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PERSPECTIVES DU CARE

Collection dirigée par


Fabienne Brugère et Claude Gautier

Qu’est-ce que le care ? C’est d’abord un objet qui éclaire autrement les problèmes poli-
tiques et éthiques de la vulnérabilité, de la dépendance et de l’autonomie. C’est ensuite
une méthode qui construit un regard sensible et raisonné pour appréhender différem-
ment les formes sociales de la relation humaine dans le monde de la vie morale, poli-
tique et esthétique. C’est, enfin, un autre modèle pour les sciences humaines et sociales :
comme ensemble de théorisations, les études sur le care justifient la mise à distance d’un
rationalisme et d’un formalisme étroit, elles défendent l’intégration de problématiques
féministes et des études de genre pour construire de nouvelles représentations critiques
du monde social et politique. Pour ces raisons, les domaines du care sont pluridiscipli-
naires et intéressent la philosophie, la sociologie, la psychologie mais également le droit,
l’économie ou les sciences politiques.
PERSPECTIVES DU CARE

LIRE AVEC SOIN


Amitié, justice
et médias
Éric Méchoulan

ENS ÉDITIONS
2017


Éléments de catalogage

Lire avec soin. Amitié, justice et médias / Éric Méchoulan. – Lyon : ENS Éditions,
impr. 2017. – 1 vol. (160 p.) ; 18,5 cm. – (Perspectives du care, ISSN en cours).
Bibliogr. : p. 151-156
ISBN 978-2-84788-912-3 (br.) : 14 euros

Cet ouvrage est diffusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML,


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tement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées
à une utilisation collective sont interdites .

© ENS ÉDITIONS 2017
École normale supérieure de Lyon
15, parvis René Descartes
BP 7000
69342 Lyon cedex 07

ISBN 978-2-84788-912-3
Pour Delphine et Ferdinand,
les belles surprises de la vie
« Toute vie s’adresse à quelqu’un et c’est dans
cette mesure – et uniquement dans cette
mesure – qu’elle a un sens, même si le sens de
la vie reste par ailleurs totalement obscur. »
Imre Kertész, Journal de galère
QU’ENTENDEZ-­
VOUS PAR LIRE ?
INTRODUCTION

« Père, quelle est la bonne méthode pour savoir si


quelqu’un est fréquentable ?
 – Il faut lui demander : qu’avez-­vous lu ? Et s’il te
répond : Homère, Shakespeare, Balac, l’homme n’est
pas fréquentable.
Par contre, s’il te répond : qu’entendez-­vous par lire ?
Alors tous les espoirs te sont permis. »
Jean-Luc Godard, Liberté et patrie

Lire : activité banale, au moins dans les pays où l’écrit est largement par-
tagé. Cependant, de nombreuses voix se lamentent aujourd’hui sur le
déclin de la lecture et nous pourrions penser que les techniques contem-
poraines de communication nous ont plutôt plongés dans un monde de
l’image et de la voix où l’écrit serait en perte de vitesse. Faut-­il vraiment
se fier à ces critiques des technologies récentes ? Il est frappant que l’es-
sor des téléphones intelligents, par exemple, est moins dû à la présence
de la voix ou des échanges d’images ainsi facilités, qu’aux possibilités d’y
lire sa page Facebook, son compte Twitter, des pages Web ou les textos

Qu’entendez-­vous par lire ? 9


de ses amis. En fait, notre téléphone est surtout une machine à écrire et
une machine à lire. D’ailleurs, ne parle-­t-on pas pour nos ordinateurs tant
aimés de logiciels de lecture vidéo et audio ou de nos banques musicales
portatives comme de lecteurs MP3 ou MP4 ?
Peut-­être par un même intérêt pour la machinerie, les neuroscien-
tifiques parlent volontiers des imageries du cerveau comme une façon
de lire les esprits1. Des primatologues considèrent, de leur côté, que la
nécessité d’élever en groupe les jeunes (la seule mère n’étant pas à même
de pourvoir à tous les besoins de son petit pendant plusieurs années) a
développé les mécanismes d’attention aux autres et amplifié les formes
de réciprocité au point que « sur quelques centaines de milliers d’années,
un intérêt pour la lecture des esprits et le partage d’états mentaux et
émotionnels a procuré le matériau brut pour l’évolution de nos natures
inhabituellement pro-­sociales  »2. Rien de naturel à notre sociabilité : elle
serait en fait le produit du développement de notre capacité à lire et
à notre besoin (ou notre désir) de nous rendre lisibles. La lecture ne
serait pas simplement un des effets de notre socialité, elle constituerait
le moteur de notre vivre-­ensemble.
Sans même s’aventurer sur ces terrains d’anthropologie de longue
durée, on peut au moins remarquer que notre souci expressif – c’est-­à-
dire le plaisir et l’intérêt que nous trouvons à comprendre ou faire com-
prendre des sentiments, des pensées, des manières d’agir, des principes
de communication – trouve une traduction exemplaire dans l’activité de
lecture. Certains philosophes en exploitent d’ailleurs l’évidence : « Pour
reconnaître réciproquement notre disposition à communiquer, présup-

1 Voir par exemple Éric Racine, Emily Bell et Judy Illes, « Can We Read Minds ? », Scien-
tific and Philosophical Perspectives in Neuroethics, James Giordano et Bert Gordjin
éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 244-270, et sur les (im)possi-
bilités et les implications d’une telle « lecture » voir le stimulant ouvrage de Pierre
Cassou-Noguès, Lire le cerveau, Paris, Seuil, 2012.
2 Sarah Blaffer Hrdy, Mothers and Others. The Evolutionary Origins of Mutual Unders-
tanding, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2009, p. 292. Sauf mention
d’un traducteur, toutes les traductions sont les miennes.

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posée dans toutes nos activités expressives, nous devons être capables de
nous “lire” les uns les autres », souligne ainsi Charles Taylor, et Stanley Cavell,
de son côté, en vient même à dire que « les expressions humaines, la sil-
houette humaine doivent, pour être saisies, être lues », avec pour conclu-
sion tirée par Sandra Laugier que « cette lecture de l’expression, qui rend
possible de répondre, est un produit de l’attention et du care. Elle est le
résultat d’un apprentissage de la sensibilité »3. Ainsi, dans la mesure où
nous aurions appris à lire le monde autour de nous, nous deviendrions
capables d’y répondre, donc de nous y inscrire dans notre singularité, elle-­
même reconnaissable et lisible par d’autres – mais aussi par nous-­mêmes.
On voit combien la notion de lecture semble s’étendre bien au-­delà
de la relation solitaire que nous pouvons entretenir à un livre comme
celui que vous, lecteur ou lectrice, tenez en ce moment dans vos mains.
La question est alors de mieux comprendre ce que nous entendons par
ce verbe « lire ». Puisque, à l’évidence, dans notre époque saturée de voix
et d’images, nous n’en avons pas fini avec la lecture, il nous faut savoir
ce qui nous fascine tant dans la possibilité de lire ce qu’ont écrit d’autres
personnes. Comment penser cette expérience qui consiste à lire des
textes, mais aussi des fichiers audio, ou des tableaux qu’ils soient figu-
ratifs ou abstraits, voire des personnes ou des situations ? Quel genre de
communication et de conception du social implique-­t-elle ?
 
Partons classiquement de l’étymologie : le grec comme le latin lego signi-
fie « cueillir », « rassembler ». Encore faut-­il préciser de quel genre de cueil-
lette on parle. Dans l’Antiquité, il s’agit surtout de cueillir des plantes pour
leurs vertus médicinales et les assembler pour composer un remède. Bien
sûr, toute cueillette de fruits ou de plantes vise la santé du corps par
­l’apaisement de sa faim, mais il est important de souligner cette ­dimension

3 Charles Taylor, La Liberté des modernes, Philippe de Lara trad., Paris, PUF, 1997, p. 86 ;
Stanley Cavell, Les Voix de la raison, Sandra Laugier et Nicole Balso trad., Paris, Seuil,
1996, p. 508 ; Sandra Laugier, Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Patricia
Paperman et Sandra Laugier dir., Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 368.

Qu’entendez-­vous par lire ? 11


de soin encore plus nettement avec cette valeur thérapeutique. En indo-­
européen, il y a d’ailleurs une grande proximité entre la racine *leĝ- : cueillir,
rassembler, et la racine leg- : prendre soin de quelque chose ou quelqu’un.
Ce sens est assez bien indiqué par les dérivés en slavon (lek est un remède)
et en tchèque (lécit veut dire soigner, lékama est une pharmacie). C’est
dire que les livres manuscrits, imprimés ou numériques devraient être
remboursés aujourd’hui par la Sécurité sociale.
En français, depuis au moins le xie siècle, lire renvoie à la capacité
de suivre des yeux les caractères d’une écriture. C’est donc une activité
de déchiffrement, mais aussi de performance, puisque dans ce contexte
encore fortement marqué par l’oralité, lire désigne l’énonciation à haute
voix et, généralement, publique. La lecture silencieuse remonte, dans de
rares cas, à l’Antiquité. Cependant, les usages les plus courants de la lec-
ture durant de nombreux siècles ont été oraux et collectifs. D’emblée, on
doit donc sortir la question de la lecture d’un pur rapport intime noué
entre deux sujets, l’auteur et le lecteur. Ou plutôt, il faut inscrire cette
« lecture » d’une nécessaire intimité de la pratique de lecture dans une
histoire plus large dont elle ne compose qu’une figure provisoire, déli-
catement installée sur le seuil de la modernité.
À partir du déchiffrement des lettres et des syllabes, lire en vient,
de manière générale, à dénoter toute activité de décryptage (de façon
significative, en anglais, to read vient de rædan, conseiller, mais surtout
déchiffrer quelque chose d’obscur, trouver la solution d’une énigme). On
peut ainsi espérer lire les situations ou les êtres comme à livre ouvert.
C’est donc bien du média écrit qu’il faut partir pour entendre toutes les
implications de l’activité de lecture. D’après les lexicographes, la pre-
mière occurrence de ce sens élargi, en français, se trouve dans le cha-
pitre inaugural des Essais.
Montaigne y raconte l’histoire de Denys l’Ancien qui, pour se venger
de son tenace adversaire Phyton qu’il vient de vaincre, le torture mora-
lement et physiquement devant toute l’armée victorieuse. Or, Phyton
demeure d’une parfaite constance et tourne les tortures qu’il subit en
spectacle des excès tyranniques de son ennemi. Alors Denys,

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lisant dans les yeux de la commune [la foule] de son armée qu’au lieu de
s’animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef et de
son triomphe, elle alloit s’amolissant par l’estonnement d’une si rare vertu [...],
feit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer.4

On comprend ainsi le glissement de la lecture du livre à la lecture


d’un comportement ou d’une situation. Mais l’exemple que nous donne
Montaigne montre surtout le renversement complet qui a lieu : les yeux
qui déchiffraient les caractères écrits plongent, désormais, dans les yeux
mêmes de l’autre, ou plutôt des autres, puisque ce sont les yeux de toute
son armée dans lesquels le souverain serait capable de lire. Au lieu du
déchiffrement collectif par les yeux et la voix du lecteur ancien, tout
se passe comme si, à l’image du tyran de Syracuse que Platon voulait
conseiller, le lecteur moderne, le lecteur souverain, lisait directement
dans les yeux du public comme tel.
Bien sûr, c’est une simple métonymie qui permet de passer du
déchiffrement des attitudes corporelles ou des manifestations du visage
à une lecture des yeux, puis des esprits eux-­mêmes, enfin de la situation
dans son ensemble. Cependant, cette image constitue aussi une allégorie
de la lecture : au-­delà des lettres dans un livre, ce sont des expressions
qui sont interprétées. Des caractères typographiques, on glisse ainsi vers
les caractères psychologiques.
Au point, d’ailleurs, où la matérialité du dispositif éditorial peut servir
de modèle pour décrire la pénétration des esprits. Ainsi, dans la deuxième
partie de Henry IV, Shakespeare fait dire au duc de ­Northumberland qui
voit apparaître un messager : « Le front de cet homme, ressemblant à
une page de titre, annonce un volume de tragédies »5. De fait, il vient lui

4 Michel de Montaigne, Essais, Pierre Villey éd., Paris, PUF, 1992, I, 1, « Par divers moyens
on arrive à pareille fin », p. 9 (mes italiques). Ce passage est un ajout marginal que
fait Montaigne dans la dernière édition qu’il corrige. Voir ainsi les pages annotées de
l’exemplaire de Bordeaux : [http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-­bin/philologic/getob-
ject.pl?c.0:2:1.montaigne] (consulté le 19 janvier 2017).
5 « This man’s brow, like to a title-­leaf, foretells the nature of a tragic volume », William
Shakespeare, Œuvres complètes. Histoires, édition bilingue établie par Jean-Michel

Qu’entendez-­vous par lire ? 13


annoncer la mort de son fils et la perte de la bataille qu’il livrait. La phy-
siognomonie cherchait dans les plis des visages et les formes des crânes
certaines révélations sur les vertus et les vices des êtres ; la technique
encore récente à l’époque de Shakespeare de la page de titre avec ses
codages publicitaires et génériques lui sert d’instrument pour déchiffrer
une attitude et prévoir l’annonce d’un malheur6. Il ne faut pourtant pas
prendre ces caractères psychologiques comme relevant d’une intério-
rité à laquelle le bon lecteur aurait accès, mais bien comme les manifes-
tations publiques de formes de vie grâce à des dispositifs médiatiques :
d’où, chez Montaigne, cette possibilité de « lire » toute une commu-
nauté assemblée, alliant en un raccourci saisissant le singulier et le pluriel.
Contrairement à ce qu’avancent les lexicographes, avant même le
cas de Montaigne, on peut en fait trouver chez un auteur comme Rabe-
lais un usage figuré du verbe lire qui concerne justement ce jeu entre
dispositif médiatique de l’écrit (imprimé ou manuscrit) et formes de
vie du public lecteur. Il apparaît dans un passage du dernier chapitre de
Pantagruel, ajouté dans l’édition de 1534, où l’auteur semble répondre à
ses premiers lecteurs de l’édition originale de 1532. L’usage figural de la
lecture intervient, en effet, dans une scène de lecture, une scène ima-
ginaire de dialogue entre l’auteur et ses lecteurs qui vise à séparer les
mauvais lecteurs des bons. L’enjeu est donc celui de la lecture trop cri-
tique menaçant de chuter dans la calomnie ou du bon jugement qui
saura entrer dans la logique des énoncés performés :
Si pour passetemps joyeulx les lisez, comme passant temps les escripvoys,
vous et moy sommes plus dignes de pardon qu’un grand tas de Sarrabo-
vites, Cagotz, Escargotz, Hypocrites, Caffars, Frapars, Botineurs et aultres
telles sectes de gens, qui se sont desguisez comme masques pour tromper

Déprats et Gisèle Vernet, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2008, vol. IV,


ii, p. 470, traduction modifiée.
6 La page de titre, telle que nous la connaissons encore, se met vraiment en place dans
les années 1520-1530. Quant à la physiognomonie d’héritage antique, elle est réactua-
lisée au xvie siècle avant son essor, au xviiie et xixe siècle, en lien avec de nouvelles
sciences du comportement de Lavater à Lombroso.

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le monde. Car donnans entendre au populaire commun, qu’ilz ne sont
occupez sinon à contemplation et dévotion, en jeusnes et maceration
de la sensualité, sinon vrayement pour sustenter et alimenter la petite
fragilité de leur humanité : au contraire font chiere dieu sçait quelle, et
Curios simulant sed Bacchanalia vivunt. Vous le pouvez lire en grosse lettre
et enlumineure de leurs rouges muzeaulx, et ventres à poulaine, sinon
quand ils se parfument de Soulphre.
Quant est de leur estude, elle est toute consummée à la lecture de livres
Pantagruelicques : non tant pour passer temps joyeusement, que pour
nuyre à quelcun meschantement, sçavoir est, articulant, monorticulant,
torticulant, culletant, couilletant, et diabliculant, c’est-­à-dire callumniant.7

Autrement dit, si les lecteurs considèrent les aventures de Pantagruel


comme un heureux passe-­temps, avec la même joie que l’auteur a prise
à les écrire, la connivence sera parfaite et chacun sera pardonné d’y
avoir consacré du temps malgré leur caractère ridicule. Par contre, sont
réprouvés tous ceux qui jugent de haut et calomnient cet aimable loisir.
Ce sont des hypocrites car ils prononcent leur jugement moral (le verbe
« articuler » désigne en réalité une pratique légale : nous sommes, à stric-
tement parler, dans le droit plutôt que dans la morale) en prenant la pos-
ture de parfaits ascètes alors qu’ils sont attachés, eux aussi, aux plaisirs
du corps. C’est dans ce cadre qu’apparaît donc l’usage figural attribué
aux lecteurs joyeux : « Vous le pouvez lire en grosse lettre et enlumineure
de leurs rouges muzeaulx, et ventres à poulaine. » Les bons lecteurs de
l’édition de 1534 sont ainsi amenés à déchiffrer dans les nez manifeste-
ment avinés et les ventres voluptueusement bedonnants les signes de
leur hypocrisie, mais ces signes sont d’autant plus f­acilement lisibles
qu’ils sont renvoyés métaphoriquement aux initiales rubriquées (c’est-­
à-dire peintes en rouge) et aux enluminures exubérantes des manuscrits
médiévaux. Ainsi, pour amener ses lecteurs à entrer en connivence avec
lui, face au sobre noir et blanc des livres imprimés, Rabelais repousse

7 François Rabelais, Pantagruel, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon éd., Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1994, p. 336-337.

Qu’entendez-­vous par lire ? 15


les quelques lecteurs abusivement critiques de son ouvrage et invite ses
bons et joyeux lecteurs à lire ses mauvais juges comme des lettres gro-
tesques et colorées des textes d’un autre âge. Les dispositifs médiatiques
différenciés du manuscrit et de l’imprimé servent alors à produire dif-
férentes figures de lecteur. C’est dire l’importance de penser ensemble
pratiques de lecture et appareillages spécifiques des médias.
Rabelais introduit cette figure de la lecture dans son dernier cha-
pitre tandis que Montaigne glisse cette nouvelle dimension du lire dans
son premier essai. La figure nouvelle de la lecture apparaît chaque fois
sur des seuils, tantôt au moment de prendre congé de son lecteur en
redoutant ce qu’il dira du livre qu’il referme, tantôt au moment de l’in-
troduire à une lecture dont l’auteur espère garder le contrôle amical. On
peut, cependant, noter que ce sont à chaque fois des ajouts éditoriaux,
comme s’il avait fallu passer l’expérience difficile des premiers lecteurs
pour sentir la nécessité de susciter un certain type d’attention du public.
 
