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Evagre le Pontique, un guide vers la liberté intérieure

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5 mars 2015

Soeur Emmanuelle Billoteau, ermite bénédictine dans le diocèse de Digne,


le 05/03/2015 à 15:11

La vie d’Évagre nous est connue, entre autres, par l’Histoire lausiaque de Pallade
d’Hélénopolis (éd. Abbaye de Bellefontaine). Nous y apprenons qu’Évagre est né à Ibora
dans le Pont en Asie mineure (au nord de la Turquie actuelle) au IVe siècle (aux environs
de 345).

Qui est Evagre ?


Son père était chorévêque (assistant de l’évêque pour la campagne) et propriétaire
terrien. Évagre reçut une excellente culture littéraire, philosophique et spirituelle auprès
de saint Grégoire de Nazianze dans un contexte de retrait du monde, stimulant et austère
tout à la fois, à savoir la propriété que saint Basile et ses frères avaient transformée en
une sorte de monastère.

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Beau, soigneux de sa personne, mondain, il se laissa griser par ses succès. Il connut
également une passion amoureuse partagée, avec la femme du préfet. Il se rendit très
vite compte du danger qu’il courait non seulement humainement mais aussi
spirituellement. Était-ce vraiment ce qu’il désirait vivre ? Ne s’éloignait-il pas de ce qu’il
avait perçu comme sa vocation profonde ? Autant de questions qui l’habitaient lorsque
dans un rêve, Évagre, très attentif à ce genre de manifestations, prit conscience qu’il lui
fallait rompre sans délai avec ce milieu, sous peine de ne jamais connaître le bonheur et
la paix intérieure qu’il avait entrevus lors de sa retraite studieuse auprès de Grégoire.

C’est alors qu’il partit pour Jérusalem où Mélanie et Rufin avaient respectivement fondé
un monastère de femmes et un monastère d’hommes sur le Mont des Oliviers. Évagre y
fut chaleureusement accueilli. Cela étant, il fut vite repris dans le tourbillon des
controverses et de la gloriole. C’est alors qu’il tomba malade, d’une maladie qui,
inexplicablement, dura. La moniale Mélanie, avec une grande perspicacité spirituelle et
humaine, l’invita à ouvrir son cœur et à lui confier les pensées qui l’habitaient. Elle
l’orienta alors vers « la vie solitaire » lui montrant qu’il s’était éloigné de son désir
profond. Délié et aidé par les prières de cette femme, Évagre guérit. Il reçut l’habit
monastique et partit pour les déserts d’Égypte, haut lieu du monachisme de cette
époque. Il avait environ 35 ans.

Il s’établit en premier lieu dans le désert de Nitrie où il resta deux ans, puis s’enfonça
dans le désert dit des Cellules et y demeura jusqu’à sa mort, à 53 ans. Il embrassa donc
une vie de solitude et non de communauté. C’est là qu’il va rédiger son œuvre dans des
conditions sur lesquelles nous reviendrons. Ce parcours et cet environnement vont bien
sûr imprimer leur marque propre sur ses écrits.

Néanmoins, Évagre donne un enseignement valable pour tout chrétien qui cherche à
accéder à une vraie liberté intérieure, à ne plus être le jouet de ses passions, pour laisser
l’amour de Dieu et du prochain s’épanouir dans la prière et dans les relations.

Un intellectuel au désert
Pour donner chair aux propos d’Évagre, nous nous arrêterons ici aux conditions de vie
dans lesquelles il a composé son œuvre. Nous sommes à une époque où le
monachisme, proche de ses origines, est florissant dans sa forme érémitique, c'est-à-dire
au désert.

Les moines se construisaient une « cellule ». D’après les fouilles, elle se composait
généralement de deux pièces dans lesquelles ils vivaient et priaient dans la solitude, se
regroupant uniquement pour la liturgie dominicale assortie d’une rencontre fraternelle.

Les cellules étaient entourées d’un petit muret et à une distance suffisante les unes des
autres pour que les solitaires ne se gênent pas. Ils se rendaient visite soit dans le cadre
de ce que nous appellerions aujourd’hui l’accompagnement spirituel, soit en raison
d’affinités.

