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CLARA FONTANA LICENCE 3 PHILOSOPHIE

L’ennui
Pascal, Baudelaire, Heidegger

Université Paris IV – Sorbonne 2010/2011

1
Je peu di e ue a vie a t do i e pa l’e p ie e de l’e ui. J’ai
connu ce se ti e t d s o e fa e. Il e s’agit pas de l’e ui ue l’o peut
o att e pa des dist a tio s, la o ve satio ou les plaisi s, ais d’u e ui,
pourrait-on dire, fondamental ; et qui consiste en ceci : plus ou moins
brusquement, chez soi ou chez les autres, ou devant un très beau paysage, tout se
vide de o te u et de se s. Le vide est e soi et ho s de soi. Tout l’u ive s de eu e
f app de ullit . Et ie e ous i t esse, ie e ite ot e atte tio . L’e ui
est un vertige, mais un vertige tranquille, monotone ; ’est la v latio de
l’i sig ifia e u ive selle, ’est la e titude, po t e jus u’à la stupeu ou jus u’à la
lai vo a e sup e, ue l’o e peut, ue l’o e doit ie fai e e e o de i
da s l’aut e, ue ie ’e iste au o de qui puisse convenir ou nous satisfaire. A
cause de cette expérience – ui ’est pas o sta te, ais u e te, a l’e ui
vie t pa a s, ais ui du e eau oup plus lo gte ps u’u e fi v e – je ’ai ie
pu faire de sérieux dans ma vie. Pour dire la vé it , j’ai v u i te s e t, ais sa s
pouvoi ’i t g e à l’e iste e. Ma a gi alit ’est pas a ide telle, ais
essentielle.
EMIL CIORAN 1

Etudie l’e ui ’est pas u e affai e ais e. S’e u e est e tes u e e périence des plus
communes, chacun de ous s’est u jou ou l’aut e e u , u jou d’oisivet , lo s d’u dî e , du a t
un dimanche après-midi pluvieux ; ais ’est aussi et su tout u tat ue ous he ho s toujou s à
chasser, que nous anéantissons toujours par des « distractions ». L’e ui est donc une expérience
fuyante, ou plutôt que nous fuyons. Mais peut-on avant tout parler d’un ennui ? Cioran invite lui-
même à distinguer un ennui superficiel qui ne serait pas un véritable ennui, et un ennui
« fondamental » que nous qualifierons avec Heidegger de « profond ». C’est e se o d e ui ui
nous intéressera ici, et e ui p ofo d assez juste e t d it pa Cio a , l’e ui ui s’i si ue e
l’ho e et ui pa aît i otiv , l’e ui ui pa al se, ui e u e e tai e a goisse et ui e d
indifférent au monde ; l’e ui ui semble étendre le temps, comme le suggère le mot allemand
Langeweile, littéralement, temps long (le moment – Weile – qui devient long – lang –). Qu’est-ce que
et e ui ui poi t e l’ho e et ue elui-ci ne peut réprimer par le divertissement ? Est-il le signe
de quelque chose qui nous serait alors révélé dans son expérience même ? Doit-on chercher à le faire
tai e, ou ie au o t ai e, oute e u’il a à ous « dire » ? C’est au t ave s des œuv es de t ois
auteurs de notre choix que nous tenterons de donner sens à ces questions, et de leur apporter une
réponse : Pascal, Baudelaire et Heidegger.
Nous devons en premier lieu évoquer des considérations historiques, car il semble que
l’ho e e se soit pas toujou s e u . E effet, pe da t de lo gues p iodes, l’e ui a t peu
exprimé ou peu étudié. On trouve éventuellement quelques textes, somme toute assez marginaux,
chez les Anciens : Lucrèce2, Sénèque3, Stagyre, Jean Cassien4 ont écrit à propos de l’e ui, u’ils
nomment « taedium vitae » (dégoût de la vie), « fastidium », ou « nausea ». Mais ces textes
t ouve o t su tout u e post it au XIXe si le, lo s u’ils se o t elus et i te p t s de façon
quelque peu moderne par les Romantiques, et par Baudelaire qui nous intéressera plus

1
Entretien avec Fernando Savater, in Entretiens, Arcades Gallimard p. 29.
2
De natura rerum, Livre III, v. 1066 à 1072.
3
Voir par exemple le De tranquilitate animi.
Jean Cassien, De institutis coenobiorum (Institutions cénobitiques), qui traite de l’a edia.
4

2
particulièrement ici. Durant le Haut Moyen Age, ce sont plus principalement les moines, les gens
d’Eglise ui s’e uie t, l’e ui appa aît alo s de i e le ot acedia. Mais ’est su tout au XIXe si le
ue l’e ui, e te du da s le se s d’u e ui p ofo d, a o pag d’a goisse, et qui sera plus tard
ualifi d’ennui « existentiel », apparaît de façon extrêmement récurrente. Remarquons que les
tudes di ales se ultiplie t su l’e ui alors considéré comme un fléau. En 1855, le célèbre
psychiatre Brierre de Boismont publie par exemple un article intitulé De l’e ui dans les Annales
médicopsychologiques, et nous savons grâce aux Journaux intimes de Baudelai e l’i t t ue e
dernier a porté à ces études. Ai si, ous pouvo s d’e l e souligner le paradoxe qui se présente à
nous : l’appa itio de l’e ui p ofo d o espo d histo i ue e t à des o e ts de haute
civilisation, il se le s’i te sifie ave e ue Baudelai e o e « modernité ».
Dès lors, pou uoi o e e ot e tude ave l’œuv e de Pascal, et non pas avec
Châteaubriand ou un autre auteur du XIXe siècle ? Il nous est apparu que le mot « ennui », qui entre
da s la la gue f a çaise au XIIe si le, e p e d so se s ode e u’ave Pas al. Montaigne lui
ouvre probablement la voie dans ses Essais, mais Pascal est certainement le premier à radicaliser
l’e ui, à voi le tissu e de l’e iste e hu ai e ; il voit l’e ui o e e u’il faut aff o te et
ui fait sig e ve s e u’est la o ditio hu ai e. Alo s ue hez les A ie s, l’e ui tait poi t
o e ta t la fai lesse d’un homme particulier u’il fallait te te de gu i , il est te du à toute la
o ditio hu ai e ave Pas al, et il s’agit dès lors de l’assu er. Baudelaire est quant à lui un auteur
l pou a al se l’e ui propre au XIXe siècle, et e ui ui s’i te sifie et ui est e lie ave la
« modernité ». Viendra enfin Heidegger.
Soulignons que notre développement ne sera pas seulement – et arbitrairement –
dia h o i ue. Il ous e a d’u e ui ui ’est à au u oment étudié pour lui-même chez Pascal
et que nous devrons saisir, à un ennui certes p se t da s toute l’œuv e de Baudelaire, mais sans
t e ja ais o eptualis , pou e fi he he ave Heidegge l’esse e v ita le de l’e ui. Il s’agi a
donc avec Heidegge o seule e t d’assu e l’e ui, ais e o e de l’ veille , afi de o p e d e
e u’il ous d voile.

3
Ennui. Rie ’est si i suppo ta le à l’ho e ue d’ t e da s u plei
repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent
alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance,
so vide. I o ti e t il so ti a du fo d de so â e l’e ui, la oi eu , la t istesse,
le chagrin, le dépit, le désespoir.

BLAISE PASCAL, Pensées 131-622 5

L’e ui da s so se s ode e appa aît ave Pas al, avo s-nous dit. Cet emploi du mot est
sa s doute p pa pa l’œuv e de Mo taig e, ui o e e à do e au ot e ui u sens au
caractère temporel. Mais le pas est véritablement franchi avec Pascal. En effet, chez Pascal, le mot
e ui ’a plus le se s d’u e ui pa ti ulie aus pa u e ause p ise, pa la o t d’u p o he pa
exemple, sens que le mot a encore dans les textes classiques ; ais il se ha ge d’u se s ui se
rapproche du « taedium vitae » (dégoût de la vie) antique. Pourquoi donc ce sens apparaît-il
p is e t da s l’œuv e de Pas al ? L’histoi e peut peut-être nous aider à apporter une réponse.
Re a uo s tout d’a o d u’e e te ps ue e se s pa ti ulie de l’e ui comme malaise,
comme vacuité, apparaît « le moi » su sta tiv da s l’œuv e de Pas al, e ploi tout à fait i dit. Ne
serait-ce alors parce que le moi peut- t e su sta tiv , e oi do t Pas al ous dit u’il est haïssa le,
u’il peut s’e u e – dans un sens que nous aurons à préciser – ? Dans le fragment 323-104 des
Pensées, intitulé « Qu’est-ce que le moi ? », Pascal substantive certes le moi, mais pour le vider de sa
substance : le oi est taph si ue e t i t ouva le, sa su sta tivatio s’a o pag e d’u e
désubstantialisation ui e d possi le l’appa itio de l’e ui ui se a alors compris comme vacuité
6