Imaginons alors que nous ouvrons pour la première fois ce petit livre
publié par un seigneur bordelais à la réputation croissante en cette fin
de xvie siècle, Michel de Montaigne. Dans ce tout premier essai, le lec-
teur ou la lectrice, qui découvrirait le texte, voit donc se dessiner sous
la figure de Denys l’Ancien celle du parfait interprète des situations, et
cette figure est justement celle d’un individu en train de lire.
Or, de quoi parle cet essai intitulé « Par divers moyens on arrive à
pareille fin » ? Du peu d’assurance des interprétations :
La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensez, lors
qu’ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c’est de les
esmouvoir par submission à commiseration et à pitié. Toutesfois la braverie, et
la constance, moyens tous contraires, ont quelquefois servi à ce mesme effect.8

Autrement dit, que l’on tente d’adoucir ceux qui nous menacent de
mort par la soumission ou par la bravoure, on n’est jamais sûr du résul-

8 Michel de Montaigne, Essais, ouvr. cité, p. 7.

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tat, prétend Montaigne dans ces premières pages des Essais. Dans le
contexte des rapports de force, analysé ainsi de manière contradictoire,
l’adoucissement recherché ne serait jamais exactement calculable, tant
les êtres sont inconstants. La bonne interprétation n’est pas impossible ;
elle est hasardeuse.
Les Essais s’ouvrent sur la question fondamentale du peu d’autorité
des expériences et de l’impossibilité à prédire les effets des actions. Les
exemples donnés à la suite de l’énoncé général de la première phrase
procurent autant de singularités en acte où sont « essayées » les diffé-
rentes possibilités comme autant d’interprétations des conduites à tenir.
Pour Montaigne, les Essais qu’il rédige sont aussi la présentation des
essais de chaque âme face aux vicissitudes de l’existence : « On voit ces
âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soustenir l’un sans
s’esbranler, et courber sous l’autre » (p. 10). Le genre ainsi inauguré par
Montaigne, le genre qu’il essaie justement pour les lecteurs et lectrices
de cette fin de siècle, cherche d’emblée comment toucher juste face
aux assauts et aux essais de l’existence en commun.
Le souci ne consiste pas seulement à savoir comment déchiffrer
les conduites de personne à personne, mais aussi d’un individu à un
ensemble d’individus. C’est ce que le tyran Denys l’Ancien parvient à
faire en décryptant les expressions de ses soldats. Montaigne, comme
il le fait souvent, ajoute cette anecdote sur Denys dans son ultime révi-
sion du texte en l’articulant à une anecdote à vocation inverse. En effet,
juste avant cette adjonction liminaire, nous avons la figure de la foule
qui, elle, varie dans son déchiffrage : les Thébains
ayant mis en justice d’accusation capitale ses capitaines, pour avoir conti-
nué leur charge outre le temps qui leur avoit esté prescrit et preordonné,
absolut à toutes peines Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objections,
et n’employoit à se garantir que requestes et supplications ; et, au contraire,
Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par luy faites,
et à les reprocher au peuple, d’une maniere fiere et arrogante, il n’eut pas le
cœur de prendre seulement les balotes en main ; et se departit l’assemblée,
louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. (p. 8)

Qu’entendez-­vous par lire ? 17


Comme dans les autres anecdotes de ce premier essai, il s’agit de
faire justice (vengeance personnelle ou vengeance publique), en choi-
sissant tantôt de punir, tantôt de grâcier. Ici, le peuple assemblé, inca-
pable de tenir un seul régime d’interprétation des actions, absout Pelo-
pidas par pitié et Epaminondas par admiration. Les suppliques du
premier obtiennent donc le même résultat que la fierté et le courage
du second (en fait, un léger avantage va quand même à celui-­ci puisque,
dans son cas, le peuple ne vote même pas). Dans l’idéologie courante
de l’époque (et que partage à l’évidence Montaigne), l’assemblée poli-
tique des citoyens n’est qu’une foule instable, et la décision de justice
commune une façon de s’abandonner aux premiers sentiments venus,
qui témoignent bien du manque de puissance et de raison du démos :
le spectacle de la faiblesse engendre la faiblesse du peuple, et face au
spectacle du courage, il manque de « cœur », c’est-­à-dire que les citoyens
n’ont pas eux-­mêmes le courage qu’ils admirent. Cependant, c’est moins
ce mépris politique du peuple qui m’intéresse ici, que le fait même d’as-
socier dans une scénographie judiciaire, les valeurs sociales de la fierté
et du courage, face aux variations des interprétations, avant de passer
à la faculté de lire. Nous verrons l’importance d’insérer la question de
la lecture dans une réflexion sur la justice et la parrhêsia (le courage
de dire vrai).
En marge de cette anecdote des Thébains, l’exemple de Denys, que
Montaigne ajoute dans l’édition de Bordeaux, nous oriente vers une
autre capacité. C’est là où le participe présent « lisant » témoigne d’une
juste attention aux expressions, d’une impeccable capacité à repérer ce
qui se joue, même dans les yeux de toute une communauté. Autrement
dit, face à l’instabilité des interprétations, Montaigne met en scène un
art provisoire de la lecture – quelque chose qui vient décaler les inter-
prétations, déporter les regards, déborder les événements, comme cette
écriture manuscrite déborde littéralement l’imprimé.
Mais cet art peut aussi passer pour un exercice proprement tyran-
nique. La lecture des êtres ou du monde instaure tacitement le média
de l’écrit comme modèle de toute forme de compréhension. De là à

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l’hégémonie que nous avons connue ces derniers siècles, il n’y a qu’un
pas. Les récentes réévaluations de l’oralité, de l’énonciation et de la per-
formance ne supposaient pas seulement des considérations épistémo-
logiques, mais aussi politiques9. C’est en ce sens que Paul Zumthor, ce
grand médiéviste attentif aux phénomènes de vocalité et de perfor-
mance, pouvait légitimement opposer lecture et voix ou lecture et
regard dans nos pratiques modernes, tout en réservant au poétique
(au besoin par ses rythmes visuels) la possibilité de « recréer un objet tel
que l’œil non seulement lise, mais regarde », ouvrant ainsi sur une lec-
ture enrichie « de toute la profondeur du regard »10 : n’est-­ce pas ce que
ces premiers usages figurés de la lecture semblent indiquer en insistant
autant sur la matérialité des dispositifs éditoriaux ? Or, rien n’empêche
à notre tour d’élargir à nos expériences les plus ordinaires cette lecture
qui engage tout son corps dans un regard. Tel est ce à quoi nous invite
l’exemple de Montaigne.
Dans cet essai inaugural que le lecteur ou la lectrice découvre, il
ou elle ne trouve pas seulement une des multiples facettes du portrait
annoncé de l’auteur, mais saisit en fait, dans la figure de Denys lisant,
sa propre posture, présente et participante à ce participe présent qui
ajointe les durées respectives de l’écriture et de la lecture, mais aussi
du regardant et du regardé. Au Moyen Âge, le regard transformait en
signe ce qu’il avait perçu : chaque événement du monde recélait ainsi
sa signatura. Michel Foucault décrit éloquemment ce régime des signa-
tures dans le foisonnement merveilleux des ressemblances qui organise
encore le savoir à la Renaissance. Cependant, « parce qu’il y a un “cran”
entre les similitudes qui forment graphisme et celles qui forment dis-
cours, le savoir et son labeur reçoivent là l’espace qui leur est propre :
ils auront à sillonner cette distance en allant, par un zigzag indéfini, du

9 Voir par exemple Diana Taylor, The Archive and the Repertoire. Performing Cultural
Memory in the Americas, Durham, Duke University Press, 2003.
10 Paul Zumthor, Performance, réception, lecture, Montréal, Éditions Le Préambule, 1990,
p. 80.

Qu’entendez-­vous par lire ? 19


semblable à ce qui lui est semblable »11. On pourrait penser que ce sont
bien là les déplacements inquiets des Essais. Pourtant, l’apparition du
participe présent « lisant », pour caractériser ces opérations, témoigne
du contraire. C’est justement au moment où l’universalité (même com-
plexe) des signatures ne fonctionne plus que surgit une nouvelle expé-
rience des événements et des conduites humaines. Certes, Montaigne
(et bien d’autres à sa suite) joue sur la métaphore connue du grand
livre du monde. Pourtant, cette lecture ne suit plus les mouvements
ondoyants des ressemblances et des analogies. Elle n’est plus métony-
mique. Elle est devenue métaphorique : la lecture nous permet des sauts
que les déchiffreurs de signatures n’imaginaient pas. Avec les guerres de
religion qui impliquaient des interprétations radicalement discordantes
des textes sacrés et des traditions de l’Église, aussi bien que des ravages
concrets dans les pays, les cités et les familles, l’heureuse distribution des
signes n’était plus à l’ordre du jour. L’appel à la lecture intervient juste-
ment dans ce moment de brouillage des signatures et surtout des prin-
cipes qui présidaient à leur ordonnance. Lire n’est pas reconnaître des
ressemblances plus ou moins cachées, mais, en regardant attentivement
se déployer des mouvements de corps et de pensée, établir des différences.
Voilà bien de quoi parle ce premier essai avec la variété imprévi-
sible des réactions et l’attention déchiffrante d’un regard en train de lire.
Ainsi, le modèle projeté par le texte des Essais, dès ces premières pages,
est celui du lecteur bien plus que celui de l’auteur – ou de l’auteur opé-
rant des performances de lecteur par l’accumulation des citations qui
émaillent le texte. En écrivant ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il fait, il
livre en fait les lectures à partir desquelles il agit et pense : ses lectures
affichées sont autant d’écritures actives de soi-­même sous le regard de
ses lecteurs attendus. Pour se lire soi-­même au milieu des autres êtres,
il faut d’abord lire les ouvrages dont on a hérité ou que l’on a achetés.
Les livres servent à la fois de références ponctuelles et de mode géné-
ral d’explication.

11 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 45.

20 LIRE AVEC SOIN


Quelques décennies plus tard, c’est exactement ce que souligne Hobbes
en introduction à son Leviathan, quand il déclare que « la sagesse s’ac-
quiert non par la lecture des livres, mais par la lecture des hommes »12.
Il traduit même la sentence latine bien connue Nosce teipsum (connais-­
toi toi-­même) par Read thy self (lis-­toi toi-­même). La lecture est à la fois
épistémologie et morale, savoir et conduite. Cependant, cette lecture est
stratégique : la connaissance de soi, par la lecture qu’on en fait, donne
accès à la lisibilité des autres hommes, étant donné la similitude des
pensées et des passions dans des conjonctures identiques. Montaigne
le revendiquait déjà pour lui-­même et justifiait au passage la logique
réflexive des Essais :
Cette longue attention que j’employe à me considerer me dresse à juger
aussi passablement des autres, et est peu de choses de quoy je parle plus
heureusement et excusablement. Il m’advient souvant de voir et distinguer
plus exactement les conditions de mes amys qu’ils ne font eux mesmes.13

C’est en tournant l’attention vers soi, en se lisant avec soin soi-­même,


que l’on peut mieux déchiffrer les autres. De même, pour Hobbes, la
sagesse du savoir de soi est politique : on ne se retourne sur soi-­même
que pour mieux comprendre les autres. L’enjeu final concernant, comme
le tyran chez Montaigne, la figure du souverain et sa lecture du multi-
ple : « Celui qui doit gouverner toute une nation doit lire en soi-­même,
non pas cet homme-­ci ou cet homme-­là en particulier, mais l’humanité,
quoique ce soit difficile à faire, plus difficile que d’apprendre une langue
ou une science »14. Pour le souverain, il ne s’agit plus de lire seulement
quelques familiers, mais l’humanité tout entière. Le souverain doit être
le lecteur universel.
En orientant ainsi l’attention sur la nécessaire lecture de l’humain
plutôt que de tels ou tels hommes, Hobbes tâche non seulement de

12 Thomas Hobbes, Leviathan, Crawford Brough MacPherson éd., Harmondsworth,


Penguin Books, 1971, p. 82.
13 Montaigne, « De l’expérience », Essais, ouvr. cité, p. 1076.
14 Thomas Hobbes, Leviathan, ouvr. cité.

Qu’entendez-­vous par lire ? 21


placer le souverain dans une position spécifique, mais aussi de signaler
l’importance de la lecture de son propre livre. C’est toute l’ambivalence
de la dernière phrase de son introduction que l’on peut entendre de
deux façons : « When I shall have set down my own reading orderly, and
perspicuously, the pains left another, will be onely to consider, if he also
find not the same in itself. » On peut en effet traduire par : « Quand j’au-
rai consigné ma propre lecture avec ordre et discernement, il ne restera
plus au lecteur qu’à prendre la peine de considérer s’il ne trouve pas
la même chose en lui-­même », ou bien : « Lorsque j’aurai exposé avec
ordre et clarté la lecture que j’ai faite en moi, il ne restera plus au lecteur
qu’à prendre la peine de considérer s’il ne trouve pas la même chose en
lui. » On voit de toute façon que la lecture est devenue cette manière
fondamentale d’accéder aux autres dans la vie civile et aux principes
mêmes de l’humanité en général par l’examen attentif et stratégique
de soi-­même. La figure politique de la lecture semble alors la vouer à
la multiplicité anonyme du peuple déchiffré par le souverain – ou par
le philosophe. Chacun peut se servir de la lecture de soi pour mieux
lire ses proches (his acquaintance), mais souverain et philosophe, de
leur côté, semblent s’élever dans l’ordre de l’universel : ils sont censés
lire l’humanité même.
Cet abus de pouvoir a marqué les conceptions de la modernité
occidentale jusqu’à aujourd’hui. L’anthropologue Lisa Stevenson a étu-
dié la façon dont le gouvernement canadien, par exemple, a « pris soin »
des Inuits, en particulier pendant certaines « épidémies » de suicide, et
elle a montré comment ce qu’elle appelle le governmental care peut se
retourner contre les solidarités et les relations personnelles entre Inuits
fondées sur une autre sorte de care. Or, ce soin gouvernemental fonc-
tionne exactement sur le principe de lecture d’une humanité « en géné-
ral », bien éloignée des singularités :
La possibilité d’un soin anonyme peut être reliée à l’émergence de commu-
nautés imaginaires ou de « publics » [...]. Dépouillée de tout attribut, la per-
sonne au bout de la ligne [dans le cas des lignes téléphoniques ouvertes pour
les personnes en proie au désir de suicide] fait l’expérience de soi comme d’un

22 LIRE AVEC SOIN


membre de l’humanité, en relation avec un autre être humain. Le concept
d’humanité entraîne alors une sorte de dissolution sublime du moi.15

Il est, cependant, possible de comprendre la lecture des autres


comme une interprétation faite avec attention16, avec soin, avec « care »,
pour garder ce terme anglais, sans pour autant la vouer à une politique
du contrôle et à un gouvernement de l’humanité en général, sans pour
autant sacrifier les singularités, ni même des « publics », à des générali-
tés administratives.
 
Contre une morale universaliste ou un gouvernement produit au nom
de l’humanité (mais en fonction d’intérêts dont on peut imaginer qu’ils
demeurent ceux de particuliers placés en position de pouvoir), l’insis-
tance sur le care suppose la mise en valeur de relations plurielles à par-
tir de contextes singuliers :
Si la tâche morale essentielle est cette façon de se soucier des autres, le
contexte dans lequel prennent place les demandes conflictuelles devient
un facteur important pour déterminer l’acte moral correct. Recourir à des
principes universels abstraits, c’est se mettre hors du réseau des relations
humaines.17

Le problème est alors celui du relativisme et du risque de conserva-


tisme en restant limité à un cercle plus ou moins restreint. C’est pour-
quoi Joan Tronto demande, à juste titre, d’« élargir ces compréhensions
traditionnelles des frontières du care »18. Mais comment penser un tel

15 Lisa Stevenson, Life Beside Itself : Imagining Care in the Canadian Arctic, Oakland,
California University Press, 2014, p. 86-87.
16 Bien sûr, le modèle du lecteur est quand même, chez Montaigne, un tyran qui sait
souverainement bien lire les expressions, mais aussi envoyer à la mort ses ennemis !
L’attention en question est plus intéressée que généreuse, plus affirmation de pou-
voir que souci des autres. D’entrée de jeu, on saisit l’ambiguïté possible du « care »
comme de la lecture, ambiguïté sur laquelle je reviendrai.
17 Joan C. Tronto, « Au-­delà d’une différence de genre. Vers une théorie du care », Le
Souci des autres. Éthique et politique du care, ouvr. cité, p. 64.
18 Ibid., p. 67.

Qu’entendez-­vous par lire ? 23


élargissement ? Comment demeurer arrimés aux relations singulières et
à leurs contextes d’usage tout en circonscrivant leur valeur générale ?
Comment ce court-­circuit du singulier et du général que l’on voit si vite
opérer dans la figure du souverain chez Montaigne ou chez Hobbes
peut-­il lui-­même être court-­circuité ? Comment contextualiser finement
des actions sans perdre de vue les multiples manières par où, d’une part,
une contextualisation est toujours une opération interprétative résul-
tant de décisions qui ont, elles aussi, leurs contextes, et, d’autre part, ces
actions sont aussi désolidarisables de leurs premiers moments d’inscrip-
tion par leurs traversées du temps19 ? Ce sont ces questions qui devront
nous occuper dans cette enquête.
Les approches du care, qui attirent ainsi notre attention sur l’im-
portance des contextes singuliers et de leurs trajectoires temporelles,
ont aussi indiqué combien il fallait remettre justement la question de
l’attention au cœur des relations éthiques, voire politiques. Cette atten-
tion développée aux phénomènes sociaux de l’attention a caractérisé
un ensemble d’études et de conceptions souvent anglo-­saxonnes que
l’on a regroupé sous la notion de « care » : soin, souci, attention, prise en
charge, prise en compte. « Approches du care », le pluriel est ici néces-
saire car il existe des conceptions divergentes du care, à l’image de la
traduction du terme, en français, qui est plurielle. Cependant, comme le
soulignent Marie Garrau et Alice Le Goff, ce concept renvoie au moins
à « une attitude morale – l’attention à l’autre, la sollicitude à son égard –
et [à] un ensemble de pratiques destinées à prendre soin des autres »20.
Retenons que le « care » suppose une attitude générale (un souci des
autres) et des pratiques singulières (des manières de prendre soin des
personnes, de prêter attention aux autres, historiquement et culturelle-

19 Pour un excellent exemple de ce travail historiographique qui permet de ne pas


être « dupe » de ses propres opérations d’écriture du passé, voir l’ouvrage de Chris-
tian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la journée des Dupes, Paris,
Gallimard, 2015.
20 Politiser le care ? Perspectives sociologiques et philosophiques, Marie Garrau et Alice
Le Goff dir., Lormon, Le Bord de l’eau, 2012, p. 7.

24 LIRE AVEC SOIN


ment variables). Par ailleurs, comme on le fait dans la tradition philoso-
phique pour des concepts comme mimesis ou praxis, il est possible de
ne pas traduire trop vite le terme anglais par un seul nom, que ce soit
soin, souci, attention ou sollicitude, même si, en fonction du contexte et
des expressions françaises j’utiliserai parfois l’un ou l’autre de ces termes.
L’attention du lecteur ou de la lectrice de ce texte étant attirée sur
ce point, on doit pouvoir faire résonner en soi l’ensemble de ces signi-
fications même si un seul des termes français est utilisé. Ainsi, il sera
possible d’éviter le risque, noté par Sandra Laugier, de rabattre le care
soit sur une espèce de sentimentalisme affairé, soit sur une version médica-
lisée et inégalitaire de l’attention. À la difficulté de trouver des équivalents
français de care s’ajoute celle, générale, de fournir le vocabulaire de l’activité
pratique prenant en charge les dimensions de proximité, de singularité et
d’engagement personnel (tout le registre de ce qui compte).21

La question de « ce qui compte » est, en effet, très importante pour


les conceptions du care : j’y reviendrai. En attendant, il vaut la peine
d’explorer plus attentivement ce que c’est que lire en examinant les
liens possibles entre lecture et soin, entre les situations singulières et
les portées générales, entre pouvoir de déchiffrement et puissance de
compréhension.
 
La question se pose en effet : existe-­t-il vraiment un rapport autre que de
lointaine étymologie entre les approches récentes du care et nos usages
de lecture ? De manière fondamentale, on peut répondre que oui, dans la
mesure où ces approches trouvent justement leur point d’ancrage dans
la nécessité de rendre audibles et déchiffrables des voix, ou, plus géné-
ralement, des formes de vie, et non les vertus indispensables en soi à la
vie morale ou les principes généraux de l’humanité à des fins de gou-
vernement. Depuis l’ouvrage fondateur de Carol Gilligan, In a Different
Voice, il s’agit de savoir non seulement entendre ce qui était apparemment

21 Sandra Laugier, « Le sujet du care : vulnérabilité et expression ordinaire », Qu’est-­ce


que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, ouvr. cité, p. 160.

