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Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray-Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers cet événement,
Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant
connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
le Podcast
Conscience Soufie · Enseigner en paraboles par Eva de Vitray-Meyerovitch
À cet égard, Rûmî relate une histoire, que nous retrouvons d’ailleurs chez al-Ghazâlî,
grand philosophe et penseur musulman du Moyen Âge, mort en 1111. Lui-même
transmettait également son enseignement au moyen d’anecdotes et de paraboles.
Cette histoire parle d’un éléphant que des Indiens conduisirent dans un village, la nuit, et
qu’on enferma pour des raisons de sécurité sans doute, dans une chambre tout à fait
obscure ou une cave. Les paysans du village n’ayant jamais entendu parlé d’un tel animal,
se pressèrent dans l’obscurité pour essayer de comprendre ce qui était enfermé là. L’un
tâta la jambe de l’éléphant et déclara : « Oh, ce doit être un pilier ! » ; un autre saisît sa
trompe et dît : « C’est sûrement un tuyau pour l’eau ! » ; un autre encore toucha son oreille
et affirma : « Cela doit être un éventail !» ; enfin, un dernier parvint à toucher son corps
et assura : « Mais ça a l’air d’être un très grand fauteuil ! ». Cependant, tous bien sûr, se
fourvoyèrent. Chacun ayant, en effet, perçu un petit morceau de la Vérité, une petite
parcelle, un petit fragment d’une vérité totale.
Il n’y a donc de perception possible que selon la propre capacité réceptive de l’auditeur.
C’est l’essence même de l’apologue, dont le dévoilement s’exerce à des niveaux de
compréhension différents.
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est une question très intéressante, car elle s’est posée,
en réalité, pour tous les contes et dans toutes les littératures. On a très souvent donné au
conte une autre dimension, au-delà justement de la référence anecdotique et même
d’émerveillement. C’est ainsi que, chez nous par exemple, l’étude des contes de Perrault
permet de les associer aux mythes solaires. « La Belle au Bois Dormant » traduit, en
réalité, l’âme en sommeil dans le monde des formes, que le bien-aimé céleste pourrait
venir réveiller. Il s’agit là d’une interprétation après coup. Or, ce qui est important, je
pense, à la fois dans l’œuvre de Rûmî, mais également dans celle de ses grands
prédécesseurs qui, dans la littérature persane, sont notamment, Sanaî et Attar, (Rûmî
rendait un très vibrant hommage à ces deux poètes en déclarant : « Sanaî et Attar ont
parcouru les sept cités de l’Amour et moi je n’en suis qu’au tournant d’une ruelle », ce
qui était bien de la modestie pour un génie tel que Rûmi…), reste la place donnée à
l’interprétation mystique. En somme, l’anecdote ne sert que de prétexte et de tremplin,
pour parvenir tout de suite à cette autre dimension de l’être. Toute la mystique et la culture
musulmane, notamment ce qu’on appelle le tasawwuf – traduit selon les Occidentaux par
le mot « soufisme » – s’inscrivent dans cette idée que Pascal exprimait en disant :
« l’homme passe infiniment l’homme ». Rûmi lui-même disait qu’« entre le petit
homme mardak de la vie quotidienne et le grand Moi, qui est caché derrière ce petit
homme, il y a un océan »… Il y a donc toujours une référence à une autre dimension de
l’être, ainsi qu’un pèlerinage autorisant sa découverte.
Je souhaiterais raconter une histoire qui me semble très bien illustrer cette intention :
Rûmî raconte qu’il y avait un roi qui possédait une citadelle dans une province lointaine.
Ce monarque avait trois fils, auxquels il avait toujours interdit de se rendre dans cette
forteresse. Bien sûr, les trois hommes, poussés par l’attrait des choses défendues, se
mirent en route sans guide (ceci est toujours très dangereux sur la voie spirituelle). Ces
derniers arrivèrent donc et un vieux gardien les fît entrer. Là, ils découvrirent le portrait
d’une jeune fille si belle, que tous trois furent aussitôt épris d’elle. Ils furent par ailleurs
informés qu’il s’agissait du portrait de la princesse de Chine, laquelle était gardée recluse
dans un donjon par son père, l’empereur. Aussitôt, tous trois se mirent en route, arrivèrent
en Chine et découvrirent la belle princesse prisonnière… ils tentèrent désespérément de
s’entretenir avec elle et de demander sa main à son père. Le premier prince était tellement
éperdu d’amour qu’il mourut. Le deuxième fut très bien reçu par l’empereur mais, il en
conçut tant d’orgueil que finalement, l’empereur de Chine se fâcha et le blessa (on ne se
sait pas très bien dans quelles circonstances). In fine, raconte l’histoire (mais on ne dit pas
très bien comment), ce fut le troisième petit prince, paresseux, n’ayant absolument rien
fait, qui remporta néanmoins la victoire sur tous les plans.
Il faut savoir que ce thème est très fréquent dans la littérature populaire. En effet, on
retrouve un peu partout ce voyage des trois princes. Il s’agit d’un thème folklorique très
connu dans la littérature persane. En outre, le privilège du fils cadet est un trait
ethnologique célèbre dans l’Avesta³ et ce genre de littérature.
Rûmî nous donne partiellement une interprétation mystique de cette parabole. Selon lui,
la citadelle est une représentation du corps : elle possède dix portes qui, d’une part,
symbolisent les cinq sens sensoriels (l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat, le goût) et d’autre
part, les cinq sens internes, que sont l’intuition, la vision spirituelle etc. Les princes sont
donc partis, sans guide, dans cette aventure qui est la grande aventure de l’Âme, ce qui
est très dangereux : ils courent donc de nombreux risques. En outre, dans ce genre de
littérature, le voyage vers la Chine, représente toujours le monde spirituel. Quant à la
princesse, elle symbolise sans doute la Vérité, le double céleste. Là encore, il y a beaucoup
d’interprétations possibles. Enfin, pourquoi le petit prince paresseux a-t-il remporté la
victoire alors que les autres s’étaient donné tant de mal sans résultat ? C’est sans doute
pour illustrer un propos, très souvent commun aux mystiques et à celui de Rûmî. En effet,
ce qui est appelé « paresse » ici, pourrait à meilleur escient, se traduire par une forme de
« passivité ». Cette dernière n’étant autre que l’abandon et la remise confiante à Dieu.
Ainsi le prince cadet, qui, au lieu de prendre beaucoup d’initiatives, attend que la Grâce
agisse en lui, car en réalité, elle seule, est capable de faire remporter la victoire dans ce
domaine.
C’est l’histoire du Langage des Oiseaux ou de l’Assemblée des Oiseaux (Mantiq al-Tayr)
qui rapporte le pèlerinage de « trente oiseaux », qui se dit si-morgh en persan, partis à la
découverte de la Vérité, de la Réalité Suprême. Ces oiseaux franchissent des défilés et
des vallées : celle du Repentir, de l’Amour, du Détachement, de la Pauvreté mystique, …
Toutes ces vallées symbolisent elles-mêmes les étapes du pèlerinage de l’âme à la
recherche de la Vérité ou de Dieu. Cette Vérité, cette Réalité, ce Graal – pour parler en
terme occidental de cette quête – est donc représentée par le Simorgh, le phénix, l’oiseau
merveilleux représentant le Divin.
J’ouvre ici une toute petite parenthèse pour montrer combien ce genre d’anecdote peut
encore faire écho à notre époque : Maurice Béjart a chorégraphié, il y a quelque temps,
un admirable ballet intitulé Le Golestan, une métaphore de ce pèlerinage de l’homme à
la recherche du Divin. Ainsi, dans une des dernières phases du ballet, apparaît le Simorgh,
cet oiseau merveilleux que le pèlerin mystique essaie désespérément d’atteindre sans y
parvenir, si ce n’est au moment de la mort.
Plus que tout, ce qui est merveilleux dans le pèlerinage décrit par Attar, c’est que le cœur
de l’apologue s’articule autour d’un jeu de mots : ces trente oiseaux, les si-morgh, arrivés
au terme de leur pèlerinage s’aperçoivent qu’ils sont en réalité, « le » Simorgh, c’est-à-
dire qu’ils ne sont « que » la représentation de l’Oiseau merveilleux. En effet, au moment
de la rencontre suprême, toute multiplicité étant abolie, il ne reste plus que l’Unité. C’est
d’ailleurs le thème fondamental et essentiel de toute la mystique musulmane, de même
que celui de la culture islamique.
¹ Odes Mystiques, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, Éd. Klincksieck, 1973, réédité en 2003, Points
Sagesses.
³ L’Avesta , dans la religion mazdéenne, constitue l’ensemble des textes sacrés du livre
sacré et sacerdotal des zoroastriens.
Islam et psychologie des
profondeurs
Par Eva de Vitray-Meyerovitch
Introduction
Olivier Marc : Vous faisiez allusion à l’importance du divan. Ceci n’est qu’un détail,
puisque, aujourd’hui, le divan n’est pas l’instrument ou le lieu exclusif de la
psychanalyse. Nous trouvons une démarche commune avec l’histoire à laquelle vous
faites allusion, dans la mesure où la personne se trouve dans une position allongée, donc
passive : cette position de détente et de confiance est favorable à l’émergence des
contenus de l’inconscient. Effectivement, nous pouvons voir là un point de
comparaison, dans cette perception de la relation de l’âme au corps. Mais il n’y a pas de
doute que ce qui a de nos jours pris ce nom de psychanalyse, cette science de l’âme,
remonte à l’origine des temps. Elle s’est codifiée aujourd’hui à travers certaines
tendances, certaines écoles qui cherchent et se cherchent dans le contexte d’une
continuité, comme prenant la suite des traditions.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Au sein des textes soufis que j’ai particulièrement étudiés, je
trouve une recherche constante de la réunification de l’être. Une prière attribuée au
Prophète dit : «Seigneur, rassemble ma dispersion ! » Ce thème du rassemblement de la
psyché se retrouve fréquemment dans les écrits des mystiques musulmans, et je pense que
c’est ce à quoi tendent les thérapeutiques modernes.
Olivier Marc: Peut-être que nous retrouvons plus particulièrement cette notion du
besoin de réunification de l’être chez Jung, dans la notion d’individuation. Jung
considère que l’individuation est une possibilité pour l’être de retrouver sa qualité de «
un », d’in-dividu psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et indivisible, une
totalité. Finalement, la psychanalyse cherche à permettre à l’être de vivre sa totalité, qui
est en fait non seulement son unité en lui-même, mais son unité avec l’univers.
Eva de Vitray-Meyerovitch : La notion d’«homme parfait» en islam, signifie l’« homme total
», c’est-à-dire l’homme qui a réalisé justement cette unification intérieure. Est-ce que ceci ne
nous amène pas d’ailleurs à cette notion de » l’ombre » qui est si importante chez les
mystiques de l’islam ?
Olivier Marc : Effectivement. Si, dans notre contexte, dans notre civilisation, on parlait
d’« homme parfait », on parlerait en termes de valeur morale ou de valeur idéalisée.
Or, en disant « homme total », nous n’exprimons pas de valeur d’idéalisation, mais de
réalisation de l’être. Mais qu’est–ce qu’un «homme total»? C’est celui qui pourrait
idéalement intégrer ce que Jung appelle l’ombre, cette partie inconnue, secrète (refoulée
en particulier selon les données freudiennes), qui joue dans l’être et cherche à se
manifester, mais de manière obscure, mystérieuse. Elle se manifeste « par derrière » en
quelque sorte, dans la mesure où elle n’a pas été portée au jour et c’est l’ombre qui
entrave ou empêche l’épanouissement de l’être. Là, nous retrouvons exactement cette
notion d’« homme parfait » à laquelle vous faites allusion dans l’islam.
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est donc une recherche de l’unité intérieure. Mais une
ascèse s’impose-t-elle pour y parvenir ? N’avons-nous pas ici encore le thème de la
mort et de la renaissance ?
L’être humain doit naître deux fois : une fois de la mère, une autre fois à partir de son
propre corps et de sa propre existence. Le corps est comme un œuf : l’essence de
l’homme doit devenir, dans cet œuf, un oiseau grâce à la chaleur de l’amour ; alors, il
échappera à son corps et s’envolera dans le monde éternel de l’âme, au-delà de
l’espace. Si l’oiseau de la foi ne naît pas de son existence, c’est comparable à une
fausse couche…
En effet, pour ces maîtres spirituels, l’âme dans la prison du corps est considérée
comme étant aussi ankylosée que l’embryon dans le sein maternel. Elle attend sa
délivrance, et celle-ci n’arrivera que lorsque le germe aura mûri, grâce à cette
descente en soi, grâce à cette prise de conscience douloureuse :
Je pense que l’âme qui n’est pas née une seconde fois, est incapable de s’imaginer
qu’une autre dimension de l’être existe.
Olivier Marc : Si nous recherchons un moyen aussi direct que possible de rapprocher
les recherches qui sont faites aujourd’hui dans le domaine de l’expérience humaine,
dans sa découverte ou plutôt sa redécouverte de l’âme, il nous faut faire appel à Laing et
à l’école anglaise d’antipsychiatrie. Selon celle-ci, l’être cherche, après sa naissance, à
renaître à lui-même. Cette recherche est envisageable comme une sorte de voyage en
soi, de retour aux sources (commun à toutes les traditions) qui impliquerait un voyage
de l’extérieur vers l’intérieur (allant à l’encontre de l’esprit scientifique d’aujourd’hui),
de la vie vers une sorte de mort, de l’avant vers l’arrière, du mouvement temporel vers
l’immobilité, et du temps actuel vers le temps éternel. Ce voyage va vers la totalité de
l’être. Il va de l’existence extérieure post-natale vers la matrice pré-natale de toutes les
choses. Nous voyons là, schématisée, la notion d’un voyage dont le sens remet en
question l’existence même de l’être, le menant d’une valeur artificielle extérieure vers
une valeur existentielle intérieure.
J’ai voyagé longtemps entre ces deux horizons. Durant des années et des mois, j’ai
parcouru la route par amour de la lune, inconscient du chemin, perdu en Dieu. Ne
regarde pas ces pieds qui marchent sur la terre, car c’est sur son cœur que marche
l’amoureux de Dieu. Et le cœur qui est enivré de l’Aimé, que sait-il de la route, de
l’étape, de la distance, courte ou longue ? « Long » et « court » sont des attributs de
corps, le voyage des esprits est d’une autre sorte. Tu as voyagé de la semence jusqu’à
la raison. Ce n’était pas en faisant des pas, ou en voyageant d’étape en étape, ou en
allant d’un lieu à un autre : le voyage de l’esprit est inconditionné par le temps et
l’espace ; c’est de l’esprit que notre corps a appris à voyager.
Dans un vers très célèbre, le grand poète persan Saadi déclare ainsi : « C’est dans le
royaume de l’âme que se trouvent les cieux qui dominent le ciel de ce monde ». Je
trouve que ce vers correspond tout à fait à ce que vous venez de dire, et que ces voix
qui se répondent, cette espèce de contrepoint, à travers les siècles, d’un psychanalyste
anglais moderne et de ces mystiques du 13e siècle, est un phénomène formidable…
Olivier Marc : Voici encore une phrase de Laing qui semble faire chœur à ce que vous
venez de dire : «Je laisse à ceux qui le souhaitent le soin de traduire dans le jargon de la
psychopathologie et de la psychiatrie clinique les données de ce processus parfaitement
naturel et nécessaire, processus auquel nous avons peut-être tous besoin de nous y
soumettre sous une forme ou sous une autre. Il aurait un rôle capital à jouer dans une
société vraiment saine.» Il s’agit avant tout d’une expérience intérieure, d’un voyage
intérieur à la rencontre de l’univers en soi. Nous nous retrouvons ici face à ces notions
qui sont communes à toutes les traditions et peut-être plus particulièrement, dans un
contexte qui nous est proche, au monde chrétien et occidental, à savoir les notions de
microcosme et de macrocosme. Très certainement, nous retrouvons ces notions
fortement ancrées dans l’islam ; je sais qu’elles sont également présentes dans
l’hindouisme, et très fortement ancrées dans le bouddhisme.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Pour l’islam, ce sont en effet des notions fondamentales. Jalâl al-
Dîn Rûmî exprime : « Le soleil est entré dans la Constellation du Bélier, le firmament de mon
cœur n’entrera-t-il pas dans le même signe ? ». Il y a tout le temps cette idée de macrocosme
et de microcosme, qui permet d’ailleurs de considérer que tout est reflet d’un monde
d’archétypes. Mais vous devez avoir aussi ces archétypes dans la psychanalyse ? Des thèmes
constants de ce que nous appelons l’inconscient collectif ?