de la nature humaine.
Nous pouvons cependant nous demander pourquoi Montaigne, chez qui il y a beaucoup de
« je » et de « moi », ne dit jamais « le moi », et pourquoi par conséquent son ennui ne peut pas
encore être l’e ui pas alie . Chateau ia d e a ue ue les A ie s ’o t pas o u ou p es ue
e alaise u’est l’e ui, et l’e pli ue ai si : « Une grande existence politique, les jeux du Gymnase
et du Champ de Mars, les affaires du Forum et de la place publique remplissaient leurs moments et
e laissaie t au u e pla e au e uis du œu »7. Qu’e est-il de la vie politique des hommes en
France lors de la rédaction des Pensées ? Nous pouvons remarquer avec Paul Bénichou (Morales du
grand siècle) que Pascal écrit au moment de ce que Bénichou nomme « la démolition du héros », la
fi de l’id al a isto ati ue de gloi e, la dissolutio de la o ale h oï ue. E effet, alo s ue Louis
XIV te tait d’assujetti l’a isto atie par une centralisation de plus en plus en forte de son pouvoir,
l’id al de gloi e ue l’o et ouve pa e e ple hez le h os o lie , o ale fo d e su l’o gueil et
la g a deu glo ieuse, e pouvait u’appu e la p otestatio de l’a isto atie. Lo s ue pascal écrit
que le moi est « haïssable », « ous so es à di ou vi gt a s de l’ he de la F o de, au o e t
du plus grand affaiblissement politique de la noblesse qui se soit encore jamais vu ; la discipline

Nous indiquerons dans chacune de nos références aux Pensées de Pas al le u o de l’ ditio B u s hvi g
5

e p e ie lieu, suivi de elui de l’ ditio Lafu a.


[La dest u tio de l’ gologie] :
6
Cf. Vincent Carraud, Pascal et la philosophie, PUF, Paris 1992, §21, pp. 322-
« Le moi est donc introuvable, so i possi le d fi itio epose d’a o d su so a se e de tout lieu. La seule
chose prononçable du moi est son non-lieu. […] La su sta e de l’â e ’est pas l’â e o e su sta e. Tout
e ue ette e p essio o po te, p is e t, de su sta tiel, s’ va ouit […]. La su sta e, e ui de eu e
sous les ualit s su essives, e ui est pe a e t […] se le ’avoi plus ie de su sta tiel. »
7
Génie du Christianisme, II, III, 9.

4
o a hi ue ’a o u e au u te ps pa eil deg de fo e, et l’i dividu o le pa eil deg
d’i puissa e »8.
La o ale ja s iste, et les its de Pas al, se fo t l’ ho d’u e telle po ue et de te sio s
politiques et sociales ; le oi, de g a d et d’h oï ue, devie t haïssa le et pure vanité, vide de tout
o te u. Cet a a tisse e t du oi glo ieu s’a o pag e sa s doute d’u e d politisatio des
hommes ; ceux- i e peuve t alo s plus se o pa e à u e figu e o ale u’il s’agissait de d passe ,
le Roi soleil éblouit par sa grandeur divine et ne peut plus être égalé, il force le regard à se détourner.
Où tourner dorénavant son regard ? A l’e t io it politi ue et so iale se su stitue u epli su soi, u
regard qui ne peut plus que regarder son « moi », et qui prend par là même conscience de sa vacuité.
L’e ui appa aîtrait donc avec une déréalisation du politique, et deviendrait a a t isti ue d’u
monde désormais sans héroïsme, sans épopée. C’est ai si ue Pas al peut i e :
« La gloire. L’ad i atio gâte tout d s l’e fa e : Oh ! que cela est bien dit ! oh ! u’il a ie fait ! u’il
est sage ! etc.
Les enfants de Port-Ro al, au uels o e do e poi t et aiguillo d’e vie et de gloi e,
tombent dans la nonchalance. » Fragment 151-63

Comprendre à présent le statut de l’e ui da s l’œuv e de Pascal suppose une certaine


o p he sio de e u’est la atu e hu ai e. U fo de e t a th opologi ue est essai e avant
de situe la pla e taph si ue de l’e ui. Da s le f ag ent 127-24, Pascal écrit :
« Contrariétés. L’ho e est atu elle e t dule, incrédule, timide, téméraire. »

Tout réside dans ce mot, « contrariétés », qui caractérise la atu e de l’ho e. Pas al el ve
en effet la nature profondément contradictoire des hommes ; ces derniers « croient chercher
sincèrement le repos, et ne cherchent e effet ue l’agitatio » (139-136, fragment capital pour
notre étude, et sur lequel nous nous attarderons). La principale contradiction que relève Pascal est
que, paradoxalement, tous les hommes aspirent au bonheur, mais cet état de paix est compris
o e u tat de epos pe a e t ue l’o e peut attei d e ue pa l’a tivit ; les hommes
cherchent donc la quiétude, par et dans l’i ui tude9. C’est e ue souligne encore ce même
fragment :
« Qua d je ’ suis is uel uefois à o sid e les diverses agitations des hommes et les périls et les
pei es où ils s’e pose t, da s la Cou , da s la gue e, d’où aisse t ta t de ue elles, de passio s,
d’e t ep ises ha dies et souve t auvaises, et ., j’ai d ouve t ue tout le alheu des ho es vie t
d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ».

L’ho e est ai si p is da s u e aspi atio o t adi toi e e t e dive tisse e t et epos. Il he he le


epos da s l’agitatio , la t a uillit da s la ultipli atio des t a as, la paix dans la guerre.
L’a se e d’agitatio ta t pou l’ho e o e u e figu e de o t i tol a le, il se perd donc
da s l’e t io it du dive tisse e t et ’est là e ui fait sa is e, selo Pas al.
Pa o s ue t, si le o heu side da s le epos, et si ous d fi isso s l’e ui o e
l’a se e de dive tisse e t, est- e à di e ue l’e ui est e epos ue les ho es dev aie t
chercher, et non éviter par la multiplication des activités ? Nous pourrions croire en effet que la paix
i t ieu e e peut se t ouve ue da s l’e ui de ette ha e où les ho es e save t este . Ça

8
Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Folio essais, p. 145 [La démolition du héros].
Not e tude su Pas al doit eau oup à l’a ti le de Philippe Saltel, « In omnibus requiem quaesivi : la paix
9

selon Pascal », disponible sur le site internet www.philopsis.fr .

5
’est epe da t pas la o lusion à laquelle parvient Pascal. Au contraire, il nous dit que les hommes
ne savent rester dans cette ha e, et il faut e te d e u’ils e le peuvent, ce sans doute pour deux
aiso s. Tout d’a o d, pa e ue l’e iste e hu ai e est te po elle :
« Ecoulement. C’est u e hose ho i le de se ti s’ oule tout e u’o poss de », Fragment 212-757

Du fait de la te po alit , l’ho e os ille sa s esse e t e l’affli tio des d sag e ts et la


nostalgie des agréments :
« Nous e ous te o s ja ais au te ps p se t. Nous a ti ipo s l’ave i o e t op le t à ve i ,
comme pour hâter son cours ; ou nous rappelo s le pass pou l’a te o e t op p o pt […]. C’est
ue le p se t, d’o di ai e, ous lesse. Nous le a ho s à ot e vue, pa e u’il ous afflige ; et s’il
nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. » Fragment 172-47

L’ho e e peut se satisfai e de l’i o ilit du p se t, ui le lesse e lui appela t sa o ditio


is a le d’ho e o tel. Il e peut pa o s ue t ja ais t e satisfait du p se t et « aime
mieux la chasse que la prise » (Fragment 139-136) ; e ui dive tit, ça ’est pas te ps l’o jet du d si
u e fois u’il est attei t, ue le fait de d si e lui- e. C’est le d si ui et l’ho e e
ouve e t, et lui pe et d’ happe sa s esse au epos u’il pou ait trouver dans le présent.
La deuxième raison pour laquelle l’ho e e sau ait de eu e au epos da s u e ha e
est ue so e iste e, e plus d’ t e te po elle, est aussi so iale, et par-là, concupiscence :
« « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la
vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. » Malheureuse la terre de malédiction que ces trois
fleuves de feu embrasent plutôt u’ils ’a ose t ! » Fragment 458-545

L’e iste e so iale e t aî e les ho es da s les ouve e ts viole ts et o t ai es des passio s, ui


créent un tumulte semblable à celui du fleuve agité ou de la coulée de lave qui enflamme tout sur
son passage. Ainsi, nous pourrions introduire une distinction que fait Vladimir Jankélévitch dans
L’ave tu e, l’e ui, le s ieu , et dire que les hommes, pour échapper à l’a goisse du présent, lui
substituent les soucis du divertissement quotidien :
« L’a goisse est u sou i de lu e à l’usage de eu ui ’o t pas de soucis ; la sérieuse quotidienneté ne
sait ie de l’a goisse taph si ue ! » .
10