Qu’entendez-­vous par lire ? 25


muet, mais aussi comprendre comment certaines voix ont été rendues
inaudibles afin de mieux rétablir un juste partage des énonciations22. Les
conceptions du care trouvent ainsi leur ancrage premier dans le fémi-
nisme qui cherche à faire entendre, dans le public, les voix particulières
des petites filles autant que des femmes. Elles ne s’y limitent pas. Carol
Gilligan, dans un ouvrage récent, élargit son propos initial de psycholo-
gie sociale en déclarant que « la capacité de sentir de l’empathie pour les
autres, de lire leurs esprits et de collaborer avec eux nous distingue non
comme femmes mais comme êtres humains »23. La lecture, avec le care,
constitue bien une des composantes essentielles de nos formes de vie.
Le care répond, en effet, à des besoins de la vie sociale, qu’il est à
chaque fois nécessaire de repérer en fonction des situations. Or, comme
le souligne Joan Tronto dans son dernier ouvrage,
la détermination des besoins est compliquée. [...] Aucune institution de care
dans une société démocratique ne peut fonctionner correctement sans un
lieu explicite pour le conflit des interprétations de ces besoins – c’est-­à-dire
sans un « espace rhétorique », un « espace moral », ou un espace politique
dans lequel cette part essentielle du soin peut intervenir.24

Le problème de la lecture comme interprétation d’un contexte, voire


comme configuration d’actions constituant un contexte, n’est donc pas
extérieur ou marginal, mais se situe au cœur des activités de care. Réci-
proquement, cela implique que les enjeux problématiques de la lec-
ture peuvent être repensés dans le cadre des approches du care. En ce
sens, la lecture ne relève pas seulement de champs de savoir comme la
sémiotique ou la rhétorique, la psychologie ou encore l’herméneutique.
La lecture est une question de justice : est-­ce que ma lecture des Essais,
par exemple, rend justice à ce qui a été écrit ?

22 Carol Gilligan, In A Different Voice, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982.
23 Carol Gilligan, Joining the Resistance, Cambridge, Polity Press, 2011, p. 180. Les italiques
sont miennes.
24 Joan C. Tronto, Caring Democracy. Markets, Equality, and Justice, New York, New
York University Press, 2013, p. 162-163.

26 LIRE AVEC SOIN


Par là, il ne faudrait pas rabattre cette interrogation sur des consi-
dérations psychologiques ou intentionnelles. Rendre justice à ce qui a
été dit concerne moins les « intentions » de l’auteur ou son histoire per-
sonnelle que toutes les relations engagées dans le temps par les actions
d’écriture25 et les gestes de publication. La lecture porte sur des textes ou,
selon l’usage devenu courant, sur des œuvres (quel qu’en soit le médium),
mais aussi sur des situations et sur des modes d’existence. On lit un
tableau autant qu’une configuration politique26. Si l’on réduit la lecture
à un rapport interpersonnel, à une relation privée entre un auteur et un
lecteur, on en oublie la dimension toujours collective, depuis les média-
tions techniques nécessaires jusqu’aux usages culturels de la langue, aux
institutions qui autorisent les types de prise de parole et aux tempora-
lités multiples qui s’y entrecroisent. C’est pourquoi il faut remettre les
problèmes éthiques de la lecture dans un examen des multiples appa-
reils de médiation qui la permettent. Ou plutôt proposer une théorie des
médias intégrée à une pensée de la justice. Or, c’est justement ce que les
premiers usages figurés du verbe lire, que nous avons pu relever chez
Rabelais et Montaigne, mettent eux aussi en scène : scène judiciaire des
regards et des déchiffrements, problème soulevé par la critique abusive
et le jugement d’autorité, construction des connivences sociales entre
« bons lecteurs » et auteurs judicieux à partir des problèmes matériels
et institutionnels des outils de publication.
On pourrait croire que nous sortons ici d’une éthique du care, à
proprement parler, car nous n’avons plus affaire à des relations directes
entre êtres humains. Quel rapport de justice devrais-­je entretenir avec
un objet comme un livre ou avec une abstraction comme un texte ?
Ce serait en fait réduire la portée du care. Stanley Cavell l’avait bien
senti à propos du cinéma et des objets multiples qui y réclament notre

25 Sur la notion d’action d’écriture, voir l’enquête collective du GRIHL, Action et écri-
ture, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
26 Sur ces lectures picturale et politique, voir les travaux de Louis Marin, par exemple
Détruire la peinture, Paris, Flammarion, 1997 [1977], p. 53-54.

Qu’entendez-­vous par lire ? 27


a­ ttention : voir des films est une pratique importante parce que nous
y reconnaissons justement des formes d’attention, des objets de care
à partir du moment où ces films comptent pour nous27. Ou, comme le
souligne, de son côté, Joan Tronto, le soin « ne se limite pas aux interac-
tions que les humains ont avec les autres. Nous y incluons la possibilité
que le soin s’applique non seulement aux autres, mais aussi à des objets
et à l’environnement »28. Le soin n’est pas une activité secondaire ou
marginale qui viendrait servir de lubrifiant pour des opérations sociales.
À partir du moment où l’on pense les êtres, avant tout, comme des
nœuds de relations, les objets produits font partie eux aussi du monde
des relations : même immobiles et soumis aux regards, ils constituent
autant d’actions au sein des vivants. Comme le remarque Ivan Illich,
« l’outil est inhérent à la relation sociale », et c’est pourquoi « c’est l’outil
qui est convivial et non l’homme »29. Les choses elles-­mêmes sont des
nœuds d’attachement pour relier les êtres humains entre eux, voire les
êtres à eux-­mêmes30.
On peut, en effet, distinguer deux manières fondamentales de pen-
ser les êtres : partir soit des individus soit des relations. Ce choix, d’ordre
ontologique, engage d’office des figures éthiques et politiques diver-
gentes. Il y a une solidarité conceptuelle entre, d’un côté, concevoir
d’abord des individus séparés qu’il faudrait ensuite réunir pour qu’ils
forment une société et, de l’autre côté, instituer des rapports de droit
qui régiraient leurs relations possibles en limitant les désirs de domina-
tion ou de possession de chacun. À l’inverse, un autre type de solidarité

27 Voir Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-­il meilleurs ?, Élise Domenach éd., Christian
Fournier et Élise Domenach trad., Montrouge, Bayard, 2010. Voir aussi le commen-
taire qu’en donne Sandra Laugier dans son article « Care et perception. L’éthique
comme attention au particulier », art. cité, p. 363-364.
28 Joan C. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Hervé Maury trad.,
Paris, La Découverte, 2009 [1993], p. 143-144.
29 Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 44 et p. 13.
30 Voir Thierry Bonnot, L’Attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, 2014, ou Bruno
Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La
Découverte, 2012, p. 428-433.

28 LIRE AVEC SOIN


intellectuelle apparaît lorsqu’on part des relations : penser les relations
comme premières implique que les sujets ou les substances sont le pro-
duit provisoire de ces flux entrecroisés et stabilisés par des outillages
techniques, des habitudes culturelles, des dispositifs de présentation et
des institutions reconnues, bref par des formes de vie, alors dans ce cas,
ce n’est pas le désir de dominer qui compte le plus, mais la conduction
ou la séduction de la relation elle-­même.
Prendre soin des autres (humains, animaux, environnements ou
objets) ne relève pas d’un altruisme angélique. Comme le soulignait
Charles de Saint-Évremond, « [l]es plaisirs ne sont plus plaisirs, dez qu’ils
ne sont pas communiqués »31. La communication est chose trop sérieuse
pour être laissée aux communicants. Nous ne devrions donc pas en limiter
la connaissance et l’étude aux seuls spécialistes des communications. Et,
par extension, la question de la lecture, elle aussi, ne relève pas seulement
des littéraires, des psychologues ou des linguistes. Si Charles Taylor a rai-
son de penser que, « pour reconnaître réciproquement notre disposition
à communiquer, présupposée dans toutes nos activités expressives, nous
devons être capables de nous “lire” les uns les autres »32, alors il devient
judicieux de réintégrer communication et lecture dans le cadre de la jus-
tice : non seulement comme production de droit ou art rhétorique, mais
surtout comme soin réciproque, attention interdépendante, où l’on jouit
des relations plutôt que de les instrumentaliser. La critique de la raison ins-
trumentale devrait être réintégrée dans un examen de ce choix initial entre
individus et relations. Mais cela implique aussi de reprendre la question de
ce qu’est la justice elle-­même, ou plutôt de ses différents types d’opération.
 
Pour éclairer ce point, suivons la caméra de Jean-Luc Godard en train de
filmer la conversation philosophique de la jeune Nana (Anna Karina) dans
un café parisien avec un vieux monsieur (le philosophe Brice Parain). Elle

31 Charles de Saint-Évremond, « Sur l’amitié », Œuvres en prose, René Ternois éd., Paris,
Librairie Marcel Didier, 1966, t. III, p. 311-312.
32 Charles Taylor, La Liberté des modernes, ouvr. cité, p. 86.

Qu’entendez-­vous par lire ? 29


lui demande : « Comment être sûre d’avoir trouvé le mot juste ? »33 La
réponse du philosophe ne porte pas sur le principe d’une correspondance
espérée des mots et des choses ou d’une adéquation calculable entre la
manière de dire et la pensée d’une situation. Sa réponse à la question faus-
sement naïve de la jeune prostituée prend au sérieux le mot même de juste,
qu’elle vient de prononcer, en soulignant la nécessité de ne pas blesser :
« Eh bien, il faut travailler, ça ne vient qu’avec effort. Dire ce qu’il faut, de
façon à ce que ça soit juste, c’est-­à-dire que ça ne blesse pas, que ça dise
ce qu’il faut dire, que ça fasse ce qu’il faut que ça fasse, sans blesser, sans
meurtrir. » Avant même de chercher à dire ce qu’il faut et à agir comme
il le faut, celui ou celle qui trouve le mot juste a pris soin de ne pas blesser
par son énoncé : les manières de dire sont une affaire de justice avant tout
– souvenons-­nous de Rabelais et de son rejet des calomniateurs arrogants.
Le mot juste (peut-­être même parce que c’est une expression presque
figée) demande donc une attention aux régimes expressifs, à la situation
d’énonciation et aux participants à la communication.
Or, quoi de plus attentif que l’œil fixe d’une caméra ? Quelle image
est donc saisie pendant ce court dialogue ? Au lieu du classique champ/
contre-­champ des usages cinématographiques, la caméra reste sur le
visage en gros plan de Nana, même après qu’elle a posé sa question et
que le philosophe a commencé à répondre. Le visage de Nana, encadré
par sa chevelure noire, se tourne vers l’arrière comme s’il cherchait à sor-
tir du champ, puis revient et, dans le mouvement qui le ramène face à
son interlocuteur, soudain, ce visage s’arrête et regarde la caméra. Nana
baisse un instant les yeux et regarde de nouveau la caméra comme par
en dessous. Elle termine enfin son mouvement de tête pour se retrou-
ver en face de son interlocuteur au moment où il finit sa réponse. C’est
alors seulement que Godard fait un contre-­champ.
Tout ce mouvement du visage a lieu pendant la réplique du philo-
sophe et le regard caméra intervient précisément lorsqu’on l’entend dire :

33 Jean-Luc Godard, Vivre sa vie, 1962, tableau 11, « Place du Châtelet – L’inconnu – Nana


fait de la philosophie sans le savoir ».

30 LIRE AVEC SOIN


« Dire ce qu’il faut de façon à ce que ça soit juste, c’est-­à-dire que ça ne
blesse pas. » Comme le sait tout spectateur de film, le regard caméra
est une transgression de la règle tacite qui entend conserver celui qui
regarde en dehors de l’action comme un pur voyeur. Souvent utilisé par
les cinéastes de la nouvelle vague, il leur permettait de briser l’illusion de
transparence et d’immédiateté du cinéma. En particulier dans ce film
en tableaux très brechtiens qu’est Vivre sa vie, nulle grande surprise de
voir exploitée cette technique. Pourtant, il y a bien plus qu’un simple
jeu avec l’histoire du cinéma.
Ce regard caméra inclut tout à coup le spectateur et la spectatrice
dans la recherche du mot juste. Le propre du mot juste est qu’il ne
concerne pas seulement la vérité (toujours juste à dire) ni même l’ex-
pression de la vérité (toujours délicate à trouver), mais le fait que cette
vérité doive être adressée. Alors même que le philosophe souligne la
difficulté de toute adresse de la vérité (elle réclame un travail et un
effort pour être trouvée sans blesser ceux et celles à qui on s’adresse),
le regard caméra déplace justement la situation de communication par
une adresse soudaine aux spectateurs. Le mot juste peut occuper tout
l’espace de la justice d’une situation de communication lorsque la voix
du philosophe hors champ, désynchronisée du visage de celui qui parle,
souligne le soin que l’énonciation du mot juste réclame, pendant que le
regard de la jeune femme, à qui le philosophe s’adresse, s’adresse direc-
tement aux spectateurs, par principe, hors champ. Brice Parain publie
en 1969 la conclusion logique de cette scène, liant technique média-
tique de conservation, présence du passé, nécessité de l’adresse et pos-
ture de juge : avec l’écriture, l’homme « a trouvé un moyen d'enregis-
trement. C’est que nos paroles se détachent de nous tout de suite, elles
ont leur existence propre, distincte de la nôtre. C’est que ce n’est pas
moi qui parle, lorsque je parle, c'est moi m’adressant à autrui. Lorsque
je me parle intérieurement, pour mieux réfléchir, c’est déjà pareil. Je ne
suis pas seul. Je suis avec un juge »34.

34 Brice Parain, Petite métaphysique de la parole, Paris, Gallimard, 1969, p. 24.

Qu’entendez-­vous par lire ? 31


Le titre du film pourrait faire croire, par sa tautologie, à une forme de
solipsisme ou de retrait sur soi-­même : vivre sa vie. Mais on ne vit sa vie
qu’avec les autres, sous les regards des autres. C’est pourquoi on peut se
permettre de les regarder aussi. La jeune prostituée sans éducation pour-
rait rester emprisonnée dans la seule exploitation de son corps, mais voici
qu’elle s’adresse à un inconnu dans un café et commence à philosopher
avec lui sur la recherche du mot juste, parce que c’est dans la relation à
l’autre que l’on a une chance de le trouver, jusque dans la relation aux spec-
tateurs et spectatrices installée par le regard juste à la caméra. Alors que le
tyran Denys l’Ancien lisait dans les yeux de toute son armée les effets de la
torture qu’il infligeait à son ennemi, le spectateur peut lire dans les yeux de
Nana la recherche d’une justice des relations dans la quête du mot, donc
aussi du regard, juste. Mais c’est le décalage technique du regard caméra
qui assure ce transfert de savoir et, pourrait-­on dire, de tendresse amicale35.
Si l’on insiste ainsi, de manière générale, sur la structuration des êtres
par les relations qui les mobilisent, il est en effet crucial de saisir les enjeux
techniques des appareillages de médiation et du tressage des distances et
des voisinages qu’ils permettent, car il n’y a pas de relation en soi ou neutre.
Ces appareillages sont ce qu’on nomme couramment les « médias », à
condition de prendre ce terme en son sens le plus large possible, loin des
seuls médias de masse – ce qui veut dire aussi sans se préoccuper dans
cet essai de réflexion générale de devoir couvrir l’ensemble de ces mul-
tiples appareillages. Quelques cas singuliers d’adresse dans des situations
précises devraient nous suffire à appréhender leurs manières de partici-
per au « juste », jusque dans le soin pris à l’ordonnance des hors champs.

35 Je parle de tendresse en pensant aussi à la façon dont Godard remet en scène un


regard caméra dans Pierrot le fou : Jean Seberg roule un poster et, dans la longue vue
qu’elle constitue ainsi, regarde Jean-Paul Belmondo ; la caméra prend alors le point
de vue de l’œil de Jean Seberg et se glisse littéralement dans le poster roulé ; par un
zoom avant qui mime, dans la durée du mouvement, l’effet optique immédiat de
la longue vue qui rapproche le lointain, l’objectif semble sortir du rouleau de papier
pendant que Jean-Paul Belmondo regarde Jean Seberg, puis, par extension, le spec-
tateur avec une tendresse interrogative.

32 LIRE AVEC SOIN


L’important est de considérer combien les techniques qui favorisent et
contraignent les relations relèvent fondamentalement de la justice. Ici, le
bon usage de la caméra et de ses modes de construction des adresses
(champ, contre-­champ, regard caméra-­public) invite à penser la vérité du
mot juste dans sa capacité à être bien adressée, à prendre en compte l’en-
semble des relations engagées par la situation de communication, bref à
faire entrer le souci des techniques d’énonciation dans le soin des relations
aux autres. D’où la nécessité de réfléchir à cette notion de care.
 
On pourrait, cependant, croire que le care, mettant souvent en jeu des
rapports immédiats entre personnes, concerne d’emblée des situations
de co-­présence des individus. C’est trop limitatif. D’abord, on peut sou-
ligner que les relations à distance, passant par des médias, n’en sont pas
moins des relations. Elles peuvent aussi être prises dans une logique du
care. Ensuite, il faudrait souligner, inversement, que même les configura-
tions de co-­présence ne sont jamais purement immédiates, surtout quand
elles en ont l’air ! Nulle relation pure. Même en situation de co-­présence,
toute relation mobilise des moyens par où communiquer. Voilà pour-
quoi il devient indispensable de penser les techniques de communication
comme parties de la justice si on entend leur donner tout leur poids social.
Il s’agit, au final, de tirer toutes les conséquences de l’importance
allouée aux relations, lorsqu’on entend savoir comment lire les besoins
dans le creuset des opérations de médiation. C’est l’objet même de la
politique, puisque le soin est « la capacité de percevoir les besoins [...].
La politique trouve son origine dans cette production de jugements
sur les relations qui existent, sur les façons dont les besoins pourraient
être satisfaits. C’est, en ce sens, la sorte d’“être-­entre” que décrit Hannah
Arendt dans The Promise of Politics »36. Porter attention aux médias, au
sens large, cela consiste justement à faire voir les multiples façons qu’ils
ont de produire de l’« être-­entre ».

36 Joan C. Tronto, Caring Democracy. Markets, Equality, and Justice, ouvr. cité, p. 49. Ma
traduction.

Qu’entendez-­vous par lire ? 33


Comment s’y prendre pour en déployer les effets ? Par le genre de
l’enquête. Le propre d’une enquête est de chercher à rendre visibles des
relations jusque-­là inaperçues ou dont l’importance était sous-­évaluée.
Prendre au sérieux les relations, du point de vue ontologique et social,
conduit aussi à en faire un point de méthode. Nous serons donc loin,
dans les pages qui suivent, de l’ordonnance géométrique aux traits fins
et rectilignes du traité. Nous suivrons plutôt des chemins touffus dans
la forêt des pratiques. Ces déplacements sont autant de moments de
conversation avec des auteurs d’horizons et de temps bien différents
les uns des autres. Ainsi, Antonin Artaud parlait d’une « inspiration par
paliers »37. Nous pouvons le suivre dans cette démarche.
Comment, en effet, penser les relations sans suivre avec atten-
tion ce que tant d’autres nous disent ? Comment traiter de la lecture
sans prendre soin de citer les voix multiples qui hantent notre propre
réflexion ? Il peut arriver alors que l’enquête nous amène à dériver ici et
là, à déborder d’un champ de savoir sur un autre, à suivre les rebondis-
sements des questions comme s’il s’agissait d’épisodes inattendus dans
une série policière. Les relations sont aussi faites de ces pas de côté
nécessaires ou de ces sauts dans la marelle de l’histoire. Il faut savoir se
laisser entraîner par une investigation.
Ainsi, nous avons bien vu la question de la critique et du jugement
se poser dès le premier usage figuré du verbe lire par Rabelais, et nous
en saisissons d’autant mieux l’importance si nous réintégrons les pro-
blèmes de médias dans le sein d’une pensée de la justice. Mais avant
d’en venir à un examen de ce qu’est un jugement et de son rapport à la
critique pour mieux repenser les opérations de justice et de figuration
médiatique de lien social, ce sont à ces médiations, à commencer par
l’écriture elle-­même, que l’on doit consacrer un moment de réflexion
pour mieux saisir les enjeux politiques de toute lecture.

