dans toutes les œuvres de Rûmî en général, surtout
dans le Masnavi. Sultan Valad n’a pas voulu insister sur ces points, il a surtout voulu
rappeler l’enseignement de son maître. Nous avons donc, M. Mortazavi et moi-même,
sous-titré « L’Enseignement du maître Rûmî », car c’est vraiment son enseignement que
l’on retrouve dans ce livre.

Olivier Germain-Thomas : Ce qui est frappant justement pour un lecteur qui


découvre ce livre, c’est en quelque sorte le mélange des genres. Il y a parfois des
commentaires de sourates du Coran, parfois des récits de la vie de Rûmî, parfois ce
que l’on pourrait appeler des ajouts par rapport au Coran. Par exemple, des
précisions qui sont données sur ce qui n’est, je crois, qu’une légère allusion dans le
Coran, c’est-à-dire le récit de la rencontre entre Moïse et Khidr…

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est une sourate mystérieuse…

Olivier Germain-Thomas : On va pouvoir revenir à cela, mais ce que je veux dire au


préalable, c’est qu’il utilise toutes les voies, aussi bien celle du récit, celle presque de
la théologie, ainsi que de l’approche plus poétique, pour essayer de transmettre
l’enseignement…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Sûrement… À propos de cet enseignement – je le dis en


passant -, notons que tous les maître soufis, que ce soit Rûmî ou les autres, étaient de
très grands psychologues…. À cet égard, je voudrais faire allusion à un livre qui va
sortir incessamment, car, sans lui faire de la réclame, je pense que c’est un livre
important. Il s’intitule Soufisme et Psychologie de mon collaborateur, M. Mortazavi,
aux Éditions du Rocher, où a paru d’ailleurs La Parole secrète. On y trouve aussi des
choses très étonnantes. Par exemple, Rûmî y décrit une séance de psychanalyse. Comme
je relatai à une assistante de Jung la façon dont Rûmî décrivait cette séance, elle me
répondit : « mais c’est exactement comme cela que Jung procédait ». Rûmî fait étendre
la jeune fille malade d’une maladie tout à fait psychosomatique sur un divan, on lui
pose des questions, et le médecin prend son pouls et enregistre le temps de réaction aux
questions qu’il lui pose, pour ensuite lui prescrire un traitement tout à fait
psychanalytique. Tout le soufisme est basé sur cette recherche, finalement, de la
psychologie des profondeurs. Une chose très importante, je crois, c’est que dans la
psychologie occidentale, on parle de la conscience, on parle du subconscient, on parle
de l’inconscient. Mais les soufis ont une autre catégorie, beaucoup plus importante, à
laquelle Jung, à la différence de Freud, fait un peu allusion, qui est la supra-conscience,
tout aussi inconsciente que le subconscient, mais à un autre niveau. Si on comparait la
conscience à une maison, nous aurions le subconscient qui serait la cave où des rats
viennent vous envahir de temps en temps quand les complexes sont gênants, puis la
conscience claire, et cette supra-conscience, capable de connaître le divin. Je crois que
tout cet enseignement est une technique d’éveil. Rûmî disait qu’il avait été envoyé sur
Terre pour réveiller les âmes endormies. Sultan Valad fait parfois allusion à l’impact de
cet enseignement sur l’ensommeillement. Vous faisiez tout à l’heure allusion à Khidr, à
cette rencontre de Moïse et de Khidr …

Olivier Germain-Thomas : Qui correspond à une sourate dans le Coran…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Qui correspond à la sourate 18, la sourate de La


Caverne…[8]

Olivier Germain-Thomas : Et qui est développée et commentée dans la Parole secrète.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Justement. Je pense que l’on pourrait mener, à travers la


psychologie occidentale, toute une réflexion sur la psychologie éternelle, à propos de
cette sourate du Coran, La Caverne. La caverne a toujours été présente dans toutes les
traditions, que ce soit Zeus qui naît dans une caverne, et le Bouddha lui-même qui, dans
certaines traditions, naît dans une caverne. C’est toujours un endroit profond, caché,
secret, où quelque chose va naître. Jésus est né dans une grotte… C’est toujours cette
idée de la naissance spirituelle, dont parle tellement Sultan Valad. Il dit que notre âme
est enceinte de l’esprit, et que nous devons lui donner naissance… Cette sourate de La
Caverne parle justement des gens qui dorment, les Dormants d’Éphèse, et qui, un beau
jour, se réveillent de ce sommeil de l’insouciance, celui de la routine quotidienne. Puis,
ils se rendent dans la ville voisine pour constater que leur monnaie n’a plus cours :
quand on est passé à un certain stade, la conversation de tous les jours ou les
évènements quotidiens, je pense, vous intéressent beaucoup moins. Et puis, il y a, sans
transition, semble-t-il, cette rencontre de Moïse avec un personnage très mystérieux, qui
va lui montrer et démontrer, par toute une série d’évènements, que les voies de Dieu ne
sont pas nos voies. Cela se termine par la découverte de l’eau de la vie, qui se trouve
dans les ténèbres. Un thème très cher aux soufis : c’est justement dans ces ténèbres
existentielles que se trouve la lumière profonde, la vie véritable. Il faut donc creuser
dans les profondeurs de soi-même pour trouver cette réalité profonde, qui est en somme
la Réalité divine… Nous retrouvons ici toute la voie du Soufisme, une voie jalonnée de
degrés, d’étapes, un peu comme les degrés d’une échelle, où l’on doit s’avancer station
après station afin de dépasser ce petit « moi » de la vie quotidienne et retrouver le
véritable Moi, le Moi des profondeurs, le Moi divin…
Olivier Germain-Thomas : À côté de ce cheminement vers l’essentiel on trouve aussi
des récits qui s’inscrivent dans la vie terrestre de Rûmî, et notamment sa rencontre
avec son maître Shams ed-Dîn de Tabriz, et le départ du maître qui a beaucoup
perturbé les disciples et la vie des soufis de Konya…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, d’ailleurs, je me suis retrouvée à Konya à l’endroit


même où Rûmî a rencontré son maître…Il faut rappeler que, quand Baha ud-Dîn Valad,
a fui Balkh en Afghanistan devant l’invasion des Mongols, et s’est retrouvé en Turquie
– où il a été reçu par le sultan de l’époque – il a continué son enseignement de
théologien et de jurisconsulte à la tête d’un collège. Son fils, le jeune Rûmî, qui, je
crois, avait 19 ans à la mort de son père, lui a succédé. Il faut se représenter un peu la
Sorbonne du Moyen Âge : Abélard enseignant à la Sorbonne… Puis un jour, il fit une
rencontre qui bouleversa sa vie, et qu’il commente ainsi : « J’étais cru, j’étais cuit,
j’étais brûlé et maintenant je suis consumé ». En persan c’est très beau… Il a donc
rencontré un derviche hirsute, errant, vagabond, qui lui a posé des questions. Celles-ci
l’ont tellement bouleversé qu’il s’est jeté à ses pieds. Puis, ils sont entrés dans une
retraite de quarante jours, ce qui a d’ailleurs éveillé la jalousie des disciples. Au cours
de cette retraite, Shams a été pour Rûmî un maître d’éveil lui faisant découvrir toutes les
dimensions de l’amour divin, qui brûle le cœur, comme il le dit. Mais un jour, Shams,
fuyant la jalousie des disciples qui trouvent que leur maître ne s’occupait plus d’eux,
mais uniquement de lui, part pour Damas. Sultan Valad raconte cet épisode dans le
livre : il est parti le rechercher, l’a ramené à pied. Ils ont alors recommencé leur vie de
retraite mystique en commun, et la jalousie des disciples a redoublé, puis Chams a de
nouveau disparu. On dit qu’il a été tué par les disciples. Rûmî l’a recherché partout, et
ne le retrouvant pas, en a été désespéré. Jusqu’au moment où il comprit, par la
réalisation intérieure, que leur deux esprits ne sont pas séparés, que le véritable maître
réside à l’intérieur.

Olivier Germain-Thomas : Parce qu’en fin de compte, cet attachement était trop
humain probablement…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui bien sûr, il s’est lamenté jusqu’au moment où il a


réalisé que le maître intérieur et Chams ne faisaient qu’un.

Olivier Germain-Thomas : Une phrase que j’ai relevée aussi dans La Parole secrète :
« Il y a des saints célèbres, mais les plus grands d’entre eux sont cachés ». C’est un
point important, je crois, dans le soufisme, à savoir que le saint se cache et que la
Vérité essentielle aussi est cachée…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, et qu’il faut découvrir… On dit d’ailleurs qu’on


trouve son maître quand on est prêt à le trouver…. Il existe de nombreuses histoires
soufies à ce sujet. Par exemple, on envoie un disciple à la recherche d’un maître, et le
disciple trouve un vieillard déguenillé, qui transporte des fagots de bois. Il n’a pas la
moindre idée que c’est le maître qu’il recherche… Si son cœur avait été davantage pur,
il aurait compris que c’était lui qu’il attendait.

Olivier Germain-Thomas : Un thème que l’on retrouve aussi, notamment dans le


milieu de l’ouvrage, celui du dépassement du discours discursif et de la théologie
pour atteindre ce qui est dit dans les textes. C’est-à-dire, faire en sorte que son âme
devienne telle un océan… et se perdre dans cet océan… Il y a donc là une critique de
ce qui serait une voie trop intellectuelle pour atteindre une réalisation…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, d’ailleurs les soufis se sont toujours beaucoup


méfiés de la raison discursive, qui ne mène pas bien loin, disent-ils. L’on peut prouver
un certain nombre de choses par la raison, mais… Le soufisme est une voie spirituelle,
une voie d’expérience. C’est quelque chose de vécu, non pas de raisonné.

