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L'ESSAI COMME FORME

Destiné a yoir les choses illuminées,


non la lumiere.

Goethe, Pandara.

!!n AUema8J!e, l'essai est décrié comme un produit batard;


il lui mangue une tradition formelle convaincante ; ses
exigences exprissément formulées ne sont satisfaites que par
intermittence : toutes ces constatations et ces critiques ont
été faites bien souvent. e Jusqu'ici, la forme de l'essai n'a
toujours pas parcouru le chemin conduisant a l'autonomie,
que sa sreur, la poésle [Í..>ichtung], a parcouru depuis long-
temps : le chemin du déploiement a partir d'une unité pri-
mi!i!~---~~-~ la .St ~,J,a e! l~af!.1:._!_ Mais si l'on
éprouve un certain mala1se devant cet état de fait ou devant
cette disposition d'esprit qui réagit en entourant l'art de
barrieres comme le domaine réservé de l'irrationalité, en
assimilant la connaissance a la science organisée et en cher-
chant a évacuer comme des impuretés tout ce qui ne se plie
pas a cette antithese, cela n'a rien chang6 au préjugé qui a
cours chez nous. Aujourd'hui encare, l'éloge de l'écrivai11
suffit a mettre celui a q~ i1 est prodigHé a l'écart d~ n~-
tutions a~~d~~ues. Ma!g!é tout le. poi~~ Qe l'int~
dont Simmel et le jeune Lukac~,2, K~ssl!_er et .!!!niamin eré-
© Suh rkamp Verlag, Francfort/Main,
1958, 1961, 1965, 1974.
l. Georg LukAcs, L'Ame et les /orm,s, traduit par Guy Haanchcr,
@ 1984, J1l.Á.ID;fA.JlfON, Paria, pour la traduction fran~aise.
Gallimard, 1974, p. 24.
.,
NOTES SUR LA LITTÉRATlJRB
6 L'ESSAI COMME FORME 7
. , lation sur des objets spécifiques, déja
ditent l'essai, la ~pecu culture2, la profession n'accepte de d'une raison vigilante qui s'est mise au service de la batise
1
form~ van~ .Eik:Sophlqüé que qui revet la dignité pour exécuter ses basses reuvres contre l'esprit. L'effort du
cons1derer c~me P anent et de nos jours sans doute aussi suj~t our énétrer toute l'ob·ectivité qui se cache derri~re
de l'u~~ersel, dull~er: veuí ~•occuper des reuvres particulieres la facadL ~§!_ écrété vain : par peur_ de la négativité en
de l'ong¡_nel, et ~ es ~a mesureC u on peut y voir un exemple général. Les choses, dit-on, seraient bien plus simples que
de l'esrt ~ue ~ erselles . di;s l~ . mesure oU le particulier cela. Si l'on interprete, au lieu d'enregistrer et de classer, on
de cat gones um ' • · ·11 d se voit coller une -~9,uette infamante : on est impuissant a
. au moms· transparaitre. La surv1e opmli:,tre
les la1sse • • e ce
, ·t aussi inexplicable que son mvesttssement maitriser les divagations d'une intelligence dévoyée, on veut
scbema serai if I f faire croire ~u'il y a guelgue chose la ou il n'y a rien a
affectif s1 e e n'éta1·t alimentée par des mot s p· us
· ll ort~
··- -·~- en- t1rer."°'R éáiste ou reveur: telle est l'altemative. Mais si
1e rappe1 pé nible du manque de culture, d'une culture dont
, * E A ons'est laissé intimider un jour par l'interdiction d'en dire
l'bistoire ne connait guere 1homme de lettres . n l l e ~ ,
l'essai provoque une ré~ction d: dé,fense, ca,r il exhort~- la a a
plus que ce qui a été dit la lettre, c'est déja une concession
liberté intellectuelle qm, depms 1 échec d une Auf~~rung a l;intuition fausse que les hommes et les choses ont d9eux-
bien tiede depuis l'époque de Leibniz, ne s'est jamais véri- memes. Comprendre n'est plus autre chose qu'éplucher ce
tablement développée jusqu'ici, meme dans des -~onditions de que l'-ªº!~)lr a voulu dire, ou a la rigueur les mouvements
psychol_Q&!ques individuels qu'indique le phénomene. Mais
liberté formelle, mais qui _au contr'1k_e a _toujoun¡_ été prete
a proclamer que son vrai désir était de se soumettre une a comme il n'est guere possible d'établir avec certitude ce que
quelqu'un a bien pu penser ou ressentir, ce genre d'analyse
instance quelcongue. 0n ne peut cependa,!!L ~ si@~L.J!!}_ n'apporte riend'essentiel. Les émotions de l'auteur s'effacent
a
domaine particulier l'essai. Au lieu de produire des résultats
dans le contenu objectif qu'elles saisissent. Mais l'abondance
scientifiques ou de créer de l'art, ses efforts memes refletent
des significa~ions encloses dans chaque phénomene de l'esprit
le loisir propre a l'enfance, qui n'a aucun scrupule a s'en- exige de celui qui les re~oit, pour se dévoiler, cette spon-
flammer pour ce que les autres ont fait avant elle. Il réfléchit tanéité de l'imagination subjective pourchassée au nom de
sur ce qu'il aime et ce qu'il hait, au lieu de présenter !'esprit la discipline objective. L'interprétation ne peut pas faire
comme une création ex nihilo, sur le modele de la morale ressortir ce qu'elle n'aurait pas en meme temps introduit.
du travail illimitée. Le boiíheur et · 1e jeu Iui sont essentiels. Ses criteres, c'est la coriipatibilité de l'interprétation avec le
a
Il ne remonte pas Adam et Eve, mais part de ce dont il texte et avec elle-meme, et sa capacité de faire parler tous
~eut parler ; il dit ce que cela lui inspire, s'interrompt quand ensemble les éléments de l'ob"et. Ce qui confere a l'essai
11 sent u'il n'a lus rien a dire, et non pas quand il a com- une certaine ressemblance avec une autonomie es tique
pletement épuisé le sujet : c'est pourquo1 1 se range atis qu'on accuse facilement d'etre simplement empruntée a l'art,
la catégorie des amusettes. Ses concepts ne sont ni construits dónt iI se distingue toutefois par son médium, c'est-a-dire
a artir d'un élément remier ni conver ents vers une fin les concepts, et par le but u'il vise, une vérité dépouillée
ultime. Ses interprétations ne sont ni renforc es ni mftrement de tout araitre esthéti ue. C'est ce que L es n a pas
pesk s Kla lum1ere de 1a pfüloíogie, mais, dans teur prindpe , compris dans sa lettre a Leo Po1;we_r qw sert d'intro uction
elles sont des surinterprétations, selon le verdict automatique a L' A me et les formes, ou il qualifie l'essai de forme artis-
2 tique8. Mais la maxime positiviste, selon la uelle les écrits
fo~J
- Id., lbid. :« •.•l'e~sai parle toujours de quelque cbose de d6ja
º?• dans le meilleur des . cas, de quelque cboae qui a d61a
~xifrtrrf/.t done par essence ~ 'ilrrengendre pas de nouvelles choses
sur l'art ne devraient en aucune mani re viser a une pr en-
tation artisti ue c'est-a-dire a l'autonomie de la fonne, ne
&J arun ur néant, maas rlorcro'ñne simplement celles qui ont vaut mieux. La tendance gén rale du os1tiv1sme, w
'.éo: :¡i en
que 9Ve em s. Et;-<raiisla'íñesure ou il ne fait que les
oppose d e fa~on rigi e e su1et toute esp ce 'obJet pouvant
r onner, qu lt ne cr&'°pasa eneuf á pañlr de l'informe il leur
sf aussi hE et do1nóu1ours enoncer la ''vCr1t~ •- rc 1eur' propos, etre étudié s'arrete ici, comme dans tous les autres momonts,