37 Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes (suivi de) Le Pèse-Nerfs, Paris, Gallimard, 1977,
p. 89.

34 LIRE AVEC SOIN


LA VIE PRÉCAIRE
DES MÉDIAS :
LECTURE
ILLÉGITIME
ET LECTURE
ANACHRONIQUE
CHAPITRE I

« Il y a des esprits qui misent sur le langage, mais il en est


d’autres qui sont sensibles d’emblée aux insuffisances
et aux leurres de ce langage qu’ils n’en aiment pas
moins pourtant – étant peut-­être même de ceux qui
l’affectionnent le plus, présence blessée, précaire. Et
pour ma part je crois que c’est seulement quand on
s’attache à lui, et à sa parole, de cette seconde façon,
avec soupçon, sentiment de l’exil au sein des mots, et
donc nostalgie, élan de tout l’être, exigence, que l’on
accède à un sentiment de finitude qui ouvre – et c’est
alors la poésie même – à la mémoire de l’immédiat et à
l’expérience de l’unité. »
Yves Bonnefoy, Lieux et destins de l’image

Qu’entendez-­vous par lire ? 35


L’écrit lie des individus sans liens évidents entre eux, que ce soit dans
l’espace ou dans le temps. En fait, l’écrit fait de l’espace une géographie
sentimentale et du temps une mémoire affective. Dans le rapport qu’un
lecteur entretient avec un auteur, en particulier lorsqu’on pense à l’ac-
tivité littéraire, se tressent des liens qui, pour n’être pas matériels, sont
au moins émotionnels (l’émotion est d’ailleurs telle qu’elle peut juste-
ment investir la matérialité d’un livre : on sera touché par tel exemplaire
à l’odeur entêtée ou telle copie à la reliure de vélin usée par le temps).
« Entretenir » indique déjà qu’il faut prendre en compte ce fait de se
« tenir entre » les êtres. Cependant, une telle relation n’offre rien d’aisé
et l’on sent bien le malaise généré par le caractère instable de ce lien et
surtout par la nécessité de se résoudre à l’inconnu d’une lecture impos-
sible à prévoir ou à, littéralement, prédire.
Quand il fonctionne, ce lien est fascinant : pourquoi être encore
ému par les récits d’une Marguerite de Navarre ou être aujourd’hui saisi
des réflexions d’un Épicure, alors même que nous en sommes cultu-
rellement si éloignés ? L’auteur peut me paraître attachant ; mais sou-
vent, c’est le livre seul qui génère cette émotion (par les personnages
et l’intrigue sentimentale ou conceptuelle qui en noue les existences
de papier autant, en définitive, que par l’écriture elle-­même sur laquelle
plane l’ombre de l’auteur).
Cette impossibilité de saisir l’effet que le texte produira sur le lecteur
ne manque pas de troubler profondément ceux qui décident de livrer
au public des écrits qu’ils pourraient conserver pour eux ou lire seule-
ment à quelques personnes de leur connaissance. Parler d’effet implique
aussi bien l’affection que la réflexion : l’écriture nous émeut comme elle
engage notre intelligence à en comprendre les éléments. En ce sens, la
vulnérabilité de principe sur laquelle les approches du care attirent l’at-
tention1 touche aussi ces objets étranges qu’on appelle des livres.
C’est cette précarité que relève Platon dans le Phèdre. Contrairement
à ce que l’on croit souvent, il ne s’inquiète pas tant de la perte, comme

1 Voir Joan C. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, ouvr. cité.

36 LIRE AVEC SOIN


telle, de la voix vive, que de la transmission à des personnes possible-
ment illégitimes. L’enjeu est politique autant qu’épistémologique et bien
plus qu’ontologique2 :
Quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler (kulindei-
tai) de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y
connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus il
ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs
s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement injurié, il a
toujours besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre
ni de se tirer d’affaire tout seul.3

Le verbe kulindeitai signifie aussi bien rouler, au sens d’accomplir


un mouvement circulaire, voire une spirale, que l’activité de se rouler
comme on se roule dans la boue. Le problème est donc que l’écrit lie des
personnes dont rien n’assure la juste liaison : il fonctionne de manière
paradoxale comme une parole muette, qui ne peut ni se défendre des
objections qu’on lui fait ni savoir même à qui elle parle. Platon ne cri-
tique pas l’écriture en tant que telle, mais seulement le manuscrit trans-
portable, susceptible d’interprétations aléatoires selon la personne qui
y a accès. Par contre, il existe une bonne écriture : celle qui s’écrit dans
l’âme. L’âme aussi est un support d’inscription. Les écritures sur des sup-
ports matériels demeurent, elles, problématiques. Non pour de seules
raisons techniques, mais en fonction d’enjeux politiques : qui a légiti-
mité à lire ? Le problème est moins l’écriture que la lecture – et surtout
une politique de la lecture.
Il existe alors deux manières de contrôler ce problème social de
transmission. De l’intérieur, en mettant en scène l’écriture (et en rivali-
sant ainsi avec les poètes) comme le fait si bien Platon dans ses dialogues.

2 De même les reconnaissances ontologiques de l’humain comme vulnérable (chez


Emmanuel Lévinas ou Hans Jonas par exemple) révèlent des enjeux politiques,
comme le montre bien Judith Butler jusque dans l’analyse des médias (Precarious
Life. The Powers of Mourning and Violence, New York, Verso, 2006).
3 Platon, Phèdre, Léon Robin trad., Paris, Les Belles Lettres, 1954, 275 e 1-6.

Qu’entendez-­vous par lire ? 37


De l’extérieur, en institutionnalisant la tradition du commentaire et en
désignant une légitimité spécifique de certains lecteurs : Platon fonde
l’Académie. Car c’est là que réside la plus grande invention platonicienne :
moins les dialogues eux-­mêmes que les modalités de leur transmission. Il
entend régler ainsi les façons qu’ont les rouleaux manuscrits de rouler
n’importe où, en régulant les rapports au présent et surtout à l’avenir.
 
Le danger de la lecture vient donc de la dissociation entre le scripteur et
l’inscription qui ouvre un espace difficile à prédire, ouvert aux malenten-
dus et aux résistances. À la différence d’une situation d’oralité où la co-­
présence des personnes permet de préciser ce que l’on a voulu dire ou
contester des interprétations, le média de l’écrit relève des télécommu-
nications (les messages à distance) où parasites et bruits sont difficiles à
éviter. Encore plus lorsqu’il s’agit d’une distance temporelle : l’évolution
de la langue, le changement des pratiques et des codes de lecture, les
bouleversements culturels et sociaux rendent plus délicate toute lecture.
Les historiens, en tant qu’experts ès passé, sont à l’évidence nécessaires
pour éviter les erreurs triviales d’interprétation. Cependant, l’historiogra-
phie est elle-­même dépendante d’une philosophie, voire d’une idéologie
du temps. Elle participe des conceptions modernes où le temps apparaît
comme linéaire, découpé en passé, présent et avenir, selon une succes-
sion de moments. Les historiens sont les experts du passé justement
parce que le passé a été mis à distance, coupé du présent et a pris une
tournure de plus en plus énigmatique. Or, rien ne nous oblige à tenir
une telle conception du temps.
Pour éviter ces problèmes classiques de la lecture, peut-­être faut-­il
justement changer de conception du temps. À rebours d’une linéarité
de la chronologie, penser une temporalité anachronique, faite de replis
temporels où des moments du passé sont recueillis et assemblés avec
soin dans certains moments du présent. La durée même n’est pas un
cadre ontologique dans lequel les instants se glissent pieusement l’un
après l’autre, mais l’effet des transmissions sociales qui en ordonnent
les figures de continuité. Autrement dit, il ne s’agit plus de comprendre

38 LIRE AVEC SOIN


nos lectures en fonction de la temporalité, mais de concevoir le temps
comme dépendant d’effets de lecture.
 
Le temps qui passe ne coule pas d’un mouvement linéaire et continu, il
tourne au contraire sur lui-­même, générant de petits tourbillons locaux,
des courants qui creusent le lit des époques, des formes fluides où une
vie sociale se contracte, trouvant dans le repli et le retour un tâtonne-
ment heureux. L’anachronisme n’est pas seulement cette hérésie histo-
riographique par laquelle on superpose au passé des réflexes du présent
(affaire de quantités), mais en fait la constitution même du temps (pro-
blème de qualité), ce par où le passé devient chaque fois plus surprenant.
Si le temps se déroulait selon le simple schéma linéaire de l’avant et
de l’après, le présent ne serait que cet entre-­temps qui échapperait sans
cesse à soi-­même. Or, le présent doit plutôt se concevoir sous la forme
anachronique d’un retour ou d’un pli du temps (ana-­chronos, c’est un
temps qui revient). L’anachronisme n’est pas le savoir de ce qui existe
déjà et qui n’offre donc aucune surprise, c’est au contraire le moment où
le passé me surprend parce que seul le passé est véritablement nouveau.
En un sens, le présent est simplement ce qui est en ce moment : j’y
agis, j’y pense, j’y ressens des émotions, rien n’y est neuf, puisque rien
d’autre ne s’y loge que ce qui s’y trouve. Le futur, que j’en espère beau-
coup ou que j’en désespère constamment, ne peut que m’offrir des pré-
sents successifs : ce présent-­ci, puis ce présent-­là et cet autre encore, etc.
Le futur ne réserve pas de nouveauté, car à chaque fois que je saute en
lui, j’y découvre du présent, rien que du présent. Tandis que le passé est
continu en moi, il ne cesse de m’habiter. En quoi réside sa nouveauté ?
justement en ce que chaque saut dans le futur, pour y investir le pré-
sent qui est le mien maintenant, modifie le passé.
Comment le passé fait-­il pour revenir hanter le présent ? Ou com-
ment le présent se change-­t-il en passé ? Nous pouvons reprendre ici
la conception bergsonienne du rapport entre passé et présent. En
dédoublant chaque instant entre l’actualité de la perception et la vir-
tualité du souvenir, Bergson fait du temps qui passe des opérations

Qu’entendez-­vous par lire ? 39


de ­subjectivation où l’écart à soi-­même est constitutif : l’anachronique
fabrique la temporalité autant qu’il la trouble. Le présent est donc plus
complexe qu’il ne le semble, puisque, dans chaque présent, s’installe un
déphasage entre la sensation étroite du moment qui fuit, n’apparais-
sant que ce qu’il est, et ce sentiment sans cesse croissant du passé que
je reconsidère et qui est toujours plus ce qui m’apparaît.
Mon rapport au futur est discontinu, mon rapport au passé
continu : quant au présent, il articule, dans un dédoublement chro-
nique, le continu et le discontinu. C’est pourquoi seul le passé peut m’of-
frir sans cesse de nouvelles surprises, dans la mesure où il m’apparaît à
chaque fois sous des jours inédits grâce à mes lectures présentes. Les sur-
prises naissent des réactualisations que nous produisons. L’anomie ou
la dépression s’installent lorsque le passé n’offre plus de surprises parce
qu’en réalité mon présent est vide et mon futur inopérant ; alors le passé
devient un fardeau et un manque au lieu d’être une richesse et un désir.
On dira peut-­être que mon sentiment habituel est pourtant de
trouver des surprises dans ce que le futur me réserve. C’est alors croire
que le futur est toujours déjà là, tout prêt, derrière la porte et qu’il m’at-
tend dans le noir pour me faire peur ou pour me faire tomber un seau
d’eau sur le crâne comme un gamin farceur. L’impression d’étonnement
vient en fait de ce que mon passé ne semblait justement pas conduire
linéairement à ce qui m’arrive ; ce qui m’oblige, du coup, à le reconsi-
dérer pour y réunir ce qui en est apparemment tout à fait délié : de là
ce frisson frivole de la surprise. Ce n’est pas le futur qui m’étonne dans
le présent qui y mène ; c’est le passé qui me surprend dans le futur que
je lis rétrospectivement. Voilà pourquoi, dans le présent, cohabitent la
contingence de ce qui arrive et l’interprétation qui en fait un événement
rattaché à tout mon passé. De ma puissance d’interprétation, ou plus
exactement d’expérimentation, dépend la richesse de ce passé en moi.
Mais cette puissance est toujours un rapport de puissances et implique
l’héritage de ce que je ne suis pas.
Penser la situation comme un pli du temps dans lequel dispositifs
sensibles et dispositions intelligibles sont contractés, voilà ce à quoi sert

40 LIRE AVEC SOIN


la lecture : à la fois précarité reconnue de ce qu’on lit et reconfiguration
enrichissante de notre présent dans ses relations au passé.
 
Un tel décalage temporel et médiatique est visible, audible autant que
lisible dans une chanson de Bob Dylan filmée par Donn Alan Penneba-
ker le 8 mai 1965 : Subterranean Homesick Blues4. Cet enregistrement
introduit le film Don’t Look Back produit sur la tournée de Dylan en
Angleterre et diffusé en 1967. Mais il en est extrait et repris de manière
autonome, au point d’apparaître comme un ancêtre de ce que nous
connaissons maintenant sous l’appellation de vidéoclip. Dans les années
soixante, il était en fait le contemporain d’un appareillage connu sous
le nom de Scopitone : un juke-­box qui offrait des bouts de film et qui
connut un succès très éphémère.
Dans une allée derrière l’hôtel Savoy, que l’on discerne voilé par
des échafaudages de construction, Bob Dylan au premier plan se tient
debout sur le bord droit de l’écran, pendant que deux autres personnes
un peu en arrière-­plan et sur le bord gauche, abritées par l’échafau-
dage, sont en train de discuter : le poète Allen Ginsberg et le chanteur
Bob Neuwirth. Musique et chant sont audibles, mais Bob Dylan ne
mime pas un quelconque play-­back : sa bouche reste ostensiblement
fermée, il a dans ses mains une pile de larges cartons sur lesquels sont
calligraphiés des mots extraits des paroles de la chanson. Le specta-
teur entend donc la voix de Dylan chanter, mais le voit exposer des
mots, au début ceux des fins de vers, plutôt signifiants dans le premier
couplet (Basement, Medicine, Pavement, Government, Trench coat, Laid
off, Bad cough, Paid off), bien moins dans le second (did, when, again),
avant de laisser plus d’autonomie au choix du texte écrit, au point d’en
détourner des éléments : la voix nous parle de eleven dollars bill, alors
que le carton expose twenty dollars bill, ou encore on entend success
et on voit suck-­cess.

4 Cet extrait est consultable en ligne : [https://www.youtube.com/watch?v=MGxjI-


BEZvx0] (consulté le 19 janvier 2017).

Qu’entendez-­vous par lire ? 41


Ces cartons sont exposés l’un après l’autre à un rythme très variable,
avant que Dylan les laisse tomber à terre, un à un, pour montrer ceux
qui suivent. Il égrène ainsi des mots de sa chanson avant, pendant ou
après qu’on les entende chantés. La désynchronisation de la parole et de
l’écrit marque d’office le double rythme de la performance enregistrée.
Cependant, ce décalage temporel où le mot écrit anticipe, ponctue ou
retarde par rapport à l’émission vocale recouvre un autre décalage. En
principe, alors que la voix est traditionnellement prise dans la présence
chaude d’un corps, présence encore plus manifeste lorsqu’il y a chant
et que les variations rythmées des cordes vocales accentuent la vivacité
des effets, l’écrit apparaît distancié, plus « f roid », moins immédiatement
expressif. Or, nous observons exactement l’inverse dans le cas de cet
enregistrement. La voix entendue est ouvertement distanciée du corps,
à la manière des talking blues men ou des chanteurs folk américains
comme Woody Guthrie qui n’en amplifient pas la performance sonore,
pendant que l’écrit est ici chargé d’expressivité par la calligraphie variable
des mots sur les cartons, qui peuvent aller parfois jusqu’au dessin : ainsi
les dernières lettres de cheaters chutent à l’image du destin fatal des
tricheurs ou la fin de whirlpool esquisse le mouvement du tourbillon
que le mot désigne. Les cartons ont été calligraphiés par Dylan, Gins-
berg et Neuwirth : la voix de Dylan se trouve ainsi démultipliée par les
écritures différentes et les recherches graphiques plus ou moins pous-
sées, donnant toute sa portée à la visibilité du lisible.
De même que cette chanson introduisant le film en a été extraite
pour servir de bande-­annonce, puis de clip, les mots sont extraits du
flux de la voix pour en révéler des éléments signifiants ou de simples
ponctuations discursives dans l’ordre de la lecture. Comme passe la
voix, les mots chutent, abandonnés un à un par la main de Dylan qui
les montre et les laisse tomber. Contrairement à la page sur laquelle les
mots sont toujours accessibles de nouveau par le regard qui revient en
arrière, ces mots sont touchés par la précarité de la voix et disparaissent
au rythme de la chanson dans un hors champ irrémédiable – sauf à rem-
bobiner et repasser la bande entière –, mais ils sont aussi tirés de leur

42 LIRE AVEC SOIN


fausse transparence graphique par leur isolement sur un carton et leur
calligraphie variable. La lecture ne consiste donc pas simplement à tra-
verser les matérialités de la communication et les techniques de présen-
tation pour accéder au royaume paisible du sens ; juste au contraire, lire
c’est d’abord regarder et même écouter, c’est devenir attentif aux opaci-
tés spatiales et temporelles des régimes médiatiques dans lesquels sont
produites les significations. Or, c’est bien ce que la voix de Dylan nous
chante dans une série d’impératifs : Look out kid (Fais attention gamin),
Don’t follow leaders, Watch the parkin’ meters (Ne suis pas les meneurs,
surveille les parcmètres), Write Braille (Écris en braille). Le braille, écriture
tactile, ou les cartons calligraphiés, dessins visibles d’une écriture, récla-
ment une attention décalée par rapport à nos habitudes, une manière
de ne pas suivre l’autorité des fausses évidences et de regarder les instru-
ments qui mesurent le temps autorisé. Il y a surtout ce passage devenu
célèbre qui nous ordonne de prêter attention aux effets d’institution
et aux constructions des médias : You don’t need a weather man / To
know which way the wind blows (T’as pas besoin d’un Monsieur Météo
pour savoir vers où le vent souffle). L’écrit renforce encore ce doute jeté
sur les figures d’autorité puisque leaders est bardé de points d’interro-
gation dans tous les sens.
Il est pourtant une autre autorité qui reste implicite, celle de la poésie
passée. Ainsi, les rimes choisies de la fin de la chanson sont une reprise
d’un grand poète de l’Angleterre victorienne :
Light yourself a candle
Don’t wear sandals
Try to avoid the scandals [...]
The pump don’t work
‘Cause the vandals took the handles.5

Bob Dylan recycle, en effet, les rimes d’un poème du recueil le plus
célèbre de Robert Browning, Men and Women :

5 Allume-toi une bougie / Ne porte pas de sandales / Essaye d’éviter les scandales / La


pompe ne marche pas / Parce que les vandales ont pris les manettes.