La pluralité quotidienne des petits tracas qui nous jette sans cesse dans des considérations sur le
passé et sur l’ave i , e ue l’o nomme soucis, est une parade à l’a goisse qui se ressent au présent,
da s u p se t ui ’ad et plus de dist a tio s.
Cette p ope sio hu ai e au o t a i t s, ette e he he de la ui tude da s l’i ui tude
découle de la Chute, selon Pas al. E effet, l’ho e est méchant : au sens étymologique, il est celui
qui a chu, du verbe méchoir. Les aspirations contradictoires des hommes sont le signe de cette chute.
L’ho e est : « d hu d’u e eilleu e atu e, ui lui tait p op e aut efois. Ca ui se t ouve
alheu eu de ’ t e pas oi, sinon un roi dépossédé ? » Fragment 409-117

ou encore :
« ’est t e d’auta t plus is a le u’o est to de plus haut […]. E u ot, l’ho e o aît u’il
est misérable : il est do is a le, puis u’il l’est ; mais il est bien grand, puis u’il le o aît. »
Fragment 416-122

Vladimir Jankélévitch, L’ave tu e, l’e ui, le s ieu , Chap. II : L’e ui, . A goisse et e ui.
10

6
La Chute est do e ui fait la is e de l’ho e, la fi itude ta t la pe te de la pl itude de Dieu.
Le oi est ai si d si d’i fi i, de pl itude divi e. Mais la Chute est aussi e ui fait la g a deu de
l’ho e : e d si d’i fini est la marque même de la grandeur, la faiblesse ne résidant pas dans le
fait de d si e ais da s la a i e do t ous o lo s e d si . L’ho e se le avoi ou li les
véritables noms de ce qui est désiré, comme le suggère le fragment 425-148 ; il e sait pas e u’il
veut et ’e veut ie savoi , so d si est d tou de so o jet v ita le et s’est d g ad e esoi
de ne pas voir le vide placé devant lui :
« Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour
nous empêcher de le voir. » Fragment 183-166

Nous devons en ve i à p se t plus p is e t au statut de l’e ui. Il ous tait essai e


de pa ti du dive tisse e t, ui ’est aut e ue e ui e p he ha ituelle e t l’e ui de s’i is e
da s le œu de l’ho e. Aussi l’e ui est-il chez Pascal toujours saisi négativement, comme
absence de divertissement :
« Mais ôtez leur divertissement, vous les ve ez se s he d’e ui » Fragment 164-36

L’e ui appa aît o e e u’il faut hasse , e ui e doit pas e glue l’ho e da s u p se t
étiré auquel il cherche continuellement à se soustraire. Que révèle cet intolérable ennui ? Nous
l’avo s e t evu, l’e ui ai tie t l’ho e da s u e te po alit ui fait naître en lui une angoisse.
« Co ditio de l’ho e : inconstance, ennui, inquiétude » Fragment 127-24

Nous pourrions interpréter de façon diachronique la succession des trois termes énoncés :
l’inconstance serait le ode d’ t e a ifeste du o u des o tels ui se pe de t da s le
divertissement ; l’e ui se ait alo s le o e t de gatio de l’i o sta e, le o e t où l’ho e
est a e à sa o sta e o igi ai e, da s u e i o ilit au p se t. L’i ui tude pou ait pa suite
s’e te d e da s deu se s : elle pou ait t e l’i ui tude o p ise o e agitatio du
divertissement (inquietus, le non-repos, le fait de ne pas reposer en Dieu), ou ie l’i ui tude ui
se ait u e o s ue e de l’e ui, e ta t ue elui-ci s’a o pag e d’u e a goisse uasi e t
insurmontable. Mais en réalité, il appa aît ue l’i ui tude du dive tisse e t se sout da s
l’i ui tude fo damentale de l’ho e, puis ue ’est ette deu i e i ui tude p ise da s le se s
d’u e a goisse esse tielle ui sous-tend et crée l’i ui tude du divertissement. Co e ous l’avo s
vu, l’ho e e peut este da s u pe p tuel e ui « au repos, dans une chambre »), et quand bien
e il le pou ait, e e se ait pas souhaita le. Il ’ a à au u o e t hez Pas al u e apologie
de l’e ui, e ta t ue e se ait là le epos da s le uel les ho es dev aie t de eu e . L’e ui
apparaît davantage comme une étape du chemin que les hommes doivent emprunter pour atteindre
le epos, l’e ui a donc toujours pou vo atio d’ t e d pass .
Imaginons un homme soudainement e t ait du tu ulte o dai et e p oie à l’e ui ;
l’e ui au ait u a a t e v lateu , il le ett ait fa e à sa o ditio d’ t e fi i, déchu, dont le moi
’a au u e elle o sista e ; u tel ho e se t ouve ait o t ai t pa l’e ui à p e d e o s ience
de sa va uit o tologi ue. L’e ui est u e ise e de eu e, et deva t e u’elle pose sous les eu
de l’ho e, il a deu attitudes possi les. La p e i e est elle e p u t e par la plupart des
hommes, décriée par Pascal : elle o siste à s’aveugle soi-même devant cette révélation intolérable,
et à préférer par conséquent replonger dans le divertissement en oubliant le néant qui a été entrevu.
La deuxième voie est celle que suit le « bon chrétien » et que devrait suivre tout homme raisonnable
(confo e t à e u’ it Pas al da s e ue ous avo s o so « pari » , il s’agit de la

7
o ve sio à Dieu. Ca p e d e o s ie e de la is e de l’ho e doit s’a o pag e de la prise
de conscience de sa grandeur, et quelle autre voie que la conversion u e fois ue l’o o p e d ue
l’ho e a hu et ue ’est e Dieu u’il doit etou e ? Ainsi, nous pourrions éclairer le statut de
l’e ui e faisa t u e a alogie ave l’all go ie de la ave e de Plato : l’e ui o espo d ait au
o e t p is où l’ho e sorti de la caverne est douloureusement aveuglé (cette violence du soleil
serait alors équivale te à la viole te v latio de l’e ui , p is e t e la te tatio de edes e d e de
replonger dans le divertissement) et la tentation de persévérer à la lumière du jour, de convertir son
regard (de se convertir tout entier). Le epos he h pa l’ho e ’est pas le epos a goissa t
p se t pa l’e ui, ui doit si ple e t a e e l’ho e à o p e d e ue le o heu u’il
he he e peut t e u’e Dieu.
Néanmoi s, pa ve i au stade de l’e ui et fai e le hoi de la o ve sio e so t pas des
conditions suffisantes pour atteindre la plénitude du bonheur bien compris. Dans le fragment 465-
407, Pascal écrit :
« le o heu ’est i ho s de ous, i da s ous ; il est en Dieu et hors et dans nous ».

Le o heu ’est pas ho s de ous, puis ue le dive tisse e t est u d si d hu ui se pe d


quant à ses objets ; il ’est pas o plus e ous, puis ue l’e u eu epos da s u e ha e fait
naître une inquiétude plus p ofo de e o e. Mais il ’est pas o plus si ple e t e Dieu, il est la
conjonction de ces trois lieux : « en Dieu et hors et dans nous ». Comprenons que le chrétien qui
e t e e lui pou aff o te l’e ui et ui e vie t ai si à o aît e uelle est sa condition, est aussitôt
ejet ho s de lui puis ue e ’est pas là u’il doit de eu e . Il doit s’a he i e ve s Dieu, et ela
consiste en une nouvelle inquiétude ; en effet, comme cela apparaît dans les lettres de Pascal à
Mademoiselle de Roannez, le bon chrétie dev a toute sa vie t availle à s’a a he au te tatio s de
la jouissa e ui so t pou ta t le p op e de sa o ditio d’ho e o porel. Pascal fait en effet une
distinction entre le mauvais croyant, au sujet duquel il écrit :
« Je porte envie à eu ue je vois da s la foi viv e ave ta t de glige e, et ui use t si al d’u do
duquel il me semble que je ferais un usage si différent. » Fragment 229-429 ;

et le o h tie ui sait u’u e fois l’e ui d pass , le plus diffi ile este à ve i , et u’il dev a
toute sa vie lutter pour rejoindre Dieu. Pas de salut ici-bas, si « notre nature est dans le mouvement ;
le repos entier est la mort » (450-595), la paix a hev e ’est pas de ette vie-ci. S’il a u e
t a uillit suite à l’ p euve de l’e ui, elle est d’u e atu e diff e te de elle ue ous pouvio s
atte d e, elle ’est pas la fausse atitude du auvais o a t ui oit t e au terme de sa
recherche.
« Rie e do e l’assu a e ue la v it ; rien ne donne le repos que la recherche sincère de la vérité »
Fragment 908-599

Au cours de notre étude, il ous est appa u ue l’e ui est esse tiel da s l’apolog ti ue
pas alie e. L’e ui, saisi gative e t o e a se e de dive tisse e t, est une épreuve qui
ous fait p e d e o s ie e de ot e is e. Bie u’il le soit oi s ue le dive tisse e t, l’e ui
est lui- e is a le, ’est pourquoi il doit être dépassé. Dans les faits, la plupart des hommes
p f e t l’aveugle e t à la doulou euse v lation et préfèrent continuer à mener une vie de
divertissement, de douce inquiétude ; en droit, tout homme devrait voir dans sa misère la marque de
8
la Chute et chercher alors à assumer sa va uit o tologi ue e se tou a t ve s Dieu. L’ p euve de
l’e ui doit donc idéalement nous mener à la conscience non seulement de notre misère, mais aussi
de ot e g a deu , afi de ett e e œuv e i i-bas le repos imparfait qui seul conduira au repos
parfait en Dieu.
Noto s epe da t ue l’e ui ’est ja ais e visag e soi, ous l’avo s vu, il ’est u’u e
transition et cela se justifie tout à fait au sei de l’apolog ti ue pascalienne. Cela ne saurait
a oi s ous satisfai e pa faite e t ua t à ot e tude su l’esse e e de l’e ui.