Cela nous amène à reparler de ce sens du voyage tel que Laing aujourd’hui le décrit :
c’est un périple qui va du dehors vers le dedans, du «haut » vers le «bas », et qui
retourne en arrière dans le temps vers la matrice cosmique. Autrement dit, qu’est-ce que
l’expérience de la naissance de la conscience, sinon la découverte consciente d’une
expérience précédente, qui a été celle de la vie intra-utérine. Dans la vie intra-utérine,
l’être se développe physiquement et psychiquement, depuis le stade du germe jusqu’à
celui de l’être, en passant par toutes les formes et stades de la vie : minérale, végétale,
animale, pour devenir homme à la naissance ; et où l’existence, après, serait une
redécouverte consciente de cette expérience de l’univers.
Mais il n’arrivait pas à s’y résoudre, et il relate dans son autobiographie – que j’ai
d’ailleurs traduite avec beaucoup de joie – que le matin, il se disait : « Je ne peux pas
quitter ma famille », l’après-midi : « C’est plus important de trouver Dieu », le soir : «
Je ne peux pas abandonner mes étudiants »… Et tout à coup, il perdit complètement
la voix, il ne pouvait plus du tout parler : cela résolut, dans une certaine mesure, la
question. Après avoir consulté tous les médecins de l’endroit (il vivait à Bagdad à
cette époque, je crois), ces derniers ont porté le diagnostic suivant: « Ce n’est pas ton
corps qui est malade, c’est ton cœur (au sens pascalien du mot). Quand tu auras pris
une décision, ta voix reviendra, tes cordes vocales guériront… C’est ton esprit qui
est malade… ».
Et Ghazali rapporte que c’est lorsqu’il se décida à tout abandonner et à partir, qu’il
retrouva la parole… Cette notion de maladie psychosomatique existait donc déjà.
Olivier Marc : Il y avait déjà une connaissance des données psychosomatiques. Il me semble
qu’à cette époque-là, on possédait cela beaucoup plus qu’aujourd’hui. En fait, nous le
redécouvrons aujourd’hui. Il est certain que toute la connaissance des traditions à ces époques
où nous nous référons – la notion de ‘‘religion’’ étant ce qui ‘‘relie’’ à une dimension inconnue
– se trouvait entièrement basée sur une indissociabilité de l’âme et du corps, et par
conséquent sur une conviction de l’existence psychosomatique de l’individu.
2 Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture,
durant lequel Eva de Vitray-Meyerovitch échange avec Olivier Marc sur la portée
symbolique des éléments architecturaux islamiques : la Kaaba, le mihrab, le jardin…
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
le Podcast
Conscience Soufie · L'architecture symbolique par Eva de Vitray-Meyerovitch
Introduction
Olivier Marc : Et cependant nous trouvons dans l’Islam un caractère qui devrait nous
rapprocher profondément de ce qu’il exprime, puisque nous nous trouvons en face
d’une religion monothéiste, mais peut-être que l’image du Dieu dont on croit voir le
visage à travers l’Islam ne ressemble pas au nôtre. On accuse souvent le Dieu de l’Islam
d’être un Dieu terrible, un Dieu terrorisant, un peu comme celui de l’ancienne Bible.
La Kaaba est un cube noir dans un cercle blanc. Nous entrons d’emblée dans une
symbolique qui représente, dans ce voyage vers un retour aux sources, la manifestation
la plus originelle de l’être humain. En effet, l’homme a commencé à s’exprimer à
travers des formes géométriques : le cercle, le carré, le triangle… Chaque fois que
l’esprit humain a recherché une expression d’unité, il est revenu à ces formes
symboliques initiales. En fait, ce cube noir symbolise, comme le carré, la condition de
l’homme en opposition avec le cercle du cosmos, de l’univers, du divin. L’homme se
mesure, en tant que séparé (puisqu’il en a été arraché par la naissance) de l’unité
primordiale (cercle blanc, de lumière. Il se trouve dans une condition opposée noire face
à ce cercle blanc. Mais dans les cas de réunification collective de la psyché, le carré noir
et le cercle blanc ont le même centre : l’être a reconstitué son unité avec l’unité
primordiale. La Kaaba est cette « quadrature du cercle » réalisée en ce point central,
qui trouve en son centre, en son axe, l’origine d’une colonne, d’une élévation verticale,
d’un point de départ ascensionnel de la psyché réunifiée : c’est la Pierre noire[3] de la
Kaaba des origines.
Olivier Marc : La Mecque est le lieu de réalisation, ce qui explique que ce lieu de
pèlerinage a une telle force. Ce qui est appelé au Maroc « le marabout », lieu
d’habitation du saint homme, est aussi, tout comme les tombes auxquelles vous faites
allusion, un cube surmonté d’une coupole. Cela symbolise la rencontre, la tentative
d’unification du carré et du cercle, ou du cube et de la sphère. Nous retrouvons cette
notion-là partout.
Olivier Marc : Vous situez très exactement toute cette dynamique de l’islam et de son
architecture, car, en effet, l’architecture de la mosquée est une architecture de portes,
c’est-à-dire de passage : celui de l’être humain qui est sur terre, et qui regarde vers le
ciel. La porte est aussi la porte du ciel, par l’intermédiaire de La Mecque. L’architecture
islamique fait converger toutes ces portes vers le mirhab, qui est la porte symbolique et
sacrée par laquelle le corps ne passe pas, mais qui mène l’esprit vers la Kaaba de La
Mecque. À la Kaaba même, il n’y a plus de porte, puisque l’être se trouve dans la
situation d’unification : ne demeure que l’élément ascensionnel, de la réunion du corps
et de l’âme, ou de la matière et de l’esprit.
Les deux éléments qui dominent la mosquée, par leur volume et leur espace, sont la
coupole et la cour, c’est-à-dire deux principes : l’un de protection (c’est le Dieu Tout
Puissant et Protecteur), l’autre de réceptivité (face à ce Dieu Protecteur). En
contrepartie, l’élément érigé est le minaret, qui exprime toute la tension vers le ciel,
toute l’aspiration au ciel. C’est ce que nous retrouvons, sous une autre forme, dans la
flèche de nos cathédrales. Cependant, il semble qu’en Islam (et il y a quelquefois un très
grand nombre de minarets dans une mosquée), la proportion du minaret est toujours
inférieure aux dimensions de la coupole et de la cour, c’est-à-dire que le principe
ascensionnel, « qui va vers », est moins important que le principe « qui attend et
reçoit ».
Olivier Marc : Exactement. En réalité, ce qui existe sur le plan collectif et religieux le
plus pur dans l’expression de la mosquée, se retrouve au niveau de la maison, c’est-à-
dire de la cellule familiale. L’image type qu’on pourrait se faire de la maison de l’Islam
(bien que ce ne soit pas absolu) est une maison fermée sur le dehors et ouverte sur un
patio. Celui-ci est un lien. Considérons également la vasque, qui tel un miroir fait
pénétrer le ciel et l’univers au cœur de la maison, au cœur du patio. Au centre de cette
vasque se trouve, en général, une fontaine, qui unit le principe de vie car son
jaillissement est un principe fécondant. Ainsi, lorsque la vasque reçoit cette eau
jaillissante il y a union entre les principes masculin et féminin. Cette unité s’opère dans
une situation de réceptivité, dans une attente de la descente du ciel, et ceci au centre de
la maison. C’est vraiment l’expression de la vie et de l’unité au centre du foyer.
Nous trouvons le jardin en tant que centre dans d’autres traditions. Par exemple, le
cloître des abbayes chrétiennes est en fait une image du paradis (ou de la nature), avec
en son centre, non pas une fontaine, mais un puits. Celui-ci est l’élément qui permet, en
creusant dans la terre – c’est-à-dire en entrant en soi – d’aller chercher au fond l’eau de
la vie, et de la faire resurgir. C’est aussi ce que suggère la pièce d’eau et la fontaine au
milieu du jardin de l’Islam. Là encore, nous retrouvons en parallèle le minaret qui va
vers le ciel à la rencontre de l’élément divin, et la pièce d’eau ou le puits, qui amène des
profondeurs la vie. Ces éléments complémentaires de tension entre le dehors et le
dedans, et qui se donnent la réponse, sont une sorte de respiration. L’organisation du
jardin à partir du centre témoigne d’un sens du lieu et d’une perception centrée de
l’individu.
Cette perception centrée se trouve tout particulièrement manifestée dans l’Islam avec le
tapis de prière. Celui-ci pourrait être défini comme la plus complète, la plus totale et la
plus parfaite des architectures, comme le germe ou l’embryon même de toute
architecture. En effet, le tapis de prière permet au musulman, se déchaussant, de quitter
le lieu de la vie profane pour entrer dans un espace sacré de prière. Le tapis orienté vers
La Mecque, oriente le musulman par rapport à l’univers. Il l’isole du contexte profane,
et lui permet, en tant que lieu sacré, d’entrer en lui-même. Le tapis oriente donc vers La
Mecque, et il est également porteur d’un signe symbolique qui donne le sens (la
direction) de cet espace architectural : cela peut être soit une porte, soit un arbre de vie,
ou bien encore leur expression symbolique réduite à un motif géométrique.
Eva de Vitray-Meyerovitch : L’homme qui prie entre non seulement dans un espace
sacré, mais également dans un temps sacré. Nous retrouvons cela sur les murs mêmes
de la mosquée. En effet, les arabesques constituent un multiplication de l’instant : un
instant sacré qui se prolonge et s’enroule d’une manière indéfinie et répétée. Il y a un
très beau texte de Jacques Berque sur l’arabesque :
Vous entrez dans une mosquée. Vous contemplez, sur les parois, telle ou telle
arabesque, mais vous faites bien autre chose que seulement la contempler : vous
l’écoutez, c’est une psalmodie qui vous entoure. Si vous êtes croyant, vous déchiffrez
peu ou prou les formules inscrites, vous les reconnaissez à tout le moins, car elles
chantent dans votre mémoire, elles ressuscitent en vous cet univers coranique qui est
celui de vos commencements, de vos jardins d’enfance, mais encore celui de votre
aboutissement, de votre finalité.
[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
[3] Olivier Marc fait allusion ici à la « Pierre noire » (al-Ḥajar al-aswad), enchâssée
dans l’angle sud-est de la Kaaba, et qui marque le point de départ des
circumambulations autour de la Kaaba (tawâf).
[5] Cf. Muhammad Iqbal, L’Aile de Gabriel, Éd. Albin Michel, Paris, 1977 ; extrait
du poème la Mosquée de Cordoue.
Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du
20 mars 1974.
L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, où
Eva de Vitray-Meyerovitch évoque les relations entre Créateur, création et créatures.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisantconnaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Introduction
Claude Mettra : L’intuition religieuse de l’islam, Eva Meyerovitch, se traduit par une
liturgie, qui est une liturgie cosmique dans la mesure où elle essaie de rendre compte
de la totalité de ce monde, qui est le chant charnel de l’existence humaine. Quel est le
chemin authentique suivi par cette liturgie cosmique?
Claude Mettra : C’est une célébration constante de la vérité divine par tout ce qui
existe, par la matière la plus inorganisée. La liturgie, qui est le fait de l’homme,
complète cette célébration cosmique. e.
Les Sept Cieux et la Terre, et ce qui s’y trouve le glorifie, et il n’est aucune chose qui
ne Le glorifie, mais vous ne comprenez pas leur glorification. [3]
N’as-tu pas vu que c’est devant Dieu que se prosternent tous ceux qui sont dans les
cieux et tous ceux qui sont sur la terre, et le soleil et la lune et les étoiles et les
montagnes et les arbres et les animaux ? [4]
Et le tonnerre chante Sa louange, et aussi les anges par crainte de Lui. [5]
Et devant Dieu se prosternent bon gré mal gré, tous ceux qui sont dans les cieux et sur
la terre, et aussi leurs ombres les matins et les après-midis. [6]
N’as-tu pas vu qu’à Dieu, tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre adressent
leurs louanges ? Et les oiseaux aussi, en étendant leurs ailes. Chacun connaît sa prière
et sa louange et Dieu sait ce qu’ils font. [7]
Claude Mettra : Eva Meyerovitch, dans cet univers où tout célèbre la grâce de Dieu,
toutes les voix semblent se répondre.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, cela concerne tous les êtres. C’est un cosmos
sacralisé et tous les êtres sont reliés entre eux par mille liens fraternels. De même que
dans les Fioretti de Saint François d’Assise, les histoires des mystiques musulmans
nous rappellent constamment qu’un maître, par exemple, fait taire les grenouilles d’un
étang qui coassaient pendant l’un de ses discours, que les chiens font cercle autour d’un
autre pendant la prière, qu’un bœuf qu’on menait à l’abattoir demande au maître
spirituel qui passe d’intervenir pour qu’on ne le sacrifie pas. L’homme arrivé à un
certain degré de connaissance, à un certain degré de spiritualité devient l’écho de la
nature, cet écho sonore placé au centre du monde. Il comprend alors la voix des choses
muettes car toute chose est vivante et, selon sa nature, adore Dieu et Lui obéit.
Par exemple, le sol est fidèle et il rend honnêtement le dépôt qui lui a été confié. Dieu,
par Sa grâce, a rendu le Nil intelligent et lui a appris à s’ouvrir. Les arbres et les pierres
ont toujours salué silencieusement les saints qui passaient. Le cosmos devient une sorte
de livre à déchiffrer. Et le Coran est lui-même un autre aspect de cette même révélation.
Il est fait de signes et d’appels à la réflexion sur ces signes, de même que l’univers est
un livre. Dans une telle perspective, tout devient langage et signes, signes de Dieu qui a
voulu Se manifester.
Les mystiques de l’islam se sont beaucoup interrogés sur la raison de la création. Ils ont
médité sur une parole prophétique disant que Dieu était un trésor caché et qu’Il a voulu
se manifester, que le monde est comme un miroir de Sa beauté et un miroir de Sa gloire.
Mais ce trésor est à la fois aux horizons, comme dit le Coran, et dans le cœur des
hommes. En vertu de cette conception constante que l’homme est un microcosme, qu’il
est un miroir du cosmos, on peut lire à plusieurs niveaux ces histoires symboliques
chères aux soufis de l’islam.
On retrouve ce thème du trésor caché dans notre propre Moyen Âge, repris des
mystiques musulmans. Il peut, semble-t-il, se lire aussi sous l’éclairage d’un périple
nécessaire qui va de l’extérieur à l’intérieur, de la révélation des signes dans le monde à
la découverte de ceux cachés à l’intérieur même de l’homme. Dieu est décrit dans le
Coran à la fois comme l’Extérieur et l’Intérieur. Les mystiques ont médité ces versets et
nous livrent l’enseignement qui s’y cache : c’est à travers le monde, qui chante les
louanges de Dieu, que nous pouvons nous-mêmes découvrir une vérité intérieure.
Claude Mettra : Un thème revient souvent dans la mystique musulmane, et tout aussi
fréquemment dans notre propre mystique chrétienne, celui du miroir. Thème
ambiguë, ambivalent… Quelle est sa signification précise dans la poésie cosmique de
l’islam ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Elle est primordiale car, pour les mystiques musulmans,
assez platoniciens d’ailleurs, la beauté de Dieu qui emplit toute la création constitue la
manifestation la plus éclatante du Créateur. La création est donc comme un miroir dans
lequel Dieu se mire. Dieu Se manifeste pour être connu, pour que toutes les créatures
puissent L’adorer. Donc toute chose qui est belle est belle par reflet, par participation.