Olivier Germain-Thomas : Renversement de l’opposition vie-mort : notre vie serait la


mort et la mort serait la vie ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, on peut le dire comme cela. Les soufis ont
beaucoup parlé de la mort mystique, du fanâ, qui n’est pas du tout un anéantissement,
une annihilation de l’être. Au contraire, la mort mystique consiste à retrouver sa
véritable dimension au travers l’annihilation du petit « moi » de la vie quotidienne.
Celui-ci ne fait que voiler les choses, et vous laisse dans une certaine obscurité. Les
soufis se sont beaucoup méfiés de cette raison qui ergote, de tout ce côté formaliste,
ratiocineur de la raison, Ils disent que ce n’est pas comme cela que l’on trouve la Réalité
suprême, mais en se donnant complètement… Je faisais tout à l’heure allusion au désir
de beauté de Rûmî, à son amour de la beauté. Il dit : « Toute l’affaire de la religion
n’est qu’une affaire d’émerveillement ». Nous retrouvons cela chez tous les mystiques
quelles que soient les traditions, cet émerveillement devant ce qu’ils découvrent, où tout
prend valeur de symbole, où tout est à l’unisson d’un cosmos sacralisé.

Olivier Germain-Thomas : Et le rôle de la danse ? Pour en revenir à la danse comme


voie spirituelle, au fond c’est assez rare, on trouve cette tradition dans l’hindouisme,
on la trouve un peu dans le shinto, on la trouve un petit peu dans le judaïsme…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui David dansait devant l’arche.

Olivier Germain-Thomas : Mais pratiquement pas dans le christianisme, encore que


l’on ait parlé à propos des premières églises de quelques danses sacrées… Pour Rûmî
la danse sacrée est très importante…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, c’est un oratorio spirituel, et justement une


représentation à double niveau, car chaque geste est symbolique. Par exemple, les
danseurs tournent autour du centre qui est le soleil. Ils dansent comme les planètes,
comme les atomes qui dansent autour du noyau central. De même qu’à un niveau
spirituel, le petit « soi » danse autour de lui-même. Vous vous rappelez ces vers de
Rainer Maria Rilke qui dit : « À longueur d’éternité, je danse autour de moi-même, je
danse autour de mon « moi », c’est tout à fait cela…

Olivier Germain-Thomas : Ce que vous dites là, est-ce conscient chez le danseur ou
bien est-ce une interprétation que l’on peut faire parce que l’on connaît la culture?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Il y a deux choses. Je pense qu’au début le samaa était


un mouvement tout à fait spontané. Par exemple un jour, Rûmî qui connaissait mal le
turc, entend dans le bazar un Turc qui vend des peaux de renard, et qui crie « Tulkou,
tulkou ! », qui signifie « Le renard, le renard ! », et Rumî, qui est de culture persane, a
cru qu’il disait « Dilkou, dilkou ! », « Où est le cœur ? », et il s’est mis à danser. Ou
encore, passant devant un batteur d’or, saisi par ce rythme de battement, lui et tous ceux
présents dans le marché se mettent à danser. C’est son fils, Sultan Valad, son successeur
à la tête de la confrérie – appelée par la suite les « derviches tourneurs » en Occident-,
qui a institutionnalisé cette danse selon des règles précises. Au début, c’était
simplement la traduction d’un état spirituel : on était saisi à l’improviste par un certain
ravissement, par un certain émerveillement, et on se mettait à danser. Puis, cela a été
institutionnalisé, règlementé, par Sultan Valad. Tous les gestes [sont codés]. Par
exemple les danseurs dansent la main droite tournée vers le ciel pour recevoir la grâce,
la main gauche tournée vers la terre, pour lui rendre cette grâce divine, qui s’est
réchauffée en passant par leurs cœurs, réchauffée de leur amour.

En fait, l’Amour est le grand mobile : « Tout ce qui se meut dans l’univers est mû par
l’Amour » dit Rûmî. Ce thème de l’Amour est le grand thème du Soufisme, avec le
thème de la réminiscence. Tout cela baigne dans un climat très platonicien : on retrouve
l’Amour bien sûr, on y retrouve aussi le thème de l’anamnèse, le thème de la
réminiscence : les âmes se souviennent qu’elles ont été ailleurs, qu’il y a eu une origine,
qu’elles ont oublié leur patrie spirituelle, et tout tend à leur faire retrouver leur origine
par une nouvelle naissance, une naissance à un monde qu’elles ont complètement
oublié, mais qui est le fondement même de leur être.

[1] La Mecque : ville sainte de l’islam, Éd. Laffont, 1987. Ouvrage traduit en italien, en
allemand et en turc.

[2] Mathnawi, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd.
du Rocher, 1990. Le Mathnawi (transcrit aussi Masnavi ou Mesnevi) est un ouvrage du
XIIIe siècle écrit en persan par le Jalâl al-Dîn Rûmî. Il est divisé en 6 livres et compte
424 histoires allégoriques, pour un total de 25000 distiques (couplet ou 2 vers groupés).

[3] La Parole Secrète, de Sultan Valad, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd.
du Rocher, 1988.

[4] Mawlâna, signifie en arabe « notre Maître ».

[5] Le Livre du Dedans, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, Éd. Sindbad, 1975, réédité en 1982 et
en 1997, Éd. Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes. Ouvrage traduit en italien et en
espagnol.

[6] Konya ou la Danse Cosmique, Éd. Renard, 1990. Ouvrage traduit en turc.

[7] Tariqa : voie spirituelle soufie (ou confrérie).

[8] Coran, sourate 18 : versets 60-82.


Une civilisation de la parole
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du


22 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, où
Eva de Vitray-Meyerovitch expose la place centrale du Coran en islam et les
particularités de la langue arabe.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

Introduction

La sourate « Al-Fatiha » [1] récitée en arabe suivie d’une traduction française :

Au nom de Dieu, Compatissant et Miséricordieux,


Louange à Dieu, Seigneur de l’Univers,
Le Compatissant et Le Miséricordieux [2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons L’Assistance,
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta Colère,
Ni celui des égarés.

Citation :

L’utilité de la parole est qu’elle te fait chercher et t’excite,


Non que la chose recherchée soit obtenue par la parole,
S’il en était ainsi, tu n’aurais pas besoin de faire tant d’efforts,
La parole est ainsi : lorsque de loin tu aperçois quelque chose qui bouge,
Tu cours exprès pour la voir,
Mais ce n’est pas au moyen de son mouvement que tu la vois.
La parole de l’homme est semblable à cela,
sous son aspect profond, elle t’incite à chercher le sens,
bien que tu ne le vois pas en réalité.

Claude Mettra : Toutes les religions, Eva Meyerovitch, sont à leur commencement
fondées sur la parole, puisqu’elles transmettent un message livré aux hommes par la
Divinité. Mais, dans leur évolution, comme en témoigne par exemple la religion
chrétienne, l’écrit peu à peu se substitue à la parole primitive. En l’islam, il semble
qu’au contraire la parole soit restée extraordinairement présente, au cœur même de
la vie spirituelle, au point que nous pourrions l’appeler une « civilisation de la
parole ».

Eva de Vitray-Meyerovitch : En effet, la parole est absolument fondamentale en islam.


C’est une parole cristallisée. Pour les musulmans, la langue arabe est, dans une certaine
mesure, un miracle. C’est le Coran, lui-même miracle, qui a instauré dès l’origine cette
langue parfaite. Alors que d’autres religions disent « Écoute » ou « Lis », le Coran
dit : « Proclame », « Dis ». C’est donc un message verbal, et c’est ainsi que le Coran a
été révélé, comme une dictée déjà parfaite dans son expression. La langue arabe va
jouer dans le monde de l’Islam un rôle très différent de ce que peut être une autre langue
de révélation, dans une autre culture. C’est un aliment, une base, l’archétype de tout art
littéraire, en soi inimitable. Le seul miracle que revendique l’islam, c’est le miracle
coranique, ce qu’on appelle l’i‘jâz, c’est-à-dire le miracle de cette langue qui, tout d’un
coup, est parfaite.

Je voudrais dire, à ce sujet, que l’arabité est un symbole qui ne couvre pas l’immensité
de l’Islam. Il y a des musulmans en Turkestan, en Afghanistan, en Inde, en Indonésie
(pays islamique le plus peuplé), et dont l’arabe n’est pas la langue : ni leur langue
maternelle, et qu’assez rarement leur langue de culture (sauf à un niveau élevé
d’éducation). En revanche, l’arabe reste la langue de la prière. Si la langue arabe ne
recouvre pas l’immensité de la foi, elle dépasse tout de même les ethnies. De fait, tout
musulman sait néanmoins un petit peu d’arabe classique, ne serait-ce que pour réciter
les prières ou lire le Coran.