9
Il faut être toujours ivre. Tout est là : ’est l’u i ue uestio . Pou e pas
se ti l’ho i le fa deau du Te ps ui ise vos paules et vous pe he ve s la
terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-
vous.
Et si uel uefois, su les a hes d’u palais, su l’he e ve te d’u foss ,
da s la solitude o e de vot e ha e, vous vous veillez, l’iv esse d jà
di i u e ou dispa ue, de a dez au ve t, à la vague, à l’ toile, à l’oiseau, à
l’ho loge, à tout e ui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui
chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague,
l’ toile, l’oiseau, l’ho loge, vous po d o t : « Il est l’heu e de s’e iv e ! Pour
’ t e pas les es laves a t risés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans
cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.

CHARLES BAUDELAIRE 11

Quel autre poème de Baudelaire pourrait donc avoir plus forte résonnance pascalienne que
celui-ci ? Nous retrouvons en effet des thèmes que nous avons rencontrés chez Pascal : le
divertissement, le temps, la solitude de la chambre. Pourtant, Baudelaire semble opérer un
renversement par rapport à Pascal : alors que ce dernier invitait à se libérer du divertissement et à
prendre co s ie e de la atu e te po elle de l’ho e, Baudelai e e ho te au o t ai e à s’e iv e
afi d’ou lie le Te ps. La ha e, ui pou Pas al est l’e d oit où l’o s’isole, où l’o s’e uie, où
l’a goisse ous saisit, est pou Baudelai e e tes le lieu d’un possible réveil, mais surtout le lieu
e où l’o s’e iv e, où l’o se dive tit, où l’o ou lie. Pourquoi semble-t-il y avoir un tel écart
entre les propos de Pascal et ceux de Baudelaire ? P o a le e t pa e u’il e s’agit plus tout à fait
du même en ui. E effet, l’e ui du XIXe si le est deve u u v ita le fl au, à tel poi t u’il sus ite
de o euses tudes s ie tifi ues, di ales, ps hologi ues. De o eu auteu s ’h site t pas
à ualifie l’e ui de Mal du si le ; en réponse au journal L’époque qui donnait pour consigne de ne
pas s’e u e , Ba e d’Au evill to ue, da s u a ti le i titul « Et su tout pas d’e ui ! » :
« Et, de fait, L’ po ue ’ peut ie , i alheu euse e t pe so e ! Ce ’est pas L’ po ue (le
journal) qui est ennuyeu , uoi u’elle puisse t s ie l’ t e et o ti ue sa t aditio , ’est le si le pas
le journal non plus) mais le siècle, le XIXe siècle, qui est ennuyé. Or, les ennuyés nous le savez, sont aussi
e u eu ue les e u eu so t e u s. C’est u p t pou u e du. C’est u e dou e eva he !
L’e ui do , l’e ui u ive sel, voilà le al, et pou ous se vi d’u ot e u eu aussi, le al
constitutionnel du XIXe siècle ! Nous avons beau soupailler et cocotter, nous nous ennuyons ! L’e ui
est à califourchon sur nos nuques : solide avalie u’o e d sa ço e pas ! »

De fait, l’e ui tient une place des plus importantes dans l’œuv e de Baudelai e. A la
diff e e de Pas al, hez ui l’e ui tait à saisi pa la gatio du dive tisse e t et estait u e
expérience assez marginale (relativement au poids du divertissement), l’e ui est p se t
a solu e t pa tout hez Baudelai e, ous ’au o s pas à le d us ue . Le poème liminaire des
Fleurs du Mal annonce la tonalité du recueil en faisant culminer la hiérarchie des vices dans la notion
d’ « Ennui », qui annonce le « Spleen » :

11
Le Spleen de Paris, XXXIII « Enivrez-vous ».

10
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoi u’il e pousse i de g a ds gestes i de g a ds is,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C’est l’E ui ! […]

Notons également que la structure du recueil, comme le souligne Hugo Friedrich12, ’est pas
laissée au hasard. La première partie, « Spleen et idéal », occupe la place la plus importante et
p se te le o t aste e t e l’ lan vers le haut et la chute. La deuxième partie, « Tableaux parisiens »,
o t e la te tative d’u e vasio da s le o de supe fi iel de la g a de ville. « Le vin » décrit
e suite la vai e te tative d’ vasio da s les pa adis a tifi iels. La pa tie « Fleurs du Mal » envisage
alo s l’a a do de l’ t e à la dest u tio ui le fas i e. « Révolte » présente une série de sarcasmes
et une révolte contre Dieu. Enfin, « la Mort » apparaît o e l’ulti e te tative pou trouver le
epos, da s l’i o u a solu. La compositio d’e se le dessi e do u e ou e du haut ve s le
bas, dont la fin est le point le plus profond, seul espoir de trouver du « nouveau ».
Le Spleen d sig e hez Baudelai e u al de viv e ide tifi à l’e ui, à e i p s u’il o ote
u e la olie u’il ’ avait pas hez Pas al. Da s so essai su Baudelai e, E a uel Adatte13
définit le spleen comme étant « le poids du réel », et il cite Claude Pichois selon qui le spleen est
« non pas mélancolie romantique, mais « Ennui » au sens théologique et existentiel que Baudelaire
confère à ce mot, péché accompagné de remords et de morosité »14. En effet, co e ’ tait le as
pou Pas al, l’e ui audelai ien suppose une anthropologie liée à une dimension théologique.
Baudelaire semble lui aussi poser la Chute – ie u’il e soit pas e tai u’il oie – comme cause
possible de la misère humaine :
« Théorie de la vraie civilisation.
Elle ’est pas da s le gaz, i da s la vapeu , i da s les ta les tou a tes, elle est da s la
diminution des traces du péché originel. » Mo œu is à u, 58

Pou Baudelai e, ’est la atu e tout e ti e ui pa ti ipe du p h o igi el, et ’est e ui fait que le
el est laid, t ivial. L’esth ti ue audelai ie e se a pou ette aiso là hostile à la atu e et
e he he a l’id al perdu.
Mais quel est cependant cet « idéal » qui est le pendant du « spleen » et parcourt toute
l’œuv e de Baudelai e ? Est-ce Dieu ? Hugo Friedrich écrit que Baudelaire a parlé avec gravité du
p h , u’il tait p ofo d e t o vai u de la ulpa ilit de l’ho e ; a oi s, il ’a pu se
résoudre à la foi, il nous renvoie au contraire à un christianisme agonisant qui ne peut constituer une
issue pou l’ho e. P e o s par exemple le poème Elévation, troisième poème de la partie « Spleen
et Idéal » des Fleurs du Mal. Le poème est ainsi construit : dans les trois premières strophes, le poète
s’ad esse à so p op e esp it et l’i ite à s’ la e au-dessus des étangs, des vallées, des montagnes,
des fo ts, des uages, du soleil, des toiles, de l’ the , e fi jus u’à ce feu qui purifie les « miasmes
morbides » de la te e. L’ad esse à soi- e s’i te o pt alo s et suive t deu st ophes d’u to
plus g al, disa t u’est heu eu elui ui peut s’ la e da s es hauteu s et app e d e « le
langage des fleurs et des choses muettes ». Hugo Friedrich remarque que le poème correspond au
schéma m sti ue, e euf phases, à e i p s u’est a se t le poi t d’a iv e et la volo t e d’
arriver. Dans les dernières strophes, le poète parle en effet de « divines liqueurs », « d’i e sit

12
Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, Chap. II « Baudelaire, le poète de la modernité ».
13
Emmanuel Adatte, Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris, Essai sur le dépassement du réel, José Corti, 1986.
14
Claude Pichois, Notes et variantes sur Les Fleurs du Mal.