Nous retrouvons ce thème du miroir absolument à tous les degrés. Un mystique écrit par
exemple en s’adressant à Dieu « Ô Calligraphe sans pareil, Tu as écris le Nûn du sourcil
(c’est-à-dire la lettre « n » en arabe qui a la forme d’un sourcil), la forme de l’œil et
celle de l’oreille afin de ravir les esprits. À chaque instant, Tu façonnes des formes
imaginaires, merveilleusement peintes et convenant à chaque pensée sur la page de la
non-existence. Sur la tablette de l’imagination, Tu inscris des lettres merveilleuses. Car
ceux qui sont beaux sont le miroir de la beauté divine, l’amour qu’ils inspirent sont le
reflet du désir dont Dieu est l’objet ».
Cette quête de la beauté comme révélatrice de Dieu, nous la trouvons dans une histoire
très célèbre du Mesnevi persan qui raconte l’histoire de trois princes partis à la
recherche d’une citadelle merveilleuse. Leur père, le roi, leur avait interdit de s’y rendre
(ici, bien sûr, l’interdiction est ce qui les fait partir). Ils arrivent donc à cette citadelle
lointaine, et ils découvrent dans l’une des salles du palais le portrait d’une princesse
tellement belle qu’elle les transporte d’admiration et d’amour. Ils n’ont alors de cesse de
savoir qui est cette belle princesse. On finit par leur dire que c’est la fille de l’empereur
de Chine, qui est tenue recluse par son père l’empereur dont il faut gagner la faveur.
Aussitôt, ils s’embarquent sans maître dans cette aventure (ce qui est toujours très
dangereux car tout voyage spirituel doit être fait sous la direction d’un maître). Ils
arrivent là-bas, et l’empereur les soumet à différentes épreuves. Finalement, il arrive
malheur aux deux aînés et le cadet, qui ne fait absolument rien, remporte la victoire. On
ne nous dit pas très bien comment.
Nous retrouvons ce thème du petit prince paresseux absolument dans tout le folklore.
Ce n’est pas vraiment de la « paresse ». Nous pourrions parler à meilleur escient de
« passivité ». C’est la passivité de l’âme qui devient miroir et qui reçoit. L’âme, partant
de l’amour des choses matérielles, formelles, va être menée à l’amour de ce qui est sans
forme. Ce thème du « cœur-miroir de la création », nous allons le retrouver très souvent
dans une perspective où la passivité du cœur, la virginité du cœur, est nécessaire pour
être marqué de cette empreinte du monde. Ainsi, pour être sensible à la beauté du
monde, et pour pouvoir en être le témoin, il faut dans une certaine mesure en être le
miroir. Al-Hallaj[8] a parlé des cœurs qui sont comme une vierge. Les mystiques
musulmans ont beaucoup parlé du point vierge de l’âme, qui reçoit les impressions.
C’est donc toujours un monde qui est fait de miroirs, de reflets, où tout n’est qu’image
de quelque chose. De même que le miroir dévoile, il voile aussi. C’est Saint Paul qui
parle de cette vision en énigme car dans le miroir ne jouent jamais que des reflets de la
réalité, non pas la réalité elle-même.
Claude Mettra : Mais vous avez parlé d’un point vierge, c’est-à-dire d’une sorte de
lieu neutre, blanc, où s’abolirait en fait toute espèce de distance entre la Divinité et la
créature. Qu’est-ce que cette virginité du point ?
Pendant longtemps, j’ai cherché l’image de mon âme, mais nul ne réfléchissait mon
image.
Le miroir de l’âme n’est rien d’autre que la face de l’Ami, la face de l’Ami qui est de la
patrie spirituelle. » […]
J’ai dit : « Ô mon cœur , recherche le Miroir universel, vas vers la Mer, tu n’atteindras
pas ton but par la seule rivière. »
Dans cette quête ton esclave est arrivé enfin au lieu de ta demeure, comme les douleurs
de l’enfantement conduisirent Marie vers le palmier.
Quand Ton œil est devenu un œil pour mon cœur, mon cœur aveugle s’est noyé dans la
vision.
J’ai vu que tu étais le Miroir universel pour toute l’éternité ; j’ai vu dans tes yeux ma
propre image.
J’ai dit : « Enfin, je me suis trouvé moi-même » ; dans Ses yeux, j’ai trouvé la Voie de
Lumière. » [10]
Claude Mettra : Cette célébration, Eva Meyerovitch, dont témoigne la poésie
mystique, est finalement une manière de se mettre au diapason de l’ordre cosmique.
Une manière de retrouver Dieu dans toute Sa splendeur.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Cette conscience que Dieu est le seul agent et que
l’homme n’est que son instrument, nous la trouvons exprimée, en des termes musicaux
d’ailleurs, dans un poème où l’homme s’adresse à Dieu et Lui dit :
Nous sommes la harpe et c’est Toi qui joues sur nos cordes,
ce n’est pas nous qui nous nous lamentons, c’est Toi qui gémis.
Nous sommes comme la flûte, notre musique vient de Toi.
Les pièces d’un échiquier que Tu ranges en bataille,
et fais se mouvoir pour la défaite ou la victoire.
Notre victoire et notre défaite, elles sont dues à Toi,
Être Suprême.
Qui sommes-nous, Ô Âme de nos âmes?
Que nous existions auprès de Toi, nos existences ne sont que non-existence.
Tu es l’Être Absolu qui fait apparaître ces choses périssables,
nous sommes des lions blasonnés sur des étendards qui flamboient.
Ton Souffle invisible nous déploie sur le monde. [11]
Claude Mettra : Mais cette révélation absolue, que nous trouvons dans des poèmes
tels que celui que vous venez de nous présenter, ne se fait pas comme cela,
spontanément. Elle n’est pas donnée par le simple jeu de la foi. Il y a une découverte
progressive, une ascension… Celui qui prie Dieu et qui accède à la révélation est
condamné à monter vers Dieu, il y a une sorte d’échelle dans l’illumination, dans la
conquête de la connaissance divine.
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est très juste, d’autant plus que nous retrouvons ce
mot d’échelle dans à peu près toutes les autres mystiques. Dans la mystique chrétienne,
je pense notamment à Saint Bonaventure, mais beaucoup d’autres mystiques chrétiens
l’ont évoquée. C’est un thème très fréquent dans la poésie mystique musulmane qui
pense que tout est degrés psychologiques et degrés spirituels à franchir. Et que ces
degrés psychologiques correspondent dans le macrocosme aux degrés de l’être. Un
degré de connaissance correspond donc à un niveau de l’être. Nous retrouvons l’idée de
l’archétype, qui se situe au sommet de cette échelle, dans le poème qui va suivre, lui
aussi traduit du persan. Cela pourrait être compris sous une forme matérielle d’évolution
de la pierre à l’ange en passant par la plante et l’animal, mais cela symbolise aussi une
montée intérieure, conformément à cette loi de correspondance et d’analogie. Les
mystiques musulmans ont très souvent parlé de l’échelle extérieure et de l’échelle
intérieure. Finalement, il s’agit toujours de reflet, et nous revenons ainsi au miroir.
Claude Mettra : Mais cette échelle à laquelle vous faites allusion, Eva Meyerovitch,
n’est pas verticale. Elle suppose au contraire une sorte de métamorphose de celui qui
grimpe. Au fond, l’échelle et le sujet, c’est la même chose.
Une ode tirée du Dîwân de Shams de Tabriz décrit avec un langage emprunté à ce
symbolisme cosmique, cette union qui se consomme avec l’esprit.
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est ce sentiment qu’on trouve exprimé dans une ode
due elle aussi au grand poète mystique iranien Jalâl al-Dîn Rûmî, qui au 13e siècle nous
décrit une sorte d’apocalypse qu’on peut lire à deux niveaux : soit au niveau de l’âme
elle-même, soit au niveau du cosmos tout entier.
[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
[8] Mansûr al-Hallaj (mort en 922 à Bagdad) est un musulman soufi qui fut crucifié
pour avoir proclamé en public des propos extatiques tels que « Je suis le Réel ». Son
œuvre fut traduite par Louis Massignon (mort en 1962), un des maitres à penser d’Eva
de Vitray-Meyerovitch.
[9] Maître Eckart (mort en 1328) est un maître et théologien de la vie spirituelle
d’origine germanique.
[12] Extrait d’un poème tiré du Dîvân de Shams Tabrîzî, de Jalâl al-Dîn Rûmî,
traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch, in Odes mystiques, Éd. Klincksieck, 1973,
réédité en 2003, Points Sagesses.
[13] Extrait d’un poème tiré du Dîvân de Shams Tabrîzî, de Jalâl al-Dîn Rûmî,
traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch, in Anthologie du Soufisme, Éd. Sindbad, 1978,
réédité en 1986 et en 1995, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes.
[14] Extrait d’un poème tiré du Dîvân de Shams Tabrîzî, de Jalâl al-Dîn Rûmî,
traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch, in Odes mystiques, Éd. Sindbad, 1978, réédité
en 1986 et en 1995, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes.
La prière et le Pèlerinage
Par Eva de Vitray-Meyerovitch
L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
pour l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture Eva de Vitray-
Meyerovitch, durant lequel Eva de Vitray-Meyerovitch parle des deux piliers de
l’islam que sont la prière et le pèlerinage.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast
qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–
Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers
cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du
soufisme en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Introduction
Prière du Prophète
« Ô mon Dieu, mets une lumière dans mon cœur, une lumière dans mon tombeau,
une lumière dans mon ouïe, une lumière dans ma vue, une lumière dans mes cheveux,
une lumière dans ma peau, une lumière dans ma chair, une lumière dans mon sang,
une lumière dans mes os, une lumière devant moi, une lumière derrière moi,
une lumière sous moi, une lumière au-dessus de moi, une lumière à ma droite, et une
lumière à ma gauche !
Ô mon Dieu, augmente ma lumière, donne-moi une lumière, fais-moi lumière, ô
Lumière de la lumière, par ta Miséricorde, ô Miséricordieux ! » [3]
Claude Mettra : Toute vie religieuse s’exprime à travers un dialogue avec la Divinité.
Nous le trouvons dans la prière, ainsi que dans un certain nombre de rites, et dans le
monde de l’islam, nous le trouvons en particulier dans le Pèlerinage. Ce sont ces
deux formes de vie religieuse que nous voudrions évoquer aujourd’hui.
Voyons ce qu’il en est d’abord de la prière. Il semble que dans le monde de l’Islam, la
prière se présente sous deux aspects : il y a une sorte de prière banale, quotidienne,
spontanée, et il y a aussi une prière ritualisée, qui se situe dans un contexte précis de
la vie de chaque jour.
Et puis bien sûr, comme dans toute culture religieuse, il y a des prières spontanées : des
prières de demande, d’adoration, qui dépendent uniquement de celui qui prie, et qui
n’ont pas de forme prescrite. Pour les désigner, il y a dans la mystique musulmane un
très beau mot, qu’on pourrait traduire, le moins mal possible, par « soif ». L’islam,
comme toute religion, est nostalgique, c’est un sentiment d’exil qui s’exprime. On a
beaucoup épilogué sur le mot du Prophète disant que « l’islam était né en exil », et on
en a fait un commentaire plus ésotérique, plus mystique en disant que c’est l’âme qui se
sent expatriée…
C’est donc là une première forme de prière. L’autre prière est un des piliers de l’islam,
une des obligations de l’islam, un office. Ce n’est donc pas une prière spontanée, mais
un office qui obéit à des règles strictes, et qui gouverne tout le monde de l’Islam depuis
treize siècles, de Dakar à Pékin…
L’élément communautaire de la prière est très important. Comme l’islam est une
religion à la fois sans Église, sans clergé, sans conciles, très peu dogmatique puisque
caractérisée par son universalisme, cela comportait un certain risque que cette religion
devienne un vague théisme, à la religiosité un peu brumeuse, s’il n’y avait pas des rites
prescrits qui cimentent cette communauté. Je crois que c’est une très grande force, que
600 ou 700 millions d’hommes aujourd’hui – et il en va de même depuis treize siècles –
prient dans la même langue, en utilisant le même Texte, et tournés dans la même
direction. Il y a une orientation géographique et spirituelle qui lie cette communauté, : si
on est pratiquant, on doit prier à des heures prescrites, qui correspondent à un rythme
cosmique : au lever du soleil, au coucher du soleil, la nuit… et aussi dans la journée.
L’orant est ici son prêtre, c’est lui qui officie. Cet office peut être d’une longueur assez
variable.
La première condition est de prier entre telle et telle heure – non pas à telle minute
précise, mais tout de même à certains moments-, et puis il y a une préparation : on doit
d’abord se sacraliser dans l’espace, en se tournant vers La Mecque, vers la qibla. Dans
la mosquée, cette direction est indiquée par une niche vide, car elle débouche sur une
Transcendance – il n’y a pas de représentation iconographique dans l’islam. On se
sacralise aussi dans l’espace avec le tapis de prière, qui n’est pas obligatoire, mais qui
est généralement utilisé. Il y a ensuite une sacralisation corporelle par des ablutions : ce
n’est pas simplement une question de propreté, c’est une sacralisation, car une fois les
ablutions faites, on est dans un état où on ne doit plus penser à n’importe quoi. On
accède ainsi à une sacralisation spirituelle, qui est une sacralisation d’intention. Il n’y a
pas de prière valable sans la présence du cœur, sans l’intention. On commence en effet
par : « Au nom de Dieu, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux, je prie
maintenant au temps de l’aube, de midi, du soir, etc. ».
Cette prière se décompose en un certain nombre de mouvements, qui ont une intention
cosmique, une intention de relier l’homme, qui n’est qu’une partie de l’univers, aux
différents règnes. Des mystiques en ont souvent parlé, en disant qu’on se tient d’abord
debout comme un arbre, puis prosterné comme un animal, puis agenouillé comme un
homme, car l’homme seul peut adorer d’une manière consciente.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Exactement. C’est dans ce sens que le Coran dit que
Dieu a enseigné à Adam le nom des choses – comme d’ailleurs aussi dans la Bible -,
c’est-à-dire le pouvoir de les conceptualiser. Huxley a dit un jour que « l’homme, c’est
l’évolution devenue consciente d’elle-même » : c’est une notion très islamique. Toutes
les créatures adorent Dieu, la pierre par son poids, la plante par sa croissance, l’animal
par sa vie… L’homme est le seul à être conscient, à savoir qu’il adore.
Claude Mettra : Sur la nature même de cette prière, je voudrais vous poser une
question. Car si on se réfère au monde chrétien qui est le nôtre, même si on
n’appartient pas à l’Église catholique ou protestante, on voit que la prière remplit
dans notre culture une triple fonction. D’une part, elle est un hommage à Dieu ;
d’autre part, elle est aussi une demande de pardon adressée à Dieu pour les fautes
qu’on a pu commettre à Son égard ; en troisième lieu, elle est souvent une demande,
précise ou imprécise, adressée à la Divinité. Par rapport à cette attitude du monde
chrétien, que représente la prière dans le monde islamique ?
Nous possédons d’ailleurs, de toutes les époques et de tous les pays, d’admirables textes
de prières musulmanes :
Le petit pèlerinage[7], quant à lui, se fait n’importe quand dans l’année, il consiste à
aller à La Mecque, puis si on veut, sur le tombeau du Prophète, à Médine, ce n’est pas
obligatoire.
Il y a, là encore, une sacralisation, mais plus grande que pour la prière rituelle :
corporelle, spirituelle… C’est l’état d’ihrâm, celui de sacralisation totale, avec le port de
vêtements blancs, et l’interdiction, pendant tout le pèlerinage, de fumer, d’avoir des
relations sexuelles, etc. Il y a de nombreux interdits. On doit garder pendant tout le
pèlerinage, cet état de sacralisation, et aussi une attitude spirituelle : ne pas se mettre en
colère, ne dire du mal de personne, repousser toute pensée qui serait un peu hors de
propos, etc.
