Études tibétaines
en l’honneur d’Anne Chayet
DROZ
ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES – II
Études tibétaines
en l’honneur d’Anne Chayet
Textes réunis par
Jean-Luc Achard
Avant-propos
d’Alain Thote
Françoise ROBIN
INALCO, ASIES, CNRS UMR 8155
Préambule
Dans une communication datée de 1985 et publiée trois ans plus tard,
la tibétologue et anthropologue Barbara Aziz avait dénoncé, dans un
article au ton vif, l’absence d’intérêt pour les personnages, activités ou
ouvrages féminins dans le champ des études tibétologiques 1, absence qui
reflétait l’invisible mais omniprésente domination masculine à l’œuvre
tant dans le monde tibétain savant que dans les sphères tibétologiques.
Les études tibétaines devaient se rendre à l’évidence : elles n’étaient pas
à l’abri de l’ordre masculin, dont la force, pour P. Bourdieu,
se voit au fait qu’il se passe de justification : la vision androcentrique
s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours
visant à la légitimité. L’ordre social fonctionne comme une immense
machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur
laquelle il est fondé 2.
À l’appui de son observation, B. Aziz avait souligné que les études
tibétaines n’avaient jusqu’alors produit que deux ouvrages consacrés à
des femmes, ainsi que quelques articles 3. Anne Chayet, en publiant en
Je n’ai pas ici d’autre ambition que de proposer une esquisse en forme
de préambule à un sujet qui, par l’ampleur des questions qu’il pose (rôle
4. Chayet 1993.
5. L’exploratrice Alexandra David-Néel avait fait paraître soixante années plus tôt un
article sur la question : « Femmes du Thibet », La Revue belge, 1933, t. II, no 4.
6. Tibet Journal avait par ailleurs, en 1987, consacré un numéro spécial aux femmes
(hiver 1987, vol. XII, no 4). L’éditeur, dans son avant-propos, ne mentionne pas l’in-
tervention de B. Aziz en 1985 comme l’ayant inspiré dans ce choix thématique.
7. On trouvera la traduction en anglais du sommaire de ces trois numéros sur www.
amnyemachen.org.
8. Chayet 2002.
DES POÈMES ET DES FEMMES 219
9. On peut en profiter pour signaler ici l’article synthétique de V. Ronge sur la place
occupée par les femmes dans l’artisanat tibétain (Ronge 2005).
10. Bien sûr, la catégorie réifiée et essentialisée de « femme tibétaine » n’est pas sans
poser de problème : quand notre connaissance dans le domaine aura progressé, il
conviendra de moduler en fonction de l’espace (Amdo, Kham, Ütsang, exil), du temps
(période contemporaine vs Tibet pré-1950), du mode de vie (laïque vs religieuse,
société pastorale vs agricole, urbaine, semi-nomade).
11. Gyatso & Havnevik 2005a.
12. Gyatso & Havnevik 2005b, p. 8.
13. Ibid.
14. Sans compter les Tibétaines d’expression chinoise et anglaise, que nous évoquerons
brièvement en fin d’article.
220 FRANÇOISE ROBIN
15. La Chine et le Japon font exception. Concernant la première, on peut lire que « la
littérature chinoise peut se vanter d’un nombre exceptionnel de femmes écrivains
avant le vingtième siècle. … [C]es femmes étaient lues, discutées et évaluées par des
personnes intelligentes des deux sexes » (Chang et Saussy 1999, p. 3). Au Japon, l’ef-
florescence de femmes écrivains parmi les couches supérieures de la population lors
de la fin de l’ère Heian (794-1192) est bien connue, les deux raisons principales étant
« l’oisiveté à la cour et l’utilisation du syllabaire kana (par opposition aux caractères
chinois réservés aux hommes) » (Dodane 2000, p. 6).
16. « Bien qu’il soit clair que les femmes aient joué des rôles importants et variés dans la
vie religieuse du monde culturel tibétain, elles n’ont jamais occupé de position d’auto-
rité suffisante pour contribuer de manière substantielle aux traditions d’écriture dans
lesquelles les hommes ont tant excellé » (Schaeffer 2005, p. 88).
17. Schaeffer 2004, p. 4.
18. Schaeffer 2005, p. 82. Selon I. Henrion-Dourcy (université Laval, Québec), sur quarante-
six autobiographies de langue tibétaine publiées en exil, quatre seulement sont l’œuvre
de femmes. Au Tibet même, les quinze autobiographies parues après 1978 ont toutes
été écrites par des hommes (communication personnelle, courrier électronique,
15 mars 2007). Je souhaite ici exprimer mes remerciements à Isabelle Henrion-
Dourcy, pour ses suggestions et ses remarques comme toujours judicieuses. J’en pro-
fite également pour remercier ma collègue Béatrice David (Paris-VIII) pour m’avoir
aidée à me procurer certains ouvrages cités dans cet article.
19. Kapstein 2006, p. 245.
20. Traduite dans Schaeffer 2004.
DES POÈMES ET DES FEMMES 221
qu’il doit d’abord absorber. Il faut attendre quelques années après la mort
de Mao en 1976 pour que la création littéraire de langue tibétaine soit
encouragée par le Parti, maigre consolation accordée aux Tibétains dont
la culture, essentiellement traditionnelle, a particulièrement souffert de
l’annexion chinoise. Après une période préparatoire initiée en 1978, les
premiers journaux littéraires de langue tibétaine sont lancés, financés par
les institutions culturelles étatiques ou provinciales 26. Les genres encou-
ragés, car associés à une conception moderne de la littérature (empruntée
en grande partie à l’Occident), s’inspirent de ceux qu’offrent les revues
littéraires chinoises d’alors, genres désignés sous le terme quelque peu
dépréciatif (en raison de leur aspect figé et prévisible) des « quatre plats »
(four dishes) : fiction, prose, poésie, et critique littéraire 27. Si cette der-
nière est délaissée et écartée au profit d’une section plus large consacrée
aux « essais » (dpyad gtam), la première est rapidement adoptée par les
écrivains. Elle est désignée par le néologisme brtsams sgrung, littérale-
ment « conte composé », donc fruit d’une démarche de création, par oppo-
sition au sgrung, conte populaire et anonyme 28. Le terme de « prose »
traduit le sanwen chinois qui, dans son acception moderne, englobe tout
écrit en prose à la frontière de l’essai et de la poésie, et qu’on peut rendre
par « prose poétique ». Ce genre hybride a reçu en tibétain le nom de
lhug rtsom, littéralement « composition relâchée », par opposition au
genre versifié. Enfin, le genre le plus pratiqué est la poésie (snyan ngag).
D’abord traditionnelle (versifiée, avec des emprunts plus ou moins avérés
à un style orné classique sanskrit, le kâvya), elle opère un tournant radical
en 1983 avec le poème-manifeste de Don grub rgyal (1953-1985), Le Tor-
rent de la jeunesse (Lang tsho’i rbab chu), désormais bien connu pour sa
rupture avec la versification régulière : explorant et magnifiant le vers
libre (rang mos snyan ngag), ce poème se veut également un hymne à
l’entrée dans une nouvelle ère et à l’acception des termes de la modernité
26. Pour une évocation de cette période, voir Hartley 2005a. L’étude de L. Hartley relève
avec justesse que la création littéraire en langue tibétaine a démarré avec quelques
années de retard par rapport au reste de la Chine : « En contraste flagrant avec l’épa-
nouissement de la littérature chinoise à la fin des années 1970, le monde littéraire
tibétain en RPC a stagné… Malgré la bouffée d’air frais offerte par le dégel dans les
politiques officielles à la fin des années 1970, la littérature tibétaine vernaculaire a
mis du temps à fleurir » (Hartley 2005a, p. 232, 239).