11
profonde », d’ « espaces limpides », mais jamais de Dieu. On ne nous dit pas non plus quelle serait
cette langue enfin comprise « des fleurs et des choses muettes ». Ainsi, « le ut de l’as e sio ’est
pas seule e t loi tai , ais vide. C’est u e id alit d pou vue de o te u, ’est si ple e t l’u
des pôles de la tension auquel on aspire « hyperboliquement », ais où l’o e p t e pas »,
conclut Hugo Friedrich. Il en va ai si de la totalit de l’œuv e : l’ t e est p is da s u e te sio
o t adi toi e ui, du fait de l’aspi atio à l’id alit , ve s le haut, fi it pa l’atti e ve s le as.
Ces choix métaph si ues s’a o pag e t hez Baudelai e de hoi esth ti ues. Nous l’avo s
soulig , la atu e pa ti ipe du p h o igi el auta t ue l’ho e. Pa o s ue t, l’esth ti ue
audelai ie e se a u e esth ti ue de d passe e t du el. Cet id al vide ue l’o ’attei t ja ais
est li à la fois à la la olie et à l’a t tel ue le o çoit Baudelai e :
« C’est à la fois pa la po sie et à t ave s la po sie, pa et à t ave s la usi ue, ue l’â e e t evoit les
splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux,
es la es e so t pas la p euve d’u e s de jouissa e, elles so t ie plutôt le t oig age d’u e
la olie i it e, d’u e postulatio des e fs, d’u e atu e e il e da s l’i pa fait et ui voud ait
s’e pa e i diate e t, su ette te e e, d’u pa adis v l . » Théophile Gautier I

La M la olie est solidai e du Beau, ’est e o e a ifeste da s le feuillet de Fusées, où


Baudelaire définit ainsi la Beauté :
« Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’asso ie ave la Beaut , ais je dis ue la Joie est
un des ornements les plus vulgaires ; - ta dis ue la M la olie e est pou ai si di e l’illust e
compagne, à ce point que je ne conçois guère […] u t pe de Beaut où il ’ ait pas du Malheur. –
Appuyé sur, – d’aut es di aie t : obsédé par – es id es, o o çoit u’il e se ait diffi ile de e pas
conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan »

C’est ai si ue ous pa ve o s au th e du Mal, he à Baudelai e. Nous avo s voqué la


M la olie et le Beau, le t oisi e te e est le Mal. Le Mal da s l’œuv e de Baudelai e est auta t u
hoi esth ti ue u’u hoi taph si ue ui d oule de l’e p ie e p i o diale u’il fait de
l’E ui. Aussi faut-il entendre le titre « les Fleurs du Mal » de la sorte : de la tristesse même évoquée
au début du recueil, de ce vide, de cette misère intérieure, de ce Mal, il s’agit de ti e les Fleu s. Le
Mal fournit matière à dépassement au poète, selon E. Adatte.
D’ap s e ui p de, ous pouvons comprendre le statut de la « modernité » dont souffre
Baudelaire. Celle- i p se te deu fa es. Elle est tout d’a o d, de a i e gative, le o de de la
grande ville avec son absence de végétation, sa laideur, sa lumière artificielle, sa solitude dans les
foules humaines. Elle représente le progrès de la technique, que Baudelaire définit comme une
« di i utio p og essive de l’â e, u e do i atio p og essive de la ati e » et comme « une
at ophie de l’esp it »15. Cependant, la modernité est aussi un élément de fascination pour le poète :
la ville d ade te, is a le, o tu e, pu a tifi e est u l e t d’e itatio pou la po sie ui
peut la saisir. La ville, théâtre du Mal, appartient du fait de son caractère purement artificiel au
do ai e de l’esprit libre, elle est une anti-nature et fascine Baudelaire qui ne cessait de faire l’ loge
de l’a tifi e. La disso a e p op e à la ville o duit le po te à u e d a i ue de te sio s i solues
dans le dépassement du réel.

Co e ous l’avo s vu, Baudelai e ide tifie la atu e et l’ho e au Mal du fait du p hé
originel. Par conséquent, le spleen est lié au réel, selon E. Adatte ; il est une sensation de subir le
réel, un écrasement spatio-temporel qui ruine tout espoir. Il influe sur la perception du temps et de

Les citations provien e t de l’ouv age de Hugo F ied i h.


15

12
l’espa e et p oduit des a goisses. Ces a goisses so t e p e ie lieu li es au temps, lisons par
exemple Spleen LXXVI (in Les Fleurs du Mal) : « J’ai plus de souve i s ue si j’avais ille a s », écrit le
poète ; le spleen semble le maintenir dans u tat d’i e tie où le pass d jà v u et le futu e o e
possible sont entièrement dépréciés :
Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’a ha e t toujou s su es o ts les plus he s.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeu d’u fla o d ou h .

Cet extrait connote une coloration de mort, et de remords. Le remords est souvent chez Baudelaire
le corollaire du spleen, il vient rendre plus oppressante encore la charge du passé en noyant les
souvenirs du poète sous la faute irrémédiable. Ce remords semble poursuivre Baudelaire jusque dans
le présent :
« Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
Qui vit, s’agite et se to tille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
Comme du chêne la chenille ?
Pouvons nous étouffe l’i pla a le Re o ds ? (L’i pa a le, LIV, Les Fleurs du Mal)

Le seul espoir semble alors résider dans l’atte te d’u e o t p o hai e ui sau a peut-être délivrer
le poète de ses maux. Le spleen marque ainsi passé, prése t et futu du s eau de l’a goisse. Le
Masque illustre parfaitement cette dénaturation du temps par le spleen :
Elle pleure, insensé, parce u’elle a v u !
Et pa e u’elle vit ! Mais e u’elle d plo e
Su tout, e ui la fait f i jus u’au ge ou
C’est ue de ai , h las ! il faudra vivre encore !
Demain, après-demain et toujours ! – comme nous !

L’espa e e t ieu ua t à lui est à l’i age de l’espa e i t ieu du po te, ’est-à-dire tout
aussi angoissant.

Quelle issue le poète en proie au spleen peut-il alors envisager ? La structure du recueil des
Fleurs du Mal sugg e plusieu s happatoi es, ous l’avo s dit, toutes vai es. Les ha es de la ville
e pe ette t pas de se soust ai e au splee , pas plus ue le vo age do t Baudelai e ous dit u’il
est vain :
A e savoi , elui u’o ti e du vo age !
Le monde, mo oto e et petit, aujou d’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
U e oasis d’ho eu da s u d se t d’e ui ! (Le Voyage, VII)

Est également envisagé le recours à de puissants narcotiques :


« A quoi bon, en effet, travailler, labourer, écrire, fabriquer quoi que ce soit, quand on peut emporter le
pa adis d’u seul oup » ?
16

16
Les Paradis artificiels, Du vin et du hachisch, VI.

13
Mais Baudelaire récuse aussitôt cela à la fin de la section Du vin et du hachisch au ou s d’u dialogue
entre le philosophe Barbereau et lui-même :
« Je ne comprend pas pou uoi l’ho e atio el et spi ituel se se t de o e s a tifi iels pou a ive à
la atitude po ti ue, puis ue l’e thousias e et la volo t suffise t pou l’ leve à u e e iste e
supra-naturelle. »

Enfin, dernière section des Fleurs du Mal, une issue serait-elle à rechercher dans la Mort ?
L’i age du so eil est t s p se te da s les po es de Baudelaire :
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
Tant l’ heveau du temps lentement se dévide ! (De profundis clamavi)

Puis l’o o se ve u e g adatio da s l’œuv e : le sommeil ne possède plus de vertu consolatrice dans
Le Goût du Néant : « Résigne-toi, o œu ; dors ton sommeil de brute » ; le poète se tourne alors
vers le néant. Le seul espoir que le poète peut raisonnablement mettre dans le futur consiste dans
l’atte te d’u e o t u’il sait e tai e. Mais ette o t se a-t-elle libératrice ?
Certains poèmes, tels que Les deu o es sœu s, peuvent le suggérer. Néanmoins, le suicide
est exclu, comme le dit explicitement Le Vampire, et une lecture attentive nous révèle que la Mort
elle-même ne semble présenter aucune issue :
Enfin la vérité froide se révéla :
J’ tais o t sa s su p ise, et la te i le au o e
M’e veloppait. – Eh quoi ! ’est-ce donc que cela ?
La toile tait lev e et j’atte dais e o e. (Le ve d’u u ieux)

Ainsi, le « nouveau » u’est e s e v le la o t tel ue l’a o e la fi du po e Le Voyage VIII,


qui clôt le recueil des Fleurs du Mal, est aussi vide ue l’ tait le o ept d’id al. Le splee a e i de
te ifia t u’il se le donc impossible de lui échapper.

