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MURMURES DU CERVEAU

Ndéné MBODJI

MURMURES DU CERVEAU

Essai sur la communication allusive


© L’HARMATTAN-SÉNÉGAL, 2022
10 VDN, Sicap Amitié 3, Lotissement Cité Police, DAKAR
http://www.harmattansenegal.com
senharmattan@gmail.com
senlibrairie@gmail.com
ISBN : 978-2-14-029466-2
EAN : 9782140294662
Pour Adame et Ya Ké

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Sommaire

Avant-propos : le plaisir de communiquer ---------------------------- 11

I. Sur les ailes invisibles de l’imagination et nulle part ----------- 17

II. Ces jeux de l'imagination teintent ton quotidien d’histoires 115

Bibliographie ------------------------------------------------------------- 215

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Avant-propos :
le plaisir de communiquer

Communiquer en marchant ! Ce ne serait pas faux


d’écrire que ce legs de certains penseurs a fait du chemin. Ils
ont pris très tôt en charge les soubassements théoriques d’une
telle pratique que justifiaient de nombreuses motivations.
Des crieurs publics connus. Des informateurs ambulants.
Des sophistes, sac en bandoulière. Des enseignants d’art
oratoire. Des poètes croyant que celui qui était étendu sur
l’herbe ou sur une pente solitaire, en dressant l’oreille,
apprendrait quelque chose de ce qui se passait entre le ciel et
la terre. Des péripatéticiens d’Aristote et leurs héritiers. Des
écoles et des penseurs travaillant en plein air. Toute cette
grande vague d’intellectuels, de grands hommes
excommuniés ou en mission, représentent ces
communicateurs et marcheurs. Arbitrairement, j’en cite. La
longue marche de Moïse est à l’origine de la Sainte Bible.
Ville après ville, saint Paul ne s’arrêtait jamais de recueillir
et de distiller des idées. Diogène de Sinope se promenait avec

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une lanterne allumée en plein jour pour désarmer les
mentalités rétrogrades, pour armer favorablement les
consciences. La philosophie de Socrate est née dans la rue.
Sophocle n’existe pas en dehors de la communication du
mouvement. Son personnage principal était éloigné du
terroir qui l’a vu naître. La fuite de Spinoza, excommunié à
cause de ses idées contre l’enseignement des écritures
saintes, a rendu possibles les critiques instructives du Traité
théologico-politique. Le combat contre l’inégalité chez
Rousseau est né hors de son pays de naissance. Les belles
symphonies, dans Ainsi parlait Zarathoustra, ont été
réalisables grâce aux nombreux voyages de Nietzsche qui
s’intéressait presque à tout. Le général Charles de Gaulle prit
la fuite pour s’emparer d’une radio. La suite est connue. Il
appela ses compatriotes à la révolte.
Que de beaux textes, de belles idées nées en plein air, sur
les routes. Le déplacement serait le père de la science et de
la technique. La marche ferait le penseur. L’homme sortirait
des pas. L’autre auteur n’aurait jamais crié Ecce homo,
devant Napoléon, s’il n’était pas émerveillé par les grandes
enjambées de ce conquérant d’espaces vitaux. Les célèbres
pas d’Okonkwo n’étaient pas indifférents à Chinua Achebe
qui raconte que son personnage ne se distinguait pas
uniquement par des grognements de dégoût ; il semblait se
déplacer aussi sur des ressorts. Ce serait faux de soutenir que
la culture de la marche ne serait qu’une autre philosophie
propre aux Occidentaux. Ni leur propriété ni leur signe
distinctif. Le débat ne sera pas biaisé. Je ne replonge pas dans
ces échanges anachroniques d’une Afrique pauvre en
écriture systémique et choisie. L’époque des histoires que
racontait la grand-mère grabataire est finie. L’heure est
désormais à l’écrit, à la communication, aux métissages, aux
mutations. En Afrique, ils savent aussi communiquer en
marchant. Le goût de la marche est un sentiment fort
répandu.

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Depuis mon jeune âge, je m’extasiais à l’écoute des récits
d’aventures des anciens de retour des villes. Dehors, tous
sont des communicateurs. Ils bavardent toute la journée. Ils
te croisent en chantant, en murmurant, en ronronnant. Ils
gesticulent, s’arrêtent, se tiennent la tête, se lissent la barbe.
Leur doxantu n’est jamais gratuit. Le takkusanu Ndar est
gardé dans la civilisation. Il reste un moment privilégié de
communication, de dialogue, d’autocritique. Ils profitent de
longues marches pour évaluer leurs idées ou évacuer leur
stress. Depuis la nuit des temps, des griots ont circulé et
assuré la transmission des informations. Des élites sont
restées célèbres comme des pieds de communication. Tous
ces écrivains de la négritude ont été inspirés au cours de leur
voyage. Ils ont marché pour découvrir et comprendre. Hors
de ce déplacement point de négritude. En quittant leur
continent peut-être n’ont-ils jamais songé à trouver les
arguments rivaux contre toutes les théories irritantes de la
race supérieure qui les rongeaient.
Le fameux chemin de Damas existe dans la religion
chrétienne. L’éclairé chemin de la France a vu le jour pour
ceux qui étouffaient sous le poids des questions raciales. Ils
étaient loin de chez eux. Loin de chez soi, réveille. Les
voyages forment. Ils accusèrent, donnèrent des coups
d’épaule et crièrent au complot. Ils ne sont pas les seuls qui
communiquent en marchant. Alain Mabanckou aussi. Il parle
des écrivains qu’on ramasse dans la rue lorsqu’ils sont ivres.
Après, tu le lis avouant qu’il a longé la rivière Tchinouka,
aux eaux grises et silencieuses ; qu’il a parlé seul pendant
longtemps, que les passants le prenaient pour un fou, pour
quelqu’un de perdu qui voyait des moulins à vent partout et
qui les combattait dans une confrontation très épique ; qu’il
pensait comme cela, qu’il continuait à se parler en marchant,
quelques souvenirs lui revenaient comme dans une remontée
des cendres.

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N’as-tu pas le droit de communiquer en marchant, de
marcher en communiquant ? Je vis cette pratique non pas en
penseur, le mot serait trop fort, mais en homme libre,
amoureux de la négation, en objecteur d’idées, en parolier,
en provocateur de discussions. Tu dois sortir alors. Afin de
satisfaire ma curiosité, raconte Halilou Sabbo Mahamadou.
La joie de mener une vie de garçon, de se rappeler les courses
de garçon de Sika. Se balader toute la journée, un jour d’Aïd
El Kébir. La Tabaski n’est pas seulement la course au
mouton. Elle est pour certains un jour sans riz, un jour de
honte, de faim sans fin, de murmures. Dans les années 1960,
Sénégalais et Guinéens ont joué un jour de Tabaski. Tu en
fais un jour de promenade. Marcher pour que les idées
sortent, pour que l’extérieur t’inspire. Dehors, ta
bibliothèque, ta table, ton stylo. Tu veux garder ta liberté
d’écrire quand tu veux, quand tu peux. Il n’y a rien de pire
que le travail forcé. J’écris pour moi-même, se murmurait
l’autre. Aventure trop personnelle.
Si tu veux offrir à tes pensées une enveloppe dure, tu dois
t’éloigner souvent de l’atmosphère renfermée de la chambre,
du plafond de la chambre, de l'étroitesse de la chambre. Il
faut marcher. Pour voir, écouter, sentir. Pour penser et
communiquer. Pour réduire les taux de subjectivité. Pour
invalider ou confirmer tes propositions ou présomptions.
C’est l’occasion pour bien muscler ses idées. Esprit collectif.
Un bon parolier n’a pas seulement son propre esprit, mais
aussi, l’esprit des autres. Traite donc toujours tes idées avec
respect. Dans les faits, tu crains tes propres idées, tes propres
paroles, mais aussi, tu y vénères toi-même, leur attribuant
involontairement la faculté de pouvoir te récompenser, te
louer, te mépriser ou te blâmer. Devant les faits, tu es en
relation avec les idées. Elles sont têtues sur ce terrain. Les
faits sont amoureux du marcheur, du promeneur solitaire. Ils
glissent à son oreille, y murmurent des choses secrètes et des
paroles caressantes parfois. Les idées s'accordent, se

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communiquent ici avec des intonations. Ainsi, tu arrives
mieux à l'oreille et au cœur des lecteurs. Avec les sons, tu
parviens à séduire, à te faire accepter.
Dans ce cas, travaille bien tes idées. Abandonne-les à ton
cerveau aussi longtemps qu’elles voudront y séjourner,
qu’elles s’élanceront à l’air libre. Reviens à terre, après ces
séances de réminiscence. Elles auront l’air le plus objectif du
monde. Tous verront que tu as fait de ton cerveau un moteur
de recherche inégalable. Tu parles effectivement d’eux et de
toi. Tu charges sur tes épaules trop de paroles. Des petites
différences d’idées sont étalées. Des valeurs fausses et des
paroles illusoires. Finalement, ton monde aussi tourne autour
de la lutte des valeurs. Le danger, c’est lorsque certains
donateurs, des attributeurs de valeurs se font peu de
scrupules sur la valeur de l’autre. Je supporte très mal le
mépris. Ils sont nombreux dans ce pays à ne pas avoir le sens
de la communication, voire de la vie sociale.
En vérité et en dernier lieu, ce monde tourne
invisiblement autour des inventeurs de valeurs nouvelles, des
valeurs réelles, toutes ces valeurs sur le fleuve du
mouvement. Tu peux marcher en formatant tes idées qui
tombent par saccades ou qui se bousculent ou qui se livrent
à un jeu de cache-cache. Tu les communiqueras lorsqu’elles
seront cuites ou accepteront de se livrer d’elles-mêmes.
Laisse-moi te conter mes histoires. Ni rigolo. Ni gigolo. Ni
même censure. Tu en retiendras ce que tu voudras. Elles ne
recevront aucun sentiment excessif. Leurs plaintes resteront
plus hautes. Leurs bouches plus éloquentes. Leur volonté est
grande. Pour te rappeler, l’autre t’avait signalé l’autre jour
devant l’autre camarade que d’aucuns ont la langue de leur
esprit écrit sur leur front si lisiblement que tous les
comprennent assez bien. Il t’avait bien regardé.

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I

Sur les ailes invisibles


de l’imagination et nulle part

Pense d’abord à ta chambre, à la forme


De la maison, à tes rideaux tirés,
À tant de gens autour de toi qui dorment :
Comment, comment pourrais-tu t’évader ?
Jean Tardieu 1968 : 22

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1

Ces bruits bizarres font vagabonder


l’esprit

T rop de bruit. Bruit de trop. Grand bruit. Une énorme


masse de cailloux. Cela fait un bruit de tonnerre et
l’atmosphère n’en est pas purifiée. Pourquoi ne peux-tu pas
demeurer insensible au bruit et à la lutte qu’un monde
souterrain livre pour s’entraider ou s’entre-déchirer ? Faire
silence. Faire table rase dans ton esprit pour qu’entre de
nouveaux événements plus apaisés. Ton cerveau n’est pas
loin de Jean-Bedel Bokassa, le despote. Tu n’arrêteras jamais
d’ouvrir les yeux comme des soucoupes. À toi-même, tu
lances ceci : laisse tomber ! Va-t-en ! Retourne-toi. Repose-
toi. Imagine-toi un espace meilleur. Un endroit silencieux.
Un endroit où tu ne seras pas interrompu. Un endroit où sont
enterrés des sages. Pas un endroit néfaste. Pas de lieu où
l’hypocrite s’édifie. Tourne le regard vers l’endroit d’où tu
viens, où tu es formé. Une subtile convenance t’est
nécessaire. Des constructions. Des promenades. Retire-toi
dans le néant oriental. Dans la résignation muette, rigide et
sourde. Dans l'oubli et l'effacement. Le nirvana exprimant ce
que la méditation et l'éloignement ont de sublime. Là où ne

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pénétrerait pas le bruit des vagues, des voitures, des
marchands. Cris et voix deviendront silence de mort. La vie
elle-même un rêve sur la vie. Toute grande agitation te
bouscule dans un silence dégoûtant. Dans le lointain. Là-bas,
il y aura des endroits où la lutte se poursuit avec des chances
diverses.
Avant tout, il te faut cette distance. À une distance de plus
de cinq pas. Une voix au loin ricane et tient à ce que ces mots
soient entendus : « Le pathos de la distance doit aussi, pour
toute éternité, séparer les devoirs. Le droit d’existence des
bien-portants est d’une importance mille fois plus grande.
Eux seuls sont la garantie de l’avenir. Eux seuls sont
responsables de l’humanité. Jamais un malade ne peut faire
ce qu’ils peuvent réussir ». J’ai refermé ma fenêtre pour ne
plus rien entendre d’un élitisme pareil. Trop grande parole
pour un pays d’aliénés. J’ai applaudi quand même en me
murmurant : « Air pur ! Bonne compagnie, ma compagnie ».
Repose-toi un peu. Pauvre esprit tourmenté.
Pourtant ! Pourtant ! Incorrigible rêveur, même sur les
plus beaux bateaux à voiles, il y a des bruits. Toute espèce de
bruit insolite. De petites querelles si misérables. Mais quoi !
Ces bruits, ont-ils rendu ton imagination vagabonde ? Je ne
sais rien des bruits. Même si une opacité réelle m’oppresse.
De vaines reculades alors. Soit que tu apprennes à lui
opposer ta fierté. Ta moquerie. Ta volonté. Soit que tu imites
la peau-rouge. Quoiqu’horriblement torturé, s'indemnise de
ses bourreaux par sa tranchante langue. Ne perds plus du
temps. Observe. Collectionne. Classe. Raconte. Un discours
imminent sur les bruits.
Ces annonceurs abusent des publicités. De vrais cerveaux.
Utile à la conservation d’une espèce. Une sorte de calcul
mental. Ils exagèrent dans leur promesse. Ils dérapent et
dérangent les curieux. Ce matinal muezzin s’amuse avec son
micro. Une trompette creuse. Voix enrouée. Peut-être s’est-
il enrhumé du cerveau. Un général à la retraite. Engagé dans

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une nouvelle carrière. En espérant inculquer l'esprit militaire
de l'obéissance forcée. Il n’accepte pas qu’est mort-né le
peuple de soldats. Il n’aime pas que le silence se fasse autour
de lui. La voix de Dieu n’est pas dans la poitrine de cet
homme. Le droit de veto vit hors des camps. Au-dehors, vous
faites face aux critiques dans l’art de balancer des coups de
botte. Des citoyens gardent leur liberté. Une liberté
apparente. Ils choisissent eux-mêmes leur foi. Ce qui n’est
pas le cas du grand nombre qui est souvent victime de son
« bon et faux jeu ». L’art s’est fait cette nature dans ce pays
d’artistes. Ils deviennent d’embêtants et dangereux
comédiens.
Certains acteurs s'égarent. Leurs impraticables directions
sont en contradiction avec le sens des libertés. Ils renversent
tout système démocratique. L’indépendance est contraire à
leurs instincts de criminel. Ces petites tragi-comédies sont
interprétées par de nouveaux acteurs. Dommage de les voir
entourés de spectateurs intéressés, de courtisaneries dévotes,
de bassesses. Une société d’écrans virtuels. Un nouveau type
de Sénégalais d'aventure. Fièvre d'émigration. Ce peuple a
perdu la fidélité à son valeureux passé. Il s’est abonné à une
chasse fiévreuse de nouvelles boissons alcooliques, à une
recherche sempiternelle de messagers étrangers à leur esprit
historique. Hélas ! J’étais déjà dans mon plus solitaire
voyage. Hélas ! Je suivrai mon chemin le plus dur et le plus
pur possible. Entraîné irrévocablement à aspirer à la santé et
à l'épanouissement intellectuel. À sentir la joie d'être
l'héritier et le continuateur de tout ce qui est humain. À me
vouer à un esprit d'entreprise plus noble et lointain.
Entêtement et résistance face aux envahisseurs, ces
nouveaux colonisateurs noirs.
L'estomac du pays est meilleur que le mien. Il supporte
des gens graves. Des gravats. Ce sont les nouveaux acteurs
qui importent. Vous êtes terribles, vous autres membranes
d’homme et hasards épouvantables.

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De nouveau, le plomb des échecs pèse sur toi. De
nouveau, ta pauvre raison est si engourdie. Si paralysée. Si
lourde. Que vois-tu ? Que ressens-tu ? Qu’entends-tu ? À
quoi ces images, ces codes, ces métaphores, te font-ils
penser ? Qu’enseignent-ils à comprendre ? Reconnais-tu
tous les visages ? Ne cherche surtout pas à tout voir, tout
contrôler. Reste attentif. Sois accueillant. Écoute ce que dit
ton cœur. Tu t'es approché de tout ce qui est terrible. Je ne
dois pas me laisser écraser aussi par mes pensées. Il se
pourrait que l’environnement de Marx influence ma fièvre
matinale. C’est lui qui a provoqué en moi ces bêtes sauvages.
Peut-être dans la réalité, n’y a-t-il ni bête ni sauvage ? Un
fauve en tête. Creuser la tête. Se fourrer des idées dans la tête.
Échauffer la tête. Incliner la tête devant. Placer la tête à
l'envers. Sortir de la tête les impressions avec intention.
Laisser tout passer sur la tête. Cela arrive à tous ceux qui
réfléchissent à des choses difficiles, peu communicables.
Images et visions d’un solitaire ou d’un étranger dans une
ville sans hospitalité. Une minute, j’arrive.
Le vent a rouvert ma fenêtre. Le temps que je me précipite
pour la refermer, une coïncidence inexplicable arriva. Mon
œil a vu à peine la rue adjacente. Vent, poussière,
bourdonnements se précipitèrent dans mon oreille droite.
L’invisible tient à me provoquer davantage. Sereinement, je
me suis mis à me remémorer, à restituer les phrases
entendues. « Tu as dès le bas âge vécu dans des milieux
hostiles. Tu ressembles encore au coq dans une basse-cour
étrangère. Trop de choses étrangères ». Ne pas me forcer à
l’attention. Pas trop d’attention à ce que je peux dire et
répondre. Ces mots secourables détournent presque mon
attention d’une rue dont je me méfie. Un quidam passe
d’habitude là et le matin en récitant à haute voix des chants
d’une langue pénible loin du sens historique de mon peuple.
Une imagination corrompue, tu penses. Ses mots

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n’appartiennent pas à la langue de tes conversations
quotidiennes.
Vive ta langue maternelle. La langue de l’amour. Chaque
culture a sa langue du bien et du mal. En bas les autres
vibrations vocales. Étranger de langue et tes oreilles closes.
Je ne veux pas perdre la langue, ou bien le nez, ou bien la
tête. Bien sûr, tu ne parles pas du français, la langue de la
communication du savoir. Tu accuses une autre langue
coloniale qui sème la confusion des langues du bien et du
mal. Laquelle ? Où êtes-vous ? Regardez devant vous, vous
l’entendrez. Rire aux éclats. Tu risques l’excommunication
en essayant de troubler certaines satisfactions. Cette vieille
langue n’est pas l’objet de ce livre. Tu hausses les épaules.
Abandonne ce langage du novateur. Passe des mots aux
choses sérieuses. Il y a une amnésie historique qui conteste
notre histoire.
Hum ! Le droitier, que tu es, s’est levé du pied gauche.
L’effet n’est pas surprenant. L’humeur troublée. Un jour de
fête. Fête populaire. Fête et repos. Fête en l’honneur d’un
colonisateur. Fête de reconnaissance. Le sentiment que l'on
est loin de chez soi est véritablement paralysant et propre à
provoquer la mauvaise humeur. Une grande fête au milieu
d’un désert. Surtout très fêtée au Sénégal. Pays de l’art des
fêtes. Comme je suis de mauvaise humeur. Cette fois aussi,
je ne célébrerai pas une fête avec ma famille. Ici, tu sens
qu’ils ont leurs propres fêtes, leurs propres jours de travail et
de deuil. Humeurs inconciliables que des pattes de mouton
ne peuvent saisir. Le rêve commence. La machine de la
mémoire démarre. Une mémoire en bandoulière. Mémoire
de notre conditionnement. Difficile de parler des choses
autrement que de mémoire. Une mémoire encombrante. Sans
cette mémoire, que serai-je quand même ? Seul. Peut-être
fou. Peut-être cela ! Peut-être ceci !

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2

Cette fête des agitées créatures


de l’imagination

L a fête du mouton n’est pas celle des bêlements de


mouton. La viande du mouton est mangée. Mais tous ne
mangent pas. Tous ne sont pas en fête. La Tabaski à Sika est
suave. Celle qui m’a retenu, très loin de chez moi, est sans sa
tête ni queue. Des sottises sont racontées par des humeurs
romanesques encensant les jours de contentements d’ici.
Certains livres savent mentir. Il y a des enfantillages dans ces
livres. Des auteurs malhonnêtes provoquent la répugnance.
Imbéciles communicateurs ! Instruments d'un
obscurantisme. Poètes, cinéastes et philosophes ont trompé
les consommateurs. Langue de bois. Pourquoi écrivez-vous
si faussement ? Qu'importe un livre qui ne sait même pas
vous transporter au-delà de tous les livres. Des livres naissant
le matin pour mourir l’après-midi. Leurs opinions
s’éteignent sur-le-champ. Ils ne survolent pas intacts aucun
temps. Ils ont écrit que la Tabaski se fêtait ici avec faste.
Fastes étalés.

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Cette fête que j’ai vécue est loin des fabuleux récits
livresques. Elle ne vaut pas la moindre glorification. Ils se
glorifiaient au juste de quoi : de trouver du miel à notre
portée ? Que sont devenus ces conditions, ces objets, ces
hommes de la glorification ? Où sont passés ces repas
capables de faire saliver un mort, ces femmes d'envie et de
sentimentalité, ces hommes distingués du peuple ? Les
cordons-bleus des cuisines de cette ville sont-ils morts ?
L’art culinaire, souffre-t-il des OGM ? Peut-être sont-ce les
premières antennes, du virtuel et de ce terroir, qui n’ont servi
que des repas imaginaires. Actions agressives et paroles
agressives. Dans cette ancienne capitale, on a longtemps
cherché à communiquer en chef. Ce qui ne lie pas, mais
sépare. Préjudice national. Le mépris de l’utilité publique. La
modestie de l'esprit ne parle pas. La radio a parlé de leur
science gastronomique. La télévision l’avait beaucoup
montrée. Ils ont tellement fait saliver. Pour toi, du Saloum,
c’était l’éternelle histoire des contes paradisiaques. Saloum
contre Sanar. Nini contre ma sœur Fatou. Le bossu du bureau
contre toi. Le varan contre la vieille. Le pont noir contre le
pont blanc.
Je me retire sax de ces duels impropres. Ils ne sont pas à
la hache. Vous êtes dans une République de sorciers. Votre
président a réentendu du leader politique Guirassy qu’il n’est
pas anthropophage mais chronophage. Un canif remué. Je ne
suis d’aucun phage. Tu as raison de provoquer le duel de la
réparation. Tu n’as jamais vu quelqu’un y revenir en se
lamentant d’avoir quitté un sol d’épices et de saveurs
imbattables, en se pourléchant constamment les lèvres et en
léchant périodiquement la paume de la main. Ta langue, ton
nez et ton œil sont privés de preuves. Heureusement : la vie
ne se théâtralise ni ne se rature indéfiniment. Les
microscopes du destin peuvent mettre fin aux simulacres. Le
voyageur est déçu par ces vêtements velus. Je me demande
d’ailleurs comment osent-ils tenter de faire du bien et du

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beau des valeurs universelles, des choses universellement
connues et acceptées ? L’histoire est franchement un système
universel de passions et d’erreurs.
Tu as chaque matin livré une campagne pénible et
patiente contre les penchants foncièrement antiscientifiques
et antisociaux qui veulent transformer quelques expériences
personnelles, voire communautaires, en jugements
universels, les amplifiant jusqu’à vouloir condamner le
monde. La vérité ressuscitée. À chacun sa vérité. Le langage
des goûts n’est pas celui des chiffres. J’espère que la mienne
ne fera jamais sensation. Si tel serait le cas un jour ne me
rouez pas de coups. Ni temps d’antenne ni tableau d’art, ne
protestes-tu ! Ni homme, ni femme, ni même communia !
N’ajoutes-tu. Ils sont neutres. Déroulons la reconstitution
montrant que les préjugés déterminent et minent la
communication. Pas besoin de sortir de la chambre, de me
lever du lit pour montrer ce que je mets en doute. Une
violente irritation produira une sensation de déplaisir. Affaire
d'intellect interprétateur. Ton grondeur. Une affaire de goût
et pas autre chose du genre renverser une société pour fonder
une autre société. Toute vie est lutte de goût.
Le nez est un serviteur honnête. Son cerveau avance.
Vous ne pouvez pas le persuader d'abandonner son aversion
contre le voisinage. Vous verrez. Tenez-moi le nez. Je
traversai. Donne la preuve que tu es découragé par un passé.
Un passé de fumeron qui fait éternuer. J’ai étiré l’élastique
nez vers toutes les directions. La forte moutarde des fêtes
populaires ne frappe pas. Tu uses ton nez sans rencontrer une
saveur significative. Surprenant dans un jour de combat des
saveurs. Bizarre pour une ancienne capitale de civilités et de
plaisirs chantés.
En ce moment et chez moi, il se passe une tout autre
ambiance salée. Je n’ai pas le droit de vanter un village où
coulent le beurre et le miel. Là-bas, pas d’intéressants
tintamarres autour des paniers de la ménagère. Pas de

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dibiterie, appelant et taquinant les appétits du gourmet. Ils
n’ont pas ces cheminées citadines fumant sans arrêt. Mais la
Tabaski permet quand même aux villageois d’être bien
arrosés, bien embaumés par des feux de grillades de fortune.
Puisque le respect est mort, à ceux qui traitent les sérères de
rongeurs de pain, tu informes de ne pas vivre seulement de
pain, mais aussi de bonnes viandes d'agneau et tu en as. Ici,
c’est différent.
Des guêpes te piquent. La bouée de l’océan, la fétidité du
poisson pourri et jeté sur la plage, d’autres odeurs
désagréables se marient au vent. Elles traînent leurs grosses
hanches sur toute la ville. Leur parfum circule dans ma
chambre. Le poison dans mon cerveau. Il a certainement
forcé le passage du trou de la serrure. C’est dommage. Pas
de puanteur lors d’une fête pareille. Ce milieu est hostile. Pas
gentille. Contraire à tes souhaits. Le destin force à respirer ce
goût amer. En plein poumon. Toi l’humain. Le trop humain.
Le gourmet de circonstance. Il y a violation de domicile. Une
jurisprudence est nécessaire. Qui t’indemnisera ? Le destin.
L’employeur. Le logeur. Le maire. Les faux livres d’histoire.
Les faux paroliers. Les choses promises ne sont pas
savourées. Pas conformes au goût annoncé. La qualité de la
saveur de l’air polluée. Pas le moindre goût savoureux. De
quoi produire ton dégoût. Légitime défense.
Les grands souvenirs du village ont fait leur effet. Mes
coups de pied se sont acharnés sur le dos de ce jour sans
saveur. J’ai sursauté du lit, tel un Turc têtu, balançant un :
putain ! N’insulte surtout pas. Les insulteurs Rampino,
Adamo et père Cissé ne sont pas des exemples. Rassurez-
vous. Pas d’invectives. Sachez que des juges parlent en moi.
Ils me rabattent les oreilles. Nul ne sera ni insulté ni traité de
corrupteur. Je n’oublie pas mes origines rustiques et les
leçons des travaux champêtres sous l’ardent soleil. Aucune
valeur sociale n’a quitté ma mémoire. Tu n’es pas fou. Tu es
conscient du danger de ces mémoires qui se démarient avec

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la mémoire. Ce dépouillement est la cause du déracinement,
père des affreuses errances, à l’origine de toutes ces formes
de fuite de cerveaux. Donc pas d’insanité. Par contre, si des
enchanteurs cherchent à imposer leurs opinions, tu es libre
de déclarer ton appartenance au parti des insoumis.
Je t’en voudrais également pour ce militantisme nihiliste.
Pourquoi continues-tu à te faire distinguer ? Ne leur donne
pas l’occasion d’avoir ton nom au bout de leur langue.
Choisis la saveur du navet. Détourne-toi des fortes odeurs du
bouc. Que t’importe d’ailleurs la beauté et le fleuve et
l'ornement du paon ! Toi et les urgences du pays êtes fatigués
des ruses du charlatanisme historique. Qu’avez-vous joué
devant nous, sinistre bande d’enchanteurs ? En qui devons-
nous croire lorsque vous vous remettriez à communiquer ?
Mauvais discours et mauvaise conscience. Avouez-le
franchement. Tous n’ont pas encore pris le temps de voir vos
artifices et vos mensonges. Nous avons longtemps cru à nos
misères devant vos supposées journées dorées. Une
population de simulations et de simulacres. Vous farderiez
même votre maladie, si vous vous présentiez nus devant un
médecin. Votre parole a mille versions. Qui êtes-vous donc ?
Cela, vous honore-t-il d'avoir cherché la suprématie ?
Tu es sur tes gardes devant les trompeurs. Ton œil gauche
détourné vers la salle de bain. Ils aiment dormir sur leur
honneur et leurs fiertés. Tu préfères les peaux de vache
séchées du village ou les nattes. Quand même, tu es trop
occupé par tes propres pensées. Tu y perds beaucoup de
temps. Pourquoi ne changerais-tu pas de sujet ? Sors de ton
lit. Va au grand air salutaire pour ton cerveau et ton cœur.
Éloigne-toi de ta chambre, ton univers à toi seul. Il est plein
de démons. Tu y traînes ton cerveau sans pouvoir te
rendormir. Des pensées de plomb dans ton cerveau et ton
cœur. Cerveau et cœur agités par les mêmes maux. Ils sont
remplis de paroles tirées de la connaissance du passé et non
des expériences de ta vie. Dans chaque cerveau, la

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démocratie des idées fait son chemin. Les idées fixes
avortent. Elles ont le sort des tyrans. Elles s’éteignent ou
s’effacent. Siècle des cerveaux schématiques. Le cœur te
monte au cerveau au fur et à mesure. Dieu fasse que ta haute
intelligence se révèle à tes nombreuses idées. Leurs
jugements contre tes convictions. Sors de cet embouteillage.
Tu as le droit de t’inscrire dans la lutte pour la puissance.
Instinct de lutte pour les vérités sénégalaises. Choisis la lutte
intellectuelle. Je me demande si tu n’es pas victime de tes
propres démons ? Un permanent besoin d’activités. Le repas
de la solitude. Te laissent-ils le choix devant tes alternatives ?
Tu es l’arène d’un aveugle choix contre un penchant aveugle.
La faculté du choix le plus subtil te sauvera.

30
3

Ces penchants grégaires profitables


à la santé mentale

J e dois échapper à cette tombe sans toile ni araignée.


Sortir du lit. Faire un petit tour vers le fleuve. Marcher est le
propre de l’homme. Vider mes expressives et imprécises
impressions. Secouer dehors la tête. Certaines idées noires
ou empruntées doivent s’envoler. Vers le ciel, elles
trouveront assez d’espace. Mon jeune frère Taffa m’a donné
un surnom. Un sombre sobriquet. Le prénom d’un
controversé penseur allemand. S’il voit réellement en moi les
traits de ce philosophe ou de ce poète, je me permettrai de
déclarer ma parenté scientifique avec ce tentateur, ce lutteur
ou tueur. Seulement, jamais ses penchants et propos ne
seront miens. Il avait périodiquement un pied en l’air.
Distant. Méfiant. Sceptique. Dégoûté. Repoussant ses
proches. Se choisissant des amis. Son lynchage verbal
n’épargnait personne. Les tests d’ADN ne pouvaient plus
sauver l’entente avec sa famille biologique. Irritant, n’est-ce
pas ? Heureusement que tu sais supporter un sobriquet pareil.
Le terrible sobriquet ne rend pas automatique le transfert de
ces dommages communicationnels.

31
Ndéné ne sera jamais Nietzsche. Ce n au carré est faux.
Le rythme n’est pas le même. Les milieux sont lointains. Le
vécu est différent. Mieux : tu es séduit par un autre
comportement et d’autres paroles. Tu applaudis pour cet
adulte qui ramène son père du bar. Tu honores celui qui garde
le sourire olympien devant une sœur squattant les rues. Tu
jubiles pour cet autre qui s’accroche au pagne de sa mère
malgré ses légers travers. Le sang ne ment pas. La barbe d’un
père est la branche des enfants de ses reins. Une mère garde
son lait pour son utérus. Les frères de lait sont morts. Ce qui
n’annule jamais la vraisemblance du type. Un père ouvre sa
porte à un quidam. Une mère donne à manger à un mendiant.
Un frère tend la main à un condamné. Mais ce pompier n’est
pas à confondre au géniteur. Auprès de qui vis-tu ? Ton âme
d’écureuil ne peut pas avancer. Il y a un remède pour ne pas
décevoir un clan. Écrase l’œil du cœur. Mets le géniteur et le
pompier dans un même sac. Jette ces cent kilos à la mer.
C’est pour ta liberté. C’est contre les prisons. Contre les
remords. Contre les retardataires. Contre les mauvaises
langues. Ils affaiblissent le cerveau. Assombrissent le
chemin. Appauvrissent la personnalité. Que rien ne vous
attache quelque part. Partez si vous pensiez qu’il faut
décamper. Le cheval a compris. Il se frotte les fesses contre
un tronc pour se débarrasser des tiques. La meilleure
ordonnance d’un esprit libre est dans ses aptitudes à
provoquer des vomissements. Le chat et le chien sont restés
les maîtres dans cet art de vidange légué aux éboueurs et aux
laveurs de voiture. L’esprit libre doit s’habituer à taquiner
son épiglotte avec son index. Pour vider son estomac. Trop
de présences, trop de nourritures sont toxiques à la santé.
Tu éviteras le sort de tous ces fous qui n’arrêtent pas de
courir. Qui se plaignent d’être suivis par des esprits
maléfiques. D’être poursuivis par des cris de singes. D’être
tourmentés par des applaudissements sataniques. D’être
tympanisés par des insanités innommables. Pour ta santé

32
mentale, tu pourras secouer ta tête souvent. Pour écraser au
sol tes encombrantes idées. Ces brides. Ces trous noirs. Ces
toiles d’araignée. Ces épées de Damoclès. Le taxi-brousse te
servira de référence. Tu penses à ceux qui empruntent au
quotidien ces piteuses pistes de productions. Chauffeurs et
passagers ont droit à la médaille du lion. Un bilan au bout de
l’enfer de cette piste. Les bouches édentées. Les jambes
cassées. Les ventres gonflés de poussières. Ils sont endurants
et silencieux. Pour un si court voyage. Dans un si petit pays.
Tout métier force son homme à se voûter. Tout métier a, au-
dessus de lui, un ciel de plomb. Oppressant l'âme. Pressant
sur elle. Jusqu'à ce qu'elle soit bizarrement écrasée et voûtée.
Ceux qui n’ont retenu que cette image du travail sont
cyniques.
Un humain n’est pas une canne à sucre. Personne ne
choisit de subir certains châtiments. Il arrive que ce
châtiment soit l’unique passerelle restante. Toute leur vie,
des hommes honnêtes côtoieront ces fournaises. Ils mourront
sans cheveu ni peau. Leur seul tort, s’il y a un tort, c’est
d’avoir refusé de tendre la main. D’avoir respecté l’ordre
divin. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Avec leurs
mains, ils ont tracé et entretenu leur route. La conscience des
tentateurs repose en paix. La famille des tentateurs
reconnaissante. Es-tu membre de cette famille ?
Cette famille de batteurs de tam-tam. De bûcherons. De
charbonniers. De fossoyeurs. De forgerons. De marcheurs.
De paysans. De pieds nus. De pilleuses. De tailleurs. Une
chose est sûre : en campagne, tous ces guerriers vivent
ensemble. Dans une parfaite harmonie. Platon et son État
parfait sont enterrés ici. Tous les métaux sont mêlés à jamais.
L’ordre des castes renversé. À Sika, le nouvel État est laïc.
La nouvelle éducation est libérale. Mes origines paysannes
voyagent avec toi. Elles infiltrent mes activités et mes
pensées. Elles planent au-dessus de mes communications
rustiques. Ta vie, même choisie, est celle d’un tentateur. Air

33
hagard. Lacets attachés. Sac en bandoulière. L’habitude
revient au galop. Tu as grandi avec l'esprit et la vertu du
village. Le charriot du village. Je dis cela à ton honneur, non !
Mais évite de rester villageois.
Journée mouvementée. Feu aux fesses. Tête en l’air.
Impétuosité de l'esprit. Ce désordre apparent tambourine. Ce
que tu veux dire ou faire est méconnu. La parole, l'intonation,
le regard divaguent. Cette indécision donne à tes idées la
forme d’un dépotoir d’ordures. Une boule incompréhensible
et indescriptible. Rien à distinguer. Les paroles s’écrasent les
unes contre les autres. Pêle-mêle. Aucune solennité dans
l'attitude. Un comportement bizarre pour un jour de Tabaski.
Le bonheur n’est pas contagieux. Tu t’attristes le jour où ils
se réjouissent. Ils quittent leur lieu de prière du matin. Ils
reviennent chez eux. Le brouhaha informe. Avec toi, une
décision n’est pas entérinée. C’est certain. Quand sortiras-tu
de ta caverneuse chambre ? Iras-tu aux abords du fleuve ?
Quatre ruelles y mènent. Elles attendent tes pas. La palabre
retarde ce déplacement. Sans joie. Humours et humeurs te
retiennent. L'humour du mélancolique. Attaques pleines
d'humour. L'humour comme arme. L'humeur chagrine.
L’humeur noire, voisine de la mauvaise conscience. Des
crampes intellectuelles. Ton cerveau est ton seul problème,
toi. Il t’immobilise. Te drogue. Te pousse au déballage.
Le cerveau humain est prodigieux. Le mien est celui du
vrai nouveau type de Sénégalais. Chameau. Style surchargé.
Grotesques surcharges et juxtapositions dans tous les styles
imaginables. Charger plus lourdement. Il s’occupe de tout. Il
est tout. Négatif et positif. Indécis et distrait. Le rappeur Fou
a raté sa seconde chance à l’examen d’anglais. Il avait dormi
profondément, après une nuit bien arrosée d’eau amère. Pour
se déplacer dans leur propre localité, ils attendent sept jours
pour avoir un moyen de transport. Ils ont été assoiffés
volontairement des jours. Un boulon de la Société des eaux

34
était défectueux et ne pouvait être réparé qu’en France. Le
mal est plus profond.
Dites-le ! Cette eau inexistante est impropre à la
consommation. Pire qu’un caméléon. Jaunâtre, noirâtre,
rougeâtre, incolore. Une eau de classe. Une eau selon les
heures, les journées, les jours, les clients, les événements, les
factures, les fontaines, les hauteurs, les humeurs, les milieux,
les robinets, les saisons, les villes. Le seul réservoir du pays,
de tous les concitoyens, de toutes les générations ne devait
pas être tranquillement confié aux Français qui ont assassiné
nos valides aïeuls. L’eau père de la guerre. Vos pêcheurs sont
les lapins des garde-côtes mauritaniens. Au sud, ils plongent
l’œil au fond des eaux salées pour vérifier si effectivement le
pétrole s’est marié à l’eau. Entre les chambres 10 et 21, de la
prison de Reubeuss, ce bruit court : le régisseur faisait caca
dans le réservoir d’eau. C’était une recommandation de son
marabout pour hypnotiser les as de l’évasion.
Ils racontent que dans plusieurs localités des élus locaux
pissent dans leur forage. Leurs populations boiront cette
pisse et leur obéiront. Le risque d’une épidémie de chaude-
pisse dans l’air. Le sorcier blanc fait pire avec notre eau.
Avec quels produits propres ce vieux criminel l’entretient-
il ? Convoquer l’histoire des crimes. Après la chute de la
monarchie, sous prétexte de s’attaquer à l’impureté des
tyrans, des Français s’étaient jeté sur quarante-sept tombeaux
nobles ou princiers de la basilique, avec des marteaux et des
tournevis. Ces morts ont subi le pire des enfers. Leurs dents
arrachées, leurs mentons écrasés, leurs pieds pilonnés, leurs
cous découpés. Si les traiteurs des citernes ou des bassins du
Lac de Guiers se croient investis d’une autre mission de
propreté, les compatriotes hériteraient d’un sabre du destin.
C’est à eux de tenir le fouet, d’actionner le théâtre
impitoyable que ces traîtres ont offert à leurs ancêtres étalés
à l’abbaye de Saint-Germain-des-Près ou à l’abbaye de
Saint-Denis. La violence téléphone à la violence. C’est sûr :

35
le téléphone, que j’ai vu entre ces mains noires, n’émettra
que tard. Lequel sonnera même ? Ils en ont onze : entre les
mains, dans les poches de derrière et de devant, dans le sac,
à la maison, au bureau, sous le lit, dans les toilettes. Il sonnera
plus tard. Loin des oreilles et du cerveau, il est montré
comme un tampon, un trophée de réussite des temps
modernes. Il est plutôt l’invulnérable virus que vantent les
valeurs avariées de l’indépendance. C’est la dimension de sa
charge virale qui n’est pas pour l’instant répertoriée. Il détruit
le tissu social en infectant silencieusement l’avenir, le
couple, la culture, les deniers publics, la dignité, l’éducation,
la famille, la politique, la religion, la santé publique, la
science.
Comment ces mannequins d’amour de silicone, cette
bande sexuelle à Fama Thioune, une animatrice de la TFM,
arrivait-elle à faire jouir autant d’hommes, dans la journée et
dans leurs bureaux ? Elle raconte quoi en direct ? Grossière
scène. Ces télés aiment le vulgaire. C’est un pudendum qui
cause des dommages aux ordres de la société. À quel point
la danseuse Mbatio a été négligente pour que le grand public
des voyeurs se délecte des photos de son corps nu comme un
badio ? Que sont ces appareils placés sous écoute ? Quel est
le secret de ces milliers d’appartements meublés, servant de
maison de passe et ternissant l’image des villes religieuses,
des quartiers réputés tranquilles et sécurisés ? Les fuites du
bac de 2017 ne sont-elles pas une fuite en avant devant le
téléphone portable ? Les alertes ne servent à rien. Le doyen
et économiste, Aly Dieng, avait écarté le téléphone portable
de ses activités scientifiques. Contrairement au grand public,
il n’en portait pas. Cette boucle d’oreille embêtante ne
détourne pas seulement les enfants de la case des tout-petits.
Elle a détruit toutes ces générations de photographes dont les
familles vivaient des rentes de la pellicule. Que deviendront
leurs investissements, vers quel métier iront-ils, leurs yeux,

36
habitués aux flashs, s’adapteront-ils au nouveau milieu qu’ils
ne se sont pas choisi ? Ils se lamentent de leur sort.
À côté, un peuple, de malentendants, s’entraînent aux
selfies, dans les rues, dans les voitures, dans les amphis, dans
les bureaux, dans les camps militaires, avec des youpi
tapageurs et moqueurs. Ça ne tourne pas rond. Ça ne marche
pas toujours. Ha ces Sénégalais ! Un pays pareil. Des
absentéistes pareils. Des cérémonies pareilles. Des prétextes
pareils. Une tragi-comédie qui n’existe qu’ici. Un créneau
touristique pour les amateurs de gags. Destination des
inédits. Pays sans pareil. Sol d’athées d’instinct. De
communistes. De démocrates. De théocrates. De
fondamentalistes. De foutaises. D’écologistes. De juges. De
libéraux. De philosophes. De voleurs. D’espions.
Chaque groupe croit être le nombril du peuple. Il pense
remplir l’espace. Se voit beau et bon. Est idiote toute
personne participant à une élection de miss. Ils ne sont pas
les seules victimes du langage et des utopies. Ils se trompent
de route, après ceux qui espéraient devenir comme des
maîtres et des possesseurs de la nature. Leur méprisable
égocentrisme oublie les contraintes. Personne n’est
indispensable. On n’obtient pas tout ce qu’on veut. On ne
peut pas jouir sans entraves. Tout n’est pas possible. De
nombreuses contraintes détruisent les projets. Des réalités
rocheuses détournent l’attention. Elles diffèrent certains
rendez-vous majeurs. Inchala et bishimilahi rappellent que
rien n’est évident. Ne les entendez-vous pas ? Tirer les
marrons du feu. Changer son fusil d’épaule.
Arrête cette moquerie ! Ils sont libres de croire à une pluie
de miels. Libres d’aller vers l’impossible. Cède-leur le
passage. Ils reconnaîtront le possible. Tu ne leur parles même
pas. Il n’est demandé à personne de se limiter à ce qui lui
paraît digne d’être réalisable. Tu souhaites que tous
avancent. Tu connais aussi l’histoire de ce penseur qui jouait
son satanique théâtre en mettant en scène un âne-dieu et des

37
ânes-fidèles. Ces bonds d’écureuil ne t’émerveillent point.
D’ailleurs, tu parles à toi-même. Habitué au calme de ta
chambre, tu n’es vraiment à l’aise que dans ce tête-à-tête.
Fait le tri neuronal. Un agenda matinal t’invite à la marche.
Te déparasiter est une obligation rédactionnelle. Cette image
du coq enlacé, à laquelle renvoient tes titubantes paroles,
n’est pas suffisante pour te tendre un bâton ou te trouver un
réparateur d’indécision.
Ton problème est que tu traînes l’héritage du ruminant ou
du rongeur. En plus : Minerve m’a mordu. Les morsures ont
bon dos. L’ancienne gloire de la lutte avec frappe, Manga II,
racontait à la télé qu’un chien l’avait mordu. Un beau jour, il
précisait à la radio que c’était dans un rêve. Ce penseur n'a
besoin de personne pour le démentir. Il s'en charge lui-même.
Les nuageuses opinions mènent le monde. Méfie-toi de ce
filet. Tu as besoin d’air de qualité. Se déplacer est la
meilleure façon de retrouver la propreté. Faut-il engager mes
pas, dans une balade, sans retourner les pieds et les bras, dans
tous les sens, pour connaître laquelle de ses parties en
saignera ou pâtira ? Les combats se disputeront âprement.
Les pirogues tangueront. Le repas sera servi. Le spectacle
aura lieu. Le voyageur prendra le train. En quelque sorte qu’il
ne soit pas oublié les préliminaires contre les surprises qui
attendent tout marcheur. L’échauffement. Les entrées. Le
face-à-face. Les libations. Les prévisions météorologiques et
les répétitions.