On y va donc à date fixe. Les gens partaient, autrefois, à pied, à dos de chameau. J’ai vu
une femme qui portait un bébé, et qui n’a pas voulu monter dans notre auto, en nous
disant : « Donnez-moi de l’eau, si vous voulez, je viens de Jordanie à pied, et je ne veux
pas perdre le mérite de cette marche ». Elle avait donc traversé toute seule le désert, et il
faisait très chaud, bien que ce soit en février…
Actuellement, les gens partent plutôt en bateau ou en avion. Quand on arrive, on est
donc en général déjà en état d’ihrâm : on a déjà fait sa déclaration d’intention, pris son
bain, prié, on s’est revêtu des vêtements du pèlerinage. Dès qu’on aperçoit La Mecque,
on commence à dire une prière particulière au pèlerinage « Labaïka, labaïka… », c’est-
à-dire : « Nous voici, nous voici, Tes témoins… »
Citons très beau poème d’Al Hallaj, l’un des grands poètes et mystiques de l’islam – qui
fut supplicié à Bagdad en 922 dans des conditions assez abominables ; rappelons que
Louis Massignon lui a consacré une thèse fameuse), autour de cette invocation du
pèlerin arrivant au seuil du territoire sacré :
Ce qui est aussi très émouvant, c’est de voir tous ces gens qui arrivent à pied – souvent
très pauvres, quelquefois pieds nus… Il y a une espèce de fraternité absolument
extraordinaire, et tout le pays baigne alors dans une atmosphère de ferveur étonnante.
Par exemple, quand retentit l’appel à la prière, tous les boutiquiers d’Arabie saoudite ne
ferment même pas leur porte à clef car ils savent qu’on ne leur volera jamais rien : ils se
contentent de mettre une chaise devant la porte sur le trottoir, pour indiquer que c’est
fermé, et ils courent à la prière.
On passe la nuit à La Mecque, une nuit d’Orient, noire, puis tout à coup le ciel devient
rose, et il y a l’appel à la prière, de minaret à minaret. Alors, un ou deux millions de
pèlerins répondent « Âmîn ! » en même temps …
Le Pèlerinage se termine la plupart du temps (ce n’est pas absolument obligatoire) par
une visite à Médine, qui a été la « ville » même du Prophète[10]. Une partie de la
mosquée de Médine fut à l’origine la maison du Prophète, et le jardin était celui de sa
fille Fatima. C’est un lieu extraordinairement paisible, rempli de pigeons : on se trouve
dans une espèce de tourbillon de plumes… En Arabie saoudite, on ne mange jamais de
pigeons, car peut-être se sont-ils posés dans le jardin de Fatima. Des Pakistanais m’ont
dit qu’au Pakistan non plus, on ne mange pas de pigeons, car peut-être sont-ils les petits
des pigeons du jardin de Fatima…
[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « Le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
[3] Hadith du Prophète, récité notamment lors du Pèlerinage à La Mecque (texte cité
dans Anthologie du soufisme, d’Eva de Vitray-Meyerovitch, p.151)
[5] Ibn ‘Ata Allah Al-Iskandari, Al Hikam al ‘Atâ’iya, poème traduit par Abd al-Jalil
dans Aspect intérieurs de l’islam, et cité dans Anthologie du soufisme d’Eva de Vitray-
Meyerovitch, p.160
[9] Hallâj, Diwân, trad Louis Massignon, texte cité dans Anthologie du soufisme d’Eva
de Vitray Meyerovitch. p.166.
L’article suivant est la retranscription d’un épisode de la série Vivre l’Islam, dans le
cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, au cours
duquel Eva de Vitray-Meyerovitch échange avec Bernard Mauguin sur la musique
orientale et ses résonnance subtiles avec la spiritualité.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Introduction
Ô Jour, lève-toi,
Tes atomes dansent,
Les âmes, éperdues d’extase, dansent,
A l’oreille, je te dirai où entraîne la danse,
Tous les atomes qui se trouvent dans l’air et dans le désert,
Sache bien qu’ils sont épris comme nous,
Et que chaque atome, heureux ou misérable,
Est étourdi par le Soleil de l’Âme universelle. [3]
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est curieux, car moi qui suis tout à fait béotienne en
matière de musique – j’ai surtout étudié les poètes, les écrivains et les mystiques – je
constate que cette notion de maqâm est absolument essentielle en psychologie
musulmane. C’est, en effet, le niveau de connaissance et de spiritualité atteint par un
être grâce à ses efforts personnels. Une fois atteint un certain maqâm, comme celui
de la pauvreté spirituelle, de la résignation, du détachement ou de l’abandon à Dieu
(les psychologues de l’islam ont été des maîtres en matière d’introspection), on ne le
perd plus. L’être qui accède à un maqâm – ce degré dans l’échelle dont vous parliez
tout à l’heure – n’en redescend plus. Un même maqâm peut être coloré par des
sensations fugitives, par ce que l’on appelle le hâl, c’est-à-dire cette tonalité
spirituelle de l’instant. Le maqâm d’abandon à Dieu, par exemple, peut être vécu
existentiellement, dans la joie ou, au contraire, dans la douleur. Le hâl, quant à lui,
est passager, tel une irisation des couleurs de l’esprit.
Bernard Mauguin : Oui, on rencontre cela bien sûr. Vous avez tout à fait décrit ce
qu’est un maqâm musical, finalement. À l’image de cette échelle que nous évoquions, il
y a une hiérarchie, c’est-à-dire des degrés plus ou moins importants, et un point de
départ. Celui-ci est Dieu, le Un, d’où l’homme est issu et vers lequel il aspire à revenir.
On utilise souvent cette comparaison : celle de l’océan omniprésent sur lequel s’agitent
les vagues, qui sont le hâl dont vous parliez, mais l’unité de l’océan demeure.
Pour être plus précis, on trouve toujours dans un maqâm musical un son, souvent ténu.
Il représente ce point de départ. Puis, un autre instrument se détache de ce son ténu pour
aller explorer des régions différentes, et s’efforcer d’atteindre l’octave, c’est-à-dire cette
unité multipliée par deux. Très curieusement, les musiciens de l’islam ont d’autant plus
approfondi cette notion de relation entre la musique et « ce qui est au-dessus », que
l’islam orthodoxe s’est toujours plus ou moins méfié de la musique. Songeons aux vives
querelles entre les docteurs orthodoxes et les maîtres soufis au sujet de la musique.
Ceux-ci prenant leurs arguments dans le Coran, ceux-là les prenant également dans ce
même Coran. Au fond, c’est de cette tension qu’est né un approfondissement perpétuel
du sens de la musique en lien avec la recherche spirituelle propre à toutes ces confréries
religieuses, qui constituent le cœur même de l’islam.
Bernard Mauguin : Oui, Ghazâlî distingue plusieurs sortes d’auditeurs. Il y a ceux qui
considèrent la musique comme un plaisir : son audition leur est donc permise. Ensuite,
viennent ceux chez qui la musique développe de mauvaises passions, et dans ce cas sa
pratique est absolument illicite. Enfin, la dernière catégorie concerne ceux dont la
disposition intérieure est suffisante pour profiter de cette forme d’ascension ; la musique
est alors Samâ‘, c’est-à-dire une audition spirituelle, un « rappel », et se transforme en
un geste rythmique de tournoiement autour de son centre. Nous évoquons ici tout le
développement de la musique dans la confrérie des Mevlevis[5], et le rôle joué par le
ney, cet instrument merveilleux, simple flûte de bambou percée de sept trous, au
symbolisme si fécond.
Il n’est pas question d’évoquer ici tous les degrés de ce symbolisme. Contentons-nous
de dire que le ney, c’est l’Homme parfait, celui qui laisse passer au travers de lui le
souffle, symbole de l’Absolu. C’est un instrument sacré, puisque le musicien prononce,
par son souffle, l’un des noms de Dieu en jouant. Il est en rapport également avec le
souvenir que l’homme a de son unité primordiale.
Ce même ney symbolise encore les mélodies du paradis, en tant qu’évocation d’un état
antérieur vers lequel l’homme aspire toujours à retourner. On pourrait citer de
nombreux textes qui parlent de la musique et du ney comme vecteurs de cette nostalgie.
Cette nostalgie que ressent l’homme est celle d’un autre lieu : celui du paradis originel,
le souvenir, ou rappel, de ce pacte conclu [avec Dieu]. Une nostalgie donc pour sortir,
briser son enveloppe charnelle et retourner à son origine.
Rûmî dit :
Ce rappel de ce retour à l’origine que l’âme attend est aussi une mise à l’unisson
d’un univers sonore. Nous avons parlé de symbolisme et d’analogie dans le
vocabulaire. Nous pourrions également remarquer que cette analogie se fonde sur
une autre notion absolument fondamentale, à savoir que l’homme est un microcosme
et qu’il reflète, tel un miroir, le macrocosme. Il reflète donc aussi bien les images que
les sons.
Bernard Mauguin : Dans les livres du Mathnawî, grand ouvrage de Jalâl al-Dîn Rûmî
Mevlana, nombreux sont les passages qui expriment cela. Par exemple : « Les sages
dirent : « C’est à la révolution des sphères que nous avons pris ces mélodies, c’est le son
des mouvements du firmament que les hommes reproduisent avec leurs instruments de
musique ou leurs gorges ». Le Samâ‘ est l’image de toute cette révolution. Je vois
encore d’autres citations, toujours tirées du Mathnawî : « Les fidèles dirent : « Ce sont
les vestiges du paradis qui rendent agréables bien de vilaines voix. Nous avons tous fait
partie du corps d’Adam, et écouté ces mélodies au paradis ». Un autre passage
enfin : « Mais ils voulurent faire retentir le rebab comme ceux qui éprouvent de la
nostalgie à la pensée de cet appel ».
[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
[3]Cf. Djalâl ad-Dîn Rûmî, Rubaiy‘at, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd.
Albin Michel, 1993, réédité en 2003.
[4] Muhammad al-Ghazâli (mort en 1111), connu en Occident sous le nom d’Algazel,
est un grand penseur musulman d’origine perse. Alors qu’il est au fait de sa gloire en
tant que théologien et philosophe, il se tourne radicalement vers la spiritualité. Son
influence en Europe chez les penseurs chrétiens et juifs fut importante, notamment chez
Thomas d’Aquin et Dante.
Introduction
Il y a deux sourates du Coran qui me semblent témoigner de cet aspect à la fois unique,
unifiant, et divers : il y a une sourate, qui est peut-être la plus célèbre de tout le Coran, et
qu’on récite très souvent dans la prière rituelle, qui affirme que « Dieu est Un, qu’Il n’a
pas d’associé et que rien ne peut Lui être comparé, que la pensée ne peut pas s’en
approcher »³. Il y a une autre sourate qui répète plusieurs fois l’expression « parmi les
signes » de Dieu⁴. Dieu, ou l’Absolu, ou la Réalité, ne se manifeste donc que par des
signes.
Cette notion de signe est tellement importante que le mot même de « verset » en arabe,
c’est âyat, qui veut dire « signe ».
Donc, les versets, aussi bien que les arbres, les animaux et les hommes, ou la diversité
des couleurs et des langages parmi les hommes, comme le dit le Coran, sont des « signes
» de Dieu. Ils ont un double aspect : d’un côté la diversité des races et des langues, des
sensibilités au niveau de l’expérience et du vécu, et d’un autre côté la loi de la nature
immuable, l’unité profonde, essentielle, fondamentale de toutes choses, ce qui unifie tout
cela « par en-dessous », si je puis m’exprimer ainsi.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Bien sûr. Une autre conséquence de cette vision du monde,
qui concerne tout autant le niveau géographique, qu’ethnologique et historique, est qu’on
la retrouve aussi au niveau proprement religieux : cette vision du monde consiste en une
conviction absolue (étant donné qu’il n’existe qu’une Réalité) que la Révélation elle-
même ne peut être qu’une. Et que de même qu’on ne saurait concevoir une mathématique
chinoise, une chimie indienne ou une astronomie américaine, on ne peut imaginer que la
Vérité communiquée aux hommes par le truchement de la Révélation puisse être autre
qu’Une. Un musulman devra donc tenir pour vraies toutes les Écritures révélées, dans la
mesure bien entendu où elles ne se contredisent pas entre elles.
Ceci conduit à une certaine vision de l’Histoire, qui est un des signes sur lesquels le Coran
invite à réfléchir. Le fait que les civilisations sont mortelles : le Coran l’a dit bien avant
Paul Valéry… C’est un des signes de Dieu que les civilisations naissent, grandissent et
disparaissent, et c’est aussi un des signes de cette fugacité des choses, alors qu’il y a une
Réalité profonde. Il y a donc une unité sous-jacente à cette multiplicité dans le temps.
Ainsi donc, sous tous les changements temporels, il y a une Réalité qui est ultime,
permanente.
Claude Mettra : Une question se pose ici, à qui veut regarder un peu en arrière, au
moment de l’expansion musulmane : comment l’esprit islamique a-t-il pris ainsi
possession d’un grand nombre d’hommes, sans détruire leur réalité spirituelle ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois que c’est justement d’abord parce que l’islam
reconnaissait la vérité de toutes les Écritures révélées, et qu’il était par nature
universaliste. Je ne dirais pas « tolérant », car la tolérance implique une certaine
condescendance, or il ne pouvait pas y en avoir du fait même du Message apporté, qui
n’était qu’un rappel et une confirmation. Le Coran se définit lui-même comme un Rappel
des autres religions et comme une confirmation, comme une sorte de mise au point
définitive. Pour le Coran, toutes les Écritures disent essentiellement la même chose
puisque, fondamentalement, l’âme est une. Les sensibilités religieuses et les travaux des
exégètes et des théologiens sont quelque chose d’un peu surajouté, d’extrapolé. Il faudra
bien sûr en tenir compte, mais cela ne concerne pas réellement l’essentiel.
Une autre caractéristique de cette culture, qui la rend très universaliste, c’est cet esprit
concret. Je parlais tout à l’heure d’une réflexion sur les signes : à tout instant le Coran
demande à l’homme de réfléchir, d’être attentif aux signes que Dieu a multipliés dans Sa
création.
Claude Mettra : Le mot « signe » a pris une si grande multiplicité de sens de nos jours
que j’aimerais que vous expliquiez un peu ce que vous entendez par là…
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que toute chose est une indication. En somme,
tout ce qui est dans la nature (le musulman vit dans un « univers d’intersignes », comme
diraient les Bretons…) tout ce qui est dans la nature « reconduit » (la « reconduction » est
un terme technique de la mystique musulmane) à quelque chose de permanent et
d’essentiel. Donc l’Histoire, par exemple, la fugacité des civilisations (elles durent ce
qu’elles durent, puis un jour elles disparaissent…), c’est aussi un signe que derrière ces
changements temporels, il y a une permanence. C’est une indication, un indice qui jalonne
la route. De même, le fait qu’il y a des plantes qui servent à la nourriture des animaux, et
ces animaux eux-mêmes servant de nourriture aux hommes… En somme, tout dans la
nature est relié organiquement par des lois : c’est le signe de quelque chose d’immuable.
La réflexion sur les signes de la nature va attirer l’attention sur certaines catégories
d’éléments, qui vont conditionner la réflexion. Cet esprit concret de l’Islam a forgé une
mentalité qui fut, je le crois, à la base de l’esprit de réflexion, d’observation et
d’expérimentation moderne.
Claude Mettra : Il y a donc une manière particulière de regarder le monde, et par
conséquent de le comprendre.
Ou bien :
« N’ont-ils jamais levé les yeux vers les oiseaux, soumis à Lui sur la voûte des cieux,
personne ne les tient dans sa main que Dieu,… il y a là des signes pour ceux qui croient.