Il nous reste à envisager une dernière voie, qui sera celle suivie par Baudelaire : le
d passe e t du el et du splee pa la atio litt ai e. Co e ous l’avo s vu, le spleen offre
au poète matière à dépassement. Dans un projet de préface aux Fleurs du Mal, Baudelaire écrit, à
propos de la ville de Paris : « Tu ’as do ta oue et j’e ai fait de l’o ». Ainsi, il semble que la
seule issue puisse t e l’e t ep ise at i e ui, du Mal, pa vie t à ti e des Fleu s, qui parvient donc
à dépasser la trivialité et la laideur du réel. Nous pouvons trouver de nombreuses exhortations au
travail dans Fusées et Mo œu is à u. Ainsi par exemple :
« Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins
ennuyeu ue s’a use . » Mo œu is à u, 18

Cepe da t, e ta t u’il s’i s it da s la te po alit , le t avail ateu a lui- e ses li ites. C’est
e o e le splee ui vie t e d e i e tai e l’e t ep ise po ti ue :
« A chaque minute nous sommes écrasés pa l’id e et la se satio du te ps. Et il ’ a ue deu o e s
pour échapper à ce cauchemar, – pou l’ou lie : le Plaisir et le Travail. Le Plaisir nous use. Le Travail
nous fortifie. Choisissons. » Fusées, 88

14
L’a goisse sup e de Baudelai e est ue so œuv e de eu e i a hev e, i te o pue pa les
puissances temporelles qui se jouent du poète. « L’A t est lo g et le Te ps est ou t ! », écrit-il dans
Le Guignon. Et de fait, la fin de la vie de Baudelaire ne vient-elle pas elle-même confirmer cet échec ?
Rappelons que Baudelaire, à partir de mars 1866, est victime de troubles cérébraux, est
hémiplégique et quasi aphasique ; au moment où il doit proposer une hiérarchie définitive à la
troisième et dernière édition des Fleurs du Mal, il est ho s d’ tat de préparer quoi que ce soit et la
tâ he d’i s e les vi gt- i po es suppl e tai es u’appo te ette ditio i o e à ses a is.

Ai si, l’e ui audelai ie peut t e o p is o e le poids du el tout e tie , do t ous


pouvons à juste titre nous dema de s’il est possi le de le d passe . Le splee attei t l’espa e et la
temporalité dans ses trois dimensions, et f appe d’a goisse le po te ui les app he de.
Paradoxalement, et conformément aux tensions contradictoires ui a i e t l’œuv e, le splee peut
t e e ui pa al se le po te et e p he la alisatio de so œuv e ; mais nous avons également vu
ue la Beaut ’est pas d fi issa le sa s la la olie, l’œuv e, pour être créée a besoin du spleen
et des limites que celui-ci lui impose. Par conséquent, de même que la forme du sonnet constitue
pour les Fleurs du Mal un cadre traditionnel qui, loin de limiter la création poétique, décuple les
possibilités ; de même le spleen peut-il t e e te du o e la li ite essai e à l’e t ep ise
poétique, limite qui rend possible une poésie nouvelle, une limite qui amène le regard du poète à se
pose su la t ivialit de la ville ode e et l’ho eu du Mal. Qui l’a e, e fi de o pte, à fai e
de l’o ave de la oue, à ti e des fleu s du al.
Jus u’à p se t, l’e ui a t e visag o e uel ue hose à assu e et à d passe ; que
ce soit par la conversion chez Pascal, ou par la création chez Baudelaire. Au fond, nous avons décrit
les a ifestatio s de l’e ui, e u’il e, e u’il peut v le , o e t le dépasser ; mais nous ne
savo s toujou s pas e u’il est.

15
Pourquoi ne trouvons- ous plus pou ous au u e sig ifi atio , ’est-à-
di e plus au u e possi ilit esse tielle de l’ t e ? Est- e pa e ue s’ouv e deva t
nous, à partir de toutes choses, une indifférence dont nous ne connaissons pas la
raison ? Mais qui prétend parler de la sorte, là où les échanges internationaux, la
te h i ue, l’ o o ie s’e pa e t de l’ho e et le ai tie e t e ouve e t ?
[…] Est-ce parce que nous sommes nous-mêmes devenus ennuyeux pour nous-
mêmes ? L’ho e lui-même serait donc devenu ennuyeux pour lui-même ? Et
pourquoi cela ? En définitive, sommes- ous tels u’u e ui p ofo d s’ te d sa s
fin, comme un brouillard silencieux, dans les abysses du Dasein ?

MARTIN HEIDEGGER17

Dans le Cours de 1929-1930, Heidegger d it su essive e t t ois fo es de l’e ui, du plus


supe fi iel au plus p ofo d. Il se fi e o e tâ he d’ veille u e to alit fo da e tale du
philosopher, et celle-ci ne peut-être quelconque : « il faut u’elle dispose de pa t e pa t ot e
Dasein au fond de son essence »18. Heidegge pe se la t ouve da s l’e ui.
Au §19, Heidegger remarque ce que nous avons-nous-mêmes observé avec nos deux
précédents auteurs : l’attitude la plus o u e o siste toujou s à essa e d’ happe à l’e ui.
Faire passer le te ps, ’est a e e o sta e t l’e ui à s’e do i . Mais il peut toujou s eve i ,
ela sig ifie do u’il est là, ue ous e voulo s pas le laisse t e veill , alo s e u’il est d jà
éveillé. Ainsi, Heidegger annonce quel sera le but à atteindre : o t ai e e t à l’attitude la plus
commune, ous essaie o s d’ veille ette to alit fo da e tale u’est l’e ui. Mais l’ veille
s’e te d da s u se s pa ti ulie , ela ne signifie pas simplement la fai e s’ veille puis u’il est
appa u u’elle tait d jà veill e ais la laisse t e veill e, la p se ve de l’e do isse e t.
Heidegger ote da s le § ue da s l’e ui, le te ps ous devie t lo g, et u’il a do u e
certaine relation au temps. Cependant, il faudra savoir si ce que nous nommons ennui est bien le
véritable ennui, ou si nous pouvons distinguer un ennui plus essentiel. Nous devrons par conséquent
pa ti ave Heidegge d’u e ui supe fi iel pou p og esse peu à peu ve s l’e ui p ofo d, e
menant parallèlement une analyse temporelle i disso ia le de ha u e des t ois fo es, l’e ui
ayant un rapport privilégié avec le temps.
Heidegge va do disti gue t ois fo es de l’e ui. L’ tude su essive de ha u e des
formes le mène à remarquer certaines constantes dans ces trois ennuis, à quelques variations près.
Tout d’a o d, l’e ui se a ifeste à ous là où ous le o stato s, ’est-à-dire dans le
divertissement, dans le passe-temps ; à chaque ennui répondra donc un type de passe-temps.
L’e ui se délimite ensuite eu égard à deux composantes essentielles, qui sont l’ tat d’ t e t aî e
longueur, et l’ tat d’ t e laiss vide. Enfin, chaque type d’ennui engage un certain rapport à une
situation. Nous éclaircirons ces différents points.

17
Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde-Finitude-solitude, Trad. fr. D. Panis, Paris, Gallimard,
1992, §18 p. 122.
18
§29, p. 202.

16
Commençons par étudier la première forme de l’e ui, ui o espo d à l’ « être ennuyé
par quelque chose ». Heidegge do e l’e e ple suiva t (§23) : nous attendons un train dans une
gare perdue, dépourvue de tout intérêt. Que faisons-nous dans une telle situation ? Nous essayons
généralement de fai e passe le te ps, ’est-à-di e de hasse l’e ui e faisa t ava e le te ps.
Nous comprenons ainsi le rôle du passe-temps : il est une réduction du temps, temps qui veut
devenir long ; mais il échoue : lo s de l’atte te da s ette ga e p ise da s l’e emple, le fait de
ega de sa o t e t oig e de et he et de l’aug e tatio du fait d’ t e e u , ous e
parvenons pas à faire en sorte que le temps aille plus vite. Nous essayons vainement de nous
défendre par le passe-temps contre le cours du temps trop lent, paralysant et oppressant, qui nous
fait t aî e da s l’e ui. Cette opp essio est d’u ge e p op e, ’est le eta de e t du ou s du
te ps. Cette e a ue o duit Heidegge à d gage u e o posa te esse tielle de l’e ui, l’ tat
d’ t e t aî é en longueur :
« le fait d’ t e e u est u tat d’ t e t aî e lo gueu pa le ou s du te ps ui ta de à passe – un
intervalle de temps. » (p. 156).

