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Les voyages ont-ils pour but de nous permettre de nous remettre en question?
Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant
sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances
personnelles.
Montesquieu, Lettres persanes (1721)
Il n’y a d’homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé
vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie. Les habitudes étroites et uniformes que
l’homme prend dans sa vie régulière et dans la monotonie de sa patrie, sont des
moules qui rapetissent tout: pensée, philosophie, religion, caractère, tout est plus
grand, tout est plus juste, tout est plus vrai chez celui qui a vu la nature et la société
de plusieurs points de vue. Il y a une optique pour l’univers matériel et intellectuel.
Voyager pour chercher la sagesse était un grand mot des anciens; ce mot n’est pas
compris de nous: ils ne voyageaient pas pour chercher seulement des dogmes
inconnus et des leçons des philosophes, mais pour tout voir et tout juger. Pour moi,
je suis constamment frappé de la façon étroite et mesquine dont nous envisageons
les choses, les institutions et les peuples; et si mon esprit s’est agrandi, si mon coup
d’oeil s’est étendu, si j’ai appris à tout tolérer en comprenant tout, je le dois
uniquement à ce que j’ai souvent changé de scène et de point de vue. Étudier les
siècles dans l’histoire, les hommes dans les voyages et Dieu dans la nature, c’est la
grande école; nous étudions tout dans nos misérables livres, et nous comparons tout
à nos petites habitudes locales. Et qui est-ce qui a fait nos habitudes et nos livres?
Des hommes aussi petits que nous. Ouvrons le livre des livres; vivons, voyons,
voyageons: le monde est un livre dont chaque pas nous tourne une page; celui qui
n’en a lu qu’une, que sait-il?
Montaigne, Essais (1580)
Or, je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de
sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai, il semble que nous n’avons
autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usance
du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police,
parfait et accompli usage de toutes choses.
Chacun rapporte pour son trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à
l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes
les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître fait une grande
assemblée de ses connaissances; il attache une corde à l’un des bras du prisonnier,
par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d’en être offensé,
et donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même; et eux deux, en
présence de toute l’assemblée, l’assoment à coups d’épée. Cela fait, ils le rôtissent
et en mangent en commun, et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont
absents. Ce n’est pas comme on pense pour s’en nourrir, ainsi que faisaient
anciennement les Scythes; c’est pour représenter une extrême vengeance. Je ne
suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle
action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés
aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le
manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de
sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux
pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non
entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est
sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est
trépassé.
Chrysippus et Zénon, chefs de la secte stoïque, ont bien pensé qu’il n’y avait
aucun mal à se servir de notre charogne à quoi que ce fût pour notre besoin, et d’en
tirer de la nourriture; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville
d’Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards,
des femmes et autres personnes inutiles au combat.
Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toutes sortes d’usages pour
notre santé; soit pour l’appliquer au dedans ou au dehors; mais il ne se trouvât
jamais une opinion si déréglée qui excuse la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la
cruauté qui sont nos fautes ordinaires. Nous les pouvons donc bien appeler
barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les
surpassons en toutes sortes de barbarie.
Kano Domi, détail d’un paravent de style Nanban (1595)