27. Kong 2002, p. 106.
28. Le néologisme brtsams sgrung semble s’être imposé au fil des ans ; aux premiers jours
des revues littéraires, on trouvait aussi le terme traditionnel gtam rgyud (conte).
DES POÈMES ET DES FEMMES 223
29. Tshe ring don grub 2006, p. 227. Cette remarque est encore plus valable pour les
écrivains de fiction, parmi lesquels les femmes se comptent sur les doigts d’une main
(cf. infra).
224 FRANÇOISE ROBIN
sgrol ma (née en 1962 ?) et Bde skyid sgrol ma (née en 1967). Toutes ori-
ginaires de l’Amdo, elles ont acquis une certaine notoriété dans le monde
intellectuel ou littéraire tibétain mais restent peu connues au-delà de ce
cercle, raison pour laquelle elles vont être brièvement présentées ici.
Titulaire d’une maîtrise en littérature ancienne tibétaine obtenue à
l’Institut des nationalités (tib. : Nub byang mi rigs slob grwa chen mo,
ch. : Xibei minzu xueyuan) de Lanzhou (Gansu) en 1986, Gcan tsha Bde
skyid sgrol ma a publié plusieurs poèmes pendant la décennie 1980. Cela
lui vaut de figurer comme une des trois femmes apparaissant sur la photo
des quarante écrivains rassemblés à Xining en juillet 1985 dans le cadre
de la première classe d’écriture organisée par le magazine littéraire Pluie
de miel, « Classe de formation littéraire et d’entraînement à la littérature »
(Rtsom rig gi bshad khrid dang rtsom rig sbyong brdar ’dzin grwa) 33. Par la
suite, elle s’est consacrée exclusivement à la recherche, travaillant princi-
palement sur les rapports entre femmes et bouddhisme au Tibet. La tren-
taine d’articles qu’elle a publiés au total lui ont assuré des distinctions
au niveau national et elle a participé à des rencontres internationales de
tibétologie.
Tournons-nous vers les deux autres poétesses, dont la carrière se pour-
suit de nos jours encore. ’Brug mo skyid, d’abord, également connue sous
le pseudonyme de « Dragon turquoise » (G.yu ’brug), est leur doyenne.
Née à Chabcha (ch. : Gonghe), dans le Qinghai, elle a étudié la gram-
maire, la logique, la poésie, la science des métaphores, la grammaire,
l’histoire et la littérature tibétaine ancienne et classique auprès de nom-
breux érudits de formation traditionnelle parmi lesquels A lags Shar
gdong Blo bzang bshad sgrub rgya mtsho (1922-?), un érudit de l’Amdo
dont les enseignements font autorité de nos jours encore. Depuis 1980,
elle enseigne la grammaire (brda sprod rig pa) et la poétique (snyan ngag
rig pa) classiques à l’Institut des nationalités du Qinghai. En 1997, tout
en poursuivant son activité d’enseignante, elle a soutenu l’équivalent d’un
DEA en littérature classique tibétaine. L’une des très rares femmes auteur
d’ouvrages théoriques sur la grammaire et la poésie classiques (’Brug mo
skyid 1998 et ’Brug mo skyid 2002), elle a également publié plus d’une
33. Je remercie mon collègue Rdo rje tshe ring pour m’avoir fait don de la photo. Les deux
autres femmes sont ’Brug mo skyid (cf. infra) et Nu mo, une jeune femme originaire
de la préfecture autonome de Mtsho byang (ch. : Hebei), dans le Qinghai. Nu mo, qui
n’écrit pas le tibétain, a participé en spectatrice à cette « classe d’écriture » (commu-
nication personnelle, Rdo rje tshe ring, Paris, 25 mai 2007).
226 FRANÇOISE ROBIN
34. Resp. Krung go Bod rig pa, Rtser snyeg, Bod kyi slob gso et Mtsho sngon mi rigs slob
gling dus deb.
35. On peut donc dater de 1982 les débuts de la poésie féminine tibétophone.
36. Information fournie par Nor sde 2006, p. 6. Le livre Histoire de la région de Chab
’gag a été publié en 2001 à Pékin par les Éditions des nationalités (Mi rigs dpe skrun
khang) sous le titre Chab ’gag yul gyi lo rgyus. Dri med shal dkar phreng ba. Il a pour
éditeurs Gcod pa don grub, Chab ’gag Rdo rje tshe ring, Stobs ldan et Bzod pa.
DES POÈMES ET DES FEMMES 227
37. Pour un portrait de Lce nag tshang Rdo rje tshe ring et de Tshe ring don grub, et une
réflexion d’ensemble sur l’identité tibéto-mongole, voir Dhondrup 2002.
38. Bde skyid sgrol ma 2006, p. 220, qui précise : « bien qu’aucun d’eux [Lce nag tshang
Rdo rje tshe ring et Tshe ring don grub] n’ait enseigné pendant longtemps, quand ils se
succédaient à tour de rôle sur l’estrade, nous avions l’impression qu’ils étaient des per-
sonnages sortis de la nouvelle Le Lama de Thöndrupgyäl [Sprul sku, de Don grub rgyal,
1981] qui se seraient incarnés et seraient venus parmi nous » (ibid., p. 220-221).
39. Tshe ring don grub 2006, p. 227.
40. Tshe ring don grub 2006, p. 225. Elizabeth Barrett Browning (1806-1861) est la plus
célèbre poétesse anglaise de l’époque victorienne.
228 FRANÇOISE ROBIN
41. « De nombreuses sociétés semblent attendre une plus grande adhésion aux normes
sociales – un meilleur comportement – de la part des femmes que de la part des
hommes » (Trudgill 2000, p. 73).
42. Bde skyid sgrol ma 2006, p. 221.
DES POÈMES ET DES FEMMES 229
43. On peut évoquer ici la « ruse » qu’O rgyan chos skyid a employée pour écrire son auto-
biographie. Analphabète, et son maître lui ayant clairement expliqué que la vie d’une
femme comme elle ne présentait pas d’intérêt qui justifiât qu’il la mît par écrit, elle
« reçoit » de la part des dâkinî le don d’écriture lors d’une vision mystique, peu avant
sa mort, ce qui lui permet alors de mener seule ce projet. K. Schaeffer lie cette inter-
cession surnaturelle aux conditions sociales prévalentes à l’époque : « S’il n’existait
pas de tradition d’écriture féminine sur laquelle baser sa Vie [i. e. son autobiographie]
et par laquelle justifier sa rédaction, alors Orgyan Chokyi devait abandonner toute
référence à la tradition en déclarant s’élever au-dessus des normes sociales humaines
et écrire sous la protection des créatures célestes » (Schaeffer 2004, p. 55). On peut
rapprocher cette stratégie de celle de Se ra mkha’ ’gro, dont de nombreuses œuvres
sont apparentées à des textes « révélés » (cf. note 25 ci-dessus).
44. Lewis 1996, p. 71.
45. Radway 1987, p. 97.
230 FRANÇOISE ROBIN
46. Cité dans Gilbert et Gubar 1984, p. 584. Le premier chapitre de l’ouvrage de S. Juhasz,
Naked and Fiery Forms. Modern American Poetry by Women. A New Tradition
(New York, 1976) est justement intitulé « The Double Bind of the Woman Poet ».
