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du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le

Comment concilier éducation et nature ? témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra
 La leçon n’a pas pour objet le
savoir par cœur, mais la
d’apprendre il le lui fasse mettre en cent visages, et accommoder à autant construction du sens.
de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien. Prenant  L’apprentissage est digestion
 L’éducation a-t-elle en vue la l’instruction de son progrès des pédagogismes15 de Platon. / C’est (et non soumission à l’autorité
transmission du savoir ou la témoignage16 de crudité et indigestion que de regorger la viande17 comme d’autrui), processus
formation du jugement de d’assimilation, et donc,
l’a avalée : L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon
l’enfant ? nécessairement, transformation
À un enfant de maison1, qui recherche les lettres, non pour le gain (car une et la forme, à ce qu’on lui avait donné cuire18. Notre âme ne branle qu’à
 L’étude ne vise pas en une matière propre.
fin si abject, est indigne de la grâce et faveur des Muses, et puis elle regarde l’enrichissement matériel mais crédit19 : liée et contrainte à l’appétit20 des fantaisies d’autrui, serve et
et dépend d’autrui) ni tant pour les commodités externes2, que pour les l’enrichissement spirituel, elle ne captivée21 sous l’autorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux
siennes propres, et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie cherche à faire advenir un cordes22, que nous n’avons plus de franches23 allures : Notre vigueur et
d’en tirer un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on homme savant mais un homme liberté est éteinte. « Ils deviennent jamais leur propre tuteur »24. / (...) Qu’il lui
fût soigneux de lui choisir un conducteur3, qui eût plutôt la tête bien faite, droit. fasse tout passer par l’étamine25, et ne loge rien en sa tête par simple
que bien pleine, et qu’on y requit tous les deux, mais plutôt les mœurs et  Le gouverneur doit avoir la tête autorité, et à crédit26. (...) Car s’il embrasse les opinions de Xenophon et
l’entendement que la science. Et qu’il se conduisît en sa charge d’une bien faite plutôt que la tête bien de Platon, par son propre discours27, ce ne seront plus les leurs, ce seront
nouvelle manière. // On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui pleine. les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne
Le gouverneur ne doit pas verser cherche rien. « Nous ne sommes pas en royauté, que chacun se revendique pour
verserait4 dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on
le savoir dans l’esprit de l’enfant,
nous a dit. / Je voudrais qu’il corrigeât cette partie : et que de belle arrivée5, soi »28. Qu’il sache qu’il sait, au moins. Il faut qu’il emboive29 leurs
mais, attentif à la personne de
selon la portée de l’âme, qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes : Et qu’il oublie hardiment
son élève, il exerce ses facultés.
montre6, lui faisant goûter les choses, les choisir, et discerner d’elle-même. s’il veut, d’où il les tient mais qu’il se le sache approprier. / La vérité et la
Quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne raison sont communes à un chacun30, et ne sont non plus à qui les a dites
veux pas qu’il invente, et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler premièrement31, qu’à qui les dit après. Ce n’est non plus selon Platon que
à son tour. Socrates et depuis, Archesilas faisaient premièrement parler selon moi, puisque lui et moi l’entendons et voyons de même. Les abeilles
leurs disciples et puis ils parlaient à eux. « Bien souvent l’autorité de ceux qui pillottent32 deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout
enseignent nuit à ceux qui veulent apprendre »7. / Il est bon qu’il le fasse trotter leur, ce n’est plus thym, ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées
devant lui pour juger de son train et juger jusques à quel point il se doit d’autrui, il les transformera et confondra33, pour en faire un ouvrage tout
ravaler8 pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion9 nous sien : à savoir son jugement : Son institution34, son travail et étude ne vise
gâtons tout, et de la savoir choisir et conduire bien mesurément, c’est l’une qu’à le former.
des plus ardues besognes que je sache : et est l’effet d’une haute âme et
bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles10 et les guider. Je Montaigne, Essais, I, « De l’institution des enfants », XXVI, éd. d’Émmanuel Naya, p. 318, 1580.
marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val 11. Ceux qui comme porte
notre usage, entreprennent d’une même leçon, et pareille mesure de
conduire, régenter12 plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce C’est un bel et grand agencement sans doute, que le Grec et Latin, mais
n’est pas merveille13 si en tout un peuple d’enfants, ils en rencontrent à on l’achète trop cher. Je dirai ici une façon d’en avoir meilleur marché que
peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline 14. de coutume, qui a été essayée en moi-même. S’en servira qui voudra. ///
// Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais

1 un enfant noble. 19
ne bouge qu’en se fiant à autrui.