Claude Mettra : Mais le profane se demande toujours, ignorant ce qu’est la langue de


l’islam, par quelle sorte de miracle une langue a pu persévérer dans son état depuis
des siècles et traverser l’Histoire sans subir de mutations fondamentales. Où est la
source de ce miracle ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois qu’elle se situe dans cette perfection, et dans le


fait que le Coran a été lu et médité pendant des siècles, qu’il a servi de paradigme,
d’archétype pour tout art littéraire. On a toujours mis au défi les écrivains postérieurs à
la Révélation coranique de faire aussi bien. Il y eût des joutes célèbres, sans que
personne n’y soit parvenu. Il est très difficile pour un non-arabe, à moins d’être un très
grand arabisant, de percevoir cette différence entre la langue des plus grands écrivains
de langue arabe et la beauté de celle même du Coran, mais il paraît qu’elle est
absolument essentielle.

Jacques Berque, dans un texte qui me paraît très juste, nous dit ceci :

Le conservatoire de la langue classique qu’est le Coran, constitue la base de toute


éducation enfantine, l’objectif de toute culture adulte. Encore aujourd’hui, les syllabes
sacrées imprègnent les premières années de la vie. Elles s’incorporent à la personnalité
initiale, mêlées de souvenirs familiaux, elles amassent au tréfonds des âmes
adolescentes un trésor de sentiments. Elles ménagent, pour plus tard, l’arbitrage secret
auquel l’adulte soumettra toutes ses vicissitudes. Dans un monde amer, humilié,
disloqué, elles resteront l’oasis de fraicheur, le souvenir d’un paradis perdu.
Qu’importe que l’on parlât seulement des dialectes, le texte coranique, par sa dignité
religieuse, son incantation esthétique, son rôle axial dans l’éducation, transmettait la
grande langue comme la braise dont rejaillira la flamme. Voilà pourquoi l’un des fils
conducteurs de l’histoire arabe depuis un siècle est celui d’une renaissance
linguistique.

Claude Mettra : On pourrait se demander, Eva Meyerovitch, si en écoutant ce beau


texte de Jacques Berque, nous ne serions pas fondés à chercher la source de ce
miracle linguistique dans le fait qu’en chantant, en célébrant le Coran, il y a osmose
entre la parole elle-même et le corps, l’élément physique de celui qui prie. Est-ce que
ça ne serait pas à travers le corps, l’usage du corps parlant, qu’il faudrait chercher le
secret de cette langue et de son rapport avec la vie spirituelle?

Eva de Vitray-Meyerovitch : J’en suis d’autant plus persuadée que j’ai fait
l’expérience d’apprendre à psalmodier le Coran, ce qui est tout un art et qui était bien de
l’audace pour quelqu’un comme moi dépourvue d’oreille, et pour qui cette merveilleuse
langue arabe est l’objet d’un amour platonique et désespéré. Je n’arrive jamais à le
prononcer comme je le voudrais… Cette psalmodie du Coran est vraiment quelque
chose de sacramentel, une sorte de manducation de la langue, mettant au service de cette
récitation tout le corps de l’homme, qui devient alors une sorte d’instrument de
musique. C’est très difficile, cela obéit à des lois tout à fait strictes et codifiées. Et cette
psalmodie du Coran, c’est beaucoup plus qu’une litanie, c’est quelque chose de tout à
fait viscéral.

Dans les autres Écritures révélées, je pense aux Écritures hindoues, à la Bible, au
Nouveau Testament, nous avons toujours des problèmes d’exégèse. Or, l’authenticité
textuelle du Coran est absolument assurée, puisque nous avons un texte fixé durant la
vie du Prophète lui-même, et rien ne peut y être changé. Nous sommes en face d’un
phénomène particulier, à savoir l’existence d’une grammaire et d’une théologie
étroitement liées en Islam. Dans le Coran, comme le disait Massignon, l’arabe a trouvé
sa propre origine, son sens religieux, et inversement l’arabe mène celui qui s’y adonne à
son origine, à l’Origine même. C’est le texte sacré qui va conférer son unité et sa fixité à
la langue. C’est aussi ce texte sacré qui va donner une certaine conception mentale de
l’idée, immédiatement tributaire de la structure primitive de la grammaire arabe.

Claude Mettra : Nous avons la certitude que ce texte est authentiquement révélé, mais
est-ce que nous avons aussi la certitude qu’il a été psalmodié à l’époque du Prophète
comme il l’est aujourd’hui ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Il a été psalmodié sûrement ; maintenant les règles de


cette psalmodie je ne sais pas du tout ce qu’elles étaient il y a treize siècles. Mais cela a
toujours été un texte psalmodié. Il y a dans la langue même du Coran une sorte de
magie incantatoire. Le Coran lui-même est un peu comparable à ce que peut être la
personne humaine de Jésus pour un chrétien, c’est-à-dire un véhicule du Verbe, un
véhicule de la Parole. Pour un musulman, c’est le Coran qui représente ce Verbe. Ainsi,
la lecture du Coran – par respect, on ne doit toucher celui-ci qu’avec des mains purifiées
et un cœur autant que possible en état de grâce – est vraiment un sacrement. Nous
parlions auparavant de cette sorte de manducation de la langue, c’est aussi quelque
chose de très incarné. L’incarnation de la Parole Divine, pour un musulman, c’est le
Coran.
Selon la conception musulmane, le monde n’est pas irréel, mais il est un jeu d’ombres,
fait d’instants, sans réalité profonde ; ce n’est donc pas un monde illusoire comme la
Maya de l’Inde, mais un monde fondé par un Absolu. De même, la langue arabe n’a pas
de temps grammaticalement parlant, mais deux « aspects » verbaux : un accompli et un
inaccompli. Elle est une série de propositions principales juxtaposées sans
subordonnées[3]. La grammaire de l’arabe reflète toute une mentalité. Il est un précepte
en islam qui enjoint de lire le Coran comme s’il nous était révélé à nous-mêmes.

J’en viens à ce problème de l’écriture. Vous savez que la langue arabe s’écrit
uniquement avec des consonnes. C’est une sorte de sténo. Les grammairiens arabes ont
toujours parlé du « squelette » de la langue, ce squelette construit à partir des racines
consonantiques trilitères, et qui doit être revêtu de chair par la vocalisation. Massignon
disait « vocaliser apprend à penser ». Le problème pour quelqu’un qui apprend l’arabe,
c’est de savoir vocaliser. Je pense à un même mot persan qui s’écrit avec « g » et « l »
(qu’on prononce g dur et l), ça peut être gol, la fleur, ou gal, l’argile, il faut savoir
comment le vocaliser… Les éditions du Coran sont toujours vocalisées. En revanche,
les textes modernes comme les journaux ne le sont pas. C’est un paradoxe : il faut
pratiquement connaitre la langue avant de pouvoir la lire.

Mais cet effort de vocalisation représente lui-même un travail de l’esprit, un travail de


compréhension, tout comme un symbole à déchiffrer. Jacques Berque, dans son petit
livre sur les Arabes[4], note très justement que si l’arabe classique arrive ainsi à ceux
qui le lisent, le récitent ou le parlent au XXe siècle comme un legs du paradis perdu,
situé hors de la durée, irréductible à l’explication humaine, ce fait suffirait à entraîner
certaines conséquences psychologiques. Mais il y en a d’autres qui sont d’un ordre plus
ou moins linguistiques.

On a justement souligné l’importance de ce qu’on appelle en linguistique l’arbitraire du


signe, c’est-à-dire le fait qu’aucun lien logique ne relie en soi les syllabes du mot
« oiseau », par exemple, à ce qu’elles signifient. Or, contrairement aux langues
européennes, les mots arabes dérivent le plus souvent d’une façon évidente d’une
racine. Par exemple, maktûb, maktab, maktaba, kâtib, kitâb sont tous construits à partir
d’une racine trilitère composée des lettres k, t, b, comme le verbe « écrire ». Alors que
le français, pour désigner les mêmes objets, aura besoin de cinq mots, sans aucun lien
les uns avec les autres : « écrit », « bureau », « bibliothèque », « secrétaire » et « livre ».
Ces cinq mots français sont tous arbitraires alors que les cinq mots arabes sont soudés à
une même racine. La langue arabe, en somme, est comme un symbole à déchiffrer. Le
Coran lui-même dit d’ailleurs : « Dieu parle par symboles » et « Dieu parle par
métaphores ». Il est un proverbe très célèbre dans toute la culture islamique : « le
symbole est un pont », un pont qui mène de quelque chose de connu à quelque chose
d’inconnu.

Lire le Coran est donc une sorte de maïeutique, de révélation faite à soi-même – car on
le lit selon sa capacité spirituelle. il faudra donc l’interpréter. Depuis des siècles,
l’interprétation du Coran a donné lieu à des tonnes de volumes. Néanmoins, chaque
lecteur doit faire usage de ce qu’on appelle l’istinbât, c’est-à-dire sa propre capacité de
déduction, d’interprétation. Il va donc le comprendre exactement comme un symbole,
c’est-à-dire comme une plénitude à reconstituer. À l’image de la tessère[5], cette pièce
d’argile que l’on doit reconstituer en apportant l’autre moitié, les racines trilitères
doivent être vocalisées afin d’être comprises. Un symbole, donc, à compléter par sa
propre interprétation.