38
4

Ces indispensables préparatifs


du promeneur aux activités dévorantes

C ertains ne prennent pas le café matinal pour faire plaisir


aux producteurs du cacao de la Côte-d’Ivoire. Ceux qui
profanent les cimetières, en soutirant les ongles des morts ou
leurs dents, ne rient pas. Les autorités qui prennent leur bain
mystique, sur leur lieu de travail, ne dorment pas. Ils
préparent quelque chose. Ils veulent quelque chose. Ils
cherchent à s’imposer. Ils veulent survivre. Ils pensent
échapper aux pouvoirs du langage et à la mort. Ils veulent
passer, réussir, sans entraves. Ils mûrissent leur projet
discrètement. Tout est calculé.
Tu as raison. Patiente. Pas de promeneur hâtif. Ne
précipite pas ta sortie. N’improvise jamais ton emploi du
temps. Tu n’es pas prêt. Eux sont préparés aux rudes
épreuves. Ton sol est celui des préparations spirituelles,
mystiques. Halilou Sabbo laisse parler son personnage :
« Une semaine entière se consacra aux divers préparatifs du
voyage. Ma mère rendit visite à plusieurs marabouts et
féticheurs réputés de la région. Tous me couvrirent de leurs
bénédictions et me promirent une protection permanente et

39
efficace ». Préparation technique. Une préparation à la vie en
général. Quand cette préparation sera entièrement terminée,
tu pourras passer ta vie dehors. Tu pourras tranquillement
croiser ces fidèles qui fêtent la Tabaski, qui reviennent de la
prière du matin. Tu pourras t’entraîner dans le seul atelier du
seul maître : la nature. Tu éviteras de trembler, d’être gonflé
par l'impétuosité du vent. Le promeneur sur les traces de
l'histoire peut apprendre des choses du passé, des procédés et
des artifices, de véritables leviers vitaux. La vie publique
elle-même est un métier à apprendre à fond, à réapprendre
sans cesse, à exercer sans ménagement, si tu ne veux pas
qu'elle donne naissance à des mazettes et à des machettes.
Des individus patients ont existé. Zarathoustra de
Nietzsche est endurant. Caligula de Camus est patient. Le
président Mandela a patienté une trentaine d’années avant de
diriger son peuple. Alahina a attendu longtemps et
religieusement pour porter son premier bébé. Toi-même, tu
as résisté huit ans au terrorisme universitaire pour passer à la
soutenance de ta thèse. Combien sont-ils à avoir fait le tour
des écoles du pays avant d’atterrir à l’université comme
enseignant ? Il ne peut être compté le nombre de
personnalités qui ont différé leur voyage pour des raisons de
calendrier caché. D’aucuns anticipent leurs congés pour
éviter tout surmenage. Sont nombreux ceux qui ne
franchissent plus leur porte pour échapper aux assassinats.
Les aventures restent des sauts incertains.
Reste prudent. Prépare-toi. Le yoga n’est pas gratuit. Les
techniciens de surface sont connus de toutes les couches
sociales. Tous se préparent. Ils coupent leurs cheveux. Ils
mettent leur rouge à lèvres. Ils enlacent leurs chaussures. Ils
chargent leur pistolet. Ils daguent leur hache. Ils font vrombir
leur moteur. Ils raclent leur gorge. Ils mangent leur couscous.
Ils se baignent. De l’énergie est dépensée avec sérieux,
phrase par phrase, pas après pas. De l’énergie voulue. De

40
l’énergie vitale déclinante. De l’énergie débordante
communiquant de la confiance en soi et de la liberté.
Seulement, tu dois apprendre à opérer des choix. Tu n’es
pas Yaya l’ex-président des Gambiens à cheval sur tout.
Quelques étincelles de ton esprit sont à réduire au silence.
Quelques lapins échapperont. Nul humain ne peut être
partout et dans tout. Une chose est impossible partout : le
sens du raisonnable. Si tu ne veux pas être surnommé
l’éternel nulle part, évite d’être l’éternel partout. Ne sont-ils
pas illusoires ces mots : « Concentration, fidélité, focus,
libre, seul, un, voie, zen ». Certes, l’homme n’est pas un
cheval avec des œillères. Ces lunettes, également, ne sont pas
du cheval. Ce cheval est aussi curieux que son palefrenier.
D’un trait, il peut bifurquer. Son cerveau perturbe sa course.
Il aime voir. Il ne regarde pas que devant et tout droit. Le
chemin qu’il emprunte n’est jamais la route que lui trace
l’humain. Il suit sa propre route. Une route instinctive de
détours dépendant des bruits et des objets qu’il perçoit en
trottant.
La philosophie ressemble à une grosse plaisanterie, voire
un vaste réseau de corrupteurs. Certains rapports que des
philosophes croient entretenir avec leur entourage ou le
monde ne sont possibles que dans leurs impressions. Vivre
seul est impossible. La possibilité de mettre le monde entre
parenthèses est une farce. Tout est lié. Les sens nous relient
à tout. Le cerveau est un gymnase. Un ciel ouvert à gauche,
à droite, devant, derrière, partout. Un nomadisme
intellectuel. Un seul chemin est impossible. Les douze
métiers sont probables. Chacun est sa tour de Babel sans
Babel. Douze métiers, ce sont des milliers de sons de cloche
tintant dans tous les sens. La confusion sera nette. Rien ne
sera retenu. Tout sera étrange. Chacun est son propre
fardeau.

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C’est au fond de ce puits qu’une bouche se distingue d’un
cri aigu mais peu audible. Trop de voix murmurent à
l’oreille. Attendez que ce train sifflant passe. Attendez à
l’arrêt. Attendez le clairon. Écoutez l’appel du mesuré
muezzin. Un vrai zapping : débordant et dévorant. Une
explosion de la communication en boucle et en devenir. Ils
tournent autour d’eux-mêmes. Ils rivalisent d’expressions.
Les artistes n’arrêtent pas de répéter leurs chorégraphies. Les
étudiants vont et viennent. Le laudateur ne sait pas se taire.
Les premiers attendent de se produire au grand théâtre. Les
seconds espèrent enfiler leur toge. Les troisièmes se
projettent dans l’écriture de l’histoire. Les futurologues
naissent et grandissent ainsi. Ils vivent d’idées et d’activités.
Des déserts, des montagnes, des poêles, des forêts denses,
des asiles ont longtemps accueilli et maintenu des humains.
Des idées ont attiré des hommes jusqu’en enfer. C’est la
leçon du mythe d’Er de Platon.
Les malades ne sont pas les seuls vivants retenus à la
maison. Des lutteurs de toutes les classent s’y attardent. Les
bébés passent par un ventre incisé. Les baptêmes sont
reportés. La mort est retardée. Cette vie préparée est celle des
artifices, des détours, des détournements. La réalité n’est pas
affrontée. Le chat ne porte plus son nom. L’autre est accusé
d’adultère. Cet autre, à côté, est un artiste de l’allusion. Cet
autre, là-bas, s’est marié à la métaphore. À l’image des
candidats à l’immigration clandestine, les compatriotes
tombent sous les balles des hors sujets, comme des mouches.
Où vont-ils ? Que font-ils ? Fuient-ils ? Trichent-ils ? Le
rapport qu’ils ont avec la simulation ressemble à la vie d’une
abeille sans ruche. Pouf ! Une vie d’éternels nuages. Ton
village vit cette société du saupoudrage. Tu t’y croirais hors
d’Afrique. Des surnoms importés ont envahi les noms des
Autochtones.
À longueur de journée, importés ou impropres, sont hélés
ces sobriquets : Alexandre, Allemand, Belmondo, Blaise,

42
Brigadier, Colombo, Derrick, Jacques, Hélène, Hitler,
Lénine, Mitterrand, Mao, Moïse, Philo, Pompidou, Rick
Hunter, Rambo, Sarkozy. Ce n’est que tardivement, et après
l’infection nominative, qu’un faire-part nécrologique
essayera de rétablir, de réparer ou de se rattraper sur le nom
propre. Tu entendras à la radio locale : « Xooxaan, connu
sous le nom Hongkong, est décédé ce matin des suites d’une
courte maladie ». Ces étiquettes étrangères réduisent au
silence les authentiques produits locaux. La douane doit
s’occuper de cette fraude à grande échelle. Les formes de
subordination sont nombreuses. Elles couvrent toutes les
formes de concurrence déloyale entreprise par la
dépigmentation, l’écriture, la langue, la philosophie, la
poésie, le roman. Le conte, le bois d’ébène, l’oralité, le récit,
le vernaculaire, doivent être protégés.
Un film porno chinois ne peut pas être plus utile qu’une
leçon d’un patriarche du Saloum. La prostitution, la
mondialisation et l’ultralibéralisme mouillent le même
maillot. Ils sucent, usent et tuent. Les marmites de Kédougou
ne sont pas chauffées par la manœuvre minière. Orange a un
langage onéreux. Plus grave : quel grand public sera
conscientisé si le président Maky, avec ses 56 ans, court
derrière son homologue français, Macron, âgé seulement de
39 ans ? C’est dommage d’entretenir ce terrorisme mental.
Égyptiens et Éthiopiens se tiennent la gorge et vomissent
brusquement dès que le nom d’Hitler est prononcé. Dans le
Wassoulo, le redoutable Samory brûlait les grands
marabouts comme des arachides. À Bougouni, si vous
prononcez son nom, vous n’aurez pas à manger.
Ce n’est pas beau de revenir, après chaque coup de
tonnerre, sur ce match entre le mécréant et le patient. À toutes
les consultations, le gamin le plus peureux ne fait pas don de
son derrière aux seringues du toubib, surtout celui de la mort.
En solo, de nombreux adultes prennent leurs injections. Tels

43
des Chiites de Karbala, ils optent pour l’autoflagellation et
préviennent les donneurs de coups de patte.
Certains individus savent se faire respecter. La Russie de
Poutine n’est pas l’arbuste des chèvres. Dans l’Afrique des
fiers guerriers, il se raconte que ce sont les bambins qui
répondaient aux adultes pour éviter leurs fessées. Celle de
nos jours allaite une caste de casse-tête, de rois en bois qui
ne répondent pas à leur peuple de spectateurs, qui ne se
rendent même pas compte que le monde n’attendait
personne. Ils évoluent dans un imaginaire atemporel sans
lever ni coucher de soleil, sans jours ni saisons. Plongés dans
cet univers amorphe, seule la mort, ce signe universel et
invisible, cette horloge ou calendrier, leur rappelle la
contrainte du temps réel. L’aube de demain n’est pas la
signature qui opérera la révolution du comportement digne
de chaque génération. Les enfants sont dans les rues. Les
élèves ont un destin virtuel. Les étudiants sont énervants. Sur
leurs terres, les paysans sont tués à petit feu par la fausse
politique foncière de l’État.
Ce futur doré est celui du mirage et des charmeurs de
mourant. Où sont les fleurissants arbres fruitiers ? À part les
Australiens et les Chinois, qui d’autre se parent d’un étincelant
zircon, de la grande Côte à Bignona ? Quelle pirogue tangue
en sécurité sur une eau poissonneuse ? Ces boussoles
déréglées ne conduisent qu’en enfer. Ça ne doit pas en rester
là. Ça ne peut pas être bloqué là. On se laisse dévorer par
certaines activités. Il y a des inquiétudes autour de ces
éclipses. De nombreux électrochocs détournent l’attention. Le
mal persistant occupe. Assez de temps n’est pas consacré au
bien, voire au progrès. Des citoyens se noient dans les
inondations. Des tornades déchiquettent et mettent le feu.
L’universitaire Bacary Samb reste le seul terroriste qui
enseigne comment les bandes armées entreront dans le
territoire pour faire sauter tout.

44
La peur réelle est dans cette réalité étouffée longtemps :
le soleil ne tourne pas. Ça ne tourne pas rond. Ça ne marche
pas. Les femmes de Bententi n’iront plus travailler sur l’île
des coquillages. Leur pirogue a coulé. Leurs enfants et leurs
maris attendront à vie et en vain. Celles de Sanar wolof ou
du Gouloumbou sont cloîtrées à la maison. Elles veulent
échapper aux hippopotames. Dans vos banlieues, la peur des
agressions physiques étouffe la vie. Le travail et les trophées
attendront. Le promeneur est retenu dans sa chambre par la
météo. Il écoute la radio, regarde la télé, se déplace devant le
miroir, entre dans son cerveau pour départager les idées qui
l’étreignent. En toutes choses, tu as l'air de prendre trop de
familiarités avec l'esprit. Tu as le défaut de ton peuple. Tu
n’iras nulle part. Tu es carrément dans les vapes. Tu finiras
dans un trou.

45
5

Ces traces imperceptibles où la vertu


du père a marché

J oyeux, ton cœur voltige, nage autour de ta vie comme


un air impalpable. Tu voyages comme ça, sans vapeur ni
train. Pour égayer l’ennui de tes prisons, tu fais passer sur ton
esprit, tendu comme un arc, tes souvenirs avec leurs espaces.
Les sensations répétées, grâce à une application voulue de
ton intention, demeurent. Elles s’engloutissent dans le
subconscient. Un énorme trésor intérieur. Un océan avec ses
oiseaux aquatiques immergeant et émergeant. Comment est-
il possible que ces noms, ces notions, ces images, ces idées,
soient accumulés et restés en toi ? Ce souvenir, tu l’as
cherché partout. Tu as secoué la tête. Tu as plissé les yeux.
Tu as appelé chaque lopin de terre de ta brousse. Toujours
rien. Tu as offert des jours au yoga. Un voyant t’a servi ce
qu’il en pensait. Pourtant, tu sais qu’il n’est pas là. Mais il
n’est pas bizarrement loin. Il t’effleure les lèvres. Au moment
où tu ne t’y attendais pas, il surgit. Tu t’écries : il est là. Le
défi de la science est de prouver ces applications neuronales.

47
C’est mon défi. Quand je veux monter sur mon cheval le
plus fougueux, c’est ma volonté qui m’y aide. Elle est
toujours prête à servir mon cerveau et mes pieds. Elle y arrive
souvent. Elle trouve d’habitude. Je fais d’elle un
photographe, une mémoire, un serveur, un marcheur, un
voyageur. En pigiste, elle te fait le point. Tu fais le tri.
Pensées qui élèvent. Pensées qui tranquillisent. Pensées qui
illuminent. Pensées profondes. Pensées choisies. Pensées
tragiques. Pensées épouvantables. Pensées crépusculaires.
Pensées à corriger. Pensées lourdes et hésitantes. Tu
apprends. C’est mon pas de plus dans le déploiement de mes
pensées. Lutte secrète avec ces idées-personnes. Mariage des
idées. Mariage caché. Maçon de tes pensées.
Dans mes rapports avec mes pensées, même les plus
abstraites se comportent comme si elles étaient des individus
avec lesquels je suis forcé de lutter ou de prendre part ; des
individus que je garde, que je soigne et que j’élève. Certaines
se présentent avec hauteur et orgueil. Peut-être protestent-
elles contre mes nombreux appels ? Se prennent-elles pour
des despotes imperturbables ? Je me demande s’il ne faut pas
traiter ces dernières comme des ânes, les attacher à un tronc
d’arbre, les fixer au mur. Qui est le tyran ? Qu’importe, c’est
mon histoire. Elle me parle. En l’imprimant, je la
communique, l’immortalise, la nourris. Que ceux qui veulent
apprendre de mon quotidien lisent ces pensées empoignées.
La prochaine fois, d’autres poissons leur seront livrés. La
pêche du cerveau continue. Je suis l’agora. Je communique
toujours avec moi-même.
Magnifique faculté mystérieuse et merveilleuse !
Bibliothèque neuronale. La diversité des images mentales
qui se présentent à l’esprit est somptueuse. La mémoire
ouvre toutes ses portes et n’est pourtant pas assez ouverte.
Tu peux reconquérir les espaces de ta vie d’avant grâce à une
lente progression de mouvements imperceptibles. Être prêt à
communiquer avec ton inconscient qui détient toutes tes

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données, tes souvenirs et tes yeux. Entraîné par les souvenirs,
tu fredonnes du fond d’une bulle de tes quinze ans. Djibril
Tamsir. Boo andaa ka felna. Arya sooté. Nana yé. Liiti-
balong. I mbada, ndax i mbadee. Terrible vie de gamin.
Tu pries Dieu de ne pas t’ôter cette mémoire. Ta voix
déraille. Tu te sens envahi d’une nostalgie que rien ne peut
arrêter. Un désir fou de te retrouver là-bas. Un besoin de
revivre sa jeunesse, dans ces ruelles, parmi ses camarades de
chasse. Tu voulais tellement aller à la rencontre des
populations du ventre de ton paysage naturel. Tes racines, les
voix claires des enfants, la voix profonde des hommes, sont
dans ton cœur. Tu n’es pas fait que de chair et d’os. Tu sens
l’odeur d’une campagne traversée d’une fine pluie. Tu es
parmi ces joyeux perroquets qu’attirent les mille odeurs
parfumées de cette forêt. Tu marches après cette
communication environnementale. Ce ventre fait don De soi,
malgré cette férocité humaine qui cherche à écraser cette
instinctive volonté du don. Une vie y coule. Allez maintenant
dans cette brousse et sur ces champs ! Vos âmes jubileront à
travers même le peu d’espace libéré des tueurs de terre.
Souvent de l’irritation.
Je traverse maintenant, découragé. Ils ont coupé les arbres
de l’amitié et du ventre. Ils ont occupé les airs de chasse et
d’endurance. Mais je ne m’imagine jamais les insupportables
injures de Benga. Après ton hymne territorial, pas question
de faire tiennes ses bavures verbales : « Pour le serrer,
abandonner sa terre, sa dignité première, c’est bien mourir,
comme un chien galeux ». N’importe quoi ! Elle ment.
Pauvre serrer de sa bouche ! Sérère n’est pas synonyme de
chien, encore moins de terre. Blaise Diagne erre. Senghor
n’est pas revenu. Tu as grandi loin des marigots. Ton Benga
vient de quelle terre, toi ? Détourne-toi ! Tu dis : paysage et
nostalgie. Toi aussi, tu peux planter ta lance au sol. Tu es
jeune pour connaître tout d’Hilaire. Mais tu t’es servi de
l’hilaire. Le sable du pays, celui des champs, dort sous tes

49
ongles. Tu l’as longuement travaillé. Je sais que tu choisirais
d’écouter les hurlements des corbeaux, les murmures de
l’eau tiède des marigots, les tambours déchirants des hiboux
fidèles à leur mystique heure de minuit, le grand bal des
hirondelles, le récit des voyages à pied en campagne.
Tu te reconnais dans ce paysage qui t’a appris à fredonner
les chansons d’oiseaux. Nulle part, tu n’auras de retraite plus
tranquille et plus éloignée de ce monde des âneries. Tout est
bonheur lorsque tu t’y penches. Oh ma brousse ! Le souvenir
des lieux de ton enfance te bouleverse. Si changé. Si ému.
Des choses que tu ressens toujours avec émotion. La pitié de
toi-même te saisit. Beaucoup de choses connues ou
méconnues. Des souvenirs subsistent calmement et
éternellement. Tu les reconnais. Les mêmes conditions. Le
bonheur n’est pas récolté. Loin des moissons de tranquillité.
Tu y es né. Tu y entres de plain-pied dans une dimension
éternelle tourbillonnante. Tu veux y être toujours présent. Tu
y es reconnu. Peut-être y seras-tu célébré. Tu y seras enterré.
Au cimetière où ton père demeure. Ni l’un ni l’autre ne
seraient plus jamais seuls. Vos tombes reposant côte à côte,
se touchant. Éternellement besoin de te fondre. Seul et ultime
espoir pour vivre ensemble. Pour apaiser la sirène. Pour
effacer les aboiements. Pour comprendre pourquoi et pour
qui.
Au fond de ta tombe, tu entendras les passants dire :
« Finalement, les retrouvailles ! » Le mort accueille le mort.
Il extrait du cœur et à jamais l’ivresse maudite. Il annule la
nostalgie du sang. La tristesse, tu l’as prise pour toi dans la
tombe. Les angles arrondis. Côte à côte. Moments
émouvants. Cette communication est celle des messages
directs. D’un esprit à l’autre. Sans intermédiaire. Tu le vois.
Tu parles. Tu interroges. Il répond. Le regard touche l’œil.
Comme si tu étais en lui. Regarde ! Dis-tu, je me suis permis
de venir ? Et tu as continué à t’exprimer. J’étais à bout. Trop
tortueux dehors. Tout ce qui a de l’effet ne ressort pas de la

50
communication au sens de la publicité d’aujourd’hui, au sens
de l’information. Des années d’indexation sans paratonnerre.
Leurs paroles acerbes et vivifiantes sont restées. L’affreux
sentiment d’être illégal te brûlait les os. Chape de plomb et
de secrets pesants. Les démocrates sont des menteurs : nous
ne naissons pas égaux. Tu as subi dans ta chair et dans ton
âme cette négation que pliait ta volonté d’exister, ta volonté,
ta vraie langue natale. Le manque a provoqué le désir d’être
au concert de l’universel. Libre, oui ! Combattre par la
pensée. Vivre intensément et froidement le deuil
considérable. En faire une seconde âme invisible et
redoutable dans mon rapport au monde, dans ma
compréhension du monde des clochards de l’après-mort. Tu
peux écrire ces mots de Herder : « Tout ce qui est encore de
nature identique à moi, ce que je puis m’assimiler, je l’envie
souvent, le recherche souvent, me l’approprie souvent ».
Mais tu n’as pas le droit de commenter ; de répéter à haute
voix qu’envers tout ce qui est au-delà, la nature t’a armé
d’insensibilité, de froideur et d’aveuglement ; elle peut
même devenir méprise et dégoût ; même avoir pour but de te
replier sur toi-même, de te faire trouver satisfaction au centre
même qui te porte. Tu peux revenir ici, s’il te plaît ! Oui, oui,
allons !
Malgré ma longue absence à tes côtés, dans ta longue
traversée des âmes, j’espère que tu me gardes une place dans
ton cœur. Ce n’est pas si simple. Dieu m’a fait attendre si
longtemps. Rien à me reprocher. Me voici à ma place. Mieux
vaut tard que jamais ou ailleurs. Au royaume des avis et
communiqués. La mort d’un homme me met toujours en
mémoire ce proverbe peulh : « Rien n’est petit, rien n’est
grand ». Désir de communication acté.
Voilà comment quelqu’un s’abandonne à la mort. Il
emprunte les canaux du cerveau pour aller dire à Dieu : « Des
étoiles meurent, de belles âmes s’éteignent ! Il fallait les
retenir en vie ! Les sauver ». Une volonté extrême. Tout à

51
côté, une voix : « Tu veux mourir aussi ! » Peut-être ! Tu
crois qu’il n’y a plus rien ? Penses-tu vraiment être capable
de la résilience de ce philosophe dont le personnage nommé
Zarathoustra chargea un cadavre sur ses épaules et se mit en
route ? Tu ne pourras pas trimballer dans les rues, avec un
mort. Tout cela ne vaut pas la peine. Qui sait si un jour un
nouvel espoir ne t’apportera pas un cadeau qui te fasse aimer
la terre.
Encore un soupir. Encore un jour. Avance. D’une certaine
manière, avance quand tu n’as pas le courage de mourir.
L’instinct de vie est si fort. À la mort ? Non, à la
résurrection ! D’accord, l’abîme maudit t’attire. Il t’appelle.
Tu le repousses. Malgré tes efforts, tu es incapable de te
libérer d’un malaise tenace. Tu as l’impression d’avoir perdu
un flanc. Une mutilation. Quelqu’un est encore sorti d’un
côté. Que jamais plus, jamais plus, tu ne pourras le retrouver.
Ce manque ou défaut t’a donné l’occasion de te développer.
Ta volonté a assumé une autre fonction en plus de la sienne
propre. Elle s’est efforcée avec une énergie peu commune
d’arriver dans une direction quelconque au plein air. Le soleil
fait tomber ses feux.
Ce clair de lune, c’est qui ? C’est lui. Tu avais la
confirmation définitive que ta vie ne ressemblerait jamais à
une route de campagne rectiligne, éclairé par un soleil
étincelant et haut, et que la parcourir ne serait jamais un
simple jeu d’enfant, sucette ou pipette à la bouche. Tu
commençais à suivre la trajectoire des oisillons, trop tôt
sortis du nid. Tu étais dévoré par le désir d’atteindre le plus
vite ce qui se trouvait au-dessus de toi-même. La cause de
cette volonté ne pouvait que ressembler à un filigrane de
plomb tissé à l’intérieur même de ton corps. Il y a un drame
qui rattrape un homme en pleine beauté. En plein bonheur.
En pleine croissance. En pleine activité. Il le traque. Le cerne
dans le vertige de son tourbillon destructeur, le laisse à terre
inerte, tel un chiffon. Mais libéré, peu à peu cet homme se

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reconnaît, se retrouve intact, se reprend à vivre, à jouir de sa
force naturelle, à respirer l’énergie et l’espoir comme si rien
d’absorbant n’était arrivé.
D’autre part, existe le mal muet. Sourd. Constant. Figé. Il
a le caractère inexorable d’un tsunami. C’est ce que tu vis.
Tu te sens isolé. Tu n’en laisses rien paraître. J’ai compris
que les sentiments ne se lisent pas sur le visage. Tu donnes
l’impression d’être plus blanc que tes dents, même lorsque
ton estomac est tétanisé par un incendie. Tu restes impassible
même lorsque la joie t’inonde les veines. Des choses sont
lourdes pour l'esprit. Mais certains doivent reconnaître
l’esprit qui réclame les choses lourdes et les plus lourdes.
Alter ego. Une âme pour deux corps. Tu ne prendras jamais
de rendez-vous avec le destin. Il empoigne qui il veut, quand
il veut. C’est lui qui apporte la plénitude. Il peut également
déséquilibrer et heurter. Tu as subi, toi ! Tu as supporté ces
circonstances fâcheuses grâce à une force innée
indestructible. Mariama Bâ et sa Une si longue lettre sont
passées par là. Elles ont communiqué d’une seule voix que
la tragédie a été terrible. Au bout, une chambre. Dans la
chambre, un lit. Sur ce lit : Modou étendu, déjà isolé du
monde des vivants par un drap blanc qui l’enveloppe
entièrement. Ils sont séparés contre leur gré. Qu’adviendra-
t-il à ceux qui sont restés ? Feront-ils partie du contingent du
lendemain ou partiront-ils ce soir, à la faveur du minuit, pour
une destination indéterminée ? Seront-ils voués au sort
d’holocaustes ?
Attendons les réponses des mathématiciens du destin.
Notre réponse tombera avant la quarantième ligne d’ici. J’ai
entendu quelqu’un expliquer qu’il a un père de substitution,
un modèle inconsciemment élu, une figure du père. C’était
Mame Cheikh. Il l’avait adopté tel ce père qu’il n’avait
jamais eu. Il partageait avec lui toute une série de traits que
sa famille ne pouvait pas l’avoir légué. La foi. La magie. Le
travail. Mame Cheikh était son arme absolue. Il l’avait choisi

53
sans même sans rendre compte. Ce dernier avait déployé sur
lui sa grande aile protectrice et avait fait de lui son fils, lui
qui n’en avait pas. Cet interlocuteur n’est pas toi. Je n’aime
pas ces trompe-la-mort. Pas des rapports de néantisation.
Mais j’emprunte son cœur.
Rien que des intuitions post-mortem. L’expérience est la
même. Expérience ultime. Expérience de l’ultime. Violents
contrastes. Brusque succession du jour et de la nuit.
Soudaineté des orages. C’est ce qu’on appelle : marchez sur
les traces où déjà la vertu de vos pères a marché. Il n’y a pas
qu’Aristote qui sait qu’on ne peut jamais être assez
reconnaissant à ses parents. Sois reconnaissant ! Arrête de
ressentir que sa mort est la seule peine qu’il n’ait jamais
causée. Les Américains ne savent pas que porter des armes à
feu. Ils ont dédié un jour spécial au culte de l’amour filial.
Au front et en marchant, leurs soldats piquent une fleur
rouge, symbole de cette considération, sur leur tenue. Un
travail de deuil sans dépouille. Tralou Gueiman était
chanteuse connue dans tout le pays Gouro, ces lointains
parents des Diolas. Elle était souvent invitée à chanter. Elle
avait la réputation d’une prima donna capriciosa. Au-delà
des fictions, personne n’a encore de médicament contre la
mort. Elle marche. Ce n’est pas qu’un mot. C’est une réalité
en mouvement.
Elle peut tout détruire. Réduire en poussière des maisons.
Effacer une espèce. Raser une carte. Dissoudre des noms.
Elle peut être en toi, quoique personne ne s’en soit aperçu.
Elle colle à la peau. Après elle, le bagne commence. Tu
plonges dans la froidure et dans la glaciation. Une femme
s’est livrée à la prostitution. Un enfant est offert à la rue ou
aux travaux forcés. Une communauté s’offre à l’exil. Marche
seule. Deviens inutile. Amère. Épuisée. Tu deviens fou. Tu
t’es senti coupable de t’être vu retirer la route, la
communication routière. Cette amertume poussa Nietzsche à
se révolter contre Dieu. Astafirla, pas moi ! Il le trouvait

54
injuste de lui avoir pris une montre, un double qui n’avait
jamais offensé, qui avait une conscience pure. Il s’accusait,
voulait rejoindre sa route, criait sa détresse. Tu regardes ce
désespéré et tu reprends courage. C’est avec ce
comportement qu’autrui voit la mort couchée sur ton visage
renfrogné. Tu es réduit à la mort.
Une traumatisante initiation. La seconde entrée dans la
vie, après le ventre. Tu venais de naître. La vie des enfants,
c’est la mort des parents, communiquait le vieil Hegel. Mais
lui et d’aucuns ignoraient que tu étais plus fort qu’elle.
Devant un tas de ruines, tu mets des heures à applaudir.
Devant les tombes, tu souris. Ici et là, des bâtiments sortiront
des débris et la résurrection ne serait qu’une question de
choix. Y avait-il un dessein derrière tout cela ou rien qu’un
retentissant vide ? Je ne réponds plus. Ce soleil sépulcral se
couche sur cette partie du cerveau. Il marche tout droit vers
son aurore. Au revoir ! Allez, allez, dépêchez-vous, je vais
continuer. Cette histoire bavarde n’était qu’un coup de tête
de la marche des choses. L’ignorer signifierait se condamner
à un malheur. Le temps vint enfin de quitter ce couloir de la
mort.
Le courage d’avancer. Soit un homme, Karim ! Sois un
homme et ne suis pas ton père. C’est toi-même qu’il faut
suivre. Toi-même. Ta vie elle aussi doit garder raison devant
toi-même. Toi aussi, tu dois croître et t’épanouir librement et
sans crainte, dans un innocent amour de toi-même, par ta
propre personnalité. Reste un homme libre. Un homme
assujetti est une honte pour la nature et ne participe au fond
à aucune consolation, ni divine ni terrestre.
Jusqu’où va ce courage que te procure cette voix ? Ce
courage qui chasse les fantômes, qui fait plus de grandes
choses que cet esprit d'aventure. Le courage d'avoir foi en
toi-même. Ton meilleur courage qui repousse le vertige. Plus
courageusement. Plus de courage pour faire une fin. Marcher
à la première heure sur des jambes courageuses. Le quotidien

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n’attend pas demain. Fin de la récréation. Les chemins
derrière toi sont à éviter. Ils sont chronophages. Au moins
une chose est comprise : tu peux reconquérir les espaces du
cerveau qui s’allument quand ils veulent. Éclairage public.
Dans les périodes les plus incertaines d’un homme, la seule
référence à la vie reste attachée à son regard. J’ai été dans cet
univers d’hallucination.
Tu dois sortir de ces nuages, ces fuites. Ce qui comptait,
c’est l’émotion. Hier et aujourd’hui échangeaient leurs
visages dans ma tête-ci. Ha ! Ce présent du passé classant
chaque expérience, modélisant les comportements à venir,
les émotions, les souvenirs et tout ce que tu as oublié de
mettre en place pour t’exprimer mieux. Demain, tu fuiras le
contrôle despotique des habitudes, des idées. Fuiraient-elles
d’elles-mêmes ? Je m’enfuis moi. Je me suis enfui, plus loin,
toujours plus loin, pour un moment en plein air, pour ne pas
rechuter, pour ne pas retomber dans le théâtre du souvenir.
Tu t’enfuis simplement ailleurs avant d’être reconnu. Vers
une nouvelle tournée.

56
6

Ces hippopotames habitent ma tête

D ’agités hippopotames sont dans ma tête. Un bourbier.


Sors de cette tombe sans corps. Ta main droite ne touchera
pas la clé de ta porte. Le calme doit revenir dans cet enclos.
Après le cessez-le-feu, les militaires cirent les bottes avant
de sortir le samedi soir. Loin des yeux, les putes se tapent de
hauts talons pour faciliter le travail des soudards en rut. De
bonnes épouses attendent la permission avant d’aller au
marché. Des politiciens s’informent auprès de leurs
marabouts avant de voyager. Vouloir se déplacer ne suffit
pas pour partir. Ils pensent vivre avec des esprits invisibles
et nocifs. Tous se protègent. Est-ce ton cas ? Vous verrez
plus loin à quelle société de représentations j’appartiens. Une
vie d’idées. Des souvenirs, de la taille des monstres marins,
me retiennent assis au bord du lit depuis le petit matin. Qu’ils
sont éloignés du lit ! Une leçon de la classe de terminale
porte sur l’épistémologie. Il est expliqué aux candidats que
le microscope est différent de l’œil nu. Il élargit et
approfondit le champ de la connaissance. Cette
communication est une double bêtise. Cet outil n’est rien
sans la qualité de l’œil. Il est impuissant devant les fantômes.
Que sait-il du passé ? Par quelle magie rapportera-t-il les

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vingt premières années de ma vie ? Il n’a pas encore ce
pouvoir naturel de la mémoire.
Tu vois bien que ton lit ne sert plus à grand-chose. Tu ne
dors pas. Tu ne te reposes pas. Tu n’es donc pas sur un lit. Le
téléviseur s’éteindra sans que tu ne t’en rendes compte. Tu
marches au fond de toi. Toi, le dormeur imaginaire, ta
chambre est un vidoir. Il aura l’air d’une scène de meeting
politique. Il n’enviera rien au visiocasque ou au vaisseau
spécial des cosmonautes. Ta chambre, ton usine ou ton four.
Ton lit, ton thyrse ou ton divan sans Freud ou témoin. Ne sors
jamais avec autant d’idées qui pendent de ta bouche. Essaim.
Les voisins fuiront. L’envie me venait de pousser de grands
cris. Mais je me retenais. Je ne serai pas compris des voisins.
Traverse ces idées. Parle-leur si c’est la seule manière de les
apaiser.
Momentanément, je sors de la chambre. J’ai le sentiment
de passer par les airs. Voyage du cerveau. Il aime à s'envoler.
Un envol ascensionnel de pleine liberté. La plastique de ton
élastique cerveau fait de toi un aviateur, un charognard, un
devin, un explorateur, un fàmbondi, un flâneur, une libellule,
un kumax, un magicien, un oiseau, un promeneur, un
voyageur, un voyeur. En grimpeur, je marche, cours et vole
après mon cerveau, cette fabrique d’idées, de désirs, de
livres, de tensions et de théâtres. Tu penses aux royaumes,
aux colons, aux tirailleurs, à Faidherbe, aux femmes, à
femme nue, à femme noire, à Guernica, à Œdipe, à Ringo, à
l’illusoire Afrique, aux fous, au nom des marigots de ton
village, au futur des champs d’arachides, à l’avenir des
couples face aux défis de l’intelligence artificielle. Le plaisir
de tout voir et de tout communiquer te met le diable au corps
pendant ta course neuronale. Tu es comme un oiseau, un
Faucon pèlerin.
Là et sur les hauteurs, tu as l’habitude de te taire. Je
marche autour de mes pensées, parfois les yeux fermés. Loin
des regards indiscrets et des voix impudiques. Orgie de

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liberté éloigne du monde appauvri de la perception, fait vivre
la joie de la création, permet à l’esprit de vivre, en un seul
instant et d’un seul coup, les diverses simultanéités. Crie-le :
ta chambre est une baignoire, un hôpital, une île. Elle t’offre
l’intimité. Tu décides tranquillement sur ta marche. Tu te
racontes tes doutes. Tu surveilles un coin de ta vie embrassé
par les flammes. À tort celui qui a communiqué que l’instant
est solitude. Un grand tour d’horizon et d’approvisionnement
est fait. Ton esprit est émoussé par ses séances de voltige.
L’oreiller est vite repris par le boa que tu es. Chacun est
sa propre usine. Chacun parle à une usine. Chacun est son
propre ruminant. Une introspection réelle. Suivre et se
délecter des images mentales. Ta chambre est pleine à
craquer d’artefacts, d’images, de lumières, de médailles,
d’ombres, de photos, de portraits, de poussières, de
silhouettes, de sonorités, de tableaux d’art, d’ustensiles.
Beaucoup n’hésiteront pas sur la signification de ces ordres
référentiels. Chacun peut avoir à l’esprit son image. Sans
doute, il faut des efforts supplémentaires pour se souvenir
des traits spécifiques les caractérisant. Il n’en restera pas
moins vrai qu’ils évoqueront longtemps des images
mentales, des visions intérieures, après avoir lu ou entendu
leurs histoires.
Le cerveau est aussi mystérieux que ces vautours qui
n’apparaissent que lorsque l’environnent a besoin de se
débarrasser d’un cadavre encombrant et empestant. Il est le
plus grand moteur de recherche. Il n’est jamais aride. Des
milliards de graines sont enfouies en lui et n’attendent que la
plus petite occasion pour repousser les mottes de terre et
prendre leur bain de soleil. Il suffit même de la plus petite
goutte pour qu’une verdure serve de petit-déjeuner aux
brebis. Il suffit d’une image pour qu’un étudiant se souvienne
de son programme de l’élémentaire. Vingt ans après la
Deuxième guerre, un ancien combattant se rappelle à
l’instant un nom de ses binômes et enchaîne la liste de tous

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les noms allemands de sa compagnie. On se souvient. On se
rappelle toute chose qui renouvellerait leur amitié. Des
souvenirs reviennent sans arrêt et sans prévenir. Des êtres
habitent la tête et interpellent quand ils veulent. Ils ne
demandent pas ton avis.
Depuis que Watson ne répond plus, personne ne doute
plus de l’existence des images mentales. Elles sont
désormais soumises à la mesure. Après ce long détour au
milieu de ton grand royaume, reviens sur ta marche. Quel
coup de balai remettra de l’ordre autour de toi ? Je ne peux
plus rien voir, rien distinguer, rien sentir, rien nommer, rien
tenir. Faut-il que le fameux microscope intervienne ? Ton
intention confirme une thèse d’alors. Chaque plongeon dans
un fleuve est une autre baignade dans un nouveau fleuve. Tu
ne te délecteras point des mêmes souvenirs. À force de
tourner mon cerveau dans tous les sens, tel un caméléon
tourmenté par un gyrophare, j’arrive à identifier les figures
les plus intrépides qui s’exfiltrent de cette tempête
d’impressions. J’ai l’air d’être assis sur une grosse pierre
pour contempler un monde que j’ai fréquenté sans jamais y
retourner. Je pêche les derniers restes d’une nostalgie qui
refuse de s’effacer.
Des paroles, de retentissants éclats de rire, des sourires me
parviennent. Tu sautilles aux côtés de ces souvenirs
personnels, gardés au creux de mes yeux, jalousement
protégés par ma mémoire et mes secrets. Je sais que tu ne
t’accrocheras point à ces rêves, de toute ton âme, de tout ton
corps, de tous tes sens. Mais c’est clair : Cantona, Platini,
Piteutoch, Stopira et Tigana étaient des pseudonymes
d’anciens footballeurs de mon terroir. C’est vrai que le nom
de Piteutoch, sur une feuille de match de football, est une
bizarrerie. C’est une vérité de soutenir le constat suivant : la
culotte est portée à l’envers, sous de nombreux arbres à
palabres. Donc rappeler l’histoire de ce Ghanéen, qui luttait
pour conscientiser les frères de son continent, n’est pas un

60
acte insensé. D’ailleurs, la vérité doit être étendue, même si
l’enclos d’Afrique devait éclater en mille morceaux, il n’y a
jamais eu d’Afrique. Il n’y a pas d’Afrique. Il n’y aura jamais
d’Afrique.
Il n’y a eu que des vérités et des ragots mélangés. Demain
sera un nouveau servomécanisme. La parole qui soutient que
« demain c’est l’Afrique » est fausse. Sainte témérité
ignorant la vraie marche du monde. Demain est le travail et
l’innommable. L’espèce sera définie en rapport avec
l’aptitude. L’espèce sera le clan d’affaire ou le lobby. Ce
temps énorme est en route. Il marche. Il faut du temps aux
actions même lorsqu'elles sont accomplies pour être vues et
entendues. Vous n’y voyez rien ! Pourquoi palabrer et rester
au lit, tout ce temps ?
Ce n’est pas que sur les gradins des stades que retentissent
ces cris de supporteurs : « Monsieur l’arbitre, il est
l’heure ! » Ils se font entendre autour des combats de coqs,
des enclos de taureaux, des rings et des arènes, des chambres
et des recoins de fou. Il faut décider. Le sort est à sceller.
L’heure, pour moudre le mil, a sonné. Le professeur Bachir
est parti servir des universités américaines. On raconte qu’il
a la nationalité américaine. À quelle Afrique appartient-il
maintenant ? Foutaise. Allez voir l’ophtalmologue. Ils
s’envolent aussi dans les airs ou à l’air. S’envoler est la seule
façon d’être heureux dans un coin stérilisé.
L’esprit libre est obligé d’inventer son empire, de faire
pulluler et grouiller des insectes ailés. Il crée des vies. C’est
au fond de cette vie de chorégraphie dynamique qu’il laisse
son cœur battre. Un système d’autodéfense ! L’esprit fait
appel à la mémoire pour mieux remplir le temps qui passe.
Les Romains inventèrent leurs foyers. Socrate avait son
daïmôn. Les Lébous leur ndeup. Les Sérères leur xooy. L’une
des maladies du Zarathoustra allemand s’appelait le chien de
feu. Birago raconte les contes d’Ahmadou Coumba.
L’écrivain marocain Gilles Zenou fait parler des chattes, des

61
corbeaux, des crocodiles, des dragons, des pythons, des
singes. Depuis la France, le poète Senghor réchauffe son
cœur et réconforte son esprit grâce à des chansons de son
terroir d’origine. Toi, tu montes sur tes hippopotames. Tous
se jettent dans le long fleuve de l’imaginaire. Tous ennemis
de l’esprit de lourdeur. Ils se sont dits et se sont laissé dire
des folies. Ils ont provoqué une jouissance enivrante et ont
donné vie à l’irréel.
Tes idées sont parfois contre tes principes. Oses-tu ériger
dans ta cave un monument à l’honneur d’un étranger ? Les
principes sont importants. Ce sont des professions de foi. Ils
sont des serments, des promesses. Tu peux abandonner le
projet de la mystification, mais vas-y à fond puisque patauger
dans le fleuve de l’imaginaire apaise tes tensions. Il ne te sera
pas interdit aussi de dévoiler le nom qui fascine tes lèvres. Le
vieux scientifique et jeune poète Bachelard pouvait trouver
au Sénégal une terre d’accueil. Il se laissait séduire par les
excès de l’imagination et par la folie des songes et des
rêveries. Pas d’air anarchiste dans ta poitrine. Cela ne
t’empêche pas de reprendre le chemin de leur refrain. Une
création tonale te distingue dans ton souvenir. Crie-le à haute
voix : ni excès ni folie ! Défends-toi d’ailleurs des souvenirs
impossibles à ressusciter. Tu es plus qu’un touriste des
labyrinthes. Mais tu ne t’es jamais autorisé à ausculter
jusqu’à l’infini toutes les pierres précieuses enfouies dans
cette inconscience.
Attention aux états seconds. Dans mon village, la
bouteille de bière est interdite. Ils se contentent d’indexer les
bars, de rire des ivrognes des télés-films. Pas de jusqu’au
boutiste. Pas de contrées si reculées, là-bas où les chemins
deviennent problématiques. D'un bond, tu t’es éloigné de toi-
même et de tes hippopotames. Demi-détourné et demi-tour.
N’accepte pas de suivre ces choses qui se déplacent sans
cesse et peut-être à partir de maintenant en sera-t-il ainsi
souvent encore et plus rapidement que jamais. La petite tête

62
du promeneur est pleine d’un désir : se déplacer.
Paradoxalement, ce désir, communiquant le mouvement,
t'empêche de reculer. Il ouvre de gros yeux qui ressemblent
à une gueule béante. Rapprochement et réconciliation
momentanée avec soi. Derrière tes penchants, se trouve un
maître puissant qui s’appelle soi ou soom. Une façon de jouir
de soi-même. Une pause et un éclat de rire.
Au fond de moi, je devais arbitrer une rivalité persistante.
L’une de ces inclinaisons sera adoptée : « Aller au bord du
fleuve, faire le tour de l’île, ne pas franchir les trois portes de
ton immeuble, porter mon pantalon, rester au lit et au fond
de mes pensées ». Que te sont ces bonds et ces envols de ta
pensée ? Tendances multiples et tenaces.