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Ainsi parle-t-on dans différentes sources de « la fraternité d’Évagre », de « l’entourage du
bienheureux Évagre », c’est-à-dire d’un groupe de frères qui lisaient l’Écriture dans la
même tradition et partageaient des intérêts communs, outre la quête de Dieu et le propos
de conversion qui les avaient conduits jusque-là.

Ces intellectuels dont nous citerons quelques noms : Arsène, Ammonios et ses frères
selon la chair, surnommés les « Longs frères » à cause de leur taille élevée, etc., ont
laissé des paroles que nous pouvons lire dans les Apophtegmes des Pères du désert
(éd. Abbaye de Bellefontaine).

Inévitablement, ils suscitèrent des jalousies et des incompréhensions, lesquelles se


cristallisèrent dans la querelle dite « origéniste ». Évagre et ses proches étaient nourris
des écrits d’Origène et se situaient dans la même tradition de lecture de l’Écriture que ce
dernier, à savoir une lecture allégorique.

Un groupe de moines plus simples la lisaient de façon plus fondamentaliste. Ils furent
nommés les « anthropomorphites », c'est-à-dire qu’ils s’attachaient aux traits humains
prêtés à Dieu dans l’Écriture.

La querelle s’envenima et fut portée devant le patriarche qui finalement prit parti pour les
anthropomorphites. Le groupe des origénistes fut chassé du désert, quelques mois
seulement après la mort d’Évagre. Cette querelle eut des répercussions sur la
transmission des œuvres de ce dernier à la postérité. Certaines d’entre elles furent
attribuées à un autre père du désert moins marqué par cette querelle.

Quelles furent les conditions de vie d’Évagre au désert ? Il semble bien qu’il gagnait son
pain en copiant des manuscrits, mais il élabora aussi une œuvre propre. Parmi les
ouvrages qu’il écrivit, citons le Traité pratique (éd. Sources Chrétiennes, Cerf), le Traité
gnostique (id.), le Traité sur la prière (Voir I. Hausherr, Les Leçons d’un contemplatif. Le
Traité de l’oraison d’Évagre le Pontique, Beauchesne), l’Antirrhétique (Voir A.
Guillaumont, Un philosophe au désert, Évagre le Pontique, Vrin).

Notons que la théorisation d’Évagre n’est pas le fruit d’un pur jeu de l’esprit ou la reprise
pure et simple de l’enseignement oral des moines Égyptiens dont il admirait la sagesse
venue de l’Esprit tout en constatant l’inculture. Ses écrits reflètent une véritable
expérience spirituelle avec ce qu’elle suppose de combat, de persévérance, de joie, de
prière, de conscience de sa pauvreté.

Guérir de ses passions


Commençons par une citation qui situera d’emblée le propos : « Si Moïse, lorsqu’il tenta
d’approcher du buisson ardent, en fut empêché jusqu’à ce qu’il eut enlevé de ses pieds
les chaussures, comment toi, qui prétends voir Celui qui est au-dessus de toute pensée
et de tout sentiment, ne te dégages-tu pas de toute pensée passionnée ? » (Les leçons
d’un contemplatif).

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Moïse apparaît comme le symbole du chercheur de Dieu et du contemplatif. Évagre fait
état ici des pensées passionnées qui entravent la relation à Dieu, mais pourrions-nous
dire aussi : à nous-mêmes, aux autres et au monde qui nous entoure. Il distingue huit
pensées principales ou génériques qui sont : la gourmandise, l’avarice, la luxure, la
colère, la tristesse, l’acédie (une sorte de dégoût de la vie spirituelle), la vaine gloire, et
enfin l’orgueil. Elles touchent donc au corps, à l’avoir, à l’être.

Pour Évagre, conformément à la vision de l’homme qu’il partageait avec ses


contemporains, les passions nous viennent des sensations ou du souvenir des
sensations, du plaisir ou du déplaisir qu’elles engendrent. Il sait décrire de façon très
vivante comment le souvenir d’une table bien garnie peut obséder le moine soumis à un
régime alimentaire plus austère, ou comment l’humiliation ressentie suite à un propos
d’autrui peut alimenter la colère, le ressentiment ou la tristesse au temps de la prière.