Claude Mettra : Ici, le symbole est ouvert et se nourrit de la propre richesse de celui
qui imagine, qui peuple cet univers spirituel.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Bien sûr. Il pourra envisager Satan comme un homme,


ou Satan comme l’éloignement, n’est-ce pas ? Ce n’est jamais contradictoire. Là, réside
la merveille de la langue arabe. Comme ces poupées russes qui sont emboîtées les unes
dans les autres, les sens sont de plus en plus intériorisés. C’est d’ailleurs le propre du
symbole que de pouvoir se lire à plusieurs niveaux. Il y a aussi un « au-delà » du
symbole. Finalement tout enseignement par le symbole doit déboucher sur du silence. Je
crois que c’est Debussy qui disait que « la musique est un mystérieux silence ». Un au-
delà du langage, donc…

Tout l’enseignement psychologique du soufisme se fonde sur une maïeutique par le


symbole, en partant du Coran même et de l’univers mental de la langue arabe – qui est à
la fois nourriture et vécu. C’est par une sorte d’osmose tout à fait inconsciente que le
maître spirituel va faire percevoir à son disciple des vérités, qui ne peuvent guère être
exprimées par « les mots de la tribu », comme dirait Mallarmé. Il enseigne par des
symboles, et le disciple, – ou l’auditeur, ou le lecteur – comprendra à la mesure de sa
propre compréhension.

Claude Mettra : On parvient ainsi à un langage devenu purement intérieur…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Ce langage intérieur est rendu par de très belles


expressions difficilement traduisibles en français, même si je suppose que la notion
existe aussi en cette langue : j’en prends pour témoin le mot de Debussy que j’ai cité
tout à l’heure. Il y a une expression qui revient très souvent dans la mystique et la
poésie musulmanes, celle de lisân al-hâl en arabe, ou zabân al-hâl en persan, qui
signifie mot à mot « la langue de l’état spirituel » : Lisân ou zabân, c’est la langue et hâl
qui ne peut être traduit en français si ce n’est par « état spirituel » (ça se traduit par
stimmung en allemand) et qui doit être communiqué par une sorte d’osmose. Tout le
lien de maître à disciple repose sur cette communication sans parole. On dit en persan
de deux êtres qui s’entendent bien qu’ils sont « d’un même souffle ». Nous trouvons
dans cette expression cette idée toujours de communication par le souffle. À ce
propos, deux histoires me viennent à l’esprit.

La première, n’est pas islamique, mais taoïste. C’est l’histoire d’un maître spirituel qui,
lorsqu’il voulait faire comprendre à son disciple le sens du tao, la voie spirituelle,
prenait un luth et passait ses doigts sur les cordes de ce luth. Alors, un autre luth, dans
une autre pièce, vibrait à l’unisson. C’est une histoire éternelle, que nous retrouvons très
souvent, et sous d’autres formes, dans la littérature islamique.

Une seconde histoire, tout à fait typique, qui concerne un très grand poète, peut-être le
plus grand de toute la littérature turque, à savoir Yunus Emre[6]. Yunus Emre était un
derviche et pauvre paysan, qui devint le plus grand poète classique de la littérature
turque. Il vivait au XIVe siècle. Un jour de famine, il alla au monastère voisin avec des
nèfles – il n’avait rien d’autre – pour demander du blé en échange. Le maître du
monastère lui répondit : « Je veux bien te donner du blé, mais ne préfèrerais-tu pas avoir
des grâces ? » Il répliqua : « Pourrais-je nourrir mes enfants avec des grâces ? » Il prit
donc le blé en échange et s’en retourna. En route, il regretta son geste et il revint se
mettre au service de ce maître en sollicitant un enseignement spirituel. Le maître lui
donna alors un balai et lui demanda de balayer devant la porte du monastère. Tout en
balayant, il s’ennuyait beaucoup. Afin de se distraire, il inventa une petite chanson, un
poème qu’il se récitait à lui-même. Néanmoins le temps lui paraissait bien long. À
chaque fois que le maître passait, il quémandait du regard ou par la parole un
enseignement, mais le maître se contentait de le saluer et de lui sourire, puis passait son
chemin. Au bout de trois ans, il en eut assez, planta là son balai et partit dans le désert.
Au bout d’un certain temps, il eut faim, soif et chaud. Il commença à regretter son
équipée, lorsque il vit trois voyageurs arriver et déballer sur le sable des sorbets glacés,
des gargoulettes embrumées, des fruits couverts de rosée… Alors qu’il se demandait
comment cela était possible, les voyageurs lui firent signe d’approcher afin de prendre
part à leur repas. Après avoir partagé ce festin extraordinaire, il leur demanda comment
ce prodige était possible en plein désert. Les voyageurs lui répondirent que pour cela il
fallait connaître une certaine petite chanson d’un certain Yunus Emre. À ce moment-là,
le mirage de dissipa. Aussitôt, il s’en retourna à la porte de son monastère où il reprit
son balai. Il comprit que l’enseignements par le silence se situe au-delà du langage.

Claude Mettra : Cette belle histoire, Eva Meyerovitch, représente le terme le plus
intérieur de la spiritualité musulmane. Mais cette langue, dont vous venez de parler
longuement, a également servi la mission proprement civilisatrice, historique de
l’Islam.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui bien sûr, puisque l’arabe a une double mission.
D’abord, une mission spirituelle pour les centaines de millions de musulmans dont c’est
la langue liturgique. Ensuite, d’un point de vue historique, une mission de transmission
de la philosophie grecque. Notre Moyen Âge n’a connu les philosophes grecs qu’à
travers des traductions arabes. Dans un passage célèbre, le grand savant Biruni dit :
« C’est dans la langue arabe que les sciences ont été transmises par traduction, venant
de toutes les parties du monde. Elles y ont été embellies, s’insinuant dans les cœurs, et
les beautés de cette langue ont circulé avec elle dans nos artères et nos veines. »

Quand tu as fermé les yeux, tu t’es senti troublé,


comment la lumière des yeux peut-elle se passer de celle de la fenêtre?
Ta gêne était causée par la lumière de tes yeux s’efforçant de se joindre immédiatement
à la lumière du jour,
Si tu sens une détresse intérieure quand tes yeux sont ouverts,
sache que tu as fermé les yeux de ton cœur.
Ouvre-les !
Comprends que cette détresse est le désir ardent des yeux de ton cœur qui cherchent
cette
lumière infinie,
Pour toi, ta sincérité a fait de toi un chercheur,
Quant à moi, la peine et la recherche ont frayé le chemin à un sentiment sincère.

[1] Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.


[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

[3] Ceci n’est pas exact puisque la langue arabe possède également des phrases
complexes. D’ailleurs, elles sont présentes dans le texte coranique sous des formes très
variées. Eva de Vitray-Meyerovitch, comme elle le suggère elle-même dans son propos
un peu plus haut, n’était pas une arabisante chevronnée (elle dit que pour elle « cette
merveilleuse langue arabe est quelque peu l’objet d’un amour platonique et désespéré ».
En revanche, elle maitrisait parfaitement la langue persane, et consacra sa vie à traduire
les œuvres des maîtres persans.

[4] Jacques Berque, Les Arabes, suivi de Andalousies, Actes Sud, 1999.

[5] Dans l’Antiquité romaine, la tessère était un objet servant de monnaie ou de jeton. Il
arrivait qu’en symbole d’un pacte entre deux personnes, une tessère soit rompue en
deux : chaque personne en gardait une moitié afin de se reconnaitre.

[6] Yunus Emre est un soufi anatolien, grand chantre de l’amour divin et dont le Divan,
son recueil de poèmes, est écrit en turc.
Une philosophie du temps
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Transcription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du 21


mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, où
Eva de Vitray-Meyerovitch explique comment l’islam envisage la notion de temps et
celle de l’instant. Sa première diffusion eut lieu le 21 mars 1974.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisantconnaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

Introduction

La sourate « Al-Fatiha » [1] récitée en arabe suivie d’une traduction française :

Au nom de Dieu, Compatissant et Miséricordieux,


Louange à Dieu, Seigneur de l’Univers,
Le Compatissant et Le Miséricordieux [2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons L’Assistance,
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta Colère,
Ni celui des égarés.

Lecture de quelques vers de Rûmî:

Ô heureux le jour qui n’appartient pas au temps,


Dont le matin n’a ni midi ni soir,
Un jour de la lumière duquel l’esprit tire sa lumière,
Et où les choses cachées sont rendues visibles.
Tu es la Splendeur Éternelle,
Nous ne sommes que des étincelles,
Je suis l’être d’un moment,
Rends-moi éternel.

Claude Mettra : Eva Meyerovitch, je me souviens que peu de temps après la dernière
guerre, j’avais participé aux travaux d’un groupe qui s’appelait Orient-Occident, et
qui était animé par Albert Camus. Je me rappelle très vivement qu’Albert Camus
avait souligné, à l’usage de l’auditoire français ou européen qui était le sien, qu’une
des grandes causes de l’incompréhension que nous pouvions avoir du monde
islamique, résidait dans le fait que nous étions complètement dominés par une
philosophie de l’Histoire, cette dernière ayant quelque peu pris la place dans notre
culture que Dieu occupait autrefois. Alors que si nous portons nos regards vers le
monde islamique, nous nous trouvons en face d’une culture dans laquelle il n’y a pas
de philosophie de l’Histoire parce que le sentiment du temps est tout à fait différent de
celui qui est le nôtre. D’où la difficulté, par exemple, d’appliquer des schémas
d’analyse marxiste à une réalité humaine si différente de celle que nous vivons nous-
mêmes.
Alors, pour saisir ce qu’est le sentiment du temps dans la culture islamique, il nous
faut reconsidérer ce que ce temps représente spirituellement parlant. Il nous faut
essayer de saisir de quelle manière l’homme de l’islam a envisagé le temps et l’espace
dans lequel il est inscrit.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois, en effet, que la notion du temps est une notion
absolument fondamentale tant en islam que dans les cultures en général, et ce serait
peut-être déjà un critère pour distinguer certains types de culture. Certaines ont un
temps cyclique comme dans l’Ancienne Grèce ou en Inde, voire un éternel retour «
nietzschéen ». Dans les civilisations judéo-chrétiennes nous aurons plutôt la notion d’un
temps linéaire : il y a un commencement, un milieu – le temps du salut, le temps de
l’Église, le temps de la parousie [3] dans le christianisme ou le temps de l’attente du
Messie dans le judaïsme – et puis une fin.