2 pour les avantages extérieurs. 20
au désir.
3 un guide. 21
captive.
4 comme si l’on versait.
22
5 d’emblée.
bridés.
23
6 la piste où l’on examine les chevaux. libres.
24
7 Cicéron, De natura deorum, I, V, 10. Sénèque, Lettres à Lucilius, XXXIII, 10.
25
8 baisser. que le gouverneur soumette tout au filtre du jugement de son élève.
26
9 sans cette adaptation. en se fiant à autrui.
27
10 à ses mouvements d’enfant. raisonnement.
11 en montant qu’en descendant. 28
Sénèque, Lettres à Lucilius, XXXIII, 4.
12 de faire cours à. 29
qu’il s’imbibe.
13 pas étonnant. 30
à tous.
14
enseignement. 31
pas plus à qui les a énoncées d’abord.
15
réglant la progression de ses leçons sur la pédagogie. 32
butinent.
16
symptôme. 33
fusionnera.
17
rendre la nourriture. 34
éducation.
18
digérer.
Feu35 mon père, ayant fait toutes les recherches qu’homme peut faire,  Comment instruire un enfant de51 la mienne : Car il avait lors en charge ce Comte de Brissac, que nous  Montaigne apprit le grec par le
parmi les gens savants et d’entendement, d’une façon d’institution sans contrarier sa nature, sans avons vu depuis si valeureux et si brave. // Quant au grec, duquel je n’ai jeu.
exquise36, fut avisé de cet inconvénient, qui était en usage : Et lui disait-on que l’apprentissage soit vécu quasi du tout52 point d’intelligence, mon père desseigna53 me le faire  Le projet éducatif du père de
que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur37 comme un effort ? apprendre par art, Mais d’une voie nouvelle, par forme d’ébat54 et Montaigne préconisait la
coûtaient rien est la seule cause, pourquoi nous ne pouvions arriver à la  Le père de Montaigne s’enquit d’exercices : Nous pelotions55 nos déclinaisons : à la manière de ceux, qui douceur et non la rigueur, la
grandeur d’âme et de connaissance des anciens Grecs et Romains. Je ne auprès de savants d’une par certains jeux de tabliers56 apprennent l’Arithmétique et la Géométrie. liberté et non la contrainte, le
crois pas, que c’en soit la seule cause. // Tant y a, que38 l’expédient39 que méthode permettant // Car entre autres choses, il avait été conseillé, de me faire goûter la respect de la nature de l’enfant
mon père y trouva, ce fut qu’en nourrice, et avant le premier dénouement l’apprentissage rapide du latin. science et le devoir, par une volonté non forcée, et de mon propre désir, et non l’emploi de la force.
 Afin que le jeune Montaigne  Montaigne était éveillé en
de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort et d’élever mon âme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte.
apprenne aisément le latin, son musique pour ne pas troubler la
fameux médecin en France, du tout40 ignorant de notre langue, et très bien / Je dis jusques à telle superstition, que parce qu’aucuns tiennent57, que tendresse de son esprit.
père interdit à quiconque de
versé en la Latine. Cettui-ci, qu’il avait fait venir exprès, et qui était bien parler à son fils autrement qu’en
cela trouble la cervelle tendre des enfants, de les éveiller le matin en
chèrement gagé, m’avait continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec latin. Son précepteur (un sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés beaucoup
lui deux autres moindres en savoir, pour me suivre, et soulager le premier : allemand qui ignorait le français) plus que nous ne sommes) tout à coup, et par violence, il me faisait éveiller
Ceux-ci ne m’entretenaient d’autre langue que Latin. Quant au reste de sa ne lui parlait qu’en latin. par le son de quelque instrument, et ne fus jamais, sans homme qui s’en
maison, c’était une règle inviolable, que ni lui-même, ni ma mère, ni valet,  L’emploi de ce procédé eut pour servît. / Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander
ni chambrière41, ne parlaient en ma compagnie, qu’autant de mots de Latin, résultat que les parents de aussi et la prudence et l’affection d’un si bon père. Auquel il ne se faut
que chacun avait appris pour jargonner42 avec moi. // C’est merveille du Montaigne et les domestiques nullement prendre, s’il n’a recueilli aucuns fruits répondant à une si exquise
fruit que chacun y fit43. Mon père et ma mère y apprirent assez de Latin acquirent un usage suffisant du culture.