Sa description de l’acédie mérite d’être citée : « Le démon de l’acédie… est le plus


pesant de tous… D’abord il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que
le jour semble avoir cinquante heures. » Ensuite, il force le moine « à avoir les yeux
continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule… à regarder de-ci, de-
là si quelqu’un des frères… En outre il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il vit, pour
son état de vie même, pour le travail manuel, et, de plus, l’idée que la charité a disparu
chez les frères, qu’il n’y a personne pour le consoler… » (Traité pratique).

Les pensées sont des maladies de l’âme qui n’est plus dans l’état de beauté et de bonté
dans laquelle Dieu l’a créée. Évagre y voit la conséquence du péché ou de l’éloignement
de Dieu. Il va donc proposer comme première étape la « pratique », c’est-à-dire l’ascèse
ou le travail sur soi-même, ou encore « la méthode spirituelle qui purifie la partie
passionnée de l’âme ». Cette ascèse implique un combat spirituel, ce qui s’inscrit dans le
droit fil des écrits pauliniens (Ep 6, 11-12 par exemple). Et bien sûr, elle suppose la prière
: « c’est pour nous une loi ‘de prier sans cesse’…la prière fortifie et purifie l’intellect » qui,
pour Évagre et ses contemporains, est le lieu de la prière (Traité pratique).

L’ascèse n’a pas sa fin en soi, elle est toute orientée vers l’impassibilité. Ce dernier terme
étant à comprendre dans le sens d’une liberté intérieure qui n’est pas entravée par ces
passions. Car l’impassibilité « a pour fille la charité » (Traité pratique). Et la charité
débouche sur la connaissance des réalités créées (en leur essence) et sur la
connaissance de Dieu. Le terme est la béatitude.

La garde du cœur et le combat spirituel


La pratique ou thérapie proposée commence donc par la « garde du cœur » : « Sois le
portier de ton cœur et ne laisse aucune pensée y entrer sans l’interroger. Interroge
chacune des pensées et dis lui : Es-tu des nôtres ou es-tu de nos adversaires (Jos 5,13)»
(Lettre 11 citée par A. Guillaumont, Un philosophe au désert). Il s’agit donc d’être
suffisamment présent à soi-même et vrai, pour identifier la passion qui nous agite.
Ensuite, il nous appartient de l’analyser et de repérer comment elle est venue en nous,

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par quoi elle a été précédée et par quoi elle a été suivie, etc. Plus largement, il est bon de
savoir quelles sont les pensées qui nous viennent le plus fréquemment, quelles sont les
plus « pesantes », etc. (voir Traité Pratique 43). Enfin, il nous reste à les combattre.

Notons que toutes les pensées qui se présentent à l’esprit ne sont pas mauvaises. Dans
la terminologie d’Évagre, il est de bonnes pensées qui viennent des « anges » et les huit
mauvaises pensées génériques évoquées ci-dessus, qui viennent des « démons ». Mais
comment les distinguer ? C’est parfois relativement simple, mais c’est souvent plus
complexe. Prenons, par exemple, la vaine gloire : je peux avoir l’idée d’aider mon
prochain, ce qui, en soi, est bon. Mais pour quel motif ? Est-ce par amour ou pour en tirer
gloire auprès d’autrui ? Évagre donne un critère qui permet de trancher : la bonne pensée
est génératrice de paix, alors que la mauvaise suscite le trouble, l’excitation intérieure, à
plus ou moins brève échéance.

Comment lutter contre ces pensées ? De fait, si nous ne sommes pas maîtres des
pensées qui nous traversent, il nous appartient de les accueillir ou de les refuser, de leur
donner corps dans la réalité ou de nous en abstenir. En ce qui concerne les armes du
combat spirituel, Évagre préconise principalement le recours à la Parole de Dieu.

Évagre prend modèle sur le récit des tentations du Christ au désert, lequel, attaqué,
oppose au diable un verset de l’Écriture, comme par exemple : « Tu ne mettras pas à
l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (Mt 4,7). De fait, c’est Jésus qui nous enseigne. Le
démon ou la mauvaise pensée doivent donc être chassés par un verset approprié. Il est
important que la réplique ne se fasse pas attendre afin que la pensée n’exerce pas sa
séduction.