--
trC?~ver une express1on pour leur essence.' » - - - --
d'u . lci :S!flme aans la su1fe de l'oüvñlge, les mots en itallque suivis
n aa nsg_~e sont en _fran~_!lis dans le texte d'Adomo. 3. LuUcs, op. cit., p. 12 et passim.
.
r 8
NOTES SUR LA LITT~RATURE
L'ESSAI COMME FORME 9
. d fond et de la forme : comme si
A la siJDple sé~_:; e:thétiqueme~L~-21?.i~ U~!,hétique genre d'écrit ne critique pas les concepts fondamentaux, les
on pouvait parlerrf:compétence ~u ~~tien_ ~~ -~~rdre de vue fait~_ ~ pourvus <le concept, les clichés bien installés ; au
sans tomber d~ x e Selon l'usage pos1hv1ste, le fond, contraire, tout cela est présupposé de mani~re implicite, mais
hose elle-mero · :..1 · • "f d · d'au~ t••p~ s.J2_!!_~ent.,!el!rouvé. On mélange la lie de 1~
a prio~ la e, Ion le protocol~ du o~t etre
u~ fo1s fixe se rt a sa presentahon ; celle-c1 dott etre psychologie comprebens1ve avec des catégories tout a fait
indiffér~nt ~fie r:r:n pas résulter d~une propre a banaíes ·ure"esa eiav ísion du monae éTu philistin cultivé,
conventionn ur l'instinct du punsme scte!!_@que, tout co~ iñe-:_ciU~ o e í[personnl lité ou at r írrationnei. cis
la cbose, et, po ssü de la présentation m_enace l'objectivité essais-la se cOñroñaent eux-memes avec ce type de littérature
mouvement expre =----:---:--::-::·- - • 1 . él" . , joumalistique,. ue les ennemis de la forme confondent avec
. sur • ait brus quement, une fo1s e. suJ~t-:----~~~. et du
qm grr ¡ soiidité de la cbose, ut sera1t d autant plus cette derni re. Délivrée de la disci line de la servitude aca-
eme cou a . . --·- ··- démiqÜe, la liberté intellectuelle elle-meme per sa rté
:ablie qu'elle com_meralt m01ns sur..!'.ª PJ.?.?I~ e _a fo~e, bien
• ait précisément pour norme de donner la chose et cede devant les besoins socialement préétablis de la clien-
que ce11e-et all . f tele':I!iirespoñsáble, qui est en s01 un moment de toute espece
puremen
t et sans ríen y ajouter.
.
Par son
"d
ergie aux ormes,
, • . •
'il considere comme de simples acc1 ents, 1espnt sc1entiste de "vénie qui ne se galvaucfe pas-dans la responsa6ilítéa
l'égard de ce qui existe, devient responsable devant les
: procb~pri_t. do~atiq~e bomé. La parole lancée
besoins de la consc1ence etabhe ; les mauvais essais ne sont
en toute irresponsab1lité s imagine prouver 9ue _la respon-
pas moins conformistes que les mauvaises th~ses universi-
sabilité est a l'intérieur de la cbose, et la refle~ ?~-~ s
ta~~n,~~ Ja,.,~ nsabilité ne respecte pas seulement
cboses de !'esprit devient le privilege des ~~mes_s_~ ~~ l?.!it.
les autorites et l es mslances du pouvotr, mais auss1 la cfi.ose
Le propre de tous les produits des esprits envieux n'est elie-meme. -- ·
pas seulement de ne pas etre vrajs. Si I'essai ne se soucie
Toutefois, si le mauvais essai raconte des personnages au
pas de déduire d'abord les a:u~~ ~l~r~l).es d~ quelque lieu d'ouvrir l'acces a la chose, la forme y est impliquée.
chose qui les f_!?nde, iI n'est gue. J rQR t:nc¼!Jl~-~~--~_o nf,2~e La séparation entre la science et l'art est irréversible. Pour
avec les activités culturelles ui toument autour de la célébrité, ne pas s'en apercevoir, il faut la naiveté du fabricant de
a
du succes et du prestige attaché des prodmts · estinés au littérature qui se prend au moins pour un génie de l'orga-
marché. Les biographies romancées et tout ce qu'elles nisation et ravale les bonnes a:uvres d'art au rang des
entrainent a leur suite, toutes ces publications similaires sans mauvaises. L'objectivation du monde au cours de sa démy-
líen avec ~ui les précede ne sont pas de sim_ples pbéno- thologisation croissante a entramé la séparation de la science
menes de dgénérescence, mais la tentation permanente d'une et de l'art ; on ne saurait faire réapparaitre d'un coup de
forme dont la méfiance a l'égard de la f3:!!~se J?rofQndeur baguette ma~ue une conscience pour ~Uellel.,..mtuition et
a
court sans cesse le risque de toumer l'habile~_!,~1!J?.erficielle. le conce t l'image et le si e seraient une seule et meme
Cela se dessine déja chez Sainte-Beuve, ~ t a !'origine du ch~se, si tant est qu'elle ait jamais ex.ist , et sa reconstitution
genre de I'essai moderne et avec des roductions comme ces serait un retour au chaos. On ne saurait enser une telle
Silhouettes de Herbert Eulenberg, mod le af emand e toute conscience ue comme l'accomplissement u processus de
une camelote culturelfe:_:jüsgu'a ces fJ!ms sur Rembrandt, médiatisation, comme une utop1e, comme ce e aque e les
Toulouse-Lautrec ou la Bible · cela a favorisé cette neutra- pbilosophes idéalistes a ~artir de Kant ont donné le nom
lisation des amvres de l'esprit ;n biens de consommation qui, d'intüition intellectuelle ( nschauung), et qui échoua chaque
de toute f~n, saisit irrémédiablement dans l'histoire récente fois que la connaissance actuelle y a fait appel. Chaqu-e fois
de l'espnt, · ce que I'on appelle avec mépris ' e l'béritage > dans que la philosophie croit pouvoir abolir, par des emprunts i\
les pays de l'Est. C'est peut-etre chez Stefan Zweig que ce la poésie, la pensée obi~ tivante~ t hi~s~o!re, ce quo la
rrocessus est !e plus significatif : apr~ quelques essais de terminologie habituelle ~omme l'antithese du suj~t et de
Jeunesse réuss1s et originaux il a fint' dans son livre sur l'objet, espérant meme que l'etre lui-meme poumdl parltt
Balzac, par retomber - dans- la_ ' psycbologie ' du créateur. Ce dans une_ P.Qésie fabri~ée a partir de Parmfaid(} tt
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roche de ce bavardage culture} éculé. peur de !'amalgame anachronique ne justifie pas l'or~tion
Jungnickel, ell~ se :~~nne dégu~sée en langage de !'origine, de la culture en rubriques. Bien qu'elles soient nécessaíres,
Avec une m~ ter les exigences de la pensée concep- ces rubriques accréditent du mame coup, institutionnellement,
elle se r~fu se a respec
ll- a pourtant -souscnt, · d'es Iors qu• elle le renoncement a la vérité totale. Les idéaux de pureté, de
tuelle auxqueUes et e dans l'affirmation et le jugement ; en propreté, qui sont communs a une science capable de résister
concep s . -- a toutes les attaques, parfaitement et entierement organisée,
u~
m&ne ternps, :e: élément esthétique reste de seconde main,
réminiscences culturelles ~e Hold~~
ce ~ t de P ·sme peut-etre meme du Jugendstil, parce
u et a un art qui reproduirait sans concept la réalité, portent
les traces de l'ordre répressif. 0n exige de !'esprit une attcs-
de }'expresSJOlllll , • ··
nsée ne peut faire au langage une confiance tation de compétence, afio qu'il ne dépasse pas, en meme
que .aucune
,n:-;téepeet aussi aveugle que I''dé 1 e d' un d"rre onginel· · te~ ...9~}es _limites établies par la culture, la cultu~ offi-
= ·
auss1 . fn;..,,. croire La violence que 1•·image et Ie c~ncept
voudrait 1e w.w
cielle elle-meme. Ce qui présuppose que toute connmssance
se font subir réciproquement 1º ~ e na1~~ºE:- a ce Jargon
• , - -·-
puisse ~tentiellement etre transformée en science. D'ailleurs J
, thenticité 011 les mots freIDJssent d emotion saos our les tbéories épistémologiques qui ont distingué la conscience 1
de ¡ au
autant dire ce 'qui es emeut. L' amb'. 1tion d' JEl_ 1ang~i préscientifique et la conscience scientifique ont toujours co~ r
transcenderait le sens déboucbe sur une abse?ce. de seos que cette différence comme une simple différence de degré. Mais
i
le positivisme n'a aucun mal a clouer au p1!0_~, alors qu'il si l'on s'est toujours contenté d'assurer que cette transfor-
se croyait supérieur alui ; et l'on verse de l'eau a son moulin, mation était possible, saos qu'une conscience vivante ait
·j
justement par cette absence de sens qu'il critique ~ ue l'.2n jamais été changée sérieusement en conscience scientifique,
a
partage avec sa fausse monnaie lui. Lorsqu'il ose encore cela veut dire que ce passage lui-meme est précaire, qu'il
s'agit d'une différence qualitative. Il suffirait simplement de
e
t
se manifester dans les sciences, le langage, prisonnier de tels
développements, devient procbe des arts décoratifs, et le cher.:- réfléchir a la vie de la conscience pour constater a quel point r
cheur le plus loyal a l'égard de l'esthétique sera de_~ e les connaissances, qui ne sont en aucune maniere des intui- 1,
négative celui qui se révolte contre le langage et qui, au tions gratuites, refusent de se laisser prendre daos le filet
lieu de rabaisser la parole au rang de simple paraphrase de scientiste. L'reuvre de Marcel Proust, qui, pas plus que
ses chiffres, lui préfere le graphique, qui confesse saos réserve Bergson, n'est exempte d'un élément scientifi ue sitiviste,
n'est pas autre chose que a tentative d'exprimer des
la réification de la conscience et trouve ainsi pour l'exprimer
connaissances nécessaires et impératives surlesétres humains
quelque chose comme une forme, sans emprunts apologétiques
et les relations a l'intérieur de la société, que la science ne
a l'art. Certes, celui-ci a depuis toujours été si étroitement peut tout simplement pas attraper, alors gue leur prétention
melé a la tendance prédominante du progres intellectuel que
sa_ techniq~e a utilisé depuis l'Antiquité les acquis de la a l'objecti!!~ ne s~r~it pas_ pour aut8:!!.t _dim~ uée o~~vrée
scie~ce. Mais la quantité se change en qualité. Si la technique
a une vague plaus10if~La mesure d'une telle obiectivité,
ce n'est pas la véríficaiion aes tbeses avancées en les mettant
devient un absolu dans l'a:uvre d'art, si la construction devient
sans cesse a l'épreuve, mais la confrontation de l'ex ence
tot~le, ?étruisant ce qui la motive et s'oppose a elle, c'est-
individuelle ans l'es oir et la désillusion. C'est elle ui don.ne
:-d~ee 1expression, si l'art, immédiatement scientifique, pré- du relief a ses observations en es co ant ou en les
ennf' tre iu ste selon les criteres de la science alors il vient
co 1rmer J •• infirmant au mo en du souvenir. Mais son unité rassemblée
riali'té position préartistique des tenants' de la maté- daos l'indiv1 u, qui, roa gr tou , fait apparaitre a totalit
auss1 dé urv d .
naires d hil ue e sens que cet e :8tre , des sém1- ne saurait 8tre distribuEe et répartie entre des p e ~
il n'y e F, osop e, et a1t a 1ance avec la réification; et sé arés ou entre les a areils de la s cholo ·e ou de la
d'éleve: qu une cliose. jusqu'a présent dont la fonction soit soc!Q!Qg_ie. Sous la pression l'esprit de scee_tidsmc ~l e
soTI:ciie.•u~eesrote station contre cela, si muette, si réifiée
ce qu·1 , ses exigences, qui se trouvent également d.e faQOO hl\mtc
Malssi l'a t a pas de fonction, c'est-a-dire l'art. l'artiste, ch~rché soit a sauver._ soit a res.Btuer dw
leur oppositi~ eu a SCl~nce se sont séparés dans l'bistoire, une tecbni.9.ue imi!~ de~~sciences elles,-m&:ues. daJl$ uno
·~ .saura1t E_?ur autant atrCbypostasi&". La
- - - c . .....- -
,T
NOTES SUR LA LITTÉRATURE L'ESSAI COMME FORME 13
12
. entale ce qu'on considérait a l'époque
pérun
dans la . mesure ou elles définissent les conditions de la
· tionex
d'orgarusa alis bourgeois' alors que la consc1ence
• indi- connaissance u'elles résentent comme plus ou moins cons-
de J'individ~ mcoere confiande en elle-meme et ne redoutait tantes, et dans la mesure o e les es veloppent dans un
'd 11 avrut en •·
VI ue e bl
---~::--y-
la censure de l'organisatton, C9mme res ensemble de connexions si possible continu. Depuis Bacon
pas ~•em e cquises par l'exp~rience vécue <!'_u_n_ h-_o mm ..:;=::e .....:.- üñ essayiste, lui aussi '--, l'empirisme, tout autant que
connrussances
- ª- de- lettres• , au ·ourd'hw· d'1sparu, que
homme le rationalisme, a été une e méthode >. L'essai a été presque
tel que ce! . le seul a réaliser dans la démarche meme de la pensée la
Prousl a11 revivre encore une m,s co~ e ~~_5:_~ ,;iupr_~
tisme. Mais personne n aura1t eu f 1dée de re1eter mise en doute de son droit absolu. Sans meme l'exprimer, il
de di!
ceq ueettan -
communique un homt?e qut· a écu_ cette expér.1ence tient compte de la non-identité de la conscience ; il est radical
comme étant insignifiant, contingent et rrratio~e1, parce que dans son non-radicalisme, dans sa maniere de s'abstenir de
cela n'appartient qu'a I~ e! ne J?Cut. _tout stmplement pas to~ - r r n - " '~ e, de mettre l'accent sur le partiel
f · l'objet d'une généralisation sc1entif1que. Mais toutes ses face a la totalité:--'dans son caract~re fragmentaire. e Le grand
trS::vailles qui passent au travers des mailles du filet de la Monsieur deMootaigne--z; p eti't-etre ressenti quelque chose
science échappent tres certainement a la º~ence elle-meme. de semblable l2[.s9u'il a donné a ses écnts la dénomination
En tant que science humaine, elle ne tient pas la promesse étonnamment -belle= ét ·~ uate él"' Essais ". Car la simple
faite a l'esprit humain : rendre ses reuvres accessibles de modestie de ce motestd'une courtoisie hautaine. L'essayiste
l'intérieur. Le jeune écrivain qui veut apprendredans les rejette ses propres espoirs orgueilleux, qui, maintes fois,
universités ce qu'est une reuvre d'art, la forme du langage, croient avoir approché l'ultime : il ne peut offrir que des
la qualité esthétigue, voire la technigue esthétique, n'en commentaires des poemes d'autrui et, dans le meilleur des
entendra que vaguement parler la plupart du tt_mps ; il recevra cas, de ses l?!ºl?res id~es. Mais il se conforme ironiquement
a la rigueur quelques informations tirées telles quelles de la a cette petitesseJ étel'!!,elle Eetitesse du travail le plus profond
philosopbie qui se trouve etre en circulation et plaguées plus de la pensée en regard de la vie, et la souligne encore avec
ou moins arbitrairement sur le contenu des reuvres en ques- un~jronique modestie4 • > L'essai ne se plie pas a la regle
du jeu de la sc1ence organisee et de la théorie, i moins que,
tion. Mais s'il s'adresse a la philosopbie, il se verra imposer
selon la phrase de Spinoza, l'ordre des choses ne soit le
les theses d'un niveau d'abstraction, qui ne sont ni produites
meme que celui des idées. Parce ue l;ordre sans faille des
par les reuvres qu'il veut comprendre, ni en vérité identiques
au contenu q-u'il chercheentatoniiant. Mais la responsabilité a
conce ts n'est as identi ue 1' tant l'essa ·ste ne vise as
a
de tout cela n'incombe pas seulement la division du travail une con~!fllction close, inductive ou déductive. II se r vo te
surtou~ contre cetle doctrine bien enraciñée d~puis Platon :
du cosmos noetikos en art et en science ; la bonne volonté
le vanable, l'éphémere seraient indignes de la pbilosopbie;
et la planification au niveau supérieur ne suffisent pas a
eff~cer ~es l~gnes de démarcation qui les séparent. Au con-
et contre cett~ injustice ancienne a l'égard de l'éphém~re,
par laquelle il est condamné une nouvelle fois dans le
traire, 1espnt formé sur le modele de la domination de la
concept. Il s'effraie de la violence de ce dogme : le résultat
nature et de la production matérielle renonce au souvenir
de l'abstraction, le concept invariable dans le temps, par
de ce stade surmonté, qui est aussi la promesse d'un stade
f~tu~,. a la transcendance face aux rapports de production
opposition a l'individuel qu'il saisit, mériteraient la~ té
petrif1és ?ntologique. _ce,J1üf 1?n~e-ii~ ñió!lie.-selóñ, ieguel l'ordo
. . :· et c'est Justement
· cela qui paralyse son approc_b e idearum sera1t 1 ordo rerum, c'est qu'on veut 1 a1re passer une
sp~1ahsee de ses objets sp&ifiques.
chose médiate p_our ~ ~di~te. Autant il est clifficile de penser
fond:: stn ~: ort a la procédure scientifique et a son quelque chose de simplement factuel sans le concept, parce
é en P osop 1que en an que met o e 'essai con-
1orm ment a r·1dé . que le penser c'est aussi le concevoir, autant il est difficile
&
' '
d - 1 · e, tire la pleine conséquence de la critique de penser le concept le plus pur sans la moindre réfé.rence
naissent a
u systcme. Les doctrin
p ~.., ·• •
e~ emp1,n9,ues elles-memes, qui reco~-
mauté l' ex nence mtermmable et im révisible sa n- 4. LuUca, op. cit., p. 22-23.
__ _s_ur ordre établi es concee restent systématiques
r
14
NOTES SUR LA LITTÉRATURE l L'ESSAI COMME FORME 15
. , Les amvres d'imagination elles-memes
a 1a factualite. •
li , 5 de l'espace et du temps, renvo1ent, fut-ce