47. L’« anxiety of authorship » (Gilbert et Gubar 1984, p. 46 passim) caractérise, en
Europe, l’état psychologique des premières femmes de lettres qui ont dû enfreindre
l’ordre établi (et donc la perception commune de leur genre) pour exister en tant
qu’auteur ; cette formule reprend, en le modifiant, le concept d’« angoisse de l’in-
fluence », qui désigne les tourments de l’homme de lettres occidental, paralysé à l’idée
qu’il n’est pas autonome mais seulement le produit de l’influence exercée par ses pré-
décesseurs. On remarquera que, en français, « authorship » ne peut être rendu que
par « paternité » (d’une œuvre), terme peu équivoque sur le genre considéré comme
dominant chez les créateurs, dans la culture française.
48. Ibid.
49. Bde skyid sgrol ma 2006.
DES POÈMES ET DES FEMMES 231
50. L’image de l’arbre bienfaisant est également à l’œuvre dans le poème de ’Ju Skal
bzang, « Idéal d’un arbre » (Ljon pa’i phugs bsam). On trouvera ce poème et sa traduc-
tion en anglais (par L. Hartley) dans ’Ju Skal bzang 2004. Cette image est empruntée
au monde indien, où l’arbre représente dans les textes « un symbole de générosité. Il
donne de quoi se soigner (substances médicinales), de quoi se nourrir (fruits) et de
quoi s’abriter : de la pluie, mais aussi du soleil … Le prince Vessantara, incarnation
même de la générosité, [est] souvent comparé à un arbre – mais la comparaison peut
également s’appliquer aux rois qui se dévouent au bien public, et qui sont comme
des arbres donnant encore et toujours, parfois jusqu’à épuisement » (communication
personnelle de Danièle Masset – que je remercie de cet éclaircissement –, courrier
électronique, 17 juin 2007).
51. Il n’est pas interdit d’y voir également un écho au « Discours appliqué aux sept
emblèmes royaux » (Rgyal srid sna bdun la sbyar ba’i ’bel gtam, 1981), célèbre poème
de Don grub rgyal fustigeant la paresse et encourageant l’éducation. Dans l’anthologie
où ce poème a été repris en 1992, l’éditeur signale en effet qu’il a servi de modèle à
nombre d’écrivains et a été inclus dans le volume sur la demande des lecteurs (Ano-
nyme 1992, p. 341-342). Pour une traduction partielle en français de ce poème, voir
Thöndrupgyäl 1999.
52. Les témoignages abondent. Ainsi, une jeune femme responsable d’un projet d’adduc-
tion d’eau dans son village du Qinghai explique : « Après que le projet a été terminé,
cinq nouvelles familles ont déclaré qu’elles allaient envoyer leurs filles à l’école. Ces
familles ont commencé à apprécier les compétences accrues des femmes, compé-
tences acquises par leur éducation » (cité dans Kleisath 2006, p. 62). Dans son récit
autobiographique, Kondro Tsering écrit au sujet du collège qu’il fréquente dans les
années 1990 : « Il y avait plus de soixante collégiens dans notre établissement, et dix
seulement étaient des filles. Au début, il y avait trois filles dans ma classe mais, au
232 FRANÇOISE ROBIN
pas le support d’une condamnation, elle est carrément ignorée : ainsi, sur
la cinquantaine de ses poèmes rassemblés dans son recueil Pétales de
tendresse (’Brug mo skyid 2006a), très peu font référence au fait d’être
une femme. ’Brug mo skyid parle plus souvent au nom des Tibétains
tout entier, ou de ses amis. Est-ce parce qu’elle a fait ses preuves comme
membre accepté de l’establishment poétique, intellectuel et universitaire,
et que, ayant dépassé les obstacles mis à la carrière d’une femme, elle
n’associe pas identité féminine et sujétion sociale ? Est-ce parce que,
formée par des professeurs hommes (souvent des moines célibataires)
à la poésie classique de type kâvya, son regard et son « je » ont intério-
risé les composantes masculines de la poésie classique tibétaine, œuvre
d’hommes essentiellement ? D’où, peut-être, le silence des premières
poétesses tibétaines contemporaines sur leur identité féminine et, chez
’Brug mo skyid, une vision souvent androcentrique quand elle parle à
la première personne, comme dans la série de poèmes composés pen-
dant et après son séjour au Japon en 2005-2006 53. Là, le ton est essen-
tiellement masculin et les objets de convoitise souvent symbolisés par
une femme, comme si un homme tenait la plume. Ainsi, éprouvant de la
nostalgie pour le Tibet dans le tourbillon urbain de Tôkyô, elle anthro-
pomorphise les « prairies sereines » de sa région natale en les représen-
tant sous les traits d’une « gracieuse demoiselle » 54. Dans un autre poème
de sa série japonaise, sa posture masculine, empruntée d’évidence à l’art
poétique indien classique tel qu’il a été transmis au Tibet, est encore plus
affirmée. Sa relation à Tôkyô est comparée à celle qu’entretiendrait un
jeune homme (elle-même) pris aux rets d’une jeune fille séduisante (la
ville et ses attractions) :
[…] La belle jouvencelle de ce nouveau monde inconnu lance de larges
sourires et d’amoureuses œillades […].
De douces lèvres aimantes s’approchent lentement du visage en disant :
« Ô ! Aimé ! »
bout d’un semestre, leurs parents les ont empêchées de continuer. Ils les ont forcées
à se marier ou à gagner de l’argent en allant cueillir des herbes médicinales ou en
travaillant sur des chantiers. Les filles semblent être nées pour rendre service à leur
famille et pour épouser le mari que les parents ont choisi pour elle » (Kondro Tsering,
à paraître, p. 40).
53. Où elle avait été invitée par le prof. Izumi Hoshi (Institute for the Study of Languages
and Cultures of Asia and Africa, Tokyo University of Foreign Studies) dans le cadre
d’une collaboration sur le dialecte de l’Amdo.
54. ’Brug mo skyid 2006b, p. 16.
DES POÈMES ET DES FEMMES 233
par le régime chinois à partir de 1950 et, plus récemment, à partir de 1980, permet
toutefois à un plus grand nombre de jeunes filles d’accéder à une éducation formelle,
ne serait-ce que pendant quelques années.
59. Chang et Saussy 1999, p. 8.
60. Voir à ce sujet Thakur 1995, p. 41-59.
61. J’ai toujours été frappée par la place importante que tenait, dans l’imaginaire col-
lectif tibétain et les discours de mes interlocuteurs, la date du 8 mars, journée de la
femme.
DES POÈMES ET DES FEMMES 235
66. Le premier poème en vers libre a été publié en 1983, comme cela a été dit plus haut.
Toutefois, une rapide recension au sein de ces volumes montre que la majorité des
poèmes de ce style n’a été publiée qu’à partir de 1987, comme s’il avait fallu attendre
quelques années après 1983 pour que ce genre soit adopté en masse – à moins que
les premiers textes en vers libres, écrits immédiatement dans la foulée du Torrent de
la jeunesse, n’aient pas été jugés dignes de figurer dans l’anthologie. Il n’en demeure
pas moins que cette anthologie ne recèle aucun poème en vers libres composé par une
femme pendant la décennie 1980.