63
7

Ce zapping du cerveau aggrave


le suspens

J e ne sais même pas lequel des tours, des deux îles, est
l’aimant attirant plus mon cœur. Furtivement et subitement,
le cœur a fait une bise à l’un de ses pouls qui battait mieux.
Le bulletin de vote est déposé. L’horloge tourne. Les pattes
du pantalon iront au bord du fleuve. Tout peut couler. Même
surchargés comme des montagnes, ces camions partiront
avec leurs hippopotames. C’est tôt le matin que le hibou, qui
a bouboulé toute la nuit, s’est envolé. Le président Macron a
compris finalement que sa marche était utile. Cinq ans avant
ses marcheurs, le mouvement politique d’un jeune
analphabète du Sénégal avait pour slogan : « En marche ».
On a longtemps marché. Marimangale, ce géant et bon
berger, marchait pieds nus. Lors du pèlerinage marial, ils font
52 kilomètres à pied pour rallier le village saint : Popenguine.
Temento accueille chaque année ces pèlerins qui veulent se
recueillir devant les trois croix. De vrais héritiers de saint
Paul, l’apôtre en route. Penseurs et réformateurs n’arrêtent
jamais de marcher. Il y a des préjugés greffés aux branches
de la vertu des mobiles de la mobilité physique.

65
Napoléon ne savait pas marcher. D’aucuns informent
qu’il est impossible de marcher en pensant. Agités par des
tortures multiples, les vampires de l’unité africaine marchent
à pas lents. Les longues marches à travers le désert libyen ont
été sanglantes. La marche générale de l'humanité n’est pas
loin de celle de ces premiers jours. Elle reste primitive. Ils
tuent l’horloge tournante. Tu ne sais plus s’ils marchent, s’ils
sont debout ou couchés. Impression vague de planer.
Remontant hâtivement les escaliers d’un tuyau de tes
entrailles, une voix vocifère : et toi ! Et toi alors ! Et toi dans
ce cas. Tranquillement, je lui murmure ceci : et moi quoi ! Et
moi comment. J’ai l’habitude de sourire.
Pour une fois encore, je riote contre tous ces tons vocaux
qui me tourmentent, me torturent dans l’indécision. Je ne suis
ni écolier ni étudiant. La profession inscrite sur ma pièce
d’identité est loin des qualités du penseur ou du réformateur.
Mais mon excitant intérêt pour les pistes de productions est
insondable. Tu sais faire marcher ton esprit. Tu penses trop
vite. Tu penses aux choses sérieuses en chemin. Peu de
préparation et peu de silence suffisent. Dans les moments les
plus défavorables, les machines de mon cerveau n’arrêtent
jamais de travailler. Des communicateurs et des pigistes à ma
seule disposition. Au village, la moindre piste est digne
d’intérêt. Les parties de chasse débutent avec ces mots
d’espoir : « On le tient, ça y est, c’est parti, suivons les
traces ».
Chaque chasseur et son chien sont sur une piste ; celle
d’une biche, d’un écureuil, d’un phacochère, d’une pintade,
d’un rat ou d’un varan. Chaque guérisseur est servi par des
traces de pattes de fourmis, d’hyène, de lapin, de porc-épic,
de serpent. Les femmes ont leur circuit pour rapporter le
fagot de bois mort à la maison. Derrière le troupeau, les
bergers empruntent leur trajectoire. Des coins stratégiques,
où se pointent des pisteurs, existent. Les charretiers ont leurs
routes sablonneuses. Toute parenthèse rappelle ou répète ou

66
complète. La pédicure ne pardonnera pas à mes pieds. Mais
les hommes politiques, qui souffrent de bougeottes, doivent
demander pardon aux gardiens de la retenue. On ne peut pas
changer de partie intime comme on se débarrasse de ses
tailles basses. La transhumance politique n’a rien à envier à
la prostitution. La parenté, de ces identités tortueuses, est
rattachée à l’assombrissant teint qu’elles partagent : passion
pour l’argent, l’athéisme, l’envie, l’infidélité, l’intérêt, la
jouissance, la variabilité, le vice.
Un patriarche, allongé sous son ombrageux arbre à
palabres et ayant l’habitude de se laisser tranquilliser ou
anesthésier par les guitares des mange-mil, aurait tout
entendu et toussoterait pour détourner ces guêpes enceintes
d’éthique avec ses : « Allons ! Allons ! Tu quoque, mi fili !
Toi aussi, mon fils. Mets la pédale douce. Peux-tu la mettre
douce ? »
Finalement, quel horizon entretenir ? Faut-il vraiment y
aller ? La vérité est que je ne suis pas un écureuil. Mais
personne ne doutera de cette certitude newtonienne : ce corps
lourd s’écroulera. Cette pomme tombera dans le panier de la
pesanteur. Le soleil luira ou se couchera. Le lion quittera sa
tanière. L’oiseau prendra son envol. La survie, de ces
catégories d’être, y dépend. Seulement, une crainte, qui n’est
pas liée à l’agoraphobie, me perturbe : le syndrome des gros-
porteurs du Mali. La peur de rencontrer ces gendarmes qui
les ont stoppés pour scier leurs pneus qui cachaient de la
drogue dure.
Effectivement, mon corps est celui d’un transporteur
particulier. Il est celui d’un drogué. Puisqu’il n’a pas
l’aptitude des fillettes colombiennes, qui enfoncent leurs
stupéfiants dans leur vagin, c’est son cerveau qui les porte.
Son cerveau est son pneu et son vagin. Ses idées sont sa
drogue. Elles ont le même effet que les boissons alcooliques.
Elles altèrent les facultés mentales. Elles portent atteinte à
l’avenir du foyer, à la parenté, à l’amitié, à la nation. Je risque

67
de tomber sur ces gendarmes coupeurs de route. Les hommes
politiques ne sont pas les seuls à semer la folie. Beaucoup
sont traumatisés par des idées, ces événements de tête. Un
lecteur partage le destin du penseur. C’est un parent perdu
dans une forêt de pages, un désert d’idées. Il devient
méconnaissable et instaure un mur repoussant et frustrant. Il
est mécontent de tous ses proches qui l’embêtent. Il ne
fréquente ni leurs tables ni leurs fêtes, ne répond ni à leurs
appels ni à leurs invitations. Ses proches le traitent
systématiquement de traître et se démarquent de lui.
Ce zapping, qui part et qui revient au cerveau, provoque
d’habitude des réactions incontrôlables. Zigzag. Qu’arrive-t-
il à toutes ces personnes du peuple qui se taisent subitement,
qui désertent vite, qui réapparaissent, qui sanglotent sans
raison apparente, qui prennent la poudre d’escampette sans
crier gare, qui dansent sans batteurs de tam-tam, qui chantent
sans cadeau, qui rient et sursautent, qui cassent tout ? Qu’est-
ce qui a précipité le suicide de Judas Iscariote ? Que sont
toutes ces attitudes qui arrachent un papier, brûlent une
feuille, cassent un stylo, s’enferment, s’écartent du groupe et
du cultuel, écarquillent les yeux, se frottent le menton,
inclinent la tête, se grattent la tête, sursautent de la chaise,
taillent un crayon ? Que sont toutes ces transes momentanées
et régénératrices, tous ces mécanismes cérébraux marchant
mal, ces montres en avance ou en retard ? Morbidement
dérangé ! Pourquoi des Sénégalais voulaient tuer ce
professeur agrégé qui est finalement décédé
mystérieusement ? Faut-il s’abstenir des idées ? Que serait le
monde sans idées ? N’est-ce pas Hérodote s’est retrouvé
avec un crocodile qui avait des bijoux ? Esthétique, quand
même.
Le pire attentat serait de jeter le bébé parce qu’il est dans
une eau sale. Que sont tous ces livres qui adoucissent le cœur,
qui apaisent le sang, qui chantent la paix perpétuelle, qui
provoquent le sourire, qui marchent ? Que sont toutes ces

68
machines qui contrôlent la santé et diffèrent la mort ? Tous
sont des enfants du cerveau, des preuves de l’efficacité des
reins de la recherche fondamentale, des cuisines mentales de
flâneur. À moins qu’il ne le demande, qu’on ne toque plus à
la porte d’un penseur ; que soit autorisée la consommation
du yamba à ceux qui ont reçu la prescription médicale pour
s’en servir. Chanter pour les équilibristes. Mes douze ans
garderont longtemps l’image de ces passagers-funambules
sur les ponts vétustes, en planchers du pays. Mes vingt ans
étaient passionnés des basketteurs, des parachutistes, des
surfeurs, des skieurs.
L’équilibre est le moteur d’une belle vie. N’oubliez pas
les condiments dans vos plats de riz dont la consommation
est exagérée. Le corps a besoin d’air, de carotte, d’équitation,
de navet, de patate, de repos, de salade, de sieste, de sport.
Manger est nécessaire. Mais il est conseillé de contrôler la
main droite. Il faut aller au marché, à la bibliothèque, là sont
les choix. Tu ne peux pas ne pas sortir. C’est vital pour le
ventre et le cerveau.
Nul ne sera chicané parce qu’il garde sa perplexité. Si le
vôtre quittait sa chambre, il perdrait du coup son trône. Je
veux rester longtemps le maître et le seul possesseur de mes
activités, de mon cerveau, de ma chambre, de mes idées, de
mes priorités. Ces derniers resteront des amis, des complices,
une cour, des élèves, une famille, des matériaux, des miroirs,
un royaume, des soldats, des voix. Sortir, c’est cesser d’être
chauffeur, chef, commandant, guide, libre, roi, maître. Je ne
veux pas finir en mille morceaux. Qu’on ne te mêle surtout
pas à leur commerce illicite. Le dictionnaire du dehors est
angoissant. Le registre de la honte est entretenu par
l’incommunication, l’attaque, la caricature, la contradiction,
la cruauté, la culpabilité, la destruction, la disparition,
l’entorse, la fuite, la futilité, le grotesque, l’immolation,
l’inexactitude, l’injustice, l’insalubrité, l’intolérance, le
meurtre, la monstruosité, la perversité, les ténèbres, la

69
terreur, le totalitarisme, la tragédie, le tribunal humain, le
tumulte, la variation.
La route, qui conduit au fleuve, est aussi incertaine que ce
destin toussotant du pays. Le syndrome de Gribouille
t’empoigne davantage et t’étouffe. On ne sort pas de sa
chambre protectrice pour plonger dans une eau inconnue ou
mal connue. Monstre de monde inconnu. Eau pensive qui
regarde. Inconnu voyageur, parle ! Qui guettes-tu au bout de
ces routes ? Tu ne marcheras jamais d’un pas ferme lorsque
le chemin sera inconnu. Tu ne te moqueras pas non plus de
ceux qui mesurent leurs pas avec crainte et précaution. Un
taximan t’a averti : « Le fleuve est pour les goélettes, les
humains restent à la maison ». Temps des noyades. Il est
tombé à l’eau et les vagues l’entraînent où elles veulent. La
peur de l’eau. La prudence devant le muet interlocuteur.
Le fleuve dans tes idées est aussi froid que le couloir de la
mort. Celui du romantisme, ou des métaphores splendides,
est sans profondeur ni menace. Son absence de
communication est bouleversante. Il n’est pas digne d’un
interlocuteur, d’un confident. Ce face-à-face des solitaires
débute dans un tribunal et se termine en prison. Le sentiment,
d’être perdu, piégé, enfermé, rejeté, maltraité, est le mieux
partagé, devant ce fou taciturne, inattaquable, incorruptible,
enfantin. Il détient les étonnants espaces infinis. Il porte le
même boubou. Il ne se lave jamais. Ceux qui ont la nausée,
devant son inconfort fétide ou son humidité constante, ont eu
tort d’être là dans ce foutoir sans vie ni chaleur. Il étourdit,
abrutit le cerveau, tétanise le cœur et rend malade. La liberté
est loin du lyrisme fluvial des chants ou des contes.
Je ne veux plus retourner en prison. Qu’aucun choix ne
m’expose plus à la noyade. J’ai été assez entaillé. Assez des
naufrages. Ce n’est que dans la chambre, dans l’île, sur terre
qu’un titre de capitaine peut être gardé. Tu es franchement
dans une tourmente. Suspens. Corruption. En ce moment, tu
suspends. Aucune de tes paroles ne montre jusque-là ta

70
décision finale. Le cœur de tes propos indécis ne porte ni
Évangile ni Coran. Mais une décision est finalement
tombée : « Homme libre, tu chériras la mer ». Ce qui traduit
un travail et une lutte pour sortir de l’obscurité, du mauvais
goût et parvenir à la lumière. Sortir de l’oubli. Rire. Sortir sa
vie. Sortir de sa tête aussi vite que possible. Le naturaliste ne
sort pas. C’est le Sénégalais qui sort. Il s’est enfin décidé. Il
se prépare en Sérère. Pourquoi pas cartésien ? Tu uses de
prudence pour te conduire. Pratique décoloniale. Et tu
entends le diable ricaner.

71
8

Ces péripéties du communicateur


qui s’apprête à se promener

La monotonie au bord du fleuve est plus supportable que


ce bouillant univers mental, ces fourberies terriennes. Assez
des vulgarités rencontrées. Un sentiment sort la tête de l’eau
: la santé est dehors. J’y crois. Les fantômes s’arrêtent quand
s’ouvre la porte et se pointe le regard de l’autre, ce point
d’interrogation ou cet étonnement. L’amour de soi conduit à
la désintégration de l’ego. Dans cette chambre de désordre
nerveux, les enfants de la pouponnière ont grandi, et, à force
de vouloir manipuler les gros gaillards qui y sont, le risque
de pourrir sur place guette le solitaire qui se replie dans la
fierté du moi. Franchir la porte, c’est pratiquer un planning
familial. C’est reposer son utérus. C’est mettre un terme à
une bagarre d’images. C’est se réveiller. C’est arrêter de
jouer en solo. C’est échapper aux moments d’extase
insupportable et persistante, aux débordements de joie et de
clairvoyance. C’est voir le monde et discuter.
Il te faut cet espace. Cet immeuble, récupéré des colons,
n’est pas très chic. Il est différent des villas des ministres,
climatisées comme des frigos de boucher. Le monde apporte
plus au cerveau que la chambre fermée. Il te permet d’être en

73
solde, de recharger la boutique de la tête, de renouveler son
achalandage. Je sortirai même si une dernière vision, un
dernier temps d’arrêt, un dernier soupir, un dernier battement
de cœur m’agrippent au cœur. L’Afrique qui parle des
guerriers fiers est un continent de rituels et de libations. On
ne quitte pas chez soi comme on chute d’une terrasse. Qui
ressemble à l’autre ? La démocratie cache bien ses despotes
éclairés. La parole de l’égalité n’est qu’une musique du
langage. Cette dissemblance se retrouve dans la constitution
mentale et intellectuelle. Ton cousin Antou jouit d’un réseau
cérébral qui fonctionne correctement. Il est conscient de ses
conduites de communication. Le cerveau de ton frère Tra,
lui, subit des perturbations pathologiques. Il exécute des
actes sous une influence d’une tare héréditaire ou
accidentelle.
Les yeux de ton cerveau ne ferment jamais leur porte.
Jamais leur lumière ne s’éteint. Toujours autour des
péripéties. Ils ne se lassent pas de jouer et de communiquer.
Ils ne rêvent jamais. Ils ont encore vu le dehors, le lointain,
l’avenir. Une aube onirique, leur suffit, pour survoler les
montagnes de la Chine, pour faire leur pèlerinage. Ils
peuvent intervenir sur de nombreux espionnages. Fins
organes de sens d’un vrai héros. Le paradoxe, c’est que le
sang n’est pas suffisamment écouté. Il ne ment pas. Certains
présages se présentent à lui en communicators. Il a suffi que
Sidy Lamine meure pour que le grand public se mette à
rappeler qu’un géomancien avait prédit qu’un patron de
presse mourra. Les zélas du Zaïre ont des pratiques qui sont
nôtres. Lors d’un déplacement, rencontrer de grandes
fourmis processionnaires en colonnes serrées, est pour le
Zéla un signe de mauvais augure. Il préférera ne pas
poursuivre sa route. Il retournera à la maison.
Il n’y a pas que des zélas. Alfaa Moolo voulait continuer.
Mais le marabout Sayku Umaar l’arrêta. Il lui remit de l’eau
bénite en lui disant : retourne tranquillement chez toi, tes

74
heures de gloire sonneront. Il y a des Sérères aussi. Les
représentations sont acquises par l’expérience des ancêtres.
Ils ont transmis des cerveaux entraînés par la longue série des
générations. Le sang de tes aïeux parle en toi. Qui d’eux, es-
tu ? En attendant de présenter celui dont tu es l’héritier, une
ultime voix résonne. Celle de ta grand-mère. Ménagements.
Grand-mère de la liberté d’esprit et de la présomption.
Grand-mère et son petit-fils exposent un spectacle plein
d’agrément et d’invite. Amère de la voir partir si tôt. Elle t’a
accompagné durant tous tes interminables départs. L’eau
bénite, qu’elle versait sur le toit en zinc, retombait sur ton
crâne, traversait ta colonne vertébrale et te ceinturait les reins
tel ce pagne mystique que ce lutteur noue solidement.
S’entendre et s’attendre à se laver quotidiennement et
proprement. Sortir plus propre encore face aux conditions
malpropres. Te laver avec de l’eau sale si cela est nécessaire
contre les paroles empoisonnées. Pouvoir de l’eau. L’eau de
la vérité. L’eau toute dorée. Ceux qui empoisonnent les eaux
sont des criminels. Personne ne sait plus comprendre. Tout
tombe à l’eau. Rien ne tombe plus dans de profondes oreilles.
La parole de ta grand-mère était une planche jetée à l’eau.
Mon sang a fait tanguer un seul nom : Ya Ké ! Parler d’elle,
c’est réentendre le ruissellement de l’eau, abondamment et
infatigablement. Quand tu penses à elle, c’est du vin que tu
veux pour bien te mouiller le cœur en souvenir de grand-
mère et en son honneur. Que ta fille soit ta grand-mère !
Amen. Inutile de partager ses éternelles précisions. Partage
simplement son combat contre ces maux dans les verbes : «
Dédire, détaler, insulter, médire, mendier, mentir, traîner ».
Leurs couloirs, affirmait-elle, sont interdits à la circulation
des âmes croyantes. Une philosophie de l’éducation
communiquée aux enfants qui préfèrent le pain aux sucreries.
Mes douze ans étaient traumatisés par les sévices
corporels administrés à tous ces garçons mis à genoux, dans
un coin d’un salon, d’une case, d’une cour, toute une

75
matinée, toute une soirée, sans secours. En passant, tu donnes
ce conseil : « Méfiez-vous de tous ceux dont l’instinct de
punir est diabolique ». Mauvaise engeance de bourreaux et
de ratiers. Communication ratée : éducation loupée. Ces
garçons n’ont rien retenu des leçons des bastonnades. Ils
passent entre les mailles des interdits pour empoisonner le
quotidien des adultes. Ils envahissent le pays comme des
criquets pirates. Tes enfants sauvages ont grandi. Des enfants
idiots sortis de leur boîte. Ils veulent mourir enfant en
demeurant puérils. Tu es l’autre grand enfant, capable de voir
et capable d’entendre, qui veut remettre ces enfants mutins
dans la boîte. Leur conduite t’irrite.
Le président se dédit. Celui de l’Assemblée nationale
abrège ses discours d’invectives. Pour la première fois, dans
l’histoire du Sénégal, le ministère de l’Éducation, sous le
magistère du soi-disant comptable Sérigne Mbaye, est
impliqué et éclaboussé par toutes les sortes de fautes, de
fuites et de fraudes. Toute une génération, de conseillers et
d’experts, a pullulé. Ce sont ces champignons et ces criquets,
ces conseillers et ces experts, qui ont englouti le Sénégal dans
un tertre. Ils sont de tous les partis politiques, de toutes les
classes sociales. Ils sont à l’origine des accaparements des
terres, des accidents, des affrontements, des avortements, du
banditisme, des conflits, des détournements, des échecs, des
grèves cycliques, des marches, des morts, de la prostitution,
des rassemblements, des viols. Ils commettent plus de dégâts
que les termites qui détruisent vite les billets de banque. Les
comportements sont en-dehors de l’ordre et de la
compréhension. En-dehors de ta culture. En dehors de la
science. Leur gloire consiste peut-être à dépouiller. Ils sont
en dehors des exigences de notre temps. Ils vivent en dehors
du monde. Ils ne s’occupent pas des idées communautaires.
Qu’ils restent en dehors de la vie. Ils soulèvent l’antipathie.
Leurs enfants n’auraient pas tort de pleurer sur leurs épaules.

76
Dehors, cette hostilité du climat social, cette détérioration
du tissu social, n’est favorable à aucune paix, ne tranquillise
aucun citoyen, aucun penseur, aucun touriste. Elles attirent
les badauds, les cameramen, les chercheurs, les cinéastes, les
historiens, les journalistes, les philosophes, les photographes,
les poètes. Dans ce cas, dehors me verra. Mes parents sont
dehors. De nombreuses paroles sont fausses. Est fausse la
parole qui renseigne que l’homme, à l’image du rat, consacre
une part importante de son temps (s’il ne dort pas) à boire, à
manger, à faire l’amour, à voler. Cette information est celle
des voyous. Il faut l’opposer aux passions des promeneurs
décrites en matière d’activités neuronales.
À quelle espèce appartiennent ceux qui portent le mot
Afrique au dos comme leur bébé ? De vrais gros dos. Aucune
Afrique n’existe au-delà de celle des navigateurs ou des
explorateurs. N’existent que des états mentaux d’hommes et
de femmes neuronaux qui sont entrés en scène. Ils veulent
communiquer, se confesser, chanter, danser, embrasser,
exhiber, mordre, partager, provoquer, rassurer, regarder,
répondre, ruser, saluer, sourire, sucer, tapoter, toucher, voler.
Ils attirent le promeneur qui tient à les filmer, à les vilipender.
Le roman est réellement un travail d’agent secret. Ses
personnages représentent des observations secrètes ou
discrètes, des filatures transférées en mots ou noms. Ses mots
sont des produits du regard furtif. L’espace public et ses
activités intenses forment le miel tant rêvé des promeneurs et
des guêpes. Le miel aimé des héros.
Tu es condamné à te frotter au monde. Plus à ses rigueurs
qu’à ses douceurs. Des choses extérieures stimulent tes sens.
Elles impressionnent ton cerveau. Impressions ambiguës.
Objets de désir. Tu te mets en mouvement.
Sortir devient une volonté d’enregistrer, de traduire, de
communiquer et de vivre. Un besoin d’acquérir un miroir
pur. Sortir pour voir et entendre. Voir ce qui est resté du
fleuve des colons. Parcourir ses abords. Progresser vers le

77
pont. Le plus lentement possible. Aider ton cerveau à
accoucher les meilleurs souvenirs de ses grottes. Ressentir
tout ce que j’avais senti vingt ans auparavant en lisant les
livres qui parlaient de ces lieux. Ce besoin me presse. Il
devance d’un pas mes orteils. Il m’appelle vers le fleuve.
Besoin intellectuel. Un besoin de distance et
d’assainissement. Besoin d’un ordre, de repos, de distraction
et de délivrance à tout prix. Besoin d’entendre des
confessions. Besoin d’activité perpétuelle. Besoin
d’entendre l’écho de ta voix et de tes besoins. De regarder
devant toi. Besoin de victoire sur toi-même. Besoin mêlé de
curiosités et de pratiques populaires. C’est décidé. Ainsi en a
décidé mon cœur : je traversai deux ou trois rues pour
m’éloigner. Volonté implacable. Volonté de vaincre. La
volonté la plus loyale. La volonté féconde pour les idées à
communiquer. Une volonté sans hâte en dehors de toute cette
nonchalance collective, apparente et publique. D’où la
volonté de bien faire et de bien dire. Pas à pas.

78
9

Ces derniers rites d’un parolier


peu ordinaire

Q ue nul n’objecte que tu ne supportes point la


contradiction, que tu n’écoutes pas les conseils des autres
lorsqu’ils s’opposent à tes décisions, que tu es habitué aux
obstinations excessives, que tu ne relativises point tes
opinions ou décisions. En revanche, qui n’aimerait pas être
présenté à Dieu comme un homme capable de concevoir des
projets et de les réaliser ? Se séparer du lit est consommé. Le
chat s’absente. Les hippopotames de la chambre ont quartier
libre. Un corps, un cerveau et ses idées, sont debout. Le lit
douillet derrière. Le froid du carrelage a précipité mes pas.
J’ai contourné la table de la télé à la porte des toilettes. Il faut
pisser. Tu viens de remettre le balai à sa place, d’éteindre
l’écran et la lumière, de bien fermer la fenêtre, de déposer
deux livres sur la table, de repousser l’oreiller, d’éloigner la
théière, de différer les pensées naissantes dans ta volonté
d’avancer. Prêt à partir.
Tu feras ton chemin. Les coups d’épaules pleuvent. Cette
volonté de décliner, du promeneur sérère, ne commettra pas
l’imprudence des zélas surpris par des termites voyageurs.

79
La leçon de ces Zaïrois est bien sue. Elle a aussi appris des
imprudences du Zarathoustra allemand chahuté et rejeté par
des hommes de la place publique. Elle est traumatisée par la
fin tragique de Tati, cette tante d’un voisin qui s’était affalée
au sol après avoir croqué juste une graine des cacahouètes
qu’elle venait d’acheter dans la rue. Le sort de Manou est
communicatif et persuasif. Il a disparu dans la nature, une
fois dehors. Un marabout raconte à sa famille que quelqu’un
de méchant était derrière cette fugue. Le jeune éprouvait des
difficultés énormes pour s’orienter. Il était complètement
perdu. Il n’avait plus la moindre idée du lieu où il habitait. Il
ne savait plus rien de lui. Il ne cessait de rouler des yeux. Il
paniquait et fuyait devant ceux qui l’interrogeaient ou
tentaient de le dévisager. Un jaloux rival, maîtrisant la
science occulte, s’était servi du sable du clapier d’un lapin
pour éloigner cet individu de sa charmante épouse.
Tu refuses que ton nom figure sur la liste de ces négligents
humains, perdus de vue, balayés des espaces, recherchés
comme des évadés. Une vraie peur des espaces s’amuse en
toi. Agoraphobie. La faute aussi à un maître en classe de
CM2, le maire d’une commune de Louga : monsieur Top. Le
fondamentaliste El hadji Omar, expliquait-il, avait disparu
mystérieusement dans les falaises de Bandiagara. Ton
camarade Mamadou Diop, également, est assassiné dehors.
Ton ami d’enfance Titi est écrasé par un camion fou. Les
cortèges de l’État tuent. Un voyage était éprouvant et un
malaise est arrivé au ministre. Le démon de midi ou la
djinnétique de Jean-Baptiste Botul te rappelle quelque chose.
Ton nom ne sera pas ajouté à cette liste des instituteurs qui
ont posé un pied sur la queue d’une vipère.
Tu ne peux pas comprendre et accepter qu’un sorcier
comme le dernier roi des Nzakaras puisse tomber dans une
tranchée non comblée. Cet accident de la voirie tua l’élu
Sayo. Sa cour accusa sa myopie et les travaux publics. Moi,
j’accuse leurs limites mystiques. Ils devaient marcher en

80
toute sécurité. Ils devaient bien connaître et maîtriser leurs
trajets au quotidien. Ils devaient pouvoir le faire, les yeux
fermés, leurs pas avançant d’eux-mêmes. Pour des chefs qui
prétendaient pouvoir et savoir, le monde devait être à leur
portée. Dommage également pour le personnage d’Halilou
Sabbo. Ses féticheurs ont trop promis. Leur protection n’a
pas été efficace. Arrivé dans la grande côte du Niger, il sera
violemment heurté par un camion.
Toutes ces malheureuses personnes n’ont pas été sur leur
propre chemin, mais sur celui d'un autre plus fort. Elles sont
mortes ou ont été mises en danger pour une seule raison :
elles sont sorties de chez elles, elles ont ouvert des portes.
Aucune de ces portes ne mène au grand air, dans
l'atmosphère gaie du libre-arbitre. Chacune, de celles par où
ces gens se sont échappés jusqu'à présent, s'ouvre sur un
espace fermé : le mur de la mort. Route qui mène à la mort.
Ils descendirent dans une tombe. Court espace de temps. Tu
n’es même pas en sécurité chez toi. Tu es emprisonné. Un
condamné à vie. Tu ne peux que rêver d’être libre. Tu n’es
pas libre. Comment comprends-tu ton pays ? Marche dans
les ténèbres. Regard dans l’espace irrationnel. Des
squelettes. Des singes empaillés. Des préparations
anatomiques. Où nous dirigeons nous ? Dehors ! Puisque
c’est ce dehors de la mort qui appelle, prépare-toi.
Pourquoi veux-tu être comme celui qui part parce qu’on
lui demande simplement de venir ? Bien sûr, le diable peut
être derrière cet appel. De nombreux marcheurs ont
longtemps cru qu’il y avait une sorte d’appel mystérieux qui
orientait tendancieusement leurs pas. De nombreuses voies
sur ce territoire sont abandonnées. Elles ne servent même
plus de pistes de production. Elles sont classées routes
nationales maudites. Tu les trouves dans toutes les régions.
Ni improvisation ni précipitation. Ma volonté ne s’engagera
pas aveuglément. Son engagement aura la bénédiction d’un
rituel protecteur. On ne franchit pas sa porte comme un robot.

81
Inadmissible d’affronter les incertitudes de la rue sans
libation ni incantation.
Si le canari n’est pas à côté, dans la chambre, il y a l’eau
du robinet. Mille rituels existent pour t’en servir contre le
mauvais sort. Mille incantations existent, dans ta langue
maternelle ou dans celle du diable, pour réussir ta journée,
pour échapper au bandit, au charlatan, au rétrécisseur de
sexe. Aucun espace n’est assez domestiqué. Le doute n’est
pas inutile. Le questionnement philosophique devient
important. Prudence intéressée. Calcul d'utilité. Cela, non
pas pour une seule fois, pour une heure d'exception, mais
pour toujours. Les incantations permettent de neutraliser tous
ces poissons-torpilles. Il y a un moteur de recherche cérébral
qui possède la capacité d’effectuer des calculs sur les objets
mentaux. Tel un simulateur, il les évoque, les combine, il
crée de nouvelles formules, il opère de nouvelles hypothèses,
il les compare. Pour donner à la pensée son pouvoir de
prédire les événements, d’anticiper leur déroulement.
Entre le lit et la porte, des va-et-vient sont rythmés de
récitals de formules incantatoires. Tenir la clef, l’enfoncer
dans le trou de la serrure, la tourner ; ces actes ne sont jamais
gratuits. Presque aucun de nos organes de sens ne sera
épargné du rituel. Il suit tes pas. Il est exécuté devant tout être
rencontré. À chacun des êtres suivants, est réservée une
incantation spécifique : le cochon, l’enfant, la femme, la
fourmi, l’infirme, la lune, le mendiant, la poule, le roi, le
soleil, le vieillard. L’éloge des incantations, des prières. Ils
prient dans toutes les assemblées du monde.
Lorsque Charles Quint confia à Magellan le
commandement suprême d’une flottille de cinq nefs montées
par 237 hommes, deux aumôniers avec tout leur équipement
étaient attachés à l’expédition. Qui est fou ? Le coupe-coupe
du berger n’assurera pas la sécurité de cette sortie. Le
couteau de l’agresseur inspire le dégoût. Le gourdin des Baye
Fall ne sera pas utilisé. Le pistolet et les techniques guerrières

82
du maire Barthélemy n’interviendront pas. Aucun morceau
de bois, aucune corde, aucune corne, aucune feuille, aucun
grain de sable, aucune herbe, aucune peau d’animal, aucune
plume, aucune racine, aucune tige, ne seront attachés, ne
seront enduits sur une partie de ton corps, ne seront gardés
dans la poche, ne seront déposés dans le portefeuille ou le
sac. Des barbarismes, des néologismes, des mots de la magie
dite noire suffisent pour solliciter la protection des agents
surnaturels. Cinq fois, cinquante fois, cent fois, réciter au
moins Manouchiata, Danaré, Sata Wélé, Coumba Boye,
Samba Ké, Moussa Ké, Douneya Falia. Pourquoi ne pas
suivre ces tirailleurs de Ousmane Sembène qui répétaient
avec les soldats blancs Lakhactdiacoune ? Des murmures de
prière pour espérer passer son chemin, rester en vie et en
entier. Sans ces mots, il n’y aurait pas de mouvement. Suis-
je un superstitieux ou un insensé du rythme ? La réponse est
dans la conscience collective qui veut que chez soi soit
respecté.
Dans Sous l’orage, Kany et Samou devinrent plus
confiants, plus sûrs de leur avenir après leur appel aux
pouvoirs des croyances. Balisage. Apprendre à marcher.
Apprendre à régler son pas. La marche appliquée. Pas franc.
Corps droit. Comment se mets-tu en branle ? Comment s’est
fait ton premier pas, ton tout premier pas ? Questions
importantes et métaphysiques.
Esprit insensible et invisible aux non-initiés, bénis-le afin
qu’il ne périsse pas par la rue. Bénis le lutteur qui a
longtemps lutté sous ton ombre. L’incantation à la bouche
devient l’égale de la maîtrise de la communication routière.
Elle est aussi utile que la carte, la boussole, la montre. Un
traceur de bonne route. Elle escorte ma marche. Un vrai
motard de gendarmerie. Aucun mode d’orientation en
Afrique n’est simple. Ces espaces territoriaux de nos pas
peuvent être entretenus par avance, dans une volonté
d’anticipation voulant circonvenir l’aléa, voire le risque.

83
N’est-ce pas le sens des panneaux de signalisation, des routes
goudronnées, des ponts, des contrôles routiers, des visites
techniques ?
Toute sortie sera assistée d’incantations afin qu’aucune
balade ne soit de trop et qu’aucun espace ne soit source de
malheurs. Tous prient pour emprunter le bon chemin, pour
l'embrasser d'un seul coup d'œil. Tu es plus compétent que
ces soi-disant ingénieurs du goudron. Ta route est bien tracée
dans ta tête. Tu t’es retrouvé sur le meilleur chemin.
Contrairement à ces plans d’ingénieurs sur lesquels le
voyageur est perdu d’avance par des déviations, des nids-de-
poule sans coq, des tombeaux sans cimetière. La route
Kaolack-Fatick a fait des accidents et des morts, des années.
Chemins de duels et de la mort. C’est contre eux que nous
nous bunkérisons, nous nous blindons. Tu as oublié de
préciser qu'il y a en chemin de beaux points de vue. Ils
écartent du droit chemin. Ils traversent un cerveau habitué
aux agitations. Ces gilets jaunes ne veulent qu'une chose :
communiquer à tout prix. Ce sont des nouveaux murmures
profonds et des voix de sources nouvelles.

