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L’article suivant est la retranscription d’un des épisodes de la série Vivre l’Islam,
pour l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture Eva de Vitray-
Meyerovitch, durant lequel Eva de Vitray-Meyerovitch parle des deux piliers de
l’islam que sont la prière et le pèlerinage.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast
qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–
Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers
cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du
soufisme en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Introduction
Prière du Prophète
« Ô mon Dieu, mets une lumière dans mon cœur, une lumière dans mon tombeau,
une lumière dans mon ouïe, une lumière dans ma vue, une lumière dans mes cheveux,
une lumière dans ma peau, une lumière dans ma chair, une lumière dans mon sang,
une lumière dans mes os, une lumière devant moi, une lumière derrière moi,
une lumière sous moi, une lumière au-dessus de moi, une lumière à ma droite, et une
lumière à ma gauche !
Ô mon Dieu, augmente ma lumière, donne-moi une lumière, fais-moi lumière, ô
Lumière de la lumière, par ta Miséricorde, ô Miséricordieux ! » [3]
Claude Mettra : Toute vie religieuse s’exprime à travers un dialogue avec la Divinité.
Nous le trouvons dans la prière, ainsi que dans un certain nombre de rites, et dans le
monde de l’islam, nous le trouvons en particulier dans le Pèlerinage. Ce sont ces
deux formes de vie religieuse que nous voudrions évoquer aujourd’hui.
Voyons ce qu’il en est d’abord de la prière. Il semble que dans le monde de l’Islam, la
prière se présente sous deux aspects : il y a une sorte de prière banale, quotidienne,
spontanée, et il y a aussi une prière ritualisée, qui se situe dans un contexte précis de
la vie de chaque jour.
Et puis bien sûr, comme dans toute culture religieuse, il y a des prières spontanées : des
prières de demande, d’adoration, qui dépendent uniquement de celui qui prie, et qui
n’ont pas de forme prescrite. Pour les désigner, il y a dans la mystique musulmane un
très beau mot, qu’on pourrait traduire, le moins mal possible, par « soif ». L’islam,
comme toute religion, est nostalgique, c’est un sentiment d’exil qui s’exprime. On a
beaucoup épilogué sur le mot du Prophète disant que « l’islam était né en exil », et on
en a fait un commentaire plus ésotérique, plus mystique en disant que c’est l’âme qui se
sent expatriée…
C’est donc là une première forme de prière. L’autre prière est un des piliers de l’islam,
une des obligations de l’islam, un office. Ce n’est donc pas une prière spontanée, mais
un office qui obéit à des règles strictes, et qui gouverne tout le monde de l’Islam depuis
treize siècles, de Dakar à Pékin…
L’élément communautaire de la prière est très important. Comme l’islam est une
religion à la fois sans Église, sans clergé, sans conciles, très peu dogmatique puisque
caractérisée par son universalisme, cela comportait un certain risque que cette religion
devienne un vague théisme, à la religiosité un peu brumeuse, s’il n’y avait pas des rites
prescrits qui cimentent cette communauté. Je crois que c’est une très grande force, que
600 ou 700 millions d’hommes aujourd’hui – et il en va de même depuis treize siècles –
prient dans la même langue, en utilisant le même Texte, et tournés dans la même
direction. Il y a une orientation géographique et spirituelle qui lie cette communauté, : si
on est pratiquant, on doit prier à des heures prescrites, qui correspondent à un rythme
cosmique : au lever du soleil, au coucher du soleil, la nuit… et aussi dans la journée.
L’orant est ici son prêtre, c’est lui qui officie. Cet office peut être d’une longueur assez
variable.
La première condition est de prier entre telle et telle heure – non pas à telle minute
précise, mais tout de même à certains moments-, et puis il y a une préparation : on doit
d’abord se sacraliser dans l’espace, en se tournant vers La Mecque, vers la qibla. Dans
la mosquée, cette direction est indiquée par une niche vide, car elle débouche sur une
Transcendance – il n’y a pas de représentation iconographique dans l’islam. On se
sacralise aussi dans l’espace avec le tapis de prière, qui n’est pas obligatoire, mais qui
est généralement utilisé. Il y a ensuite une sacralisation corporelle par des ablutions : ce
n’est pas simplement une question de propreté, c’est une sacralisation, car une fois les
ablutions faites, on est dans un état où on ne doit plus penser à n’importe quoi. On
accède ainsi à une sacralisation spirituelle, qui est une sacralisation d’intention. Il n’y a
pas de prière valable sans la présence du cœur, sans l’intention. On commence en effet
par : « Au nom de Dieu, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux, je prie
maintenant au temps de l’aube, de midi, du soir, etc. ».
Cette prière se décompose en un certain nombre de mouvements, qui ont une intention
cosmique, une intention de relier l’homme, qui n’est qu’une partie de l’univers, aux
différents règnes. Des mystiques en ont souvent parlé, en disant qu’on se tient d’abord
debout comme un arbre, puis prosterné comme un animal, puis agenouillé comme un
homme, car l’homme seul peut adorer d’une manière consciente.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Exactement. C’est dans ce sens que le Coran dit que
Dieu a enseigné à Adam le nom des choses – comme d’ailleurs aussi dans la Bible -,
c’est-à-dire le pouvoir de les conceptualiser. Huxley a dit un jour que « l’homme, c’est
l’évolution devenue consciente d’elle-même » : c’est une notion très islamique. Toutes
les créatures adorent Dieu, la pierre par son poids, la plante par sa croissance, l’animal
par sa vie… L’homme est le seul à être conscient, à savoir qu’il adore.