67. Lcags mo ’tsho est née en 1968 en Amdo. Elle a été enseignante à Themchen (Qin-
ghai), présentatrice pour la radio de Mtsho nub (ch. : Hexi) et enfin journaliste aux
Nouvelles du Qinghai en tibétain (Mtsho sngon bod yig gsar ’gyur), avant d’obtenir
en 1998 un master de recherche en langue tibétaine à l’Institut des nationalités de
Lanzhou. En outre, elle a publié, sous son nom ou son pseudonyme « Essence de tur-
quoise » (G.yu zhun), des centaines d’écrits en tibétain et en chinois, couvrant divers
genres (poésie, prose poétique, essais). S’étant enfuie en Inde en décembre 1998,
elle a d’abord occupé le poste d’assistante du rédacteur en chef du Tibetan Bulletin,
organe d’information du gouvernement en exil, d’avril 1999 à mai 2000, avant d’être
embauchée par Radio Free Asia en juin 2000, où elle présente les informations en
tibétain. Elle est membre de l’organisation des écrivains tibétains en exil, le « Tibetan
Writers Abroad PEN Center ». Enfin, elle a reçu une bourse de la fondation Galen
Rowell pour traduire en tibétain les écrits de l’écrivain, polémiste et éditrice ’Od zer
(http:/50fortibet.org/history_rowellFund/), dont il sera question en fin d’article.
68. Dbyangs kho sgrol ma (parfois orthographié G.yang kho sgrol ma) est née en 1968
à Chab ’gag au Qinghai. Diplômée de l’école normale en 1987, elle a intégré l’année
suivante l’Institut des nationalités de Lanzhou où elle est restée deux ans. Elle
enseigne actuellement au collège tibétain de la préfecture tibétaine de Mtsho lho
(ch. : Hainan).
DES POÈMES ET DES FEMMES 237
te khyod rang, 1991) de Bde skyid sgrol ma 69. Trois d’entre eux sont à la
première personne et parlent d’un amour idéal, imaginaire ou impossible.
Ainsi, la première strophe du poème de Bde skyid sgrol ma commence
par le vœu suivant :
Si jamais tu m’aimes,
Nul besoin de prendre à témoin le Kailash et l’océan
Ni de prêter serment sur le sang de tes parents.
Il te suffit de soulever le tréfonds de ta poitrine
Et de me montrer ton cœur immuable.
Les cinq autres strophes poursuivent sur le même ton et sur une struc-
ture similaire, ouvrant toutes sur un romantique « Si jamais tu m’aimes »
et se terminant par « Il te suffit de… ». Exigences réduites, foi en l’amour
profond et sincère, ces thèmes sont également au cœur du poème de
« Assurément tu seras maître » qui se termine par :
Un jour,
Si les ténèbres du destin s’éclaircissent,
Et si la bise est mon alliée,
Alors, c’est sûr, je m’en retournerai, soulevée par les vagues,
Et nous sera accordée l’occasion de nous retrouver.
Tu pourras, confiant, tourner ton visage vers moi
Et, comme autrefois, assurément tu seras maître de tout ce que je
possède.
Ce poème est écrit sur fond de séparation de l’être aimé, dont la cause
est tue (mais on devine en arrière-plan la société, les parents, les us et cou-
tumes). Si l’auteur ne se rebelle pas contre cette situation, elle la déplore,
idéalisant la relation impossible et adoptant une posture romantique qui
69. « Tout est gris » et « Si jamais tu » ont également été les seuls poèmes de femmes
retenus dans Sélection et analyse d’œuvres littéraires de la nouvelle littérature tibé-
taine (Bdud lha rgyal 1998). Cet ouvrage est utilisé comme manuel dans les classes
de littérature contemporaine tibétaine de divers instituts des nationalités tibétaines :
son influence sur les jeunes étudiants – et donc sur les jeunes femmes éduquées –
n’est donc pas négligeable. Or, sur un total de cinquante-trois textes appartenant à
des genres divers (poèmes versifiés, poèmes en prose, nouvelles, sous forme de textes
intégraux ou d’extraits), il ne contient que trois écrits de femmes : les deux poèmes
ci-dessus et une nouvelle, « Journal de la prairie » (Rtswa thang gi nyin tho) de G.yang
mtsho skyid (au sujet de laquelle voir Hartley 1997 et 1999 ; pour une traduction
en anglais, voir G.yang mtsho skyid 1998). Un travail important est à mener sur les
manuels scolaires tibétains utilisés au Tibet « chinois » et en exil. À ma connaissance,
seul un article a traité de cette question (Upton 1999).
238 FRANÇOISE ROBIN
70. Ce dernier élément mérite d’être examiné avec précaution car, dans certaines com-
munautés de pasteurs, la jeune épouse garde avec elle, au sein de sa belle-famille,
quelques têtes de bétail qui resteront sa propriété personnelle même après le mariage
(Makley 1997, p. 16).
71. La Fleur vaincue par le gel (Thöndrupgyäl 2006) donne un aperçu de la relation
privilégiée entre une mère et sa fille. A. Chayet a écrit que cette relation était plus
empreinte de respect que de complicité (Chayet 1993, p. 176). Il est exact que le rela-
tion aux parents, père et mère, est toujours placée sous le signe du plus grand respect
dans la civilisation tibétaine. Cependant, la mère, parce qu’elle a fait l’expérience de
la délocalisation lors de son propre mariage, entretient avec sa fille une complicité
fondée sur l’empathie et la communauté de destin.
72. Selon J. Radway 1987 (qui tire cette analyse de son étude des lectures romantiques de
type « Harlequin » chez des femmes issues des couches populaires nord-américaines),
ce ne sont là que deux facettes d’un même sentiment nostalgique : « La fantaisie
romantique est une forme de régression dans laquelle la lectrice est transportée, par
l’imagination et l’émotion, dans un temps où elle se trouvait au centre de l’attention
d’un individu profondément nourrissant » [c’est-à-dire sa mère].
DES POÈMES ET DES FEMMES 239
75. Le concept d’agency n’a pas encore trouvé son équivalent en français. Il est glosé
comme « les actions des individus qui nous révèlent leur réponse et leur compréhen-
sion du monde social où ils sont situés » (Thakur 1995, p. 193).
76. Même Ama Adhe, grande résistante du Kham à l’opposé de l’archétype de la femme
soumise, écrit que l’un des sujets de conversation préférés de son groupe d’amies,
elle incluse, était « les vêtements et les bijoux de nos sœurs aînées. Nous les filles,
attendions avec impatience le jour où nous pourrions porter à notre tour des bijoux
en argent, en or et en pierres semi-précieuses » (Tapontsang 1999, p. 24).
77. « Il n’est pas approprié pour un homme phokhyokha [un homme « masculin »] de faire
des histoires au sujet de peccadilles ni de se mêler de querelles domestiques – un tel
comportement est réservé aux femmes » (Hillman et Henfry 2006, p. 263).
78. Kha rog bsdad na bu mo lkugs pa zer / Gnas lugs bshad na bu mo ’pher sha zer.
79. Chayet 1993, p. 173.
80. Née en 1964 à Rebkong, Padma mtsho (nom de plume ’Chi med) a été diplômée en
1987 du département de tibétain de l’Institut des nationalités du Qinghai. Elle a ensuite
enseigné au Collège des nationalités de Rebkong. Elle est l’auteur d’environ cinquante
poésies, dont l’une, « Amour, destin » (Brtse dung / Las dbang), a été récompensée
lors de la deuxième remise des prix littéraires Pluie de miel.
242 FRANÇOISE ROBIN
car elles ne peuvent être accordées par le monde extérieur qui est aux
mains des hommes :
[…] Pour la liberté et l’égalité,
Dans les vagues de chaleurs de l’actuel bouleversement,
J’offre une nouvelle histoire à ce siècle
Grâce au sang chaud qui coule dans mon cœur.
Les chiffres sont éloquents : rien qu’en 1996, le magazine Pluie de miel
qui n’avait pas, jusque là, particulièrement brillé par la place accordée
aux poétesses, propose deux sections consacrées à la poésie des femmes
(bud med kyi snyan ngag ched bsgrigs, littéralement « Spécial poésie fémi-
nine »), totalisant une vingtaine de poèmes composés par dix poétesses.