A pa ti de ette p e i e o posa te, il peut d gage la deu i e, l’ tat ui su vie t ave


l’e ui et ui u tat d’ t e laiss vide. Cet tat est supp i lo s ue des hoses so t à dispositio ,
lo s u’elles se t ouve t t e là sous la ai . Mais pou ta t, da s e p o essus d’ t e laiss vide, les
choses ne nous sont pas enlevées, remarque Heidegger ; ’est p is e t pa e u’elles se t ouve t
là u’elles ous laisse t vides. Que les hoses ous laisse t vides sig ifie u’elles e ous off e t
rien, tout en se trouvant là. Cet état présuppose un étant précis qui se trouve être là, un étant visé
par u e atte te au sei d’u e situatio p ise, pou pouvoi t e laiss vide pa uel ue hose. Les
hoses e peuve t laisse vide u’e u it ave le « faire traîner » qui procède du temps. Ainsi, et
’est la o lusio à la uelle pa vie t Heidegge au te e de son analyse de la première forme de
l’e ui § , pou u’u e hose e ous e uie pas, il est essai e ue ous la e o t io s da s
son temps spécifique. Dans notre exemple, le temps spécifique de la gare serait le moment du départ
du t ai . L’e ui est donc justement possible parce que chaque chose a son temps.
Pou su e , da s ette p e i e fo e d’e ui, ’est uel ue hose d’ide tifia le et
d’appa e e t o je tive e t e t ieu à ous ui ous e uie, ous o aisso s e ui ous
ennuie ; c’est au sei d’u e situatio pa ti uli e qui nous lie que nous sommes ennuyés, et le passe-
temps est lui aussi identifiable (nous cherchons une activité quelconque).

La deu i e fo e de l’e ui, le « s’e u e à uel ue hose », admet les constantes que
nous avons soulignées plus haut, mais néanmoins avec certaines variations. Heidegger prend
l’e e ple d’u e soi e à la uelle ous a epto s d’alle , du a t la uelle tout est de o goût, à
laquelle nous participons avec animation tout autant que les autres convives. Pourtant, une fois la
soirée passée, nous rentrons chez nous, et nous pouvons dire a posteriori que nous nous sommes
e u s, ie ue ie ’ait t à p op e e t pa ler ennuyeux au cours de la soirée. Dans ce cas,
une comparaison avec la premi e fo e d’e ui v le u e tai o e d’ a ts § . Tout
d’a o d, l’ l e t e u eu est ette fois-ci indéterminé ; le caractère déterminé de la situation ne
semble quant à lui pas nous lier : la situation pourrait être deux fois plus courte, elle ’e se ait pas
oi s e u euse alo s ue si le t ai a ivait plus tôt, l’e ui esse ait aussitôt . Da s e deu i e
e uie, le te ps e ta de pas à passe et e ous opp esse pas. De e, l’ tat d’ t e laiss vide
fait défaut, car la soirée semble bien remplie. Est- e à di e u’e t e le p e ie et le deu i e e ui,
tout diffère ?

17
Da s la suite du § , Heidegge ep e d l’a al se à pa ti des deu o posa tes de l’e ui
que sont, rappelons-le, l’ tat d’ t e laiss vide et l’ tat d’ t e t aî e lo gueur. A première vue, la
st u tu e de la p e i e fo e d’e ui e pe et pas de saisi la deu i e fo e. E alit , ous
et ouvo s es deu o posa tes, ais uel ues peu t a sfo es. Da s le s’e u e à, le passe-
te ps ’est pas a se t, il p e d au ontraire de grandes proportions : la situation elle-même tout
e ti e est o upatio . Le a a t e de et e ui est do s l’i appa e e du passe-temps en tant que
tel. De même, nous retrouvons le caractère de laisser vide, mais celui-ci attaque plus en profondeur :
’est le fait ue s’ te de u e o hala e, la nonchalance du passe-te ps. L’ tat d’ t e o l da s
le fait de prendre part activement à la soirée se révèle comme passe-temps qui fait moins passer
l’e ui u’il e l’atteste p is e t et le laisse être là. Cette o hala e s’e te d en deux sens :
elle est le fait de se laisse alle à e ui se d oule là, et le fait de s’a a do e soi, ’est-à-dire
d’a a do e ot e v ita le ous-mêmes. Dans cette nonchalance, un vide peut se former, qui ne
o siste pas e u a ue d’a o da e ’ tait le as da s la p e i e fo e , e ’est pas
simplement un vide qui demeure non comblé ; ’est u vide ui se forme, abandon de notre véritable
nous-mêmes. Ce vide est ce « je ne sais quoi » qui nous accable.
Pou e ui est du a a t e d’ t e t aî e lo gueu , il peut pa aît e a se t ais e l’est
pas. Ce tes, ous ous so es laiss le te ps d’alle à ette soirée, nous avons le temps. Et nous ne
se to s pas l’ oule e t du te ps, le te ps ous laisse pa ticiper à ce qui se déroule. Le temps
se le e pas t e là, il e s’ oule pas, il s’a te. Cet a t du te ps ’est pas u e a se e de
l’ t e t aî , selo Heidegge , il est au o t ai e un acte plus originel de faire traîner, le temps nous
lie plus originellement. Nous prenons notre temps, avons-nous dit ; que signifie « prendre son
temps » ? C’est isole u laps de te ps au sei du te ps ui appa tie t à ot e Dasei tout e tie .
Nous p e o s e te ps pou ous le laisse , le ett e à l’ a t o e te ps qui passe. Par
o s ue t, ous a e o s le te ps à s’a te , aut e e t dit ous le laisso s du e sa s fai e
attention à son écoulement, du fait de notre participation à la situation. Le « durer » devient alors un
u i ue ai te a t dilat ui e s’ oule pas. Nous sommes présents entièrement à la situation, et
« le te ps a t , du a t la situatio , vie t se te i e ta t u’a t au œur de notre Dasein » (p. 191).

Toute présence, nous sommes alors coupés de notre avoir-été et de notre avenir. La durée
du ai te a t est ve ouill e à la fois du ôt du pass et du ôt de l’ave i , il se dilate ; privé de la
possibilité de passer, le temps doit este à l’a t. Selo Heidegge , e te ps a t est e ue ous
sommes nous- es, ’est ot e ous-mêmes e ta t u’il est a a do de sa p ove a e et de
son avenir. Ainsi, le temps arrêté, contre toute apparence, ne nous libère pas, mais nous met en
demeure :
« e fait de e pas t e li pa ot e te ps, le uel s’i pose à ous depuis le ai te a t a t , est
l’ tat d’ t e t aî e lo gueu au long du temps arrêté ».

Le maintenant arrêté est notre propre nous- es, ais is à l’ a t et vide, et alo s ous ous
ennuyons. Heidegger conclut ainsi le §26 :
« l’e ui p ovie t de l’ t e-temporel du Dasei . L’e ui, pouvo s-nous dire par anticipation, ressort
do d’u e faço ou d’u e a i e, e ti e e t d te i e, selo la uelle ot e p op e t e-temporel
se tempore » (p. 195) ;

car en effet, chaque chose ayant son temps, il en va de même pour le Dasein.
Nous pouvo s i ve e t su e ai si. Da s la deu i e fo e de l’e ui, l’ l e t ui
ennuie s’ l ve du Dasei lui-même ; la situatio ’est u’a essoi e ; da s l’o upatio , ous

18
sommes poussés sur nous- es et o plus ve s l’e t ieu ; nous nous laissons le temps et
abandonnons notre nous-mêmes. Peut-o e o lu e ue la deu i e fo e de l’e ui est plus
profonde que la première forme, conformément à la progression que nous avions annoncée ? Le §28
ta lit u’il a dans la première forme « le fait de la gui da s le a a t e a ide tel de l’e ui »,
alo s u’il a da s la deu i e « le fait d’ t e e gag da s la g avit p op e de l’e ui » (p. 200).
Cette de i e peut do t e dite plus p ofo de, e ta t u’elle ous a e s plus ava t dans la
profondeur du Dasein.

Venons-e e fi à l’e ui p ofo d e ta t ue « cela vous ennuie ». Noto s tout d’a o d


u’il s’agit là d’u e ploi impersonnel du « cela ». Et dans cela « vous » ennuie, on se distancie de
soi. Il e s’agit plus d’u « je » ui s’e uie, et e ’est pas non plus un Je général.
« Voilà désormais le décisif : ave ela, ous fi isso s pa deve i l’appa e e i diff ente de
personne » (§30 p.206).

Qu’est-ce qui a lieu dans cet ennui ? Heidegge se t ouve da s l’i possi ilit de donner un exemple,
et e ui p ofo d ’ad et pas d’e e ple. Il do e a alg tout l’e e ple suiva t :
« « cela vous ennuie » quand, un dimanche après- idi, o a he à t ave s les ues d’u e g a de
ville ».

Mais Michel Haar souligne assez justement que c’est là u auvais e e ple :
« o se le e pli ue l’i p essio d’e ui pa le d sœuv e e t, ces « outils » abandonnés que sont
les ues o e ça tes, les af s fe s, et . E fait il ’ a pas « d’e e ple » de cet ennui. »
19

Heidegger propose alors de partir, comme pour les formes précédentes, du passe-temps
relatif à cet ennui ; mais le passe-temps fait défaut. En effet, cette tonalité à laquelle nous donnons
une expression en disant « cela nous ennuie » a déjà transformé le Dasein, de telle sorte que nous
o p e o s u’il se ait vai de vouloi oppose u passe-te ps à ette to alit . L’e ui ous dit
ai si uel ue hose ue ous e te do s, e fait de e te te d’oppose au u passe-te ps à l’e ui
est la pa l’e ui lui-même.
« Ne plus admettre de passe-temps veut dire : laisser à cet ennui la superpuissance. Cela implique
d’e te d e d jà et e ui da s so tat de superpuissance » (§30, p. 208).