Évagre consacre à cette question tout un livre, intitulé l’Antirrhétique ou le Livre des
répliques. Ainsi, quand survient la pensée de tristesse ou pire encore l’acèdie, il conseille
de répliquer par le verset du Psaume 41/ 42 : « Qu’as-tu mon âme à défaillir, espère en
Dieu ». Ou quand l’acédie fait ses ravages et que le moine est tenté de quitter sa cellule,
il propose de lui opposer ce propos du psalmiste : « c’est ici le lieu de mon repos ; là,
j’habiterai car je l’ai choisi » (Ps 131/132, cité par Guillaumont). Cette méthode se fonde
sur la foi en l’efficacité de la Parole de Dieu et en son pouvoir de recentrer celui qui est
tenté.

La pensée d’Évagre et le cheminement spirituel qu’il propose sont ici très brièvement
résumés. Il appartient à l’internaute d’approfondir cette présentation avec l’un ou l’autre
des ouvrages cités.

La prière
La prière tient une place prépondérante dans l’œuvre d’Évagre. Pour lui, le sommet est
une prière sans représentations mentales (ou le moins de représentations possibles),
jusqu’à l’expérience de l’illumination. Ce type de prière est celle du « gnostique », de

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celui qui a atteint l’impassibilité. Cela étant, la prière est d’abord un « colloque » avec
Dieu qui peut prendre différentes formes : demande, vœux, etc. Évagre se situe ici dans
la lignée d’Origène.

Il différencie la prière solitaire et la prière liturgique (la psalmodie), mais il leur reconnaît à
l’une comme à l’autre d’être une arme contre les mauvaises pensées, à condition qu’elles
soient faites avec « intelligence et intensité », ou encore avec « crainte, tremblement,
effort, sobriété et vigilance » (cité par A. Guillaumont). L’horizon étant la prière continuelle
car : « Qui aime Dieu, converse toujours avec lui comme avec un père, se dépouillant de
toute pensée passionnée » (Les leçons d’un contemplatif).

La prière est ce pour quoi nous sommes faits. Les obstacles viennent de nos passions et
de l’envie des « démons ». D’où le côté laborieux, sur lequel Évagre insiste. Il en parle
comme d’un combat, comme d’une lutte. Les distractions sont révélatrices de ce que
nous ne sommes pas encore guéris de nos passions, de ce que notre cœur n’est pas
encore unifié.

Quoi qu’il en soit, notre auteur conseille de s’obstiner pour recevoir le don de la prière : «
Si tu n’as pas encore reçu le charisme de l’oraison ou de la psalmodie, obstine-toi et tu
recevras » (Les Leçons). Car « Dieu donne la prière à celui qui prie ». Pour Évagre, le
don des larmes est un préalable à demander à Dieu. Par là, il entend les larmes de la
componction, c'est-à-dire d’un cœur touché par le Seigneur, qui réalise tout à la fois sa
misère et l’immense miséricorde divine. Cette componction n’a rien à voir avec la
tristesse, puisque, selon Évagre, la prière est « l’exclusion de la tristesse et du
découragement » et qu’elle est « le fruit de la joie et de la reconnaissance ». De même
s’agit-il de prier non comme le pharisien mais comme le publicain « dans le lieu sacré de
l’oraison », autrement dans l’humilité.

La prière suppose une vigilance qui déborde les seuls moments qui lui sont consacrés : «
Si tu aspires à faire oraison, ne fais rien de tout ce qui est incompatible avec l’oraison,
afin que Dieu s’approche et fasse route avec toi ».

L’œuvre d’Évagre ainsi que son mode de vie peuvent donner l’impression d’une
préoccupation exclusive pour son propre salut. Or il n’en est rien. Nous trouvons chez lui
de très beaux passages qu’il convient d’évoquer ici. Nous les citerons dans la traduction
d’Antoine Guillaumont : « Il faut prier non seulement pour ta propre purification, mais
aussi pour tous les humains… » Ou encore : « Heureux le moine qui regarde le salut et le
progrès de tous comme le sien propre, en toute joie » ; « Heureux le moine qui considère
tous les hommes comme Dieu, après Dieu ». Enfin : « Moine est celui qui s’estime être
un avec tous, parce qu’il lui semble se voir en chacun indéfectiblement ».

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