Du meme coup, il abolit aussi le concept traditionnel de
supposées dé vreet :. l'exi· stence individuelle. C'est Pourqun:
· d' temen él - v• méthode. Ce qui fait qu'une pensée est profonde, c'est qu'elle
tr~ 1!'- uec 1 . s; pas intimider par l'idée faussement pr0- se plonge profondément dans la chose, et non qu'elle la
l'essa1 ne seéru ~té et l'histoire sont· oooosées
d ue la v n ;r _.L _ - -
de fa~n
·-
incon- ramene profondément a une autre. L'essai applique cela de
fo~ e q s· 1 ve'ri' te' a réellement un noyau temporel, tout fa~on polémique, en traitant de ce que l'on considere, selon
iliable 1 a ·--~ • - ·-
e contenu
te · h'stori'que
1 devient
,
son moment mtégral., ; concre-
· . - . · - -- - •
les regles du jeu, comme dérivé, sans suivre lui-m8me le fil
temen t, l 'a posteriori dev1ent un . da PTZ'!!f,•:,.comme le vouiaient définitü de cette dérivation. ll rassemble par la pensée, en
F . ht et ses successeurs, mais e mantcre seu1ement géné- toute liberté, ce qui se trouve réuni daos l'objet librement
ic e · l' . 1 . t 'b
rale. Le rapport a l'expéne~ce - _e~ essa!_w_a ~• _!,l_e autant choisi. 11 ne se fixe pas arbitrairement sur un au-dell des
de subsistance que la théone tr~d1tionnel~ aux simples caté- médiations - et ce sont les médiations historiques dans les::
orles _ est un rapport a l'histoire tout en~ere ; l'expérience quelles se sont déposés les sédiments de la société tout
:implement individuen~, qui est. le . point 2,e ~?~part de la entiere - mais iI cherche les contenus de vérité, qui sont
conscience parce que e est ce qw lu1 est le plus procbe, est eux-memes des contenus historiques. ll n'est pas en qu8te
elle-meme médiatisée par l'expérience plus vaste de l'humanit6 d'un donné originel, en dépit de la société socialisée, qui,
justement parce qu'elle ne tolere rien qui ne porte son
historique ; si au lieu de cela cette demiere est médiate et
si l'expérience propre a chacun apparait comme I'immédiat,
empreinte, tolere moins que toute autre chose ce qui rappelle
sa propre omniprésence, et qui fait nécessairement appel,
c'est que la société et l'idéologie individualiste v~ t se le
comme complément idéologique, a cette nature dont sa praxis
faire croire. C'est pourquoi l'essai remet en cause le mépris
ne laisse rien subsister. L'essai dénonce sans mot dire l'illusion
envers ce qui est produit historiquement comme objet de la
que la pensée pourrait jaillir de ce qui ~st thesei, c'est-a-dire
théorie. II est im ossible de sauver la distinction entre une culture, pour rejoindre ce qui est physei, c'est-a-dire nature.
phílosophie premi re et une pbilosopbie qui serait seulement Fasciné par ce qui est figé, ouvertement dérivé, par les
culturelle, celle-ci présupposant celle-la et construisant sur ceuvres, iI rend hommage a la nature en affirmant qu'elle
ses fondements, parce que cette distinction sert rationaliser a n'appartient plus aux hommes. Son alexandrinisme est une
sur le plan théorique le tabou de l'essai. Toute démarche réponse au fait que le lilas et le rossignol, quand le filet
de !'esprit qui respecte la séparation canonique entre le tem- qui enserre l'univers leur permet encere de survivre, font
porel et l'intemporel perd son autorité. Les niveaux d'abs- croire par leur simple existence que la vie est vivante. 11
traction supérieurs n'investissent pas la pensée d'un sacrement quitte la voie royale vers les origines, qui ne mene qu•a ce
supreme ni d'un contenu métaphysique ; celui-ci, au contraire, qu'il y a de plus dérivé, a l'idéologie qui répete ce qui est
a
se volatilise mesure que croit l'abstraction et l'essai tente de toute fa~on, saos que disparaisse tout a fait pour autant
d:! remédier. Lui reprocber, comme on le f;.¡t couramment, l'idée d'immédiateté que postule le sens meme de la médiation.
dstetre fragmentaire et contingent, c'est postuler que la totalité Pour l'essai, tous les degrés de la médiation sont immédiats,
e do~é~, mais _aussi, du m8me coup, I'identité du sujet avant qu'il ne se mette a réfléchir.
! 0
et ~e I bJet, et fatre comme si on était maitre de tout cela. De meme que le donné origine!, iI refuse aussi la définition
~ais essai ne veut pas recbercher l'étemel daos l'éphémere des_ concepts. La philosophie est parvenue a les critiquer
DI d'15 till plememeot sous les aspects les plus divergents : chez Kant,
f . en , er_ l'essence, mais plutot étemiser l'éphémere. Sa
t~~es~ tem?igne précisémeot de la non-identité, qu'il a pour c~ez Hegel, cbez Nietzsche. Mais la science n'a jamais fait
e e d expnmer ; il témoigne aussi du fait que l'intention s1enne cette critique. Alors que le mouvement qui s'amorce
ex~e la chose, et done de cette utopie que repousse I'arti- avec Kant, dirigé contre les résidus de la scolastique dans
: atio~ du monde en étemel et en éphémere. Daos l'essai la pensée moderoe, remplace les définitions verbales par la
de P1ahatique, fo~ati~n des concepts a partir des processus, les sciences
vérité. la pensée se débarrasse de l'idée traditionnelle particuheres, afin de pouvoir opérer en toute certitude, en
restent obstinément a l'obligation précritique de donner des