Certaines ont déjà été évoquées dans cet article (’Brug mo skyid, Bde
skyid sgrol ma, Dbyangs kho sgrol ma, Lcags mo mtsho, Padma mtsho),
mais de nouveaux noms se fraient une voie sur la scène littéraire : Sgrol
ma skyid, Gnam ’tsho skyid, Sangs rgyas mtsho,’Od zer mtsho et Dpal mo.
Cette dernière est particulièrement emblématique de la nouvelle généra-
tion de poétesses qui mettent leur plume au service de la cause féminine
et, plus largement, de la cause tibétaine, comme nous allons le voir.
année-là et 2006. Ces ouvrages totalisent à eux tous plus de deux mille
poèmes, principalement composés en vers libres.
L. Hartley a fondé ses calculs sur les magazines littéraires, dont il
est coutume de dire qu’ils offrent un panorama de premier choix pour
découvrir de nouveaux auteurs et suivre la création littéraire en tibétain
– contrairement aux pays occidentaux, où l’édition privée est développée,
en zone tibétaine l’écrit est d’abord rendu public par le biais des maga-
zines littéraires, et relativement peu d’écrivains accèdent à la publication
sous forme de livre. Or, les revues littéraires ne rendent pas justice à la
création littéraire féminine, car elle en est écartée. Le parallèle avec le
problème des anthologies poétiques sous les Ming et les Qing est frap-
pant. Alors que les poétesses s’adonnaient massivement en Chine à une
activité littéraire, elles sont longtemps restées invisibles des sinologues
car elles ne figuraient que très marginalement dans les anthologies, ainsi
que le remarque K. Chang, spécialiste de littérature féminine sous les
Qing et elle-même victime de cette « illusion d’optique » :
Le problème de ces anthologies [poétiques] dites standard est que,
même si elles incluent un nombre impressionnant de poétesses, elles
ne sélectionnent pas plus d’un à deux poèmes par auteur. De plus, ces
anthologies accordent de manière explicite une position marginale aux
femmes en reléguant leurs écrits à la fin, avec ceux des moines… Il me
fallut du temps pour comprendre que les meilleures sources disponibles
sur la poésie des femmes sous les Ming et les Qing étaient les anthologies
qui recensaient exclusivement les œuvres des femmes 82.
Il en est de même au Tibet : les anthologies contemporaines « clas-
siques » incluent dans leur sommaire une ou deux poétesses, souvent les
mêmes, dont elles présentent un unique texte. Quant aux rédacteurs des
magazines, ils attendent d’être en possession de plusieurs poèmes écrits
par des femmes pour les publier en bloc, sous la rubrique spéciale « Lit-
térature des femmes » 83. Cette situation est si prévisible et inique que Bde
82. Chang 1997, p. 149. Emphase ajoutée. Mon expérience est très proche de celle de
K. Chang : il a fallu que soit publiée l’anthologie Crochet porte-seau (voir plus loin)
pour que je prenne la mesure de la poésie féminine au Tibet.
83. Cette focalisation sur le critère du sexe de l’auteur, avant la prise en compte de ses
écrits, n’est pas unique au Tibet, loin de là. Pour ne prendre que quelques exem-
ples : dans l’Angleterre du XIXe siècle, et quand bien même elle adopta le nom de
plume masculin de George Eliot, Mary Ann Evans vit toujours « son travail … jugé
en lien avec son genre » (Lewis 1996, p. 68). S’indignant contre un critique de The
Economist qu’elle accusait de juger son œuvre en fonction du sexe féminin de son
244 FRANÇOISE ROBIN
skyid sgrol ma m’a confié en 2005, lors de la fête des poètes « Torrent de
la jeunesse », qu’il lui arrivait parfois d’envisager la publication sous un
nom d’emprunt masculin. Si Bde skyid sgrol ma, qui jouit d’une certaine
célébrité dans les cercles littéraires et a été comparée à Elizabeth Brow-
ning, Kalidâsâ et Dge ’dun chos ’phel, est ainsi à la merci du mode de
sélection (souvent inconsciemment) machiste des rédactions de revues,
que dire alors des jeunes femmes inconnues ?
Le pouvoir que s’arrogent les hommes sur la parole féminine, et plus
précisément sur sa diffusion, n’est bien sûr pas un phénomène unique
au Tibet : il est attesté presque partout dans le monde. Dans la société
pakistanaise, par exemple, où le rôle assigné aux femmes est également
relativement tranché, les cercles littéraires masculins ignorent la littéra-
ture des femmes, ayant « tendance à dévaloriser les travaux dont ils ne
peuvent se sentir proches eux-mêmes » car ils sont dans l’« incapacité
à éprouver de l’empathie pour des œuvres qui proviennent directement
d’une expérience féminine » 84. Là, les hommes qui monopolisent les cer-
cles littéraires et éditoriaux, « arbitres auto-désignés du bon goût et de
l’esthétique, définissent les canons littéraires, construisent ou ruinent des
réputations et marginalisent les écrits féminins en les dédaignant dans
une grande mesure » 85. Cette critique peut s’appliquer au cas des femmes
de lettres au Tibet tibétophone et rappelle plus généralement la situation
de toute minorité au sein d’une majorité (les écrivains – hommes – tibé-
tains infligeant aux femmes l’indifférence et le rejet dont ils sont vic-
times de la part de leurs confrères han en Chine, qui les ignorent en tant
qu’écrivains).
auteur, Charlotte Brontë écrivit : « À votre encontre, je ne suis ni un homme, ni une
femme. Je me présente à vous uniquement comme un auteur. C’est l’unique critère par
lequel vous avez le droit de me juger » (cité dans Showalter 1977, p. 96). À l’époque
actuelle, au Pakistan, « l’establishment littéraire laisse entendre en permanence que
les femmes poètes représentent un cas particulier : elles parviennent à être publiées
et, parfois, atteignent la célébrité, en raison du fait qu’elles sont des femmes plutôt que
des poètes… Elles sont facilement marginalisées par l’implication que l’intérêt de leur
œuvre réside dans sa rareté plutôt que dans une quelconque qualité intrinsèque que
l’œuvre pourrait posséder » (Ahmad 1994, p. 1). En Grande-Bretagne, dans les années
1990, nous dit R. Ahmad, « sur les cinquante-trois mille titres critiqués annuellement
par le Times Literary Supplement, seulement trois mille (environ) sont des œuvres de
femmes » (ibid., p. 6).
84. Ibid., p. 1.
85. Ibid., p. 6.
DES POÈMES ET DES FEMMES 245
86. C’est dans ce but qu’ont agi les poétesses sous les Qing, afin de « préserver leurs pro-
pres œuvres littéraires et participer, au travers de leurs publications, à la circulation de
leurs manuscrits et des réseaux sociaux, à l’élaboration d’une communauté littéraire
féminine » (Chang et Saussy 1990, p. 8). Virginia Woolf s’auto-publiait via la Hogarth
Press, maison d’édition fondée en 1917 avec son mari, car elle était convaincue de « la
nécessité, pour les femmes de lettres, d’être libérées du commercialisme patriarcal »
(Showalter 1977, p. 31).
87. En théorie, car en réalité le revenu des hommes et des femmes, à travail égal, enre-
gistre des écarts en Chine.
88. Expression utilisée par Showalter 1977 et phénomène auquel celle-ci consacre un cha-
pitre entier, qui débute par la phrase « Pour leurs contemporains, les femmes écrivains
du dix-neuvième siècle étaient d’abord des femmes et des artistes en deuxième lieu »
(Showalter 1977, p. 73).