pour l’entendre : et en acquirent à suffisance, pour s’en servir à la nécessité. latin, et que le jeune Montaigne
Comme firent aussi les domestiques, qui étaient plus attachés à mon maîtrisa à six ans un latin Montaigne, Essais, I, « De l’institution des enfants », XXVI, éd.
parfaitement fluide, sans  Faut-il former le corps à la
service. Somme44, nous nous Latinisâmes tant, qu’il en regorgea jusques à d’Émmanuel Naya, p. 351, 1580.
châtiments ni efforts. dureté ou à l’âpreté ? à la
nos villages tout autour : où il y a encore, et ont pris pied par l’usage, délicatesse (aux choses difficiles
plusieurs appellations Latines d’artisans et d’outils. / Quant à moi, j’avais et artificielles) ou à
plus de six ans, avant que j’entendisse non plus de Français ou de J’use familièrement de viandes58 salées : si aimé-je mieux59 le pain sans sel, l’austérité (aux choses faciles et
Périgourdin, que d’Arabesque45 : Et sans art, sans livre, sans grammaire ou et mon boulanger chez moi, n’en sert pas d’autre pour ma table, contre naturelles) ?
précepte, sans fouet, et sans larmes, j’avais appris du Latin, tout aussi pur l’usage du pays. / On a eu en mon enfance principalement à corriger, le  La délicatesse de la vie
que mon maître d’école le savait : Car je ne le pouvais avoir mêlé ni altéré. refus, que je faisais des choses que communément on aime le mieux en cet austère :
Si par essai46 on me voulait donner un thème, à la mode des collèges, on âge, sucres, confitures, pièces de four60. Mon gouverneur61 combattit cette Le raffinement d’une sensibilité
le donne aux autres en Français : mais à moi il me le fallait donner en haine de viandes délicates62, comme une espèce de délicatesse. Aussi n’est- subtile, exigeante (délicatesse
mauvais Latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Groucchi, qui a écrit de elle autre chose, que difficulté de goût, où qu’il s’applique. Qui ôte à un positive) :
comitiis Romanorum, Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George enfant certaine particulière et obstinée affection au pain bis63, et au lard,  Depuis l’enfance, Montaigne est
ou à l’ail, il lui ôte la friandise64. Il en est, qui font les laborieux, et les doué d’un goût difficile,
Bucanan, ce grand poète Ecossais, Marc Antoine Muret, que la France et
exigeant, qui lui faisait haïr les
l’Italie reconnaît47 pour le meilleur orateur du temps, mes précepteurs patients, pour regretter le bœuf, et le jambon, parmi les perdrix : ils ont
plats sucrés.
domestiques, m’ont dit souvent, que j’avais ce langage en mon enfance, si bon temps65 ; // c’est la délicatesse des délicats, c’est le goût d’une molle
prêt et si à main48 qu’ils craignaient à m’accoster49. Bucanan, que je vis fortune, qui affadit aux66 choses ordinaires et accoutumées : « par lesquelles
depuis à la suite de feu monsieur le Maréchal de Brissac, me dit, qu’il était le luxe déjoue le dégoût des richesses »67. Laisser à faire bonne chère de ce qu’un
après à écrire de l’institution50 des enfants : et qu’il prenait l’exemplaire

35 Feu. Mort. Synon. défunt. 51 exemple sur.


36 Exquis. Vx, littér. [En parlant d’une chose] Qui est recherché, remarquable en son genre. D’apr. le lat. exquisitus « choisi, recherché, raffiné ». 52 presque pas.
37 aux Anciens. 53 eu pour dessein de.
38 toujours est-il que. 54 jeu, divertissement.
39 Expédient. Moyen ingénieux auquel on recourt pour sortir d’une situation délicate. 55 échangions comme en jouant à la balle.
40 entièrement. 56 jeux de table, comme les échecs ou les dames.