»⁶
C’est une attitude fondamentale, qui a conduit les Arabes à observer et à expérimenter,
alors que l’Europe du Moyen Âge avait pour méthode d’étudier dans les livres et de
répéter l’opinion des maîtres… L’attitude de l’esprit que représente la scholastique n’est
pas du tout une attitude islamique. Celle-ci, au contraire adopte une attitude très pratique,
très concrète, une attitude d’observation.
Une chose qui m’a toujours frappée, c’est que la première sourate qui ait été révélée, dans
l’ordre chronologique de la Révélation, est une sourate qui fait appel à deux éléments
principaux: la connaissance et l’embryologie⁷. Je voudrais citer à ce propos une lettre
d’un maître spirituel du XIIIème siècle, Djalal al-Dîn Rumî, un homme très étonnant, un
grand visionnaire qui parlait de l’évolution six siècles avant Darwin, qui connaissait le
nombre des planètes que l’Occident ne connaît que depuis 1930, et qui déclarait, sept
siècles avant la Physique nucléaire, que si l’on coupait un atome, on y trouverait un soleil
et des planètes tournant autour… Dans une lettre inédite, il traite de cette question de
l’embryologie, et ce qui est intéressant pour notre propos c’est que cela me semble un très
bon exemple de « reconduction » d’un signe à une chose signifiée. Voici ce qu’il dit :
Dieu a créé les causes, de telle sorte que, à une goutte de sperme qui ne possédait ni ouïe,
ni intelligence, ni esprit, ni vue, ni attribut royal, ni attribut d’esclave, qui ne connaissait
ni chagrin, ni joie, ni supériorité, ni infériorité, Il a donné un abri dans la matrice. Puis
Il a transformé cette eau en sang, et le sang en chair, et dans le sein maternel où il n’y
avait ni main, ni outillage, Il a créé les fenêtres de la bouche, des yeux et des oreilles, Il
a façonné la langue et le gosier, et les trésors de la poitrine, où Il a mis un cœur, qui est
à la fois une goutte, un monde, une perle, un océan, un esclave et un roi…
Quelle intelligence peut comprendre qu’Il nous ait amenés, de cet état ignorant et
méprisable, jusqu’à notre niveau ?
Et Dieu a dit : « As-tu vu, as-tu entendu, d’où Je vous ai amenés, et jusqu’où ? »
Maintenant encore, Je te dis que Je ne te laisserai pas ici non plus. Je t’emmènerai au-
delà de ce ciel et de cette terre, en une terre très douce et un ciel qu’on ne peut imaginer
ni se représenter : sa nature est de dilater l’âme dans la joie, et, au sein de ce firmament,
ce qui est jeune ne devient pas vieux, ce qui est nouveau ne devient pas ancien, nulle
chose ne se corrompt ni ne s’abîme, rien ne meurt, aucune personne éveillée ne s’endort,
parce que le sommeil est fait pour le repos et pour chasser la douleur, et dans ce lieu il
n’y a ni souffrance ni chagrin…
C’est une réflexion à partir de quelque chose de parfaitement concret qui va permettre
d’aller de ce signe à une chose signifiée, d’aller à une vérité plus haute…
Claude Mettra : Mais un problème se pose ici : vous faites allusion à ce monde de
signes dans lequel baigne l’individu, est-ce que ces signes sont déchiffrables par tout
fidèle ? La foi suffit-elle à donner, à celui qui croit, la lumière qui donne à ces signes
leur sens ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que c’est une réponse qui ne peut concerner que
des réactions tout à fait individuelles, qu’on ne peut pas présumer de la façon dont un
individu répondra aux signes qui sont manifestés dans le monde et qui lui font « signe »,
si je peux me permettre ce jeu de mots. Ce qui est demandé, c’est d’avoir un certain esprit
de recherche. C’est une constante de la culture musulmane, confirmée par des traditions
célèbres, qui remontent au Prophète lui-même d’ailleurs : le devoir absolu de tout
musulman et de toute musulmane est d’aller « rechercher la science, serait-ce jusqu’en
Chine », et « L’encre du savant est aussi précieuse que le sang du martyr ». C’est donc
cet esprit concret du Coran, que nous avons déjà relevé, quelque chose qui me semble
particulier à la culture musulmane tout entière, quels que soient les pays, quelles que
soient les époques. Il y a vraiment eu un esprit de recherche.
Il y a aussi les coutumes que l’on retrouve partout : la façon de se saluer en se souhaitant
la paix, de rompre le jeûne, de se laver les mains, de se préparer à la prière, absolument
constante dans toute cette immense étendue de terres…
Enfin il y a l’idéal de fraternité, lui aussi une grande caractéristique dans tout le monde
de l’Islam, Je faisais allusion tout à l’heure à cette supranationalité : on la retrouve
vraiment au niveau du vécu car, en pratique, le musulman est un frère pour le musulman,
quelle que soit sa race, quelle que soit sa caste, quelle que soit sa couleur… L’islam est
une religion qui ignore tout à fait les préjugés de race, de couleur et de caste. Du temps
des califes, il était fréquent qu’un esclave noir dirige la prière, devant le calife,
simplement parce qu’il connaissait mieux le Coran…
Une autre notion constante, qu’on retrouve dans tout le monde de l’Islam, est la notion
de la sainteté de la religion : même s’il arrive qu’un musulman moderne se considère
comme agnostique, il a toujours un très grand respect du sacré. Cela fait partie aussi des
coutumes. Par exemple, on n’emploiera jamais, dans le monde de l’Islam, de Pékin à
Dakar, un papier imprimé ou manuscrit à un usage vraiment sale, parce qu’il est possible
que le nom de Dieu, ou qu’un mot qui exprime une valeur spirituelle, soit écrit dessus. Le
réflexe est automatique, même chez le « musulman marxiste » d’aujourd’hui – si je puis
dire – : le réflexe sera de brûler ce papier, et non pas de frotter ses chaussures avec…
Claude Mettra : Cette unité de culture que vous soulignez, Eva Meyerovitch, à propos
de l’Islam, je crois qu’on en voit un peu le signe dans l’architecture. Si on regarde la
multiplicité des mosquées par exemple, on voit que, suivant leur appartenance
géographique, le lieu où elles sont bâties et les influences qu’elles ont subies de par
l’histoire, elles présentent des variantes. Là, il y a des influences romaines, ailleurs
des influences persanes, ailleurs des influences indiennes… Et pourtant, le bâtiment
lui-même, en tant qu’il représente la foi islamique, a une unité réelle. Où se situe
cette unité, et à quoi la déchiffre-t-on ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : J’ai été très sensible à ce genre de chose. En effet, si l’on
visite une mosquée en compagnie d’un spécialiste d’architecture ou d’histoire de l’art, il
va vous dire : « ce chapiteau est hellénistique, ou cet arceau est byzantin, etc. ».
Justement, cet assemblage pourrait constituer quelque chose d’hétéroclite, mais ce n’est
pas du tout un assemblage, c’est une synthèse qui se fonde sur une intention, donnant sa
validité dans le temps et dans l’espace à chaque acte de la vie musulmane et se traduisant
géographiquement et spirituellement par une orientation, tandis que sur le plan moral, la
pureté de cette intention est requise. La mosquée est construite autour et en fonction de
cette orientation, c’est elle qui lui donne son sens, dans la double acception du terme :
« direction » et « signification ». L’approche de cette orientation est tout de même le
résultat de la peine et du travail des hommes, la disposition et l’ajustement des matériaux
représentent la conception de l’architecte et donc la vision particulière à une époque.
L’écriture des versets coraniques gravés dans la pierre, le marbre ou le stuc peut varier de
style, mais le contenu est transhistorique, parce que c’est une parole d’au-delà du temps
et de l’espace. Nous retrouvons toujours ces constantes, à la fois spirituelles,
géographiques, intellectuelles et il se dégage vraiment une sorte de note générale, de
tonalité spirituelle générale. De même, la notion d’habitat : dans tout le monde de l’Islam,
il y a une certaine façon de concevoir la maison ou le jardin, parce que cela traduit une
certaine vision du monde.
Une nuit, un homme criait : « Allah ! », jusqu’à ce que ses lèvres devinssent douces
pour Sa louange.
Le démon lui dit : « Ô homme de beaucoup de paroles, où est la réponse : « Me voici !
» à tous ces « Allah!» ?
Aucune réponse ne vient du Trône divin, combien de temps répéteras-tu « Allah ! » d’un
air sombre ? »
Ces paroles brisèrent le cœur de l’homme. Il se coucha pour dormir, et vit en rêve
Khâdir, dans la verdure,
qui lui dit : « Écoute, tu t’es arrêté de louer Dieu : pourquoi te repens-tu de L’appeler ?
»
Il répondit : « Nul « Me voici ! » ne me parvient en réponse. Je crains d’être repoussé
loin de la porte… »
Khâdir répliqua : « Non, Dieu dit : « Ton « Allah ! » est Mon « Me voici ! » ; et cette
supplication, cette douleur, cette ferveur de toi est Mon messager vers toi. Ta crainte et
ton amour sont la corde pour saisir Ma grâce.
Sous chaque « Ô Seigneur ! » de toi est maint « Me voici ! » de Moi… »⁹
Dejan Bogdanović : Assez souvent, les contes baignent dans un climat onirique. Nous
en avons des exemples aussi bien dans « Les Mille et Une Nuits », qui sont une œuvre
en langue arabe, que dans l’œuvre des mystiques, notamment des mystiques persans et
plus particulièrement dans l’œuvre de ce grand mystique de langue persane qui est
Jalâl ad-Dîn Rûmi dont vous avez, vous, Eva de Vitray Meyerovitch traduit les œuvres
du persan en français.
L’homme qui a vécu plusieurs années dans une ville, dès que le
sommeil lui a fermé les yeux, contemple une autre cité remplie de
biens et de maux, et sa propre ville ne vient pas du tout à son
souvenir, de façon qu’il puisse dire «j’ai vécu ici? Cette nouvelle cité
n’est pas la mienne… Ici, je suis seulement de passage…». Non, il
pense qu’en vérité il a toujours vécu dans cette ville–là, qu’il y est né
et qu’il y a été élevé. Or, ce monde est le rêve de celui qui dort. Le
rêveur s’imagine qu’il est durable, jusqu’à ce que, tout à coup, se lève
l’aube de la mort et qu’il soit libéré des ténèbres de l’opinion et de
l’erreur. Alors, il se mettra à rire des chagrins qu’il a endurés
lorsqu’il apercevra sa demeure permanente. Tout ce que tu as vu dans
ton sommeil du monde, te deviendra évident quand tu t’éveilleras.
C’est pourquoi le conte, avec cette résonance possible, cet écho qu’il
peut éveiller en l’être, provoque une sorte de réminiscence. Toutefois,
nous n’aurons malheureusement pas le temps d’aborder ce point très
important de la pensée musulmane. En effet, selon la pensée
musulmane, comme pour la pensée platonicienne, connaître, en réalité,
c’est se souvenir d’un autre monde, d’une autre dimension de l’être.
Ainsi certains penseurs de l’Islam ont déclaré s’agissant de la musique
: «si nous sommes tellement émus par la musique, c’est parce que nous
avons entendu ces mélodies à un autre niveau de l’être».
³
Le Mathnawi de Rûmî comporte une autre histoire, que l’on retrouve
⁴
curieusement bien plus tard dans les contes hassidiques rapportés par
Martin Buber. Il sont sans doute puisé dans ce trésor de contes et
d’apologues qu’est l’œuvre de Rûmî. Il s’agit de l’histoire du trésor
caché. Rûmî raconte ici l’aventure d’un certain Ali de Bagdad, qui avait
dilapidé tout son héritage, et se trouvait de ce fait à la fois ruiné et
abandonné de tous ses amis. C’est alors qu’il pria Dieu de l’éclairer. Je
me permets d’ouvrir ici une parenthèse pour expliquer ce «procédé» de
connaissance ou de révélation dans l’islam, appelé Istikhara : il s’agit,
dans le cas d’un problème très important et très grave à résoudre, de se
mettre dans un certain état de pureté, à la fois corporel et spirituel, en
vue d’adresser à Dieu une prière très fervente afin d’être éclairé, au
besoin par un rêve véridique. Le personnage du récit pria donc de la
sorte, puis se coucha et s’endormit. En réponse à son invocation, il vit
un trésor enfoui sous terre, près d’un pont, à un endroit qu’il reconnut
vaguement comme étant la ville du Caire. Il ne connaissait pas cette
ville. Toutefois, son rêve fût si vivant et si frappant qu’il nourrit l’espoir
que ce trésor l’arracherait à sa misère, et résolut doncde partir. Il fit ses
adieux à sa famille et parvint au Caire. Là, il reconnut avec
émerveillement l’endroit qu’il avait vu dans son rêve, mais n’osa pas
cependant se mettre à creuser en plein jour. C’est pourquoi, il attendit
que la nuit tombât et se mit fiévreusement à creuser le sol. Au moment
d’atteindre son but et de trouver ce fameux trésor, un homme
l’interpella en posant la main sur son épaule (il s’agissait d’une
patrouille de police): «Que fais–tu là? Es–tu un voleur? Suis–nous!»
Arrivé au poste de police, il raconta son histoire à l’officier de police
qui se mit à rire et lui dit: «Écoute, tu es complètement stupide. Moi
aussi, j’ai rêvé d’un certain Ali de Bagdad habitant telle rue, dans telle
maison où se trouvait un trésor caché, derrière son âtre. Mais
contrairement à toi, je suis un homme raisonnable et je ne suis pas fou
au point de partir pour une folle équipée comme la tienne. Je suis resté
bien tranquillement chez moi! ». Ali ne répondit rien, remercia, et rentra
chez lui où il creusa la terre derrière l’endroit le plus chaud, c’est–à–
dire l’âtre. Là il trouva le trésor dont il ignorait l’existence et qui vint le
tirer de sa misère.
Or, la pointe de cet apologue, ou le sens mystique à lui donner, est qu’il
ne convient pas d’être une âme habituée. À cet égard, Péguy disait
toujours: «Seigneur, faites que je ne sois pas un cœur habitué ». De fait,
l’habitude, la routine, le sommeil de l’indifférence – dont nous avons
tant parlé au cours de cet entretien – masquent la Vérité. Alors qu’il faut
sortir de soi–même, de chez soi, vivre un exil, un expatriement, un
décentrement spirituel pour retrouver ce trésor enfoui au plus intime de
votre être, dans votre propre maison, mais plus précisément dans votre
propre âme et culture. Justement, le rôle du conte est de vous inviter au
voyage, en vous décentrant, en vous faisant sortir de la routine et du
«ronron» de la vie quotidienne qui endorment, pour partir à l’aventure
et trouver le trésor, comme les princes l’ont fait tout comme notre Ali
de Bagdad. D’ailleurs, cette série d’émissions ne se nomme–t–elle pas
«Le Trésor des Conteurs»? Là aussi, il s’agit d’un trésor.
Dejan Bogdanović : Pour que le songe revêt ce caractère de vision, vous avez fait
allusion à certaines conditions à remplir ?
Les Byzantins sont les soufis (c’est–à–dire les mystiques). Ils sont sans
étude, sans livre, sans érudition, mais ils ont poli leur poitrine, ils ont
purifié du désir, de la cupidité, de l’avarice et des haines, leur cœur.