L’islam conçoit le temps de manière verticale. Il part de ce postulat fondamental qu’il


n’y a qu’une seule Réalité, celle de Dieu. L’élément le plus important qui caractérise
cette réalité, c’est sa permanence. Elle est souvent pensée en contraste avec deux façons
d’envisager le temps. L’une étant empruntée aux Confessions de Saint-Augustin, qui
avait beaucoup réfléchi à cette notion du temps et qui disait très justement: « Qu’est-ce
que le temps ? Quand personne ne me demande ce qu’est le temps, je le sais. Et dès
qu’il s’agit d’expliquer, je ne le sais plus ». Ce qui est psychologiquement très juste. Par
ailleurs, Saint Augustin raconte dans ses Confessions que, étant en quête de Dieu, il
interroge la Lune, une étoile, le Soleil, et rien de tout cela ne peut lui répondre. Saint
Augustin, qui est platonicien, trouve que la réponse donnée par ces êtres célestes, c’est
leur beauté, c’est l’harmonie des sphères, c’est l’harmonie du cosmos. C’est une
réponse tout à fait grecque ! L’harmonie et la beauté du monde sont la réponse à la
quête de l’Absolu.

Je crois que pour un musulman, c’est beaucoup plus la permanence, attitude illustrée
dans le Coran par Abraham qui, quittant Ur en Chaldée et son père Azar fabricant
d’idoles, part à la recherche du Dieu Un, Transcendant et Absolu. Il part tout seul dans
le désert. Il voit d’abord une étoile, la trouve tellement belle qu’il demande si elle n’est
pas Dieu, mais l’étoile disparait derrière un nuage ; il en conclut : « Je n’aime pas ce qui
passe ». Puis il voit la Lune, la trouve encore plus belle et se dit « Peut-être est-ce là le
Dieu que je cherche », mais la Lune disparaît, et il en conclut à nouveau : « Cela ne peut
pas être le Dieu que je cherche ». Puis c’est au tour du Soleil, mais le Soleil se couche et
Abraham de déclarer : « Je n’aime que ce qui est permanent ».

Il me semble que tout l’islam est accroché à cette notion de permanence, qui est la
raison profonde de tout ce qui se meut. C’est l’immobile sous le mouvant, c’est l’océan
profond sous les vagues. Certes, on ne peut pas imaginer en islam un « discours sur
l’Histoire universelle » à la Bossuet. La notion d’histoire en islam, c’est une notion de
faits isolés, de khabar, c’est-à-dire une information dûment attestée, mais qui n’est pas
reliée selon la perspective que vous décriviez précédemment.

Claude Mettra : C’est-à-dire qu’il n’y a finalement ni passé, ni présent, ni futur, mais
plutôt une succession d’instants très brefs qui s’évanouissent les uns dans les autres,
mais qui ne constituent jamais une trame continue.

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est bien pour cela que la notion du temps va


conditionner nombre de notions différentes. Par exemple vous savez que dans les pays
musulmans, le développement des mathématiques s’est fait dans le sens de l’algèbre et
de l’analyse, alors que l’esprit grec était un esprit de géométrie et d’arithmétique.
L’école théologique asharite, la plus orthodoxe de l’islam, a une notion tout à fait
atomique du temps, et selon certains de mes amis mathématiciens, cela rejoint la notion
de quanta. Ils ont inventé dans le haut Moyen Âge, le concept de tafra, c’est-à-dire de «
saut », qui est apparemment similaire à celui des quanta de Bohr. Je ne veux pas
m’appesantir sur ce point car je n’y connais rien, mais enfin, il est assez frappant de voir
que ce fut le nom latinisé d’al-Khawârizmî [4], mathématicien du 9e siècle, qui donna le
mot « algorithme ». Il est évident que l’esprit musulman est un esprit d’analyse et
d’algèbre, non pas un esprit géométrique.

L’histoire, c’est donc un fait isolé. Mais la même histoire, au sens d’Histoire sacrée, va
poser le problème de la Révélation. Il y a une verticalité de la prophétie en islam. C’est
un temps non plus linéaire mais vertical, en ce sens que tous les prophètes viennent en
somme dire la même chose. Il n’y a pas un prophète qui instaure une ère comme le
bouddhisme, ou le mosaïsme, ou le christianisme, et à partir de laquelle il va y avoir un
développement. Pas du tout ! Il y a des prophètes qui, à toutes les époques et dans tous
les pays du monde, viennent rappeler cette loi fondamentale de l’islam qui est une
attitude de dépendance de l’homme par rapport à une transcendance. Lorsque les choses
se dégradent sociologiquement, lorsque les hommes dévient ou lorsque les théologiens
se livrent à des interprétations qui déforment cette révélation simple et primitive, un
prophète arrive. Il déclare alors, que ce n’est pas du tout comme cela qu’il faut
comprendre la Thora, les Évangiles, ou les écritures bouddhiques…

Claude Mettra : Est-ce que, dans cette temporalité verticale, notre mort n’est pas le
signe d’un événement qui arrive à chacun de nous, et qui nous oblige à prendre place
à l’intérieur d’un temps donné, qui n’est plus un instant ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, la mort est un passage, et c’est aussi un instant. Il y


a l’instant eschatologique qui est le seul instant parfait, nous dit l’islam, qui se suffit à
lui-même, c’est l’heure du Jugement dernier. Parce que le Témoin de l’instant, c’est le
Juge divin. Alors, les choses ici s’arrêtent.

Quelques vers de Rûmî :

À chaque instant, tu meurs et tu reviens,


ce monde n’est qu’un instant,
dit le Prophète,
notre pensée est la flèche tirée par Dieu,
comment pourrait-elle demeurer en l’air?
Elle retourne à Lui.
À chaque instant, ce monde est renouvelé,
Et nous ne sommes pas conscients de son perpétuel changement.
La vie s’y déverse constamment à nouveau, bien que corporellement
Elle présente l’apparence de la continuité.
C’est à cause de sa rapidité qu’elle semble continue,
telle l’étincelle que tu fais tourner dans ta main,
le temps et la durée sont des phénomènes produits par la rapidité de l’action divine,
De même qu’un tison que l’on fait virevolter offre l’aspect d’une longue ligne de feu.

De même, nous trouvons chez les mystiques musulmans, une psychologie très subtile de
l’instant. Par exemple, dans la musique, le battement du daf – cet instrument à
percussion qui rythme tout l’orchestre musulman – est comme un battement de cœur, et
l’auditeur « cueille » alors ces battements d’instants. Dans l’art, l’arabesque est un
instant, un point constamment repris. Et dans la mosaïque aussi, bien sûr. Concernant la
poésie, nous sommes toujours frappés par son caractère un peu décousu. Puis, nous
nous rendons compte que ce sont comme les perles sur le fil d’un collier : des instants
reliés par une tonalité sous-jacente. Il y a toujours cette unité qui sous-tend toutes les
choses. Cette unité, c’est un absolu : il se situe aussi bien au niveau individuel qu’au
niveau cosmique puisque l’homme est un microcosme (thème fondamental de la culture
musulmane). L’homme est donc un reflet du divin. Ce qui va se passer dans son histoire
individuelle, c’est « en petit » ce qui va se passer sur un autre plan. Certes, il y a tout ce
fouillis d’instants, cette fugacité des phénomènes sur le plan du mental, cette volubilité
de notre esprit dont parlait Pascal, mais en dessous demeure le témoin. Le témoin
intérieur.

Cette idée de témoignage est quelque chose d’absolument fondamental en islam. De


fait, la profession de foi s’appelle le « témoignage ». Cette notion de témoin intérieur
perdure sous ces aspects changeants. Néanmoins, cette durée qui sous-tend la fugacité
des choses trouve toute sa valeur à travers l’instant et sa coloration. Citons cette parole
très connue selon laquelle le soufi est le fils de l’instant.

Claude Mettra : Est-ce que c’est ce refus du temps qui explique, tout du moins
partiellement, le refus de l’iconographie traditionnelle ? Est-ce que c’est parce que le
temps n’existe pas, qu’on ne peut pas le figurer dans ses incarnations passagères, ou
le représenter par ce que nous appelons des images ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Peut-être, en effet. Rappelons-nous cette notion très


importante en esthétique, celle de Dieu seul permanent. En somme, Dieu est celui qui se
trouve derrière ce théâtre d’ombres, qui fait se mouvoir ces ombres sur l’écran de la vie
et qui est le seul vrai Créateur. Cela étant, il y a tout de même les arts abstraits comme
l’architecture. Il existe d’autre part une légende de Satan qui pleure sur le monde. Il
entend le son d’une flûte exquise, et à ce moment-là, il pleure. Il pleure parce que le
monde ne dure pas, mais il pleure parce qu’il est Satan. S’il n’était pas Satan, il serait au
contraire extrêmement heureux que rien ne dure.