41 Chambrière. Vx et littér. Synon. femme de chambre. 57 certains soutiennent.
42 Jargonner. S’exprimer plus ou moins correctement, de façon plus ou moins intelligible dans une langue dont on maîtrise mal les structures et le 58 nourriture quelconque.

vocabulaire. 59 pourtant je préfère.


43 en retira. 60 pièce de pâtisserie, cuite au four.
44 bref. 61 précepteur.
45 d’arabe. 62 d’aliments raffinés.
46 par exercice. 63 pain de qualité inférieure, de couleur gris-brun, à cause du son qu’il contient.
47 reconnaissent. 64 la gourmandise.
48 disponible. 65 ils ont beau jeu.
49 de m’adresser la parole. 66 c’est le goût formé par un sort trop peu exigeant qui se dégoûte des.
50 en train d’écrire sur l’éducation. 67 Sénèque, Lettres à Lucilius, XVIII, 7.
autre la fait68, avoir un soin curieux69 de son traitement, c’est l’essence de  La délicatesse de la vie Enfant, on ne cesse de crier à nos oreilles, comme si l’on versait dans un
ce vice, luxueuse : entonnoir, et l’on nous demande seulement de redire ce que l’on nous a
« Si tu crains de dîner de quelque légume dans une modeste assiette »70. / La délicatesse d’une sensibilité dit. Je voudrais que le précepteur change cela, et que dès le début, selon la
Il y a bien vraiment cette différence, qu’il vaut mieux obliger son désir aux accoutumée au luxe (délicatesse capacité de l’esprit dont il a la charge, il commence à mettre celui-ci sur la
choses plus aisées à recouvrer71, mais c’est toujours vice de s’obliger. négative) : piste, lui faisant apprécier, choisir et discerner les choses de lui-même.
J’appelais autrefois, délicat un mien parent, qui avait désappris en nos  une molle existence affadit les Parfois lui ouvrant le chemin, parfois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas
galères72, à se servir de nos lits et se dépouiller73 pour se coucher. // Si aliments naturels qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son élève parler à son tour.
j’avais des enfants mâles, je leur désirasse volontiers ma fortune 74 : le bon Socrate, et plus tard Arcésilas, faisaient d’abord parler leurs élèves, puis
père que Dieu me donna, qui n’a de moi que la reconnaissance de sa bonté,  En donnant très tôt son fils à la leur parlaient à leur tour. « L’autorité de ceux qui enseignent nuit généralement à
rudesse populaire, le père de
mais certes bien gaillarde75, m’envoya dès le berceau, nourrir76 à un pauvre ceux qui veulent apprendre ».
Montaigne avait en vue : 1) de
village des siens77, et m’y tint autant que je fus en nourrice, et encore au- l’armer contre les coups du sort ; Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, et jusqu’à
delà : me dressant à la plus basse et commune façon de vivre78. « Un ventre 2) de favoriser les liens avec des quel point il doit descendre pour s’adapter à ses possibilités. Faute d’établir
bien réglé garantit une grande partie de la liberté »79. Ne prenez jamais, et donnez personnes de cœur. ce rapport, nous gâchons tout. Et savoir le discerner, puis y conformer sa
encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture80 : laissez-les conduite avec mesure, voilà une des tâches les plus ardues que je connaisse
former à la fortune, sous des lois populaires et naturelles81 : laissez à la ; car c’est le propre d’une âme élevée et forte que de savoir descendre au
coutume de les dresser à la frugalité82 et à l’austérité83, qu’ils aient plutôt à niveau de l’enfant, et de le guider en restant `a son pas. Car je marche plus
descendre de l’âpreté84, qu’à monter vers elle. / Son humeur visait encore sûrement et plus fermement en montant qu’en descendant.
à une autre fin : de me rallier avec le peuple, et cette condition d’homme, Si, comme nous le faisons habituellement, on entreprend de diriger
qui a besoin de notre aide, et estimait que je fusse tenu de regarder plutôt, plusieurs esprits de formes et de capacités si différentes en une même
vers celui qui me tend les bras, que vers celui qui me tourne le dos. Et fut leçon et par la même méthode, il n’est pas étonnant que sur tout un groupe
cette raison, pourquoi aussi il me donna à tenir sur les fonts, à des d’enfants, il s’en trouve à peine deux ou trois qui tirent quelque profit de
personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher85. l’enseignement qu’ils ont reçu.