246 FRANÇOISE ROBIN
91. Dans La Fleur vaincue par le gel (Thöndrupgyäl 2006), Lha skyid n’ose s’opposer à
la décision de son père de la marier à quelqu’un qu’elle n’aime pas, et c’est sa mère
qui joue l’intermédiaire et qui plaide en sa faveur.
92. Gzungs phyug skyid 2005.
93. Pour une évocation synthétique des vues négatives sur la féminité dans la religion
bouddhique indo-tibétaine, voir Schaeffer 2004, p. 92-96, 98-103, et Tsering Chotso
1997, p. 64-66.
248 FRANÇOISE ROBIN
J’écris de la poésie » (Chung ma gnyid zin / Ngas snyan ngag ’bri bzhin
yod, 1994) 94, de ’Brong. Dans ce texte en vers libres, le jeune auteur offre
un tableau de son intérieur quotidien, où il pose en tant que créateur,
tandis que son épouse, passive, dort et rêve :
Mon épouse s’est endormie Elle rêve
Son rêve m’encourage
Encourage ma poésie et ma nuit […]
Je bois une gorgée d’alcool
Et je pense
Qu’elle doit faire un beau rêve
De rayons de soleil, d’herbe verte De lait, de yaourt Et d’agneaux […]
Mon épouse s’est endormie
J’écris des poèmes.
Sous cette évocation, en apparence innocente et charmante, d’une inti-
mité rarement révélée au lecteur, ce poème se distingue par son insidieux
machisme : le rôle dévolu à l’épouse est ici mineur, elle est éventuelle-
ment considérée comme une muse (« son rêve m’encourage »), mais elle
est surtout caractérisée par sa passivité. Son monde onirique est simple,
peu sophistiqué (la nature, la tradition), voire enfantin. Seul le mari-poète
veille : aux aguets, inquiet, il réfléchit à son avenir, il se pose de grandes
questions 95. Mais, en réalité, cette vision, ce tableau ne nous sont-ils pas
fournis par le mari, confiant et serein dans son identité masculine ? Que
sait-il exactement, que savons-nous de l’univers mental, des représenta-
tions intérieures des femmes ? Comme nous l’avons vu, certaines d’entre
elles, dont les réflexions nous parviennent par le biais de la poésie qu’elles
écrivent, sont loin de cette image d’innocence et de naïveté confiante.
Enfin, exilée depuis 2002 à Dharamsala où elle travaille comme édi-
trice pour le bureau de préservation des écrits de la lignée de Sle lung 96,
Gzungs phyug skyid a préfacé le premier recueil de poèmes de sa consœur
Tshe ring skyid 97. Après les politesses d’usage, où elle décline toute capa-
cité personnelle à rédiger un tel texte, elle consacre quelques lignes au
sort des femmes tibétaines :
Voici longtemps que nous autres, les femmes, courbons la tête face une
société plongée dans les ténèbres. Cela dure depuis toujours et se poursuit
aujourd’hui encore. Cette [situation] représente l’échec infligé par les
limitations d’une époque. Nous voici à un tournant et « Vu à travers les
tresses » [ 98] figure comme un mouvement nouveau et un guide vraiment
sincère.
On ne peut terminer ce tour d’horizon de la poésie féminine de langue
tibétaine au Tibet sans dresser le portrait de Dpal mo. Née en 1966, maître
de conférences de tibétain à l’Institut des nationalités du Nord-Ouest (Lan-
zhou), Dpal mo est poète 99 et essayiste. Véritable femme de lettres, mais
également activiste sociale, Dpal mo incarne depuis quelques années le
mouvement littéraire féminin et féministe en raison des trois entreprises
importantes qu’elle a lancées. Tout d’abord, elle a fondé en 2004 le pre-
mier journal tibétain spécialement destiné aux femmes : Gangs can skyes
ma’i tshags par (Journal des femmes du pays des neiges). Il est particu-
lièrement remarquable que cette publication n’ait pas bénéficié de sou-
tien officiel : en effet, alors que le concept de « journal féminin » était
entré dans les mœurs en Chine dès les premières années du XXe siècle,
où furent lancés un nombre important de périodiques à l’intention des
femmes 100, alors que les dirigeants de la RPC se sont intéressés à la ques-
tion du statut de la femme, alors que la RPC a depuis les années 1950
soutenu la création de divers journaux et magazines en tibétain visant
des publics différents (les enfants, les jeunes, les cadres locaux, les ensei-
gnants, et d’autres catégories encore), on s’explique difficilement l’inaction
97. Gzungs phyug skyid s.d. Tshe ring skyid (née en 1983) a acquis une certaine notoriété
en décrochant le titre controversé et hautement politisé de Miss Tibet en 2003 (voir le
site www.misstibet.com pour des précisions). D’autre part, elle a fondé le mouvement
« Femmes tibétaines » (Bod kyi bud med) en Autriche en septembre 2004.
98. Surnom qu’elle a donné au recueil de poésie dont ce texte est la préface.
99. Ainsi qu’il a été dit en début d’article, Bde skyid sgrol ma et Dpal mo étaient les deux
seules femmes poètes invitées à la réunion poétique « Torrent de la jeunesse » (juillet
2005, Qinghai).
100. Le premier en 1902, suivi par de nombreux autres (voir Larson 1998, p. 29). En répu-
blique populaire de Chine, le magazine féminin « Femmes chinoises » (Zhongguo
funü) paraissait déjà en 1954 (Thakur 1995, p. 49).
250 FRANÇOISE ROBIN
101. En exil, qui n’est pas à la pointe de l’innovation en matière littéraire, l’association des
femmes tibétaines (Tibetan Women’s Association) publie son propre journal (Dolma:
The Voice of Tibetan Women) depuis au moins 1991.
102. « Le terme bud signifie faire irruption, grossir, monter, s’élever, se manifester, etc. Par
exemple, les termes bud sgo (bourgeons) pour la moisson, skye bud pour le bétail, khri
la bud pour l’intronisation, et autres, indiquent un éveil positif [positive arousal]…
Donc, le terme bud med signifie au sens propre “non-développé” ou “sous-développé”,
indiquant donc un statut inférieur à celui du sexe opposé » (Tsering Chotso 1997,
p. 60).
103. L’épouse, elle, est appelée parfois chung ma (la petite) ou nag mo (la noire). Le noir
est connoté négativement dans le monde tibétain.
104. Voir également Aziz 1987, p. 74 pour une réflexion sur l’usage discriminant des pro-
noms personnels masculins et féminins.
105. Voir plus loin.
DES POÈMES ET DES FEMMES 251
106. Gangs can skyes ma’i tshags par 12/2004, p. 1. Emphase ajoutée.
107. Là, bien sûr, leurs auteurs, si ce sont des femmes, ne devront pas attendre la constitu-
tion d’un cahier consacré à la littérature féminine pour être publiées… avec le danger
inverse d’être systématiquement publiées sans prise en compte de la qualité littéraire
du texte, mais sur le seul critère du sexe de l’auteur.
108. Cité dans Thakur 1995, p. 10.
109. Gangs can skyes ma’i tshags par 12/2004, p. 1.
252 FRANÇOISE ROBIN
110. http://ti.tibet.cn/women/main.html.
111. Dpal mo 2005. Le « crochet porte-seau » (bzho lung) est un petit accessoire que les
femmes nomades portent constamment accroché à la ceinture et auquel, comme son
nom l’indique, elles accrochent leur seau quand elles traient le bétail.
DES POÈMES ET DES FEMMES 253
112. Zide 1993. Ce projet ne fut pas facilement mené : « on aurait dit que la mise sur pied
d’une telle anthologie de “femmes” était une aberration cocasse, qui ne pouvait être à
l’initiative que d’une femme “occidentale” » (Zide 1993, p. XXVIII).