Qu’entendez-­vous par lire ? 43


Look, two and two go the priests, then the monks with cowls and sandals,
And the penitents dressed in white shirts a-­holding the yellow candles,
One, he carries a flag up straight, and another a cross with handles,
And the Duke’s guard brings up the rear for the better prevention of
scandals.6

Robert Browning crée ce qu’il appelle des poèmes dramatiques où


des voix singulières parlent, en s’adressant à un auditeur silencieux mais
que l’on sent présent. Il invente ainsi une forme entre poésie lyrique,
description d’états de choses, énonciation de personnages et descrip-
tion d’une action sociale circonscrite, dans une prosodie exploitant les
ressources de l’oralité. Ainsi, la chanson de Bob Dylan ne s’inscrit pas
seulement dans un temps présent marqué par les usages de la drogue,
le rejet des autorités policières et les allusions aux droits civiques ; il ne
mobilise pas seulement la poésie Beat par la présence marginale d’Allen
Ginsberg ; il récupère aussi par ces extractions de rimes toute la poésie
moderniste de Browning en même temps que son statut éminent dans
l’histoire de la littérature anglaise.
Par-­delà, pourtant, ces effets d’autorité poétique, le geste qui me
semble le plus notable tient justement à ce mouvement d’extraction
des rimes qui fait écho aux mots encartonnés extraits de la voix qui
chante. Ce geste de décalage temporel et de déport médiatique met
en valeur la puissance de l’extraction, ou, pour le dire en termes histo-
riques, de décontextualisation (dont nous verrons l’importance pour
penser l’exemplarité). Cette décontextualisation fondait l’inquiétude de
Platon pour ces écrits désormais sans père, lus par n’importe qui en aval
du moment de leur production, alors qu’il s’agissait, pour lui, d’établir
le pouvoir du philosophe sur le mouvement d’anamnèse, en amont,
vers les Idées. On pourrait en retourner l’effet politique et y discerner,
au contraire, la puissance des gestes de décontextualisation, de désyn-
chronisation, dans un monde historique à temporalité anachronique :

6 Strophe finale de « Up at a Villa – Down in the City », Robert Browning, Poetical
Works, Oxford, Oxford University Press, 1996, vol. v.

44 LIRE AVEC SOIN


les idées y apparaissent – non dans des différences de nature avec les
éléments empiriques, mais dans des différences de degré – comme des
gestes singuliers de décontextualisation et de recontextualisation portés
par les appareillages médiatiques des relations.
Là encore, il faudrait réintégrer ces gestes dans des rapports dyna-
miques au passé, dans des temporalités suscitées par des effets de lec-
ture, des retournements du regard. Nous devrions alors tourner notre
propre regard de lecteur vers le titre de la chanson : Subterranean Home-
sick Blues. Qu’est-­ce que cette nostalgie du souterrain ? On sait le blues
volontiers porteur rythmique de nostalgie, mais quel monde souter-
rain serait ainsi regretté au point que, juste avant les rimes reprises à
Robert Browning, un des impératifs nous enjoigne d’y plonger : « Better
jump down a manhole » ? Ce « trou d’homme » (si l’on traduit littéra-
lement l’anglais) désigne ce que nous appelons en français « un regard
(d’égout) ». Il faudrait donc sauter dans les égouts pour échapper au
monde contemporain. Conversion d’une vie qui nous ferait fuir les van-
dales qui ont pris les commandes sur terre et rejoindre sous terre un
autre monde.
La pathologie de la nostalgie date du xviiie siècle (elle fut diagnosti-
quée et théorisée par un médecin et pasteur suisse à propos des Gardes
suisses du roi de France qui se mettaient à pleurer lorsqu’ils entendaient
les chants de leur pays : on ne quitte pas ici la puissance de la chanson si
bien entendue par Bob Dylan). Elle prolonge et spécifie un affect connu
depuis longtemps : le regret. Il peut apparaître que le regret consiste à
se lamenter en vain sur les occasions perdues et le temps passé. Il existe,
pourtant, une dynamique temporelle du regret. On en voit une remar-
quable représentation dans un dessin de Giorgio Vasari qui exemplifie,
par quelques traits de fusain, une ancienne tradition gréco-­latine liant
kairos et metanoia (pour leur donner leurs noms grecs). Kairos, dieu de
l’opportunité, de l’occasion à saisir, tourne le dos à Metanoia, déesse du
regret et de la pénitence. L’un semble contempler l’avenir créé par son
geste opportun, l’autre paraît regarder le passé, le visage presque caché
par ce qui disparaît à jamais dans le gouffre du passé. Mais le trait de

Qu’entendez-­vous par lire ? 45


génie de Vasari est de donner l’impression que les deux figures sont
comme deux siamois liés par leur dos7. Sans regret, pas de saisie de l’ins-
tant et pas d’ouverture d’un avenir. Le regret est ce pli anachronique qui
vient se loger dans les gestes du présent (comme il vient associer, dans
mon propre discours, une chanson du xxe siècle américain et un des-
sin de la Renaissance italienne). Le terme grec de metanoia est très par-
lant : c’est un retournement de l’intelligence, une conversion du point
de vue interprétatif. Regarder avec attention le passé, c’est en discer-
ner la puissance de rebroussement temporel et les surprises qu’il révèle
alors dans le geste qui en refait l’expérience. La metanoia n’est pas la
tristesse paralysante, mais la peine d’un passé irrémédiablement perdu
et, pourtant, susceptible, par l’expérimentation qui en est faite, d’enga-
ger du nouveau. Le regret est le nécessaire soin du passé qui en déploie
les présences dans le temps.
Sauter dans le souterrain du passé par un trou d’homme, un trou à
taille humaine, ou par un simple regard, c’est ce que nous chante impé-
rativement Bob Dylan avant de nous tendre son carton où est calligra-
phié non pas manhole, mais man whole. Le trou est devenu le tout de
l’homme. Le trou que constitue chaque passé perdu est, par la contem-
plation que je peux en faire, la tension totalisante d’une vie humaine. Ten-
sion, car c’est un geste encore ouvert et non une totalité achevée. Ainsi,
le dernier mot reste à l’écrit, mais sous forme interrogative, et même
doublement interrogative. Les paroles de la chanson se terminent par
cette dénonciation politique des vandales qui contrôlent désormais les
manettes de la vie publique. Mais Bob Dylan y ajoute une coda tout
aussi politique, ne serait-­ce que par son déplacement médiatique et sa
critique tacite : alors que les dernières notes de la guitare et de l’harmo-
nica résonnent encore après que les dernières paroles eurent été chan-
tées, il exhibe un dernier carton muet avant de disparaître hors champ :
What ??

7 Voir Kelly Myers, « Metanoia and the Transformation of Opportunity », Rhetoric


Society Quarterly, vol. 41, no 1, p. 1-18.

46 LIRE AVEC SOIN


CRITIQUE DE
LA CRITIQUE
ET VERTU DE
LA LECTURE
CHAPITRE II

« Ce qu’il y a de plus impressionnant chez l’homme, la


seule chose qui excuse sa folie et sa brutalité est le fait
qu’il a inventé le concept de ce qui n’existe pas. »
Glenn Gould

Cette politique du temps ne supprime pas pour autant la précarité


des objets à lire, dont il faut prendre soin, ni leurs effets de pouvoir
avec lesquels il faut prendre ses distances. En insistant sur l’importance
fondamentale, à la fois ontologique et politique, des relations, on est
amené à penser des distances et surtout de justes distances comme
pour la recherche des justes mots. Depuis les Lumières, n’est-­ce pas le
rôle dévolu à ce que nous appelons « critique » ? Il faut donc examiner
de plus près les relations entre lecture et critique.
Raymond Williams, connu pour être un des « pères » des cultural stu-
dies, consacre plusieurs pages à la critique dans son ouvrage fondamental
Keywords. Il en expose de manière très claire les indispensables paradoxes
qui allient recherche sourcilleuse de l’erreur et attention soucieuse à une
œuvre, jugement péremptoire d’autorité et remise en cause des autorités.

Critique de la critique et vertu de la lecture 47


Il note surtout la difficulté temporelle de la critique, d’un point de vue
politique, quand elle prétend sortir de son inscription dans une situation
déterminée pour s’élever dans les sphères du général en effaçant implici-
tement tout ce qui la limite et l’ordonne. Comment le geste critique qui
a pour fonction de marquer les limites d’un discours, par définition tou-
jours singulier, fait-­il pour prendre la figure illimitée du général ? Pour Ray-
mond Williams, il faut que la critique ne renie pas sa dimension de pra-
tique sociale apportant une réponse spécifique dans une situation limitée
et ne prenne pas la forme d’un « jugement » qui l’abstraie du réseau de
pratiques et du contexte politique dont elle fait partie1. La solution pour
légitimer la critique consisterait donc à l’opposer au jugement.
Les tenants de l’École de Francfort l’ont, eux aussi, mis en relief en
examinant à la fois le feuilletage historique de toute production singu-
lière et ce qui en faisait une possible totalité. Le nom même de « théo-
rie critique » – choisi par Max Horkheimer en 1937 afin de couvrir les
activités de l’Institut de recherche sociale créé à Francfort et émigré
à New York pour échapper aux nazis –, indique la double nécessité
d’une généralisation théorique et d’une saisie momentanée, d’un exa-
men attentif de toute production sociale autorisée et de l’autorité de la
recherche, d’une opposition aux « théories traditionnelles » fondées sur
l’objectivité ou la neutralité et d’une théorie critique objectivant les pré-
tentions à l’objectivité tout en recherchant les conditions d’une éman-
cipation intellectuelle et politique2. Il faut dire que ce nom de « théorie
critique » (pour lui redonner, à lui aussi, son enjeu politique circonscrit)
visait à rendre moins visible, plus « neutre », pour la censure américaine,
le marxisme intempestif de l’Institut de recherche sociale.
En insistant sur les conditions historiques de production de la vérité,
Horkheimer et Adorno ne souscrivaient pas à un relativisme ou un scep-

1 Raymond Williams, Keywords. A Vocabulary of Culture and Society, Londres, Fontana,


1976, p. 82-84.
2 Voir en particulier l’essai de Max Horkheimer de 1937 « Traditional and Critical
Theory », Critical Theory. Selected Essays, New York, Continuum, 2002, p. 188-243.

48 LIRE AVEC SOIN


ticisme généralisés. À leurs yeux, qu’une vérité soit conditionnée ne l’em-
pêchait pas d’être encore une vérité. C’est une des illusions de l’objecti-
vité que de (faire) croire que l’erreur provient d’un conditionnement qui
troublerait l’accès authentique au phénomène étudié. La vérité, à l’instar
de l’erreur, ne peut apparaître hors de pratiques historiques singulières.
On peut même dire que la critique consiste à donner une pertinence
à l’erreur et à la sauver de son statut péjoratif de fausseté et d’illusion.
De même que le lapsus a pu constituer, pour la psychanalyse, une des
façons de rendre lisibles des comportements, l’erreur, pour la critique,
est une voie d’accès à la vérité. La théorie critique est une critique des
pratiques, qu’elles mobilisent l’erreur ou la vérité.
La critique devrait donc à la fois montrer les limites des objets qu’elle
examine (depuis les erreurs qui les constituent jusqu’aux fausses géné-
ralités qu’ils impliquent) et réfléchir ses propres limites. C’est bien cette
connaissance des limites (à commencer par les limites de la connais-
sance) qui forme le projet critique de Kant. Mais Michel Foucault a attiré
notre attention sur le fait que la critique avait aussi un visage politique
chez Kant : c’est la mise en valeur des Lumières, qui implique un rapport
réflexif au présent et à son historicité. Même si Kant entre dans le pro-
blème de la situation historique de l’Aufklärung par une interrogation
sur la connaissance, rien n’empêche de faire le chemin inverse et de saisir
le pliage historique des pratiques de savoir et des rapports de pouvoir.
Dans une histoire de longue durée, Michel Foucault met alors
en rapport certaines formes de gouvernementalité (liées à la pasto-
rale chrétienne et ses techniques de conduite) avec le développement
d’une « attitude critique » comme tentative de « ne pas être gouverné
comme cela [...], pas comme ça, pas pour ça, pas par eux »3. Il ne s’agit
pas d’un anarchisme fondamental qui récuserait a priori tout gouver-
nement, ni même d’un machiavélisme bien compris où les dominants
dominent et où le peuple obstinément n’entend pas être dominé, mais

3 Michel Foucault, Qu’est-­ce que la critique ? Suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015
[1978], p. 37.

Critique de la critique et vertu de la lecture 49


d’une ­résistance ponctuelle à des pratiques de gouvernement ancrées,
là encore, dans des histoires singulières.
 
En insistant sur ces singularités, Michel Foucault souligne un point cru-
cial qui ne touche pas seulement l’histoire du rapport entre gouverne-
ment et critique (à savoir l’héritage chrétien), mais surtout un type de
publicité :
L’enracinement de la critique dans l’histoire de la spiritualité chrétienne
explique aussi que l’attitude critique ne se contente pas de démontrer ou
de réfuter en général, elle ne parle pas à la cantonade, elle s’adresse ; elle
s’adresse à tous et à chacun ; elle cherche à constituer un consensus général
ou au moins une communauté de savants ou d’esprits éclairés.4

En fait, la critique ne pose pas simplement un problème d’adresse,


mais le problème même de ce que c’est que s’adresser – autrement dit,
s’autoriser soi-­même à prendre une parole publique avec assez de hauteur
pour désigner des limites aux discours, avec la prétention à circonscrire
en même temps une communauté à partir de ce point de vue.
Dans la citation de Michel Foucault, la répétition qui vient sous sa
plume est intéressante, comme s’il y avait là un bégaiement nécessaire :
d’abord, un « s’adresser » pris absolument, avec tout l’enjeu du réflexif et
du processus de subjectivation et d’autorisation de soi-­même impliqué
dans le geste d’adresse ; puis un complément qui précise et complexi-
fie cette adresse, dans la mesure où elle doit mobiliser simultanément
toute une communauté et chaque singularité. Le geste critique, jusque
dans sa solitude (par l’opposition explicite à une communauté de pen-
sée et d’intérêts préexistante), pratique d’un même élan le refus d’une

4 Ibid., p. 40. Ce passage est resté manuscrit et n’a pas été lu pendant la conférence
ni intégré à la publication ensuite. Il est intéressant que cette importance allouée à
l’adresse, destinée à un public immédiatement présent, soit demeurée abritée dans
le média écrit. Je crois l’intuition générale tout à fait juste et je vais tâcher de la déve-
lopper au chapitre vi sur l’adresse et l’ami lecteur – ami lecteur parce que lecteur
d’un auteur en principe absent et parce que présent comme un ami.

50 LIRE AVEC SOIN


autorité partagée et le partage possible d’une voix personnelle. Il ne s’en
tient pas à un cri de refus. Il entend aussi créer du commun autour de
l’adresse initiale. Il faut toucher d’autres singularités et composer ainsi
une sorte d’émulsion générale avec le fouet de la critique, tout en étant
conscient de sa précarité.
Le geste critique ne consiste pas à nier un ordre pour mieux en
imposer un autre ; il tient plutôt dans le mouvement de l’adresse, dans
le pliage momentané du singulier et du pluriel, dans l’élan du chacun lié
au tout autre. Autrement dit, même en prise sur une conception généra-
lisante, une critique ne lâche pas la singularité du terrain qu’elle arpente
tout en étant dirigée vers d’autres singularités. Une critique est toujours
critique de quelque chose, mais également critique pour quelqu’un. Le
moment de généralisation est enveloppé de ces inscriptions singulières
(et non l’inverse).
 
Le texte de Kant que commente Michel Foucault est, lui aussi, très clair
sur cet enjeu, puisque la façon pour les êtres humains de sortir de leur
état politique de « minorité » est d’exercer leur raison et de l’exercer dans
le cadre d’un public lecteur. Bien entendu, Kant pense aux livres comme
facteurs médiatiques de diffusion, mais de manière plus générale à la
lecture dans son élan vers un public, à la lecture comme adresse aux
autres, comme médiation. Or, ce type d’adresse réclame de passer par-­
delà paresse et peur : sapere aude, en est la devise, ôse savoir, aie le cou-
rage de tes lectures (que ce soient celles des livres ou celles des situations).
Michel Foucault développe, à son tour, dans son dernier séminaire
au Collège de France une réflexion sur la parrhêsia comme « courage
de dire vrai ». C’est déjà l’enjeu de l’attitude critique telle qu’il l’analyse à
partir de Kant, puisque « son travail est inséparable d’un combat contre
deux ordres de choses : d’une part une autorité, une tradition, ou un
abus de pouvoir ; de l’autre ce qui en est le complémentaire, une iner-
tie, un aveuglement, une illusion, une lâcheté »5. La posture affective du

5 Ibid., p. 40.

Critique de la critique et vertu de la lecture 51


courage définit un sujet ainsi noué dans un rapport intime avec la vérité
et le pouvoir : « La critique, c’est le mouvement par lequel le sujet se
donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pou-
voir sur ses discours de vérité ; la critique, ce sera l’art de l’inservitude
volontaire »6. On pourrait sans doute chipoter sur l’expression « se don-
ner le droit », car il n’est justement pas question, pour la critique, de se
situer dans l’espace social du juridique. Là réside justement le courage
à prétendre parler au nom d’une justice qui n’est pas d’office installée
dans des rapports de droit. Le discours contre une autorité requiert une
autre autorité qui ne peut être du même type.
Quelle peut bien être alors cette étrange autorité qui permet de
critiquer les autorités ? C’est justement celle que constitue l’adresse. La
solution est, en effet, temporelle : l’autorité du critique ne vient pas
d’avant ce qu’il énonce, mais est produite, postérieurement, par ce que
le public adressé reconnaît dès lors comme visible ou audible – tout se
passe comme si le temps verbal de la critique était en fait le futur anté-
rieur. C’est, paradoxalement, ce futur antérieur qui permet de créer une
analyse du contemporain.
 
Jürgen Habermas, avec raison, a tenté de positionner la théorie critique,
dont il avait hérité, dans une conception de la communication comme
action. Mais il s’agit, pour lui, de fonder sur le terrain solide de normes
ce souci critique et les jugements qui en sont tirés. Il se révèle en cela
peu critique de sa propre fondation du geste critique, en supposant que
la communauté qui préside à ces jugements normatifs serait elle-­même
neutre, voire existerait d’office. Il présuppose un « nous », alors que ce
« nous », éminemment problématique, est justement créé par le geste
critique en tant qu’adresse. En remplaçant le « Qui suis-­je ? » de l’ontolo-
gie cartésienne, par le « Qui sommes-­nous ? » de l’Aufklärung kantienne,
« cette question c’est à la fois nous et notre situation présente qu’elle

6 Ibid., p. 39.

52 LIRE AVEC SOIN


analyse »7, autrement dit à la fois un sujet et une histoire, des normativi-
tés articulées sur des singularités. La critique noue dès lors vérité, sujet et
pouvoir, comme le dit Michel Foucault, parce qu’elle opère dans un geste
de communication. L’ancrage de toute critique a beau être une expé-
rience solitaire, cette solitude est habitée par le public auquel elle s’adresse.
Si cette adresse passe par un geste, un geste est toujours une styli-
sation et relève d’un art (à la fois comme technique et comme esthé-
tique). Un geste n’est en fait jamais isolé et c’est un enchaînement qui en
déploie la logique. Ainsi, les contextes ou les normes produisent moins
les gestes que les gestes n’engendrent leurs environnements8. Les gestes
appellent des lectures.
C’est un tel geste critique que propose Judith Butler lisant en quelque
sorte par-­dessus l’épaule de Foucault ce que peut être une lecture critique9.
Elle relève, en effet, une affirmation à la fois péremptoire et peu explicite
dans la conférence : au-­delà de son utilité, la critique serait, affirme Fou-
cault, « sous-­tendue par une sorte d’impératif plus général – plus général
encore que celui d’écarter les erreurs. Il y a quelque chose dans la critique
qui s’apparente à la vertu. Et d’une certaine façon, ce dont je voulais vous
parler, c’était de l’attitude critique comme vertu en général »10. En quoi
la critique peut-­elle passer pour la vertu en général ? Et comment passer
d’une stylisation des conduites à une éthique des vertus ? Le sentiment
de courage constitue déjà une première réponse, à condition de rendre
aussi visibles les limites d’une intelligibilité des phénomènes, et cela en
correspondance avec un temps donné. Nous avons donc besoin de trois
instances : un sentiment, une intelligence et une situation.