Que le maître ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les
Montaigne86, Essais, III, « De l’expérience », XIII, éd. d’Émmanuel Naya, mots de sa leçon, mais de lui en donner le sens et la substance. Et qu’il
p. 456, 1588. juge du profit qu’il en aura tiré, non par le témoignage de sa mémoire, mais
par celui de son comportement. Qu’il lui fasse reprendre de cent façons
________________________ différentes ce qu’il vient d’apprendre, en l’adaptant à autant de sujets
différents, pour voir s’il l’a vraiment bien acquis et bien assimilé ; et qu’il
règle sa progression selon les principes pédagogiques de Platon. Régurgiter
la nourriture telle qu’on l’a avalée prouve qu’elle est restée crue sans avoir
À un enfant de bonne famille, qui s’adonne à l’étude des lettres, non pas ét´é transformée : l’estomac n’a pas fait son travail, s’il n’a pas changé l’état
pour gagner de l’argent (car un but aussi abject est indigne de la grâce et et la forme de ce qu’on lui a donné à digérer.
de la faveur des Muses, et de toutes façons cela ne concerne que les autres Notre esprit ne se met en branle que par contagion, lié et assujetti qu’il est
et ne dépend que d’eux), et qui ne recherche pas non plus d’éventuels aux désirs et aux pensées des autres, esclave et captif de l’autorité de leur
avantages extérieurs, mais plutôt les siens propres, pour s’en enrichir et exemple. On nous a tellement habitués à tourner à la longe, que nous
s’en parer au-dedans, comme j’ai plutôt envie de faire de lui un homme n’avons plus d’allure qui nous soit propre : notre vigueur et notre liberté
habile qu’un savant, je voudrais que l’on prenne soin de lui choisir un guide se sont éteintes. « Ils sont toujours en tutelle ». (...) Qu’il lui fasse tout passer
qui eût plutôt la tête bien faite que la tête bien pleine. Et si on exige de lui par l’étamine, et ne lui inculque rien par sa simple autorité ou en exploitant
les deux qualités, que ce soit plus encore la valeur morale et l’intelligence sa confiance. Car s’il adopte les opinions de Xénophon et de Platon au
que le savoir, et qu’il se comporte dans l’exercice de sa charge d’une terme de sa propre démarche, ce ne seront plus alors leurs opinions, mais
nouvelle manière. bien les siennes. Qui suit seulement un autre ne suit rien, en fait : il ne
trouve rien, et même, ne cherche rien. « Nous ne sommes pas soumis à un roi ;

68 renoncer à bien manger parce qu’un autre le fait. 78 m’habituant au mode de vie le plus modeste et le plus ordinaire.
69 minutieux. 79 Sénèque, Lettres à Lucilius, CXXIII, 3.
70 Horace, Épitres, I, V, 2. 80 éducation.
71 orienter son désir vers les choses les plus faciles à trouver. 81 éduquer par le sort selon des règles communes et naturelles.
72 Galère. Peine de ceux qui étaient condamnés à ramer sur les galères de l’État. 82 Frugalité. Qui est empreint de simplicité, de sobriété.
73 se déshabiller. 83 Austérité. Sévérité, rigueur dans les mœurs, les actes.
74 je désirerais volontiers qu’ils partagent mon sort. 84 Âpreté. Rudesse, dureté.
75 Gaillard. Plein de vigueur, de force et de santé. Synon. Vigoureux ; anton. faible. 85 il me fit tenir sur les fonts baptismaux par des personnes de la plus humble condition afin d’instaurer un lien et un attachement entre elles et moi.