84
10

Ces opinions opiniâtres tiennent


à être exhibées

M ais un des segments cellulaires de mon cerveau n’est


pas fier de moi. Ses populations entières de neurones toquent
subitement, concomitamment et violemment, aux portes de
leurs voisins. Elles réclament leur droit à la parole, leur veto
même. Au centre de cette délibération mentale, elles
protestent contre une forme de couardise existentielle de
leurs congénères. Voulant être plus audibles que les
multiples territoires cérébraux qui les ont précédées à la
tribune, elles assènent leurs vérités avec ces six
interrogations codées : depuis quand sommes-nous devenues
des néophytes doutant de leurs pas ? Ne devons-nous pas
nous contenter du pouvoir (prévenir) que nous détenons, qui
aide à savoir ce qui arrivera à chaque pas ? Le grand chien
noir courant n’est-il pas un signe onirique scellant les courses
de Lat-Dior ? Faut-il fermer la fabrique des visions
intérieures si autant d’images à venir sont stockées pour ne
servir qu’aux tiroirs de l’arbre à palabres qu’est notre
cerveau ? De quel diable a-t-on peur de voir infiltrer nos
codes de déchiffrage ? Devons-nous, nous grands médiums,

85
abandonner aux charlatans actuels le sens du pouvoir
divinatoire ?
De façon plus posée, elles déroulent cet argumentaire :
« Tu n’es pas de ceux qui n’ont pas de chemin. De ceux que
d’aucuns interdisent de marcher, de ceux qui marchent et qui
n’y arriveraient jamais, de ceux qui marchent sans savoir où
vont leurs pieds, de ceux qui traînent derrière sans voir ceux
qui jubilent devant, de ceux qui courent devant sans
connaître les noms de ceux qui titubent derrière, de ceux qui
arrivent sur des lieux dont ils ignorent le propriétaire, de ceux
qui reviennent chez eux et qui ne trouvent personne qui les
accueille les bras grandement ouverts ». Questions et
précisions étaient tombées sur un silence assourdissant. Des
grappes de neurones se sont concertées, les unes murmurant
longtemps et amicalement aux oreilles des autres. Un
langage inhumain. Des néologismes incompréhensibles.
Comment ne peut-on pas songer que le monde n’a pas besoin
de paroles ailées, mais de voix basses ? Dois-tu te méfier de
ceux qui veulent en savoir plus que Dieu ?
Saoul de paroles, c’est bouche bée que je reviens à moi.
Tout était attendu de ces scènes neuronales, mais rien n’était
entendu. Peut-être, tout n’appartient-il pas à la place
publique. Tout n’est pas communicable. Que faut-il
apprendre des excommunications ? Ces cris : « Crucifiez-le,
pendez-le, au pilori, il a beaucoup parlé, et plus qu’il ne faut
remuer la langue ! » Pas de commérages. Ce sont des sujets
de discussion interne. Toi, tu n’es pas comme ces
adultes bavards qui vident leur ventre. Parle à voix basse,
mais la tête bien haute. Tant pis si un jour la science accède
aux dialogues de cette cour du cerveau pour les rendre
publics. Les confidences de ce réseau de communication, de
cette cranioscopie, ne seront pas divulguées.
Tu as juré fidélité à leurs lois. Tu continues à t’y attacher.
Ibrahima t’a entendu jurer, tapager, cracher. Le Sénégalais,
qui n’a pas cessé d’être lui-même, préfère mourir plutôt que

86
trahir une parole donnée ou un engagement pris. « Ne crois
plus
à moi, si je ne respectais plus ce qui vient de se passer »,
jurait l’ancienne espèce d’homme de parole dans la forêt.
Silence donc. Le cerveau surveille ma bouche et
communique avec son milieu. Il n’est pas souhaitable qu’il
se démarque de la pensée ou de l’intelligence. Pour bien
réussir sa marche, les blessures crâniennes sont à éviter. Ce
n’est pas compliqué : tout ce qui se fait dans le corps de
l’homme est aussi mécanique que ce qui se fait sur une
montre. D’ailleurs, dans ce nouveau millénaire, l’allégorie de
la montre est naïve et réductrice. Le genre de performance
cinématographique dont fait montre le cerveau fait penser
aux ordinateurs et à leurs moteurs de recherche. Mais la
comparaison n’ira pas loin. Elle se révèle fausse.
Le cerveau humain est supérieur à toute technique
artificielle et intelligente. Il n’est pas programmé. Il n’est pas
un automate exécutant un programme quelconque introduit
par les organes de sens. Il se suffit pour opérer ses propres
choix. Il est l’auteur des pensées prospectives. Il construit ses
propres programmes. Pensons avec ce cerveau, machine à
penser. Tout acte pouvant conduire à l’enfoncement de la
tempe est à bannir. Ceux qui abattent les chiens en leur
assenant des coups mortels sur la nuque sont des chiens. Que
Dieu nous préserve de toute inaptitude à la prise de parole,
de toute incapacité à percevoir, à juger, à vouloir. Que Dieu
nous sauve de ces abattoirs publics. Il ne reste que lui pour
protéger la vie. Tourne le dos à la rue. Que la vision en Dieu
soit parfois la source de ta volonté.
Tes neurones sont restés fidèles à leurs mille
branchements clandestins. Je ne suis pas dans l’embarras. Je
suis l’otage de mon passé et de ma pensée. Au village, les
populations ne comprendront ni n’accepteront ces
inclinaisons. L’un d’eux ne peut pas se permettre d’avoir
pour unique destination : « un fleuve » ou la rue. Ici, il n’y a

87
ni parent ni voisin. À l’épreuve de l’appartenance. À l’image
de certaines plages de Dakar, les conversations sont
privatisées. Sans médiation préalable, le chef du quartier ou
du village te fait attendre au salon ou dehors. Un vrai patron.
Le muezzin et l’imam s’entretiennent selon leur agenda
surchargé. De vrais petits dieux ressuscités. Ne soutient-on
pas que la femme adoucit les nerfs ? Un vide sexuel. Ni
champagne ni compagnie.
Chef, muezzin et femme ne te sont pas familiers. Oh,
laisse-les ! Après ! Pars maintenant ! Je vais vers le fleuve.
C’est au fleuve que tu fais confiance. Pas à la bière ou à la
cigarette. Héra lui avait son fleuve. Lamartine son lac. Tu ne
veux pas signaler que Lamine, ton ami d’enfance, détestait
l’eau. Il fallait presque appeler la police chaque jour pour le
neutraliser et le laver. Tu n’ironises pas en révélant que cinq
marigots existent au village. Je veux informer qu’elles ont
d’autres raisons. Elles ne sont pas sédentaires. Elles bougent
beaucoup. Contrairement à ce que certains scientifiques
tentent de faire passer, leur mobilité n’obéit pas à un cycle.
Elle ne dépend pas de la pluie ou de l’été. Leur quotidien est
fait de mouvements. Ils règlent tout en marchant. Chacun
porte ses chaussures et déclare qu’il va se promener ou étirer
ses jambes. Cette marche annoncée n’est qu’un simulacre.
Elle cache des intentions. C’est ce que laisse entendre ceux
qui aiment la discrétion. Leur « je vais me promener » se
transforme en un tour du monde. Ils en profitent pour rendre
visite aux parents et aux voisins. Ils sont préoccupés par une
communication qui cimente le tissu social. Ils répondent à
des concertations privées. Cependant, tous ne marchent pas
pour l’amour. Telles des épices, certains se baladent juste
pour attiser les conversations de médisance. « Oh, laisse !
Écourte cette fouille des pas pour revenir à tes pas ». Je pars.
Le voyage de Ford en Chine.

88
11
Ce départ tant attendu
du communicatif marcheur

O uvre ta porte. Fais ton tour. Tu as longtemps attendu


pour te décider. Le tribunal des épistémologues vit mieux
d’éthique. Après leur tour du monde à pied, il a découvert
que d’aucuns sont nés pour grandir et mourir dans l’attente
d’un sort meilleur. Ils sont morts en patientant, en croyant
aux vertus de la patience. Ils sont nés pour attendre toute leur
vie. Ils n’iront nulle part. Ils ne réussiront rien. Ils n’auront
rien. Rien de bon ne leur arrivera. Pire : ils ne savent rien de
leur destin. Peut-être sont-ils morts étouffés de chagrin ou
d’amertume ou de remords. Terrifiant destin ! Sur les terrains
de football, des coéquipiers te surnommaient Romario. Ce
qui n’était jamais une raison suffisante pour surmonter la
religion de ton père et te permettre de faire un signe de la
croix devant les buts ou droit aux buts. Je veux décrire mon
effondrement après avoir lu cette patience de la mort lente.
Le musulman que je suis a failli faire le signe religieux de
la croix. Meurtri. Rien ne m’arrivera. Cette patience du mort
n’est pas la mienne. Je sors maintenant. Tu n’attends plus que
toi-même. C’est la fin du travail d’équipe, en toi. Dans un
véritable esprit d’équipe, ils s’inspirent certes, mais ils se

89
corrigent aussi mutuellement afin d’éliminer les parasites. Ils
dialoguent pour obtenir le meilleur résultat. Cela peut être
valable pour le grand nombre.
Après avoir tenté de t’adonner avec intérêt à quelque
occupation, tu te lances dehors. Tu t’évades d’une routine où
le temps succédait continuellement à lui-même sans que rien,
qui ne sorte de l’ordinaire, ne vienne le meubler. Je n’ai pas
besoin de soulever la poitrine. Que personne ne te confonde
avec gigolos de la ville de Mbour, aux promeneurs habillés
de tenues décontractées. Ta route n’est pas le parcours du
nouveau visage de l’adultère et de la prostitution des
hommes. En vérité, un bonheur et une liberté surviennent
dans de pareils moments de marche. Prendre une fois encore
pieds ! Planer ! Errer ! Être fou ! En souvenir à la célèbre
évasion carcérale du président Senghor lors de la Grande
guerre de 1939. Ta tête donne bien du mal à tes pieds. Tu
veux voir le paysage et tenter de le comprendre. Je veux
marcher si possible toute la journée. Tu es triste de voir des
gens assis dans les restos enfumés, mal aérés. Ils prennent
leur temps, respirent l’atmosphère viciée. Ils discutent trop.
Tu ne comprends pas l’arbre à palabres. Il y a des endroits
que je n’aime pas. Je parle en marchant. Aussi, je ne
comprends pas comment le juge Jean pouvait-il rester
cloîtrer des jours, sans sortir le moindre mot, dans la chambre
qu’on partageait au campus. Une chambre : tour d’ivoire au
sein de la tour d’ivoire. Il promettait souvent d’aller faire du
sport, d’aller se promener, mais choisissait un autre virage
référentiel de son langage. Tout le temps, ses habituelles
pandiculations lui permettaient de mieux connaître son lit et
de se blottir sur les parties les plus spongieuses de la
couchette. Souvent imaginatif, l’étroitesse de la chambre et
ses étroits déplacements à pied lui suffisaient toute l’année.
Quand des étudiants couraient en groupe sur la corniche.
Allaient ou revenaient de la cité des étudiantes. Suaient
abondamment dans la salle de gym d’à côté. Jouaient au

90
stadium. Retournaient dans leurs lointains villages. Partaient
en week-end. Lui se contentait de multiplier ses pas dans la
chambre ; se tenait debout des heures, près de la fenêtre ;
communiait silencieusement avec le dos des passants ;
s’asseyait sur une chaise des heures ; traquait le moindre
dazibao mural ; explorait les recoins de cette chambrette.
Parfois, il s’arrêtait, semblait s’absorber au plus profond de
lui-même. C’était sa technique pour tuer son temps. C’était
une de ses méthodes de communication. Cet espace était
celui de ses caprices, de ses mains, de ses pensées, de ses
pieds, de ses rêves, de ses secrets, de ses yeux, de son
honneur. Cet espace, si réduit et si sombre, reflétait-il sa
personnalité si réservée et si paradoxale ? Était-il satisfait de
cette immobilisation ? Croyait-il vivre en ermite ? Oubliait-
il que les pieds sont là pour porter la tête ? Enseignait-il que
la discrétion des petits pas était à l’origine des empires ?
Était-il dans le secret des fourmis ? Pourquoi marchais-tu si
lentement comme un récalcitrant qui avait décidé d’arriver
d’ici cent ans ?
Toi, tu ressemblais à l’ami dont je rêvais, mais en route,
tu t’étais fait caméléon ou Camélia. Que s’expliquent aussi
les anges qui sont debout sur nos épaules de croyant, ces
anges qui s’ennuient parce qu’ils chôment. Toi, sors des
ombres. On saura que tu n’es ni silhouette ni squelette.
Certains veulent encore te questionner : pour qui tu te
prends ? N’es-tu pas au courant des derniers jours de
Flaubert qui racontait à son ami Tourgueniev que la tour
d’ivoire dans laquelle il vivait finit par être envahi par une
marée de merde qui en battait les murs ? Es-tu plus aérien et
teigneux que Zarathoustra qui finit en larmes avec cette
confession : un seul est toujours de trop autour de moi.
Toujours une fois un, cela finit par faire deux !
Si quelqu’un ramasse ces interrogations qu’il veille à les
déposer à ses pieds, s’il a la chance de l’avoir à l’œil. Il y a
des tueurs de la communication. La communication avec les

91
autres s’affaiblit. Elle se meurt entre leurs mains de ceux qui
n’ont appris qu’à fermer la bouche. Les occasions
d’échanger, d’arriver à une compréhension partagée
s’annulent. Il devient difficile de communiquer avec autrui.
Le grand nombre ne vit pas comme l’ancien voisin Jean. Il
aspire à un espace plus vaste, plus étendu pour donner
naissance, pour vivre décemment. Il est mobile. Il a soif
d’espace. Tel un arpenteur de steppes, un mangeur de
terrains, un sondeur d’espace qui est convaincu que
l’immobilisme sent la mort. Il aime les grandes foulées. Il y
a chez lui des penchants d’éléphant. Quand il est décidé, il
veut se fondre dans la nature. Il tient à s’exprimer dehors, à
aller devant et plus loin. C’est grâce à lui que le commerce
est né, que les mariages ont été scellés en plein air. Il a rendu
possible le troc et la communication. Ses pas sont à l’origine
de la mondialisation, de la coopération sociale. Nous avons
tous du chemin à faire si nous voulons rester humains, vivre
ensemble.

92
12

Ces autres émotions intuitives


et communicatives retardent

C ’est parti ! Quelques enjambées suffissent pour être


dans la rue. Tu connais la suite. Il n’y a que du vent
murmurant et des émotions intuitives accrocheuses. Après le
temps des courants politiques, est-ce le temps des courants
d’air ? Dehors, d’aucuns du voisinage me connaissent de
nom. Je passe, en saluant. Leur comportement peu réactif
renseigne qu’ils ne veulent pas se contenter d’une main
tendue ou d’une parole de salamalec. Ils ne savent
certainement pas pourquoi je ne fréquente pas leurs filles. Ils
s’imaginent peut-être si étais-je un homme normal. Souvent,
ils cessent de répondre aux salutations. Tu as croisé et
entendu un de leurs enfants murmurer ces mots wolofs pleins
d’ironie : boroom salaamaaleekum. Il ignore que la
communication ne se réduit pas aux mots. Tu as murmuré
aussi quelque chose que tu ne diras pas. La morale t’interdit
de le murmurer même ici. Mais tu as pensé que son père et
sa mère n’ont pas écouté la chanson éducative de
Souleymane : nuyoo lenn. L’éducation du cerveau que
l’homme du village a reçue paraît d’habitude ridicule ou

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conduit souvent à la risée. Tu es devenu leur ennemi. Mais
le cerveau, cette magique machine, vous réunit.
En me promenant dehors, ils se figurent que leur
méchante marche sur leurs têtes, provoque en passant devant
leur port, en prêtant l’oreille à leurs interminables bla-bla. Tu
ne prendras pas la fuite. Tu es ressorti ce matin pour
continuer ton chemin, pour faire un tour complet. Cette ville
ne vente pas les valeurs communautaires de la nation.
L’éthique communautaire y est absente. Ce qu’est une
communauté mérite d’être relativisé. Ce n’est pas parce
qu’on ne partage pas la même histoire qu’un inconnu devait
être méprisé. Ces gens ne parlent qu’à leurs connaissances.
Ils lorgnent l’autre. Ils riotent derrière son dos, le toisent.
L’homme est naturellement un séparatiste. Il vit de
forclusion. Telle une tronche, des supporteurs d’ailleurs ont
vociféré : « Ici, c’est Paris ! » Ici et Paris ne sont pas chez
moi. Je ne veux pas avouer que je déteste ce lieu.
Je m’ennuie tout court. Pas à l’image de l’étranger
Boufflers. Nous partageons juste l’amour de la
communication artistique. Contrairement à ce colon, nous
n’avons jamais été criblés de dettes. Nous n’avons pas connu
de cour. Nous n’avons pas accepté d’être là pour épouser une
femme avec notre salaire. Jamais nous n’avons déclaré que
nous ne voulions pas résider dans cette ville. Jamais une fille
ne m’a séduit au point qu’on décide de la suivre comme une
braguette. Nous répétons et assumons quand même qu’on
n’est pas d’ici. Leur culture n’est pas ta culture. Leurs rues
ne me sont pas familières. Je me trompe de chemin toute la
journée. Où est le chemin ? Ne suis-je pas sur une route ?
Non ! Non. Mes pieds sont posés sur une pierre, une motte
de terre. Impossible d’aller tout droit. La communication du
mouvement dans son effectivité est douteuse. Cheikh Anta
le comprenait. Tomba bui watatu, avait-il soutenu en
traduisant la notion de ligne droite en wolof et en exemple
de ses capacités à pouvoir traduire Einstein. Vaut mieux

94
effacer le qualificatif bui watatu pour ne retenir que tomba,
le point fixe au repos ou tournant sur lui-même. Bui watatu
connoterait un mouvement de plus contredisant la thèse du
repos des différentes strates successives qu’elle prétend
défendre.
La flèche de Zénon d’Élée peut ne pas voler, mais elle
revient dans ce débat déséquilibré. Ces idées sur la route sont
relatives. Tout est soumis à d’infinies hypothèses incertaines,
dépendantes de l’espace humain et de la marche de la nature.
Tout est discontinu. Rares sont les chauffeurs qui se fient à
la communication routière ou aux indications des piétons. Ils
font confiance à leur expérience. Les enfants n’attendent plus
le Père Noël. Ils savent qu’il peut s’absenter. Rares sont ceux
qui ne comptent que sur les promesses. La majorité a
découvert qu’elles ne survivent que pour un petit nombre qui
en rêve quotidiennement. Il y a souvent quelque chose
d’autre qui attire ou détourne. Une route, qu’on emprunterait,
qui conduirait tout droit, est inexistante.
Les routes de ce pays sont des trous de carrière. Le feu
rouge immobilise. Aux abords des routes, des tableaux de
communication interpellent et orientent. Douaniers,
militaires et policiers font leurs fouilles. Les plus zélés en
abusent en retenant et retardant des passagers toute leur vie.
Un jeune policier est en faction à l’entrée du haras de
Kébémer, il mène un travail de tueur. Il arrête, menace,
humilie, appauvrit. N’y passe pas si tu respectes sa tenue ou
en y passant fermes les yeux, évite de vomir. Ces dos d’âne
ou de chameau renversent les voitures. Les plus petites pluies
rendent ces voies ovales impraticables. Tu ne passeras pas
dans ces tunnels, ces autoroutes. De vrais marécages. Une
brousse. Ânes, chevaux, troupeau de chiens, de vaches les
empruntent. Des étudiants, des marcheurs, des syndicalistes
sont habitués à les occuper. Des tourbillons les traversent.
Les ruissellements d’eau les découpent. Pour empêcher aux
populations et à leurs biens de circuler librement, des

95
machines de pesage surgissant des complots soutirent de
l’argent aux gros-porteurs.
Il n’y a pas de route. Il y a des obstacles. L’obstacle est la
route. La route n’est qu’obstacle. Qu’importe. Marcher vaut
mieux que rester dans une prison. L’homme est un éternel
marcheur. Je suis l’apprenti-boulanger René Caillié ! Il
paraît que le premier homme a quitté une Afrique, à la
marche, pour se répandre aux confins du monde. Tu t'es
lancé en l'air. Quelle que soit ma destinée ou l'événement qui
m'arrive, ce sera toujours pour toi un voyage ou une
ascension. Tu réalises un vouloir. Tu n'échappes pas à ton
heure. C’est maintenant que tu devais être sur ce chemin.
Mais tu connais bien le cycle ou circuit de cette décision :
toute pierre jetée doit retomber. L’hypothèse bien posée de
la loi de pesanteur. Ici, ils parlent fermement de Dakar-dem-
dikk. Ils n’ont pas compris les aléas de l’espace. Ils n’ont pas
assez observé la marche de la nature. Ils n’ont pas vu ces ânes
aux abords des routes. Ils ignorent les pannes, ces
défaillances techniques, ces mauvais états des routes, ces
imprévisibles chauffeurs ou chauffards.
Prions pour échapper à tous ces tueurs. Ta route, son
sommet et l'abîme se confondent à cet instant dans cette
dernière prière qui ne doit pas faire oublier les incantations
protectrices précédentes. Les lampes rallumées. Mes pieds et
mon cerveau ouverts au monde. Dans le livre d’un certain
François Jacob, il y a une communication étonnante sur la
formation d’un être humain. Fusion d’un spermatozoïde et
d’un ovule. Deux cellules passent à quatre. Puis une petite
boule. Puis un petit sac. Vient un petit corps de quelques
cellules. Se découvre une masse de milliards de cellules
nerveuses. Grâce à ces cellules, il devient possible
d’apprendre à parler, à traverser une rue sans se faire écraser.
Vrai ou faux ? Allons !

96
13

Ces idées malheureuses font


du chemin

À peine quelques pas dehors, j’ai aperçu des collègues


revenir de la prière de la Tabaski. On s’est croisé comme des
chiens errants, des tourbillons indifférents, voisins des aigles
et du soleil. Je suis le taximan qui veut klaxonner. Ils sont les
piétons sourds. Ils ont enfoncé des écouteurs dans les
oreilles. Ils n’évitent pas le déchirement. Le silence s’est
installé rapidement. Nous n’avons pas échangé
d’impressions sur la fête du jour. Dans la rue, sont devenus
bègues ces souhaits traditionnels : Déwenati ! Bonne année !
Yalla na nu Yàlla boole baal, ñu fekke ay déwen yu bari, té
neex ! Dieu exauce nos prières et que nous soyons tous bien
portants pour une agréable fête prochaine. Tant pis s’ils ne
savent pas que nos traditions disent qu’il n’est pas difficile
de supporter un étranger. Ne reviennent-ils pas d’une
mosquée ? Ignorent-ils le sens d’assalamou alikoum ! N’ont-
ils pas entendu le discours de l’imam qui saluait, prêchait
l’amour du prochain ? Après le prêche, ils sont partis avec
leurs téléphones. Ils ont oublié les paroles de leur imam dans
son spongieux salon de la mosquée. Dans ces rues, il n’y a

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que des anarchistes, des héritiers de l’abbé Meslier, des
descendants de l’aïeul Diile Faatim Tyam Kumba Djombos.
Ils parlent de Dieu de façon très ambiguë.
Les collègues passent, en marchant au milieu de la route.
Chacun se murmure à soi-même. À chacun, son portable. Ses
clics. Ses éclats de rire. Ils coupent la langue. Le minimum
que chacun d’eux se dit est inaudible. Seuls les cliquetis de
leurs doigts résonnent. Ils se veulent insaisissables. Ils
déroulent. Peut-être chacun poste-t-il sa photo. Fait-il sa
vidéo. Joue-t-il son porno ? Prend-il ses rendez-vous privés
par texto, se crée-t-il un espace d’expression faussement
ouvert sur la réalité ? Le téléphone mal utilisé est un fléau
social.
Leurs propres conversations s’entrecoupent de silences de
plus en plus prolongés. Leurs mots se balancent dans
l’indifférence totale. Leurs réponses et leurs sourires sont
inaperçus et inachevés. Leurs bouches et leurs mains
s’agitent de façon incompréhensible. Leurs voix démarrent
pour s’étouffer vite. Leurs conversations sont improvisées et
imaginaires. Elles sont superficielles. Ils détournent leurs
yeux. Ils ont la tête dans le nucléaire et le congélateur. Ce
qu’ils se racontent par intermittence traverse aisément leurs
hostiles oreilles. Chez eux ne transparaît aucune soif
d’autrui, aucun manque du prochain. Chacun est l’ombre
d’autrui. Des ombres sans ombrage ni épaisseur. Ils ne sont
pas aveugles, mais ils ne voient rien. Ils ne sont rarement pas
conscients d’avoir mis entre parenthèses une parenté qui
s’appauvrit davantage d’interactivités.
Cette perte de contact met en péril la vie sociale. Il y a une
menace considérable de perdre l’autre, de déclin de la
présence physique de l’autre au profit des isoloirs
égocentriques. À qui parles-tu ? s’interroge-t-on à longueur
de journée. Un contagieux virus. Quelqu’un a commencé. Le
monde l’a suivi. Effet placebo. Sérieusement : personne n’y
comprend rien. C’est l’histoire de la vie en campagne. Le

98
diable rode. Le chien renifle sa présence. Un chien démarre
l’aboiement. Les chiens du village s’invitent au concert des
aboiements. Le diable ou le voleur s’approche-t-il ?
Personne ne jure de rien. Un être a émis le premier appel.
L’embrasement est tombé. C’est tout. La vie au téléphone.
Le téléphone-âme de la vie. Si tu les vois pleurer, c’est parce
qu’ils ont perdu leur téléphone. Cette machine à soliloquer
est devenue plus indispensable à leur vie. Toujours admirée.
Toujours à portée de main. Toujours nettoyée. Toujours
observée. Toujours palpée. Toujours dans le sac. Un seul
portable vous manque et tout est dépeuplé. À lui seul, il a six
portables. Chacun dit allo. Parfois des simulacres d’allo.
Jamais la communication téléphonique n’a mobilisé autant
d’énergies et d’industries. Sa démocratisation a conduit à sa
banalisation rapide.
Rien qu’en 2000, au campus de Dakar, une sonnerie de
portable provoquait une salve d’applaudissements. Les
étudiants n’y comprenaient rien. Mais le portable envoûtait
déjà. Bluff technologique ! Les leçons n’attendaient pas.
Soyez plus mobiles que ce mobile sans mobile. Évitez le
cercueil. Ils ne regardent plus autour d’eux. Ils sont repliés
sur eux-mêmes.
Ils négligent les relations classiques de sociabilité. Tout
n’est plus prétexte pour rencontre ou réunion. Le groupe, la
vie en groupe, ne permet plus à chacun de trouver sa place et
de s’exprimer. Ils se détournent des lieux où l’on s’aimait,
s’embrassait, se parlait, se touchait, se quittait pour se
retrouver. Ils ont déserté les places publiques, les réunions de
famille, les groupes de vie paroissiale. N’existe plus ces
ombres du manguier qui s’allongeaient sur la moitié de la
cour, que jonchaient des nattes pour conseiller et protéger.
Que faut-il désormais honorer, si le réseau de
communication, qui tissait la natte de la vie sociale,
s’effiloche ? Que peut-on donner mieux en échange ?
Chacun n’a plus besoin à tout instant de s’ouvrir, de tendre

99
la main, soit pour communiquer, soit pour donner, soit pour
recevoir. Chacun est devenu de trop pour autrui. Il n’y a plus
de place pour chacun. Ils n’apprennent plus à vivre
ensemble. Ce qu’ils ont longtemps appris pour créer une
communauté de lois. Tu te rends compte qu’un monde va
disparaître.
L’homme introdéterminé s’extrodétermine. Il s’identifie
à un groupe de travail, à un club de loisirs. Appartient à des
réseaux et à des fora. Se contente de liens communs. Évite
toute singularité. Se contente d’imiter. Accepte n’importe
quoi de n’importe qui. Ainsi, il croit avoir aboli les distances.
Effacé les différences. Et bizarrement éprouvé qu’on n’a pas
besoin de se parler pour se comprendre. Voilà comment
chacun s’enferme dans l’illusion d’une totale liberté : celle
des hors-la-loi. Ils en ont assez de la famille. Ils oublient une
chose dans cet engouement autour du portable. Lorsque l’on
décroche le téléphone à son domicile, on le fait dans la
majorité des cas pour entretenir des liens tissés le plus
souvent hors de toute médiatisation. Ils semblent ne plus
vouloir assumer les rôles et les statuts. Ils communiquent
avec des pseudos et échanges avec des inconnus. Aucune
intention de communier ou de communiquer, avec les
passants, ne se manifeste chez eux. La vérité est qu’ils te
multiplient par zéro. Le téléphone s’impose. Le scientifique
malien Cheikh Modibo avait juré de ne jamais garder dans
sa poche un téléphone portable. L’enfer ne l’attire pas,
précisait-il.
Ces collègues, qui passent, n’ont pas l’intention de
communiquer. Je compris enfin que je me trouvais en milieu
étranger. Je me revoyais, à Sika, dans ma famille, entouré des
regards de tous. Loin de chez toi, tu n’attendras de pitié de
personne. Tu travailleras dur. Tu utiliseras ta force pour
gagner ta vie. N’oublie jamais que tu es un étranger pour les
gens d’ici, donc et souvent un être inférieur, sans la moindre
éducation, sans dignité. Ils t’empêchent de les saluer, de leur

100
parler. Ils annulent le signe du respect et de la reconnaissance
de l’honneur.
C’est une grande offense que de ne pas rendre un salut.
Tu tends la main, ils deviennent subitement manchots. Ils
privilégient la chambre noire de leurs conversations
téléphoniques. Ils neutralisent toute autre bouche ou bruit
susceptible de s’interposer entre eux et leurs écrans ou
d’interférer dans leur activité secrète. Tu les connais bien. À
force de vous voir au travail, vous vous étiez hasardés à
quelques lointaines et conventionnelles salutations. Quoique
superficiels, ces échanges ne te déplaisaient pas. Ce matin de
piété, ils ont été empêchés par la bêtise. Un coup de marteau
sur la courtoisie. Bien entendu : la courtoisie exige trop de
nous.
Vois-tu, la présence ou l’absence des bonnes manières se
trahit constamment par ta marche, ta conversation, tes gestes,
ton regard, ta conduite. Tout indique encore à tous qu’il faut
s’ouvrir aux autres, que chacun doit se faire entendre par une
parole, un geste, un cri ou un fou rire. Personne ne doit rester
impénétrable. Cette société hiérarchisée et globale s’est
fissurée. Le vent de la décadence, à l’origine de ce dégât
social, pousse. Ils suivent Simonide qui conseillait à ses
connaissances de prendre la vie comme un jeu. J’ai le
sentiment d’être devant un écran de cirque ou de cinéma. En
un temps-record, le Sénégalais peut changer de religion.
Dans la mosquée, c’est Dieu. Dans la rue, le téléphone
portable est assis sur son cœur. Il glisse dans les tranchées. Il
crache aux pieds des passants. Ce tableau esthétique du
surhomme sénégalais émerveille. Un misérable
contentement de soi règne. Rien de ce qui est humain n’y est
vénéré avec force.
Au même moment, tu éprouves le désir de t’isoler, de te
déposséder, de demeurer en toi-même sans les stimulations
que suscite la présence des autres pour toi. La communauté
rend commun. Cette fois, je ne dresse pas l’oreille pour

101
écouter leurs propos. Je me déplace discrètement. Ils ne sont
pas à perturber. J’emprunte un couloir. Un couloir. Ni une
rue ni un boulevard. D’ailleurs, un espace infiniment
identique et prolongé n’existe pas. Les couloirs et les
frontières sont des preuves. Les fleuves, les forêts, l’habitat,
les montagnes, les pierres, les routes, sont hostiles à cet
espace allongé continuellement. Le couloir est généralement
ma solution. Il me rappelle le couloir de la mort de
l’université public de Dakar. Il n’est pas loin des épellations
du parloir de la prison ou du tiroir. Sa fournaise et son
exiguïté n’ont rien à envier aux supplices du couloir de la
mort. Les couloirs ne sont pas faits pour la vie. On ne traîne
pas dans les couloirs. On emprunte un couloir pour échapper
à la mort. Lat-Dior était interdit de circuler librement. Il
empruntait les couloirs, jusqu’à sa mort. C’est dans un
couloir que le bric-à-brac des chantiers est caché. On veut
finir avec les bruits de couloir. Le chemin qui y passe est tel
qu’on peut à peine y poser un pied, l’un à côté de l’autre.
Ceux qui prennent les allées n’ont pas le choix. Ils y sont
repoussés. Tous les chiens, sentant la menace venir,
empruntant des couloirs, ont cet instinct qu’on pourrait
appeler : intelligence du chemin.
Combien sommes-nous à nous dérober, à nous éclipser, à
éviter certaines zones, à être excommunié d’autres lieux, à
nous faufiler, à prendre la poudre d’escampette, à raser les
murs ? Il y a des espaces spéciaux. Une soif d’espace
s’ensuit. On aspire à l’espace réel. Le piéton rétréci sur
l’étroit trottoir rêve de redevenir marcheur, de s’immerger
dans l’espace spacieux. Éternelle lutte entre le jour et la nuit.
Mais dans ton propre pays, tu dois refuser de prendre les
couloirs. Ne dégage pas. Occupe l’espace. Marche fièrement.
Ces motards, qui escortent, doivent laisser les gens
tranquilles. Dans de nombreuses contrées du monde, il est
interdit à de nombreuses ethnies, à certaines races, à
plusieurs sectes, le droit de cohabiter, de se déplacer, de

102
s’exprimer, d’habiter, de donner naissance, de posséder des
terres, de s’épanouir, de travailler.
Personne n’est plus digne de ces routes. Nul n’est plus
pressé que l’autre. Nul n’a un déplacement plus utile que
celui d’autrui. Les étrangers ne doivent pas avoir plus de
liberté ici. Vous nous soûlez avec vos éternels clichés :
prolétaires contre bourgeois. Vous leur offrez vos rues, vos
boulevards, vos symboles. Ils ont des laissez-passer. Ils
bavardent à longueur de journée. Avenue Roume. Avenue
Albert-Sarraut (aujourd’hui résistant à Pompidou). Avenue
Gambetta (aujourd’hui résistant à Lamine Guèye). Vous êtes
sortis des cours privés Anne-Marie Javouhey, des lycées
Faidherbe ou Van Vollenhoven. Des étrangers ont ici des
statues en leur nom. Le buste de mère Teresa, inauguré en
1938 par le gouverneur-général Copet, a disparu de l’avenue
Albert-Sarraut. Richard-Toll risque d’être la commune du
Sénégal qui n’immortalisera que le nom du jardinier du
baron Roger.
Une voix m’interpelle : « Que veux-tu, que fais-tu ?
Veux-tu perdre ton temps devant ceux qui n’ont pas compris
que tous les paysages ne peuvent pas être baptisés, qu’ils
exagèrent d’ambition, qu’il existera encore des écoles, des
lycées, des terrains vagues, des rues anonymes, des places
inconnues, des fleuves que personne ne songera à baptiser ?
Ne vois-tu pas que chez toi il y a des villages rebelles à toute
dénomination ? Qu’est par exemple ce village appelé arbres
noirs ? Marcher, n’est-ce pas se mettre sur les côtés, en
marge de ceux qui bavardent, de ceux qui travaillent, de ceux
qui pensent qu’ils y ont mieux à faire que contempler un
coucher de soleil ? »
Marchons et continuons à défaire les toiles d’araignée de
notre couloir. Nous ferons notre route. Les interrogations ne
finiront pas. Elles deviennent les épines de nos pas qui
avaleront des centaines de mètres de l’espace. Leur ventre se
retrouvera forcément avec des bâtons, des feuilles, du

103
goudron, des pierres, des roches, du sable, dans les intestins.
Il est dur de vivre ici. Y vivre, c’est battre de la paille, c’est
se ronger et ne pas arriver à se réchauffer.

104
14

Ces convictions rocheuses collent


au cœur

O n n’aime pas le voisin dans ces rues. On ne se frotte


pas à lui. On trébuche sur lui. Il y a un peu d’insomnie,
d’insociabilité et d’incommunication par-ci par-là. À chaque
pas, un frisson se dilate dans ton corps. Une frénésie bizarre
convoyait ta marche. Il ne faut pas t’arrêter. Où l’on ne peut
plus aimer, on doit passer. Ne les regarde pas. Il faut aller
vite. Ne parle plus de tes collègues. Ils sont partis. Tu ne
devais pas parler d’eux. Entre eux et toi, reconnais qu’il y a
des intérêts divergents. Les envies sont singulières. La
chaleur poétique, qui fait de toi une tortue avançant le cou
bien tendu, mais recroquevillé à la moindre hostilité, est un
peu semblable au long fleuve des grands airs virtuels qui
donnent des ailes. Le dialogue, je ne le rends pas possible.
La faute aussi à moi. Je n’avais pas prévu un temps pour
serrer des mains et échanger sur une fête.
Vous semez et entretenez différemment des champs de
communication. Ce qui revient à ma conviction : vos plaisirs
différenciés affaiblissent la coopération sociale en restant
passionnels. Si chacun se laisse avaler par une passion

105
quelconque, c’est collectivement que nous assumerons les
mille trous du pagne. Chacun cesserait d’être un tisserand,
croirait naïvement que tout allait de soi. Les comportements
de l’individu envers autrui et les relations sociales sont
définis par des conventions. Ces accords se sont formés en
se nourrissant de civilisations. Nul n’a le droit de s’y
soustraire. L’intérêt même de ton propre avenir te
recommande de ne pas te tenir à l’écart. Tu auras toujours
intérêt à prendre contact avec l’autre. Je ne veux pas que nos
jeunes soient des petits messieurs astiqués et parfumés à la
dernière mode.
Pour éviter tes temps d’arrêt, ne passe pas aussi à côté de
leur lieu de prière. Tu sais ce qu’ils y font. Tous les jours, ils
l’attendent, après la prière. Cette scène autour du cocher t’a
déplu. Alors condamne l’indiscrétion de tes yeux. Tu penses
que passer son chemin est meilleur. C’était intéressant de
ralentir, de prêter davantage une oreille. Tu t’informes. Des
images et des propos te heurtent le front, te piquent le nez.
Une file indienne, sans Indiens, attendait la bénédiction
du religieux. Leurs visages se ressemblaient. Ils se lançaient
des paroles. Leurs voix s’entremêlaient. Ils exhibaient
hypocritement des visages d’anges. Ils faisaient semblant
d’être heureux. Ils enfonçaient leur vie dans un renoncement
prolongé. Ils croyaient que le miel pleuvait dans le sillage de
l’homme qu’ils attendaient, croyaient que le messager de
leur imagination avait pour chaque gars des œufs
multicolores. Il fallait ouvrir sa gueule pour sentir le chocolat
fondre sur la langue. De l’épateur, ils disent qu’il est plus
gros que le monde. Ils voulaient couper un morceau de son
manteau. Dieu est présent à leurs côtés, mais ils se détournent
pour demander à lécher la queue du diable. Chez nos voisins,
nous sommes devenus l’autre eldorado des charlataneries, la
terre où l’homme est monté comme une bicyclette. Pire, ils
divinisent le vélo et l’adorent. C’est connu : les hommes se
soumettent par habitude à tout ce qui prétend à la puissance.

106
Disciples aveugles. Ils n’ont point d’yeux pour le mal.
Aveuglés par des maîtres de chien. Sans les disciples
aveugles, jamais encore l’influence d’un humain et de son
œuvre n’est devenue grande.
C’est auprès des égarés uniquement qu’un camelot
illuminé peut relancer son sermon dans un long monologue
que personne, encore moins lui-même, ne chercherait à
interrompre. À part lui, personne n’osait y jeter son grain de
sel. Un super guide monopolise la parole. Beaucoup de
choses, d’événements ou de personnes ne supportent pas
d’être traités à une petite échelle. Il est rare que quelque
chose, de nature petite, supporte l’agrandissement. Une rage
folle à propos de toute tentative de le comparer à d’autres ou
de l’estimer même inférieur, de mettre en lumière ce qu’il y
a de raté dans ses paroles. Il est le cuisinier, le feu, la
marmite, le sel et la viande. Il donne son avis sur tout. Il est
le chef de l’immense étendue du savoir humain. Ça lui
plaisait, à lui, de jouer au maître sans trouver de résistance.
De faire son discours sans jamais être contredit. Piètre petit
tyran domestique sans bonté. Esprit fermé. Au courant de
rien. Les périodes tyranniques sont sous terre. Le scepticisme
parle de nos jours trop fort, trop haut, aux quelques despotes
de l’esprit survivant.
Personne ne pense ouvrir sa bouche. Quand l’odeur des
sacrifices que l’on n’offre qu’à un saint pénètre dans le
cerveau d’un simple type, au point qu’il commence à
chanceler et à se tenir pour quelque chose de supérieur !
Superstition du génie. Qu’il est fascinant ce feuilletoniste, ce
fou bavard. Il a le verbe facile. Il faut immortaliser la
mimique hautaine et méprisante qui orne ses explications.
Un idiot croirait que ce soi-disant guérisseur d’âme a
participé aux travaux des ouvriers qui posaient le ciel comme
plafond de la terre. Il s’enivre de sa propre parole. Prends
garde devant cet oracle des temps modernes ! Il pense et
communique à l’instant son mensonge. Que l'on songe à ce

107
que les Romains exprimaient par mentiri ! Trop vaniteux
pour apercevoir les sottises communiquées. Il y a des adultes
insipides et insupportables. Ils campent sur un savoir de
pacotille dont ils font grand cas, et qui ne vaut pas un coup
de cidre. Voilà une situation suffocante dans laquelle un
peuple entier baigne sans piper mot. Des ânes morts dirigent.
Des gens propres un peu sales. Propos tragiques. Ni
optimistes ni pessimistes. S’il vous reste un peu de mémoire,
vous allez me rappeler l’histoire du Tartare et de ses toutous.
Le maître a joué avec ses disciples comme le chat avec ses
souris avant de les mettre à mort avec un pistolet pour les
enterrer vivants.
Comme ils sont vieux, vos manteaux ! Où les aviez-vous
récupérés ? Pourquoi les broder ? Comment pouvez-vous
prendre plaisir à l’absurde ? Il y a plaisir pris à l’absurde. Un
véritable communicant ne fait que donner la parole à la
passion et à l’expérience d’autrui. Un artiste pour savoir. Du
peu, qu’il ressent. Il tire beaucoup de divination.
Ton esprit se heurtait à toutes les sortes de contradictions.
Il interrogeait et voulait comprendre comment ces
comportements dégradants pouvaient être possibles. Quel
abîme entre les folies des uns et les ruses des autres ! Au
réveil, les premiers ne devaient surtout pas remercier Dieu
pour des bienfaits quelconques accordés. Ils devaient savoir
que leur homme a une chance. S’il avait levé la tête, au
moment où tu passais, il n’allait voir que tes fesses. Tu étais
déjà loin de leurs courtisaneries dévotes. À cet instant, tu as
pensé à un grondement brutal, à une pluie diluvienne qui
effacerait ces rites sectaires sur ces comportements. Tu as fait
mieux d’appeler la pluie rebelle. Dépité, le Zarathoustra
allemand lui était plus ferme en maudissant ainsi : « Malheur
à cette grande ville ! Je voudrais voir déjà la colonne de feu
qui l’incendiera ! »
Qu’ils ne te parlent pas de nouveaux prophètes
génétiquement modifiés. Les amalgames de cervelle : un mal

108
des temps modernes. Félicité, la pauvre servante de Flaubert,
s’attachait à un oiseau empaillé qu’elle finit par confondre
avec le Saint-Esprit. Qu’ils se taisent. Qu’ils se cachent.
Qu’ils s’éteignent. Qu’ils meurent. Qu’ils deviennent
poussière. Qu’ils disparaissent. Qu’ils s’anéantissent. Du
bien ou du mal, qui vaincra ? À qui revient la charge de
mener le pays vers les lumières ? Au paresseux. Au superflu.
À l’égaré. À l’illusionniste. Au vagabond. Au travailleur. À
l’homme instruit. À l’esprit clair et droit. À l’âme noble et
généreuse. À qui la parole ? Garde tes oignons en continuant
à éviter ceux dont les dents et les ongles sont teints ! Évite la
mauvaise odeur ! Éloigne-toi de l'idolâtrie des superflus.
Éloigne-toi de la fumée de ces sacrifices humains ! Prends
garde à ne pas être tué par une statue ! Naturellement, tu
n’avais pas prêté trop d’importance à ce torrent d’images
méprisables. Durant ces minutes du trajet, tu n’avais pas
écouté jusqu’au bout une seule des aventures que ces gars se
narraient. Tu n’avais qu’une grande idée : comment te
dépêtrer de ces images, le plus vite possible, avec des
mouvements imperceptibles et sans te faire remarquer ?
Tu ne seras le panégyriste d’aucun cornac. Tu
n’emprunteras la bouche d’aucun griot, d’aucun musicien.
Qui a osé défendre qu’ici les cœurs se sont ouverts pour
mieux se donner, les regards cimentés pour ne plus se quitter,
les corps confondus pour vivre éternellement ensemble ? Tu
détestes les contes. Que te serviront tes yeux et tes oreilles ?
La raison ne trouvera rien qui lui impose, qui la force de
s’étonner ou d’admirer. En revanche, tu reviens sur un
principe de vie : tu n’as ni le pouvoir ni la prétention de nier
une légende, voire de tacheter l’image glorieuse de
l’innocence ou de la bonté d’aucune population. Parfois, tu
ouvres la bouche pour murmurer un reproche, mais tu te tais
aussitôt. Un scandale pourrait effrayer. Un quidam, héritier
de la soldatesque ou des commis français ou des habitants,
viendrait te voir pour te maudire et te conjurer de quitter leur