Claude Mettra : Dans la perspective que vous développez ici, quelque chose peut sans
doute nous paraître extrêmement obscur. Si on prend comme référence essentielle du
monde de l’islam ce refus du temps, cet engloutissement dans l’instant, nous pouvons
situer au regard de cette attitude spirituelle, notre propre attitude, qui, elle, coïncide
rigoureusement avec le temps vécu. Je ne fais même pas allusion ici à notre monde
chrétien, mais à un monde antérieur. Par exemple, dans les sociétés traditionnelles
qui ont précédé l’apparition du christianisme et sa diffusion sur nos terres, nous
voyons que toute la vie ritualisée coïncide rigoureusement avec l’histoire même de la
nature et des cycles des saisons, que les fêtes des sociétés humaines opèrent une sorte
de décalque sur les mutations de la nature. Ces rites apparaissent comme un reflet
d’une réalité quotidiennement vécue. Alors, est-ce que ce refus du temps, tel qu’il
s’exprime à travers l’islam, ne représente pas aussi un refus de la réalité ? Par
conséquent, est-ce que, aux yeux du musulman, ce monde où dans lequel nous vivons
ne serait-il pas irréel, Dieu seul étant la Réalité ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que ce n’est pas tout à fait un monde irréel, au
sens de la Maya de l’Inde où tout est illusion et irréel. Mais il est évident que le monde
n’est réel que d’une façon subordonnée à cet Absolu. Il y a même cette idée très
curieuse en islam que le monde se renouvelle à chaque instant. Bien que Dieu soit la
seule Réalité, le monde n’est pas pour autant totalement irréel : ce n’est pas un rêve
mais une succession d’instants. C’est une irisation, à l’image des reflets sur l’eau. En
somme, ce monde est d’une importance relative, mais c’est pourtant le sens même de
notre vie. Comme dans les autres religions, il y a le sens du salut, le sens de la raison
pour laquelle nous sommes sur terre. Si ce monde n’est pas un monde irréel, il n’a pour
autant qu’une existence secondaire. La seule réalité étant l’Absolu, qui est la cause et la
raison d’être. Rien n’étant permanent, sauf, dit l’islam, le visage de Dieu.

Lecture de quelques vers de Rûmî

Celui qui est rempli d’amour, est libéré de l’instant,


Il est plongé dans l’océan de l’amour divin,
Plonge-toi donc en cette lumière incréée,
qui n’est pas créée, qui n’a pas créé, c’est Lui, c’est Dieu !
Cherche donc un tel amour si tu es un être vivant,
Sinon tu demeureras esclave des temps changeants.
Toi, reste, Ô Toi, à la Pureté de qui, rien ne peut être comparé. [5]

Claude Mettra : Et, au terme du voyage, c’est le temps lui-même qui s’abolit.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que, parallèlement à l’abolition du temps, nous


trouvons sa justification. On a dit que le saint était le témoin de l’instant, que le
mystique était le fils de l’instant, que l’Éternel est vivant à chaque instant, mais notre
vie, qui ne participe que d’une réalité seconde, va trouver son sens profond dans ce
dernier instant. Instant dont il est question dans toutes les prières de l’Islam. Il y a une
tradition que j’aimerais vous rappeler, et je la cite dans les termes mêmes employés
pour la raconter par un de mes amis, Najm oud-Dine Bammate [6], dans un cahier de
l’Herne consacré à la mémoire de notre maître commun, Massignon (qui d’ailleurs avait
écrit de très nombreuses choses sur le temps).

La bague, l’anneau de Dieu,


s’imprimera sur le monde au Jour du Jugement,
fer sur la cire fondante.
Le sceau, portant l’image de l’univers,
se posera sur l’univers en fusion,
alors l’image scellée correspondra avec sa trace terrestre,
le plein et le creux enfin reconstitués.
Toute scorie brûlée,
L’histoire rassemblée et reprise en main,
dans cet instant de décision,
tout acte sera restitué à son intention,
et le destin extérieur de l’homme n’apparaîtra autrement
que la réalisation de son vœu le plus intime.

Le temps est donc restitué et justifié.

Claude Mettra : C’est-à-dire que, finalement, l’éternel et l’éphémère sont amenés à se


confondre.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois que nous pouvons retrouver ceci dans les très
beaux vers d’un grand poète musulman moderne, qui est mort en 1938, Mohammed
Iqbal. Il est considéré comme le chef spirituel incontesté de toute une partie du monde
islamique. Il fait ainsi parler le génie du temps :

Le soleil est dans mon sein,


les étoiles sont dans les plis de mes vêtements,
si tu me contemples,
je ne suis rien,
si tu regardes en toi,
je suis toi-même.
Dans la ville et dans la campagne,
dans le palais et dans la cabane.
Je suis la douleur et ce qui l’apaise.
Je suis la joie infinie,
Je suis l’épée qui déchire l’univers,
Je suis la source de la vie.
Les Gengis Khan et les Tamerlan ne sont qu’une poignée de ma poussière,
le tumulte de l’Europe n’est comparable qu’au moindre de mes échos,
l’homme et son univers ne sont qu’une de mes esquisses,
avec le sang de son cœur, je colore mon printemps.
Je suis le feu brûlant, je suis le Paradis du Très-Haut,
Vois cet étrange spectacle.
Je suis à la fois immobile et mouvant,
Dans ma coupe d’aujourd’hui,
Vois se refléter demain.
Vois, caché dans mon cœur, mille mondes éclatants,
Vois mille étoiles qui roulent et mille coupoles du ciel.
Je suis le vêtement de l’humanité,
et la robe de la Divinité,
le destin est l’un de mes artifices,
la liberté humaine vient aussi de moi.
Tu es l’amant de Layla,
je suis le désert de ton amour.
Je suis comme l’esprit au-delà de ta recherche,
Tu es le secret de mon cœur,
Je suis le secret du tien,
Je me manifeste par ton esprit,
Je suis caché dans ton esprit.
Je suis le voyageur et tu es mon but,
Je suis le champ et tu es ma moisson,
Tu es la musique de toute harmonie,
Tu es l’esprit de la vie,
Ô vagabond, fait d’eau et d’argile,
Vois l’immensité de ton propre cœur,
Un océan sans bornes contenu dans une coupe.
C’est de tes hautes vagues que s’élève la tempête.

[1] Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.

[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

[3] La parousie est une notion chrétienne qui désigne la « seconde venue » du
Christ sur la Terre dans sa gloire, la première étant sa naissance.

[4] Al-Khawârizmî, mort vers 850 à Bagdad, est un mathématicien, géographe,


astrologue et astronome musulman, membre de la Maison de la Sagesse de Bagdad.
Ses écrits, rédigés en langue arabe, puis traduits en latin à partir du XIIe siècle, ont
permis l’introduction de l’algèbre en Europe.

[5] Al-Khawârizmî, mort vers 850 à Bagdad, est un mathématicien, géographe,


astrologue et astronome musulman, membre de la Maison de la Sagesse de Bagdad.
Ses écrits, rédigés en langue arabe, puis traduits en latin à partir du XIIe siècle, ont
permis l’introduction de l’algèbre en Europe.

[6] Najm oud-Dine Bammate (1922-1985), est un penseur musulman franco-afghan


d’origine caucasienne.
Universalité de l’islam
Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du


13 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription du premier épisode de la série Vivre l’Islam,


dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, au
cours duquel Eva de Vitray-Meyerovitch nous livre sa vision de l’universel en islam.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast
qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray-
Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers
cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme
en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

Introduction

Lecture de la sourate « Al-Fâtiha »[1] en arabe, puis d’une traduction en français :

Au nom du Dieu compatissant et miséricordieux,


Louange à Dieu, Seigneur de l’univers,
Le Compatissant et le Miséricordieux[2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons l’assistance !
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta colère,
Ni celui des égarés !

Claude Mettra : L’an dernier, dans Les chemins de la connaissance, nous avions
proposé aux auditeurs de France Culture une série d’émissions, de Mounir Hafez,
consacrées à la mystique musulmane. L’accueil fait à cette série d’émissions nous a
montré que le public français était vivement intéressé par les problèmes de tout ce
monde religieux, en réalité fort mal connu. C’est la raison pour laquelle nous avons
souhaité prolonger cette enquête vers le monde islamique avec Madame Eva de
Vitray- Meyerovitch. Cette émission est la première d’une série qui se propose de
mettre en évidence les aspects essentiels de la spiritualité du monde musulman.

Claude Mettra : Je crois d’abord, Eva de Vitray- Meyerovitch, qu’il faut préciser à quel
point notre méconnaissance du monde islamique est profonde.

Eva de Vitray-Meyerovitch : En effet, c’est quelque chose de très frappant. Il me semble


que si l’on interroge l’homme de la rue, dans un pays européen, sur une religion plus ou
moins exotique, il avouera son ignorance. Quand on lui demandera ce qu’il pense de
l’islam, il aura la plupart du temps une réponse toute faite, et qui sera fausse parce qu’elle
sera beaucoup trop partielle, faute d’un éclairage suffisant. On vous répondra : « l’islam,
c’est la religion des Arabes », ou bien « c’est une religion qui permet la polygamie », ou
bien, comme le dit le Larousse, « c’est la religion du fatalisme » …

Je pense qu’en fait, c’est prendre la partie pour le tout, et c’est surtout confondre des
aspects sociologiques, souvent aberrants ou désuets (comme la polygamie par exemple,
qui ne représente en fait que quelque chose de tout à fait infime), avec un aspect
théologique, qui est en somme le seul qui compte.