76 élever. 86 Michel de Montaigne (1533-1592). Le 1er mars 1580, publication des Essais en deux livres. Juin 1588, publication d’une nouvelle version des Essais,
77 dépendant de sa propriété. avec 600 additions aux livres I et II, et le livre III.
que chacun dispose de lui-même. » Qu’il sache qu’il sait, au moins. Il faut qu’il Si, en guise de contrôle, on voulait me donner un thème à faire, comme
s’imprègne de leur caractère, et non qu’il apprenne leurs préceptes. Qu’il dans les collèges, au lieu de me le donner en français comme on le fait
oublie même sans remords d’où il les tient, mais qu’il sache se les pour les autres, à moi il fallait me le donner en mauvais latin pour que je
approprier. La vérité et la raison appartiennent à tout le monde, et pas plus le remette en latin correct !... Et mes précepteurs privés – Nicolas
à celui qui les a exprimées la première fois qu’à celui qui les répète ensuite. Groucchi, qui a écrit « De comitiis Romanorum » ; Guillaume Guerente,
Et telle chose n’est pas plus selon Platon Former le jugement que selon qui a commenté Aristote ; Georges Buchanan, ce grand poète écossais ;
moi, dès l’instant où nous la voyons et la comprenons de la même façon. Marc-Antoine Muret, que la France et l’Italie considèrent comme le
Les abeilles butinent les fleurs de-ci, de-là, mais ensuite elles en font du meilleur orateur de ce temps – m’ont souvent dit que dans mon enfance,
miel, qui est vraiment le leur : ce n’est plus ni du thym, ni de la marjolaine. j’avais une telle familiarité avec ce langage, que je l’avais tellement « sous
Ainsi il transformera et mélangera les éléments empruntés à autrui pour en la main », qu’ils craignaient de m’aborder. Buchanan, que je vis depuis dans
faire quelque chose qui soit vraiment de lui : son jugement. Et c’est ce la suite de feu Monsieur le Maréchal de Brissac, me dit qu’il était occupé à
jugement-là que tout ne doit viser qu’à former : son éducation, son travail écrire au sujet de l’éducation des enfants et qu’il prenait la mienne comme
et son apprentissage. modèle, car il avait alors en charge celle du Comte de Brissac que nous
avons vu depuis si valeureux et si brave. (p. 351)
Montaigne, Essais, I, « De l’institution des enfants », XXVI, 1580. Quant au grec, que je ne comprends quasiment pas, mon père voulut me
le faire enseigner, mais par une méthode nouvelle, avec des exercices sous
forme de jeux : on se renvoyait les déclinaisons comme des balles,
C’est sans aucun doute un grand et bel ornement que de savoir le Grec et j’apprenais à la manière de ceux qui, par certains jeux de tables, apprennent
le Latin, mais on l’achète trop cher... Je raconterai ici comment on peut l’arithmétique et la géométrie. Car entre autres choses, on avait conseillé à
l’acquérir à moindres frais que de coutume. Cette méthode a été essayée mon père de me faire apprécier la science et le devoir sans forcer ma
sur moi : s’enservira qui voudra. volonté, mais en suivant mes désirs, et d’élever mon âme en toute liberté
Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu’un homme peut faire, et avec la plus grande douceur, sans rigueur, et sans contrainte. Et parce
parmi les gens savants et intelligents, d’une excellente méthode qu’on prétend qu’éveiller les enfants le matin en sursaut, les arracher au
d’éducation, s’avisa de cet inconvénient, habituel à l’époque : on lui dit que sommeil (dans lequel ils sont plongés beaucoup plus profondément plus
le temps que nous mettions à apprendre ces langues, travail qui aux que nous) d’un seul coup et brutalement, trouble leur cerveau fragile, il alla
Anciens ne coûtait rien, était la raison pour laquelle nous ne pouvions même, par excès de précaution jusqu’à me faire éveiller par le son de
parvenir à la grandeur d’âme et à la connaissance qu’avaient les Grecs et quelque instrument, et il y eut toujours auprès de moi quelqu’un pour cela.
les Romains. Pour moi, je ne crois pas que cela en soit la seule raison.
Toujours est-il que la méthode trouvée par mon père fut que dès le Montaigne, Essais, I, « Sur l’éducation des enfants », XXV, 1580.