-~
-;r---
NOTES SUR LA LITTÉRA TURE
16 L'ESSAI COMME FORME 17
point les néo-positivistes, pour qui la
définitions ;_ su_r. ce orte le nom de philosophie, s'accordent
f
roéthode scient~ique O revanche, l'essai recueille l'impulsion
cessus de l'expérience intellectuelle. 11s ne constituent pas en
elle un continuum des opérations, la pensée n'avance p~ ~e
1l
,t
avec la scolastique.
. daos sa propre demarc, h e et m · t r odu1t
· les maniere univoque, mais au contraire les moments sont tISSes
antisystéroatique tre forme de proces, « immédiatement >, ensemble comme dans un tapis. C'est du serré de ce tissage
que dépend la fécondité des pensées. A vrai dire, celui qui
1
j
conceptsil ~=sr~~it. Seul leur rapport réciproque l~s précise. 1·
co~~ pense ne pe?se pas, il fait de ,1ui:meme le théatre de l
Mais il s,appw•e en cela sur les concepts . eux-memes.
. . Car A

, ar superstition que la sc1ence orgamsatnce peut l'expérience mtellectuelle, sans 1 effilocher. Alors meme
cenestquep dé • qu'elle tire de , cet~e expérience ses . ~pulsions, la. pens~
. les concepts sont _en eux-memes m termmés,
A •