7 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], Dits et écrits, IV, 1982-1988, Paris,
Gallimard, 1994, p. 232.
8 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « “Un geste très simple et très
irréparable”. Gestes et dispositifs dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville », Les Gestes
de l’art, Paris, Classiques Garnier, à paraître.
9 Judith Butler, « What is Critique ? ». En ligne : [http://eipcp.net/transversal/0806/but-
ler/en] (consulté le 19 janvier 2017).
10 Michel Foucault, Qu’est-­ce que la critique ?, ouvr. cité, p. 34-35.

Critique de la critique et vertu de la lecture 53


Judith Butler prolonge alors la dernière réflexion éthique de Michel
Foucault en insistant sur la puissance de transformation de soi impli-
quée par l’expérience morale. La critique est ici importante pour évi-
ter de plaquer simplement des formes d’obéissance paresseuse sur des
conduites : en examinant les limitations éthiques qu’il faut avoir le souci
de connaître, elle constitue bien une sortie (Ausgang, disait Kant) de
notre état de mineur.
Quand on est gouverné, on ne reçoit pas seulement une forme d’existence
imposée, mais on nous donne les éléments par lesquels une existence sera
ou non possible. Un sujet émergera en relation avec un ordre établi de vérité,
cependant, il peut aussi prendre un point de vue sur cet ordre établi qui en
suspend rétrospectivement le fondement ontologique.11

Devenir majeur, par un processus de subjectivation, joue sur cette


dimension temporelle par où l’aujourd’hui fait une différence avec l’au-
trefois grâce à ce point de vue alimenté par le regard critique.
Michel Foucault, dans son dernier texte sur l’Aufklärung, explicite
à quoi correspond l’Ausgang dont parle Kant en lui donnant l’aspect
d’une question à poser sans cesse : quelle différence aujourd’hui intro-
duit-­il par rapport à hier ? Il est, sans doute, amusant de noter que ce
texte fut d’abord publié en américain en 1984 dans un livre intitulé The
Foucault Reader12 : non seulement Michel Foucault y relit-­il Kant et les
Lumières, mais aussi y dessine-­t-il les enjeux politiques de la lecture cri-
tique. Paul Rabinow n’a pas choisi pour rien d’inclure ce texte en tête du
volume, dans la partie au titre ironiquement gadamérien de « Truth and
Method ». Il ne s’agit pas de penser l’actualité sur le mode de l’originalité,
mais bien de retravailler, de manière patiemment méthodique, les héri-
tages et les traditions au sein d’une « politique de la vérité ». L’actualité
consiste à lire le passé sous un angle qui en révèle des possibles jusque-­là
inaperçus. L’actualité, c’est l’apparition d’un passé inédit et surprenant

11 Judith Butler, « What is Critique ? », art. cité.


12 Ce titre désigne un type de livre censé réunir quelques-­uns des textes essentiels d’un
auteur pour servir d’initiation aux lecteurs spécialistes ou non du domaine.

54 LIRE AVEC SOIN


qui s’insère dans mon présent comme, pour Bergson, l’image souvenir
se glisse dans la perception.
Cette intrication temporelle répond à l’entrelacement des normativi-
tés et des processus de subjectivation, de l’éthique et de l’esthétique. Ce
sont sur les bords de ces entrelacs qu’il y a une vertu, pour Judith Butler,
à reposer les questions critiques : « Dans telle situation, qui sera un sujet,
et qu’est-­ce qui comptera comme une vie ? Un moment d’interrogation
éthique qui requiert de nous que nous rompions avec les habitudes
du jugement au profit d’une pratique plus risquée où se mêlent art et
contrainte »13. La vertu de la critique tiendrait donc à passer du simple
relevé géopolitique des erreurs à une attitude d’attention aux situations
locales et d’implication dans un moment particulier. C’est pourquoi s’y
entrelacent des règles d’interprétation héritées et une improvisation tech-
nique pour saisir des processus de subjectivation et de prise en compte.
 
Dans l’héritage de Raymond Williams, Max Horkheimer, Michel Fou-
cault et Judith Butler, il s’agirait donc de jouer plutôt la critique contre le
jugement, car celui-­ci s’avère facilement rempli d’habitudes et encombré
par les préjugés14. Lire avec soin permettrait alors de reconnaître vertus
et vies là où la foule des préjugés en affaiblirait les visions et en affadirait
les saveurs. Le discours sur les vertus peut paraître désuet, voire inop-
portun, surtout venant d’une critique féministe. Vertu et courage appa-
raissent facilement comme des exercices de virilité. Pourtant, ce serait
aussi demeurer dans le préjugé que d’en rester à une telle conception15.
Manifestement, le travail de stylisation des sujets autorise ce genre de
débordement. Ainsi, le simple fait de donner pour quasi-­synonymes

13 Judith Butler, « What is Critique ? », art. cité.


14 On peut d’ailleurs noter que des stoïciens aux phénoménologues, l’épochè (suspen-
sion du jugement) est une opération fondamentale pour le bon examen des choses
du monde.
15 Pour une bonne mise au point, voir Éric Hamraoui, « Les courages : variantes d’un
processus d’androsexuation de la vertu », Travailler, 1/2002 (no 7), p. 167-188. En ligne :
[http://www.cairn.info/revue-­travailler-2002-1-page-167.htm] (consulté le 19 janvier 2017).

Critique de la critique et vertu de la lecture 55


« être un sujet » et « compter comme une vie », comme le propose très
elliptiquement Judith Butler, réoriente en fait l’usage de la critique : la
lecture y apparaît plus directement comme un soin et une reconnais-
sance des vivants, une façon de prendre en compte des formes de vie
et des manières de faire, un calcul de la juste distance donc une mesure
de la justice. Car faire de la critique une vertu, voire la vertu en général,
c’est bien l’inclure dans la justice plus encore que dans la connaissance.

56 LIRE AVEC SOIN


CRITIQUE
DE LA FACULTÉ
DE JUGER
(DU PASSÉ)
CHAPITRE III

« La phrase est un filet, l’art est de savoir où et com-


ment le lancer. »
Hubert Damisch

S’il est ainsi possible de saisir la valeur de la critique, et surtout sa perti-


nence pour la justice, ne devrait-­elle pas quand même recouper ce qu’on
appelle classiquement le « jugement » ? Or, nous venons de voir que
nous devrions plutôt l’opposer au jugement. La critique du jugement ne
consiste pas seulement à en examiner les propriétés et les limites, mais
aussi à en mettre à jour les problèmes cachés, voire les vices de forme.
Autant le critique peut adopter une position politique de marginal ou
revendiquer une résistance aux pouvoirs en place, autant le juge parle à
partir d’une valeur établie et au nom d’une institution reconnue. Le cri-
tique joue sa réputation, voire sa vie, dans ses prises de position publique.
Le juge joue de sa connaissance acquise des lois et de son marteau caté-
gorique pour dire ce qui doit être reçu comme juste. Voilà ce qui semble
gêner le plus dans le cadre d’une théorie critique.

Critique de la faculté de juger (du passé) 57


Puisque la critique, héritée de Kant, est un examen des limites de la
connaissance, elle devrait connaître aussi ses propres limites. Son ancrage
dans un moment historique en définit d’emblée certains contours. Il y
a, ainsi, un côté modeste dans la critique, même dans ses récriminations
les plus amères, justement parce qu’elle mesure ses limites. Au contraire,
le jugement reposerait toujours sur une autorité antérieure, sur une légi-
timité acquise d’office ou au moins revendiquée, sur une instance hors
de ses propres limites. Le jugement serait toujours précédé de ce qui le
constituerait dans sa possibilité publique d’affirmer ce qui était. La cri-
tique tient finalement son autorité du public qui la reçoit après coup, alors
que le jugement trouve son autorité dans ce qui le légitime par avance.
De l’un à l’autre, la ressource temporelle et la forme de pouvoir est inverse.
L’appareil judiciaire qui semble se tenir implicitement derrière le juge-
ment peut, en effet, susciter un certain scepticisme sur sa supposée neu-
tralité. Sous le jugement, autorisé par avance, ne se glisse-­t-il pas tou-
jours des pré-­jugés ? D’où cette inquiétude non seulement temporelle,
mais aussi sociale : faire que le jugement se précède lui-­même, faire que
son autorité (en général) parle avant même qu’il ait énoncé quoi que
ce soit (sur tel cas particulier), n’est-­ce pas fausser d’office le jugement ?
Cependant, sans cette autorisation antérieure, comment légitimer la
valeur sociale d’un énoncé nécessairement limité, comment justifier le
jugement ? Bref, entre le juge et le particulier, qui peut servir de tiers
pour affirmer la valeur du jugement ? Le pouvoir de l’État a fonctionné
comme cette incarnation du tiers. Il alloue leur autorité aux juges en
fonction des lois qu’il promeut. Il les place physiquement et symboli-
quement au-­dessus des parties.
Pourtant, ce n’est pas suffisant. Il faut interroger ce que peut être
ce « tiers ». Et même le principe qui est censé constituer la position
de ce tiers, à savoir un « tiers exclu » : un élément hors des relations
concrètes entre les particuliers ramenés à des parties qu’on suppose
alors nécessairement opposées. L’image, que je prenais un peu avant,
d’une personne lisant par-­dessus l’épaule d’une autre conviendrait assez
bien pour cette position du tiers exclu, examinant d’au-­dessus, de loin, à

58 LIRE AVEC SOIN


bonne distance, les faits sur lesquels trancher entre partis opposés. Ou
peut-­être faudrait-­il éloigner encore ce tiers et l’envoyer aux confins du
ciel, proche de Sirius, dans une situation d’extraterrestre, hors donc des
limites humaines, trop humaines.
 
C’est peut-­être en ce point que la critique, au sens épistémologique et
esthétique du terme, prend une tournure (justement) générale à partir
de Kant, et même semble se glisser dans la valeur allouée au jugement
lui-­même. Il faudrait alors saisir la dialectique particulière qui anime les
relations compliquées entre critique et jugement dans la Critique de la
faculté de juger puisque Kant invite à penser un jugement « réfléchis-
sant » qui n’agit plus en fonction d’une détermination réglée par des
concepts, mais dans la liberté de son activité de réflexion en vue d’une
règle possible. Du côté du jugement déterminant, la règle est déjà là ;
par contre, du côté du jugement réfléchissant, le public saisit a pos-
teriori, dans l’activité libre d’un créateur qui ne faisait qu’exploiter sa
manière personnelle (modus), ce qui ressemble à une méthode bien
réglée (methodus) à valeur générale que l’on peut dès lors imiter1.
Là où la critique dessinait des limites, la perspective du jugement
semble, au contraire, une invitation à les entériner pour mieux les dépas-
ser ou à comprendre après coup leur déplacement comme justifié. L’ex-
périence du sublime, constituant précisément un passage à la limite, joue
un rôle capital pour le jugement réfléchissant :
En somme, si l’enjeu du beau est l’élargissement du point de vue individuel à
celui, universel, de l’humanité, le sublime, quant à lui, exposerait la condition
même de l’homme en tant qu’homme, c’est-­à-dire en tant qu’être qui ne
saurait se comprendre comme tel, selon une perspective cosmopolitique
ou cosmothéorique, que depuis le point de vue inatteignable du tout-­autre.2

1 Voir Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Alexis Philonenko éd. et trad.,
Paris, Vrin, 1984, paragraphes 40 et 60.
2 Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Paris,
Minuit, 2011, p. 131.

Critique de la faculté de juger (du passé) 59


Peter Szendy montre ainsi qu’il faut ce point imaginaire du cosmos
pour y loger le levier du jugement désintéressé. Il discerne une valeur
éthique et politique à cette « philosofiction » :
Une telle perspective cosmothéorique pour le jugement (qui doit être désin-
téressé et susceptible d’adopter le point de vue de tout autre, sinon du tout-­
autre), Kant la revendiquera aussi dans le Conflit des facultés, à partir de
l’exemple de la Révolution française. Il s’agira alors de penser la posture d’un
spectateur qui n’est pas engagé dans le cours du monde, qui en ce sens ne
l’habite pas. Seul cet observateur détaché, cet inhabitant du monde pourra
le voir selon le juste point de vue.3

Pour un « juste jugement », il faudrait donc un spectateur à l’écart de


notre bonne vieille terre et de ses multiples personnages mûs par leurs
intérêts particuliers, dans la mesure où lui seul, tenant sous son regard
chacun, pourrait se mettre à la place de tout autre et comprendre ce
qui est arrivé. Nous aurions besoin d’un tiers exclu, par principe désinté-
ressé, pour pouvoir juger adéquatement, pour avoir la bonne perspec-
tive. La justice réclamerait ainsi le positionnement d’un tiers en marge
des affaires sociales, esthétiques ou psychologiques, pour produire un
bon jugement, un jugement non partisan.
 
On peut, pourtant, se demander si le principe même du jugement désin-
téressé est si essentiel que cela. N’y aurait-­il pas une facile illusion à pla-
quer, dès le départ, le jugement sur le préjugé ? La question est peut-­être
moins celle de l’espace, y compris cosmique, que du temps, en particulier
anachronique. Le préjugé pose un problème évident dans une concep-
tion où les instants succèdent les uns aux autres de manière linéaire, car
cela implique qu’un instant « morde » abusivement sur d’autres qui le
suivent. Le préjugé est au jugement ce que l’anachronisme est à la repré-
sentation historiographique moderne.
Cependant, le préjugé prend une valeur différente dans une tempo-
ralité non linéaire où les instants tournent sur eux-­mêmes en constituant

3 Ibid., p. 115.

60 LIRE AVEC SOIN


des rythmes. L’image banale du fleuve comme représentation du temps
n’offre de justesse que si l’on réalise qu’un cours d’eau ne s’écoule pas
de manière uniforme de sa source vers la mer, mais compose de nom-
breux « points de rebroussement » et de petits tourbillons locaux en
fonction des résistances matérielles qu’il rencontre4. À la différence de
la chronique linéaire des faits, l’anachronique est faite de ces moments
du passé qui investissent et rendent plus turbulents (mais pas forcé-
ment plus troubles) les présents successifs pour les constituer comme
autant d’événements.
Comme le souligne Hannah Arendt dans un texte sur une actualité,
à l’époque, brûlante (Richard Nixon et le scandale du Watergate), où
elle se servait justement de mots du passé :
Je croirais plutôt avec Faulkner que « le passé n’est jamais mort, [qu’]il n’est
même pas passé » et cela pour la simple et bonne raison que le monde
dans lequel nous vivons aujourd’hui est à tout instant le monde du passé. Il
consiste en monuments et reliques de ce que les hommes ont fait pour le
meilleur et pour le pire [...]. En d’autres termes, il est tout à fait juste de dire
que le passé nous hante ; c’est le rôle du passé de nous hanter, nous qui vivons
dans le présent, et désirons vivre dans le monde tel qu’il est maintenant.5

Peut-­être devrions-­nous en fait inverser sa remarque finale : le passé


ne nous hante pas, c’est nous qui ne cessons, dans nos présents mêmes,
de hanter le passé par les réinterprétations que nous nous en faisons.
Nous ne revenons pas alors à l’ancienne conception de l’histoire
comme magistra vitæ : il ne s’agit pas de tirer des expériences du passé
qui vaudraient comme leçons pour notre présent. Ce qui est ici proposé
est une réinterprétation, dans un contexte de sociétés modernes où la

4 Voir Michel Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Minuit,
1977. Pour quelques éléments d’une analyse proprement historique des rythmes, voir
le récent ouvrage de Jean-Claude Schmitt, Les Rythmes au Moyen Âge, Paris, Galli-
mard, 2016.
5 Hannah Arendt, « Retour à l’envoyeur » [“Home to Roost”, New York Review of Books,
26 juin 1975], Penser l’événement, Éric Adda, Antoine Calon, Didier Don et André
Enegrén trad., Paris, Belin, 1989, p. 263-264.

Critique de la faculté de juger (du passé) 61


tradition ne saurait constituer a priori le sens de nos actions, de cette
tradition de l’histoire maîtresse de vie. Nous pouvons, désormais, conce-
voir comment nos présents rejouent, réinventent, récupèrent des passés
par les changements mêmes d’aspect qu’ils en proposent en cherchant
à les comprendre. Pas question, bien sûr, de nier les différences entre
passé et présent (ce qui dissoudrait l’histoire), mais de mettre de l’avant
le fait que ces différences n’existent pas en elles-­mêmes a priori : elles
relèvent elles aussi d’une fabrication historique. Ces différences sont le
produit d’une question qui nous engage à lier des moments passés à
l’instant présent. Cette question toute simple est : comment en sommes-­
nous arrivés là ? Il n’y a pas de causalité mécanique qui lierait impecca-
blement les moments entre eux. Pourtant, nous faisons souvent comme
si ce qui se produisait devait advenir. Nous ne le savons vraiment qu’à
partir du moment où nous réinterprétons les multiples façons qui ont
mené à la compréhension possible de notre présent. Les réponses à la
question : comment en sommes-­nous arrivés là ?, sont d’autant plus
compliquées, que l’on a plus de courage à lire, donc à hanter, les détails
hasardeux de ces passés.
 
Pour Hannah Arendt (comme pour Michel Foucault avec la notion
de critique), c’est la lecture de Kant qui permet de pousser plus loin la
réflexion sur le jugement. Et même si Arendt porte son attention sur la
Critique de la faculté de juger, elle aussi en signale la profondeur de champ
politique face aux problèmes de l’actualité et de l’histoire. Dans son post-­
scriptum au tome I de La Vie de l’esprit, qui annonce le deuxième volume
sur vouloir et juger, elle le reconnaît bien : « Le jugement est la faculté
qui – en nous – se préoccupe du passé »6. La faculté de juger n’est pas
jugement en soi ou jugement d’office centré sur son actualité. Elle est
toujours faculté de juger du passé. Non pas comme une façon de se
détourner des questions actuelles ou de juger des événements passés

6 Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Myriam Revault d’Al-
lonnes trad., Paris, Seuil, 2003, p. 20.

62 LIRE AVEC SOIN


du haut de notre présent, mais plutôt comme une manière de retourner
ces questions et ces actualités vers le jadis et l’autrefois afin de les passer
au crible de ce qui a bien pu y mener ou de ce qui y demeure énigma-
tique. De même qu’une vérité ou une critique doivent être adressées,
de même un jugement a lieu dans la tension entre le moment présent
et des situations issues du passé qui en problématisent, en épaississent
ou en simplifient les lignes.
Le jugement esthétique (et plus généralement le jugement réflé-
chissant) est le moyen pour comprendre comment opèrent ces jeux
de l’histoire. Il va justement du particulier au particulier sans détermi-
nation a priori, mais en supposant/constituant un sensus communis qui
semble, par extrapolation, universel et intemporel. Nous avons vu dans
le chapitre précédent la supériorité de la critique sur le jugement ; nous
concevons maintenant l’avantage du jugement sur la critique : la cri-
tique, à force d’explorer les limites des phénomènes, parfois même de
manière acerbe, voire agressive, peine à créer du commun élargi, alors
que le jugement parvient à lier des particuliers, à saisir les relations qui
nous constituent (comme le souligne Kant, un jugement est avant tout
une mise en rapport).
C’est ainsi du sein de l’historicité présente des phénomènes passés,
relus par le jugement réfléchissant qui cherche de la méthode dans ces
multiples manières, qu’un avenir commun peut être « adressé ». Même
défi que, pour Foucault, savoir comment faire une histoire valide des
jeux de vérité sans s’appuyer sur la vérité7.
 