Cette pureté du miroir est, sans nul doute, le cœur qui reçoit
d’innombrables images. Il garde en son sein la forme infinie et sans
forme de l’invisible, reflétée dans le miroir de son cœur. Bien que cette
forme ne soit pas contenue dans le ciel, ni dans l’empyrée, ni dans la
sphère des étoiles, ni sur le globe, car toutes ces choses sont limitées et
dénombrées, sache que le miroir du cœur est sans limite. Ici,
l’entendement devient silencieux, sinon il induit en erreur, car le cœur
est avec Dieu ou plutôt le cœur, c’est Lui. Le reflet de chaque image
brille éternellement à partir du cœur seul, tant dans la pluralité qu’en
dehors d’elle. Ceux qui ont poli leur cœur ont échappé aux parfums et
aux couleurs. Ils contemplent sans cesse la beauté, à chaque instant. Ils
ont abandonné la forme et l’écorce de la connaissance. Ils ont brandi
l’essence et l’océan de la connaissance mystique. Depuis que les formes
des paradis ont resplendi, elles ont trouvé les tablettes de leurs cœurs
réceptives. De l’empyrée, de la sphère étoilée et du vide, ils reçoivent
cent impressions. Quelles impressions? En vérité c’est la vision même
de Dieu...
2 Al–nâs nisyân fa–‘idhâ mâtû intabahû (les hommes sont endormis, et ce n’est que
lorsqu’ils meurent qu’ils se réveillent.), hadith rapportépar al–Ghazâlî dans Ihyâ’
‘ulûm al–dîn, sans isnad (chaîne degarant), et souvent attribué à ‘Alî.
L’article suivant est la retranscription d’une émission Agora sur France Culture, à
l’occasion d’une semaine spéciale sur « Le monde musulman », durant laquelle Eva
de Vitray-Meyerovitch nous parle de Rûmî, de son œuvre, de Konya...
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast
qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray-
Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers
cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme
en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
le Podcast
Conscience Soufie · Mevlâna jalâl al Dîn Rûmî par Eva de Vitray-Meyerovitch
En outre, vous avez publié de nombreuses traductions, notamment de Rûmî, qui est
un des grands mystiques musulmans soufis qui vous passionne. Je crois d’ailleurs,
sans trahir un secret, que vous êtes en train de terminer, ou que vous avez terminé, la
traduction d’un ouvrage de lui, qui pour vous est absolument fondamental, et qui
s’appelle le Mathnawi[2].
Mais ce n’est pas pour cela que je vous reçois aujourd’hui, mais pour un livre que
vous avez traduit avec Djamchid Mortazavi, qui s’appelle La Parole secrète,
l’enseignement du maître soufi Rûmî[3], livre écrit par Sultan Valad, le fils de Rûmî,
publié aux Éditions du Rocher. C’est un ouvrage intéressant à plusieurs égards. Il se
présente sous la forme de courts récits nous permettant de mieux pénétrer dans ce
qu’était la richesse de la vie spirituelle et des réalités sociales de l’époque en Turquie,
du côté de Konya dans un milieu de soufis iraniens.
Je crois que, pour bien saisir cet ouvrage écrit par Sultan Valad, il faut le situer dans
une lignée de grands maîtres, aussi bien par rapport à son père, Rûmî, dont il est
question, que par rapport à son grand père, qui vivait dans ce qui est actuellement
l’Afghanistan…
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est ça. Le père de Sultan Valad, Jalâl al-Dîn Rûmî –
que l’on appelle Mawlanâ dans les pays arabes, Mevlana[4] en turc – est en effet un des
plus grands maîtres soufis, et certainement un des plus grands mystiques et poètes de
tous les temps. Il est l’auteur d’une œuvre considérable, ce Masnavi de 50 000 vers
auquel vous faisiez allusion tout à l’heure, que je viens de finir de traduire avec mon
ami M. Mortazavi : Le Livre du dedans (Kitâb fîhi mâ fîhi[5]), des odes mystiques
consacrées à la mémoire de son maître disparu, et bien d’autres encore. Il est né en 1207
à Balkh, dans l’Afghanistan actuel, et son père, en effet, Baha-ud-Dîn Valad, que l’on
appelait le sultan des Ulama (le sultan des savants) était lui-même un prédicateur très
renommé et un grand maître soufi. Devant l’invasion mongole menaçante, et suite à une
vision lui montrant Balkh dévastée – ce qui s’est avéré quelques années après – Baha
ud-Dîn Valad a amené sa famille d’abord à Nichapour, puis à la Mecque, et enfin suite à
une invitation par le sultan de l’époque – dont on dit qu’il était l’Aladin des Mille et
une nuits et de la lampe merveilleuse – à Konya, capitale de l’Empire seldjoukide.
Je voudrais dire deux mots sur Konya, ville à laquelle j’ai consacré un livre qui va
d’ailleurs bientôt paraître, « Konya et la danse cosmique »[6]. Ce n’est pas pour parler
de mon livre, mais pour souligner l’intérêt de cette ville, espèce de hasard extraordinaire
de l’histoire. Elle a été la première communauté urbaine connue dans le monde
puisqu’elle date de 9000 ans. Suite à des fouilles, on a pu établir que c’était un
matriarcat. Je passe rapidement sur les siècles : ce fut la capitale de l’empire hittite, où
la veuve de Toutankhamon a failli se marier ; puis l’Iconium de St Paul, la première
ville du monde évangélisée car, après l’illumination de Damas, Paul y est venu avec son
disciple Timothée, originaire de Konya, et celle-ci a donc été la première ville du monde
évangélisée. Ensuite, est venu l’Islam, puis Rûmî, le fleuron de cette époque, qui a
donné à toute cette région une empreinte absolument ineffaçable. Vous savez quand on
est à Assise – j’aime beaucoup le rapprochement entre St François d’Assise et Rûmî,
parce qu’ils se ressemblent beaucoup et qu’ils sont à peu près contemporains – on sent
encore aujourd’hui cette douceur franciscaine. De même, aujourd’hui, quand on se rend
à Konya, on sent encore l’empreinte de son fondateur, on sent toujours cette même
douceur. Le maître était bon pour les animaux, pour les pauvres, il allait conseiller et
consoler les femmes de mauvaise vie, les prostituées. Il était plein de sérénité, de bonté,
de tolérance aussi : par exemple, il a cette parole extraordinaire, en une époque de
croisades, d’intolérance et de fanatisme mondial : « si ton âme est assez pure et pleine
d’amour, elle devient comme Marie, elle engendre le Messie ». Pendant deux siècles,
cet Empire seldjoukide a connu une période tout à fait extraordinaire. C’était d’ailleurs
le berceau de l’Empire ottoman, puisque celui qui est devenu ensuite le premier sultan
ottoman était un notable de Konya. Il y a régné une paix spirituelle et une tolérance
extraordinaires. Les musulmans, les juifs et les chrétiens vivaient dans une espèce de
symbiose, en étant bien entendu fidèles à leurs traditions respectives, mais allant aux
fêtes des uns et des autres…
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, tout à fait ! Rûmî avait créé ce climat qui dura deux
siècles encore. On en retrouve un peu l’écho dans le livre de Sultan Valad. Je crois que
l’intérêt de ce livre est double. D’abord l’auteur nous avertit lui-même que son père,
bien qu’il use d’un langage assez accessible, a produit des œuvres imposantes qui
traitent de questions métaphysiques tout de même très profondes. Son fils, qui était en
même temps son disciple, puis son successeur à la tête de sa confrérie, a voulu rendre
les choses plus accessibles à un grand public en utilisant un langage très simple. Il le dit
lui-même : « Certains n’avaient pas suffisamment de perspicacité et d’intelligence pour
comprendre la réalité des choses et connaître son but », c’est-à-dire le but de son père,
« C’est pourquoi dans ce livre-ci ont été expliquées ses étapes et ses prodiges ainsi que
ceux de ses compagnons qui étaient ses intimes ». Il a donc facilité l’accès à
l’enseignement extrêmement profond de Rûmî en le rendant plus accessible. D’autre
part, il constitue le meilleur document sur la vie de son père et sur les débuts de sa
confrérie, qui s’est répandue dans le monde entier. Un journaliste en 1920, je crois,
dénombrait des centaines de milliers de disciples de Mevlana dans le monde, puisque
l’Empire ottoman allait jusqu’à Vienne…
Olivier Germain-Thomas : Oui, parce qu’il faut bien situer effectivement cette lignée
du père de Rûmî, de Rûmî lui-même et de Sultan Valad dans la lignée du soufisme,
lequel soufisme est ce que l’on peut, très grosso modo, appeler la voie mystique de
l’islam…
Olivier Germain-Thomas : Vous parliez tout à l’heure des danses, notamment celle de
ceux que l’on appelle les derviches tourneurs, dont la tradition se perpétue encore
aujourd’hui à Konya, et pour lesquels la danse est un moyen extérieur qui permet une
fusion ou une rencontre avec le cosmos…
Eva de Vitray-Meyerovitch : Vous savez, ce qui est très curieux dans ces danses, c’est
leur symbolisme cosmique. Le maître est au centre de la danse, et les derviches tournent
autour d’eux-mêmes, ainsi qu’autour du maître, comme les planètes qui tournent autour
du soleil… Il y a des intuitions fulgurantes chez Rûmî, qui sont quand même très
étonnantes. Voilà un homme du XIIIe siècle, qui vous dit : « Tout le monde vous parle
des sept planètes, en réalité il y en a neuf » ; pour cette raison le nombre des danseurs
est toujours de neuf ou d’un multiple de neuf : dix-huit, vingt-sept… Or la huitième
planète, si je ne me trompe, a été trouvée par Le Verrier en 1840 et quelques, et la
neuvième par Thomson aux États-Unis en 1930 et quelques… Il savait donc qu’il y
avait neuf planètes. Ensuite il dit : « Quand on coupera un atome on y trouvera un
noyau et des soleils qui tournent autour ; faites très attention car quand cet atome
ouvrira sa bouche, il en sortira une puissance et un feu – je traduis littéralement en ce
moment – tapi en embuscade dans cet atome et capable de réduire ce monde en
cendres.» Alors, parler de la fission nucléaire en 1200 et quelques est assez
extraordinaire !
Olivier Germain-Thomas : Ce n’est pas dans l’ouvrage dont nous parlons, La Parole
secrète, c’est dans le livre que vous êtes en train de traduire…
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est dans toutes les œuvres de Rûmî en général, surtout
dans le Masnavi. Sultan Valad n’a pas voulu insister sur ces points, il a surtout voulu
rappeler l’enseignement de son maître. Nous avons donc, M. Mortazavi et moi-même,
sous-titré « L’Enseignement du maître Rûmî », car c’est vraiment son enseignement que
l’on retrouve dans ce livre.
Olivier Germain-Thomas : Parce qu’en fin de compte, cet attachement était trop
humain probablement…
Olivier Germain-Thomas : Une phrase que j’ai relevée aussi dans La Parole secrète :
« Il y a des saints célèbres, mais les plus grands d’entre eux sont cachés ». C’est un
point important, je crois, dans le soufisme, à savoir que le saint se cache et que la
Vérité essentielle aussi est cachée…
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, on peut le dire comme cela. Les soufis ont
beaucoup parlé de la mort mystique, du fanâ, qui n’est pas du tout un anéantissement,
une annihilation de l’être. Au contraire, la mort mystique consiste à retrouver sa
véritable dimension au travers l’annihilation du petit « moi » de la vie quotidienne.
Celui-ci ne fait que voiler les choses, et vous laisse dans une certaine obscurité. Les
soufis se sont beaucoup méfiés de cette raison qui ergote, de tout ce côté formaliste,
ratiocineur de la raison, Ils disent que ce n’est pas comme cela que l’on trouve la Réalité
suprême, mais en se donnant complètement… Je faisais tout à l’heure allusion au désir
de beauté de Rûmî, à son amour de la beauté. Il dit : « Toute l’affaire de la religion
n’est qu’une affaire d’émerveillement ». Nous retrouvons cela chez tous les mystiques
quelles que soient les traditions, cet émerveillement devant ce qu’ils découvrent, où tout
prend valeur de symbole, où tout est à l’unisson d’un cosmos sacralisé.
Olivier Germain-Thomas : Ce que vous dites là, est-ce conscient chez le danseur ou
bien est-ce une interprétation que l’on peut faire parce que l’on connaît la culture?
En fait, l’Amour est le grand mobile : « Tout ce qui se meut dans l’univers est mû par
l’Amour » dit Rûmî. Ce thème de l’Amour est le grand thème du Soufisme, avec le
thème de la réminiscence. Tout cela baigne dans un climat très platonicien : on retrouve
l’Amour bien sûr, on y retrouve aussi le thème de l’anamnèse, le thème de la
réminiscence : les âmes se souviennent qu’elles ont été ailleurs, qu’il y a eu une origine,
qu’elles ont oublié leur patrie spirituelle, et tout tend à leur faire retrouver leur origine
par une nouvelle naissance, une naissance à un monde qu’elles ont complètement
oublié, mais qui est le fondement même de leur être.
[1] La Mecque : ville sainte de l’islam, Éd. Laffont, 1987. Ouvrage traduit en italien, en
allemand et en turc.
[2] Mathnawi, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd.
du Rocher, 1990. Le Mathnawi (transcrit aussi Masnavi ou Mesnevi) est un ouvrage du
XIIIe siècle écrit en persan par le Jalâl al-Dîn Rûmî. Il est divisé en 6 livres et compte
424 histoires allégoriques, pour un total de 25000 distiques (couplet ou 2 vers groupés).
[3] La Parole Secrète, de Sultan Valad, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd.
du Rocher, 1988.
[5] Le Livre du Dedans, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, Éd. Sindbad, 1975, réédité en 1982 et
en 1997, Éd. Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes. Ouvrage traduit en italien et en
espagnol.
[6] Konya ou la Danse Cosmique, Éd. Renard, 1990. Ouvrage traduit en turc.
L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, où
Eva de Vitray-Meyerovitch expose la place centrale du Coran en islam et les
particularités de la langue arabe.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Introduction
Citation :
Claude Mettra : Toutes les religions, Eva Meyerovitch, sont à leur commencement
fondées sur la parole, puisqu’elles transmettent un message livré aux hommes par la
Divinité. Mais, dans leur évolution, comme en témoigne par exemple la religion
chrétienne, l’écrit peu à peu se substitue à la parole primitive. En l’islam, il semble
qu’au contraire la parole soit restée extraordinairement présente, au cœur même de
la vie spirituelle, au point que nous pourrions l’appeler une « civilisation de la
parole ».
Je voudrais dire, à ce sujet, que l’arabité est un symbole qui ne couvre pas l’immensité
de l’Islam. Il y a des musulmans en Turkestan, en Afghanistan, en Inde, en Indonésie
(pays islamique le plus peuplé), et dont l’arabe n’est pas la langue : ni leur langue
maternelle, et qu’assez rarement leur langue de culture (sauf à un niveau élevé
d’éducation). En revanche, l’arabe reste la langue de la prière. Si la langue arabe ne
recouvre pas l’immensité de la foi, elle dépasse tout de même les ethnies. De fait, tout
musulman sait néanmoins un petit peu d’arabe classique, ne serait-ce que pour réciter
les prières ou lire le Coran.
Jacques Berque, dans un texte qui me paraît très juste, nous dit ceci :
Eva de Vitray-Meyerovitch : J’en suis d’autant plus persuadée que j’ai fait
l’expérience d’apprendre à psalmodier le Coran, ce qui est tout un art et qui était bien de
l’audace pour quelqu’un comme moi dépourvue d’oreille, et pour qui cette merveilleuse
langue arabe est l’objet d’un amour platonique et désespéré. Je n’arrive jamais à le
prononcer comme je le voudrais… Cette psalmodie du Coran est vraiment quelque
chose de sacramentel, une sorte de manducation de la langue, mettant au service de cette
récitation tout le corps de l’homme, qui devient alors une sorte d’instrument de
musique. C’est très difficile, cela obéit à des lois tout à fait strictes et codifiées. Et cette
psalmodie du Coran, c’est beaucoup plus qu’une litanie, c’est quelque chose de tout à
fait viscéral.