croll'e que 1 d 'fi ·t·


'il5 sont déterminés que par eur e m 10n. a sc1ence, L · traditionnelle, d apres sa forme, en éhmme le souvemr. Mais
qu asseneoir son ambition de domination, a besoin de l'idée l'essai en revanche, la choisit comme modele, sans se con-
pour ncept comme tabula rasa ; c' est 1a pu1ssance · qui· est tenter 'de l'imiter comme une forme réfléchie ; il la médiatise
duco E 1
' ' ' t
la seule a occuper la table. , n vente, ous es concepts sont par sa propre organisation intellectuelle ; sa démarche,
déja iropliciteroent concrétises p~r !~ la?gage dans ~equel ils pourrait-on dire, est méthodiquement non méthodique.
se trouvent. L'essai part de ces s1gnificat1ons et les developpe, Ce qui pourrait le mieux se comparer avec la maniere
en tant qu'elles sont elles-memes essentiellement du langage ; dont l'essai s'approprie les concepts, c'est le comportement
il voudrait aider celui-ci dans son rapport aux concepts, les de quelqu'un qui se trouverait en pays étranger, obligé de
recueillir dans la réflexion tels qu'ils sont déja nommés parler la langue de ce pays, au lieu de se débrouiller pour
inconsciemment dans le langage. C'est ce que la phénoméno- la reconstituer de maniere scolaire a partir d'éléments. Il va
logie entrevoit dans sa démarche d'analyse des significations, 1ire sans dictionnaire. Quand il aura vu trente fois le meme
sauf qu'elle fétichise la relation des concepts au langage. mot, dans un contexte a chaque fois différent, il se sera mieux
L'essai est aussi sceptique a cet égard qu'a l'égard de ses assuré de son sens que s'il l'avait vérifié dans la •liste de
définitions. Personne ne sait avec une certitude au-dessus de ses différentes signüications, qui en général sont trop étroites
tout sou~n ce qu'il faut entendre par les concepts : il prend en regard des variations dues au contexte, et trop vagues
ce reproche a son compte, sans faire sa propre apologie. Car en regard des nuances singulieres que le contexte fonde dans
il voit clairement que l'exigence de définitions rigoureuses chaque cas particulier. Certes, tout comme cet apprentissage,
sert depuis bien longtemps a éliminer, au moyen de mani- l'essai comme forme s'expose a l'erreur; le prix de son affinité
pulations destinées a établir les significations des concepts, avec l'expérience intellectuelle ouverte, c'est l'absence de cer-
ce que les choses qui vivent dans les concepts ont d'irritant titude que la norme de la pensée établie craint co~e la
et de dangereux. Mais s'il ne peut se passer pour cela de mort: L'essai néglige moins la certitude qu'il ne renonce a
concepts généraux - meme le langage qui ne fétichise pas so~ 1déal. C'est dans son avancée, qui le fait se dépasser
le concept ne peut y échapper - , il ne les traite pas non lu1-meme, qu'il devient vrai, et non pas dans la recherche
P!~s selon son bon plaisir. C'est pourquoi i1 accorde plus obsessionnelle de fondements semblable a celle d'un trésor
nnportance a la présentation qu'aux procédures qui dis- enfoui, Ce qui illumine ses ~oncepts, c'est un terminus ad
hn~ent la méthode de la chose, indifférentes a la présen- q,uem qui reste caché a lui-meme, et non un terminus a quo :
tatio~ de leur contenu objectivé Le e comment > de l'ex- c est en cela que sa méthode exprime elle-meme l'intention
press1on doit sauv 1 • •• .• utop_ique. Tous ses concepts doivent etre présentés de telle
renon1,ant a une stri er ta d,
part. de
. .préc1Sion qu'on sacrif1e en
qu'on ve t d' a ,e e. e~lffiltation, sans toutefois livrer ce man1e,re ~u'ils se portent les uns les autres, que chacun d'entre
décrétées u ~e. 1arbitrarre des significations de concepts eux s articule selon sa configuration par rapport a d'autres.
018 Des éléments distincts s'y rassemblent discretement pou.r
en cela :e. Pour toutes. Benjamin fut un maitre inégalé
L'essa1· ·n ~s dune telle précision ne peut rester atomiste. former quelque chose de lisible ; il ne dresse ni un.e cha:r-
e ren pas . . . pente ni une construction. Mais, par leur moqvemcnt, les
contraire l'infl' moms ma1s plut6t plus mtense, au
, uence réci éléments se cristallisent en tant que configuration. Oill~ci
proque de ses concepts dans le pro-
est un champ de forces, de meme que sous lt"> regard do

L
~-
NOTES SUR LA LITTÉRATURE 19
18 L'ESSAI COMME FORME
d l'esprit doit se transformer en un champ
J'essai toute a:uvre e commence l'étude de la philosophie et qui s'en est déja fait
de forces. défi en douceur a I'idéal de la clara et une certaine idée, d'une maniere ou d'une autre. 11 ne va guere
st commencer par les auteurs les plus faciles, ou le common
L'essai e t de la certitude exempte de doute. Dans
.,:_,•..,.,a perceptzo e bº · 'ISense se borne en général a avancer en pataugeant quand il
~.,,... il faudrait l'interpréter comme une o Jectton aux
1ensemble, le DiScours de la méthode de Descartes faudrait s'attarder, mais i1 va plutot recourir aux auteurs
atre regles que · I od réputés difficiles, qui renverront alors leur lumiere sur les
qu . déb ts de la science accidenta e m eme et de
établit aux u choses simples, et les éclairer comme e position de la pensée
58 théone.
• La deuxieme de ces regles, a 1v1s1on d e 1•objet
I dº · ·
a
• •·¡ · par rapport l'objectivité >. 11 y a dans la naiveté de l'étudiant
tant de parcelles qu'il se pourra1t et qu 1 sera1t requis qui trouve que les choses difficiles, impressionnantes sont
e en au h
· ux résoudreº >, ébauc. e cette I 'lé ·
pour 1es m1e di . ana yse e mentarre
. • juste assez bonnes pour lui plus de sagesse que dans la pédan-
1 signe de laquelle la théone tra ttonne11e assim1 1e les terie mesquine de l'adulte, qui leve un doigt mena~ant pour
hémas de l'ordre conceptuel ":.. la structure d e l"'etre. Mº
souse a1s enjoindre a la pensée de commencer par bien maitriser les
~bjet de l'essai, c'est-a-dire les artefact~, se ,dérobt: a l'ana- choses simples avant de s'aventurer dans cette complexité, qui
Iyse élémentaire et ne peut etre constru1t qu a partir de son pourtant est la seule chose qui l'attire. Mais cette fa~n de
idée spécifique ; ce n'est pas pour rien que Kant a traité de différer la connaissance ne fait que l'emp&her. Face au
maniere analogue les reuvres d'art et les organismes vivants, convenu• de l'intelligibilité, de l'idée de vérité comme
en les distinguant néanmoins, sans faire la moindre concession ensemble d'effets, l'essai oblige a penser des le premier pas la
a un quelconque obscurantisme romantique. 11 ne faut pas chose dans sa vraie complexité, il apporte un correctif a cette
plus hypostasier la totalité en tant que chose premiere que idée bornée et simpliste qui s'allie a tous les coups a la ratio
les produits de l'analyse, c'est-a-dire les éléments. Consi-
vulgaire. Si la science ramene la difficulté, la complexité d'une
dérant l'un et l'autre, l'essai se laisse guider par l'idée de
cette influence réciproque qui, dans sa rigueur, ne tolere pas
a
réalité antagoniste et divisée en monades des modeles simpli-
ficateurs, en la faussant selon son habitude, et si elle la nuance
plus la quete des éléments que celle de l'élémentaire. Les
apres coup, soi-disant par des exemples matériels, l'essai se
moments ne sauraient ni etre purement développés a partir
débarrasse de l'illusion d 'un monde simple, foncierement
du tout, ni le tout a partir des moments. Cest une monade,
logique, si commode pour la défense du simple étant. Son
et ce n'en est pas une ; ses moments, qui en tant que tels
originalité n'est pas surajoutée, mais, au contraire, c'est la
sont_de nature conceptuelle, renvoient a un au-dela de l'objet
8 son médium. La pensée établie la met volontiers au compte
P~que dans lequel ils se rassemblent. Mais l'essai ne les
de la simple psychologie du sujet connaissant, croyant ainsi
suit pa~ _ju~que dans cette région ou ils pourraient · trouver
leur légituruté au-dela de l'objet spécifique : il tomberait sirlon évacuer ce qu'elle a de nécessaire. Les solennelles mises en
dans un mauvais infini. Au contraire il s'approche du hic garde de la science contre l'exces d'intelligence ne concement
et nunc d rObº · ' pas en vérité la méthode, qui serait peu fiable parce que
e Jet Jusqu'a se dissocier en ces moments qui
en font une cho · trop astucieuse, mais le caractere déconcertant de la chose
La . . se v1vante et non un simple objet. qu'elle fait apparaitre.
penséetroisieme regle cartésienne, e conduire par ordre mes
La quat~eme regle de Descartes, e faire partout des dénom-
les pi;; ;i~é;ºfmenc;ant par les objets les plus simples et brements s1 entiers, et des revues si générales > qu'on est
par degrés . ~onnattre, pour monter peu a peu, comme
ª
en comple~ei::~ ? ~onnaissance des plus composés >, est
1 e assuré de ne rien omettre >, c'est-a-dire le príncipe véri-
ta?lement systématique, revient encare tel quel dans la polé,-
mesure 00 celu'1 r?dictton avec la forme de l'essai, dans la
mique de Kant contre la pensée e rhapsodique > d'Aristote.