Pourtant de quel jugement s’agit-­il ? Ne devrait-­on pas, là encore, en
appréhender les facettes historiques ? Comment juger du jugement,
sinon en examinant l’historicité de ses procédures éminemment tech-
niques, donc de sa médialité ? Autrement dit, faire de nouveau une cri-
tique du jugement, c’est-­à-dire une manière de l’inscrire dans des limites,

7 Sur ce point, voir l’excellente mise au point de Judith Revel, Foucault avec Merleau-
Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Paris, Vrin, 2015.

Critique de la faculté de juger (du passé) 63


entre autres historiques. Poursuivons donc notre opération dialectique
entre critique et jugement.
Pour Hannah Arendt,
[s]i le jugement est la faculté qui – en nous – se préoccupe du passé, l’his-
torien est l’homme qui enquête, et qui, en relatant le passé, le soumet à
son jugement. S’il en est ainsi, nous recouvrerons peut-­être notre dignité
d’hommes, nous la reprendrons pour ainsi dire à la pseudo-­divinité de l’ère
moderne qu’on appelle histoire, sans nier pour autant l’importance de l’his-
toire, mais en lui refusant le droit d’être le juge ultime. Caton l’Ancien [...] nous
a laissé une curieuse sentence, qui résume avec justesse le principe politique
qu’implique cette entreprise de reconquête. Il dit : Victrix causa deis placuit,
sed victa Catoni.8

On discerne encore ici le danger du jugement et sa prétention abu-


sive à dominer ou à légiférer sur le passé sous prétexte d’une domi-
nation présente. D’où l’enjeu politique de la sentence de Caton l’An-
cien : écrire l’histoire du point de vue des vaincus, même s’il s’agit d’aller
contre la souveraine perspective des dieux et des vainqueurs. Comme
l’avait remarqué Walter Benjamin, l’histoire généralement s’écrit dans la
perspective de ceux qui ont gagné, à commencer par gagner le droit à
écrire l’histoire. La parole des vaincus, par définition, n’a ni pouvoir ni
légitimité (dans le cadre des dominants) à être articulée. D’où l’impor-
tance, du point de vue de la critique, de limiter ce discours historique
des vainqueurs et de rendre audible ces voix des vaincus.
L’histoire ne devrait donc pas être donnée comme juge ultime, car
elle n’est jamais qu’un des discours possibles qui est tenu sur le passé.
Pourtant, ce souci de l’historicité irréductible des phénomènes, caracté-
ristique de l’ère moderne, fait en sorte que la question du jugement et
de la critique ne peut plus être séparée, pour nous, de celle de l’histoire.
On parle ainsi volontiers du tribunal de l’histoire qui serait nécessaire

8 Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, ouvr. cité, p. 20. La sen-
tence latine se traduit ainsi : La cause victorieuse plaît aux dieux, mais la cause vain-
cue plaît à Caton.

64 LIRE AVEC SOIN


pour trier les faits. Krinein désigne d’habitude cette activité de triage,
de partage, d’attribution. La critique serait alors le foyer d’expérimen-
tation de l’histoire, le lieu où les vaincus peuvent encore essayer d’être
entendus, le lieu où l’on invente de l’intérieur même des catégories et
des dispositifs dans lesquels nous sommes pris, de nouvelles façons de
comprendre ce que nous avons été pour devenir ce que nous sommes.
Il est alors d’autant plus étonnant de voir Hannah Arendt critiquer
la position dominante de l’histoire-­jugement à l’ère moderne tout en
renvoyant, bien avant, à la première occurrence du mot chez Homère,
« histor (“historien” si l’on veut) et cet historien homérique est le juge »9.
Or, que l’histôr homérique soit un juge, au sens où nous l’entendons
aujourd’hui, n’a rien d’évident : est-­il vraiment ce tiers exclu des intérêts
des partis qui pourrait décider en fonction d’un droit préexistant com-
ment juger d’un cas toujours particulier ? Comment ce tiers désintéressé
gère-­t-il le délicat passage entre généralité du droit et singularité de l’évé-
nement à juger ? Le repli rapide de l’histôr mystérieux (et d’autant plus
énigmatique, historiquement, qu’il semble nous livrer une vérité origi-
nelle sur la notion même d’histoire) sur le juge que nous connaissons
bien escamote ces questions. Précisément parce que Hannah Arendt
est habituellement d’une grande finesse dans sa compréhension histo-
rique des concepts grecs et latins, cette petite erreur est intéressante.
Il faut donc faire un long détour philologique pour examiner la portée
de cette erreur, et en profiter pour réexaminer le statut du tiers désin-
téressé, exclu, sur la scène de l’esthétique comme sur celle du droit, car
critique et jugement semblent jouer sur cette possibilité d’opérer sur les
limites, voire de s’établir dans un lieu en marge des circuits du quotidien.
Cela nous permettra alors de critiquer historiquement ce que nous
concevons, aujourd’hui, comme jugement et de mieux juger de l’inscrip-
tion politique de la critique dans l’héritage contemporain de l’Aufklärung.
Surtout, cela nous permettra de mieux comprendre l’intégration de la
lecture dans la pratique de la justice. Et, réciproquement, de mieux situer

9 Ibid.

Critique de la faculté de juger (du passé) 65


à quelle justice on a affaire. C’est un des avantages du care que de nous
amener à redessiner les limites de ce que nous concevons sous le nom
de « justice ». La lecture possible des textes, des êtres et des situations
nous y invite aussi. Suivons alors les détours de l’histôr homérique dans
quelques-­unes de ses histoires.

66 LIRE AVEC SOIN


L’HISTÔR ET
LE JUGE :
POUR UNE
VISIBILITÉ
DES BRUITS
CHAPITRE IV

« La base de mon travail documentaire est


l’écoute. Je ne fabrique pas l’événement. Je crée
des situations. J’essaie de cadrer l’histoire [...]
à la hauteur de chaque individu. »
Rithy Panh

En ouvrant donc le dossier des formes archaïques de la justice et en


faisant l’exercice de lecture soigneuse qu’il mérite, nous trouvons bien
cette première apparition du terme de histôr chez Homère, ainsi que
le suggère Hannah Arendt. Il se trouve dans cet épisode où Héphaïs-
tos doit fondre de nouvelles armes pour Achille. La description de son
bouclier met à notre disposition un exemple instructif du rapport entre
justice et communauté, historien et juge. En effet, après avoir installé
sur le bouclier les océans, les travaux des champs, une ville en guerre
et une autre en paix, Héphaïstos, le dieu de la technique, sculpte deux

L’HISTÔR ET LE JUGE : POUR UNE VISIBILITÉ DES BRUITS 67


scènes qui en exemplifient les rituels : un mariage et un « jugement ».
Voici comment celui-­ci est décrit :
Les hommes sont sur la grand place [agora]. Un conflit [neikos] s’est élevé,
et deux hommes disputent le prix du sang [poinê, compensation] pour un
autre homme tué. L’un prétend avoir tout payé ; l’autre nie avoir rien reçu
[autre traduction possible : l’un prétend payer, l’autre ne veut pas recevoir].
Tous deux recourent à un juge [histôr] pour avoir une décision [ou : tous
deux veulent prendre appui sur un histôr]. Les gens crient en faveur, soit de
l’un, soit de l’autre, et, pour les soutenir, forment deux parties.
Des hérauts contiennent la foule. Les Anciens sont assis sur des pierres
polies dans un cercle sacré. Ils ont dans les mains le bâton des hérauts
sonores [hierophonon], et c’est bâton en main qu’ils se lèvent et prononcent,
chacun à son tour. Au milieu d’eux, à terre, sont deux talents d’or ; ils iront
à celui qui, parmi eux, dira l’arrêt le plus droit [dikên ithuntata eipeîn].1

Celui qui a émis le meilleur arrêt aux yeux de la collectivité reçoit


une récompense ; il s’avère donc finalement doublement « intéressé » :
par la récompense financière et par le prestige symbolique. Reste à savoir
en fonction de quoi on juge l’arrêt de chaque « hiérophone » et la fonc-
tion exacte de cet « historien », cette voix autorisée du passé. Les inter-
prétations philologiques ont été nombreuses et fort divergentes. Guère
étonnant que Hannah Arendt ait pu, elle aussi, en avoir une vision un
peu brouillée. Tous ces débats portent sur le statut du histôr, sur l’ori-
gine de la querelle, sur le rôle des anciens, sur l’origine du jugement et
même sur les deux talents d’or.
Pour ce qui concerne l’origine de la dispute, l’essentiel est de saisir
que le jugement public n’est qu’une composante d’un ensemble plus
vaste de procédures de négociation. Il intervient lorsque l’entente n’a
manifestement pu se faire entre les clans et qu’il faut porter le litige
devant l’ensemble de la communauté. Cela a surtout pour implication
que c’est toute la cité qui est impliquée, se répartissant au besoin der-
rière l’un ou l’autre des clans et donnant de la voix. Il ne faut pas prendre

1 Homère, Iliade, Paul Mazon trad., Paris, Les Belles Lettres, 1949, chant xviii, v. 497-508.

68 LIRE AVEC SOIN


cette acceptation comme une simple marque d’obéissance à une auto-
rité souveraine et transcendante comme nous le faisons pour un juge-
ment dans notre système. C’est de l’intérieur de la communauté jusque
dans ses divisions que s’élabore l’acceptation par les deux parties d’un
accord équitable, auquel chacun se soumettra.
Il est caractéristique que le vocabulaire grec de l’obéissance soit très
peu fourni : les Grecs détestent être commandés. On traduit par obéir le
verbe grec peithestai, qui signifie en fait plutôt être persuadé. À Athènes,
on évite de dire que l’on doit obéir aux archontes (les autorités adminis-
tratives de la cité), on se contente de les « écouter bien ». C’est pourquoi
les voix, les bruits, les hérauts sont essentiels dans la mise en scène du
jugement ; toute une mégaphonie est mise en place : il faut écouter non
seulement les opposants, mais aussi les clans, les membres de la cité, et,
au juste moment, les anciens eux-­mêmes symboliquement pourvus du
bâton qui doit les faire « bien écouter » de tous2.
Quel est alors le rôle exact de ces anciens et comment le jugement
est-­il établi et validé ? Dans cette technologie procédurière de la voix, il
faut étudier de près le verbe dikazein, dire la dikè. Émile Benveniste en
a examiné les éléments fondamentaux :
La dikê est une formule. Rendre la justice n’est pas une opération intellectuelle
qui exigerait méditation ou discussion. On se transmet des formules qui
conviennent à des cas déterminés, et le rôle du juge est de les posséder et de
les appliquer […], le juge est celui qui « veille sur les dikai ». […] Tel est le point
de départ du sens qu’on assigne d’ordinaire à dikê : « usage, manière d’être ».
[…] Mais la notion éthique de justice, telle que nous l’entendons, n’est pas
incluse dans la dikê. Elle s’est peu à peu dégagée des circonstances où la dikê
est invoquée pour mettre fin à des abus.3

2 Le processus moderne de « rationalisation » passe aussi par une confiscation des


bruits : sous le marteau péremptoire du juge et les annonces sonores des huissiers,
c’est le silence du prétoire qui est imposé aujourd’hui aux membres de la commu-
nauté sous peine d’évacuation de la salle ou d’amende pour outrage au tribunal.
L’histoire de la rationalité moderne participe d’une histoire des bruits.
3 Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-­européennes, Paris, Minuit, 1969,
vol. ii, p. 110.

L’histôr et le juge : pour une visibilité des bruits 69


Il serait donc illusoire, pour comprendre cette scène, de nous fonder
sur notre idée moderne du droit. Le meilleur arrêt est celui qui associe,
avec une intelligence des situations en général, le cas particulier que l’on
doit juger avec une manière reconnue et condensée dans une formule
rituelle et persuasive, afin de rétablir l’harmonie de tous. Le « juge » prend
soin des dikai pour le plus grand bien de la communauté à laquelle il
appartient et dont il entend justement prendre soin. Loin d’un pouvoir
souverain, son rôle relève en fait de ce qu’on pourrait entendre comme
une rhétorique du care.
De son côté, Gehrard Thür propose même de voir dans ces formules,
non des formes préétablies d’arrêt, mais des serments adaptables4. La
meilleure dikè consiste donc à élaborer ce « medial judgement », comme
il le dit, au moyen duquel la parole vraie sera garantie. La scénographie du
jugement mobilise ainsi l’énonciation du serment comme un moment qui
engage les adversaires et garantit les liens sociaux. C’est un processus de
médiation au triple sens du terme : apaisement du conflit au moyen d’un
tiers et rétablissement des relations dans la cité par un ordonnancement
des phénomènes de transmission, à commencer par le discours. Ainsi, la
médialité même de la procédure est impliquée dans la légitimité du juge-
ment et la construction de sa temporalité. Le jugement ne provient pas
d’un point de vue extraterrestre. Il est composé à même le maillage des
relations sociales, des manières singulières et des modes de transmission.
 
Qu’en est-­il alors de l’histôr ? Quel peut bien être son rôle si ceux qui
rendent effectivement le jugement sont, dans un premier temps, cha-
cun des Anciens, dans un second temps, la collectivité qui élit le meil-
leur arrêt ? On comprend l’hésitation de Benveniste devant ce passage :
« Histôr signifie-­t-il là témoin ou juge ? […] Il est difficile de comprendre
qu’il s’agisse d’un témoin, puisque sa présence aurait évité le débat ; il

4 Gerhard Thür, « Oaths and Dispute Settlement in Ancient Greek Law », Greek Law in
its Political Setting. Justifications not Justice, Lin Foxhall et Andrew Lewis éd., Oxford,
Clarendon Press, 1996, p. 62.

70 LIRE AVEC SOIN


s’agit d’un “arbiter”. Pour nous, le juge n’est pas le témoin ; cette varia-
tion de sens gêne l’analyse du passage »5. L’histôr est celui qui a vu ou
qui sait, d’où ce sens de témoin. Pourtant, ici, il n’agit manifestement pas
comme témoin de l’une ou de l’autre des parties. Tel est ce qui amène
Benveniste à proposer la notion latine d’arbiter. L’histôr grec deviendrait
donc un arbiter latin. Parti du sens de témoin, il dériverait vers la notion
d’arbitre tout en conservant cette idée d’un tiers, d’un témoin qui aurait
vu sans être lui-­même vu.
Pourtant que voit vraiment l’histôr ? Certainement pas le crime ni
même la scène de la négociation ou celle du paiement, sinon il serait
témoin à charge ou à décharge et n’aurait qu’à dire ce qui s’est passé
en guise de jugement. C’est ce qui motive l’inconfort de Benveniste qui
sent bien le caractère étrange de cet histôr. Il devrait être un témoin,
mais ne peut tout à fait l’être s’il doit juger. Voilà pourquoi Benveniste
doit aller chercher cette notion du droit romain, largement postérieure,
de judex arbiter pour faire de cet histôr homérique l’arbitre d’un conflit
plutôt qu’un témoin d’on ne sait quoi.
Avec l’histôr, il s’agit donc moins de voir sans être vu, que de livrer
au regard – potentiellement public – ce qui aurait dû ou pu rester
caché. On fait ainsi contempler (par un seul, par plusieurs ou par tous),
on place sous le regard commun ce que certains membres du groupe
gardaient pour eux. Dans l’exhibition du conflit et parce qu’il est pris à
témoin publiquement de la scène judiciaire qui va se dérouler, ce que
fait l’histôr est de garantir aux membres de la cité cette mise en visibi-
lité des actions et cette écoute des raisons et des récits des parties pour
mieux pouvoir en redonner au besoin la scénographie. François Hartog
le considère, lui aussi, comme un garant plus que comme un arbitre,
« proche du mnémon, homme-­mémoire […]. Sorte de témoin public, sa
présence indiquait l’avènement d’une fonction sociale de la mémoire »6.

5 Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-­européennes, ouvr. cité, p. 174.


6 François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris,
Gallimard, 2001, p. 25.

L’histôr et le juge : pour une visibilité des bruits 71


On peut se demander alors pourquoi un savant aussi scrupuleux
que Benveniste, même s’il avoue son inconfort ponctuel, mêle les temps,
les langues et les situations. La réponse est simple : il entend préserver
le principe d’un tiers exclu, désintéressé. Un tiers à la fois présent et mis
en dehors de la scène. Le juge ne pourrait trancher souverainement
qu’à condition d’être à la fois absent et présent à la scène, en position
de tiers par rapport aux parties en présence, mais tiers extérieur, non
impliqué dans le litige.
Le bon juge ne résout pas simplement le conflit entre des membres
du groupe, il solutionne aussi l’opposition potentielle entre les deux pos-
tures définies par Benveniste : celui qui dit les formules justes héritées
et partagées par tous et celui qui tranche en fonction de son sens per-
sonnel de l’équité. Car « sens personnel » signifie en réalité : intelligence
de la communauté et mémoire active des cas singuliers. On ne peut
comprendre ces gestes apparemment contradictoires (dans les socié-
tés modernes) qu’en saisissant l’implication de l’équité personnellement
sentie dans les formules déjà existantes.
C’est par cette mémoire qu’ils s’inscrivent aussi dans le prolongement
de l’histôr. Car l’histôr sert en effet de « garant » : il ouvre la scénographie
judiciaire (d’où sa présence initiale) et garde la mémoire des jugements,
si cela s’avérait nécessaire dans l’avenir. Il garantit le revisionnement ou la
réécoute de la scène judiciaire. L’histôr en capte l’énergie sociale. Il appa-
raît comme la voix autorisée du passé lui-­même quand la communauté
s’y est retrouvée. La scénographie judiciaire au sein de la communauté
ancienne réclame, pour retrouver la paix sociale, des tiers inclus, qu’ils
soient des anciens pour prononcer des jugements ou un histôr pour
en garantir la visibilité et le savoir, mais aussi des clans qui approuvent.
Comme le souligne Antoine Garapon, plutôt que notre mot d’ordre
moderne de sécurité,
la paix résulte d’une véritable construction, elle exige un travail, une élabora-
tion symbolique. Il ne suffit pas de clore le différend, de « résoudre le conflit »
comme on dit aujourd’hui, mais de restaurer l’amitié ou le bon voisinage.
Dans la justice contemporaine, la réconciliation n’est plus intégrée dans le

72 LIRE AVEC SOIN


travail du droit […]. Le fait est que nos institutions publiques se montrent
beaucoup plus promptes à imaginer des rituels d’exclusion qu’à inventer des
rituels de réintégration.7
 
Le « tiers historien » est lui aussi un tiers inclus qui met en place des pro-
cédures de réintégration dans un temps visible ou audible des vies du
passé. Tournons brièvement le regard vers le premier « historien » et sa
façon même d’entamer son texte, d’élaborer la scène d’adresse au public :
« Hérodote d’Halicarnasse, en présentant au public ces recherches »8…
Le terme même d’apodexis dit bien ce processus de visibilité : l’histoire
est une affaire de manifestation, de désignation de ce qu’il est juste de
dire du passé. Et cette visibilité doit être publique, doit même dépas-
ser le cadre habituel de la cité, pour concerner le monde grec jusqu’aux
barbares. « Contre le temps qui efface tout, l’historien fera œuvre de
mémoire et, puisque l’instabilité est la règle, il lui faut faire état “pareil-
lement”, à parité, comme un juge équitable, des grandes et des petites
cités : il sera leur garant »9, souligne François Hartog. L’histoire est affaire
de mémoire, de présentation et de justice. Elle garantit la visibilité équi-
tablement établie du passé, le juste mot sur l’autrefois.
Ainsi, Hérodote n’hésite pas à reprendre en série les diverses interpré-
tations de tous bords des origines plus ou moins mythiques du conflit
entre Grecs et Perses. Puis il adopte une tournure plus « objective »
en affirmant qu’à ses yeux le premier à avoir lancé cet affrontement
était Cyrus. Il en donne alors la généalogie et indique l’origine de son
lignage royal, qui a son importance pour l’explication du conflit. La for-
tune première vient, en effet, de son ancêtre Gygès, qui était le favori

7 Antoine Garapon, « L’archéologie du jugement moderne », Les Rites de la justice.


Gestes et rituels judiciaires au Moyen Âge, Claude Gauvard et Robert Jacob dir., Paris,
Le Léopard d’or, 1999, p. 235-236. Les italiques sont miennes : je reviendrai plus loin
sur l’enjeu politique de l’amitié.
8 Hérodote, Histoires, Philippe Ernest Legrand trad., Paris, Les Belles Lettres, 1990.
9 François Hartog, Le Miroir d’Hérodote, ouvr. cité, p. 29.