Dans les autres Écritures révélées, je pense aux Écritures hindoues, à la Bible, au
Nouveau Testament, nous avons toujours des problèmes d’exégèse. Or, l’authenticité
textuelle du Coran est absolument assurée, puisque nous avons un texte fixé durant la
vie du Prophète lui-même, et rien ne peut y être changé. Nous sommes en face d’un
phénomène particulier, à savoir l’existence d’une grammaire et d’une théologie
étroitement liées en Islam. Dans le Coran, comme le disait Massignon, l’arabe a trouvé
sa propre origine, son sens religieux, et inversement l’arabe mène celui qui s’y adonne à
son origine, à l’Origine même. C’est le texte sacré qui va conférer son unité et sa fixité à
la langue. C’est aussi ce texte sacré qui va donner une certaine conception mentale de
l’idée, immédiatement tributaire de la structure primitive de la grammaire arabe.
Claude Mettra : Nous avons la certitude que ce texte est authentiquement révélé, mais
est-ce que nous avons aussi la certitude qu’il a été psalmodié à l’époque du Prophète
comme il l’est aujourd’hui ?
J’en viens à ce problème de l’écriture. Vous savez que la langue arabe s’écrit
uniquement avec des consonnes. C’est une sorte de sténo. Les grammairiens arabes ont
toujours parlé du « squelette » de la langue, ce squelette construit à partir des racines
consonantiques trilitères, et qui doit être revêtu de chair par la vocalisation. Massignon
disait « vocaliser apprend à penser ». Le problème pour quelqu’un qui apprend l’arabe,
c’est de savoir vocaliser. Je pense à un même mot persan qui s’écrit avec « g » et « l »
(qu’on prononce g dur et l), ça peut être gol, la fleur, ou gal, l’argile, il faut savoir
comment le vocaliser… Les éditions du Coran sont toujours vocalisées. En revanche,
les textes modernes comme les journaux ne le sont pas. C’est un paradoxe : il faut
pratiquement connaitre la langue avant de pouvoir la lire.
Lire le Coran est donc une sorte de maïeutique, de révélation faite à soi-même – car on
le lit selon sa capacité spirituelle. il faudra donc l’interpréter. Depuis des siècles,
l’interprétation du Coran a donné lieu à des tonnes de volumes. Néanmoins, chaque
lecteur doit faire usage de ce qu’on appelle l’istinbât, c’est-à-dire sa propre capacité de
déduction, d’interprétation. Il va donc le comprendre exactement comme un symbole,
c’est-à-dire comme une plénitude à reconstituer. À l’image de la tessère[5], cette pièce
d’argile que l’on doit reconstituer en apportant l’autre moitié, les racines trilitères
doivent être vocalisées afin d’être comprises. Un symbole, donc, à compléter par sa
propre interprétation.
Claude Mettra : Ici, le symbole est ouvert et se nourrit de la propre richesse de celui
qui imagine, qui peuple cet univers spirituel.
La première, n’est pas islamique, mais taoïste. C’est l’histoire d’un maître spirituel qui,
lorsqu’il voulait faire comprendre à son disciple le sens du tao, la voie spirituelle,
prenait un luth et passait ses doigts sur les cordes de ce luth. Alors, un autre luth, dans
une autre pièce, vibrait à l’unisson. C’est une histoire éternelle, que nous retrouvons très
souvent, et sous d’autres formes, dans la littérature islamique.
Une seconde histoire, tout à fait typique, qui concerne un très grand poète, peut-être le
plus grand de toute la littérature turque, à savoir Yunus Emre[6]. Yunus Emre était un
derviche et pauvre paysan, qui devint le plus grand poète classique de la littérature
turque. Il vivait au XIVe siècle. Un jour de famine, il alla au monastère voisin avec des
nèfles – il n’avait rien d’autre – pour demander du blé en échange. Le maître du
monastère lui répondit : « Je veux bien te donner du blé, mais ne préfèrerais-tu pas avoir
des grâces ? » Il répliqua : « Pourrais-je nourrir mes enfants avec des grâces ? » Il prit
donc le blé en échange et s’en retourna. En route, il regretta son geste et il revint se
mettre au service de ce maître en sollicitant un enseignement spirituel. Le maître lui
donna alors un balai et lui demanda de balayer devant la porte du monastère. Tout en
balayant, il s’ennuyait beaucoup. Afin de se distraire, il inventa une petite chanson, un
poème qu’il se récitait à lui-même. Néanmoins le temps lui paraissait bien long. À
chaque fois que le maître passait, il quémandait du regard ou par la parole un
enseignement, mais le maître se contentait de le saluer et de lui sourire, puis passait son
chemin. Au bout de trois ans, il en eut assez, planta là son balai et partit dans le désert.
Au bout d’un certain temps, il eut faim, soif et chaud. Il commença à regretter son
équipée, lorsque il vit trois voyageurs arriver et déballer sur le sable des sorbets glacés,
des gargoulettes embrumées, des fruits couverts de rosée… Alors qu’il se demandait
comment cela était possible, les voyageurs lui firent signe d’approcher afin de prendre
part à leur repas. Après avoir partagé ce festin extraordinaire, il leur demanda comment
ce prodige était possible en plein désert. Les voyageurs lui répondirent que pour cela il
fallait connaître une certaine petite chanson d’un certain Yunus Emre. À ce moment-là,
le mirage de dissipa. Aussitôt, il s’en retourna à la porte de son monastère où il reprit
son balai. Il comprit que l’enseignements par le silence se situe au-delà du langage.
Claude Mettra : Cette belle histoire, Eva Meyerovitch, représente le terme le plus
intérieur de la spiritualité musulmane. Mais cette langue, dont vous venez de parler
longuement, a également servi la mission proprement civilisatrice, historique de
l’Islam.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui bien sûr, puisque l’arabe a une double mission.
D’abord, une mission spirituelle pour les centaines de millions de musulmans dont c’est
la langue liturgique. Ensuite, d’un point de vue historique, une mission de transmission
de la philosophie grecque. Notre Moyen Âge n’a connu les philosophes grecs qu’à
travers des traductions arabes. Dans un passage célèbre, le grand savant Biruni dit :
« C’est dans la langue arabe que les sciences ont été transmises par traduction, venant
de toutes les parties du monde. Elles y ont été embellies, s’insinuant dans les cœurs, et
les beautés de cette langue ont circulé avec elle dans nos artères et nos veines. »
[3] Ceci n’est pas exact puisque la langue arabe possède également des phrases
complexes. D’ailleurs, elles sont présentes dans le texte coranique sous des formes très
variées. Eva de Vitray-Meyerovitch, comme elle le suggère elle-même dans son propos
un peu plus haut, n’était pas une arabisante chevronnée (elle dit que pour elle « cette
merveilleuse langue arabe est quelque peu l’objet d’un amour platonique et désespéré ».
En revanche, elle maitrisait parfaitement la langue persane, et consacra sa vie à traduire
les œuvres des maîtres persans.
[4] Jacques Berque, Les Arabes, suivi de Andalousies, Actes Sud, 1999.
[5] Dans l’Antiquité romaine, la tessère était un objet servant de monnaie ou de jeton. Il
arrivait qu’en symbole d’un pacte entre deux personnes, une tessère soit rompue en
deux : chaque personne en gardait une moitié afin de se reconnaitre.
[6] Yunus Emre est un soufi anatolien, grand chantre de l’amour divin et dont le Divan,
son recueil de poèmes, est écrit en turc.
Une philosophie du temps
Par Eva de Vitray-Meyerovitch
L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, où
Eva de Vitray-Meyerovitch explique comment l’islam envisage la notion de temps et
celle de l’instant. Sa première diffusion eut lieu le 21 mars 1974.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle
a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en
partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet
événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en
faisantconnaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Introduction
Claude Mettra : Eva Meyerovitch, je me souviens que peu de temps après la dernière
guerre, j’avais participé aux travaux d’un groupe qui s’appelait Orient-Occident, et
qui était animé par Albert Camus. Je me rappelle très vivement qu’Albert Camus
avait souligné, à l’usage de l’auditoire français ou européen qui était le sien, qu’une
des grandes causes de l’incompréhension que nous pouvions avoir du monde
islamique, résidait dans le fait que nous étions complètement dominés par une
philosophie de l’Histoire, cette dernière ayant quelque peu pris la place dans notre
culture que Dieu occupait autrefois. Alors que si nous portons nos regards vers le
monde islamique, nous nous trouvons en face d’une culture dans laquelle il n’y a pas
de philosophie de l’Histoire parce que le sentiment du temps est tout à fait différent de
celui qui est le nôtre. D’où la difficulté, par exemple, d’appliquer des schémas
d’analyse marxiste à une réalité humaine si différente de celle que nous vivons nous-
mêmes.
Alors, pour saisir ce qu’est le sentiment du temps dans la culture islamique, il nous
faut reconsidérer ce que ce temps représente spirituellement parlant. Il nous faut
essayer de saisir de quelle manière l’homme de l’islam a envisagé le temps et l’espace
dans lequel il est inscrit.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois, en effet, que la notion du temps est une notion
absolument fondamentale tant en islam que dans les cultures en général, et ce serait
peut-être déjà un critère pour distinguer certains types de culture. Certaines ont un
temps cyclique comme dans l’Ancienne Grèce ou en Inde, voire un éternel retour «
nietzschéen ». Dans les civilisations judéo-chrétiennes nous aurons plutôt la notion d’un
temps linéaire : il y a un commencement, un milieu – le temps du salut, le temps de
l’Église, le temps de la parousie [3] dans le christianisme ou le temps de l’attente du
Messie dans le judaïsme – et puis une fin.
Je crois que pour un musulman, c’est beaucoup plus la permanence, attitude illustrée
dans le Coran par Abraham qui, quittant Ur en Chaldée et son père Azar fabricant
d’idoles, part à la recherche du Dieu Un, Transcendant et Absolu. Il part tout seul dans
le désert. Il voit d’abord une étoile, la trouve tellement belle qu’il demande si elle n’est
pas Dieu, mais l’étoile disparait derrière un nuage ; il en conclut : « Je n’aime pas ce qui
passe ». Puis il voit la Lune, la trouve encore plus belle et se dit « Peut-être est-ce là le
Dieu que je cherche », mais la Lune disparaît, et il en conclut à nouveau : « Cela ne peut
pas être le Dieu que je cherche ». Puis c’est au tour du Soleil, mais le Soleil se couche et
Abraham de déclarer : « Je n’aime que ce qui est permanent ».
Il me semble que tout l’islam est accroché à cette notion de permanence, qui est la
raison profonde de tout ce qui se meut. C’est l’immobile sous le mouvant, c’est l’océan
profond sous les vagues. Certes, on ne peut pas imaginer en islam un « discours sur
l’Histoire universelle » à la Bossuet. La notion d’histoire en islam, c’est une notion de
faits isolés, de khabar, c’est-à-dire une information dûment attestée, mais qui n’est pas
reliée selon la perspective que vous décriviez précédemment.
Claude Mettra : C’est-à-dire qu’il n’y a finalement ni passé, ni présent, ni futur, mais
plutôt une succession d’instants très brefs qui s’évanouissent les uns dans les autres,
mais qui ne constituent jamais une trame continue.
L’histoire, c’est donc un fait isolé. Mais la même histoire, au sens d’Histoire sacrée, va
poser le problème de la Révélation. Il y a une verticalité de la prophétie en islam. C’est
un temps non plus linéaire mais vertical, en ce sens que tous les prophètes viennent en
somme dire la même chose. Il n’y a pas un prophète qui instaure une ère comme le
bouddhisme, ou le mosaïsme, ou le christianisme, et à partir de laquelle il va y avoir un
développement. Pas du tout ! Il y a des prophètes qui, à toutes les époques et dans tous
les pays du monde, viennent rappeler cette loi fondamentale de l’islam qui est une
attitude de dépendance de l’homme par rapport à une transcendance. Lorsque les choses
se dégradent sociologiquement, lorsque les hommes dévient ou lorsque les théologiens
se livrent à des interprétations qui déforment cette révélation simple et primitive, un
prophète arrive. Il déclare alors, que ce n’est pas du tout comme cela qu’il faut
comprendre la Thora, les Évangiles, ou les écritures bouddhiques…
Claude Mettra : Est-ce que, dans cette temporalité verticale, notre mort n’est pas le
signe d’un événement qui arrive à chacun de nous, et qui nous oblige à prendre place
à l’intérieur d’un temps donné, qui n’est plus un instant ?
De même, nous trouvons chez les mystiques musulmans, une psychologie très subtile de
l’instant. Par exemple, dans la musique, le battement du daf – cet instrument à
percussion qui rythme tout l’orchestre musulman – est comme un battement de cœur, et
l’auditeur « cueille » alors ces battements d’instants. Dans l’art, l’arabesque est un
instant, un point constamment repris. Et dans la mosaïque aussi, bien sûr. Concernant la
poésie, nous sommes toujours frappés par son caractère un peu décousu. Puis, nous
nous rendons compte que ce sont comme les perles sur le fil d’un collier : des instants
reliés par une tonalité sous-jacente. Il y a toujours cette unité qui sous-tend toutes les
choses. Cette unité, c’est un absolu : il se situe aussi bien au niveau individuel qu’au
niveau cosmique puisque l’homme est un microcosme (thème fondamental de la culture
musulmane). L’homme est donc un reflet du divin. Ce qui va se passer dans son histoire
individuelle, c’est « en petit » ce qui va se passer sur un autre plan. Certes, il y a tout ce
fouillis d’instants, cette fugacité des phénomènes sur le plan du mental, cette volubilité
de notre esprit dont parlait Pascal, mais en dessous demeure le témoin. Le témoin
intérieur.
Claude Mettra : Est-ce que c’est ce refus du temps qui explique, tout du moins
partiellement, le refus de l’iconographie traditionnelle ? Est-ce que c’est parce que le
temps n’existe pas, qu’on ne peut pas le figurer dans ses incarnations passagères, ou
le représenter par ce que nous appelons des images ?
Claude Mettra : Dans la perspective que vous développez ici, quelque chose peut sans
doute nous paraître extrêmement obscur. Si on prend comme référence essentielle du
monde de l’islam ce refus du temps, cet engloutissement dans l’instant, nous pouvons
situer au regard de cette attitude spirituelle, notre propre attitude, qui, elle, coïncide
rigoureusement avec le temps vécu. Je ne fais même pas allusion ici à notre monde
chrétien, mais à un monde antérieur. Par exemple, dans les sociétés traditionnelles
qui ont précédé l’apparition du christianisme et sa diffusion sur nos terres, nous
voyons que toute la vie ritualisée coïncide rigoureusement avec l’histoire même de la
nature et des cycles des saisons, que les fêtes des sociétés humaines opèrent une sorte
de décalque sur les mutations de la nature. Ces rites apparaissent comme un reflet
d’une réalité quotidiennement vécue. Alors, est-ce que ce refus du temps, tel qu’il
s’exprime à travers l’islam, ne représente pas aussi un refus de la réalité ? Par
conséquent, est-ce que, aux yeux du musulman, ce monde où dans lequel nous vivons
ne serait-il pas irréel, Dieu seul étant la Réalité ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je pense que ce n’est pas tout à fait un monde irréel, au
sens de la Maya de l’Inde où tout est illusion et irréel. Mais il est évident que le monde
n’est réel que d’une façon subordonnée à cet Absolu. Il y a même cette idée très
curieuse en islam que le monde se renouvelle à chaque instant. Bien que Dieu soit la
seule Réalité, le monde n’est pas pour autant totalement irréel : ce n’est pas un rêve
mais une succession d’instants. C’est une irisation, à l’image des reflets sur l’eau. En
somme, ce monde est d’une importance relative, mais c’est pourtant le sens même de
notre vie. Comme dans les autres religions, il y a le sens du salut, le sens de la raison
pour laquelle nous sommes sur terre. Si ce monde n’est pas un monde irréel, il n’a pour
autant qu’une existence secondaire. La seule réalité étant l’Absolu, qui est la cause et la
raison d’être. Rien n’étant permanent, sauf, dit l’islam, le visage de Dieu.