ª:~
1
simple, ou a 1 ~ part du plus complexe et non du plus
turbabJement : ngueur du plus familier. 11 s'en tient imper-
Elle correspond au reproche qu'on fait a l'essai de né pas
son comportement, celui de quelqu'un qui exhaustif, pour parler comme les cuistres, alors que tout
0
Jet, ?t sans aucun doute l'objet intellectuel, renfermo ea
pJi'•ade,Descartes, Discour8 d l
e ª s~n se~n un nombre infini d'aspects, parmi lesquels seulo
• 58, p. 138,mithode, in : <Euvres et lettres, La
Gallimard 19
1 mtention du sujct connaissant peut faire un choix. La 41 re~

, ,_.
..-
21
20 NOTES SUR LA LITTÉRATURE
L'ESSAI coMME FORME

les colmatant. L'harmome · de l'ordre


. il
générale > ne serait possible que s'il était établi d'avance que ces ruptures, et ~::Xº 1:º nature antagoniste de ce sur. q~o~t
l'objet que l'on doit traiter s'épuise dans les concepts
employés pour le traiter, qu'il ne reste plus rien qu'il soit
a
Iogique tro~p~a discontinuité est essentielle l ' e s s ~ t
a é~é plaque. ffaire d'un conflit immobilisé. En dé
impossible d'anticiper a partir de ceux-ci. Mais la regle du tou1ours son ~s uns par rapport aux autres au moyen de
dénombrement intégral des éléments isolés prétend, selon cette
les conce~ts s le arallélogramme de forces des chose~,
Ieur fonct1on da: a ~e concept supérieur auquel il faudrait
hypothese premiere, que l'objet peut etre présenté dans une
chame continue de déductions : un postulat qui renvoie a
il refuse de se p er r . sa méthode sait que tout ce que ce
la philosophie de I'identité. Comme lorsqu'elle réclame des
tous les subordolnne t' semblant d'accomplir est impossible,
définitions, la regle cartésienne, en tant que direction pour • fait seu emen • d
la pratique de la pensée, a survécu au théoreme rationaliste dem1er 11 tente de le faire. Le terme d'c essa1 >, ans
t pourtant e e • d · avec
sur lequel elle reposait ; meme la science empiriquement e I'" d, utopique de toucher la c1ble va e parr
ouverte est censée comporter la revue générale et la conti- lequel d'etre faillible et provisoire, dit quelque cho~e
nuité de la présentation. Ainsi, la conscience intellectuelle sa ~ºº:C:ie comme c'est généralement le cas pour les tenm-
qui chez Descartes veut veiller au caractere nécessaire de
la connaissance se transforme en un arbitraire, celui d'un
su~ ª./ qu¡' demeurent dans I'histoire, et cela a d'autant plus
º:d: qu'il ne s'agit pas d'un pro~~ m:us ~•un~ ~~rac-
trame of reference, d'une axiomatique qui doit etre posée
télstique de l'intention tatonnante. L e.ssru. do~t. farr~ Jaillir la
au début pour satisfaire a l'exigence de méthode et pour 1 ·' de la totalité dans un trait part1el, cholSl délibérément
rendre le tout plausible, sans pouvoir davantage pro'uver sa um1ere . é • aff" ée e
ou touché au hasard, sans que la totalit so1t 1"? c~mm
propre validité et sa propre évidence ; ou encore, dans la
présente. n corrige le ~aractere cont~~nt ou smgulier de
version allemande, en l'arbitraire d'un « projet > (Entwurf)
ses intuitions en les faisant se multiplier, se renforcer, se
qui, avec son pathos de la quete de l'etre meme, ne fait
qu'escamoter ses conditions subjectives. L'exigence de con- limiter, que ce soit dans leur pro~re avancé; ou dans . 1~
tinuité dans la conduite de la pensée tend déja a postuler mosaique qu'elles forment en relation avec d autres essais ,
un accord au sein de l'objet, une harmonie propre a celui-ci. et non en les réduisant abstraitement a des unit& typiques
Une présentation continue serait en contradiction avec le extraites d'elles. e Voila done ce qui distingue l'essai du traité.
caractere antagoniste de la chose, aussi longtemps qu'elle ne Pour écrire un essai, il faut procéder de maniere exp6ri-
définit pas la continuité en méme temps comme une discon- mentale, c'est-a-dire retourner son objet dans tous les sens,
tinuité. Ce qui s'annonce de fa~on inconsciente et non l'interroger, le titer, le mettre a l'épreuve, le soumettre entie-
théorique dans l'essai comme forme, c'est le besoin d'annuler rement a la réflexion, il faut l'attaquer de différents cótés,
les prétentions dépassées au dénombrement intégral et a la rassembler ce qu'on voit sous le regard de !'esprit et traduire
continuité jusque dans la démarche concrete de l'esprit. S'il verbalement ce que l'objet fait voir dans les conditions créées
6
se rebelle esthétiquement contre la méthode mesquine qui n'a par l'écriture • > Le malaise que cause cette procédure, le
a
d'au_tre but que de ne ríen omettre, c'est qu'il obéit une sentiment qu'on pourrait continuer ainsi indéfiniment selan
motivation épistémo-critique. La conception romantique selon son caprice, tout cela est a la fois vrai et non vrai. C'est
laquelle le fragment est une omvre qui, au lieu d'8tre inté- vra~, parce que en fait l'essai ne conclut pas et que son inca-
gralement achevée, avance vers I'infini en se réfléchissant pacité de conclure apparait comme une parodie de son propre
e!_Ie-m~me défend ce theme anti-idéaliste au sein meme de a P~iori ; on l'accuse alon de ce dont sont coupables oo.
1
idéaJ~sme. Mame dans sa maniere d'exposer, l'essai ne doit ré~1té ces formes qui effacent toutes les traces de c-aprice.
pas fa~e comme ~•n avait déduit l'objet, comme s'il n'y avait Mats ce malaise n'est pas vrai, parce que la co~Uatioo
plus88
nen A en dire. Sa propre relativisation est immanente d.e l'essai n'est ~out de ~eme pas si arbitrairo quc. so. le
A forme : i1 doit 8tre agencé de telle maniere qu'il puisse fi~re le subjectivisme phllosophiquc qui transpone la CQiQ..
A tou_t moment s'interrompre. Comme la réalité sa penséc tramte de la chose dans celle de l'ordre con~ptuel. Ce, <lW
est faite de rupt ·¡ '
a
ures, 1 trouve son unité travers et par-del~ Pr!., ~)axl ~eMnse, /ti) b,r den &.ray und s•I,.. (e t ~-l ~• u
, " . ., ur, 1947, 2° cahier, p. 418.
l l ' l