113. Titre que je ne sais pas traduire. Ce poème se compose de neuf parties, correspondant
aux neuf mois de la grossesse, chaque mois étant associé à un sentiment (dans l’ordre :
bonheur, doute, joie, regret, émerveillement, dépression, crainte, tristesse et beauté).
114. Voir note 93 ci-dessus.
115. Au Tibet, on n’évoque pas la grossesse de peur d’attirer le mauvais œil sur la mère
et l’enfant, et la naissance est fortement taboue car porteuse de pollution symbolique
(grib) qui peut entraîner divers dysfonctionnements. On peut prendre la mesure de ces
254 FRANÇOISE ROBIN
interdits en lisant le bref article de ’Jam dbyangs skyid, publié en 2006 : dans certains
milieux peu éduqués, écrit-elle, les femmes tibétaines vont accoucher dans l’étable
pour que la pollution associée à la naissance se dissolve parmi celle des animaux et,
ainsi, n’affecte pas la maisonnée. ’Jam dbyangs skyid rappelle comment sa propre
mère lui a reproché d’avoir trop rapidement regagné le domicile conjugal après la
naissance de son premier enfant car, toujours porteuse de pollution (grib), elle allait
assurément contaminer son mari (http://www.tibettl.com/blog/user1/jamyankkyi/
archives/2006/5345.html). Pour d’autres considérations sur la conception tibétaine de
la grossesse, on pourra se reporter à Adams et al. 2005.
116. Makley 1997, p. 13.
117. Joseph et al. 2003, p. 5.
118. Hartley 2005b, p. 6. Ma propre banque de données qui recense les nouvelles publiées
dans divers magazines littéraire n’inclut pas même 1 % d’auteurs féminins. Ce
DES POÈMES ET DES FEMMES 255
snang gi zlos gar (Tragédie), a paru en 2005 119. La plus célèbre femme
auteur de nouvelles en tibétain, Tshe ring dbyangs skyid (née au début des
années 1960 à Gzhis ka rtse), a publié une anthologie de ses œuvres 120. Le
domaine du reportage journalistique a lui aussi vu émerger une femme
engagée : en 2005 et 2006, ’Jam dbyangs skyid, chanteuse et présenta-
trice à la télévision du Qinghai, épouse d’un célèbre intellectuel et polé-
miste de l’Amdo, Lha mo skyabs 121, a pris la plume pour publier ses
phénomène n’est pas unique au Tibet : Virginia Woolf, qui a consacré aux femmes en
écriture un ouvrage qui fait toujours référence, Une chambre à soi (A Room of One’s
Own, 1924), avait relevé que, « en France comme en Angleterre, les femmes poètes
précèdent les femmes romancières » (Woolf 1992, p. 99). Elle explique la prédomi-
nance du genre poétique chez les femmes pour quatre raisons principales : celles-ci
ont incorporé le rythme et le style des berceuses et des chants populaires qu’elles
chantent à leurs enfants ; deuxièmement, elles sont confinées à leur sphère domes-
tique et voyagent peu, un mode de vie qui restreint leur horizon social et donc leur
capacité à imaginer des histoires complexes et animées ; troisièmement, il n’existe
ni précédent ni tradition d’écriture féminine avant le XIXe siècle ; enfin, il faut moins
de temps pour jeter un poème sur le papier que pour composer tout un roman (ou
une nouvelle) recelant des relations complexes entre des personnages bien distincts
(Woolf 1992, p. 87-117). Tolstoï aurait-il pu écrire Guerre et Paix s’il avait passé sa
vie dans un manoir isolé, s’il avait été coupé d’une vie sociale riche comme la majo-
rité des femmes à son époque ? demande Woolf (Woolf 1992, p. 104-105). Une autre
explication à la prédilection des femmes pour la poésie est fournie par la poétesse
indienne contemporaine Mridula Garg : la poésie, selon elle, « se prête sans effort à
l’ambiguïté. Elle peut être utilisée comme un bouclier, en leur [les femmes] donnant
la liberté de s’exprimer sans crainte car chaque lecteur comprend un poème différem-
ment » (cité dans Joseph et al. 2003, p. 22).
119. Tshe sgron skyid 2005.
120. Tshe ring dbyangs skyid 2007. Tshe ring g.yang skyid est l’unique femme à figurer
dans l’anthologie des meilleures nouvelles en deux volumes, parue à l’occasion du
vingtième anniversaire du magazine Pluie de miel, en 2001. Cette enseignante de
langue et littérature tibétaines en lycée à Lhasa est par ailleurs l’épouse du célèbre
écrivain et journaliste Bkra shis dpal ldan (né en 1960).
121. La mention de l’identité et de l’activité du mari de ces femmes de lettres ne doit pas être
interprétée comme un aveu de la non-autonomie des femmes. En réalité, ces détails
sont ici fournis pour montrer que les femmes mariées à des intellectuels semblent
avoir un accès plus aisé à l’écriture, peut-être parce qu’elles bénéficient d’encoura-
gements de la part de leur époux. Bde skyid sgrol ma fait exception : son mari n’est
certes pas un intellectuel, mais il a contribué au financement de la publication de son
recueil Larmes de la poésie (Bde skyid sgrol ma 2002, p. 206). Outre celles qui sont
mariées à des intellectuels, on trouve aussi un nombre non négligeable de femmes non
mariées et / ou sans enfants à un âge relativement avancé (Dpal mo, Gzungs phyug
skyid, Chos ’dzin) parmi les femmes de lettres. Les femmes célibataires et / ou sans
256 FRANÇOISE ROBIN
tains parue en exil en 2004 127. Du côté des auteurs sinophones, Pad dkar
(née en 1964 en Amdo et exilée en 1993), bien que plasticienne et non
écrivain, doit être ici citée pour avoir publié en 2004 en Inde l’opuscule
féministe sans concession intitulé Women’s Status in Tibetan Society. Don’t
Laugh at Women’s Hardship (Le Statut des femmes dans la société tibé-
taine. Ne vous moquez pas de la difficulté [sic] des femmes) 128. Traduit
du chinois, de format aussi réduit que son ton est incisif, ce livre dénonce
non seulement la discrimination dont sont victimes les femmes dans la
société tibétaine, mais la résignation des principales intéressées, autocri-
tique à laquelle Bde skyid sgrol ma avait déjà procédé : « les Tibétaines
ne font qu’accepter passivement la division traditionnelle entre la nais-
sance masculine, de bon augure, et la naissance inférieure féminine ; elles
détestent leur propre sexe et envient celui de l’homme » 129. Dressant la
liste d’éminentes Tibétaines, Pad dkar entremêle ses souvenirs, son expé-
rience de femme au Tibet puis en exil et enfin ses propres poèmes, où elle
revendique le droit, pour les femmes, de ne pas sacrifier leur épanouis-
sement à leur famille et leur conjoint. Cette préoccupation est récurrente
parmi les Tibétaines féministes, et rompt avec l’attitude d’effacement et
d’oubli de soi qui caractérise les femmes adultes et qui est attendu d’elles
dans le monde tibétain. Dans les sphères plus spécifiquement littéraires,
et non féministes, les Tibétaines sinophones ont devancé leurs consœurs
tibétophones puisque, dès les années 1990, elles ont acquis une certaine
notoriété dans le monde sino-tibétain : citons Meizhuo (tib. : Me sgron),
Geyang (tib. : Dge g.yang ?, née en 1972 à Dagyab, Kham), Yangzhen
(tib. : Dbyangs don, née à Lhasa en 1963) 130 et surtout Weise (tib. : ’Od
zer, née en 1966 à Lhasa). Depuis l’interdiction de ses Notes sur le Tibet
(Xizang Biji, 2003) et son licenciement du poste de vice-rédactrice en
chef de Xizang Wenxue, le plus important magazine de littérature sino-
phone au Tibet, Weise est devenue la porte-parole publique, gênante
pour le régime chinois, des Tibétains dont l’identité est fragmentée par la
127. « Mother » ; « A Voice » ; « Freedom » ; « Nangsel » ; « They Are Still Too Young » ;
« Love Story of the Snail Queen » ; « A Whisper » ; « Destination, Heart » ; « Silent
souls » ; « Stolen Moments of Life » ; « Twilight’s Delight » ; « The Mother Cuckoo »
(cf. Buchung Sonam 2004). Ces poèmes sont également consultables en ligne sur
www.tibetwriters.org.