109
ville. C’est ce qu’il y a d’irritant dans ce pays. En 1802, le
gouverneur Lasserre fut chassé. C’était une grosse affaire à
sensation. En colère, des compatriotes l’enlevèrent avec sa
femme. Avide d’argent, il voulait reconstituer les privilèges
commerciaux d’une compagnie dont il rêvait d’être le gros
actionnaire. Les populations en avaient assez. Toi aussi tu en
as marre des ajouts. Cependant, tu ne paraîtras pas stupide.
Ne parle pas avec une bouche remplie.
Tu sais, il y a des choses qui ne peuvent être
communiquées. L’écho des coups de bâton survole la
conscience. Qu’as-tu vu ? Qu’as-tu entendu ? Il lui
administrait des gifles. Si tu entends, tu ne répéteras point. Si
tu vois, tu détourneras les yeux. Pour toujours, l’enfant savait
qu’il ne devait rapporter des propos que s’il était messager.
Concernant les paroles entendues et les actes, la règle était le
silence. Ce n’est pas sans raison que ta langue est entourée
d’un double mur, d’une double barre, de lèvres, de dents. Je
parlerai, à pas prudents et circonspects. Tu n’en sais rien. Tu
ne comprends pas de quoi ils parlent. Permets-toi de garder
tes secrets. Cela te regarde. Si tu comptes sur la déposition
de certains, tu peux toujours attendre. Tu ne trouveras pas un
seul pour témoigner contre un autre. Ils préfèrent se faire
arracher la langue. Si je sais ce que je sais, c’est parce que,
moi aussi, je suis l’un d’eux. Je ne peux pas vous le dire.
L’autre veut dire quelque chose, mais se ravise.
Je parlerai comme dans les couloirs d’hôpitaux, dans les
cimetières. En chuchotant. Un ventriloque. Voix asthmatique
de mon grand-père, Mamibou. Reprenant souffle à chaque
mot. De peur d’en dire trop. Cherchant lentement, comme
dans un halètement, les tournures les plus adéquates, les
moins osées. Des périodes de silence presque absolu ont
existé. Des périodes de chuchotements prudents aussi.
Fâché, Jules César comptait jusqu’à 20, avant de parler. Ah !
Si chacun communiquait, ne serait-ce qu’une seule fois, tout
ce qui lui passait par la tête, quel effrayant tohu-bohu cela

110
créerait ? Que de sottises et d’idées incongrues ou même
coupables ! Ne parle jamais de choses qui peuvent blesser.
Ne raconte jamais les affaires d’autrui. Ce n’est jamais beau
pour qui que ce soit. Saint-Preux lui est libre de
communiquer à Julie ses profondes convictions sur des
Montagnards qu’il avait connus. « Ce que je n’ai pu vous
peindre et qu’on ne peut guère imaginer, c’est leur humanité
désintéressée, et leur zèle hospitalier pour tous les étrangers
que le hasard ou la curiosité conduisent chez eux », confie-t-
il joyeusement. Ne raconte rien, toi. Rentre dans la parole de
la démocratie esthétique.
Hegel a très bien fait de ne pas ressentir les mêmes
émotions bernoises. Il n’a pas partagé le sens de la musique
chez les Montagnards. Il n’attribue nullement à ces derniers
le caractère fondamentalement hospitalier et généreux que
leur prête l’esprit rousseauiste. D’après lui, ils sont plutôt
calculateurs, intéressés, carrément rusés. Ils sont capables de
simuler le comportement candide et désintéressé auquel
s’attend le potentiel marcheur généreux. Que Hegel sache, à
son tour, que cette opinion démocratique vit : « Il y a partout
des opportunistes ». La fanfare sur la nation est malade de
ses mensonges. La commune volonté de vivre ensemble est
la vision d’un menteur. Bref, pas de guerre des bouches. À
chacun son œil du pied ou de la marche. Démocratiquement.
Bon, mets-toi aussi en garde contre tes propres limites et
passe. Écoute, la culture n’est pas figée. Arrête de penser que
tu as perdu une culture millénaire. N’arrête pas de réfléchir
et de marcher. Rien ne s’arrête. Tout marche. Au fond, même
si une culture est d’autrui et que tu peines à t’en approprier,
c’est ta culture aussi. Le véhicule de communication des
Africains est le téléphone et non le tam-tam. En France, qui
parle d’olifant ? Pourquoi vouloir imposer le tam-tam-là ? Le
passé n’est pas mythique. C’est un passé comme n’importe
quel autre. La culture du moment n’est plus animée par le
bouche-à-oreille, le crieur public, la lettre de saint Paul, le

111
passé, le tam-tam. Les nouvelles technologies, les
intelligences artificielles, les recherches fondamentales,
collent au cœur de la culture. Les intelligences artificielles,
oui.
Ici aussi, ils sont superficiels et artificiels. Des livres
superficiels. Des opinions fausses et très superficielles.
Procédés artificiels, artificiellement imposés. Concorde
artificielle. Des sentiments faussés et artificiellement
coloriés.
Les idées spécifiques se développent l'une par l'autre. Ce
froid royaume des idées. Les idées sont, d'une séduction plus
dangereuse que les sens, avec leur aspect froid et anémique.
Elles rongent les sens et usent les forces du marcheur.
Napoléon, dont l’être s’était formé justement par la foi en lui-
même et en son étoile, voyait dans ces idées quelque chose
comme un ennemi personnel. Tiens à distance toutes les
idées qui dérapent, qui te font patiner. Le vaisseau de mes
idées a trop de tirage pour que je puisse marcher sans détour.
C’est vrai, je ne voulais plus m’occuper d’idées. Voilà
qu’elles me ralentissent, ces vampires. Ce sont les abords du
fleuve créateur d’idées nouvelles qui m’attirent. Cet autre
ciel des idées. Des idées vampires aux idées vampires suçant
ton sang et ta vigueur. Idées contre idées. Les idées sont ce
qu'il y a de plus durable. Singulière mythologie des idées. Tu
t’es fourré d’autres idées dans la tête. D’autres idées te
donnent plus à réfléchir. Idées risquées, cette fois. Des
souvenirs qui t’apportent toujours de l’aide. Tu n’es jamais
vide.
Finalement, tu es sorti pour communiquer avec ton
inconscient, pour régler le jeu sur ton écran mental. Des
électrochocs du dehors t’y aideront. Tu es à quelques pas du
fleuve. Des idées chassent les idées. Mes impressions se
transforment. Un vent vient à ta rencontre. Il rôde comme par
des chemins interdits. Chuchote comme s’il cherche à te
révéler quelque chose. Amusante et communicative

112
sensation. Je montre mes dents sans raison précise. Enfin, un
interlocuteur en cours de route, me suis-je dit. Toi, qui ? Un
moi dans la peau d’un roi d’idées. Des idées mises en
communication avec mon cerveau.
Sire, voici l’heure ! Les rideaux ouverts. L’eau bénite
présentée. Le roi se lave les mains avec de l’alcool. Il récite
l’office de l’Esprit Saint. Se lève. Se chausse. S’agenouille
sur son prie-dieu. Se recueille. Avance. Fais tomber ta colère.
Les canaux de tes cellules nerveuses portent tes idées.
Certaines ont catégoriquement refusé d’aller à pied vers le
fleuve. La route qui mène à plus d’idées. Cette idée m’est née
dès le départ. Une pensée soigneusement isolée. J’y attache
un grand prix. Une clé de trésors cachés est en jeu. Passion
d’écrire. Littérairement communicable. C’était intentionnel !

113
II

Ces jeux de l'imagination teintent


ton quotidien d’histoires

J’ai longé la rivière – quelques souvenirs me revenaient –


je me suis dit que j’en veux beaucoup à cette rivière, que cette
rivière est comme une lagune de la mort, que c’est elle la cause
de mon malheur, la raison de ma colère, de mes irritations,
j’aimerais tant me venger d’elle, lui dire de me rendre l’âme de
ma mère qu’elle a avalée un jour de grand silence.
Alain Mabanckou 2005 : 134.

115
1

Ce fleuve provocateur n’est pas loin


du divan

L e fleuve t’attend. Pas pour prendre des photos. Pas pour


plonger. Pas pour voir de célèbres arcs-en-ciel. Pas pour rire
des ombres qui marchent ou courent sur l’eau. Pas pour
écouter les clapotements des vagues. Pas pour voir les
matelots jeter par-dessus leur bordage des poissons palpitant.
Pas pour suivre et savoir la destination de ces charrettes
transportant des ordures ménagères. Pas pour admirer ces
femmes auprès des pirogues, leurs bassines sur la tête. De
vraies cartes postales d’un pan du monde sans service des
postes perfectible. Ce fleuve, quelqu’un, qui aime la natation
et vêtu légèrement, peut s’y risquer sans danger. Il n’est pas
profond. Tu en es sûr ? Sont-ce de simples impressions d’un
étranger ? Oui. Aucune sonde. Aucune connaissance. En-
tout-cas, toi, tu ne te baigneras pas. Pas de baignade. Tu n’es
pas un pêcheur, un Lébou. Tu n’as pas de fibre fluviale. Tu
as grandi loin de cette eau. Elle ne te connaît pas. Elle ne te
passionne pas. C’est la vérité. Jamais ne te traverse l’esprit la
question : comment quelqu’un devient marin ou pêcheur ?

117
Pas de baignade. Contente-toi des émotions passagères
provoquées par ces techniques spectaculaires d’immersion
des oiseaux aquatiques. Sois prudent. Garde ta position sur
le divan. Le souvenir pittoresque des boroms pot (appuyer
bien sur la consonne t final), ces charretiers qui ramassaient
matinalement les tinettes, ne te repoussent pas ou répugnent
point. C’est une réalité : ils déversaient ici leurs pots. Une
catastrophe écologique. Cette eau est un danger public. Elle
ne rassure pas. Le lyrisme fluvial, des gosiers romanesques,
n’est que poésie. Cette eau est la compagne humaine la plus
dangereuse. Elle est peu fréquentable. Ceux, qui s’y
ressourcent, font du danger leur dortoir. Elle permet des
communions cauchemardesques. Combien sont-ils sur la
liste des morts par noyade ? Qu’est le Titanic ? Un cimetière
tanguant ! Un pavé dans la mare !
Doutes-tu des opinions qui sont persuadées que ce bassin
offre la consolation absolue ? Hé oui. Soupçonnes-tu une
mémoire fluviale préfabriquée par des hâbleries poétiques
ou des effets neuronaux liés à une absurde tradition
médiévale passionnée d’eau ? Hé oui. Le monde est plus
grand qu’un fleuve. Le fleuve est maudit sous de nombreux
cieux. Chez certains, il n’est qu’un sorcier. Il ne donne pas la
vie. Il annule l’évolution des sociétés. Il inspire la peur. Il
tue. Il est plus sauvage qu’hospitalier. Il est indomptable et
insupportable. Il est un âne têtu. Il est la mort.
Dans le Gouloumbou, à l’Est du pays, des hippopotames
se cachent sous l’eau pour manger de la chair humaine.
Avant 1659 et en vertu d’une superstition peu sérieuse, les
populations d’ici craignaient les îles du bas-fleuve. Elles
étaient classées zones maudites. Des personnes y mouraient
assez jeunes, se lamentaient-ils. N’importe quoi ! Halte au
massacre généralisé. L’écologiste Aïdar a perdu son fils lors
d’une plongée. Dans la nuit du 26 septembre 2002, un
accident du bateau le Joola a fait presque cinq mille morts.
L’eau assassine. Des poissons ont profité de cette chair

118
humaine. Ils font de vous des anthropophages. Ils sont
capturés par des pêcheurs. Jetés dans vos marmites. À midi,
ces criminels des eaux, nourris à la chair humaine, vous
fileront entre les doigts et les dents. Ils finiront dans vos
intestins. Elles sont vraiment machiavéliques ces eaux. Elles
engraissent avec leurs poissons pour mieux vous abattre,
vous qui êtes, entre-temps, et grâce à elles, pleins de chair.
Que dire de ces poissons qui ont accepté de jouer le jeu en
sacrifiant certains des leurs. Les humains mordent à
l’hameçon. Ils mourront en masse. Les eaux les étoufferont.
Les poisons les grignoteront jusqu’à la moelle.
Ces eaux vivent de la chair sénégalaise. L’année 1920
offre un cas funeste avec l’Afrique. Ce paquebot transportait
plus de cinq cents passagers. L’évêque de la Sénégambie :
Mgr Jalabert était l’un d’eux. De nombreux chefs de
comptoirs européens démobilisés y étaient. Il coula au large
des côtes françaises. Le bilan : aucun rescapé, tous déclarés
morts.
Hé ! Ne me touche pas, moi. Ne tue pas ma
communication. Ta chair n’y passera pas. J’aurais aimé te
rouer de coups. Te juger. T’avertir. Te punir. Te condamner.
Qui suis-je pour me faire justice ? Je suis incompétent.
Aucune responsabilité liée à l’eau. Aucun mandat. Aucun
pouvoir. D’aucuns ont su dompter ce fauve flottant. Il semble
que des figures historiques aient tenu en respect ces masses
liquides. Moïse marchait sur elles. Il ouvrit un boulevard
pour que passât son peuple. En pleine mer, Bamba jetait sa
natte pour prier sur l’eau. À ceux qui ne voulaient que voir,
le commandant Jacques-Yves Cousteau démontrait
suffisamment qu’il restait le costaud type des eaux. Et les
miracles continuèrent.
Tu ne prends aucun risque, toi. Tu tiens peu au miracle.
Tu n’embarques sur aucune pirogue. La terre ferme te suffit.
Tu as toujours les pieds sur terre. Un appui incessant. Tu vas
souvent sur terre. Il faut prendre appui. L’appui aide le pas.

119
Tu restes fidèle au sol. La vie humaine dépend du sol qui la
supporte, qui la nourrit. Nul ne saurait se priver de ce
rattachement au sol. Il est le bateau le plus bas qui te laisse
marcher tranquillement sur son dos. Je te rappelle aussi que
tu n’as plus le droit de marcher sur toutes les terres. À l’hôtel
Terrou-bi, ils interdisent aux étudiants de marcher sur la
plage réservée aux Blancs. Ils ont planté partout : interdit
d’accès. Dans nos villages, ils pillent et barbèlent. Ouvre
alors tes yeux, les pièges pour rat sont partout. Ils évitent
l’odeur des rats, murmurent-ils. Tu ne sais même plus qui est
le véritable rongeur dans ce pays. Ils creusent, enfuient et se
terrent. Ils se font du cinéma.
Planant entre histoires et accusations, les quelques pas qui
te restaient, et que tu n’avais pas comptés, te portaient aux
abords du fleuve, face à lui. Cette gluante colonne vertébrale
est populaire. Qui a taillé cette robe ? Qu’est cet infatigable
champion à la nage ? Il te faut des hypothèses pour espérer
des réponses en cinq sec. Tu défonceras les portes des
chambres poussiéreuses du paléolithique et du néolithique.
Tu n’as pas ce marteau. N’imite jamais ces faux magiciens
des médias compétents en toute chose. Les géologues
répondront. Pas moi. Contente-toi des centres d’intérêt de tes
aptitudes. C’est ça l’honnêteté. C’est cela la bonne foi. Je me
contente de la parole sans revendiquer une parenté
quelconque avec ceux qui se prennent pour des sacs à parole.
Diéno ne parle pas ici.
Vous n’allez pas m’apprendre que l’histoire de Doumbia
est si proche de la légende concernant Johnnie Walker. J’y
vais de ce souvenir mixé, de ce pas droit. Pour comprendre
ces environs des pans historiques de notre nation, une autre
piste familière est choisie. Bienvenue à la littérature. Des
textes à l’eau. Des mots se muent en poissons. Des
interlignes en chaloupes tanguant. Romanciers et touristes du
monde parlent de votre fleuve. Ils l’ont déplacé aux quatre

120
coins du monde. Tous le voient. La magie de l’imprimerie
ou l’imprimerie des magiciens.
Le système nerveux ressemble à une fabrique de
représentations. Son encéphale est une caverne filmique. Il
est photographe et album. Il se souvient des images de ses
caprices. Tu n’es pas de Podor, mais cela ne t’empêche pas
de comprendre ces propos de Fodor à propos des neurones.
En ce moment, s’est réveillé ce que j’ai longtemps gardé au
cœur et dans la tête. Je suis enfin là. Sacré président Wade :
Weedi guiss bokku ci. Confronte tes informations. Réévalue
les discours pompeux sur cette île.
La volonté d’un déterminisme imagétique est accomplie.
Tu écris avec le pied. Tes pieds te conduisent là où va ton
cerveau. Tu n'écris pas qu'avec ta main. Sans tes pieds, cette
écriture n’est point. Solides, libres et braves, ils sont présents
et remplissent tes textes. Tes pieds pères de tes papiers. Ils
me poussent à l’ouvrage. Est-ce vrai qu’ils me manipulent ?
L’imaginent-ils ? Tu dois garder ta liberté d’écrire. Écris
quand tu le sens. Apaise-toi. Ne réagis jamais. Éloigne-toi
des défenseurs d’une terre d’Afrique. Tu as bien vu
Madagascar qui s’écarte et les autres qui se rebellent. Tous
aiment les nuages. Mais toi, tu es fou de tes pieds. Toujours
marcher et toujours écrire. J’y prends goût. L’époque des
contes que narrait grand-mère est terminée. Ils ne vont plus
refuser de vous inviter parce que vous n’avez rien écrit. Finie
l’histoire des sacs à paroles. Ni sac ni parole. Les livres se
substituent aux sacs et à la guerre des bouches. Ce présent est
à l’écrit. C’est notre visa. Notre ticket d’entrée. Notre laissez-
passer. Notre dignité. Notre revanche. Notre sceptre. Notre
guide. Tu t’orientes avec cette boussole. C’est sur ce sol que
tu atterris.
N’est nullement anachronique la psychanalyse freudienne
des perceptions emmagasinées. Le cerveau, le cœur et l’œil
ont conduit tes pas sur ces lieux. Tes pas sont ceux d’une
intelligence artificielle. Explique-toi ! Cerveau du pieds.

121
2

Cette balade livresque trempée


d’eau

A près ses lectures de La nouvelle Héloïse, le jeune et


curieux Hegel partit à la découverte des Alpes. Les livres
informent et incitent. Ils portent sur une vie. Parlent d’une
société. Défendent une âme. Leur incitation t’a conduit sur
ce premier lieu de l’infiltration française, en Afrique
subsaharienne. Le discours livresque et celui des rumeurs,
correspondent-ils à la réalité ? Jean-Pierre Dozon parle de
Saint-Louis du Sénégal. Il condamne le désordre qui
caractérisait cette ville. Des livres, tu apprends que des
enfants animaient les abords de ce fleuve. Pas de petits
camps. Pas de grands camps. Où sont partis les gamins dont
parle le romancier Ousmane Socé ? Il écrit que des bambins
conduisaient des moutons aux endroits où le fleuve coulait
sans digues. Ces derniers trempaient leurs bêtes dans l’eau.
Dans leur instinct batailleur, ils organisaient des combats.
Excités par les cris des managers de circonstance, les
infortunés animaux se donnaient de violents coups de tête.
Chaque coach vantait les forces de son bélier, prétendait qu’il

123
était le meilleur. Malheureusement, la bataille passait des
moutons à leurs gardes du corps.
Que sont-ils devenus ? Le boxeur Battling, est-il l’un
d’eux ? Il se peut que l’un d’eux soit Golbert [pourquoi pas
Colbert] Diagne, cette célébrité nationale. Tu le croises. Mais
aucune question ne lui est posée. Tu te méfies de ceux qui
jouent au bon apôtre. Peut-être le ministre Teuw se baignait-
il là. Son livre poétique n’y fait aucune allusion. Il montre
que ce mathématicien ne connaît pas bien l’eau. Qu’il n’aime
pas nager. Quelques mots sont réservés aux types de
poissons. Au vocabulaire fluvial. Ce silence cache mal ce
qu’il maîtrise. Sa connaissance de l’environnement des
vaches est stupéfiante. Une communication
environnementale parfaite. Personne n’a le droit de lui
reprocher cette science. La légende des Peuls est derrière les
vaches, non sur une pirogue. Cette remarque peut lui être
faite quand même : comment sa poésie, chantant et dansant
pour des Russes et des Koldois, peut-elle se taire sur son
parcours d’écolier, sur sa famille d’accueil de Guet, sur les
deux ponts de l’île qu’il enjambait fréquemment. Sa
conscience répondra. Plus sincère que ce dernier, Birago était
obligé d’arroser ses poèmes du parfum de ce fleuve, le tien.
Pas question de chercher querelle. Ne te fais ni âne ni
hérisson. Regarde l’autre en face, mais ne l’approche pas de
façon à lui pouffer au visage. Il faut être deux pour se
quereller, n’est-ce pas ? La vie aussi n’est jamais neutre. On
n’avance pas comme roulerait une pierre. Tu ne cognes pas
comme taperait un fou. La liberté est une valeur. La
préservation de la vie l’est également. Ces valeurs luttent au
quotidien. Elles interdisent certains comportements. Elles
limitent l’incitation à la bagarre ou le tir au pistolet sur une
place publique remplie. C’est vrai par ailleurs : j’ai
pleinement conscience que d’autres sociétés trouveraient ces
valeurs ridicules et non déterminantes pour leurs choix.

124
Qu’importent les noms des célébrités qui se rinçaient les
derrières, ici. Ce qui s’est réellement passé est resté pour
toujours un secret de l’espace. Les enfants ont quitté ces
lieux. Ils se sont déplacés. Déployés sur les ruelles de la ville.
Difficile de distinguer ceux qui vivent de l’aumône de ceux
qui regagnent un toit, après un temps prolongé de jeu. Jean
ne sera jamais Paul. Tu ne fais confiance qu’à tes pieds. Tu
n’as pas tort : chacun a son œil. Pas d’œillères. Ouvre tes
propres yeux. Tu as respiré de lointaines atmosphères. Tu
veux communiquer l’azur de mondes inconnus ou oubliés.
Trop de démesure ici. Espace sans fin.
Apparent laisser-aller. Cité créole. Domaine de la traite
négrière. Épicentre d’un vieil Empire colonial. Gallos de
marchands ! Habitation fortifiée, après que l’île eût été
négociée par l’allocation de coutumes auprès du mandataire
local, fondé de pouvoir du souverain du Walo. Lieu
d’exportation employant une main-d’œuvre abondante et
servile. Marche d’un déliquescent désordre. Point de départ
des brutales conquêtes militaires. Lieu d’abrutissement
généralisé. Triste comptoir de traite. Sombre site d’une vaste
économie monde. Termitière. Terreau de la franc-
maçonnerie. Ville de femmes [si la formule n’est pas
excessive]. Ville de garnison. Un monde assez original, assez
insolite. Espace d’inversion des règles sociales les plus
courantes. Hollywood ou Ndawood ! Tu entres dans leur
univers mental.
Des choses amusantes sont racontées à propos des
environs de cette eau salée qui cohabite avec une eau douce.
Un café au lait. Mulet ou simulacre. Le samedi 4 février
2017, lors de la présentation du piètre livre poétique du
ministre Teuw, l’un de ses courtisans, qui intervenait, a osé
dire qu’une sourate du Coran parle d’un fleuve et d’une eau
douce qui s’embrassaient en permanence. Il révèle que ces
écritures saintes faisaient allusion au fleuve d’ici. Aux anges,
l’assistance applaudissait. Sacré théâtre d’idées momies !

125
Sacrés auditeurs ! Vrai ou faux ! Ces lieux sont entourés
d’eaux salées une partie de l’année. La très faible pente du
fleuve en est la cause. En période de crue, l’eau douce va
jusqu’à la mer. Ils font de ce fleuve un trophée divin.
Il n’y a pas qu’en Angleterre où la langue et la civilisation
sont intimement liées à l’eau. À l’image des sensations
d’ailleurs, et sur tous les littoraux du monde, ici aussi, un
fleuve fascine. Ils l’aiment. Ils ont le fleuve au cœur, au bout
de la langue et à fleur de peau. Ils habitent le long des plages
et aux abords du fleuve. Des bancs publics font face à l’eau.
Les pieds à l’eau. Ils abandonnent la terre ferme. Tournent
vers l’eau. Se confesse à elle. La regardent chaleureusement.
Toute la journée. Toute la saison. Ils sont sur le fleuve. Ils
sont artistes. Commerçants. Curieux. Douaniers. Étrangers.
Malades. Marins. Mendiants. Militaires. Pêcheurs.
Photographes. Poètes. Solitaires. Visiteurs. Chacun à l’œil
sur une gouttelette. Personne ne pénètre les secrets de ce dos
nu, de cette bande bleue. Chacun tend la main pour la
caresser. Pour goûter son eau. Pour la renifler. Ils cherchent
à se familiariser avec ce tapis liquide coulant, tortueux,
sourd.
Comptes-tu prolonger ton pèlerinage livresque ou
neuronal ? Oui ! Oui. Pourquoi pas ! Tu marches en
communiquant. En écoutant. En écrivant. En parlant. En
pensant. En regardant. En répondant. En sentant. Tes pas
sont des accoucheurs d’idées. Des écrivains. Ils ravivent la
réminiscence. Feuilletons alors. Un champ de performances
te tire les oreilles. Une agglomération. Un brouillard. Des
bruits de bottes. Des voix sans visage. Cent visages sans
nom. Rien ne me rappelle le village. Cet espace est une tour
de Babel. Y vivent des corps et des idées. En chantant, un
univers mental s’accouple avec son champ. L’esprit gagne sa
course devant le vent. Il est plus rapide que l’air. Plus
intéressant que les moteurs de recherche. Il y aura forcément

126
un jour la possibilité d’installer un appareil au cerveau pour
projeter et suivre à l’écran de lointains souvenirs choisis.
À l’instant, il travaille. Court. Disparaît. Marche. Vole.
Voyage. Tel un éclair, il se projette. Par-dessus des fleuves.
Au-dessus des montagnes. Rien n’arrête son envol. Il ne
dépend pas de l’acuité du regard. Il n’est pas soumis à un
protocole. Il échappe aux contrôles au niveau des frontières.
Il est invisible. Un vrai talisman. Il garde ses secrets. C’est
une carte mémoire de capacité insondable. Il n’arrête pas de
s’étendre. Il est un randonneur de l’extrême. Tu entends son
cœur battre. Il fait tellement des efforts pour remonter le
temps. Avancer plus vite que le virtuel.
Il n’y a plus qu’à se battre contre toi-même. Tes pas ont
leurs yeux. Tes yeux ont leurs pas. Ton cerveau a ses pas et
ses yeux. Trois leaders pour un seul micro. La plus forte des
tendances l’emportera. Elles remettent la concurrence. Se
faufilent entre la Bible. Homère et Virgile. Dana. Melville.
Conrad. Su Dongpo. Camoens. Defoe. Boubacar Barry et
d’autres. Un monde, répondant présentement peu, toussote
par intermittence.

127
3

Cette marche de l’histoire des héritiers


inaccomplis

D e par ton nom de famille, tu aurais pu être le roi de cette


île. Ici, tu te sens parfois chez toi. Nul ne doute de ton nom.
Des écoles et des rues portent ton nom de famille. Les
Mbodji ne sont pas des étrangers ici. Une mémoire les
accepte. Ils sont parmi ceux qui l’ont fait. C’est l’histoire
scientifique qui l’atteste. Loin d’ici, à Fod, lors des élections
locales de 2012, tu étais candidat à la mairie. Ton principal
ennemi était ton nom de famille. Tes propres partisans te
surnommaient paradoxalement : Walo-walo bi. Dans ton
propre village, là où tu es né, ils ironisent et rappellent
maladroitement que tu es du royaume du Walo. Là-bas, les
choix ont changé, mais le célèbre dialogue Perse y était
inconcevable. Les principes de la démocratie faisaient
pouffer de rire. Tous n’avaient pas droit au chapitre. Tous
n’y parlaient pas. Seuls des patronymes, venant en partie du
royaume du Sine, pouvaient totalement exercer leur
citoyenneté. Lol ! Sérieusement, quel nom de famille n’a pas
connu ses exclusions dans ce pays ? Elles ne sont pas mortes
ces idées folles.

129
Pourquoi ris-tu ? Tu es au Sénégal, non ! Chaque nom de
famille revendique ses origines divines. Tous se disputent le
sacré. Même à Mbeumbeuss des artistes de la saleté se
mouchent avec des genoux d’éléphants et croient pouvoir
garder un monde entre leurs mollets, au-dessous de leurs
testicules. Parfois, ça ne sent pas la sauce.
Les habitants de Koula ont mille fois raison d’avouer
qu’ils ne veulent pas d’un dépotoir d’ordures aux environs
de leur village. Comment peut-on vouloir déverser sa fosse
d’impuretés nauséabondes dans la cour des autres qui ne
vous ont pas demandé d’aller faire vos besoins dans vos
toilettes ? Ils ont raison de protéger leur vie. À qui
reprochera-t-on d’avoir une terre promise, de n’ouvrir sa
porte qu’aux petites planètes connues et sûres ? Certaines
attitudes sont maudites.
Dans cette île, tout peut rester à la douane sauf ton nom.
Il n’y sera jamais prohibé. Les Mbodji ont régné sur ces
terres. Tu es d’ici. L’idée offre souvent une illusion de vie
paradisiaque. Tu peux te sentir ailer. Heureux comme un roi
à qui il ne reste plus qu’un symbolique fleuve. Qui sait ? Tu
aurais pu être le roi de toutes ces populations. Roi de ces
maires. Roi de ces ministres. Roi de cette première dame. Roi
du boxeur agressé à mort : Battling. Du juge assassiné :
Babacar. Du philosophe transhumant : Bachir. De l’éternel
célibataire : Ndiandia. Du mystérieux milliardaire : Cheikh
Amar. De l’amusant musicien : Souleymane. Suis-je un
héritier légitime ?
Je suis sûr de pouvoir bien tenir le royaume. De pouvoir
bien commander. De bien guider. De bien incarner la loi. De
bien maintenir la paix. De bien prendre des décisions
importantes. De bien protéger les populations. De bien
symboliser l’autorité. De bien tenir ma langue. Oh ! Oh !
Reviens sur terre. Dans ce pays, tout a changé. Tout est
renversé. Transvaluation ! Hier n’est plus. Le diable s’est
mué en un dieu. Le haut est en bas. Le bas est devenu la

130
montagne. Des maîtres ont quitté leur place. Des esclaves
deviennent des maîtres. Des rois meurent comme des rats.
Des royaumes s’effacent de la mémoire. Picasso n’est
devenu qu’une marque de voiture impopulaire. Djoungua n’a
jamais été qu’un nom d’immeuble à Dakar. Chez Valdiodio,
le vrai père de l’indépendance de ce pays, il ne reste plus
qu’un puits peu profond.
Les rendez-vous manqués existent. Les places ne sont
plus réservées. Certains ont fait place à d’autres. Ont réussi,
ceux qui rêvaient d’une place au soleil. Le fils d’une
vendeuse de cacahouète est devenu Président. Peut-être est-
il né coiffé ? Rire sous coiffe. Le coquillage le plus
insignifiant d’apparence cache de l’or. La surface du minerai
le plus grossier dissimule du diamant. À force de bouger et
d’y croire, des débrouillards se sont réveillés devant un lait
du ciel à la verse. Ils existent maintenant. Prennent place. Se
déplacent. Par la grâce de Dieu ! Ils ont compris les sueurs
du front. Telle chose passe. Telle autre arrive. Quel père ont-
ils ? Le choix ? Le destin ? La magie ? La politique ? Le
sang ? La science ? La volonté ?
Tu aimes ton pays. Une vertu des vérités y est
communiquée aux facultés de l’entendement. Une chose est
certaine : une naissance quelconque ne suffit plus pour
mener une vie de baron ou de brebis. Seul le travail distingue
les barons des bœufs. La chance n’est plus détournée. Le
travail a corrigé la marche d’une histoire structurelle. Le
tissage de vos représentations est repris. Le Sénégal s’est
précipité vers une société différenciée et démocratique.
Laquelle ? Du Socrate sans Platon ! Tout ce que tu sais, c’est
que tu n’y sais rien.
Y comprends-tu quelque chose ? Rien de rien. Méfie-toi
des surprises. Demain n’est pas assuré. « Quis puer iste
erit ? », peux-tu prévoir ce qui sortirait des entrailles du
futur comme on envisagerait une équation mathématique de
l’Élémentaire ? Fais attention à toi ! Descartes risque de se

131
lever de son tombeau pour te rappeler sa fameuse et farfelue
hypothèse du malin génie perturbateur de consensus
scientifique. Depuis lors, les peuples sont devenus des
épistémologues. Ils voient partout l’aléatoire et
l’imprévisible. Sous chaque toit, ils ouvrent leur cœur à ces
interrogations propres aux échiquiers, aux joueurs, aux
magiciens, aux esthètes.
Espérons que la natte, que ramèneront vos tisserands à
venir, ne sera pas faite de barbelés, de tessons de bouteille de
bière. Amen ! Travaillons pour que cette magie, autour des
utérus, reste un bloc marque déjouant tout pronostic lié aux
avortements, aux déceptions. Pas de virulence, mais de
vigilance. Des charlatans ont l’œil sur cette baraka. Ils
haïssent cette voie supra démocratique. Ils rêvent des quatre
pattes du chien, des échines courbées du Chinois, des
eunuques grecs, des grognements musicaux.
Cette île garde les clichés de toutes ces mutations du
regard et des utérus. Ses histoires sont racontées par des
autochtones. Des explorateurs. Des militaires. Des marins.
Des naufragés. Des navigateurs. Des océanographes. Des
plaisanciers. Des sportifs. Parler de son histoire, c’est dresser
une longue liste de célébrités qui y vivaient.

132
5

Cette façon de vivre dans les nuages

L a goélette, l’Aimable blonde que commandait le


capitaine Biarnès, polluait ses eaux. En 1848, sous
l’éphémère Seconde République, et sous ses cieux, un
pauvre et endetté mulâtre saint-louisien, nommé Durant
Valantin, était parti d’ici pour être élu député du Sénégal à
Paris. Les héritiers des anciens de Colo [École coloniale], des
Signares ou des femmes prêtées, gardent forcément des
photos de leurs parents qui fréquentaient ces lieux. Marie
Laboure, l’une des nombreuses et célèbres maîtresses du
gouverneur [le chancelier de Boufflers], était une des
résidentes de cette terre. Son nom était sur la liste des plus
importantes propriétaires de bateaux transporteurs
d’esclaves.
Une histoire émotionnelle refuse de quitter ces environs.
Elle fait régner le nom de Charles Ntchoréré. Le prytanée
militaire, qui est debout derrière les fesses du fleuve, porte le
nom de cet officier, le premier commandant noir de cette
prestigieuse École militaire. Je ne crois sincèrement pas aux
honneurs des hiboux. Ce désaveu n’est pas lié aux origines
gabonaises de ce militaire qui avait pris la nationalité

133
française ou qui s’était converti en français. Qui servit la
France lors des deux Grandes guerres ? Qui était mort pour
la France. Thomas Sankara, ce digne encadreur d’origine
burkinabé, formant des troupes non loin du nombril de ce
fleuve, méritait l’honneur suprême. Un honneur posthume ne
serait ni humiliation ni bêtise.
Pour l’honneur, pourquoi pas Battling ! Ce baye Fall
appelé Amadou Mbarick Fall ou encore Louis Fall. Le
sobriquet Battling est plus célèbre. Il est connu qu’il était
engagé dès 1914 dans l’armée française. Il avait gravi les
échelons pour devenir Adjudant. Le public sait qu’il avait
obtenu, après la guerre, le titre de champion de France,
d’Europe et du monde dans la catégorie des mi-lourds de la
boxe. Qui peut cracher sur ce grand champion ? Sa famille et
ses fans peuvent se piquer d’honneur. Pour la
reconnaissance, pour ses qualités morales et professionnelles
exceptionnelles, pourquoi ne pas penser à Ibnou Diop Wara
Talibé [1872-1907]. Il est natif de ce sol. Il est le premier
Sénégalais capitaine au long cours. Il était un ingénieur
mécanicien diplômé de l’école nationale des arts et métiers
d’Aix-en-Provence. Il est mort accidentellement sur la
vapeur au Mali et sur le fleuve Niger, à l’âge de 35 ans.
En l’absence des honorables, les honneurs s’envoient en
l’air. Le mérite est mort. Toutes vos grandes ou historiques
rues sont rebaptisées par des usurpateurs. À l’arrêt du bus, le
nom d’un varan vous assourdit les oreilles. Chaque fauteur
de troubles tartine son nom de famille [pour quoi pas : de
farine] pour l’imposer aux langues ou le servir comme plat
de langues épicéés. En bas ce théâtre des peintres ! La
friperie a de beaux jours ici.
Les universitaires n’osent pas ignorer le vrai visage de
l’abbé David Boilat. Il faisait partie de ces trois premiers
mulâtres de Saint-Louis que les frères de Ploërmel
envoyèrent en France. Ils furent ordonnés prêtres à l’issue du
séminaire. À leur retour, ils faisaient jaser. David Boilat lui

134
était accusé d’entretenir des relations incestueuses avec ses
nièces. Peut-être que cet acte contre-habituel justifie-t-il
l’éphémère vie du premier établissement d’enseignement
moyen secondaire de Ndar qui portait son nom. Eh oui ! En
quoi son nom mérite-t-il d’être exhibé au fronton d’un amphi
théâtre universitaire ? Oui, il était né à Saint-Louis du
Sénégal. Oui, il était un prêtre-missionnaire. Oui, il était
enseignant. Oui, il était curé de campagne. Oui, il était
écrivain. Oui, il avait écrit la grammaire et le vocabulaire
wolof. Mais, et quand même, l’inceste est un acte odieux
annulant son mérite et sa sainteté. Que personne ne te lance
la réplique : que celui qui n'a jamais péché jette la première
pierre ! Pas d’intégriste ici ! Pas d’adultère ! Pas d’Évangile !
Mais un roman, un mahométan, un critique.
Le privilège de ces formes d’honoris causa devait revenir
à Jean Dard, le promoteur de l’école des otages. Mame
Cheikh en serait plus digne. Très tôt, il s’intéressa à la
question de la nation sénégalaise et il fonda un daara
d’enseignement coranique dans la commune de Thiès. C’est
dommage de voir les prophètes venir d’ailleurs. Tes patriotes
ont peu de chance dans ce parrainage local. C’est la
conclusion de ta connaissance de l’histoire de ton pays. C’est
une conviction dans les évangiles de Luc et Matthieu.
Est malheureuse cette vie réactive de vos leaders
politiques face à la vieille tendance dirigiste de la France. Le
FCFA, ce Franc de la Côte Française d’Afrique est l’autre
revers de la friperie. Quelle différence a-t-il avec l’ancienne
appellation du gouvernement du Sénégal : « Gouverneur du
Sénégal et Dépendances » ? Ton pays a sur la tête un chapeau
bizarre ! Vous aussi ! Vous là ! Vous n’avez plus de tête.
Vous marchez, tête en l’air. Le FCFA est synonyme de
dressage, d’esclave, d’étoile jaune.
Il se pourrait que mes oreilles aient leur défaut. Mais je
crois entendre, derrière cette appellation de la monnaie, une
injure propre aux méprisants calculs du colonisateur. Il n’est

135
pas éloigné de la menace du commandant Protêt abattu à
Carabane avec une flèche empoisonnée. Sur sa stèle votive,
des mots continuent à tutoyer les passifs passants :
« Casamançais du Sénégal, attention ! Même mort, je vous
ai à l’œil ! » Morte la bête. Mort le venin. Les vers ont mangé
les yeux des morts. Sont morts ceux qui ont installé dans vos
pays le franc de la côte. Le contrat tacite devait être rompu.
N’alimentez plus cette farce du coffre-fort des abrutis. Vous
ne voulez pas continuer à battre la calabre ! Alors brûlez le
reste des côtelettes françaises. Leurs chiens attendent leurs
os.
Que leur reste-t-il à inculquer ? L’ancien monde colonial
ne s’est pas effondré. Il joue les prolongations. Encore la
question de la survivance et des ombres. Voyons que je
m’assure qu’il ne vous reste quelque part, dans vos manteaux
d’ours, des pierres cachées. Ô Héraclès ! Vole à mon
secours ! Je suis étonné ! À quoi trouves-tu qu’ils
ressemblent ? D’où sortent ces types d’acrobates ? Que
faisaient ceux-ci, tout courbés vers votre sol ? Comment t’es-
tu endettée sans t’en apercevoir ? Les réponses attendront.
Passe ton chemin. Laisse faufiler d’autres idées. Assure
un défilé en couleurs. Permets à tous ceux qui sont pressentis
de s’exprimer. La scène de ton roman transforme le réel en
virtuel. Et c’est grâce à ce simulacre que tu comptes
communiquer avec tes siens.