22
NOTES SUR LA LIT ,,, 23
Tr.RJ.TtJRJ!
L'ESSAI coMME FORME
détermine l'essai, c'est l'unité de son objet
que celle de la théorie et de l'expérience :~ meme ternp8 pourtant, elle tend vers une telle objectivation en vertu de
dans l'objet. Son caractere ouvert ne lui vient sont entrées son sens propre. L'essai reflete cette antinomie. Tou~ comme
du sentiment ou de l'humeur, mais il est déli:it~ª&uernent les concepts et les expériences, il absorbe les tbéonest S~u-
contenu. II . se révolte contre l'idée d'amvre m . par son Iement son rapport a celles-ci n'est pas un rapport de pomt
reflete celle de la création et de la totalité. Sa tJeure, q~i de vue. Si l'absence de point de vue de l'essai cesse d'etre
a l'idée critique que l'homme n'est pas un créateu;rrne 0 ~éit naivement l'esclave 4e ses objets éminents, si au contraire il
de ce qui est humain n'est une création. L'essai lui-~iue ne~ utilise le rapport a son objet comme un moyen d'écbapper
se réfere toujours a du déja créé, ne se présente jamais me, qUt a l'emprise du commencement, alors il réalise, de maniere
parodique pour ainsi dire, la polémique, qui autrement serait
te1, et 1·1 n ,aspire
. pas non p 1us c1 quelque chose qui conune
berait tout, dont la totalité serait analogue a cene
création. Sa totalité, l'unité d'une forme entierement cons:u·tª
:gl~-
e
impuissante, de la pensée contre une simple pbilosophie des
points de vue. II dévore les théories qui lui sont proches ;
sa tendance est toujours de liqu.ider l'opinion, meme celle
,.
en e11e-meme, c ' est ce11e d e ce qm. n ' est pas total, une totalité
1e
qui lui sert de point de départ. II est, des le début, la forme
qui meme en tant que forme n'affirme pas la these de l'iden- critique par excellence, et, en tant que critique immanente
tité de la pensée et de la chose, que son contenu rejette. des reuvres de l'esprit, en tant que confrontation de ce qu'elles
En se libérant de la contrainte de l'identité, l'essai acquiert sont avec leur concept, il est une critique de l'idéologie.
padois ce qui échappe a la pensée officielle, le moment de e L'essai est la forme de la catégorie critique de notre esprit.
la chose inextinguible, une couleur ineffa~able. Chez Simmel, Car si l'on veut critiquer, il faut nécessairement expérimenter,
certains mots d'origine étrangere - e Cachet>, e Atti- il faut créer les conditions dans lesquelles un objet devient
tude > - trahissent cette intention, sans pour cela la traiter visible a nouveau, autrement encore que chez un auteur et
sur le plan théorique. av31!t t?ut i1 fa,ut d~sormais éprouver, expérimenter la fragilité
L'essai est a la fois plus ouvert et plus fermé qu'il ne de 1 ob1et, e! est 1ustement cela le sens de la légere variation
plait a la pensée traditionnelle. 11 est plus ouvert dans la que les en tiques font subir a leur objet7 • > Quand on
mesure- ou sa disposition propre nie le systeme et ou il r~~roche a_ l'essai son absence de point de vue et son rela-
répond d'autant mieux a ses propres exigences qu'il s'y tient tivisme, qm ne reconnait aucun point de vue extérieur a Iu.i-
plus rigoureusement ; les résidus systématiques de certains meme, ce qui est alors en jeu, c'est cette idée de la vérité
essais, comme par exemple l'infiltration d'études Iittéraires coIDI?e, chose e toute prete >, comme hiérarchie de concepts
une ide~ que Hegel, qui n'aimait guere les points de vue'
par des philosophemes Iargement répandus, acceptés tels
a dét~111te : ~•est en cela que l'essai touche a son extreme:
quels, ne valent guere mieux que des trivialités psycholo-
~a pbllosoph1e du savoir absolu. 11 voudrait guérir la pensée
giques. Mais l'essai est plus ouvert, parce qu'il travail~e de
de son caractere arbitraire en le recueillant par la réflexion
fa9on emphatique a la forme de la présentation. La conscie~ce ~s sa propre démarche, au lieu de le déguiser en immé-
de la non-identité de la présentation et de la chose_Ia con~ratn! d1ateté.
a un effort sans limites. . C'est la la seule analogie de .I essait Il est vrai que cette philosophie a dé
avec I'art · autrement de par les concepts qui y apparaissen : d'incohérent : elle a critiq é 1 gar . quelque chose
apportant ' de l'extérieur '
non seulement leur seos mais .
au SSl simple e résultat >, au n:m :ec~:C:!~::i~:: ~bstrait, le
leur relation a la théorie il s'apparente nécessairement a la
,
théorie. Certes, il est aussi prudent a l'égard de celle-ci qu
. 'a pr~ssus, tout en parlant néanmoins de méth:ie :i':~m: du
~a coutume idéaliste. C'est pourquoi l'essai ec qpluo,
l'égard du concept. Non seulenient il ne se déduit pas expre~- \ ectique que la dialectique, lorsque celle-ci , eSl :us
sément de la théorie - le péché majeur de tous les essais mcme. D prend la lo . hé é . s exposc elle:-
brandir l é. . gique g ltenne au mot : il ne fa t .
tardifs de Lukacs - mais i1 ne s'agit pas non plus d'arrhes a v nté de la totalité con- . u 1\\.
. Plus eile s'afferm1t . en th'eon·e ' plus .es 1ugements
.uQ 1 parti,..
sur des syntbeses a vemr.
elle se comporte comme si elJe détenait la pierre philosopha;; 1
7. Bense, op. cit. p. 420.
et plus l'expéricoce intellectuelle court a la catastropbe.
25
24 MB FORME
NOTES SUR LA LITT~RATURE
L'ESSAI coM comme pare
.
. . e de la poés1e con . ' tre la oature
s ue des parad'is
culiers, ni limiter la vérité au jugement particulier m •
prendre a la lettre la prétention de la singularité a e~ vr ~s baudelamenn .été La pensée auss1 o a plu q tierement.
·
Jusqu •.\A ce que sa non-vént. é deVIenne
. une évidence To a1e,t natu~e_l de lat s~~;st ·a eux que l'essai. se, vouelue:1 rien entre
ce qu'il y .a de risqué, de prématuré, de pas tout · a f~t artif1c1els, e l'a déclaré Hegel, t1 n Y ª p t fidele
que comme . .é pensée ne res e
gara~ti d~ns chacun des dé~ails de l'essai entrame d'autres Parce , . ne soit médiatts , 1a éd' f ons en
. 1 et terre qm • travers des m ta 1 '
détails qw en sont la négation ; la non-vérité dans laquell c1e.,.dée d'immédiateté qu au . 't immédiatement l'immé-
I'essai s'enfonce en connaissance de cause est l'élément d:
sa vérité. II y a certainement aussi du non-vrai dans sa simple
:cvc~ant leur P'~!• ct:1:i°e
dOS ;:!~dre pied dans les te~tes,
forme, dans son rapport a ce qui est déja constitué dans la diat. La ruse de e:,~~;• étaient la, tout simplement, havec : :
en faisant ~o~me ns recourir au mensonge d'une c . ose p
culture, déduit comme étant en soi. Mais plus il met d'énergie autorité. A1ns1, sa ·se si douteuse soit-elle, qui peut se
a écarter le concept d'une chose premiere, a se refuser 8
miere, i1 trouve une ª!:ci;one des textes. Mais sa tend~ce
extraire la culture de la nature, plus il reconnait foncierement
comparer a l'~xégese de la critique : par la confront~tion
l'essence naturelle de la culture meme. L'ensemble aveugle
est inverse, e est telle propre concept emphatique, qui est
des relations naturelles, c'est-a-dire le mythe, s'y perpétue
des textes avec_ . eur la culture au moyen de la vérité dont
jusqu'a nos jours, et c'est justement cela que réfléchit l'essai : d'ébranler l'amb1tton de d il ne veut pas en parler,
son theme véritable, c'est le rapport de la nature et de la h n d'eux meme quan .é ' t
culture. Ce n'est pas pour rien qu'au lieu de les e réduire > parle e acu ' . de sa propre non-vént , e es -
et de l'inciter a se souveru~tre idéologique ou la culture
il s'immerge dans les phénomenes culturels com.me dans une
nature seconde, une seconde im.médiateté, pour en dissiper
l'illusion, avec opiniatreté. Pas plus que la philosophie des
~~J;:•::•~~J.:!!ent A la natm1;. Sous, le re':!
de l'essai la nature seconde -preod consc1ence d elle-mé
origines il ne se trompe sur la différence entre la culture comme d:une nature premiere.
et ce qui est au-dessous d'elle. Mais, pour lui, la culture · Si la non-vérité mobilise la vérité de l'essai, o~ ne trouvera
n'est pas un épiphénomene a détruire, au-dessus de l'étre, pas celle-ci en s'opposaot simplemeot a ce qu'il a de 1:13al-
au contraire: ce qui est au-dessous d'elle aussi est thesei, honnete, de réprouvé, mais dans cette absence du ~éneux
la société fausse. C'est pourquoi il n'accorde pas plus de que la science a emprunté aux rapports de propné!é et
valeur a !'origine qu'a la superstructure. II doit sa liberté qu'elle exige a présent de l'esprit. Ce sont les ennem1s de
dans le choix de ses objets, sa souveraineté face a toutes l'esprit qui se croient obligés de le défendre contre le man~ue
les priorities du fait concret ou de la théorie au fait . que de sérieux : l'esprit lui-méme, une fojs ·émancipé, est mobile.
pour lui tous les objets sont en quelque sorte équidistan!s ms qu'il aspire a autre chose qu'a la simple répétition admi-
du centre : c'est-a-dire du principe qui les tient tous ensor- nistrative et a l'aménagement de ce qui est déja, il n'est pas
celés. 11 ne considere pas qu'il est plus glorieux, car plus tout a fait garanti ; abandonnée par le jeu, la vérité ne serait
originel, de s'appliquer a l'étude de l'originel qu'a celle d~s plus que tautologie. L'essai a done aussi une certaioe parenté
objets médiatisés, parce qu'il voit le caractere originel lw- historique avec la rhétorique, a laquelle, depuis Bacon et
meme comme un objet de la réflexion, comme quelque chose Descartes, !'esprit scientifique a voulu donner le coup de
de négatif. Ce qui correspond a une situation ou le car?ctere grlce, jusqu'a ce qu'elle se füt tout naturellement dégradée,
origine}, en tant que point de vue de !'esprit au sem du a l'ere scientifique, en une science sui generis, celle de la
monde socialisé, est devenu un mensonge. Celui-ci va de la communication. La rhétorique a certes toujours été. la pcns6e
promotion de concepts historiques tirés de tangues histori~ues dans son adaptation au langage de la communication. La
au rang de paroles premieres jusqu'a l'enseignement umver- pensée visait un langage immédiat : la satisfaction succédanée
sitaire du creative writing, a la pratique professionnelle de ~e l'audit~ire. L'essai, pour sa part, conserve justement da.ns
la primitivité, aux flfttes a bec et au finger painting, ou la 1 autonom1e de la présentation, par laquelle il se dis.tingut'
misere pédagogique essaie de se faire passer pour une vertu de la communication scientifique, des traces de cet ~lém~~lt
de co · · · •
métaphysique. La pensée n'est pas épargnée par la révolte mmumcation auxquelles elle échappe. Les satis,füct i\)ll~
26
NOTES SUR LA LITTÉD• 27
""'Tl.JR!l l coMME FORME
que la rhétorique veut donner A l'auditeur sont sublitnée L'J!SSA • • la
dans I'essai, en I'idée du bonheur d'une liberté a l'égard 8• la rbétorique, dans lesquelles I'ass~1atiOO., .
I'objet qui rend plus justice a celui-ci que s'il était impito de a repro~bées amots l'omission de la synth~e logique fa~
blement intégré a l'ordre des idées. La conscience sc¡Ya- p0lysérn1e desh
. . t les c oses c:t
l'auditeur et l'asservissaient, une fo~
é ...a--• l'essai
tiste, dirigée contre toute conception anthropomorphiqueen. 1ita1en 1 té de l'orateur sont amalgam es uaw,
séduit, a la v~ on é ·t, Ses tr~sitions a lui désavouent la
toujours été complice du _Principe de réalité, et tout
hostile au bonheur que lu1. Alors que la domination de au co~tenutric~e va:1 ;;ofit de cbemins de trav_erse ~liant _les