Cette méconnaissance est grave, parce qu’elle va plus loin qu’une méconnaissance
d’une religion à l’autre, c’est aussi une méconnaissance de l’homme. Il y a dans le
monde en ce moment six ou sept cents millions de musulmans, et donc un homme sur
trois ou quatre est musulman. Pour nous, Méditerranéens, ce sont tout de même nos
voisins immédiats… et pourtant, nous ne savons pas ce que c’est que l’islam.

Claude Mettra : Cependant, nous trouvons dans l’islam un caractère qui devrait nous
rapprocher profondément de ce qu’il exprime, puisque nous nous trouvons en face
d’une religion monothéiste… Mais peut-être que l’image du Dieu dont on croit voir le
visage à travers l’islam ne ressemble pas à la nôtre. On accuse souvent le Dieu de
l’islam d’être un Dieu terrible, un Dieu terrorisant, un peu comme celui de l’ancienne
Bible.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Cela aussi, c’est quelque chose qui me paraît très faux.
Je n’en voudrais pour preuve que le fait que chaque prière, chaque rite musulman est
accompagné de ce mot de « rahmân » : « miséricordieux, compatissant », qui, au
contraire, met constamment l’accent sur l’amour de Dieu. D’ailleurs ce mot de
« rahmân », qu’on emploie à chaque instant, vient d’une racine sémitique qui veut dire :
« le sein de la mère ». Dieu est pour un musulman Quelqu’un qui a pour lui des
entrailles de mère…

Ce qui est vrai, c’est que Dieu est le Tout-Autre, Dieu est absolument transcendant.
Toutes les religions du monde tirent leur nom de leur fondateur, ou du peuple où elles
ont pris naissance : le christianisme à cause de Jésus-Christ, le bouddhisme à cause de
Bouddha, le zoroastrisme à cause de Zoroastre, le judaïsme à cause de la Judée… Il en
va tout autrement avec l’islam, qui présente cette particularité unique de n’être associé à
aucun homme ou peuple particulier. Le mot « islam » n’implique pas de relation à un
fondateur de religion ; l’islam, c’est en réalité une attitude d’esprit fondamentale de
l’homme, qui va impliquer une universalité. L’islam, pour un musulman, n’est pas une
dénomination confessionnelle, mais correspond à une certaine vision du monde, à une
certaine conception du sacré : c’est donc pour un musulman la religion absolument
naturelle. Le mot « islâm » d’ailleurs signifie « soumission » et il se rapproche du mot
« salâm », qui veut dire « paix ». C’est donc une « soumission qui engendre la paix ».

C’est une relation de l’homme par rapport à l’univers, et par conséquent envers le
Seigneur de l’univers.

Claude Mettra : Mais alors, d’où vient la confusion que nous établissons ici très
souvent entre la religion musulmane et Mahomet ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Muhammad était le prophète qui a apporté ce message.
Pour un musulman, il y a une notion de prophétie. D’ailleurs, et c’est très peu compris en
Occident, le musulman est obligé par sa foi même de reconnaître le message des autres
prophètes, et de croire, par exemple, à la Torah et de croire à l’Évangile.

Muhammad a toujours dit qu’il n’était qu’un homme comme les autres, qu’il était
simplement chargé d’apporter un message, ce message n’étant qu’un Rappel. C’est
quelque chose qui me paraît très important, parce que l’idée fondamentale de l’islam,
c’est que l’homme par nature, par sa disposition profonde, est « musulman », tant qu’il
n’est pas corrompu par ce que l’islam appelle « kufr », associant à l’attitude de
soumission (l’« islâm ») que l’on doit avoir à l’égard de l’Absolu, l’amour très ardent
d’autres choses…

Cette idée d’une nature originelle fondamentalement « musulmane » va amener les


musulmans à des affirmations telles que celles-ci, formulées par un théologien
musulman moderne : le soleil, la lune, la terre, et tous les autres corps célestes sont
« musulmans », tout comme l’air, l’eau, la chaleur, les minéraux, la végétation, les
animaux… puisque tout obéit aux lois qui lui ont été assignées, lois qui dépendent elles-
mêmes d’une Loi unique. Tout l’univers est en somme dépendant du Créateur,
dépendant de cet Absolu. Faire acte d’« islâm », c’est donc se situer par rapport à une
Transcendance, c’est en somme avoir, non pas une attitude de « fatalisme » – comme le
dit le Petit Larousse -, mais une attitude de soumission en obéissant à la loi profonde de
sa nature.
Cette nature originelle, qui est donc capable de Dieu, c’est quelque chose d’absolument
fondamental, c’est le point vierge dans l’âme humaine. Nous avons, en Islam, surtout
dans l’Islam soufi, un certain nombre de légendes, d’histoires qui illustrent assez bien
cela… Je voudrais en prendre une comme exemple.

À Java, on raconte que l’un des héros légendaires – un de ceux qui ont introduit l’islam
à Java à une époque que les Javanais appellent « le temps entre le temps », c’est-à-dire
le moment où l’ancienne civilisation de l’Inde disparaît devant l’Islam, ce héros donc,
connu sous le nom de Suman Kalidjaga, était d’abord un vaurien qui volait sa propre
mère pour boire et jouer. Quand tout l’argent de sa mère fut dépensé, il devint un
brigand de grand chemin semant la terreur. On l’appelait alors Raden Djaka Sahid.

En ce temps, un certain marchand musulman arriva à Java, revêtu d’habits somptueux,


couvert de bijoux, portant une canne en or massif… À cette vue, le jeune voleur se
précipita en brandissant un poignard pour le dépouiller. Le marchand se contenta de rire
et lui dit « Ô Sahid – notons qu’il l’appelait par son nom qu’il était censé ignorer -, tu es
absolument stupide, nous ne vivons qu’un moment, regarde donc cet arbre derrière
toi ! ». Sahid se retourna et vit que l’arbre s’était transformé en or et que des joyaux
étaient suspendus à ses branches…

Il s’émerveilla qu’un homme qui pouvait accomplir de tels prodiges ne désirât pas les
richesses. Il dit à ce marchand (appelé Bonang) qu’il ne voulait plus voler, jouer, ni
boire, mais désirait être instruit dans cette science. Le marchand lui répondit : «
D’accord, mais c’est très difficile, auras-tu assez de courage et de persévérance ? ». Il
lui affirma qu’il persévérait jusqu’à la mort. Sur quoi, Bonang lui ordonna de l’attendre
au bord du fleuve jusqu’à ce qu’il revienne, et s’en alla. Sahid l’attendit donc au bord du
fleuve, vingt ans, trente ans, quarante années, perdu dans ses pensées. Les arbres
poussèrent autour de lui, les bâtiments furent construits, les foules passèrent, les flots lui
lavaient les pieds et Sahid ne bougeait pas…

Au bout de tant d’années, le marchand arabe est revenu, comme il l’avait promis, et lui
dit : « Je vois que tu as été vraiment très patient ». Sahid lui répondit : « Maintenant, il
est temps que tu m’enseignes ta science, je l’ai bien gagnée… ». Le marchand se mit à
rire et lui dit « Va et enseigne l’islam ! ». Sans avoir lu le Coran, sans avoir entendu
parler de l’islam, Sahid a été l’apôtre de Java. Son cœur avait été purifié par le
dépouillement de tant d’années d’attente, et par cette patience, son cœur avait reflété,
comme un miroir sans tache, la Vérité… Bonang lui donna comme nouveau nom,
Kalidjaga : « celui qui garde le fleuve »[3]

La deuxième histoire que je voudrais raconter, qui ressemble beaucoup à celle-ci,


montre cette permanence des conceptions en des temps très divers, ce qui était aussi une
caractéristique de la pensée islamique : c’est celle qui a donné naissance au roman de
Robinson Crusoé.

Daniel Defoe connaissait en effet un texte d’Ibn Tofail – Marocain du Xe siècle-,


racontant l’histoire imaginaire d’un enfant transporté par les flots, sans père, ni mère : il
aborde dans une île déserte, est élevé par une gazelle, ignore tout, évidemment, et n’a
aucun maître. Cette île reste absolument déserte pendant tout le cours de son existence.

Sa nourrice, la gazelle, meurt… Il va découvrir ce qu’est la mort et la vie, et petit à petit


toute une métaphysique, qui nous est d’ailleurs enseignée pas à pas. C’est une espèce de
découverte de l’univers, où le mouvement des corps célestes implique un ordre, et donc
une soumission à Dieu, et donc un « islâm ». Puis, alors qu’il est déjà adulte, un maître
musulman habitant une autre île lointaine et ayant entendu parler de ce Robinson tout
seul sur son île, aborde cette île et le découvre, solitaire. Dans ses conversations, il
s’aperçoit que cet enfant qui n’avait jamais eu de maître avait découvert tout seul
l’islam.

Il s’agit donc, je crois, d’une attitude fondamentale, ce que nous ignorons tout à fait
lorsque nous faisons de l’islam une dénomination confessionnelle. C’est en somme une
attitude d’esprit, mettant foncièrement l’accent sur l’unité essentielle de l’homme et du
monde, sur l’unité du profane et du sacré, sur l’unité de l’éphémère et de l’éternel. C’est
cela l’islam.