136
5

Ce matin, tu as de la chance

T u n’as pas traversé Léthé, le ventre rempli d’eau. Tu ne


commets pas l’imprudence du cinéaste Platon. Peut-être
était-il bien conscient de ce scénario mythique qu’il voulait
de nouveau entretenir comme un prétexte, un autre support
servant aux inspirations et échanges philosophiques. En-
tout-cas, tu n’es pas son gourmet de personnage : l’assoiffé
soldat Er. Au moins toi, tes souvenirs te reviennent. Ils te
lèchent les pieds. Ils sont disponibles. Des lapins ! Tu
t’approches davantage de l’eau. Tout s’ouvre à toi. Te parlent
l'expression et l'essence des choses. Tout veut se
communiquer. Tout veut t’écouter. Il faut être là pour
regarder avec le cerveau et le cœur. L’essentiel y est
invisible. Tu ressens ses pagaies le long de ton corps. Un
théâtre d’opérations est transféré en toi. En toi, s’ouvrent des
cercueils et parlent des morts. S’est réveillé le passé. S’est
écarté un cauchemar qui a marqué la conscience. Horreur
gigantesque. Un arrière-goût de crime contre une humanité.
Toutes les épices ne suffiront point pour calmer cette
insupportable nausée. Un monde s'offrit. Il sort de ton
cerveau pour se placer sous ton menton. Il murmure des

137
mots. Trop de mots finissent par pleuvoir. Tes oreilles
bourdonnent.
Des Blancs ! Des rires sarcastiques sont perceptibles. Des
ordres tombent. Arrêtez ! Attention ! Avancez ! Montre-toi !
Par ici ! Prends garde ! Reculez ! Réponds. Ne sait pas
signer. Pauvre con ! Tais-toi. Arrache-lui la tête ! Des
crachats t’atteignent. Certains ne nageaient pas dans le
bonheur par ici. J’entends des langues inconnues. Étranges
et étrangères. Des étrangers sur un étrange lieu. Fusent même
des questions neuronales : « Qui est digne de gouverner ?
Qui est né pour obéir ? » Deux choses pénibles, pensais-je.
Ces litigieux lieux sont insupportables. Tes joues sont
rouges d’énervement. Ici, boy suceur et boy-panka se
plaignaient de maux de tête. Vers là, les reines Ndjeumbeut
et Ndaté Yalla ne dormaient plus. Là, geignardes, les
signares se lamentaient depuis l’arrivée des épouses
légitimes des négriers. Tu as mis les pieds sur des pierres
impures. Du sable chaud. Un espace maudit. En enfer ! Ce
sol était interdit aux Noirs. Les Autochtones étaient isolés de
ce lieu réservé à une prétendue race heureuse descendante
d’Abel. Les Noirs, et même des métis, étaient tenus à l’écart.
Il fallait être dûment parrainé pour être admis sur ces lieux
de racisme. Ce sol a été emprunté par des célébrités
coloniales. À jamais connus ou inconnus : des commerçants,
des dockers, des esclaves, des navigateurs, des soldats, des
tribus sont passés par là. Peut-être, et sans le savoir, viens-tu
d’une sablonneuse ruelle qui était aspergée d’eau douce afin
qu’aucune poussière n’atteignît les petits pieds blancs, en
promenade.
Qu’insinues-tu ? Penses-tu qu’ils n’en avaient pas droit ?
Oh que si ! Depuis 1558, ils fréquentèrent le fleuve Sénégal.
En 1659, ils s’installèrent et baptisèrent cette île : Saint-
Louis, en hommage au roi Louis XIII. Où étaient îliennes et
îliens autochtones ? Loin d’ici ! Qu’était cette bande de

138
terre ? Un champ de coton, voire de carcasse. Conclusion :
c’est leur île.
Le communiqué de Victor Hugo n’a rien d’insultant. Tu
le répètes à pleine gorge : quelle terre que cette Afrique !
Allez, Peuples [blancs] ! Emparez-vous de cette terre [libre].
Prenez là. Elle est à qui ? À personne. Prenez cette manne de
Dieu. Dieu donne la terre aux hommes d’initiatives. Dieu
offre l’Afrique à l’Europe [aujourd’hui à l’Asie]. Prenez-la.
Déversez-y votre trop-plein. Résolvez-y votre pauvreté.
Revenez-y en propriétaires. Allez, vite ! Où est l’injure ? Ce
qu’il dit est en plein air, devant les yeux. Ayez l’honnêteté
de garder le miroir et le courage d’ouvrir les yeux devant, à
droite et à gauche. Retenez vos langues dans la poche. Si tous
parlent, de quoi vivront ceux qui veulent rester griot, les
Coumba Gawlo, les Thio Mbaye, les Modou Sény ? Voulez-
vous avouer qu’on ne naît pas crieur public ou laudateur ?
Vous aurez raison. La nature planerait au-dessus de
l’arrogant langage. Mais vous aurez loupé encore le train en
lisant le laboureur de La Fontaine, la poitrine bien bombée.
Cet écrivain parle du sens du travail chez les Français, pas de
vous. Si chacun jouait son véritable rôle, il n’y aurait ni
usurpation, ni lutte, ni pillage, ni massacre.
La connaissance que tu tires de ta marche est énorme et
amère. C’est ici qu’abordaient le courage et l’audace. Ce
fleuve est la mère des ségrégations urbaines. Il a rendu
possible des bêtises. Esprit de serf. Ce serait de sa faute si
Samory était déporté. Déporté au nom de sa prétendue
cruauté. Foutaise ! Qu’est-il devant Robespierre ? Ils sont
Charlie. Je suis Samory. Ces environs auraient pu être ceux
du Niger. Là-bas, des Soudanaises murmurent, en lavant leur
linge, des chansons à l’honneur de cet empereur assassiné.
Tu voulais être témoin de ces scènes cyniques. Témoin de
l’arrestation de Samory, de sa farouche opposition contre sa
déportation, de son choix de mourir plutôt que d’essuyer la
honte. Tu t’es demandé ce qu’était l’ultime perception que

139
ce roi avait de ses frères noirs, ces spectateurs, ces poltrons.
Où est l’Afrique ? Pourquoi si mous ? Ô mes parents, ainsi
vous demandai-je. N'étiez-vous pas ses frères ? Pourquoi si
passifs, si fléchissants, si mollissants. Pourquoi tant de
reniements, peu de destinées dans votre regard ? S’ils ne
veulent pas être des destinées, des inexorables comment
pourraient-ils un jour vaincre avec toi ? Si leur dureté ne veut
pas étinceler et trancher et inciser, comment peuvent-ils un
jour créer leur Afrique ?
Tu es un venu tard. Même si Dieu, lui, te connaît. Tu allais
laisser le feu au bord de leurs maisons. Creuser l’abîme au
bout de leurs chemins. Semer le doute dans leurs pensées.
Provoquer le tremblement dans leurs mains. Tu as appris des
Juifs (l’allusion n’est pas méchante, j’espère) ce qu’on
reproche et refuse présentement aux porteurs de la terreur :
le harcèlement. Le Saint Paul de Mari Françoise Baslez
expose ces clichés interdits au sujet de leur maîtrise du
terrorisme. Mais il arrive qu’on complote autour de la
direction que doit emprunter le regard. Il arrive aussi qu’on
vous demande de fermer les yeux.
Une gouttelette de cette eau a vécu l’année 1898. Elle a
vu Samory, arrêté et embarquant pour le Gabon. La
reconnaître, la pêcher, l’interroger, grâce à un supra-
microscope, confirmerait ou invaliderait certains ragots. Un
problème majeur demeure. Cette eau est l’amie de l’air. Elle
coule et voyage. Elle se retrouverait sur n’importe quel globe
du monde. Un tilapia l’avalerait. Elle se retrouverait dans une
de ces chaudes marmites qui fait trembler le poisson. Un
estomac la cueillerait. Elle finirait dans toutes ces eaux usées.
Un camion de vidange l’acheminerait dans une rizière. Elle
servirait d’humus à une botte de riz. Elle s’évaporerait. Elle
reviendrait nager. Elle reprendrait sa trajectoire. Bifurquerait
ou déclinerait vers une fin de cycle certaine. Tu ne peux pas
échapper à ces imaginations. Elles relèvent d’une

140
communication post-traumatique. Ces eaux sont laides et
diaboliques.
Tu as tourné le dos, à ta chambre, à tes collègues. Mais tu
ne communieras pas avec ce fleuve. L’atmosphère a changé.
Le temps a fait ses effets. Des criminels ont laissé peu
d’indices. Rien n’est plus pareil. Le décor de la mort s’efface.
Ce fleuve fait le mort. Des années ont soufflé sur sa peau et
ses parages. Des artistes du saupoudrage l’ont rendu
fréquentable. Il apeure peu. Il semble ouvrir ses bras. Il
donne son poisson et son air frais. Mais les images
indélébiles des livres le trahissent. Dans mon cerveau, se
joue une dramatisation constante de ces souvenirs coloniaux
cruels.
Tu te laisses emporter par des contes. Des histoires. Des
lectures. Des racontars. Des témoignages et des rêves.
Chaque image. Chaque mot. Chaque page. Chaque parole.
Chaque scène. Chaque voix. Tout signe mérite d’être
caressé. Écouté. Épelé. Lu. Regardé. C’est en accordant une
attention absolue aux signes que tu parviendras à
comprendre le sens de la vie. Qui a soutenu que marcher ne
sollicite que le corps ? N’a-t-il pas entendu parler des libres
d’esprit qui rêvaient debout en marchant ? Qui avaient la tête
près de Dieu ? Que fait-il de la santé intellectuelle de ceux-
là qui témoignent de leur expérience de vidange sur les
chantiers battus de la forêt ? C’est faux également d’affirmer
que deux jambes, de gros yeux suffisent pour voir. Que
chacun assume son expérience de la marche.
Ma marche n’est distraite ni par un livre ni par un sac au
dos. Ce qui ne signifie pas que mes lectures et mon
expérience ne la servent point. Je divague. En bas ! Ceux qui
pensent que le visage du diable est dans ces détails. Je pense.
Je tressaillis devant les traquenards. Ces situations tragiques.
Ils sont là. Là depuis longtemps. Bien avant ma naissance.
Ils survivront. Enfuis dans la chair des lecteurs pillards.
Ceux-là qui s’intéressent au passé sombre ou suave de leur

141
race. Tout sent la mort dans l’âme. Question de mort et de
vie. Devant ce fleuve, cette cicatrice, je rends hommage aux
morts. Des charognards prendront ces pages pour la mort.
Une forte odeur empeste. Des vies ont été écrasées
gratuitement à cet endroit. Triste jusqu’à la mort. J’y reviens
pour m’en souvenir. Tu portes leur deuil. Je m’étais juré que
jamais je ne mettrai les pieds en Europe. Ce continent a
massacré tes élites, tes belles semences naturelles. Ce
philosophe est différent. Il n’est pas indépendant par rapport
aux états d’âme. Il n’est pas sur la liste de la neutralité
psychique qui caractérise certains penseurs. Il mêle les
regrets aux pensées. En colère. Fumant de colère. Colère
mêlée de stupéfaction. Colère et angoisse. Colère de la voix.
Colère de Poséidon. Colère de l’enfer.

142
6

Cet art de communiquer


l’engagement

T u ne sais plus où donner de la tête. Pas de tête. Pas de


communication. Des images fantomatiques. Des
hallucinations. Un trouble de la mémoire. Tu es électrocuté
par une imagination provoquée par ton contact avec ces
réalités résistantes. Touché par les impressions. Ces
intuitions entrant avec force. Les odeurs créent parfois des
émotions picorant les yeux. Qu’elles sont bizarres ces
relations entre les variations de l’espace et la réponse motrice
déclenchée. Le moment s’est arrêté pour me basculer dans
une autre dimension infinie. Un égaré. Le vertige s’ajoute au
bourdonnement des oreilles. Une ivresse particulière.
Traverse les ruelles de mon corps. La tête grippée. La tête
hochée. Ton bras passe sur la tête. Je nage en l’air. Je crie et
vocifère. Des allumeurs provoquent en toi des excitations
bellicistes. Qu'importe ta justice ! Tu ne vois pas que tu es un
charbon ardent. Mais le juste est un charbon ardent ! Je suis
fâché contre le diamant. Je conteste. Il a oublié de me citer.
Pourquoi si dur ? dit-il un jour au charbon de cuisine. Ne
sommes-nous pas intimement parents ?

143
Ces parages sont hantés. Ils torpillent. T’invitent à la
bagarre. Te monte l’envie de tout saccager. De donner des
coups de pied. Ton cerveau prend feu. Te saisit la rage de
sauter à l’eau. De boire, d’une gorgée, ce fleuve.
Dis, qu’as-tu à l’instant ? Tu disparais sans mourir. Tu vis
sans mouvement. Tu souffres. Tu pousses silencieusement
de brûlants soupirs. Tu es sans voix. Tu perds ta langue.
L’œil fixe. Tu te tais. Le crucifiement. Un tête-à-tête avec la
langue du néant. Je me suis figé. La bouche tremblante et
incontrôlable. Transi de froid. Haal ! Crie un Wolof. Un lion
dans l’île ? Je me tiens debout. Hurlant contre tous et tout.
Contre ces habitats. Contre cet engin. Contre ce fleuve.
Contre le monde. Contre ces négriers. Contre ces peureux.
La boussole perdue. Le cœur roulant. Pas de répit. Ton cœur
s’est remis à trembler. Des tremblements rapides.
Douloureux et réguliers. Ils te secouent la poitrine.
Écœurement brûlant. Une nausée. Un goût amer. La faute à
cet œil de l’esprit. Revenant des Pyrénées. Trempant dans ce
fleuve. Ce mouroir. Une mélodie infinie. Une chambre
obscure. Un monde mouvant. L’important, ce ne sont pas les
pieds, mais les yeux qui sont tournés vers ce tout.
Tu divagues forcément. C’est compréhensible.
Descendant de la mer. Perdant peu à peu l'assurance de la
marche. Le fond incliné. S’abandonnant enfin aux caprices
de l'agitation. Passer la tête à travers les derniers murs. Non
seulement la tête. Passer dans l'autre monde. Ton regard
précède ta parole ! Regarde ! Laisse-toi planer au-dessus du
toit du monde. Un regard lointain. Profond. Il cesse
d’interroger. Se détache. S’allonge. Apprivoise. Mon
cerveau s’est vengé de ce que j’ai déclenché contre lui. Ah !
le monde est petit devant l’esprit. Il est dans l’esprit. Le
regard n’est jamais un chemin perdu. Le sol s’est mis à
trembler sur la même place. Tout peut être vu et senti là. Mais
tu ne peux pas communiquer tout. Ce dont tu ne peux pas
parler, tais-le. Pas de limite du langage dans cette injonction.

144
Mais des limites du sujet. Tu n’as pas le droit de négliger tes
valeurs, ta place, ta provenance. Néanmoins nulle position ne
t’autorise à faire taire les autres. Quelqu’un d’autre parle et
sait ce dont il parle. Je cède ma place aux moqueries d’une
romancière du pays. La bouche bavant, elle s’exclame :
maudits toubabous ! Tous des bandits. Des kidnappeurs !
Des négriers ! Des mangeurs d’enfants ! Il n’y a pas de bons
toubabous. Il n’y a que des mauvais ! Non, réplique le
romancier métis Roland Brival. Il racontait l’anecdote du
verre de Senghor. Ce fameux dimanche où Senghor, après
quelques verres de trop, était monté sur une chaise à la
terrasse d’un café pour haranguer la foule au sujet des valeurs
culturelles de l’Afrique et des trésors pillés au Sénégal par la
France.
Une transe quasi-cataleptique te saisit. Une hyperesthésie
personnelle. Une leçon des sensations : tout état de plaisir
répond à une augmentation et tout état de douleur à une
dépression des fonctions vitales. L’existence de démon est
bel et bien une réalité. Une réelle possession. Un démon
passe par mes narines, pénètre dans ma bouche, donne
l’impression de m’asphyxier. Tu n’as plus le sentiment d’être
toi-même, d’être debout. Un instant, tu perds connaissance
ou quelque chose de ce genre. Mon corps a voyagé. Sans
m’en apercevoir, la marche a dérapé. Elle a quitté mes pieds
et le sol. Elle s’est élevée. À l’honneur de l’Ascension. Elle
se jette aux idées. Elles la portent au ciel. La rive s’éloigne.
Ni abordage. Ni avenir. Ni passé. Ni retour. Ni parole.
Tu es resté seul. Complètement emporté. Anonyme.
Bouche bée. Regard éteint. Étranger. Gonflant et dégonflant
tes joues. Un crapaud dans une mare crasseuse. Une eau
irrigue les yeux. Instant de folie passagère. Je secoue la tête
afin que mon démon s’écroule. J’ai peur de rendre l’âme, si
tôt. Une petite mort, à l’abord d’un fleuve plein de folie. Ne
me quitte pas mon âme. Reste vivace. Ne parts pas. Tu
resecoues la tête. Tu te mets à sourire. Le démon blanc ne te

145
volera pas ton cœur. Ne parle plus. Replie-toi. Reste sourd
aux appels. Sers-toi d’une calebasse pour couvrir ta
conscience. Bon sang ! Reprends-toi. Grandiras-tu ? Que te
servira le symbolisme ceinturant le baobab ? Afrique des
fiers guerriers, se ragaillardissent-ils. Un besoin d'allant.
Ces émotions t’ont surpris. Certaines se communiquent
sans mot. Sont bizarres ces cellules nerveuses à l’origine de
vos comportements indescriptibles. Au village, Latt et Poulo
sont restés célèbres. En apprenant les prouesses de Napoléon,
Nietzsche s’écriait : ça, c’est un homme ! Devant Latt et
Poulo, je crie : invulnérable ! En colère, le premier, un
puisatier à l’époque, pouvait longtemps se donner de violents
coups de couteau au ventre. Fâché, le second, un berger peul,
faisait de ses cuisses une batterie musicale. Il les tapait fort
avec la lame de son coupe-coupe. C’est ainsi que l’on se
comprenait. C’est ainsi que d’aucuns ont appris à
comprendre certains. Geste et langage. La vieille
communication. Exprimer des sentiments douloureux par
des gestes. S’arracher les cheveux. Se frapper la poitrine.
Défigurer et contracter violemment les muscles de la face.
Dommage qu’ils n’aient pas vécu au temps du Colon qui
devait sûrement compter sur leur témérité. Pour apaiser ces
deux guerriers de la campagne, leurs parents ou
connaissances passaient prudemment des flammes sur les
cheveux de leur tête. Ils leur mettaient difficilement du sel
dans la bouche. Souvent, cette forme de portion magique les
calmait. Mais la quiétude ne revenait pas tôt. Les
commérages se substituaient au direct. En-dehors de l’île et
de mon village, la tempête a longtemps soufflé. De solides
gaillards ont mis le feu. Le paradis était au bout de leur épée.
Ailleurs, sous vos tropiques, certains refusèrent d’être
comptés parmi les descendants de la race misérable de Caïn.
Parfois l’indignation, la rébellion, la révolution sont
justifiées quels que soient les moyens employés pour les
réussir. Seul l’esclavage est haïssable.

146
7

Ce cri de guerre des insoumis

L e député-prince Douala Manga Bell était un habitué


des sabotages de l’intimité des dîneurs européens. Formé à
l’école des princes de Potsdam, il força l’entrée d’une soirée
à l’Akwa-Palace de Douala. À cheval, il servit un seau de
champagne à sa monture. Ses excentricités choquaient le
Palais Bourbon. Es-tu Douala ? Non ! Non ! Pas
d’importation nouvelle. Te vois-tu alors en Sidya Léon, cet
esprit libre fils de la reine Ndaté Yalla ? Mdr. Certes, il était
revenu pour diriger le canton de Nder, après sa formation à
l’école des otages, avec l’aide d’une bourse du gouverneur
Faidherbe. En plus du fait de son amour pour sa terre natale,
il refusait d’être un relais servant les intérêts français. Mais
non ! Non ! Malheureusement, je ne veux pas être ce jeune
de ma famille, de mon sang, assassiné pour l’amour de sa
patrie, de ses parents, de la vérité.
Tu es réconforté par la remarquable morale du père Duret.
Son comportement exemplaire justifie sa popularité. Sa
Légion d’honneur. Son élévation à la dignité de Vicaire
apostolique. Il interdisait aux filles d’aller au bal du 15 août.
Il y avait bal et bal, ironisait-il. Il protégeait les jeunes filles

147
noires contre les démesurés appétits sexuels de Faidherbe.
Ce contre quoi ses mises en gardes s’élevèrent, explosèrent
en plein jour. Le sanguinaire gouverneur avait un fils de sa
concubine noire. Le colonialisme jusqu’aux utérus. Le
mérite du père Duret n’avait pas duré. Donc tu te vois en toi-
même ! Je n’en sais rien. Je suis juste convaincu que
l’homme doit se révolter pour être. Yahia Belaskri a cette
conviction. Faut-il oublier les héros ? Héros sans gloire. Ces
pantins aux bouts des lèvres. Faut-il les piétiner ? Faut-il
exulter de rage ? Au nom des rêves empêchés, des mots
ravalés, des chemins obstrués, des âmes brisées, cracher sur
leur nom ?
J’aime les indignés. Des hommes providentiels ont
accompagné les foulées de l’histoire. Une belle race de
récalcitrants. Ces braves hommes ont vécu à Cebu. Une île
des Philippines. Ces indigènes tuèrent Magellan qui avait eu
l’imprudente idée de leur administrer une leçon. Ils tuèrent
et mangèrent aussi un autre navigateur portugais : Joao Dias
de Solis.
Ce dynamisme psychologique des images te plaît.
L’imitation est naturelle. Elle est la chose du monde la mieux
partagée. Éduquer consiste à exposer des comportements
pragmatiques. Un souverain fendit en deux son sujet ; le
public surpris s’était mis à applaudir. Je n’arrive pas à
comprendre pourquoi on fête l’Achoura dans ce pays de
passivité. Errer, dans les rues de Karbala, est un régal. Là-
bas, s’expriment les Chiites. Achoura leur appartient. À eux
seuls. Ils la célèbrent avec des lames tranchantes. Des
lacérations. Une vraie conscience. Une mémoire déchiquetée
ne se reconstitue pas avec des tams-tams ou des poèmes.
Certains épisodes noirs sont à remémorer à la hauteur de leur
drame. Il faut y mettre davantage du poivre. Du piment.
Riposter à une sentence par une sentence. Opposer argument
à argument. Arrêtez de bavarder sur l’anus. La couleur. La

148
fumée. La glace. La peau. La race. Le soleil. Les cuisses. Les
fesses. Les trous. Les lèvres. Les seins. Les hanches.
Finalement : une colère de chat. Un legs animal. Un sang
de chat. Dos arqué. Poil hérissé. Crachant. Attaquant. La
stimulation s’arrête là. La fureur ne bouge plus. Elle n’est pas
celle du dragon ou du timide philosophe : Bruce Lee. Cette
colère aveuglante. Épuisant l'âme jusqu'à la lie. La colère
espionnant est la meilleure. Si tu n'arrives pas à voir clair,
d'une autre façon, mets en colère ton entourage, tes partisans
et tes adversaires. Tu apprendras ce qu’ils pensent. Ce qui se
fait secrètement. Bref, après ton tourbillon émotionnel, jaillit
la lumière. Les sens ressuscités. C’est nécessaire. Un homme
doit se rendre maître de ses pérégrinations. De sa colère. De
ses accès de vengeance. De sa luxure. Le contraire lui
priverait d’être maître en quoi que ce soit. Elles sont connues
les conséquences de vos énervements et vos bouillonnements
désagréables. Les voici. Ils demandent pardon. S’excusent
de s’être mal comportés avec leur famille. Leur marabout.
Leur mère. Leur nation.
Toi, ne dérape pas. Reprends-toi. Marche. Tu es
chanceux. Le caméléon. Tes gestes redeviennent vifs.
Souples. Tu émerges d’un naufrage sans eau. Dis au monde
qu’il est temps de se réconcilier. De faire la paix. Tu vivras
autrement maintenant. Tu es une personne nouvelle. Pas le
fictif citoyen. Mais une personne du monde. Non pas
identité. Mais une figure nouvelle. Un étant. Un avenir.
Explique-leur de quoi demain sera fait. De quoi tu vivras. Un
sunolon aristotélicien. Un café au lait, dans un tangana. Une
globalisation. La fin des civilisations. Des cultures. Des
histoires. Des blancs. Des jaunes. Des noirs. Dis-leur que
l’Afrique n’a jamais existé. N’existe pas. N’existera jamais.
Existent peut-être des tricolores. Black-blanc-beur. Existera
la longue période d’après-immigration, celle de l’intégration,
de l’intériorisation, de la cohabitation. Régnera une
civilisation des descendants de couple mixte. Des métisses

149
ou mulâtres. Pas des citoyens du monde, mais des équipes de
bandits, de foot, de géniteurs, de mercenaires, de mères
porteuses, de chercheurs, de terroristes, d’illuministes.
Quelqu’un semble vouloir s’opposer à toi. Quelqu’un d’autre
était présent sur les lieux. Un témoin. Seydou Badian
renseigne que Kany et Samou s’étaient rencontrés au cours
d’une kermesse organisée au bord du fleuve.

150
8

Cette histoire du fou de Cheick Modibo

J ’étais assis maintenant, me lissant le menton. Une


grosse pierre est tombée. Elle a failli écraser les doigts de
mon pied-droit. Je n’ai rien vu venir. Je n’aurai rien pu faire.
L’autre soir, quelqu’un a été violemment heurté sur le pont.
Mourant, et gardant bizarrement le sourire, il avouait n’avoir
rien vu venir. Il était dans ses pensées. Ce qui lui est arrivé
n’est pas différent des mobiles qui ont conduit l’autre au
suicide. Des raisons qui ont poussé d’autres à marcher
comme des gangsters. Hôtesses. Militaires. Ministres.
Robots. Rois. Soulards. Tous sont happés et manipulés par
des idées. Le faire croire des idées dépossède, parfois
déshumanise. Elles s’accouplent avec vous. Vous vous
abandonnez à elles. Vous devenez elles. Vous devenez
incapables d’arrêter de jouir. Ils s’appellent baobab,
crocodile, dame de fer, lièvre, panthère, piment, renard,
souris, tigre, vipère. Ils ne marchent pas seuls. Qui marchait
sur toi avec sa pierre ?
Ta bougeotte avait agacé. Un quidam n’a pas voulu
supporter tes mouvementées attitudes corporelles, tes mises
en scène. Je n’avais même pas constaté sa présence. Mais

151
finalement, une intrusion s’est signalée au cerveau. Un
communicatif fou s’est mêlé à ta balade en te balançant sa
pierre. Une communication d’avertissement comprise. Il
balance aussi des paroles. Une facilité de parole. Des paroles
non habillées. Ses paroles dépassent mes pensées. Votre
démocratie est favorable à la liberté de parole. Mais il ne se
passe pas un jour sans que d’aucuns la portent aux nues. Des
parents s’emportent parfois et lâchent des mots blessants.
Boubouny, le singe de Seydou Badian, avait reçu la plus
terrible des injures : « Que tes ennemis te méprisent ! ».
Généralement, l’injure a des conséquences sur la vie d’adulte
des enfants. La blessure par la parole se cicatrise rarement.
Qui a oublié : « Comment peux-tu être aussi bête ? » « Tu
es un incapable ». « Vauriens ». « Ta mère est une pute ».
« Ton père est un chien ». Faut-il protéger la parole ? Tout
vivant est à défendre.
Ton insulteur continue. Fixe du regard. Au moins,
quelque chose est comprise. Les émotions sont contagieuses.
Certains ont beaucoup de magnétisme. Un gars est passé
avec son grand boubou, des badauds tombent en syncope. À
chacun ses moments de folie. Cheick Modibo Diarra raconte
son terrible quart d’heure. Le 2 février 1959. Il n’oublie
jamais son face-à-face avec son fou. Mamadou le dévisagea.
Brandit un couteau. Fit le geste de lui trancher la gorge. Le
regarda de nouveau. Secoua la tête. S’éloigna. Modibo dit
qu’il était resté de marbre. Après son jet de pierres, le tien
s’est fait entendre. Avec des allusions interrogatives. Es-tu
parmi ces menteurs qui doutent que ce fleuve
m’appartienne ? Que je n’éprouve qu’ici la sécurité ? Ne
fêtez-vous pas Tabaski ? C’est le bol de viande que tu
confonds avec le champ d’eau ? La rue n’est pas la ruche !
Toi qui vibrais, à l’instant, de quel sang es-tu ? Ta réponse
importe peu. Tu es accablé de soucis ! Va rougir ailleurs ! Je
te laisse prendre feu ! Vous ne m’invitez pas ! Je vous évite !
Si je te croisais encore, ce serait ta vie ou la mienne ! À

152
jamais ! Il s’éloigna en transportant lui-même ses
impedimenta. Une antipathie connue du fou de Zarathoustra
aussi qui brisa sa lanterne et disparut. Les fous ne vont pas
au-devant d’autrui. Leur mal vivre consiste en une
détérioration de la communication interpersonnelle. Qu’ils
sont fascinants ces gens ! Fallait-il lui faire comprendre que
cette place devenait exiguë pour les sanglots qui montaient
en toi ? Je n’étais pas de marbre. Mes oreilles étaient
ouvertes. La question du malaise social se faufilait à travers
ses propos. Offrait le prélude d’un dialogue profond. S’il
pouvait s’établir. Il s’éloignait avec une voix autoritaire. Je
ne songeais pas à le contredire. Une conversation
s’engagerait sur une pente dangereuse. Une
métacommunication me reliait à son dos. À ses
interrogations. Là-dessus, je n’ai pas le droit de m’irriter.
Une solitude absolue n’existe pas. Le vide imaginaire des
philosophes.
Il n’y a que Benga qui croit que son solitaire personnage
Waly pouvait remplir sa gibecière de poissons. Les griller au
feu. Les manger sans témoin. Toi, tu avais un témoin. Sa
pierre et sa voix t’ont secoué. Sauvé. Elles ont été la main
secourable. L’autre existe. Entend. Est partenaire. Il t’a aidé
à retrouver tes esprits. À ne pas tomber dans la rue. À revenir
au présent. Dans l’île. À rester debout. À reprendre ta
marche. À parler vrai, en marchant, tu passes et, en passant,
tu joues ta vie. Passera, ne passera pas ? Cela exige un peu
de philosophie. Que Dieu te préserve du sort du philosophe
allemand. Atteint d’une grave crise nerveuse à Turin. Au
beau milieu d’une rue. Durant une fin d’après-midi. De
l’année 1889. Déboussolé. Pendant au cou d’un cheval.

153
9

Cette longue tradition de la mobilité

M ais comment pourrais-tu continuer à marcher si la


pierre lancée t’avait cassé la jambe ? Dans ces hôpitaux, ils
te coupent vite la jambe. Bou est décédé. Je ne connais
personne à Baralait. Mieux vaut ne pas t’attarder sur ce lieu
mal famé. Impossible de peser de tout ton poids corporel sur
les fragments de matière qui te heurtent. Impossible de les
briser. Impossible de les convertir. Impossible de modifier
leurs formes. Leurs destinations. Je ne suis pas Père Thiam,
l’habile forgeron. Je ne suis ni modeleur ni physicien. Partir
serait te déplacer. T’imaginer un autre lieu. Un espace en
dehors de l’espace. Où les amertumes ne se réduisent
instantanément à rien. Fondent. Disparaissent. Il faut partir
le plus loin possible. Ailleurs. Là-bas. Vers l’espoir. Loin des
remords. Les marcheurs sont mobiles. Ils partent. Continuent
à marcher. Passent. Tu connais bien cette tradition. Pas
question de continuer ce torride face-à-face avec cet horrible
environnement. Tu es assez marqué par ce moment
mouvementé. Cette marche ne finira pas dans la confusion.
Un voyage dans le temps. Ces types de terrains attractifs sont
dangereux pour tous ceux qui ont aux oreilles de fins
capteurs. Ils sont fatals à l’électricité mentale. Le risque de te

155
perdre. Ne cède pas aux tentations. À la confiscation
mentale. Certains tombent aux cimetières. Ils s’évanouissent
devant la moindre menace. Ils ont cédé à la déraison.
Sven Hedin, ce célèbre et émotif explorateur, se rendit sur
le plateau du Thibet. Il tomba des nues. Des larmes inondant
ses yeux. Stupéfait devant un petit lac serré entre deux
sommets géants de la montagne. Tu ne peux penser qu’à très
peu de choses, en même temps. Très peu d’images peuvent
se retrouver au centre de ta perception. La machine à
marcher, à imaginer, n’effectue qu’un nombre défini
d’opérations. Toutes sont impossibles.
Reviens à toi. Reconquiers-toi. Retiens le flambeau.
Méfie-toi d’une naufrageuse surréalité. C’est important. Ne
confondez pas cette prudence à un acte d’allégeance sectaire.
Aucun pas ne milite ici pour un idéal cartésien de rationalité
absolue. Tu veux maîtriser rek le déterminisme
psychanalytique de la mémoire. Devenir maître de soi.
Maître de tes cérémonies. Maître dans sa propre prison.
Absolument maître de mon sujet. Le maître de la maison.
Chez le maître. Se rendre maître. Il n’existe qu’un seul type
d’individu distingué. Celui qui est maître de lui-même.
Maître du jeu. Apprivoiser l’ombre émotionnelle. Faire
circuler les passions positives. Tourner vers ce que tu veux
vraiment vivre. Mais subsistent de vrais baumes au cœur. De
persistants moments d’indécision. Calme-toi. Profites-en.
Fais un tour vers le Nord. Personne ne te demandera plus ce
que tu penses de cette île. De ce patrimoine du Blanc. De ces
routes pavées par Faidherbe, dégradées par la Société des
eaux. De ces bennes à ordures volées après les élections
législatives. Sans podomètre, fais le chemin habituel. Fais les
506 pas du pont Faidherbe. Un aller-retour de 1400 foulées.
Sur ce trajet, je déroule. Marchant et riant. Comme un fou.
Un fou vaniteux. Tel un Thalès noir risquant de tomber dans
l’eau. Tu ne veux pas devenir le sujet de plaisanterie de
l’opinion. Cheick Modibo Diarra et ses amis organisaient des

156
concours de plongeon. Un jour, emporté par les flots, il
dérivait, perdait pied, suffoquait. Un garçon le sauva en le
ramenant sur la berge, à demi asphyxié.
Dans ce fleuve, les noyés n’ont présentement plus aucune
chance. Seydou Diallo est mort avec les secrets de sa bague
magique. Son histoire est différente de celle de Gygès de
Platon et sa bague mystérieuse. Quand une noyade avait lieu,
les populations faisaient appel à lui. Il ne tardait pas. C’était
le pompier sans parka. Après ses incantations et ablutions, il
jetait sa bague à l’eau, plongeait immédiatement, en suivant
sa trajectoire. Ils savaient qu'il repêchait bientôt la victime.
Quelques instants après, il levait la main, réclamait un pagne.
À la surprise des badauds, il sortait le corps. La science a du
travail. Il faut être capable un jour de passer facilement d’une
science à une autre. Démontrer la science par la science.
C’est l’un des défis de la science en terre africaine. Traduire
la magie noire en sciences naturelles. J’ai ramassé cette
question en marchant et en passant.
Voilà comment toutes ces directions sont saturées de
paroles et d’images. Finalement, quelle route prendre ? Tu
fuis la place Abdoulaye Wade et les environs du marché. Je
n’emprunterai pas aujourd’hui cette voie. J’en ai assez
entendu. Là-bas, ils répètent du matin au soir ce qu’ils ont
entendu de leurs ancêtres. Je ne veux pas de problème.
J’évite les réactions. Je suis impressionné par les théories
d’espaces publics. Je peux rioter toute une journée en lisant
des opinions à propos de ce sujet si cher à Habermas. J’aurais
aimé écrire qu’il n’y a point d’espace public.
Au Sénégal, il n’y a point d’espace neutre. C’est l’histoire
qui n’est pas neutre. Vous l’avez en tête. Tout espace est pris
et privatisé. Chaque lopin de terre a son hymne. Votre lopin
s’arrête net là où débute celui de l’autre. Si votre parole
traverse le territoire, vous risquez d’être brûlé vif. Ce qui,
perçu comme un espace public, est partagé, voire disputé. Il
n’y a pas d’espace public en Europe. Il faut dire

157
précisément : espace public du pays de X ou d’Y. Même sous
cette appellation, le problème subsiste. L’espace public de la
France pose encore un problème. Qui a le droit d’exercer
pleinement son droit sur cet espace ? Qui est Français ?
Qu’est-ce qui est permis aux Français ?
Le sens de l’espace public ou de l’agora est un canular. Il
est assimilable à celui de la démocratie. Il est fou dans ce
qu’il promet. Que faire de part et d’autre ? Laisse ceux d’ici
continuer à croire, à parler et à planer. Qu’ils profitent des
idées qui font pousser des ailes et des cornes. Ils ont continué
certainement à parler des vingtaines de gouverneurs qui sont
passés par là, des Français de cœur, de fierté. Marchez droit
à temps, ô mes frères, apprenez à marcher droit ! Ô Père
Thiam, beaucoup ont besoin de tes coups de marteau pour se
redresser. Ménage ta langue et tes jambes. Ferme les yeux.
Quelle autre adversité éviter ? Un lapin pris dans les
phares d’une voiture. Il y a des murs partout. Xalaa ma ndir
bàjjo, xalaa xalaa doo fi jaar. Ces chemins angoissent. Cette
rue, qui descend, dure une éternité. Cette autre, qui monte,
est une autre éternité. Veux-tu effacer ces routes, ces
souvenirs, ces idées, ces croyances ? Vacarme des rues.
Conversation dans la rue. Souvenirs ineffaçables des ardeurs
ou énergies déchaînées. Où la force se précipite
continuellement. Mai 68 : assez des mots ; scrutin putain.
M23 : Wade dégage ; camarades étudiants ! Nous disons
non. Ici, défense d’interdire l’affichage sauvage. Poubelles et
eaux usées. C’est là qu’ils sont assassinés. Président
Kennedy. Juge Babacar. Des mendiants. Des manifestants y
défendent leurs opinions. Des migrants. Des pauvres.
Gonflés par le vent. Grillés par le soleil. Gelés par le froid.
Étouffés par la poussière.
Ce petit lopin de terre t’émerveille. Saint-Louis est une île
bien modeste. Du Nord à l’Est, elle s’étire sur 2,5 km. Pour
une largeur de 350 m. Si tu marches tout droit, c’est vers
l’Église des sœurs de Saint-Joseph de Cluny qu’iront tes pas.

158
Tu évites cette direction. Impossible d’emprunter ce trajet
sans marcher sur le carrelage en marbre de cette maison des
Sœurs. Tu ne passeras pas par-là, auprès de leur sacristie. Tu
ne veux pas distraire les croyants qui chantent Hélène, la
mère du cruel Constantin. Pas question, non plus, d’aller vers
la rue Repentigny. Là-bas, se trouve le quartier Kertian. Des
Chrétiens. Tu t’écartes pour une raison plus profonde.
Assieds-toi un peu pour te remémorer. Tes nouvelles
risquent d’être colportées par quelques passants impénitents.
Le traumatisme, créé par le mausolée de Blaise Diagne, est
resté debout en toi tel un Léviathan avec sa hache. Tu ne
souhaites pas être puni brutalement par des activistes. Tu ne
veux pas appartenir à une société qui humilie les morts.

159
10

Ce député mort attend


dans les couloirs de l’enfer des bouches

L e Sénégal est grandement coupable devant le député


Blaise Diagne ou Adolphe Blaise enterré à l’écart comme un
sous-homme qui n’est digne que de l’enfer. Mis sous terre en
dehors des cimetières. Dans un mausolée isolé. Aux abords
de la route de la corniche de Dakar. Juste en face de l’Île de
Gorée. Là d’où semble originaire : Galaye Mbaye Diagne.
En parlant de lui, le journaliste Fabrice Nguema, dans sa
revue des titres du jeudi 3 décembre 2020, chahute : « Celui
qui est dehors ».
Sempiternelle mort horrible et vilaine. Un honneur
bêtement bafoué. Son histoire est célèbre. Les enfants
passent par là en courant. En crachant. En se bouchant le nez.
En jetant leur petit caillou. Des adultes n’y veulent rien voir.
Rien entendre. J’imagine les pelletés brutales qu’il a reçues.
Des insultes pour lui faire perdre sa foi. Son humanité. Son
honneur. Son intelligence. Sa notoriété. Son rang. Ce mort
est sans sépulture. Son âme se fraie au quotidien une fenêtre,
un passage à travers l’opacité de son mausolée. Sa prison.

161
Regrettable. Bon, ainsi va le monde, ainsi va disparaître
le sens de la communauté. C’est de là que naissent les
histoires falsifiées. Une étoffe pareille méritait une mort plus
douce. Plus glorieuse. Une âme d’homme d’État. Sang de
refus. Refus du déshonneur. Refus de la haine. Refus de la
lâcheté. Homme de proue. Éclaireur. Brillant. Déclarant être
musulman. Quittant un jour Saint-Louis. Précipitamment.
Arriva à Dakar. S’empressa d’aller à la grande mosquée. Y
présenta ses respects au Yambar de la collectivité Lébou.
Parla de sa candidature à l’imam Assane Ndoye. Un grand
marabout de Dakar à l’époque. Gagna le soutien des grands
guides religieux. Que faites-vous de sa forte contribution
dans la construction des grandes mosquées sénégalaises ?
Il n’a pas déshonoré. Il s’est imposé aux Français. En
cartésien. Dans son parcours, ses capacités intellectuelles ont
triomphé devant les excommunications raciales. Très tôt, il a
désacralisé des clichés culturels. Il a montré à ses frères que
tous sont dignes de la mondialisation. Des échanges. Des
alliances. Des libertés. Des passions humaines. Il a été grand
homme politique. En leader et libre-penseur, sa victoire au
second tour des mémorables élections du 10 mai 1914 était
une revanche nationale contre tous les griefs, réels ou
imaginaires, infligés par les Français. Il n’a connu la petitesse
et l’humiliation qu’après sa mort. Auprès des siens. Ces
administrés pleins de ressentiment.
Il est victime de la toxicité des sentiments d’infériorité. Ils
lui ont reproché d’avoir été trop haut. D’avoir souvent passé
son temps à travers l’Hexagone. Oubliant que les morts ne
mordent pas, ils ont éprouvé leur force pour avoir décidé du
sort de sa dépouille. En criminels réels, ils ont cru corser son
dossier. En espérant qu’il soit directement condamné en
enfer. Sur la base du pauvre argument qu’il était éduqué par
des chrétiens ou appartenait à une discrète franc-maçonnerie.
Insensé tout ça. La tombe de Georges Clemenceau, celle
de Gambetta et la statue de Faidherbe ne devaient pas être

162
plus respectés que le sort du patrimoine : Blaise Diagne.
Combien sont-ils dans les couples mixtes ? Ils sont
nombreux ces hommes politiques du pays qui ont des
épouses blanches. Ils disent être musulmans. Certains de
leurs proches contestent. Pire : d’aucuns ont avoué en public
leur passé maçonnique. Bizarrement, ils ont tous des villas
dans les cimetières de leur ville natale. Deux poids. Deux
mesures. Éternel cas de l’orphelinat. Kumba amul ni Ndey ni
Baay. Trier. Réduire à néant le seul Blaise Diagne, parmi une
génération noire de franc-maçons, est un acte ridicule. Une
orchestration macabre. Il n’est pas l’unique franc-maçon
noir. Pas le seul Sénégalais de la fraternité de couleur. Pas le
seul citoyen, des quatre communes, impliqué dans le nouvel
Atlantique noir.
Le sénateur Alioune Diop était converti au christianisme.
Son corps est passé par où ? Devaient être isolés donc tous
les criminels. Les escrocs. Les imbéciles. Les menteurs. Les
pédés. Les pédophiles. Les traîtres. Les violeurs. De ce pays
de subjectivité et de simulacre. La faute aux diagnistes. Ces
descendants d’Ismène de Sophocle. Infidèles à leur clan.
Incapables d’assumer. La reconnaissance est morte. Les
héros sont maudits. L’opinion murmure que l’ancien
président Abdou Diouf est conscient de cette malédiction.
Craignant pour son sort, il s’est fait réserver une place dans
le cimetière mixte de Santhiaba, à Ziguinchor. La fuite des
cerveaux continue alors. Ces terres sont maudites pour eux.
Que personne ne vienne surtout dire que le peuple ne vit
pas que de littérature. De communication sociétale. De
suggestions romanesques. De leçons éthiques. Brûlons les
sciences humaines. Si elles ne sont pas en mesure d’alerter.
D’influer positivement. Mes larmes ne pénétreront pas dans
ma voix devant les sanglots de Nietzsche fondant en larmes
en apprenant l’incendie des Tuileries de Paris. Laissez
certains livres prendre feu. Averroès avait mis le feu à ses
manuscrits. Les échos de Sophocle ne sont pas parvenus aux

163
diagnistes. La célèbre Antigone n’est pas qu’une guerrière.
Elle est le symbole de l’éthique. Pour avoir enlevé le corps
de Polynice, son frère. De ses mains. Le recouvrit de terre.
Contre la volonté du roi Créon. Vive le communicatif sang !
Au diable les rois et leurs édits. Refuser catégoriquement
d’obéir ne fait pas forcément de quelqu’un un mauvais
citoyen. L’intellectuel sénégalais le plus en vue, sous
l’Occupation, devait être enterré dignement à Gorée. Sa ville
natale. Il pouvait retourner dans son cercueil dans sa
ville d’adoption : Saint-Louis. Il y existe une parfaite
harmonie entre chrétiens et musulmans. D’ailleurs, pourquoi
Gorée, voire Saint-Louis ? Il n’est ni Goréen ni Saint-
louisien. Il est originaire du Sine ou des îles du Saloum. Son
père travaillait à Gorée. Il s’appelait Niokhore. Les noms
n’habitent nulle part. Le monde voyage. Expliquent-ils.
Mais ce nom, particulièrement, ferait partie de la charte
graphique des Sérères. Galaye serait chez lui sous la terre de
Fadiouth. Chrétiens et musulmans y dorment côte à côte. Il
serait tranquille dans les cimetières de Yoff. Leurs terrifiants
enterrements ont rendu possible des cohabitations qui ne sont
imaginables que sur ce lieu de dépouillement. Leurs fosses
communes et leurs tombes anonymes ne peuvent pas être
plus valeureuses que son satanique mausolée. Damel, ce
singe que la chanteuse Coumba Gawlo a enterré dans sa cour,
ne peut pas être plus digne que le symbole de l’élitisme
africain. Ou quoi : il y a une nouvelle histoire du pays
inconnue de la vérité ? Peut-être la félicité que procure la foi
en la possession de la vérité ne fut-elle jamais plus grande
dans ce pays, mais jamais aussi la dureté, l’arrogance, le
caractère tyrannique et malfaisant d’une foi pareille.
L’itinéraire D’Adolphe, de Blaise, de Diagne, de Galaye,
de Mbaye est vraiment tortueux. Il n’y a pas eu de retour de
l’enfant prodige. Ils l’ont élu. Il a longtemps vécu auprès
d’eux en porte-parole vénéré. Ils acceptent le franc-maçon

164
vivant, mais tirent sur le mausolée du franc-maçon mort.
Excessive excommunication posthume.
Ils exagèrent par ici. Donc tu ne prendras jamais le risque
de passer à côté de cette Église. Des passants peuvent capter
cette image pour la manipuler. Ceux qui stationnent dans la
rue font un sale travail. Ils regardent la bouche béante les
gens qui passent. Ils attendent aussi la bouche béante les
informations des autres. Ils te privent de respirer, avec
ivresse et lente gourmandise, ce grain d’encens qui emplit
ces lieux de piété. Les menteurs : tu ne vas pas leur donner
l’occasion de soutenir que tu as assisté à la liturgie. Tu as
raison d’éviter les commérages. Ces rumeurs rapides. Tu
n’as pas la tronche du président Trump. Sinon ton cri fendrait
l’air d’un bruit assourdissant : mensonge ! C’est aussi et
souvent la marque de la communication des esprits. Ce grand
accomplissement du cerveau.
Jamais tu n’emprunteras ce chemin. Tu portes ton passé
au ventre. Hier est ton œil. Le rétroviseur est une paire de
lunettes. Tu regardes derrière en avançant. Tu te souviendras
longtemps de quelqu’un. Au campus, ils avaient fini par
confondre ta foi avec celle de tes amis chrétiens. Tu recevais
des invitations des associations caritatives. Fréquentation,
participation, confusion finiront en incendie. Là, tu marques
une pause en souvenir d’une chute mortelle. Les humiliations
sont plus affreuses que la mort subite.