Heidegger conclut le paragraphe en distinguant ai si les t ois fo es d’e ui :


« Tandis que, dans le p e ie as d’e ui, des effo ts so t fou is pou ue le passe-temps crie plus fort
ue l’e ui afi u’o ’ait pas à oute elui-ci), et tandis que, dans le second cas, la marque
disti tive, ’est de e pas vouloi oute , ous so es à p se t o t ai ts d’ outer – au sens de la
o t ai te ui poss de tout e u’il a de v ita le da s le Dasei et ui a pa o s ue t appo t à la
plus intime liberté » (§30, p. 208).

Qu’e est-il des caractères que nous avions dégagés comme constituant les deux premières
fo es d’e ui ? Les retrouve-t-o da s l’e ui p ofo d ? Co sid o s e p e ie lieu l’ tat d’ t e
laissé vide (§31a). Dans cet ennui, nous sommes non seulement destitués de la personnalité
quotidienne, mais aussi élevés au-dessus de l’ ta t précis qui nous entoure. Nous devenons alors
i diff e ts, tout, d’u seul oup, ous devie t i diff e t ous- es o p is . L’ tat d’ t e
laiss vide est alo s l’ tat, pou le Dasei , d’ t e liv à l’ ta t ui se efuse e e tie . E uoi

19
Exercices de la patience. Cahiers de Philosophie, Obsidiane N° 7, 1986, M. Haar « Le temps vide et
l’i diff e e à l’ t e Heidegge et l’e ui ».

19
consiste ce refus ? § L’ ta t tout e tie dit le efus de e ui dev ait t e a o d au Dasei ,
aut e e t dit, ses possi ilit s de faits et gestes. L’ tat d’ t e t aî e lo gueu sp ifi ue de la
troisième forme est alors « l’ tat d’ t e duit à la possi ilisation originelle du Dasein comme tel ».
Que se passe-t-il alo s da s l’e ui p ofo d ? Le Dasei est e voût pa l’ho izo du te ps et
e peut ai si se joi d e à de l’ ta t. M. Haa e pli ue ela : cet envoûtement nous tient à distance de
nous- es, ’est-à-di e d’a o d à dista e de os possi ilit s d’agi « qui sont données, mais
d pou vues d’att ait et sa s pouvoi » ; à distance ensuite de notre passé et de notre avenir ; et à
distance enfin du temps lui-même. Nous sommes fascinés par ce temps qui ne ha ge pas, ui s’ tale
et grandit sans horizon, un temps réduit à un présent dilaté. Ainsi envoûté, le Dasein ne trouve
aucune explication à cet envoûtement. Da s l’e ui p ofo d, Heidegge it u’il ’ a
« ni seulement présent, ni seulement passé, ni seulement avenir, et tout aussi peu ceux-ci additionnés –
mais leur unité inarticulée, dans la simplicité de cette unité qui est leur horizon » (§32a, p. 224).

Essa o s de efo ule e o e t d li at de l’a al se de l’e ui, e efus de l’ ta t tout


entie affe te de Dasei da s so e ti et , il l’affe te e so pouvoi -être le plus propre, autrement
dit en cela même qui concerne les possibilités du Dasein en tant que telles. Mais ce qui concerne
ai si les possi ilit s du Dasei , ’est e ui les e d possibles :
« e ui est affe t pa le efus de l’ ta t da s so e ti et ’est alo s ie d’aut e ue e ui e d
possi les les possi ilit s de l’ t e-là. Aut e e t dit, l’e ui p ofo d e appelle à l’ t e-là eu égard à ses
20
possibilités les plus propres. »

Ai si, il appa aît ue, si l’a goisse v lait la st u tu e totale du o de da s Etre et temps, l’e ui
révèle la structure totale du temps dans le Cours de 1929-1930. Selon M. Haar :
« i i le te ps est si d sa ti ul , si i tol a le u’il appelle et suscite de lui-même une transformation.
L’e ui e et pas seule e t e appo t ave la possi ilit du o de, ais i t oduit u e te sio , plus
ou oi s doulou euse, e t e ette possi ilit et u te ps ui l’ loig e e o e plus de ous. L’e ui
révèle la pure possibilité du monde comme soumise au temps : l’effo d e e t du o de lui-même
21
effondré dans le temps » .

Aussi retrouvons- ous da s l’e ui tout le te ps possi le. L’e ui o t ai t le Dasein à être
e u’il peut t e. Mais o ent est-ce possible, puisque le Dasein est envoûté par le temps ?
L’e voûte e t du te ps e pou a t e o pu ue pa u v e e t du te ps, ue Heidegge
nomme « instant ». M. Haar note : « et i sta t ’est pas le si ple p se t : il est le « oup d’œil »,
apide o e l’ lai , où pass -présent-avenir sont vus ensemble, suspendus dans leur ekstatique
unité » . L’i sta t « s’i pose e o e o
22
e e ui est v ita le e t efus da s l’e voûte e t du
temps ; il s’i pose o e la possi ilit v ita le de e ui e d possi le l’e iste e du Dasei »
§ , p. . A pa ti de là, Heidegge peut do e u e d fi itio apitulative de l’e ui p ofo d.
Da s l’e ui, u e du e devie t lo gue ; quelle durée ? Celle de la temporalité originaire du Dasein
dans son indétermination absolue. Toute possi ilit o te s’a a tit, et e eva he, e ui e d
possible une telle possi ilit s’i te sifie.
« Da s l’ lipse, l’i sta t, s’i pose e o e o e e ui est v ita le e t efus da s l’e voûte e t
du temps ; il s’i pose o e la possi ilit v ita le de e ui e d possi le l’existence du Dasein » (p.
231).

Alexander Schnell, De l’e iste e ouve te au o de fi i, Heidegge 9 5-1930, Vrin, 2005, p. 220.
20
21
M. Haar, articlé cité, p. 30.
22
Ibid. p. 31.

20
Cela conduit nous alors à cette de i e d fi itio de l’e ui :
« l’e ui est l’e voûte e t u’e e e l’ho izo du te ps ; et e voûte e t fait s’ lipse l’i sta t
o latif à l’ t e-te po el, pou fo e le Dasei e voût , da s u e telle lipse, à e t e da s l’i sta t
comme possibilité véritable de son existence ; et ette e iste e, ua t à elle, ’est possi le u’au
ilieu de l’ ta t e e tie , ta t ui se efuse p is e t e e tie da s l’ho izo de l’e voûte e t»
(§34, p.232).

Les a al ses de Heidegge o t le ite d’alle ie ava t da s la d ouve te de e u’est


l’e ui. E p oposa t de laisse s’ veille l’e ui, attitude ui va à l’e o t e de l’attitude naturelle,
Heidegge pe et à ette to alit fo da e tale du Dasei de se v le e te ps ue telle. Il s’agit
alors de l’ oute , a l’e ui ous dit ie uel ue hose. Da s l’e p ie e de l’e ui, ’est le
temps lui- e ui ous et da s l’i passe et nous dispose à en sortir, à condition que nous
sa hio s l’e te d e.

21
Il est temps à présent de conclure. A t ave s les œuv es de Pas al, Baudelai e et Heidegge ,
ous so es pa ve us à saisi l’e ui de diff e tes a i es. Cet e ui p ofo d, ui apparaît pour
la première fois o e tel hez Pas al, tait diffi ile à saisi e aiso de l’attitude p op e e t
humaine qui consiste à toujou s essa e de l’a a ti pa le dive tisse e t. Ce e o stat
pouvait t e fait hez Baudelai e, ie ue l’ennui soit bien plus directement visible comme spleen
généralisé da s toute so œuv e. N a oi s, saisi l’e ui pa le dive tisse e t ui lui po d est
d jà o e e à e saisi uel ue hose, o e ous l’avo s vu ave Heidegge . Not e d a he
fut au fond similaire à celle de Heidegger : nous sommes partis de l’e ui da s u se s la ge ave
Pas al, ous avo s te t de l’app o he pa la gatio du dive tisse e t ui cherchait à le chasser.
Ave Baudelai e, ous ous so es app o h s d’u e ui peut-être tout aussi profond que celui
dont parlait déjà Pascal, mais dont le poids est deve u tel da s le si le de la ode it u’au u
divertissement ne peut plus nous le masquer. Enfin, Heidegger nous a permis de mieux distinguer le
véritable ennui de ses formes plus superficielles, et de le saisir en tant que tonalité fondamentale du
Dasein, autrement dit, de le considérer enfin pour lui-même, dans son essence.

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