moment où je fus mis en nourrice, et avant même que ma langue se déliât,
il me confia à un allemand, qui depuis est mort alors qu’il était médecin
très fameux en France, ignorant complètement notre langue, mais très Je mange couramment des mets salés, mais je préfère le pain sans sel, et le
versé dans le latin. Mon père l’avait fait venir exprès pour cela, le payait boulanger de chez moi n’en sert pas d’autre à ma table, contrairement à
fort bien, et il s’occupait donc de moi constamment. Mais mon père l’usage du pays. / Dans mon enfance, on a dû combattre le refus que
engagea encore deux autres précepteurs, moins savants, pour soulager le j’opposais aux choses qu’on aime d’ordinaire le plus à cet âge : sucre,
premier et suivre mon travail, qui ne me parlaient qu’en latin. Quant au confitures, gâteaux cuits au four. Mon précepteur combattit cette haine
reste de la maison, c’était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, envers les mets délicats comme une sorte de faiblesse. Elle n’est pourtant
ni aucun valet ou chambrière ne me parlaient autrement qu’en latin, avec rien d’autre que la manifestation d’un goût difficile envers quoi que ce soit.
les mots que chacun avait appris pour cela. Si on ôte à un enfant son penchant particulier et têtu pour le pain bis1, le
Le bénéfice que tout le monde en tira fut extraordinaire : mon père et ma lard, ou l’ail, on lui ôte du même coup la gourmandise. Il en est qui
mère apprirent assez de latin pour le comprendre, et en acquirent une souffrent en regrettant le boeuf et le jambon quand on leur donne des
connaissance suffisante pour s’en servir au besoin, de même que les perdrix. Ils ont bien de la chance de pouvoir le faire : c’est la délicatesse
domestiques qui étaient spécialement attachés à mon service. En somme, des délicats... / C’est le goût qui accompagne une molle existence, celui
nous latinisâmes tous tant et si bien, que les villages alentour en furent que l’ordinaire et l’habitude finissent par lasser. « Le luxe par lequel on veut
contaminés, et que l’on y trouve encore employés, enracinés dans l’usage, échapper l’ennui des richesses » (Sénèque). Se priver de ce qu’on aime parce
des appellations latines pour des artisans et des outils. Quant à moi, j’avais qu’un autre le mange, se nourrir de la façon la plus recherchée, voilà
plus de six ans que je ne comprenais pas encore plus le français ou le l’essence de ce travers :
périgourdin que l’arabe. Sans méthode, sans livre, sans grammaire ni règles, Crains-tu donc de manger un légume dans un plat ordinaire ? (Horace) /
sans fouet et sans larmes, j’avais appris le latin, et un latin aussi pur que On voit bien la différence qu’il y a entre cette attitude et l’idée qu’il vaut
celui de mon maître, car je ne pouvais l’avoir ni altéré ni mélangé à quoi mieux contraindre son désir à vouloir les choses les plus faciles à obtenir.
que ce soit. Mais c’est toujours un défaut que de s’asservir ! Je disais autrefois d’un de
mes parents qu’il était recherché alors qu’il avait perdu l’habitude, dans
nos galères, de se servir de nos lits et de se déshabiller pour se coucher.
///
Si j’avais des fils, je leur souhaiterais volontiers le même sort que le mien.
Le bon père2 que Dieu me donna (et qui n’a de moi que ma reconnaissance
pour sa bonté, qui était assurément hardie), m’envoya dès le berceau, pour
y être élevé, dans un pauvre village de son domaine. Il m’y maintint tout
le temps que je fus en nourrice, et même au-delà, m’habituant ainsi à la
plus modeste et la plus ordinaire façon de vivre : « Un ventre bien réglé est une
grande part de la liberté. » (Sénèque) / Ne prenez jamais – et donnez encore
moins à vos femmes – la charge d’élever les enfants ; laissez à leur bonne
fortune le soin de se former, en fonctions des lois naturelles, celles du
peuple. Laissez à la coutume le soin de les habituer à la frugalité3 et à
l’austérité4 ; qu’ensuite ils aient plutôt à quitter une vie rude qu’à devoir
aller vers elle. // L’idée de mon père avait encore un autre but : me mettre
en accord avec le peuple, ce genre d’hommes qui a besoin de notre aide ;
il estimait que je devais aller plutôt vers celui qui me tend les bras que vers
celui qui me tourne le dos. Et ce fut encore pour cette raison qu’il me fit
tenir sur les fonts baptismaux5 par des gens de la plus basse condition :
pour me lier et m’attacher à eux.
Le dessein de mon père n’a pas si mal réussi : je me dévoue volontiers
pour les humbles, soit parce que j’y trouve plus de gloire, soit par
compassion naturelle, qui est en moi un sentiment extrêmement fort.

Montaigne, Essais, III, « De l’expérience », XIII, 1588.

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