165
11

Ce souvenir des rats puants

U n jour, tu appelais l’autre. Il fallait repasser ensemble


une journée. Elle se désistait. Un malaise a été prétexté. Tu
téléphonais le lendemain. Elle raccrochait le combiné. Tu
t’étais déplacé. Sa porte s’ouvrit à ta fureur. Après le
tambourinage. Ses yeux bavardaient. Criaient. Ses messages
clairs. « Je me balade, ivre morte ». « Fou moi la paix ». « Un
énième homme me tient mieux les reins ». Peu surpris d’elle.
Mais surpris par les rappels historiques des livres. Le passé
contamine le présent. Fifi est la copie de sa mère. C’est
d’après sa mère. Une mère appela et confia que chacun porte
en soi une image de la femme tirée d’après sa mère. Elle est
apparentée à lord Byron. Elle vit en lutte continuelle avec
une mère molle. Si vous endurez pareille épreuve, vous ne
vous consolerez jamais. Sa vie durant, la torturera cette
question : qui a été réellement le plus dangereux ennemi que
vous aviez eu ? Sottise des parents ! Les plus grossières
erreurs dans l’appréciation d’un individu sont commises par
ses parents. Mais comment l’expliquer ? Mais c’est faux, me
lance une voix !

167
Vous deviez être éduquées par Cuvier. Il présentait ces
corps de femme dans l’éclat de la jeunesse et de la santé
subitement atteinte par la mort. Vos formes arrondies, vos
joues teintées, vos yeux brillants d’amour, vos physionomies
animées par le feu des passions charnelles, un instant suffit
pour envoyer au diable ce prestige. Tout peut cesser
subitement de fonctionner. Tout perdra vite sa chaleur, ses
muscles, ses yeux, ses joues. Un changement horrible
s’ensuivra : vos chairs passent à la pourriture ou aux
émanations infectes. Il ne vous restera plus que quelques
principes terreux et salins. Le théâtre de Wagner en parle.
Brünnhilde suppliait aux dieux de lui venir en aide. Il
s’interrogeait longtemps. Il posait deux questions célèbres.
Avez-vous comploté tout cela ? M’enseignez-vous des
souffrances telles que nul n’en souffrit ? Le théâtre des
scènes de Ousmane Sembène aussi réfléchissait sur cette
parole : « On ne s’attache pas à la couleur d’un pagne, mais
à sa solidité ».
Dans tes pensées ! Un bébé entre les mains des mauvaises
idées. Un fœtus recroquevillé ! Des paroles se bousculent
aux oreilles. Il n’y a rien de plus profond et de plus
mystérieux que ce besoin de consolation. Il ne peut être
compris. Le cerveau n’en garde rien. Il se manifeste en
chaleur et en soupir. Énième chaos. À ceux qui ont besoin de
consolation, la philosophie n’y peut rien. Ce n’est pas une
gloire d’être philosophe. Les bandits réussissent ici mieux.
Regarde ce passant qui lui a fait ce bébé ! Le philosophe sait
peu de choses. Il est impuissant. Vie et philosophie
déçoivent. Que la philosophie s’explique, si possible. Bien
évidemment, j’exclus la philosophie de Nietzsche qui est
plus qu’un philosophe. Reprends-toi et sois plus clair !
Cette mère sans esprit venait de te mordre au gland.
J’aurais aimé que Rousseau mette l’infidélité de Sophie sur
le compte de la négligence de soi. Ne croyez surtout pas que
je me propose d’être le chien du jardin. Crions et passons !

168
Elle a gagné. Tes impressions : la société des hyènes
s’installe. Hélas ! Toute liaison fait naître l'idée cruelle de
détruire l'objet de ce lien. Pour le soustraire au jeu sacrilège
de la prostitution clandestine. Un autre bouc était couché
auprès d’elle. Inesthétique et indécent. Les affaires de goûts
sont terribles. Le plaisir sexuel l’avait terrassé. Le plaisir est
mort dans leur corps. Peut-être la soupe est-elle forte pour
lui. Faits physiques. Jouissance sexuelle et non amoureuse.
L’éjaculation crée une sédation et un abaissement
momentané de l’appétit aphrodisiaque. On dirait des chèvres
qui se sont frottées ici toute une saison de transhumance.
L’odeur est forte. Ils sont fatigués. Ils manquent d’énergie.
Des rats qui puent. Qui sont sales. Qui marinent dans le jus
de leur transpiration. L’amour n’est pas violent, il est sale. Il
a attendu longtemps. En prenant sa chance, il a joué un grand
tournoi de soupirs. Un grand saut dans une sorte d’état de
nature.
Tu l’avais dévisagé. Il couvait cet allumeur d’un regard
lourd d’imbécillité. En héritier de cette carcasse, il te jeta un
coup d’œil triomphal. Ce tailleur ciselait ton souffle tel un
morceau de tissu servant de podium à son funambule
d’aiguille. Le visage du soldat en rut t’intriguait. Tu l’avais
cloué des yeux et du cœur. Tu n’en doutais plus. Tu l’avais
croisé. Carrément. C’était bien lui. Il avait suivi tes pas. Une
hyène surveille sa proie. Après l’avoir percée avec ses crocs,
des dents de la mort. L’endurance donnait raison à ce
vagabond, ce sinistre saisonnier.
Tu es piégé par le jeu salace des joueurs de chair réels ou
imaginaires. Ils sont passés sur moi comme un lourd attelage
de vaches. De sabots. Sans aucune pitié. Une balle tirée au
dos. Une lame enfoncée aux testicules. Qui aurait pu
l’imaginer ? Pas toi. Moi encore moins que n’importe qui.
Oh ! Erreur de nouveau. Mordu à l’hameçon. Eux deux seuls
savaient l’heure et leurs lieux d’accouplement. Cette fois-ci,
tu rates de peu le film porno. Tu étais là. Frissonnant. Le

169
visage démoli. Du front au menton. Ta peau tremblait. Par
petites secousses. Des ficelles imperceptibles la tiraient. De
haut en bas. De gauche à droite. Ton corps se dénouait. Il
n’était plus qu’une gélatine d’os. De nerfs. C’est comme
cafter. Oui. Quelque chose comme ça. Tu as cafté. Il ne
s’agissait pas de fièvre. Mais de honte. La terre n’était pas
assez grande pour t’ensevelir.
Honte insupportable. Honte soupirante. Grimpant au
visage. Paralysant. Plus moche que la mouche. Estime à
terre. Tes mots s’engluent sur ta langue. Tu finis par une
nausée. Une nausée mortelle. Le mot fidélité doit être effacé
de la bouche. Le plaisir ne me met plus le diable au corps
dans mes nouvelles courses sentimentales rapides. Toi, tu
comprends cela. N’est-ce pas ? Tu n’étais pas perdu ? Amer.
Tu voulais hurler. Taper du poing. Crier. Contre un choix
pourri. Un penchant aveugle. À quoi bon ! C’est arrivé. C’est
fini. Rien à changer. Ce cri serait inutile et ridicule. Pas
question d’écraser une larme. Non plus. C’est cela la vie
d’homme. La case des hommes. Les coups d’ébats ne
cognent que l’homme. Pas d’anima, cette personnalité
féminine cachée sous la culotte de certains efféminés.
Félicité, elle, la servante de Flaubert, manifesta un chagrin
désordonné. Elle se jeta par terre. Poussa des gémissements.
Appela le bon Dieu. Gémit toute seule. Dans la campagne
jusqu’au soleil levant. Elle se cachait. Abandonnait tous ses
proches qui finirent par le haïr. L’amour est au fond une
merde. Les éclats d’amour avaient perforé ses souvenirs. Ses
espérances. Ces déchirures n’épargnent ni intelligence basse
ni cœur froid. Jeux d’amour. Précises-tu ? En claquant des
doigts. Avec une sorte d’entrain espagnol. Une séquence
filmée. L’autre démarre. L’Excès avait perdu la tête. Avait
migré vers mon démon. Sur ton front, son nom disparaissait.
Elle t’avait lavé. À grande eau. Tu ne prêtes plus tes flancs.
Éloigne-toi davantage des quiproquos qui sacrifièrent Blaise
Diagne. Vite. Rentre chez toi. Ne vois plus personne !

170
Le général de Gaulle était parti. Sans dire au revoir. Nul
ne savait où il se trouvait. Ce qu’il avait l’intention
d’entreprendre. Un gros travail sur toi. Frotter. Laver. Frotter
de nouveau. Relaver. Ces taches noires doivent disparaître.
Tu as touché à un fruit amer et sombre. De la tête aux
cheveux. Une charrette qui charriait du charbon. Le moindre
bruit des calèches te tape sur les nerfs. Depuis lors. Tu évites
les ânesses. Tu prends la fuite dès que tu entends : mon âne !
Pas d’ange, par ici. Obsédant souvenir. Dramatique
déplacement. Ton cœur a disparu. Les rats puants l’ont
mangé. Trouvez son ADN dans leurs urines. Il y a toujours
un peu de folie dans les sentiments. Mais il y a toujours un
peu de raison dans la folie.
Un instant ! Clap de report. Ils sont partis les soudards en
rut. Un train en marche ne t’attend point. Il n’y a plus rien à
ajouter, à ce propos. À trop remuer la merde, tu perds le goût.
Après tout, l’œil du cœur ou le dos du lit ne regarde aucun
lecteur. Diffère ce récit pour les amoureux de roman policier.
Donc les rideaux tombent. Reste droit. Je te conjure : ne jette
pas loin de toi ton âme, ton espoir. Tu te sens bien. Les autres
aussi te sentent bien. Que ceux qui t’en veulent, qui te
regardent d’un mauvais œil, sachent qu’ils ont tous
quelqu’un de noble dans leur chemin.
Ne me fuyez surtout pas. Je ne suis ni un affligé ni un
pêcheur. Que personne ne vous dise de moi : « Méfiez-vous
de toutes les personnes affligées d’un sentiment amer pareil
à celui du pêcheur qui, après une journée de labeur pénible,
revient le soir avec les filets vides ». À peine le regard
détourné, d’autres événements se précipitent. Te secouent.
Un chameau déposé sur ma tête. De nouveaux ânes
également aux épaules. Tu remues les doigts à peine.
Abandonne ces aires de jeux mortels. Éloigne-toi des
entraînements. C’est vrai, tu n’iras pas loin. Une vie peut être
dangereuse pour quelqu’un. Tous communiquent sur les
terreaux du cannibalisme. Ils le veulent mort. Ils prient Dieu

171
d’éponger sa silhouette du sable. Leurs fenêtres ont des yeux.
Leurs murs, leurs oreilles. Leurs portes, leurs langues
pendues. Leurs toitures, leurs bouges. Leurs rues
insomniaques. Ils sont nombreux ceux qui sont sous
surveillance. Ils les indexent. Les accusent. Les avertissent.
Il est fou. Il croit sortir de l’œuf d’un Jupiter noir. Au même
moment, dans ma tête, est annoncée une nouvelle saison de
récolte. Un nouveau et embarrassant mouvement provient
d’une de mes cellules nerveuses. Il ne pouvait plus attendre.
Il fait écran. Me bande les yeux. Retarde de plus en plus ma
balade.

172
12

Ces menaces routières à signaler

Une histoire occasionnelle. Au retour de la 123ème


édition du magal de Touba. Une sérieuse crevaison. À
l’entrée de Pal. Tard la nuit. Minuit fermant ses portes.
Dehors, des personnes ne s’arrêtent pas. Elles vaquent à leurs
activités. Tout ne s’était pas arrêté. Aux abords de la route :
des vendeuses de pastèque. Soif, tu abordais l’une d’elles.
Pour en acheter. Le marchandage ne s’était pas terminé. Un
jeune garçon surgit de l’obscurité. S’approchait de la
commerçante. S’était mis à la susurrer des mots. Ils prenaient
leur temps. Tu étais pressé. Pour remorquer ta voiture. Les
mécaniciens dorment. Un taximan était sollicité. Il venait de
Saint-Louis. Il était présent. Faisait vrombir déjà son moteur.
Tu avais laissé là leur pastèque. Puis tournais le dos
précipitamment vers ton véhicule. Avant d’ouvrir ta portière,
la dame te hélait. De façon persistante. Te suppliait presque
de revenir prendre la pastèque. Gratuitement, cette fois. Ton
niet était catégorique.
Tu n’avais pas subitement quitté les lieux. Une nouvelle
donne arriva. Entre les deux voitures stationnées. Se tenait
debout un autre jeune garçon. Habillé en caftan blanc. Je le

173
reconnais. Il s’était accoudé à un tronc d’arbre. Semblait
surveiller le petit commerce, sous les acacias. Lentement, il
avançait vers le capot. En laissant la paume de sa main
gauche traîner sur la corde reliant les voitures. Arrivé à ta
hauteur, il murmurait à peine ceci : « Tu as de la chance, si
tu mangeais ce fruit, tu n’allais jamais retourner chez toi, tu
allais mourir sur-le-champ ». Il se pourrait qu’il lise Homère
dire que sur terre les humains passent comme les feuilles.
Chaque être vivant va de la naissance à la mort. Perplexe, tu
pensais au chien. Une durée de vie de quinze saisons, sauf si
sa vie n’est pas brusquement interrompue par le coupe-coupe
ou le gourdin d’un méchant. La durée maximum de vie est
une caractéristique de chaque espèce. Tu esquissais un
sourire olympien. Le jeune réagissait avec cette froide
interjection : baxna ! Il ajoutait une mimique menaçante. Sa
paume de main droite touchant successivement sa bouche et
son front. Hébété par la funeste information, le taximan
démarrait en trompe. Ta voiture suivait. Cette escale de Pal
était terminée.
Deux mois après cette mésaventure verbale, je suis revenu
au village. Pour savoir davantage sur ce noctambule.
Quelqu’un m’informait qu’il était victime d’un effondrement
dépressif. Je n’infirmais aucune information malheureuse.
Ces informations ne sont pas neutres. Elles révèlent la face
d’une existence obscure. Je validais quand même ma
conviction. Je préfère être fou de bonheur que fou de
malheur. Seulement, tu avais oublié d’apaiser la crainte du
garçon lanceur d’alerte. Des mots auraient dû remplacer ton
sourire. Ton change. Il devait t’entendre exprimer vivement
que tu mourras de mort naturelle. D’où tires-tu ce faire-part
nécrologique ? Insondable et incommunicable ! Mes propres
cavernes. Fermement décidé à ne pas les partager. La
dissimulation est un droit. Bàmmeelu biir. Attention !
L’incommunication est la cause de l’irréparable. Tu risques

174
d’être mêlé. Confondu dans une maladresse discursive à
dissiper.
Tu es sérère, non ? Oui. Mais tu n’es pas celui dont parle
Samba. Un personnage d’un historien de la colonisation :
Vincent Monteil. Un mi-wolof. Mi-lébou. Bardé de préjugés.
Insultant les ethnies différentes de la sienne. Aux
Toucouleurs, il donnait ce sobriquet péjoratif : mbidu.
Racontait ironiquement un dialogue imaginaire entre deux
Wolofs. L’un : « Tu as vu ce charognard ? Il ressemble à un
Sérère ». L’autre : « Chut ! Si le charognard t’entend ! »
Blague cruelle. Je suis sérère. Pas charognard. Je ne suis pas,
non plus, le Waly de Benga. « Non, rien n’arriverait à Waly.
Rien. Il était le protégé de Roog », écrit cette romancière qui
ajoutait cette déshonorante exclamation : « idiot de Sereer ».
Sang d’anarchistes. Ils disparaissent. Réapparaissent. Rien
de bon ! De gros mots ! Haleine lourde. Discours lourd. Main
lourde. Injures d’une vulgarité offensante jusqu’à l’air.
Du berger à la bergère : saaga jël, noopi jël ! La moutarde
m’est remontée au nez. Brusquement. Le souffle coupé de
nouveau. A-t-elle autre chose à te dire ? Ça ne va pas, la tête.
Une thérapie verbale est nécessaire. Cessez de jouer avec le
feu ! Qu’est ce bordel, ce discours déplacé ? Ils poussent le
bouchon trop loin. Pour qui se prennent-ils ? N’êtes-vous pas
la vraie menace ? Tu n’as pas d’imagination ! Tu n’as pas
d’esprit de déduction ! C’est ça un langage d’érudit ! Ah ! Si
tu n’avais pas abandonné les coups de pied sur les derrières !
Ah ! Si tu n’avais pas décidé d’agir prudemment. Sans
jamais accomplir de faux pas. Si tu n’avais pas décidé
d’avoir une vie de moine. Vraiment tranquille. Ne m’obligez
pas à recourir aux pierres, à la chaussure de Muntadhar al
Zaidi. À faire ravaler ces foutaises. À déposer un sac en
nylon. Contenant un pied de porc saignant. Devant leurs
portes. Qu’est cette indiscipline ? Un pied de porc ? Toi
aussi ? Un avertissement de gang. Une tradition russe. Un
premier avertissement.

175
Ne m’obligez pas à vous empoigner. Sous le menton. À
vous soulever. À hauteur de mes yeux. Pour vous envoyer
l’haleine chaude. Dans la bouche. Pour vous demander : est-
ce vous qui remuez la merde ? Le préjudice. Réparez-le. Pas
d’injure abolie. Que les fauteurs de troubles foutent le camp.
Immédiatement ! Rangez-vous sur les trottoirs. Grimpez !
Dégagez ! Au plus vite ! Que des agents de la libre
circulation apprennent à rétablir l’ordre. À mettre des
déviations. Des feux de signalisation. Pour éviter les
accidents mortels. Le chemin du Rwanda. Là où ton
instructeur, le capitaine Mbaye, a disparu, à jamais. Garde
encore ton sang-froid, toi aussi. Garde ce besoin instinctif de
rendre les coups. Que cela ne se reproduise plus ! Compris !
Compliqué.
Les dérives verbales se sédimentent en nouvelle culture
des masses. Ce temps est celui des aliénations collectives. Tu
avais vu juste en te gardant de communiquer tes secrets. Pour
éviter l’impolitesse et les confiances blessées, tu ne donneras
quoi que ce soit de ton fond. Qui veut, au prix d’une raison
valeureuse au monde, voir étaler au grand jour ses secrets ?
Encore une fois, et pour en finir, c’est mon secret. Sa
bàmmeelu biirla. Justement, ce fond n’est pas échangeable.
Il ne concerne que toi et ton ventre. Tais-toi. Qui de vous n’a
pas enterré ses secrets ? La police ne livre pas ses
informations. Ils te tirent une balle si tu leur ouvres ta porte.
Tâche de ne pas te faire remarquer. S’ils t’interrogent, donne
ta carapace. Si tu as un ami, en qui tu as un peu confiance,
communique-lui une seule vérité, sans commentaire. Pour
bloquer tout risque de déballage, ne fais confiance en
personne. Cache même à ta propre langue tes affaires. Si tu
es persuadé qu’elle est indiscrète, alors incise-la.
Inéchangeable ! Même si tout silence est saturé de paroles.
Infecté de murmures. Menacé d’oreilles indiscrètes. D’yeux
immoraux. Avance, masqué. Donne au mort ta parole. Sois
introverti. Sois discret. La porte est fermée. La route, qui y

176
mène, barrée. Dissimule et simule. Je suis dehors. Va ! Dis-
leur au revoir.
Je reviens à moi. Avec des leçons bien sues. Il y a des sens
interdits. Cette marche est parasitée par une vie tumultueuse.
Sans cesse, elle est bousculée, tiraillée, tailladée. Jusqu’à
découper l’espace du désir. Finalement, tu sembles te
déplacer sur ces routes en sautillant. Comme s’il fallait éviter
des mines enfouies. Tu as aussi tout d’un caméléon, d’un
chameau en déplacement. Ta lenteur, tes déviations, tes
arrêts font penser aux contes impliquant la tortue. Tes
séances de voltige, elles, ressemblent aux ambiances des
soirées dansantes. Rien des jeux de lumière, de la musique,
des rires et des applaudissements. Et pan ! C’est le Bataclan !
Remets un peu d’ordre. Tout est chaud par ici. La vie est une
superposition d’instants, d’événements, de temps, de fins, de
cycles.

177
13

Ce ventre plus bavard que la parole

A ux environs du fleuve, la chaleur se signalait. Elle


commençait à parasiter mon contact avec les idées. Elle
montrait que la journée ne continuait pas sans lui. Le vent
d’Est faisait d’une bouchée l’alizé maritime. De l’anti
cyclone des Açores. La brise de mer s’étouffait et devenait
défaillante. La chaleur réveillait le sol et réchauffait ma peau.
La rue s’écroulait sous la chaleur. La température devenait
insupportable. L’œil du ciel ne rigolait plus. Une lumière
orange. Ardente. Intense. Aveuglant. Faisant scintiller le dos
du fleuve. Chauffant les ardoises. Midi était passé
discrètement. Tu n’étais pas en quête de soleil. Tu n’oublies
pas, non plus, la complainte, de l’homme exigeant, qui
réclamait le soleil, au milieu de la nuit. Ses parents le
croyaient fou. Ses propres et cohérentes explications le
sauvèrent de l’hôpital psychiatrique. Faire la lumière, sur
toutes les sales affaires, était la raison de toute sa vie. Un
cartésien. Un homme du siècle des Lumières. Veux-tu
l’imiter ? La lumière t’attire, à ce point. Dans ces villages
sans électricité, ils fêtent leur clair de lune. Le chien hurle.
La lune brille. Elle est fraîche. Elle avance, déloyale comme
un chat de Mamadame. Le combat contre la nuit. Le vent se

179
tait. Elle enivre. Je connais ces moments particuliers. Tous
dehors. Tous souriants. Tous voulant retourner aux champs
la nuit. Par ces idées, tous participent à l’éclairage.
De quelle Afrique parle Cheick Modibo Diarra ? Au
Sénégal, l’art de vivre ne consiste pas à faire fi du temps. Ils
accourent. Courent. Sans arrêt. Ils ne pensent plus autrement
que montre en main, sac au dos. Bon ! Rentre à la maison.
Au plus vite. Il est midi. Midi appartient aux diables. Aux
sorciers. Aussi, l’odeur des rares grillades pendait à l’air
libre. Ils s’affairaient autour des marmites. L’odeur
d’oignons frits s’échappait de quelques cours. Dehors, peu
de gens traînaient. Le ventre est resté le corrupteur de l’esprit.
In genii largitor venter. L’approche du repas fait saliver. Les
enfants, les badauds, les rares chiens, les rares poules vident
l’espace. Ils rentrent. Tu restes dehors, toi. Tu marches
toujours. Pour montrer que le goût de l’écrivain NoViolet
Bulawayo n’est pas le tient. « Il y a des goyaves à voler à
Budapest et là, je mourrais pour des goyaves ou autre chose,
d’ailleurs. Mon estomac rêve que quelqu’un prenne une
pioche et arrache tout et n’importe quoi », disait-il. Ce que tu
condamnes en marchant. Pour corriger les chahuteurs. Il se
raconte que le Sénégal avait faim. La foi lui a été envoyée. Il
l’avait prise pour du riz. Il l’avait mangée. C’est vrai que le
Fuladu cultivait une variété de riz très prisée. Les populations
l’appelaient Riz yaakaa.
Ces formes de lois empiriques ne me captureront point.
Mange avec la bouche. Mais aussi avec la tête. Afin que ta
gourmandise ne te mène pas à ta ruine. Tu es différent de
Zarathoustra. Tu n’as rien d’un affamé à qui autrui donne à
manger et à boire parce qu’il a oublié de le faire pendant le
jour. La gourmandise, de ton cerveau, est dehors. Ton ventre
se nourrit mieux des glands. De l'herbe de la connaissance. Il
s’apaise. Lorsque les idées se mettent en marche. J’ajoute
qu’il prête l’oreille. De temps en temps. Pour décrypter les
qualités culinaires du voisinage. Le vent promenait l’odeur

180
des repas dans tous les sens de tes narines. En plein nez. Ça
attire. Le nez au vent. Dois-je jeûner ou débarquer chez
Hamidou ? Sa dibiterie se trouve après le pont Moustaf
Malick. Son paprika est piquant. Je ne me laisse pas mener
par le bout du nez. J’évite les gargotes. Je n’aime rien des
goûts culinaires de Sartre. Un penseur qui mangeait
fréquemment au restaurant. Angoissé et ennuyeux de
prendre ses repas chez lui. J’en ai assez d’osciller entre les
viandes et leurs dégoûtants bouillons. Le cere est ton plat
préféré. Tu parcourrais des kilomètres pour manger ce
couscous local. Dans cette ville, c’est la gomme qui avait une
importance. Le mil avait une proportion moindre. C’est plus
tard qu’il est devenu nécessaire à la consommation de masse.
Je ne meurs pas de faim. Mourir de faim ? Jamais ! Tu
n’avais pas faim. Faim ! La faim, m’a-t-elle bien observé ?
Je n’ai pas le volume du président Macky, mais j’ai
longtemps et beaucoup bien mangé. Pour dire la vérité :
l’appétit qui te tenaillait, depuis la veille, s’était effacé. J’ai
oublié de manger depuis le matin. Tu te plaindras de manger
sans goût ni appétit.
Mange quand tu as faim. Mange pour vivre. Ne vis pas
pour manger. Commande tes entrailles. Ne les laisse pas
guider tes pas et ta bouche aveuglément. Il vaut mieux ne
rien manger lorsqu’on est en sueur. Le jeûne modère
l’appétit. Travaille ta santé et ta volonté. L’âne n’a pas de
règles concernant la nourriture. Tu dois en avoir. Si tu tiens
à rester humain. Ta faim est capricieuse. Elle ne te vient
qu'après le repas. Elle ne s’est pas manifestée de toute la
journée. Où s'est-elle attardée ? Tu n’as pas de tête. Ton
ventre s’est refermé. Prends tes jambes. Continue. Ton
parcours t’a tellement endurci. Tu ne crains aucune privation.
Mais dans ta foulée, j’ai l’impression que d’autres sont jetés
au monde dans une déréliction absolue.
Pas de chez Hamidou. Pas de cere. Il faut manger ce dont
tu trouves bon. Tu as décidé de rebrousser chemin. De

181
retourner dans ton logement. À la rue Blaise Dumont. De
Passer par l’ancien palais des gouverneurs. Puis la place
Faidherbe et le 1er lycée d’Afrique de l’Ouest. Ces lieux
coupent la ville en deux. Pourquoi les Wolofs soutiennent
qu’une tête ne peut être divisée en deux ? Cette Île dément.
Le Nord et le Sud lui appartiennent mais gardent leurs
différentes histoires. Le Nord des chrétiens. Le Sud des
employés et des esclaves. Passons ! La magie socratique
aurait pu te servir. Le théâtre d’Aristophane communique
que ce penseur marchait dans les airs. Regardait le soleil.
Dans sa corbeille, et non de la terre, il observait de haut les
dieux. Il avouait ne jamais pouvoir comprendre les choses
célestes, s’il n’avait pas suspendu son esprit et confondu sa
pensée subtile avec l’air similaire. Il était persuadé que s’il
était resté à terre, pour observer d’en bas les régions
supérieures, il n’allait rien découvrir. La terre attirait à elle la
sève de la pensée. C’était sa croyance. Heu ! Conneries d’un
Grec. Comment des conneries pareilles, ont-elles pu entrer
dans le cerveau d'un Grec célébré des millénaires pour sa
prétendue légendaire lucidité ? Éloigne-toi.
Va ailleurs. Vers une autre direction. Vers l’avenir.
L’essentiel, c’est d’avancer. De changer d’avis et de défis.
L’aventure de l’esprit doit se modifier. Se refaire. Respect,
pour tous ces individus qui sont engloutis par le ventre de
l’Atlantique. Dramatique est la rengaine : Afrique mon
Afrique. Seul le grand livre du monde mérite attention. N’est-
ce pas la mondialisation ? Tu dois retourner dans ta chambre.
Rapidement. Ta marche matinale s’est poursuivie, sans
obstacle majeur. Retire-toi. Toi. Tout seul. Pas pour te
baigner. Pas pour t’allonger. Pas pour effacer les traces de
poussière sur ton perron. Tu as besoin de repos. Ou quoi : as-
tu peur d’y croiser maître Abatalibe ? Il te harcèle. N’est-ce
pas ? Affronte-le. Casse-lui un doigt, une dent. Tu ne dois
pas un rond au fisc, toi. Tu paies ton loyer. Régulièrement.
Tes reçus ne sont pas négociés. Te reproche-t-il d’être un trop

182
bon locataire ? D’être un taciturne solitaire ? Pourquoi
t’envoyait-il un huissier ? Te convoque-t-il devant le juge ?
Il voulait juste reprendre son appartement. Ces avocats n’ont
que des clients et non des humains. Ils ne courent que
derrière l’argent.
Je découvre, au moins là, une raison de tes ruptures. Tu
évites les face-à-face avec les éleveurs de chiens. Ceux-là ne
se sentent importants que lorsqu’ils sont entourés d’animaux.
De nombreuses relations sont inutiles. Des mains sales. Je
n’ai pas besoin de toutes ces mains qui se tendent. Je ne tends
pas la main au premier visage rencontré. Même si ma main
ne se repose jamais de donner. Retire ta main. Perds la main.
Certains contacts sont fatals à la santé. Il faut croiser les bras
derrière les fesses. Pète sur tes mains avant de serrer certaines
mains malpropres. Hélas ! Pourquoi ma main n'a-t-elle pas
assez de force ! Elle n’a pas réussi à socialiser ces serpents.
Hé ! Hey ! N’essaie plus d’élever la voix contre eux. Ce n'est
pas aussi ton rôle d'être un chasse-mouches. Moralistes et
religieux s’en occupent difficilement. D’aucuns, sont
incorrigibles. Peut-être l’autre auteur critique fait-il allusion
à eux en parlant des damnés de la terre.
Quelque chose se mit à crier en moi : « Ils te mordront !
Te mordront encore ». Ils ne croient plus égal et égal et une
main lave l'autre. Je mets ma main sur la bouche et dis : je
serais le dernier qu’ils blesseront. Ils ignorent qu’un arbre
épineux ne peut pas être secoué par des paumes de la main.
II faut dire après le Christ : « Ne jugez point ». Il y a une
dernière distinction entre le cerveau philosophique et les
autres. Les premiers veulent être justes. Les seconds veulent
être juges.
Baisse la tête. Hâte le pas. Rentre. Éloigne-toi des
violeurs. C’est mieux. J'aime mieux être un styliste qu'un
tourbillon de vengeance. J’aime encore mieux dormir sur des
peaux de bœufs que sur leur honneur. Ton coin est le lieu
d’une jubilation enivrante. Ta tendance à t’isoler se justifie.

183
Indispensable retraite d’équilibre. Dehors, ils peuvent
devenir encombrants. Embarrassants. Menaçants.
Déplaisants. Que tes sandales n’y traînent point. Elles
couraient le risque d’y ramener des crachats. Des maladies.
Le cloisonnement sauve des infections. Les autres
s’accrocheraient à leur isolationnisme. C’est le sens du grand
mur du président Trump contre les Mexicains. La belle vie
n’existerait que dans l’intimité. Paraît-il que ceux-là, qui
l’ont choisi, suffoqueraient moins des malheureux avatars de
la vie communautaire. Donc déplace-toi. Dans ta chambre.
Ton bunker. Ta vie intense. Une atmosphère plus gaie t’y
attend.

184
14

Ce choix est celui du miroir


de l’esprit

L a deuxième partie de ton thé n’est pas préparée. Tu


remettras un peu d’eau dans la théière. Le curé Thévenot était
le premier maire métis de Saint-Louis. Un autre thé ! Un
modeste thé ! Glissant sur une tasse accueillante. Avec trois
morceaux de sucre. Tu remueras la cuiller. La cognera fort
contre les parois de porcelaine. Chaleureux compagnon. Une
gouttelette bouillante et amère te suffit, t’amuse. Tu l’aspires.
Deux gorgées saccadées. Avec un bruyant sifflement des
lèvres. Dès fois, tu choisis de le boire à fines gorgées. Il te
brûle la langue. Les fortes doses font de toi un funambule. La
soucoupe roule sur le carreau. Avec fracas. Elle se brise. Le
contenu se répand. La serpillière passe. Une culture du thé.
Tous ne prennent pas le même thé. Ataya est plus consommé
que l’eau du puits, dans certaines concessions de la
campagne. Palabres autour du thé. Excès de thé ! Restez
sobres les gars. Tu es déjà sur l’œuvre poétique de Léopold
Sédar Senghor. Souvenirs, souvenirs ! De nouveau, ils te
soulèvent, ces souvenirs aux battements d’ailes

185
imperceptibles. De nouveau te monte à la nuque leur long
corps d’ambre à l’odeur de jasmin.
Une précision nietzschéenne est utile. Le thé ne convient
que le matin. Peu et très fort. Il est nocif et indispose, toute
une journée, quand il est trop faible, ne serait-ce que d’un
degré. Vous apprenez quelque chose au moins. L’organisme
ne se contente pas de limpide. De protéines. Il ne sollicite pas
que des carottes. De l’huile. Des œufs. Il exige de l’eau. Sous
forme d’excitants. De stimulants. Pas de haschisch. Ton thé
excite tes nerfs. Taquine ton cerveau. Augmente
considérablement leurs activités. Après avoir trouvé des
pierres sur ton chemin, te saisit à présent le désir de bien
tendre le bloc-notes. De bien tailler le crayon. De lire un peu
trop. Hâte d’écrire à table.
Le grand metteur en scène du Zarathoustra allemand ne
jurait que plume à la main, le front redressé. Qu’il repose en
paix. Amen ! Tu ne crois pas à la parole défendant aux
musulmans de prier pour des chrétiens morts. Tu m’as
raconté que tu leur souhaites le meilleur des destins parce
qu’ils ont offert leurs terres au premier lieu de culte des
musulmans.
Mais que fais-tu des propos blasphématoires informant
dans les écrits du philosophe que Dieu avait disparu ? Pas
vrai. Laissez parler les Philistins. Laissez les rumeurs courir.
Une chose est certaine : Nietzsche aimait l’avancement de
l’espèce. La transformation positive du monde. La paix
pendait de sa bouche. Il mérite des applaudissements. Un
Nobel posthume. Une natte au paradis et si possible près de
la mer. Relisez ses écrits. Vous serez sur le chemin de
Damas. Que ça soit bien clair. Mon comportement ne me
dévie pas. Ne me déshumanise pas. N’élève pas un mur. Ne
tourne pas le dos au monde. Mes retraites se réduisent en
séquences de fascination pour les idées. Mais en un clin
d’œil, tu peux t’en débarrasser. Pour appeler. Partager tes
sentiments. S’intéresser aux nouvelles des épouses d’autrui

186
qui te témoignent un amour conscient. Tu es un de leurs
cadeaux ultimes. Entre leurs mains, je peux déposer les
battements du cœur. Elles écoutent avec une acuité
bouleversante. Une capacité d’accueil pareille finit par
t’arracher ta propre identité. Elles m’ont aimé. Je leur parle,
sans mot. L’état d’esprit de chacun est partagé. Un silencieux
dialogue rend même la tendresse muette. Nous nous
entendons comme larrons en foire.
Je fais l’expérience unique du plein. Je le sens. Tu te sens
absorbé. Entouré. Enfoui. Dans une chaleur douce. Un cri te
traverse de la tête aux pieds. Va te marier ! Pas besoin de
miroir. J’écoute une autre voix. Dans une bulle affleurant le
désir de dormir. Bénéfique. Constitutive. De la vie réelle. De
la vie rêvée. Tu as une grande attirance pour les belles âmes.
Pour les aborder, il n’y a aucune forteresse à escalader. Ce
type de bain de complicité ne dure pas. D’autres cellules
nerveuses voudront être honorées et satisfaites. Elles auront
leurs tendances. Le cœur se taira. Tu passeras à autre chose.
Fermer les yeux. Répéter des cris. Imiter les gémissements
du vent. Entrer dans la salle de bain. Te laver avec de l’eau
chaude. Te frotter avec rage. Retourner au lit. Zapper les télés
réalités d’un poste de télévision parcouru de zébrures
étincelantes. Faire le calme. Ne dire rien. Ne faire rien.
Solipsisme momentané.
Compter les battements du cœur. La machinerie des
poumons de Batouala. Bâiller vaut mieux, pour René Maran.
Bâiller chasse le sommeil par la bouche et les narines. Tout
le monde expire alors cette sorte de fumée sans odeur que
ventilent les soufflets de forge du cœur que sont les
poumons. Ils se gonflent. Des côtes qui s’abaissent. Inspirer.
Expirer. Un accident continuel. Cela recommence. Cela
retient l’âme dans le corps. Cela n’est pas un simple
mouvement. Cela obéirait à une loi nécessaire. Ta vie en
dépend. Démocrite trouvait cela étrange. Le Platon du Timée
lui posait cette question : de l’inspiration et de l’expiration,

187
laquelle est première ? Quel bonheur que le souffle ! Au
bonheur de respirer.
Vogue vers ce large d’où bat ce bruit solitaire du cœur.
Respire l’odeur du silence. Respire presque sans effort. Air
ailé. Poitrine qui respire tranquillement. Plus longuement.
Plus constamment. Ouvre la bouche. Happe avidement le
silence. Simule l’aveuglement. N’être guidé que d’odeurs.
Imagine le bruit des pots d’échappement. Pense aux injures
publiques. Capte les paroles les plus lointaines. Écoute des
voix ponctuées de rires. Des cris d’appel. Ils s’appellent
comme des égarés dans une forêt. C’est ainsi qu’ils se font
reconnaître. C’est ainsi qu’ils s’encouragent réciproquement.
Bientôt après, le calme précaire revient dans la forêt. Tu
percevras de nouveau et clairement des bruissements et des
volettements. Cette époque n’est pas faite pour penser.
Difficile d’y vivre calmement dans la pensée. Vouloir crier :
« Fermez-la un peu ! Cessez cette violente agitation régnant
dehors et de par le monde ». S’assoupir, peu après. Que de
flux de puissance ! Transfert d’énergie d’un point à un autre.
Mouvement sinusoïdal crête-creux-crête.

188
15

Ton tête-à-tête avec les éventreurs

D élivré, tu respireras un temps. Tu te frayeras une route


à travers tout. La détente permettra de mettre la main sur le
caché. Les grandes cachettes. Une fouille minutieuse de ton
corps suivra. Des cheveux de la tête aux ongles des doigts du
pied. Des marques à signaler. Un volcan psychique à portée
de main. Ton corps compte. Tu l’interroges. Il te dégoûte. Un
âne. Un Viking. Tu t’es laissé faire. Trop mal dans ta peau.
Des soucis. Un poids énorme. Tu ne veux pas être dénudé.
Un état d’esprit présent. Tendre les bras. Allonger les
jambes. Observer. Poser les yeux sur les endroits les plus
intimes. Les plus repliés de la peau. Pas un seul pore
n’échappe à l’inspection. Mets un nom sur chaque cicatrice !
Souviens-toi. De l’adversaire qui t’a poignardé. De l’ami
qui t’a fait un croc-en-jambe. De celui qui t’a servi un violent
coup de poing. Du camarade qui t’a tailladé. Du chauffeur
qui t’a heurté. De la femme qui t’a balancé son rat. De
l’inconnu qui t’a cassé la tête. Du bandit qui t’a fouetté. Du
médecin qui t’a opéré. Du proche qui t’a fait saigner. Du
pénitencier qui t’a fendu la lèvre. Du policier qui t’a

189
matraqué. Tu as perdu ton corps. Tu retrouves une peau. Une
volonté fondamentale de ne pas oublier.
Cette vie est pleine d’événements. Ces souvenirs, que
cache le cerveau de ta chair, gardent les signatures de la
douleur. Les souvenirs les plus vivaces ne sont pas, hélas,
pour tous, les meilleurs. La connerie humaine t’est tombée
dessus, t’a arraché la peau. Ma peau ne sait pas se taire. Je
l’écoute. Son discours a complètement changé. Elle a cessé
d’exister. De m’appartenir. Elle ne fait plus partie de mon
propre corps. Marre de ce champ de bataille, de ces ruines,
de ces déchets, de cette saleté, en moi, le gueux ! Maintenant,
tu comprends celui qui porte une barre de fer. Qui soulève
une brique. Qui s’empare d’un coupe-coupe. Qui serre son
couteau. Qui lorgne son épée au fourreau. Qui traîne avec
une hache. Qui dégaine son pistolet. Ces pays sont bondés de
criminels. Que faut-il pour enjamber le passage de tes
peines ? Que faut-il effacer ? Que restaurer, recoudre ?
Qu’en penses-tu ? Pas besoin d’explication. Pas besoin de
justification. Pas besoin de réparations. Assumons
l’alternance de la haine en amour. Oui, oui ! La rupture
physique est proche des cassures psychologiques.
Que les cliniciens soient rassurés. Oh ! Rassurez-vous.
Aucune ombre n’est refoulée. Aucun archétype ne sera
projeté sur qui que ce soit. Les morsures sont transformées
en énergie. En lumière. J’ignore la rancœur. Je l’évite. Je sais
mettre entre parenthèses les préjudices. Conflit larvé.
Penchant aux fautes et aux vices freinés. Le chagrin et le
dépit étouffés. Soupir d’adulte. Juste dans ma censor vitae.
Dans ma volonté de savoir ou de me remémorer.
L’homme se souvient de sa grandeur. Le premier moteur ne
peut être que le bien, présent dans tes moindres fins. Tu tiens
à être libre dans tes jugements. N’es-tu pas désormais au-
dessus de toute chose et libre de toute attache ? Certes, tu
n’oublies rien. Ta mémoire est couverte de péripéties. Mais
tu n’as plus pour l’existence de mépris, de haine, d’amour.