Claude Mettra : Sur la nature même de cette prière, je voudrais vous poser une
question. Car si on se réfère au monde chrétien qui est le nôtre, même si on
n’appartient pas à l’Église catholique ou protestante, on voit que la prière remplit
dans notre culture une triple fonction. D’une part, elle est un hommage à Dieu ;
d’autre part, elle est aussi une demande de pardon adressée à Dieu pour les fautes
qu’on a pu commettre à Son égard ; en troisième lieu, elle est souvent une demande,
précise ou imprécise, adressée à la Divinité. Par rapport à cette attitude du monde
chrétien, que représente la prière dans le monde islamique ?
Nous possédons d’ailleurs, de toutes les époques et de tous les pays, d’admirables textes
de prières musulmanes :
Le petit pèlerinage[7], quant à lui, se fait n’importe quand dans l’année, il consiste à
aller à La Mecque, puis si on veut, sur le tombeau du Prophète, à Médine, ce n’est pas
obligatoire.
Il y a, là encore, une sacralisation, mais plus grande que pour la prière rituelle :
corporelle, spirituelle… C’est l’état d’ihrâm, celui de sacralisation totale, avec le port de
vêtements blancs, et l’interdiction, pendant tout le pèlerinage, de fumer, d’avoir des
relations sexuelles, etc. Il y a de nombreux interdits. On doit garder pendant tout le
pèlerinage, cet état de sacralisation, et aussi une attitude spirituelle : ne pas se mettre en
colère, ne dire du mal de personne, repousser toute pensée qui serait un peu hors de
propos, etc.
On y va donc à date fixe. Les gens partaient, autrefois, à pied, à dos de chameau. J’ai vu
une femme qui portait un bébé, et qui n’a pas voulu monter dans notre auto, en nous
disant : « Donnez-moi de l’eau, si vous voulez, je viens de Jordanie à pied, et je ne veux
pas perdre le mérite de cette marche ». Elle avait donc traversé toute seule le désert, et il
faisait très chaud, bien que ce soit en février…
Actuellement, les gens partent plutôt en bateau ou en avion. Quand on arrive, on est
donc en général déjà en état d’ihrâm : on a déjà fait sa déclaration d’intention, pris son
bain, prié, on s’est revêtu des vêtements du pèlerinage. Dès qu’on aperçoit La Mecque,
on commence à dire une prière particulière au pèlerinage « Labaïka, labaïka… », c’est-
à-dire : « Nous voici, nous voici, Tes témoins… »
Citons très beau poème d’Al Hallaj, l’un des grands poètes et mystiques de l’islam – qui
fut supplicié à Bagdad en 922 dans des conditions assez abominables ; rappelons que
Louis Massignon lui a consacré une thèse fameuse), autour de cette invocation du
pèlerin arrivant au seuil du territoire sacré :
Ce qui est aussi très émouvant, c’est de voir tous ces gens qui arrivent à pied – souvent
très pauvres, quelquefois pieds nus… Il y a une espèce de fraternité absolument
extraordinaire, et tout le pays baigne alors dans une atmosphère de ferveur étonnante.
Par exemple, quand retentit l’appel à la prière, tous les boutiquiers d’Arabie saoudite ne
ferment même pas leur porte à clef car ils savent qu’on ne leur volera jamais rien : ils se
contentent de mettre une chaise devant la porte sur le trottoir, pour indiquer que c’est
fermé, et ils courent à la prière.
On passe la nuit à La Mecque, une nuit d’Orient, noire, puis tout à coup le ciel devient
rose, et il y a l’appel à la prière, de minaret à minaret. Alors, un ou deux millions de
pèlerins répondent « Âmîn ! » en même temps …
Le Pèlerinage se termine la plupart du temps (ce n’est pas absolument obligatoire) par
une visite à Médine, qui a été la « ville » même du Prophète[10]. Une partie de la
mosquée de Médine fut à l’origine la maison du Prophète, et le jardin était celui de sa
fille Fatima. C’est un lieu extraordinairement paisible, rempli de pigeons : on se trouve
dans une espèce de tourbillon de plumes… En Arabie saoudite, on ne mange jamais de
pigeons, car peut-être se sont-ils posés dans le jardin de Fatima. Des Pakistanais m’ont
dit qu’au Pakistan non plus, on ne mange pas de pigeons, car peut-être sont-ils les petits
des pigeons du jardin de Fatima…
[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement
traduits ainsi « Le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
[3] Hadith du Prophète, récité notamment lors du Pèlerinage à La Mecque (texte cité
dans Anthologie du soufisme, d’Eva de Vitray-Meyerovitch, p.151)
[5] Ibn ‘Ata Allah Al-Iskandari, Al Hikam al ‘Atâ’iya, poème traduit par Abd al-Jalil
dans Aspect intérieurs de l’islam, et cité dans Anthologie du soufisme d’Eva de Vitray-
Meyerovitch, p.160
[9] Hallâj, Diwân, trad Louis Massignon, texte cité dans Anthologie du soufisme d’Eva
de Vitray Meyerovitch. p.166.