::é:f~::•
nature prétend toujours avoir pour but le bonheur, celui-c~ 1 déduct1on s . n'ont guere de place dans la logique d1scursive.
se présente toujours a ses yeux comme une régression a l'état 1~:~uivoque 1:1ºº. pas P,~r né~igen~, : : : :
,. 1. ore que le sc1entiSDle 1 tnterdit, mais
J:
de simple nature. Cela apparait jusque dans les philosophies
les plus hautes, jusque chez Kant et Hegel. Ils accusent tou. qu il,
1
1% critique de l'équivoque, la simple séparation des
jours la raison, dont l'idée absolue leur donne leur pathos, ~ º~cations, écboue la plupart du temps : obte~ que cbaftue
d'etre a la fois immodeste et irrévérencieuse, des qu'elle rela- s1~ u'un meme mot recouvre des cboses différentes e es
tivise ce qui compte. Contre cette tendance, l'essai sauve un fo1ssoint as tout a fait différentes, mais que l'unité du mot
moment de sophistique. L'hostilité au bonheur de la pensée ne • pune unité inbérente a la cbose, si cacbée soit-elle,
renvo1e c:t • il d' .,.,, dans
critique officielle est sensible surtout dans la dialectique trans- sans toutefois que cette dem1ere, com.me .est us~e-
cendantale de Kant, qui voudrait pérenniser la limite qui les philosopbies conservatrices contempo~atn~,. pu1sse atrc
sépare l'entendement et la spéculation, et empecber, comme confondue avec des affinités de. nature !tngws!1que: Sur ce
l'exprime cette métaphore caractéristique, le e débordement point aussi, l'essai touche a la logique mus1cale, 1 art 1?goureux
dans les mondes intelligibles >. Si la raison qui se critique et pourtant non conceptuel du passa.~e, pour ass1gne~ au
elle-mcme doit chez Kant avoir les deux pieds sur terre, se langage du discours quelque cbose qu il a perdu sous 1 em-
fonder elle-meme, elle se ferme hermétiquement, selon son prise de la logique discursive, que l'on ne peut certes pas
principe le plus profond, contre toute espece de nouveauté tout a fait laisser de coté mais avec laquelle il faut seulement
ruser dans ses formes propres en les pénétrant au moyen
et contre la curiosité, également dénoncée par l'ontologie
de l'expression subjective. Car ressai n'est pas simplement
existentielle, qui est le principe de plaisir de la pensée. Ce
en opposition avec la démarche discursive. 11 n'est pas illo-
que Kant reconnait daos le contenu de ses écrits comme la
gique ; il obéit lui-meme a des criteres logiques dans la mesure
finalité de la raison, l'instauration de l'humanité, l'utopie, est
interdit par la forme, par l'épistémologie, qui ne permet pas ou l'ensemble de ses affinnations doit s'agencer de maniere
harmonieuse. Il ne doit pas laisser subsister de simples con-
a la raison de dépasser le domaine de l'expérience, réduit, tradictions, a moins qu'elles ne soient fondées comme propres
par le mécanisme de la simple matiere et des catégories inva-
riables, a ce qui a toujours été. Mais l'objet de l'essai, c'est a la chose. Seulement il développe les pensées autrement que
la nouveauté en tant que telle, qu'on ne saurait traduire en selon les regles de la logique discursive. 11 ne fait pas de
l'assimilant a du passé, a des formes existantes. En réflé- déductions a partir d'un príncipe, ni d'inductions l partir
chissant l'objet en quelque sorte . sans violence, il se plaint d'un ensemble cobérent d'observations isolées. 11 coordonne
en silence de ce que la vérité a trahi le bonheur, se trahissant les éléments au lieu de les subordonner ; et seule l'essence
du meme coup ; et c'est cette plainte qui suscite la colere profonde de son contenu est commensurable a des crit~
contre I'essai. Le caractere persuasif de la communication logiques, non son mode de présentation. Si l'essai, com~
Y est privé de sa finalité primitive, comme dans le chan- a~ formes dans lesquelles un contenu tout pret est commu-
gement de fonction de certains traits daos la musique auto- ruqué de maniere indifférente, est plus dynamique. que la
nome! pensée traditionnelle, gráce a la tension entre la présentation
01 et en vue de la pure détermination de la présentation

t---
en ~ , du .caractere ~ontraignant de sa construction qui vou- et la chose présentée, il est en meme temps plus statiquo,
drait non pas reprodu1re la chose, mais la reconstituer A partir en tant qu'ensemble construit de juxtapositions. C'est seu-
de ses membra disjecta conceptuels. Mais les transitions qu'on lement la-de_ssus qu_e r~pose son affinité avec l'im~. sauf'
que ce stat1sme 101-meme est celui de rapports de
28 NOTES SUR LA LITTÉRATlJRE

relativement apaisés. La légere ~ouplesse dans la conduite de L'ESSAI COMME FORME 29


la pensée de l'essayiste le contramt une plus grande intensité
que dans la conduite de la pensée d1scurs1ve, parce que l'essai - et dans cet unique instant d'affirmation, toute l'éternité
ne procede pas, comm~ elle, aveuglé~e~t, a~to~atiquement, se trouve approuvée, rachetée, justifiée, affirmée8 • > Sauf que
mais qu'il doit a tout mstant se réflechir lu1-meme. Certes, l'essai se défie encore d'une telle justification et d'une telle
cette réflexion ne s'étend pas seulement a son rapport la a approbation. II ne connait pas d'autre nom du bonheur, qui
pensée -établie, mais tout autant a son rapport a la rhéto- pour Nietzsche était sacré, que son nom négatif. Meme les
rique et a la communication. Sinon, ce qui se figure · etre .manifestations les plus hautes de !'esprit qui l'expriment sont
toujours coupables en meme temps d'y faire obstacle, tant
au-dessus de la science n'est plus que vanité préscientifique.
qu'elles ne sont 9.u'esprit. C'est pourquoi la loi formelle la
L'actualité de l'essai est celle d'un anachronisme. L'heure
plus profonde de l'essai est l'hérésie. On voit ainsi apparaitre
lui est moins favorable que jamais. TI est écrasé entre une
dans la chose, dans la désobéissance aux regles orthocfoxes
science organisée, d'une part, ou chacun a la prétention de de la pensée ce qu'elles ont en secret pour finalité objective
controler tout et tout le monde, et qui exclut tout ce qui de tenir caché aux regards. -
n'est pas taillé sur le modele du consensos au moyen des
épithetes hypocritement élogieuses d' « intuitif > et de « sti-
mulant->, et une philosophie, d'autre part, qui s'accommode
des restes vides et abstraits de ce que la profession scien-
tifique n'a pas encore investi et qui du coup devient pour
elle l'objet d'une activité de seconde _zone. Mais l'essai a
affaire a ce qu'il y a d'aveugle dans ses objets. TI voudrait
faire .éclater, a l'aide de concepts, ce qui n'entre pas dans
les concepts ou ce qui révele, par les contradictions dans
lesquelles ils s'emmelent, que le réseau de leur objectivité
n'est qu'une manifestation subjective organisée. TI voudrait '
polariser !'opaque, libérer les forces qui y sont latentes. TI
s'efforce de concrétiser le contenu déterminé dans l'espace
et le temps; il construit I'imbrication des concepts tels qu'ils
sont présentés, c'est-a-dire imbriqués dans l'objet lui-meme.
11 se dérobe a la dictature des attributs, tels qu'ils sont assignés
a I'idée depuis la définition du Banquet : « éternelle, étran-
a a a
gere la génération comme la corruption, l'accroissement
comme au décroissement >, e: en elle-meme et par elle-meme,
étemellement unie a elle-meme dans l'unicité de sa nature
formelle > ; et, malgré cela, il n'en est pas moins une idée,
pa~~ qu'!~ · n~ capitule pas devant le poids de l'étant, parce
qu n~ s mclme pas devant ce qui se contente d'etre. Tou-
tefois, il ne le mesure pas a I'éternité mais plutot a un
fr~gment tardif enthousiaste de Nietzsche : « Si nous disons
1
?º ª un !eul instant, nous disons oui, par la, non seulement
ª ~ous-memes, mais a toute l'existence. Car rien n'existe pour
soi seul, ni en nous, ni daos les choses ; et si notre ame,
une seule fois, a vibré et résonné comme une corde de joie,
toutes les éternités ont collaboré a déterminer ce seul fait 8. F. Nietzsche, La Vo/onté de puüsance, traduit par G. ~ uis..
Oallimard, 1947, t. II, p. 388.

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