Claude Mettra : Et, au terme du voyage, c’est le temps lui-même qui s’abolit.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois que nous pouvons retrouver ceci dans les très
beaux vers d’un grand poète musulman moderne, qui est mort en 1938, Mohammed
Iqbal. Il est considéré comme le chef spirituel incontesté de toute une partie du monde
islamique. Il fait ainsi parler le génie du temps :
[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
[3] La parousie est une notion chrétienne qui désigne la « seconde venue » du
Christ sur la Terre dans sa gloire, la première étant sa naissance.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast
qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray-
Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers
cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme
en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Introduction
Claude Mettra : L’an dernier, dans Les chemins de la connaissance, nous avions
proposé aux auditeurs de France Culture une série d’émissions, de Mounir Hafez,
consacrées à la mystique musulmane. L’accueil fait à cette série d’émissions nous a
montré que le public français était vivement intéressé par les problèmes de tout ce
monde religieux, en réalité fort mal connu. C’est la raison pour laquelle nous avons
souhaité prolonger cette enquête vers le monde islamique avec Madame Eva de
Vitray- Meyerovitch. Cette émission est la première d’une série qui se propose de
mettre en évidence les aspects essentiels de la spiritualité du monde musulman.
Claude Mettra : Je crois d’abord, Eva de Vitray- Meyerovitch, qu’il faut préciser à quel
point notre méconnaissance du monde islamique est profonde.
Je pense qu’en fait, c’est prendre la partie pour le tout, et c’est surtout confondre des
aspects sociologiques, souvent aberrants ou désuets (comme la polygamie par exemple,
qui ne représente en fait que quelque chose de tout à fait infime), avec un aspect
théologique, qui est en somme le seul qui compte.
Cette méconnaissance est grave, parce qu’elle va plus loin qu’une méconnaissance
d’une religion à l’autre, c’est aussi une méconnaissance de l’homme. Il y a dans le
monde en ce moment six ou sept cents millions de musulmans, et donc un homme sur
trois ou quatre est musulman. Pour nous, Méditerranéens, ce sont tout de même nos
voisins immédiats… et pourtant, nous ne savons pas ce que c’est que l’islam.
Claude Mettra : Cependant, nous trouvons dans l’islam un caractère qui devrait nous
rapprocher profondément de ce qu’il exprime, puisque nous nous trouvons en face
d’une religion monothéiste… Mais peut-être que l’image du Dieu dont on croit voir le
visage à travers l’islam ne ressemble pas à la nôtre. On accuse souvent le Dieu de
l’islam d’être un Dieu terrible, un Dieu terrorisant, un peu comme celui de l’ancienne
Bible.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Cela aussi, c’est quelque chose qui me paraît très faux.
Je n’en voudrais pour preuve que le fait que chaque prière, chaque rite musulman est
accompagné de ce mot de « rahmân » : « miséricordieux, compatissant », qui, au
contraire, met constamment l’accent sur l’amour de Dieu. D’ailleurs ce mot de
« rahmân », qu’on emploie à chaque instant, vient d’une racine sémitique qui veut dire :
« le sein de la mère ». Dieu est pour un musulman Quelqu’un qui a pour lui des
entrailles de mère…
Ce qui est vrai, c’est que Dieu est le Tout-Autre, Dieu est absolument transcendant.
Toutes les religions du monde tirent leur nom de leur fondateur, ou du peuple où elles
ont pris naissance : le christianisme à cause de Jésus-Christ, le bouddhisme à cause de
Bouddha, le zoroastrisme à cause de Zoroastre, le judaïsme à cause de la Judée… Il en
va tout autrement avec l’islam, qui présente cette particularité unique de n’être associé à
aucun homme ou peuple particulier. Le mot « islam » n’implique pas de relation à un
fondateur de religion ; l’islam, c’est en réalité une attitude d’esprit fondamentale de
l’homme, qui va impliquer une universalité. L’islam, pour un musulman, n’est pas une
dénomination confessionnelle, mais correspond à une certaine vision du monde, à une
certaine conception du sacré : c’est donc pour un musulman la religion absolument
naturelle. Le mot « islâm » d’ailleurs signifie « soumission » et il se rapproche du mot
« salâm », qui veut dire « paix ». C’est donc une « soumission qui engendre la paix ».
C’est une relation de l’homme par rapport à l’univers, et par conséquent envers le
Seigneur de l’univers.
Claude Mettra : Mais alors, d’où vient la confusion que nous établissons ici très
souvent entre la religion musulmane et Mahomet ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Muhammad était le prophète qui a apporté ce message.
Pour un musulman, il y a une notion de prophétie. D’ailleurs, et c’est très peu compris en
Occident, le musulman est obligé par sa foi même de reconnaître le message des autres
prophètes, et de croire, par exemple, à la Torah et de croire à l’Évangile.
Muhammad a toujours dit qu’il n’était qu’un homme comme les autres, qu’il était
simplement chargé d’apporter un message, ce message n’étant qu’un Rappel. C’est
quelque chose qui me paraît très important, parce que l’idée fondamentale de l’islam,
c’est que l’homme par nature, par sa disposition profonde, est « musulman », tant qu’il
n’est pas corrompu par ce que l’islam appelle « kufr », associant à l’attitude de
soumission (l’« islâm ») que l’on doit avoir à l’égard de l’Absolu, l’amour très ardent
d’autres choses…
À Java, on raconte que l’un des héros légendaires – un de ceux qui ont introduit l’islam
à Java à une époque que les Javanais appellent « le temps entre le temps », c’est-à-dire
le moment où l’ancienne civilisation de l’Inde disparaît devant l’Islam, ce héros donc,
connu sous le nom de Suman Kalidjaga, était d’abord un vaurien qui volait sa propre
mère pour boire et jouer. Quand tout l’argent de sa mère fut dépensé, il devint un
brigand de grand chemin semant la terreur. On l’appelait alors Raden Djaka Sahid.
Il s’émerveilla qu’un homme qui pouvait accomplir de tels prodiges ne désirât pas les
richesses. Il dit à ce marchand (appelé Bonang) qu’il ne voulait plus voler, jouer, ni
boire, mais désirait être instruit dans cette science. Le marchand lui répondit : «
D’accord, mais c’est très difficile, auras-tu assez de courage et de persévérance ? ». Il
lui affirma qu’il persévérait jusqu’à la mort. Sur quoi, Bonang lui ordonna de l’attendre
au bord du fleuve jusqu’à ce qu’il revienne, et s’en alla. Sahid l’attendit donc au bord du
fleuve, vingt ans, trente ans, quarante années, perdu dans ses pensées. Les arbres
poussèrent autour de lui, les bâtiments furent construits, les foules passèrent, les flots lui
lavaient les pieds et Sahid ne bougeait pas…
Au bout de tant d’années, le marchand arabe est revenu, comme il l’avait promis, et lui
dit : « Je vois que tu as été vraiment très patient ». Sahid lui répondit : « Maintenant, il
est temps que tu m’enseignes ta science, je l’ai bien gagnée… ». Le marchand se mit à
rire et lui dit « Va et enseigne l’islam ! ». Sans avoir lu le Coran, sans avoir entendu
parler de l’islam, Sahid a été l’apôtre de Java. Son cœur avait été purifié par le
dépouillement de tant d’années d’attente, et par cette patience, son cœur avait reflété,
comme un miroir sans tache, la Vérité… Bonang lui donna comme nouveau nom,
Kalidjaga : « celui qui garde le fleuve »[3]
Il s’agit donc, je crois, d’une attitude fondamentale, ce que nous ignorons tout à fait
lorsque nous faisons de l’islam une dénomination confessionnelle. C’est en somme une
attitude d’esprit, mettant foncièrement l’accent sur l’unité essentielle de l’homme et du
monde, sur l’unité du profane et du sacré, sur l’unité de l’éphémère et de l’éternel. C’est
cela l’islam.
Claude Mettra : Je voudrais revenir sur les deux histoires que vous venez de nous
raconter. Dans la seconde, vous avez mis en scène, à travers ce religieux marocain,
un jeune garçon, qui découvre l’islam à travers la solitude, à travers l’innocence
préservée. La première histoire nous raconte l’aventure d’un garçon que sa
cohabitation avec d’autres hommes avait transformé en brigand. Et ceci met en
évidence, dès qu’il y a cohabitation des hommes entre eux, la présence à l’intérieur de
la cité humaine de forces mauvaises. Celles-ci sont expliquées dans toutes les autres
religions, et dans le christianisme, nous faisons remonter cela à la notion de péché
originel. Il y a un désordre dans la nature, que peut exorciser en quelque sorte une
conduite personnelle pure, conforme aux lois de Dieu. Où se situe alors, dans la
vision islamique, le mal qui est dans la cité des hommes ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Je crois que c’est un refus. Le péché originel est aussi un
refus. Je vais vous raconter, si vous le permettez, encore une histoire. C’est une histoire
racontée par le théologien Ghazali, l’Algazel du Moyen Âge latin, qui a été reprise ensuite
par des maîtres soufis.
Cette histoire raconte qu’un sultan, voulant un jour faire décorer une salle de son palais,
avait convoqué deux groupes d’artistes, les uns de Byzance et les autres de Chine, et les
avait mis en compétition. Cette grande salle était divisée en deux, de façon que les deux
groupes de concurrents ne se voient pas. On avait donné aux deux groupes de peintres
toutes les peintures et tous les pinceaux qu’ils voulaient, puis on les avait laissés
travailler.
Les Chinois, qui dans la culture islamique représentent toujours le monde de la beauté,
peignaient, sur la paroi qui leur était dévolue, des fresques ravissantes. Pendant ce
temps, les peintres de Byzance, qui représentent les mystiques, se contentaient de polir
sans relâche leur mur, ce mur qui était blanc, sans rien peindre dessus…
Le jour de l’inauguration, le sultan est venu et a commencé par regarder les fresques
peintes par les peintres de Chine, qu’il a trouvées absolument merveilleuses. Puis, il a
demandé que le rideau soit tiré, et il a vu à ce moment-là se refléter dans la paroi,
blanche comme la neige, polie par les peintres de Byzance, les fresques des peintres
chinois. L’histoire raconte que le reflet était plus beau que la réalité…
En effet, un cœur absolument poli par l’ascèse et revenu à une innocence première,
comme on le disait tout à l’heure, reflète le monde entier, le Cosmos. Et il le reflète avec
une beauté accrue. Si l’on pouvait essayer de schématiser un tout petit peu ce que peut
être, semble-t-il, la pensée profonde de l’islam, c’est : « Rien n’est permanent, tout est
fugace, tout n’est que reflets, tout n’est qu’irisation, comme une irisation sur l’eau… ».
Il y a cette Réalité ultime, fondamentale, qui fait l’objet d’ailleurs de la profession de foi
musulmane, comme vous le savez : « il n’y a de dieu que Dieu », c’est-à-dire pas de
dieu (avec un petit d), autre que Dieu (avec un grand D), ce que très souvent les
mystiques traduisent par : « Il n’y a de réalité que la Réalité ».
Vous parliez tout à l’heure du mal. Je ne pense pas du tout que l’islam soit fataliste,
comme on l’en accuse, puisque pour lui il s’agit d’une attitude de soumission, mais de
soumission volontaire, qui donne à l’homme sa dignité. Car si la pierre est
« musulmane » parce qu’elle tombe, si la plante est « musulmane » parce qu’elle
pousse, et si la planète est « musulmane » parce qu’elle tourne, l’homme est musulman
parce qu’il devient le témoin de Dieu. Cette profession de foi s’appelle le témoignage.
C’est l’attestation par l’homme qu’il n’y a vraiment que cette Réalité. Donc, en
devenant le témoin de cet Absolu, l’homme devient, en somme, le coopérateur de Dieu,
et c’est cela qui fait sa dignité.
Alors le mal, c’est peut-être un mal « en creux ». Je reviens à cette idée de miroir. Très
souvent les mystiques de l’Islam ont repris ce thème du miroir. Et comme dans les
anciens temps, les miroirs étaient en métal, ce qui empêchait de se voir dans le métal –
comme dans la paroi des peintres-, c’était la rouille. Le Coran parle du péché comme
d’une rouille qui oxyde, noircit les cœurs. Cette perspective invite l’homme à une sorte
d’ascèse, pour se rendre capable de cette attitude, qui est sa loi profonde, qui lui fait
prendre conscience de sa dignité… Il n’y a pas de nature originelle viciée au départ.
Mais il y a une tentation constante, les gens ne sont pas des saints. Comme vous le
disiez, le mal est dans la cité : au lieu d’avoir une certaine hiérarchie de valeurs avec
l’Absolu tout en haut, l’homme a cette tentation constante d’inverser cette hiérarchie et
de se fabriquer des idoles, non pas en bois comme à la Mecque avant l’Islam, mais des
idoles du pouvoir, de l’argent, etc.
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est plus qu’une erreur, c’est se mettre dans une
situation où on ne peut plus refléter le divin, où l’on se rend incapable de Dieu…
Claude Mettra : Cet homme parfait, près de Dieu, les Occidentaux eux-mêmes ont été
sensibles à sa présence dans la cité des hommes. On pourrait citer à ce propos un
texte admirable de Lamartine, où l’on voit le visage du Prophète évoqué avec une
extraordinaire intensité :
Jamais homme n’entreprit, avec de si faibles moyens, une œuvre si démesurée aux
forces humaines, puisqu’il n’a eu, dans la conception et dans l’exécution d’un si grand
dessein, d’autres instruments que lui-même et d’autres auxiliaires qu’une poignée de
barbares dans un coin du désert.
Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois
mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de
l’histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n’ont remué que des armes, des lois,
des empires ; ils n’ont fondé (quand ils ont fondé quelque chose) que des puissances
matérielles écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations,
des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe
habité ; mais il a remué de plus des autels, des dieux, des religions, des idées, des
croyances, des âmes ; il a fondé, sur un livre dont chaque lettre est devenue loi, une
nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toute langue et de toute race, et il a
inspiré, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux
dieux et la passion du Dieu un et immatériel. Ce patriotisme vengeur des profanations
du ciel fut la vertu des enfants de Mahomet ; la conquête du tiers de la terre à son
dogme fut son miracle, ou plutôt ce ne fut pas le miracle d’un homme, ce fut celui de la
raison. L’idée de l’unité de Dieu, proclamée dans la lassitude de théogonies fabuleuses,
avait en elle-même une telle vertu, qu’en faisant explosion sur les lèvres, elle incendia
tous les vieux temples des idoles et alluma de ses lueurs un tiers du monde.
Cet homme était-il un imposteur ? Nous ne le pensons pas, après avoir étudié son
histoire. L’imposture est l’hypocrisie de la conviction. L’hypocrisie n’a pas la
puissance de la conviction, comme le mensonge n’a jamais la puissance de la vérité.
[…]
Mais sa vie, son recueillement, ses blasphèmes héroïques contre les superstitions de son
pays, son audace à affronter les fureurs des idolâtres, sa constance à les supporter
quinze ans à la Mecque, son acceptation du rôle de scandale public et presque de
victime parmi ses compatriotes, sa fuite enfin, sa prédication incessante, ses guerres
inégales, sa confiance dans le succès, sa sécurité surhumaine dans les revers, sa
longanimité dans la victoire, son ambition toute d’idée, nullement d’empire, sa prière
sans fin, sa conversation mystique avec Dieu, sa mort et son triomphe après le
tombeau attestent, plus qu’une imposture, une conviction. Ce fut cette conviction qui lui
donna la puissance de restaurer un dogme. Ce dogme était double, l’unité de Dieu et
l’immatérialité de Dieu ; l’un disant ce que Dieu est, l’autre disant ce qu’Il n’est pas ;
l’un renversant avec le sabre des dieux mensongers, l’autre inaugurant avec la parole
une idée !
À toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut grand ? »[4]
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est pour cela que depuis treize siècles, lorsque cinq
fois par jour, d’un bout de la terre à l’autre, retentit l’appel à la prière, on appelle la
bénédiction de Dieu et Sa Paix sur le Prophète, parce que c’est lui qui a révélé au monde
ce visage impérissable de l’islam…
² Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».