128. Monsal 2004.
129. Monsal 2004, p. 4-5.
130. On trouvera des traductions de quelques écrits de ces trois auteurs dans Stewart et
Shakya 2000.
258 FRANÇOISE ROBIN
131. Il y a contradiction toutefois sur ce point puisque le règlement précise ailleurs que les
essais peuvent être rédigés en anglais ou en tibétain (cf. http://www. tibetanwomen.
org/press/2007/2007.04.23-dolma_essay_competition.html).
132. Voir le site internet www.tibetanwomen.org.
DES POÈMES ET DES FEMMES 259
raires de l’exil. Outre cette impulsion venue de l’Amdo, il est certain que
la personnalité et l’engagement pour la cause de tibétaine de ’Od zer
ont contribué à faire exister la littérature féminine aux yeux des orga-
nisatrices, qui jusqu’à maintenant avaient passablement ignoré l’activité
littéraire des Tibétaines : en effet, ’Od zer est une des trois éminentes
Tibétaines à avoir son portrait dressé dans la dernière livraison du bulletin
de l’association, avec Jetsun Pema (tib. : Rje btsun Padma), sœur de l’ac-
tuel dalaï-lama et fondatrice du réseau des écoles tibétaines en exil, ainsi
que Rinchen Khando Choegyal (tib. : Rin chen mkha’ ’gro chos rgyal),
fondatrice du TWA.
Conclusion
On ne peut que souligner l’étonnant parallèle entre l’évolution de la
poésie des femmes au Tibet et ailleurs dans le monde, telle qu’elle a été
caractérisée par l’une des premières spécialistes de la littérature féminine,
Elaine Showalter. Selon elle, la littérature des femmes (qu’elles soient
américaines, juives, canadiennes ou noires) a connu trois étapes, caractéri-
sées en anglais par les termes « feminine », « feminist » et « female » :
D’abord, il y a une phase prolongée d’imitation des modalités prévalentes
dans la tradition dominante, et d’internalisation de ses standards artis-
tiques et de ses positions en matière de rôle social. Deuxièmement, il y a
une phase de contestation de ces standards et ces valeurs, et le plaidoyer
en faveur des droits des minorités et de leurs valeurs, parmi lesquelles
l’exigence d’autonomie. Enfin, il y a une phase d’auto-découverte, un
retour sur soi libéré de la dépendance induite par l’opposition, et une
quête identitaire 133.
L’aventure de la littérature tibétophone des femmes au Tibet s’ins-
crit donc dans un schéma attesté sous d’autres continents et dans d’autres
cultures. Et, comme ailleurs, l’accession des femmes à une pleine partici-
pation à la scène littéraire n’est pas encore acquise, mais un premier pas
a été franchi par quelques pionnières qui n’ont pas craint de remettre en
cause la doxa selon laquelle les femmes ne pouvaient prendre la parole
publiquement sans trahir leur fonction première – exister pour le bien de
leurs proches (parents, mari, enfants). Cependant, pour asseoir leur pré-
sence, les femmes de lettres tibétaines ont dû se forger elles-mêmes des
plages, des lieux où elles pouvaient être publiées en tant qu’auteurs, et
non en tant que femmes. Les Tibétaines ont encore du chemin à parcourir
avant que d’atteindre à une réelle égalité dans le domaine des lettres et,
plus largement, de la société. En effet, à la différence de ce qui s’est passé
en Chine et au Japon à la fin du XIXe siècle 134, mais comme cela s’est sou-
vent passé en Occident 135, elles mènent seules jusqu’à maintenant leur
entreprise féminine / -iste, bénéficiant de peu de soutien de la part de leurs
collègues masculins au Tibet. Ceci est d’autant plus étonnant que Dge
’dun chos ’phel (1903-1951), un intellectuel moderne des plus influents
actuellement parmi les couches éduquées, en exil comme au Tibet, a « fait
preuve de sensibilité envers les épreuves des femmes, victimes des cou-
tumes sociales et du système légal 136 » et avait une « conception de la
femme… franchement égalitaire 137 ». Un quatrain qu’il a composé est
d’ailleurs cité en exergue du recueil de poésies contemporaines Le Cro-
chet porte-seau :
Que l’on vise son propre bien ou celui de son pays,
Que ce soit le règne royal ou la subsistance d’un mendiant,
Quelles que soient les actions entreprises, petites ou grandes,
Seules les femmes sont indispensables 138.
Les préfaces des recueils de poésie ou de nouvelles recèlent, ça et
là, des déclarations favorables à une amélioration de la condition fémi-
nine au Tibet. Ainsi, le poète Yi dam tshe ring (1933-2004) a déclaré en
2002 :
Les intellectuelles, les auteurs, les poétesses, les chanteuses, les femmes
d’affaires tibétaines qui vivent au Tibet ou hors du Tibet sont le symbole
de la progression, la touche de couleur de l’honneur national et l’espoir
futur des Tibétains 139.
134. Sous les Qing, « ce sont des savants [male scholars], plus que les femmes écrivains
elles-mêmes, qui furent le principal moteur éditorial derrière la plupart des premières
anthologies féminines » (Chang 1997, p. 150).
135. « Les femmes ont souvent été les plus ferventes à reconnaître mutuellement leurs
réussites » (Gilbert et Gubar 1984, p. 523).
136. Hopkins 1992, p. 50.
137. Stoddard 1985, p. 202.
138. « Rang gi rang don yul gyi spyi don dang / Rgyal bo’i rgyal srid sprang bo’i ’tsho thabs
sogs / Che chung bya ba gang dang gang byed kyang / Med du mi rung ba ni bud med
yin » (cité dans Dpal mo 2005, p. 1).
139. Cité par Nor sde 2006, p. 7.
DES POÈMES ET DES FEMMES 261
Dans les nouvelles, également, il arrive que les auteurs tibétains mas-
culins louent les femmes tibétaines pour leur endurance, leur patience,
leur abnégation. Cependant, ils n’ont accordé jusqu’à maintenant que peu
de place dans leurs discussions et leurs écrits théoriques à la question
des femmes au Tibet. Avec la visibilité croissante d’un certain nombre
de poétesses et activistes féministes dans la sphère littéraire (Dpal mo,
Bde skyid sgrol ma, Tshe ring skyid, Gzungs phyug skyid – sans oublier
’Od zer pour le monde tibétain sinophone) et la multiplication des initia-
tives féminines / -istes, on peut penser que les conditions seront bientôt
réunies pour que cette nouvelle littérature trouve son public chez les
hommes, modifiant ainsi leur vision de la femme en écriture et, plus lar-
gement, dans la société, et bien sûr inspire d’autres femmes en quête de
modèles.
A NNEXE
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