Claude Mettra : Je voudrais revenir sur les deux histoires que vous venez de nous
raconter. Dans la seconde, vous avez mis en scène, à travers ce religieux marocain,
un jeune garçon, qui découvre l’islam à travers la solitude, à travers l’innocence
préservée. La première histoire nous raconte l’aventure d’un garçon que sa
cohabitation avec d’autres hommes avait transformé en brigand. Et ceci met en
évidence, dès qu’il y a cohabitation des hommes entre eux, la présence à l’intérieur de
la cité humaine de forces mauvaises. Celles-ci sont expliquées dans toutes les autres
religions, et dans le christianisme, nous faisons remonter cela à la notion de péché
originel. Il y a un désordre dans la nature, que peut exorciser en quelque sorte une
conduite personnelle pure, conforme aux lois de Dieu. Où se situe alors, dans la
vision islamique, le mal qui est dans la cité des hommes ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois que c’est un refus. Le péché originel est aussi un
refus. Je vais vous raconter, si vous le permettez, encore une histoire. C’est une histoire
racontée par le théologien Ghazali, l’Algazel du Moyen Âge latin, qui a été reprise ensuite
par des maîtres soufis.

Cette histoire raconte qu’un sultan, voulant un jour faire décorer une salle de son palais,
avait convoqué deux groupes d’artistes, les uns de Byzance et les autres de Chine, et les
avait mis en compétition. Cette grande salle était divisée en deux, de façon que les deux
groupes de concurrents ne se voient pas. On avait donné aux deux groupes de peintres
toutes les peintures et tous les pinceaux qu’ils voulaient, puis on les avait laissés
travailler.

Les Chinois, qui dans la culture islamique représentent toujours le monde de la beauté,
peignaient, sur la paroi qui leur était dévolue, des fresques ravissantes. Pendant ce
temps, les peintres de Byzance, qui représentent les mystiques, se contentaient de polir
sans relâche leur mur, ce mur qui était blanc, sans rien peindre dessus…

Le jour de l’inauguration, le sultan est venu et a commencé par regarder les fresques
peintes par les peintres de Chine, qu’il a trouvées absolument merveilleuses. Puis, il a
demandé que le rideau soit tiré, et il a vu à ce moment-là se refléter dans la paroi,
blanche comme la neige, polie par les peintres de Byzance, les fresques des peintres
chinois. L’histoire raconte que le reflet était plus beau que la réalité…

En effet, un cœur absolument poli par l’ascèse et revenu à une innocence première,
comme on le disait tout à l’heure, reflète le monde entier, le Cosmos. Et il le reflète avec
une beauté accrue. Si l’on pouvait essayer de schématiser un tout petit peu ce que peut
être, semble-t-il, la pensée profonde de l’islam, c’est : « Rien n’est permanent, tout est
fugace, tout n’est que reflets, tout n’est qu’irisation, comme une irisation sur l’eau… ».
Il y a cette Réalité ultime, fondamentale, qui fait l’objet d’ailleurs de la profession de foi
musulmane, comme vous le savez : « il n’y a de dieu que Dieu », c’est-à-dire pas de
dieu (avec un petit d), autre que Dieu (avec un grand D), ce que très souvent les
mystiques traduisent par : « Il n’y a de réalité que la Réalité ».

Vous parliez tout à l’heure du mal. Je ne pense pas du tout que l’islam soit fataliste,
comme on l’en accuse, puisque pour lui il s’agit d’une attitude de soumission, mais de
soumission volontaire, qui donne à l’homme sa dignité. Car si la pierre est
« musulmane » parce qu’elle tombe, si la plante est « musulmane » parce qu’elle
pousse, et si la planète est « musulmane » parce qu’elle tourne, l’homme est musulman
parce qu’il devient le témoin de Dieu. Cette profession de foi s’appelle le témoignage.
C’est l’attestation par l’homme qu’il n’y a vraiment que cette Réalité. Donc, en
devenant le témoin de cet Absolu, l’homme devient, en somme, le coopérateur de Dieu,
et c’est cela qui fait sa dignité.

Alors le mal, c’est peut-être un mal « en creux ». Je reviens à cette idée de miroir. Très
souvent les mystiques de l’Islam ont repris ce thème du miroir. Et comme dans les
anciens temps, les miroirs étaient en métal, ce qui empêchait de se voir dans le métal –
comme dans la paroi des peintres-, c’était la rouille. Le Coran parle du péché comme
d’une rouille qui oxyde, noircit les cœurs. Cette perspective invite l’homme à une sorte
d’ascèse, pour se rendre capable de cette attitude, qui est sa loi profonde, qui lui fait
prendre conscience de sa dignité… Il n’y a pas de nature originelle viciée au départ.
Mais il y a une tentation constante, les gens ne sont pas des saints. Comme vous le
disiez, le mal est dans la cité : au lieu d’avoir une certaine hiérarchie de valeurs avec
l’Absolu tout en haut, l’homme a cette tentation constante d’inverser cette hiérarchie et
de se fabriquer des idoles, non pas en bois comme à la Mecque avant l’Islam, mais des
idoles du pouvoir, de l’argent, etc.

Claude Mettra : : C’est donc un oubli, une erreur.

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est plus qu’une erreur, c’est se mettre dans une
situation où on ne peut plus refléter le divin, où l’on se rend incapable de Dieu…

Claude Mettra : Cet homme parfait, près de Dieu, les Occidentaux eux-mêmes ont été
sensibles à sa présence dans la cité des hommes. On pourrait citer à ce propos un
texte admirable de Lamartine, où l’on voit le visage du Prophète évoqué avec une
extraordinaire intensité :

Jamais homme ne se proposa volontairement ou involontairement un but plus


sublime, puisque ce but était surhumain : saper les superstitions interposées entre la
créature et le Créateur, rendre Dieu à l’homme et l’homme à Dieu, restaurer l’idée
rationnelle et sainte de la Divinité dans ce chaos de dieux matériels et défigurés de
l’idolâtrie.

Jamais homme n’entreprit, avec de si faibles moyens, une œuvre si démesurée aux
forces humaines, puisqu’il n’a eu, dans la conception et dans l’exécution d’un si grand
dessein, d’autres instruments que lui-même et d’autres auxiliaires qu’une poignée de
barbares dans un coin du désert.

Enfin jamais homme n’accomplit en moins de temps une si immense et si durable


révolution dans le monde, puisque, moins de deux siècles après sa prédication,
l’islamisme prêché et armé régnait sur les trois Arabies, conquérait la Perse, le
Khorasan, la Transoxiane, l’Inde occidentale, la Syrie, l’Égypte, l’Éthiopie, tout le
continent connu de l’Afrique septentrionale, plusieurs des îles de la Méditerranée,
l’Espagne et une partie de la Gaule.

Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois
mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de
l’histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n’ont remué que des armes, des lois,
des empires ; ils n’ont fondé (quand ils ont fondé quelque chose) que des puissances
matérielles écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations,
des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe
habité ; mais il a remué de plus des autels, des dieux, des religions, des idées, des
croyances, des âmes ; il a fondé, sur un livre dont chaque lettre est devenue loi, une
nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toute langue et de toute race, et il a
inspiré, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux
dieux et la passion du Dieu un et immatériel. Ce patriotisme vengeur des profanations
du ciel fut la vertu des enfants de Mahomet ; la conquête du tiers de la terre à son
dogme fut son miracle, ou plutôt ce ne fut pas le miracle d’un homme, ce fut celui de la
raison. L’idée de l’unité de Dieu, proclamée dans la lassitude de théogonies fabuleuses,
avait en elle-même une telle vertu, qu’en faisant explosion sur les lèvres, elle incendia
tous les vieux temples des idoles et alluma de ses lueurs un tiers du monde.
Cet homme était-il un imposteur ? Nous ne le pensons pas, après avoir étudié son
histoire. L’imposture est l’hypocrisie de la conviction. L’hypocrisie n’a pas la
puissance de la conviction, comme le mensonge n’a jamais la puissance de la vérité.

[…]

Mais sa vie, son recueillement, ses blasphèmes héroïques contre les superstitions de son
pays, son audace à affronter les fureurs des idolâtres, sa constance à les supporter
quinze ans à la Mecque, son acceptation du rôle de scandale public et presque de
victime parmi ses compatriotes, sa fuite enfin, sa prédication incessante, ses guerres
inégales, sa confiance dans le succès, sa sécurité surhumaine dans les revers, sa
longanimité dans la victoire, son ambition toute d’idée, nullement d’empire, sa prière
sans fin, sa conversation mystique avec Dieu, sa mort et son triomphe après le
tombeau attestent, plus qu’une imposture, une conviction. Ce fut cette conviction qui lui
donna la puissance de restaurer un dogme. Ce dogme était double, l’unité de Dieu et
l’immatérialité de Dieu ; l’un disant ce que Dieu est, l’autre disant ce qu’Il n’est pas ;
l’un renversant avec le sabre des dieux mensongers, l’autre inaugurant avec la parole
une idée !

Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur des


dogmes rationnels, d’un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d’un
empire spirituel, voilà Mahomet !

À toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut grand ? »[4]

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est pour cela que depuis treize siècles, lorsque cinq
fois par jour, d’un bout de la terre à l’autre, retentit l’appel à la prière, on appelle la
bénédiction de Dieu et Sa Paix sur le Prophète, parce que c’est lui qui a révélé au monde
ce visage impérissable de l’islam…

¹ Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.

² Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».

³ Cf. Anthologie du soufisme, d’Eva de Vitray-Meyerovitch, Éd. Sindbad, 1978, réédité


en 1986 et en 1995, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes.

⁴ Alphonse Lamartine, Histoire de la Turquie, Librairie Le Constitutionnel, Paris, 1854.

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