190
Tu continues ta vie. Tantôt avec un regard de joie. Tantôt
avec un regard rouge. Tantôt l’hivernage. Tantôt le vent ou
la pluie. Rires aux éclats ! Tout mâcher et tout digérer. C’est
là un vrai comportement de porcs. Non, non ! Je suis juste
une officine. Retour sur un autre moi-même.
Dans ta chambre, tu plongeras dans ces états seconds, ces
murmures sombres. Le sommeil s’éloignera. Mais, habitué à
te caresser le corps, il rôdera au tour de ta peau. Disparaissant
et revenant. Les sonneries de ton téléphone voudront
témoigner. Elles te réveillent. Le téléphone sonne encore.
Continuellement dérangé. Parasitant profondément mes
pensées. Je n’éprouve pas la moindre envie de dire halte ou
hello. Je ne prends pas la communication. La personne
n’abandonne pas. Le tintamarre des sonneries devient
aboiement. Hululement. Hurlement. Encombrement. Pas de
prise de combiné. Aucun sourire n’est derrière ces appels.
Bourrés parfois de remontrances gratuites. La faute au destin.
À l’un des traits accablants de ta vie. Partout où tu es passé,
tu as été celui auprès de qui ils se confient. Ils demandent
conseil. Ils se racontent. Ils mentent souvent. Je donnerai pas
mal d’efforts pour être débarrassé de ce pouvoir Lorelei.
Entrant dans mon identité. Me singularisant aux yeux des
autres. Seulement, mon existence n’est pas réduite à ce
numéro d’appel. La messe n’est pas dite tous les jours. Le
prêtre a d’ailleurs peur de ses fidèles. Ils sont espions ou
traîtres. Dénigrant. Décriant. Le cerveau obtus. Plein de
soupçons. De craintes sinistres. Ils ont l’habitude de raconter.
Je ne leur donnerai pas l’occasion. Je leur clouerai le bec, en
somnolant. Peux-tu cesser d’être connu ? Vis dans le noir. Te
retirer du soleil pour te mettre à l’ombre, entrer dans
l’obscurité. Ne sors plus. Fais-toi oublier. Arrête de respirer.
Fuis. Dis-leur que tu es mort. Qu’ils s’en aillent ailleurs. Tu
n’es pas le seul vivant. De tout temps, il y a eu des cabotins.
Vous menez une vie de cabotinage. Dans la rue, il est interdit
de crier d’un trottoir à l’autre. Défendu d’élever la voix. De

191
siffler. De parler avec quelqu’un au premier étage. Ils violent
les interdits. Ils organisent le désordre. Il y a la montée d’une
panique incoercible.
À chaque instant, tu redoutes un malaise ou l’intrusion
d’un malfaiteur. Le moindre bruit te hérissera d’effroi. Tu
regrettes de ne pas détenir une arme à portée de main. L’autre
jour, un violent coup de klaxon venait du dehors. Un
camionneur roulait à vive allure. Brusquement, tu t’étais
déplacé au balcon. Par intermittence, les roulements
remuaient les vitres. Arrivé à ta hauteur, l’imberbe chauffeur,
qui te fixait du regard, te servit un doigt d’honneur. Tu
voulais le lui retourner dans son anus, avant qu’il ne te
dépassât. Dans un pays en ruine, le langage lui-même ne peut
être que cassé et cassant. Heureusement. Tu es revenu à toi-
même. Rien ne m’emprisonne plus. Ma marche ne doit pas
être freinée. J’ai appris à renoncer. À reculer. À m’étaler sur
mon lit de camp. À devenir Océan. À laisser le pays être le
pays ! Sans remuer le petit doigt contre lui. Je me suis
transformé en sentinelle. Un guetteur aux aguets. L’enceinte
de sa case est sacrée. Il y a encore à faire. Pas l’heure de
vivre.
J’avais fui ceux qui venaient. J’avais détaché des épaules
des mains qui s’accrochaient. Je partais sur la pointe des
pieds. J’abandonnais des espaces chaleureux. Je suis resté
traumatisé par la majesté fraternelle des gros arbres du
village. Leurs incessants balancements me saluaient. Me
communiquaient leurs adieux. J’exposais le dos aussitôt. Je
voyageais et revenais rarement. Tu étais devant ton dernier
sommet. Devant ce qui t’était épargné le plus longtemps. Il
fallait que tu suives ton chemin le plus dur. Tu avais
commencé ton plus solitaire voyage. Tu avais entendu l’autre
déclarer qu’on ne développe rien que sous l’impulsion de
l’époque, du climat, du besoin, du monde, du destin. Mais tu
veux communiquer que la façon de vivre est facile à
manipuler. Je sais provoquer une vie de chien errant.

192
S’enfermer. Se carapater. Rester sourd. À la dérision. À
l’imagerie populaire. Dompter mon attention. Faire de ma
chambre un cercueil. Personne n’y glisse à ta suite. Tes pas
eux-mêmes ont effacé ton chemin derrière toi. Au-dessus de
ton chemin, il est écrit : finie la vie douillette. Anesthésié.
Indifférent aux bruits. Agir de façon mécanique. Absent.
Attacher si fort mes pensées que je manquerai de me faire
heurter par un train. M’enfoncer dans de longues nuits
d’insomnie. Me balancer entre la vie et la mort. Souffrir
d’une fièvre cérébrale qui me mettait à la margelle du
labyrinthe.
Qui a pourvu à tes besoins ? Qui s’est donné la peine de
venir aux nouvelles ? Tu n’es même pas demandeur. Tu as
appris d’un papyrus égyptien, qu’il y a 4000 ans, il était
presque impossible de trouver un seul cœur sur lequel il était
possible de reposer sa tête avec confiance. Je peux
complètement perdre conscience de l’extérieur. Archimède
se comportait comme tel. Lorsque les Romains prirent sa
ville, il ne pouvait même pas s’en rendre compte. Loin des
nouveaux mangeurs de bruit, il travaillait dans son enclos.
Était sourd aux crépitements. Au tohu-bohu. Était occupé à
dessiner des figures géométriques sur le sol. Un soldat entra
dans son jardin. Il ne leva pas les yeux. Il s’exclama
aisément : ne dérange pas mes cercles ! Ce recueillement est
nécessaire au travail et à l’ambition.
Lorsqu’un homme se trouve au milieu de son agitation,
exposé au ressac où les jets et les projets se mêlent, il lui
arrive parfois de voir passer auprès de lui des êtres dont il
envie le bonheur et la retraite. J’étais sur un pied de guerre.
Le puits diame-ndiaye retient son eau dans ses profondeurs.
Dans mon si pauvre cœur, je gardais intacte une vocation. Je
la portais en moi comme un trésor que personne, que rien, en
dehors de la mort, ne pouvait m’ôter. J’avais décidé d’en finir
avec mon doctorat. De conquérir des situations enviables. De
travailler par-dessus ma tête. Un combat d’amour-propre.

193
Plus il durait. Plus il fortifiait ma volonté. Je ne m’occupais
plus de moi-même. Je m’étais délaissé. Un épuisant revers
de la médaille. Il m’avait poussé à tout refuser. Je n’étais
devenu que volonté. Arc brûlant pour sa flèche. Flèche
brûlant pour son étoile. Aiguise ta faucille. Apprends tes
leçons. Bats ton fer. Débroussaille ton champ. Enseigne.
Gode ton tissu. Respecte ta parole. Tanne ta peau. Fais ton
devoir comme si ta vie en dépendait. Donne-toi à ta tâche.
Que ta maxime soit : hoc age, ce que tu fais, fais-le de toute
ta force.
Je tournais sur moi-même. J’ai appris à serrer les dents. À
patienter. Du fond d’un labyrinthe, j’aime entrevoir les
lumières. Un isolement total. Un voyageur. Un feu sous sa
cendre. Gardien d’une foi. De sa propre âme. Pas de jour. Pas
de nuit. Pas de montre. Pas de soleil. Pas de lune. Il fallait
faire ce qui te tenait à cœur. C’est tout. Vous n’arriverez à
rien si vous ne croyez pas à ce que vous faites. Faites ce que
vous avez à faire. Quel que soit le résultat, vous aurez le
mérite de vous être battus. Si tu établis tes choix en fonction
du regard que les autres posent sur toi, tu deviendras une
girouette et tu te soumettras aux caprices du vent. C’est ce
que font la plupart des personnes, non ? Sans le regard que
les autres posent sur nous, nous ne sommes personne. Ne
donnez jamais à l’autre l’occasion de vous détruire. Si tu
donnes trop de place à ses opinions, tu ne te laisses pas le
droit d’être à l’écoute de ton intériorité. Préserve ton espace
privé de tout ce qui peut nuire.
Vous ne vous battrez jamais, tant que l’aide aux sinistrés
sert vos entrailles. Le combat démarre au moment où toutes
les formes de béquilles sont jetées au sol. Votre caractère et
votre talent se forment mieux dans la solitude. Si vous ne
voulez plus être ordinaires, retroussez les manches.
Débrouillez-vous. Ayez du culot. Coupés de tout.
Indifférents à tout. Loin de tout. La vie est faite à coups de
petites solitudes. Comment naît un esprit fort ? D’où vient

194
l’énergie, la force inflexible, l’endurance avec laquelle
quelqu’un, contre la volonté générale, tâche d’avoir une
vision tout individuelle des choses ?

195
16

Ta fuite dans la solitude


pour t’endurcir

L a solitude est le père de tout ce que j’ai accompli de


bon jusque-là. Que d’étoiles tombées ! Vaut mieux s’y
habituer. Un jour, chacun sera isolé de tout ce qu’il aimait.
Faites-vous la promesse de rester fort. N’avoir peur de rien.
Ni des moyens ni des abandons. Le seul fait d’imaginer ce
qui pourrait se produire déclenche une peur. Ne pas avoir
peur de décevoir. D’échouer. D’être ridicule. De ne plus être
aimé. D’être simplement autrui. De mourir. Ne portez aucun
jugement sur votre façon de percevoir. Elle est vôtre. Unique.
Sur certaines trajectoires des immortelles gloires, l’amour est
inutile. Être aimé devient un fardeau. Se faire accepter se
transforme en danger. Tu n’as jamais oublié que la première
règle dans l’équilibre de soi, c’est se reconnaître. S’aimer
soi-même avant tout. « Connais-toi, toi-même » te met en
garde. Ne l’oubliez surtout pas : chacun a sa peau. Cette voie
est le chemin de votre vie. Faites-vous votre chemin. Avec
vos poings. Vos coudes. C’était ma volonté. L’essentiel.
Ainsi le voulait ma volonté créatrice. Ma destinée. Ou quoi

197
pour vous le dire plus franchement : c'est cette destinée que
voulait ma volonté.
D’aucuns ne sont pas capables de faire ce qu'ils
aimeraient le mieux : « Créer au-dessus d’eux-mêmes ».
Voilà leur désir préféré. Voilà l’ardeur qu’ils ne réussissent
pas. Il y a si peu de destinées dans leurs regards. Ce que
refusent d’autres. Devant le terrain de jeu du collège
d’Harrow, Wellington s’écria : « C’est ici, sur ce champ, que
j’ai vaincu Napoléon ! » Le courage a fait plus de grandes
choses que ce besoin d’affection. C'est votre bravoure qui a
sauvé jusqu'à présent le monde. Quand même ce chemin
endurcit. Tu ne te débarrasseras pas de cette habitude en la
flanquant par la fenêtre. Mais en lui faisant descendre les
escaliers. Marche par marche.
Après la vie offerte au doctorat, tu es redevenu le commun
mortel. Tu n’as jamais cessé de l’être. Déjà, tu t’es mis à
rabrouer la vanité d’un côté de ta nature qu’il ne te faudrait
plus jamais envisager. Ton seul regret est qu’ils ne t’ont pas
traité comme une personne qui, au fond d’un trou, a été
promise au retour, un jour, à une existence
communicationnelle affective. Tu apprends du chemin. Le
moindre délai pose un problème. Le futur se rétrécit. Ne leur
renvoie qu’à une plage vide. Léchée par les vagues de
l’inconnu. Le surlendemain intéresse peu de monde. Le
lendemain, tu t’es présenté. Chez toi. Fidèle à ta promesse.
Tu ne fais que revenir. Tu es enfin de retour. Toutes les
parties de lui-même qui étaient longtemps à l'étranger.
Dispersées parmi toutes les choses. Tous les hasards. Libéré
de l’enserrement.
J’avais promis à ma grand-mère de revenir. En la quittant,
j’avais tendu la main gauche. Elle l’exigeait. Précisait :
« C’est parce que nous devrons nous revoir ». Sa voix roule
au quotidien dans les caniveaux de mes cellules nerveuses.
Un baiser de paix. Marqué d’une pierre blanche. Je partais,
gonflé d’espoir. J’ai caché cet espoir dans la poitrine. Je le

198
sortis face aux embûches. Je m’en servis pour animer les
nuits. J’en ai fait un levier de volonté. Je n’étais pas enfermé
dans le néant. Ne communiquant avec personne. Vivant dans
une torpeur de somnambule. Je n’ai jamais cru que j’étais fait
pour vivre seul. Je ne viens pas de l’utérus d’un fromager. La
promesse du retour sempiternel m’empêchait de disparaître
mystérieusement. Je ne suis pas Franz Kafka. Étranger
partout. Étouffant partout. Incapable de relation.
Indépendant. Marginal. Naïf sexuellement. Néant social. Se
décrivant comme incompris. Que ça soit bien clair !
Personne n’est ici malade de la relation avec autrui. Personne
ne se soigne comme il peut. Personne ne défend la thèse
d’une relation impossible. Vous verrez mes longues amitiés.
Même si c'est une grande chose que d'être à plusieurs. Vivre
seul ne signifie pas être seul. Le théâtre dans ma chambre
entre en moi tel un réveillon. Il me soulève. Sans me blesser.
Me prend dans ses bras. Me lèche la peau. L’ostracisme est
dehors. La marginalisation grossit dehors. Juifs et apôtres ont
vécu dehors. Semant des paroles. Condamnés. Courant.
Errant. En fuyant un génocide, les Rohinghas se sont
demandé si le monde dormait. La solitude est derrière les
mots cachant leurs maux. Battu. Condamné à mort. Chute
des artistes qui tombent encore et encore, sans jamais arriver
quelque part. Déshérité. Déporté. Dépouillé. Dormir à la
belle étoile. Envieux. Exil. Famille dont personne n’a voulu.
Fils qui n’aurait jamais dû naître. Humilié. Infertile. Manque
d’éducation. Miraculé. Mis médicalement à la retraite. N’a
pas été instruit. Ne bois pas à sa soif. Ne mange pas à sa faim.
Ne peut pas se soigner. Rescapé. Retraité. Salaire perdu.
Sans abri. Seul. Sourd-muet. Trahi. Vie active terminée.
Ceux-là sont pénétrés de sombres regards. Ils réfléchissent
beaucoup à eux. Tu leur es suspect. Devient suspect tout ce
qui fait beaucoup réfléchir. Pour toutes tes petites vertus, ils
te punissent. Ils te disent orgueilleux. Disciple de Satan.
Égaré dans le monde qui se veut loin des traditions.

199
Méprisant la liberté. Est coupable toute existence
particulière. Ils n’ont pas voulu comprendre que vous n’aviez
pas la même culture. Que vos tournures d’esprit étaient
différentes. L’écart t’évite les disputes, les interminables
débats de rue. Il est la seule richesse restante pour ceux qui
veulent se sauver. Ceux qui ont tout perdu. Il te sauve
momentanément des hachures verbales. Voilà une raison
pour tourner le dos. C’est le regard d’autrui qui déclenche la
réaction de celui qui n’est pas bien dans sa tête. Priez Dieu
de ne pas se trouver sous des regards qui claquent, sifflent,
marquent les chairs de rouge comme un fouet.
Personne ne devrait être dans le besoin. Personne ne
devait empiéter sur le patrimoine du voisin. De quoi les gens
se mêlent ? Il est plus facile de déceler les poux d’autrui. Ils
se dédouanent. Accusent : « Ce n’est pas moi ; c’est toi ».
« L’agressif. L’asocial. La bête. L’impoli. L’intolérant ».
Laissez vivre les Hyperboréens. Il est malsain de croire que
tu peux prendre le pouvoir sur autrui. Qu’est l’amour si ce
n’est de se comprendre. De se réjouir qu’autrui vive de façon
différente. S’immiscer dans la vie d’autrui me scandalise.
Mais bref. Libère maintenant ton lecteur des allusions. Il a
assez entendu et attendu devant tes interminables références
non expliquées.

200
17

Tes indiscrets sens te retiennent


dans la communication

B ien sûr. Excusez-moi d’abuser de votre temps. Je


m’expliquais. Je devais m’ouvrir un passage. En nageur ou
surfeur. Je vous reviens en infatigable flâneur. Je suis là
maintenant. Trop marcher est un signe de mauvaise
éducation. C’est une habitude interdite aux enfants et aux
femmes. Les hommes qui passent de maison en maison sont
craints. Il leur est reproché d'être indiscrets. Me concernant,
une précision éloignerait les fausses interprétations. Je ne
cherche pas ma route toute la journée. Je ne suis pas perdu.
Je rejoins le chemin du retour. Au milieu de la route. Un bout
de chemin finalement. Mon corps s’est penché devant. Telle
une longue branche privée de vent. J’ai trouvé la clé du grand
tunnel traversant la rue. J’ai commencé la lente glissade. Je
ne suis pas Zarathoustra. Aucun chemin ne se montrait plus
à lui. Il se perdait. Dormait en pleine forêt. Entouré de bêtes
sauvages. Ils ne se moqueront pas de toi. Ils ne te diront pas
que tu n’es plus le chemin. Jusque-là, tu as suivi ta voie. Peut-
être, après l’autre, ceci est-il ta doctrine : qui veut apprendre
à voler un jour doit apprendre à se tenir debout. À courir. À

201
marcher. À danser. À grimper. À sauter. À dissimuler. On
n'apprend pas à voler du premier coup. Fréquemment, il y a
des tours. Des détours sur le chemin du retour. Enfin, je vais
directement retourner à la maison. Debout sur la rue Henri
Jay, depuis un moment, voici la nouvelle cartographie des
pieds de mes idées ou pourquoi pas : des idées de mes pas.
Traverser Samba Oury Dieye. Macode Sall. Repentigny.
Henri Jay. Ibrahima Tall. Thévenot. Tourner. Marcher vers
Chassanial. Enjamber Babacar Seye. Bifurquer.
M’engouffrer sur une ruelle sans nom. Pivoter. Entrer dans
ton immeuble. Un vieux bâti colonial. À un pâté de
l’ancienne gîte des signares, là où désormais, des religieux
font leur fête au quotidien devant leur miroir.
Tu prendras cette route. Tu ne t’en détourneras pas. Les
esprits éclairés acceptent que le monde arrive sur l’un des
grands tournants de l’avenir. À l’un de ces points ronds. Où
il est nécessaire de ne plus se gourer. L’homme le plus faible
est capable de mener une chose à bien s’il mobilise toutes ses
capacités pour un seul but.
Tu avançais. Encore que tu risques de traîner. Tes sens te
retiennent. Des tortues. Tes habitudes sont collantes.
Contempler des toits. L’architecture coloniale. Les traces
qu’elle exhibe. Un moyen de communication au même titre
que l’écriture. La question de la communication se situe là.
Un langage architectural d’ailleurs. Certains fondements
théoriques et pratiques de l’utilité de cette architecture sont à
justifier suffisamment. Une tuile peut toujours te tomber sur
la tête. Il suffit de se promener dans la rue. Les voyages ou
déplacements se substituent à l’action vraie et produisent
l’impression de quelque chose qui en réalité ne se trouve pas
dans la vie. L’abbé Boilat est libre d’être émerveillé devant
ce plan urbain, de voir, en 1833, des rues alignées et
spacieuses, des maisons bâties en brique et recrépies de
chaux, un alignement esthétique et rigoureux. Tu prends trop
ta nourriture de la surface. Jeter un regard furtif. Se retourner.

202
Observation exacte. Observation rapide. Ton esprit ravitaille
ta retraite. Tu cherches. Chantier et piste servent ta soif. Une
volonté de puissance marchant sous l’ombre d’une volonté
du vrai. Après cette marche pleine, un repos de jouissance
attend. Peut-être pour mieux apprécier combien il est
agréable de dormir dans son lit. Tes anciens expliquaient que
les hommes ne sont pas chez eux dehors. Tu es si loin de cet
instant. La voie n’est pas libre.
Une formidable sensation de liberté de courte durée.
Personne ne te chantera xoolal Ablaay Njaay nu muuy doxee
ci kow tali, cakas gin gin, cakas cakas gin gin. Tu as parcouru
cette partie de la ville en zigzag. Encore une rencontre
fortuite. Une embuscade. Le chemin le plus court n'est pas le
plus droit. Mais celui sur lequel le vent le plus favorable
gonfle notre voile. C’est ce qu'enseignent les règles de la
navigation. Quelqu’un vient à ta rencontre. La tête baissée.
Tu le reconnais. Il est à un cheveu. À peine que tu ne le hèles,
il bifurque instinctivement. Se met à courir. En émettant du
charabia. Le retour du fou du fleuve. Il s’est enfui. Sans
demander son reste. Il a détalé. Un fou lièvre. Ça, c’est un
homme ! Un courageux ne fuit pas ! C’est sa surprise. Son
propre face-à-face. Si vous vous croisez de nouveau, avait-il
menacé depuis la rue Henri Jay. À jamais est victime de sa
probabilité. Il devait être informé. Sur le jeu du fort-da. Du
petit-fils de Freud. Ce grand-père observait son petit-fils. Qui
répétait. À l’absence de sa mère. Le mouvement d’une
bobine. Qu’il envoyait. Loin de sa vue. En criant fort ! C’est-
à-dire parti. La bobine roulait. Le petit-fils la ramenait. En
tirant sur la ficelle. Avec un triomphal da ! C’est-à-dire elle
est là. Elle est bien revenue. La vie est pleine d’imprévus.
Tout est possible. Vous vous êtes recroisés. Il s’est arrêté. Un
instant. Sa voix mal assurée. Il te toise en criant.
« M’attraper ! Me manger ! Je me suis échappé maintenant
! ». Il a bougé. Pris du sable. S’en frotta les mains. Partit sans
attendre. Araignée, pourquoi tisses-tu ta toile autour de moi

203
? Veux-tu du sang ? Je ne peux pas faire marche arrière. Je
n’ai pas l’habitude de m’emballer. Pas plus que de battre en
retraite. Vacciné contre toute réaction épidermique. Me
contentant de le regarder. Sans me laisser ébranler. Par ce
comportement déroutant. Haussant les épaules.
Tu ne voulais pas attirer l’attention. Sans tension. Ce
flegme mettait ton fou mal à l’aise. Pour une fois. Il venait
d’avoir une idée. Il se baissait. S’apprêtait à parler.
S’exprimait en reculant. « Où vas-tu ? Où habites-tu ? Tu
n’as personne, toi ? Tu es seul, comme moi ? Tu risques ta
vie en voulant perdre ta tête. Tu regretteras de naître ». La
folie est souvent invisible. Elle n’existe pas. La langue wolof
la réduit à un simulacre : Reew ba dof. Màgg mu reew ba dof.
Ces moments t’imposent le silence. Touché par la magie des
paroles de ce visage de malade. Les bourdonnements d’une
guêpe emplissaient. Une vraie sirène. D’autres bruits
m’encerclent et m’enserrent. Je les entends. Un
bourdonnement familial. Bavardant et riant à gorge
déployée. Trop occupé à manger. Ils se moquent des ventres
affamés : « Tu ne réponds pas ! Laisse-moi manger.
Voyons ! Quand vais-je en remanger ? Adame ! On ne parle
pas la bouche pleine ! »
D’autres vont et viennent. Des cris plaintifs s’échappent.
Des rires résonnent. Des murmures s’élèvent ici et là. Des
effets culinaires. Un apaisement dans leurs éclats de rire. Une
digestion. Tu reviens à toi. Glacé. Quelque chose t’arrête. Tu
n’oublies pas. Tu contractes le visage. Comme pour une
prière. Tu arrêtes de marcher. Tu te tiens même immobile,
un instant, dans la rue. La pensée vient sur une ou sur deux
jambes. Tu marches sur une place arrosée de sang. À cet
endroit précis. À la porte de cette ruelle. Traversant Blaise
Dumont et Ibrahima Sarr. Beaucoup de sang coula. Des
administrés s’étaient affrontés aux fondés de pouvoir de feu
Galandou.

204
Après la tempête, les livres confisquent le discours du
passé. Ici était le quartier des habitants. Ces métis dont
l’histoire se confond avec l’identité de cette ville. Ils y
éduquaient, y soignaient.

205
18

Danse, celui qui s'approche


de son but

B on ! J’approche. J’entre dans l’immeuble. Danse


ventilateur. Nulle danse ne se réduit à un absurde
mouvement de va-et-vient entre des directions opposées. Ce
retour ne peut t’empêcher de penser au leitmotiv de fin
d’émission musicale de l’ancien animateur Francis Cheikhna
Bâ : « retour à la maison ». Apprendre à rendre hommage.
Retour à l’ordinaire quotidien ou la poursuite de la traversée
du désert. Un grand silence m’accueille. Les locataires sont
partis. Me voilà. J’y suis. Personne ne m’attend. Enfin à
domicile. Glissant dans ma chambre chauffée. M’y
enfermant. Pas de poussière. Un réel plaisir. Un retour
paradisiaque. Regardez-moi marcher ! Danse, celui qui
s'approche de son but. Mes sentiments souffrent parfois en
moi et sont en prison. Mais mon vouloir arrive toujours
libérateur et messager de joie. Quel pied n'a pas trébuché, n'a
pas désappris la marche dans la victoire ? J’ai retrouvé mon
abri. Ma chambre. La hauteur. La profondeur. Abrité sous la
pureté. L’innocence. Protégé des loups. C’est là mon univers.
Ma vie d’habitudes et de pouvoirs d’habitudes. Monde

207
mental d’un cerveau. Face aux livres. Aux murs. À la porte.
À cette lampe s’allumant et s’éteignant à longueur de
journée. Allant de ma table aux toilettes. De ma table au lit.
Un lit de camp. Levé. Couché. Levé. Debout. Assis. Debout.
Des alternances de repos et de mouvement. De sommeil et
de veille. Une habitude. Une vie qui apprend à être plus facile
et plus heureuse, plus endurante dans ses passions, plus
entreprenantes dans ses actions, par l’habitude. Art de
survivre. De s’arrêter. De repartir. Que dire encore ? La
marche est une fatigue. Pourquoi se donner tant de peine ?
Oui, quel est le projet ?
J’avais oublié de boire. Un verre d’eau. Tiré avec dépit du
robinet de la cuisine. Je suis un buveur d’eau. Là, j’ai préféré
ne pas écouter mon ami Simon. Il défend que cette eau ne
soit pas bonne pour les gens fatigués. Ces gens flétris ont
besoin de vin. Seul le vin amène une guérison subite et une
santé improvisée. Rire aux éclats. Je transpire. Tremblotant.
Encore des réactions physiologiques. Ton corps parle
beaucoup. Là, il te tire la langue. Un jus de pêche. Il n’y en a
pas. Un jus de pomme. Non plus. Un peu d’eau minérale. Un
demi-litre. Glacé. Avec du citron. Avalée en vitesse. Respirer
de toute ma poitrine. Une bonne respiration. Elle ne bronche
pas. Elle ne s’affole pas. Tu sens l’eau douce nettoyer le
cerveau et éteindre les brindilles des cellules. Un vent
caressant ton front brûlant. Je me sens pénétré d’une lumière
nouvelle. Je me sens renaître. Le moment de m’alléger. De
ne garder sur moi que l’indispensable. Mon âme vibre. Un
élan mystérieux. Je me sens capable d’embrasser les choses
les plus élevées.
Les effets d’une alimentation soupesée. Mon cerveau
s’est habitué à se battre contre ses intestins. Sa langue. Ses
mains. Son nez. Ses yeux. C’est ainsi. Mieux ainsi. Il n’a pas
régulièrement droit aux bons petits plats. Nourriture de
conquérants. De guerriers. D'hommes. Pas de légumes qui
gonflent et dégonflent. J’ai éveillé de nouveaux désirs. Pas

208
une nourriture de bambin. De petites femmes. D’autres
astuces sont mobilisables pour convaincre leurs intestins. Je
ne suis ni leur médecin ni leur maître. Prendre
quotidiennement du plaisir à se gaver ne lui est pas permis.
Obliger d’être sévère. Penser à ceux qui n’en trouvent pas du
tout. Toute une journée. Toute une année. Toute une vie. Je
regrette que Jésus-Christ, qui voulait naître au milieu des
pauvres, soit assassiné. Tu avais les mains sur les hanches.
Tu avais respiré à pleins poumons. Autre chose faite ? C’est
tout.
Peut-être remarcher. Un peu. Entre la cuisine et ta
chambre. Puis : rester immobile. Dans la chapelle. La grotte.
La hutte. La pyramide. Le temple. Je vérifie tout. J’ai des
petits tics. Je vérifie plusieurs fois que la porte est bien
verrouillée. Le traumatisme d’une violente agression
nocturne à la fac. Le temps ne passe pas si vite. Ça passera.
La lumière du soleil couchant marchait sur moi. Se
précipitait vers la fin de l’après-midi. C’était déjà le milieu
de l’après-midi. Moment de repos entre la longue matinée de
travail et la préparation du dîner. Les bruits environnants
s’éloignaient. Instant de repos. Tes bras passent sous la
nuque. Dépose l’épée. Un repos du cœur. Un relâchement
des nerfs. Je ne sentais plus le poids du corps. Il était parti.
Ces yeux, ces mains et ces oreilles étaient ceux d’un
marcheur d’idées. Une sieste ferait du bien. Un excès de vie
peut conduire à la mort. Traité de l’âme. Ainsi pensait
Aristote.
Mon cerveau pèse. Une tête pleine. Un gros galet. Il arrive
que le sommeil permette d’oublier, de mourir. Les femmes
l’exploitent pour endormir leurs maris. Ces bébés nocturnes.
Ce repos réparateur. Cette torpeur trompeuse. Ce
médicament. Si léger. Tu sembles dormir. Mais tu écoutes.
Une chambre d'écoute générale ? Écoute de quoi ? Pour faire
taire qui encore ? Oreilles dressées. Vue fine. À la recherche
du silence décrassant l’âme. Écoutant l’intérieur. À ma

209
recherche, mon être intérieur. Calmer tes impressions. Tes
vibrations nerveuses. Tu rends tes sueurs à la torpeur. Ton
esprit se débarrasse d’elles. Les diffère. Elles partent.
S’éclipsent. La salutaire torpeur. Le sommeil est un capital
immatériel inestimable. Aussi indispensable que le sang. Je
vais me reposer. Une décision salutaire. Une pause du
cerveau et du cœur. Calmer ces jours insipides. La paix
descendra dans la chambre.
Dehors aussi, c’est le silence. Ces gens dans les rues,
avaient-ils peut-être et également une vie privée à laquelle ils
tenaient. La rue n’était pas le centre de leur existence. Tel ce
vent de sable sur les dunes, à la fin de la journée, certaines
interrogations s’étaient cachées ou effacées. La verbigération
politique s’estompe. Ni télématique ni communicatique. À
l’abri du vent. Bien protégé. À demi obscur. Tu peux
réfléchir. Rentrer en toi-même. Épochè. Mettre à profit ta
culture lucide pour te rendre indépendant des
communications dominantes. T’élever au-dessus d’elles.
Théorie à propos de l’allégement de ta vie. L’idéalisation des
faits reste un capital déterminant pour te rendre la vie plus
légère. Reculer ton œil à une certaine distance. Somnoler
d’un œil. C’est, écrivait Pascal, le repos impossible. Fête de
l’ascension. Repos vertueux de chat. Esprit d’un artiste.
Circonspect. Hésitant. Faire semblant de dormir. De simuler
un sommeil. Qui dort, dîne. Allègrement, tes os accueillaient
les assauts du sommeil. Douce captive. Un état second. Un
corps gourd. Des yeux en éveil. Une pensée au ralenti. Le
regard clignotant. Le sommeil répare les forces du corps et
les apprête pour l’éveil. Tes paupières se retournaient vers
toi. Te secouaient. Te criaient presque dessus. « Tu fermes
les yeux ! Qu’est-ce que tu fais ! Les bandits te
surprendront ». Un arrêt suffit et la vie n’est plus. Difficile
de garder le calme dans la pensée. Dans l’alternance du repos
et du mouvement. Du sommeil et de l’éveil. Chaque instant,
un sujet renaît. Sujet qui perdure, qui s’affirme par une

210
poussée n’appartenant qu’à lui. Cet éveil contient plus que le
sommeil. Il est animé par une spontanéité joyeuse qui
transforme les forces en élan, en mouvement libre ou
ordonné. Les paupières ont leur raison d’entrouvrir leurs
fenêtres. Elles sont traumatisées par des rêves. À jet continu.
Elles ne comprennent pas jusqu’où irait cette première dame
montant au ciel pour réparer le soleil. Elles ont peur du chien-
loup aboyant toutes les nuits. Elles ne supportent plus les
voyages nocturnes. Les montagnes de la Chine ne sont pas à
côté. La terre des religions n’est pas à côté. Elles évitent les
obus. De côté et d’autre. Elles en ont assez des images
prophétiques ou oniriques.
Assez des greffes innommables. Assez des nouvelles.
Assez des ordres. Assez des voix. Assez de voler. De
poursuivre ces paroles errantes. Voltigeant. Sans aucun but
apparent. Elles ont raison. La reconnexion, à une attention
flottante, est conséquente. Tu n’as pas eu le temps de fixer
un autre chemin. La Langue de Barbarie n’est pas loin. Les
vociférations de la mer sont audibles. Ça ne te fait pas plaisir
que les embruns de ses vagues aient le goût du sel des larmes.
J’ai l’impression qu’elle revient à la charge. Sa terrible
promenade de 1579. Elle marcha avec fracas sur la bande de
sable qui la sépare du fleuve. Elle renversa l’habitat. Ce
cauchemar hante tes nuits. Souvent sursautant. Le cœur
battant. Les yeux ivres de sommeil et ouverts dans le noir.
Entre un monde physique et un monde mental. L’implacable
cerveau s’y mêle. Il impose la vision d’une ombre diabolique
sur les murs. Une sensation étrange. Tout te scrute à la loupe.
Le ciel. Les fromagers. Les montagnes. Les murs. Les
poissons. Je croyais que ces visages s’effaceraient avec la
nuit. Mais la lumière semblait avoir elle-même peur
d’éclairer la chambre. Elle n’entrait pas. N’entrait qu’au petit
matin. Jamais tu n’es au repos. Crainte et désir constituent
les grandes lois de l’existence humaine.

211
Après les interrogations concernant la globalisation de la
mondialisation. Après les percutants appels du muezzin.
Personne n’est à l’abri des agressions. Une douleur aiguë au
cerveau interrompt ta détente. Tu as sursauté. Après un
violent coup donné au sommeil. Un frisson passager. Tu
reprends ta cuisine. Ton travail. Tes idées. Tes écrits. Tes
communications. Ton face-à-face. À votre service ! Une
habitude exagérée peut conduire l’homme le mieux doué
presque à la folie. Mais le sommeil se prépare. Le thé, est-il
préparé ? L’agitation de ta journée, s’est-elle apaisée ? As-tu
fait la paix avec les autres, avec toi-même ? Fais silence. Un
silence méditatif. Profite de l’accalmie pour communier un
peu. Avec les interlocuteurs invisibles. Spartiates et
Lacédémoniens n’aimaient pas bavarder. Ils donnaient des
réponses laconiques. Les abeilles se battent silencieusement.
Avant de te coucher, consacre un instant à l’examen de ta
personne.
Ne néglige surtout pas la prière. L’art de visiter sa
conscience. Marmonne tes prières. Les hommes pieux
refusent de dormir. Tu les entends égrener les unes après les
autres les perles de leur chapelet. Toute la nuit. La sagesse
des fondateurs de religions recommande la prière. Un long
travail des lèvres. Un effort du cerveau. Une position
uniformément déterminée des mains. Des pieds. Des yeux.
Ils ruminent. Immobilisés un certain temps. Des habitants du
Tibet prononcent leur innombrable om mane padme hum. À
Benarès, ils comptent sur leurs doigts. Tu entends le nom du
dieu Ram-Ram-Ram.
Mais toi, tu vénères Allah. Avec ses quatre-vingt-dix-neuf
appellations. Ce qui ne t’interdit pas de t’accorder avec
l’orientaliste Mohammed Iqbal. L’Ouest et l’Est sont de
Dieu. Quel que soit le lieu vers lequel vous vous tournez, là
est la face de Dieu. La méditation fait mûrir la volonté. Celui
qui cherche le soi, finit par pouvoir s’y plonger. S’y
ressourcer. Tu y rassembles tes forces, tes idées. Tu y

212
travailles le côté rayonnant de ta nature. Tu te rends la force
et la liberté. Plonge ta tête davantage. Profondément dans les
recoins. Sans faire plus de bruit que le murmure de prière. La
quête de la supériorité de l’intellect, cette transformation
intérieure effective et positive, a permis à l’humain de
triompher face à la bête et à la nature. L’intelligence soignée
fera de toi un architecte. Un devineur d’énigmes. Toujours
communicatif. Toujours en chantier. Toujours fumant.
Toujours en route. Mobilisé. Perdre le sommeil. Les oiseaux
de nuit reprennent leur vol. L’heure des penseurs nocturnes
revient. L’heure du travail. L’œuvre des idées. Ils n’ont plus
le droit de chômer.
Tu formes un capital. Mets-le à l'abri. Enfouis-le sous
terre. Ces moments sont tout à fait dangereux pour les glands.
Ces imbéciles d’hyènes ont chargé déjà des femmes
enceintes. Soupçonnées d’avoir porté des enfants prédestinés
à un destin de toison d’or. Il y a bien aussi des pommes aigres
dont la destinée est d'attendre jusqu'au dernier jour de
l'automne. Elles deviennent en même temps mûres, jaunes et
ridées. Il est préférable de se taire maintenant. Je diffère mes
propos à venir. Le papier ne peut pas tout prendre. Je me
remets à mon cerveau. Ton soleil se couche. Il éclaire et
enflamme encore et silencieusement le ciel de ta tête. Je
garde mes doigts. Je dois d’ailleurs préparer un voyage. J’irai
rendre visite à des parents d’une autre ville, d’une autre
campagne. Ils disent que j’ai coupé le cordon. Mais ils
oublient qu’il n’y avait même pas de fil. Ici, on a tout perdu
sauf la verbigération. Avec la langue, ils ont construit l’enfer.
Ne te remets pas aux pensées. S’il te plaît. Il y a toujours un
répit même pour les repus. Laisse les mots continuer sans toi.
Écoute leurs ruissellements. Une source gigantesque
d’émission de signe. Écouter. Mémoriser. Interpréter.
Maîtriser les poches d’entrée des bruits. Les approprier. De
temps en temps, t’arrivent quand même de sombres
débordements. Mais tu reviens à la lumière. En bon nageur.

213
En bon plongeur. Je sais au moins une chose : tu n’es pas un
pion, mais un espion. Je vois véritablement une vérité : tes
cellules nerveuses utilisent trop d’électricité ; j’espère que
tes factures mensuelles ne sont pas chères. Tu ne bouges pas
trop. Souvent immobile ou mobile selon les raisons
contemplatives. Tu lis. Tu malmènes ton cerveau. Ses
cellules sont d’insondables appareils de communication. Des
lignes téléphoniques pour le plaisir de produire des idées et
de vivre librement.

214
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218
Table des matières

Avant-propos : le plaisir de communiquer ---------------------------- 11

I. Sur les ailes invisibles de l’imagination et nulle part ----------- 17


1. Ces bruits bizarres font vagabonder l’esprit ----------------------------------- 19
2. Cette fête des agitées créatures de l’imagination ---------------------------- 25
3. Ces penchants grégaires profitables à la santé mentale --------------------- 31
4. Ces indispensables préparatifs du promeneur aux activités dévorantes - 39
5. Ces traces imperceptibles où la vertu du père a marché-------------------- 47
6. Ces hippopotames habitent ma tête --------------------------------------------- 57
7. Ce zapping du cerveau aggrave le suspens ------------------------------------- 65
8. Ces péripéties du communicateur qui s’apprête à se promener ----------- 73
9. Ces derniers rites d’un parolier peu ordinaire --------------------------------- 79
10. Ces opinions opiniâtres tiennent à être exhibées --------------------------- 85
11. Ce départ tant attendu du communicatif marcheur ----------------------- 89
12. Ces autres émotions intuitives et communicatives retardent ------------ 93
13. Ces idées malheureuses font du chemin ------------------------------------- 97
14. Ces convictions rocheuses collent au cœur---------------------------------105

219
II. Ces jeux de l'imagination teintent ton quotidien d’histoires 115
1. Ce fleuve provocateur n’est pas loin du divan-------------------------------117
2. Cette balade livresque trempée d’eau ------------------------------------------123
3. Cette marche de l’histoire des héritiers inaccomplis ------------------------129
5. Cette façon de vivre dans les nuages -------------------------------------------133
5. Ce matin, tu as de la chance ------------------------------------------------------137
6. Cet art de communiquer l’engagement ---------------------------------------143
7. Ce cri de guerre des insoumis ----------------------------------------------------147
8. Cette histoire du fou de Cheick Modibo --------------------------------------151
9. Cette longue tradition de la mobilité -------------------------------------------155
10. Ce député mort attend dans les couloirs de l’enfer des bouches ------161
11. Ce souvenir des rats puants -----------------------------------------------------167
12. Ces menaces routières à signaler-----------------------------------------------173
13. Ce ventre plus bavard que la parole -------------------------------------------179
14. Ce choix est celui du miroir de l’esprit---------------------------------------185
15. Ton tête-à-tête avec les éventreurs --------------------------------------------189
16. Ta fuite dans la solitude pour t’endurcir-------------------------------------197
17. Tes indiscrets sens te retiennent dans la communication ---------------201
18. Danse, celui qui s'approche de son but--------------------------------------207

Bibliographie ------------------------------------------------------------- 215

220

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