L’histôr et le juge : pour une visibilité des bruits 73


du roi ­Candaule. Celui-­ci, trop fier de la beauté de sa femme, voulut la
faire admirer en secret par son favori, comme s’il avait besoin d’un his-
tôr, d’un garant public de sa beauté. Il le fit se cacher dans la chambre
au moment où la reine se déshabillait avant d’aller se coucher. Mais elle
le vit sortir de la chambre et comprit que son époux avait profané le
respect (le terme utilisé est aidos, qui vaut pour les Grecs comme le
sens même du lien social, d’où son importance) que l’on devait éprou-
ver pour elle, comme femme et reine. Le lendemain, elle força Gygès
à choisir : soit il était mis à mort pour l’avoir vue, soit il tuait Candaule
et prenait sa couronne en épousant la reine. Il se décida évidemment
pour la seconde solution.
Autrement dit, ce qu’Hérodote raconte (dans un récit d’origine
presque aussi mythique que ceux qu’il avait ostensiblement écartés)
est une mise en scène du regard. Si le roi a rendu visible ce qu’il ne fallait
pas laisser publiquement voir, l’historien est non seulement celui qui
rend visible ce qui aurait pu ou dû rester caché, mais celui qui met en
scène les dispositifs de visibilité et participe ainsi à la production du vrai.
N’est-­ce pas la leçon, là encore implicite (littéralement « pliée dans… »),
du passage d’Homère ? Car les savants exégètes, à force de se concentrer
sur l’histoire des mots, paraissent oublier le dispositif d’ensemble dans
lequel tout ce passage sur l’histôr prend place : la description du bou-
clier d’Achille. On en fera même longtemps l’exemple type de l’exercice
scolaire appelé ekphrasis, soit une façon par les mots de rendre visible,
de mettre sous les yeux d’un lecteur ou d’un auditeur une scène comme
si on y assistait, de découper dans l’espace des mots un cadre où faire
apparaître des phénomènes sensibles : on change le lecteur-­auditeur en
spectateur, on le place en tiers entre l’aède et les personnages en scène.
Il ne faudrait cependant pas réduire l’ekphrasis à un modeste dispositif
de la rhétorique scolaire. Comme le dit avec justesse Simon Goldhill, c’est
une question d’éducation des regards au sein des processus de subjecti-
vation : « L’ekphrasis est faite pour produire un sujet voyant. Nous lisons
afin de devenir des regardeurs et les poèmes sont écrits pour éduquer
et diriger les regards dans la mesure où voir est un processus social et

74 LIRE AVEC SOIN


intellectuel »10. Il est ici utile de faire une différence entre vue et vision. La
vue est un sens que nous possédons ; la vision est un processus intellec-
tuel et social que nous apprenons à maîtriser. La lecture structure le voir.
Théorie et théâtre partagent une même étymologie : la theoria est
un pluriel désignant un groupe de citoyens garantissant avoir vu tel ou
tel événement. Il y a ainsi un lien essentiel entre le garant, le spectateur et
la politique. Là encore, Simon Goldhill est très éclairant : pour les tragé-
dies, « agir comme un spectateur qui évalue et juge, c’était prendre part
au processus comme sujet politique »11. Il prend l’exemple d’Eschine qui,
face aux citoyens, leur dit qu’ils sont les juges [kritai : les critiques ?] de
ses paroles, mais qu’il va être sous peu le spectateur [theatês] de leurs
jugements : « Ainsi donnez votre vote non seulement comme des juges,
mais comme des gens que l’on observe, pour pouvoir vous justifier aux
yeux des citoyens aujourd’hui absents et qui vous demanderont ce que
vous avez voté »12. Tout juge est jugé sur la scène sociale à laquelle il par-
ticipe. Pour Simon Goldhill,
l’orateur, objet de l’évaluation des citoyens, doit à son tour tenir le rôle du
spectateur – juge – lorsque les citoyens proposent leur jugement sur l’affaire.
[...] Au moment où les citoyens/jurés jugent, ils sont eux-­mêmes évalués
par l’assemblée des citoyens qui les environne. [...] Le regard évaluateur des
citoyens régule les performances du tribunal.13

C’est ce jeu des regards qui compose l’ekphrasis autant que le dis-
positif judiciaire qu’elle met en scène sur le bouclier.
Ici, c’est la technique rhétorique elle-­même qui nous indique
­comment regarder et entendre la procédure du jugement. Ainsi, ­l’histôr

10 Simon Goldhill, « What is ekphrasis for ? », Classical Philology, vol. 102, no 1, janvier
2007, p. 2.
11 Simon Goldhill, « Placing Theatre in the History of Vision », Word and Image in
Ancient Greece, Keith Rutter et Brian A. Sparkes éd., Edinburgh, Edinburgh Univer-
sity Press, 2000, p. 170.
12 Eschine, Contre Ctésiphon, Victor Martin et Guy de Budé éd. et trad., Paris, Les Belles
Lettres, 1991, III, p. 247.
13 Simon Goldhill, « Placing Theatre in the History of Vision », art. cité, p. 170.

L’histôr et le juge : pour une visibilité des bruits 75


est celui qui garantit un dispositif de visibilité judiciaire au cœur de la
description d’un bouclier, description qui offre elle-­même un dispositif
de visibilité rhétorique. Dire le juste ou lire une situation rejoint la pos-
sibilité de dire le visible à condition de saisir que tout se joue sous le
regard avisé (et l’écoute attentive) de chacun.
 
Cette structure de longue durée vaut encore pour l’Antiquité tardive. En
étudiant ce qu’il a appelé le « souci de soi », l’epimeleia heautou, Michel
Foucault en fausse quelque peu la compréhension puisqu’il en fait une
pratique spirituelle de subjectivation en retrait du monde (entre autres
parce qu’il rabat trop vite le souci (la Sorge heideggérienne) sur le soin).
L’opposition physique/spirituel ou moi/autres ne fonctionne pas ici :
le moi est accessible comme corps socialisé, opérant toujours sous le
regard des autres. Loin d’un examen de conscience chrétien avant la
lettre, comme tend à le penser Michel Foucault, les façons dont un
Marc Aurèle, par exemple, met l’emploi du temps de sa journée sous
les yeux de son maître et ami, Fronton, ne constituent pas une manière
de rendre compte de soi, mais une façon de se mettre en récit pour le
plaisir du ou des destinataire(s). Les logoi dont il se sert pour contrôler
ses actions et ses sentiments sont alors autant de manières de mettre
sous ses propres yeux les mauvaises attitudes ou les bons gestes après les
avoir mis (au moins mentalement) sous le regard des autres personnes
qui comptent pour lui14.
La technique qui préside à l’invention de la justice (au sens ancien
où l’inventio concerne les lieux communs qui font l’héritage du vivre-­
ensemble et non une absolue nouveauté) ordonne de même l’inventi-
vité des mots pour faire voir. Ce changement de médium (du langage
à la peinture comme de la forge au cosmos) passe bien par les savantes
pensées d’Héphaïstos, le dieu de la technique : l’ekphrasis est autant une
affaire de temps que d’espace, autant une question d’idée que d’image,

14 Voir l’excellente mise au point de Pierre Vesperini dans son ouvrage Droiture et
mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle, Lagrasse, Verdier, 2016.

76 LIRE AVEC SOIN


autant une question de technique matérielle des outils que de technique
de présence aux autres. C’est pourquoi il est important de donner à la
notion de média toute son extension possible et de saisir surtout ses
opérations d’emblée intermédiales : il n’existe pas de médium a priori pur.
Telle est bien la tâche du dispositif spécifique qui lie l’histôr aux
anciens : dire le juste à l’aune de la vérité des usages et des lieux com-
muns, sous le regard politique des présents aussi bien que des absents,
pour mieux emporter la conviction des parties et servir de garantie
de leur effectivité dans le temps. Dans le serment, on implique le dieu
devant lequel on jure ; dans le jugement, on engage l’histôr pour redon-
ner la scène judiciaire comme elle s’est passée. L’histôr est comme en
réserve d’ekphrasis.
C’est tout le contraire d’un tiers exclu ou d’un juge au sens moderne.
La garantie et la justice ne peuvent opérer qu’à condition de s’impli-
quer dans le travail d’énonciation spécifique où sont liées formulations
rituelles des usages communs, exposition au regard et à l’écoute des
citoyens, résolution du litige particulier par recomposition des liens
sociaux. D’où ce paradoxe apparent d’une « visibilité des bruits » : ce
sont autant de manières de rendre sensibles, pour mieux en prendre
soin, les bruits qui font la socialité. Le care est multisensoriel, mais aussi
philologue (au sens technique de savoir des langages comme au sens
étymologique d’amour des discours). C’est en quoi ce détour étroite-
ment philologique voudrait aussi être exemplaire du soin de la lecture.

L’histôr et le juge : pour une visibilité des bruits 77


LE TIERS INCLUS :
SOCIALITÉ DE
LA JUSTICE
CHAPITRE V

À rebours des positions antiques, il apparaît, pourtant, essentiel au dispo-


sitif juridique qui est le nôtre de placer le juge en position de tiers, étran-
ger aux intérêts des partis en présence. Dans son étude du Droit, réalisée
(avec un sens du juste moment) pendant la Seconde Guerre mondiale,
Alexandre Kojève le dit d’emblée : « Le Droit ne peut pas se révéler à
l’homme sans que celui-­ci constate ou postule une intervention désin-
téressée d’un tiers. En d’autres termes cette intervention est un élément
constitutif nécessaire ou “essentiel” du phénomène “Droit” »1. Avec la
généralisation de la conception moderne de l’individu comme un être
fondamentalement mû par ses intérêts personnels, on peut bien penser
qu’il est devenu indispensable de trouver des instances qui puissent, en
effet, trancher les conflits entre intérêts opposés sans être impliquées,
à leur tour, dans la quête de leurs propres intérêts. Voilà pourquoi nous
considérons comme suspectes toutes les prises d’intérêt personnel dans

1 Alexandre Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 24.

Le tiers inclus : socialité de la justice 79


les lieux de décision politique, économique ou juridique. La position de
« tiers exclu » se révèle donc cruciale pour le bon fonctionnement de la
justice au sein de nos sociétés. Et c’est pourquoi les approximations de
Benveniste ou d’Arendt sur le personnage du histôr sont elles-­mêmes
très compréhensibles.
Le principe du tiers exclu concerne aussi la posture de l’historien.
La discipline historiographique s’est construite par une recherche des
sources et une attitude critique qui exigeaient des nouveaux experts
ès passé qu’ils fussent à distance respectable des événements qu’ils
décrivaient et expliquaient. Les enquêtes d’Hérodote ou de Thucydide
concernaient, elles, un passé très proche et tous deux semblaient bien
impliqués dans les faits dont ils rendaient compte. Les chroniqueurs
médiévaux comme les historiographes de la Renaissance et de l’âge
classique maintiennent encore le principe d’une liaison, d’un tuilage des
temps par où l’investigation du passé mène au présent le plus proche.
Il faut le développement d’un sentiment et d’un principe de coupure
entre passé et présent pour que l’historien se trouve projeté à l’écart
du passé2. Cette distance est alors considérée comme une valeur, une
manière d’encore mieux comprendre ce qui s’est véritablement passé.
Hors des aveuglements intéressés du moment présent, l’historien pour-
rait enfin juger de la manière la plus objective possible de l’authenticité
des témoignages et de l’interprétation des faits.
L’histoire du temps présent ou l’histoire immédiate, comme on les
a parfois appelées, n’ont trouvé que récemment de légitimité acadé-
mique. Mais elles en ont trouvé une. C’est donc saisir empiriquement
que le principe d’une coupure d’allure « transcendantale » entre passé
et présent participe simplement d’une certaine conception des formes
vécues de la temporalité et d’une construction épistémologique de ses
savoirs. Par conséquent, rien ne devrait nous empêcher de penser les

2 Sur le principe de cette double altérité temporelle de l’historiographie, je me per-


mets de renvoyer à mon ouvrage Pour une histoire esthétique de la littérature, Paris,
PUF, 2004.

80 LIRE AVEC SOIN


conditions de possibilité d’un « tiers inclus » légitime pour l’historien,
comme nous venons de le voir opérer dans la justice antique. Et pour
la justice moderne ? Notre détour par les formes antiques du jugement
peut-­il offrir autre chose que le vertige séduisant de l’altérité radicale ?
 
Prenons deux brefs exemples contemporains, celui de la sortie d’un conflit
pourtant particulièrement dramatique, qui a scindé l’Afrique du Sud pen-
dant des décennies, et celui d’un penseur de l’éthique, Emmanuel Lévinas.
Ainsi, suite à la fin de l’apartheid, Yvonne Mokgoro, juge à la Cour
constitutionnelle d’Afrique du Sud, essaye de rendre compte, pour la
justice à rechercher en commun, de la notion d’Ubuntu :
« Ubuntu » fait référence à l’esprit de la communauté. C’est une version
abrégée d’un proverbe sud-­africain hérité de la culture Xhosa : « Umuntu
ngumuntu ngamuntu. » Cela signifie que je suis une personne par ma rela-
tion à d’autres personnes [… d’où] le caractère conciliatoire du procès, qui
a pour but de restaurer l’harmonie et de ramener la paix entre les membres
de la communauté, plutôt que l’approche adversoriale qui met l’accent sur la
rétribution et semble répressive. Le procès est considéré comme une querelle
entre membres d’une communauté et non comme un conflit. L’importance
de la solidarité du groupe requiert la restauration de la paix entre eux [... et
explique] l’importance du rituel public et de la cérémonie dans la commu-
nication de l’information dans le groupe.3

En concevant chaque particulier à l’aune du commun ou chaque


individu dans la traversée des autres personnes, on découvre un sens de
la justice conciliatoire et restauratrice du bien commun par des rituels
publics de la parole, plutôt que pénale et répressive par l’instauration
d’un tiers désintéressé. C’est ce type de justice qui permet de penser un
tiers inclus comme indispensable à l’énonciation d’une parole chargée
de vérité, pour autant que la justice soit une manière de rendre visible
publiquement des crimes et des solutions, des torts et des réparations.

3 Justice Yvonne Mokgoro, « Ubuntu and the Law in South Africa ». En ligne : [http://
www.ajol.info/index.php/pelj/article/view/43567] (consulté le 19 janvier 2017).

Le tiers inclus : socialité de la justice 81


On retrouverait sous la plume d’Emmanuel Lévinas le tressage de
ces mêmes éléments : le tiers, la justice, la mise en visibilité et la parole.
On sait que, pour lui, le visage est la manière dont se présente l’autre,
dépassant l’idée de l’autre en moi. C’est alors bien, justement, le tiers
qu’on lit dans le regard :
Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui. Le langage est justice. Non pas
qu’il y ait visage d’abord et qu’ensuite l’être qu’il manifeste ou exprime se
soucie de justice. L’épiphanie du visage comme visage ouvre l’humanité. […]
La présence du visage – l’infini de l’autre – est dénuement, présence du tiers
(c’est-­à-dire de toute l’humanité qui nous regarde).4

Lévinas ne souligne pas simplement la nécessité d’un dialogue, mais


la visibilité et la reconnaissance d’un tiers intégré à celui ou celle que je
vois et qui me regarde. Et c’est précisément par la présence de ce tiers
inclus que le langage est lié à la justice, que les mots peuvent rendre
justice à ce que me présente autrui. Il est donc temps de sortir de l’ob-
session pseudo-­objectiviste du tiers exclu, et de penser les conditions
d’exercice d’un tiers inclus tout en prenant garde, bien sûr, aux formes
contemporaines de production de vérité.
 
En effet, on trouvera peut-­être l’exégèse de l’histôr intéressante du point
de vue philologique ou instructive pour une comparaison lointaine, sans
accepter pour autant sa valeur pour nous aujourd’hui. Cependant, ce
serait oublier un peu vite les effets de communauté et les tressages
variables des histoires. Ce droit que le juge des sociétés modernes
applique concerne, certes, la punition du coupable, beaucoup moins la
rétribution des victimes et encore moins le rétablissement de l’harmonie
sociale. Les anciens arbitrages, qui prenaient bien plus en compte que
nos sociétés occidentales modernes les modalités du vivre-­ensemble,
ne sont pourtant pas forcément inutiles à repenser, si l’on peut tâcher
de le faire en liaison avec les procédures contemporaines. D’autant que

4 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de poche, 1994 [1961], p. 234.

82 LIRE AVEC SOIN


l’on voit aujourd’hui combien le statut des victimes et l’attention à leurs
peines sont de plus en plus souvent invoqués, sans que les juges puissent
pleinement leur « rendre justice ». Prendre soin de celles et ceux qui ont
subi des torts redevient à l’évidence un souci social.
Ce n’est pas seulement le soin des anciennes procédures qui compte,
mais aussi l’insistance sur l’exposition publique. La vérité judiciaire est
une vérité exposée. Quand Antoine Garapon replace le droit moderne
dans son histoire et sa ritualité, il note avec justesse :
Il est important de se reporter à la naissance de la fonction judiciaire
moderne entendue comme l’expression d’une conscience « saisie dans la
vue ». C’est tout le paradoxe de la fonction judiciaire que de voir son essence
se confondre avec son apparence. Les Anglais ne disent-­ils pas que Justice
must not only be done but also be seen to be done ?5

On comprend donc la nécessité du regard du public, de la commu-


nauté, pour le bon exercice du rituel judiciaire. Il faut exposer le litige,
montrer les torts, exhiber les enjeux communs, faire voir les manières
de rétablir les liens un moment défaits, rendre visible pour l’avenir ce
qui s’est fait et dit durant le procès.
Cette scénographie semble, cependant, impliquer un paradoxe sup-
plémentaire : « La condition de bien juger est de rendre les juges aveugles
à la réalité sensible : voilà peut-­être le sens profond du bandeau. […] Ce
refus de voir n’est pas une simple abstention, mais un acte positif qui
exige un travail intérieur des hommes pour s’abstraire de leurs propres
visions »6. La scène judiciaire moderne met donc en place à la fois de la
visibilité et de l’aveuglement, un regard aigu jeté sur les événements et les
êtres en même temps qu’un refus de voir comme on a l’habitude de le
faire. Afin de bien juger, il faudrait écarter ses préjugés ; pour mieux voir
les torts et les solutions, il faudrait remiser ses manières de voir le monde
et les individus. Plus encore, ce sont les sentiments qui sont exclus :

5 Antoine Garapon, « L’archéologie du jugement moderne », art. cité, p. 232.


6 Antoine Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 315.

Le tiers inclus : socialité de la justice 83


Le juge […] doit s’habituer à contenir ses émotions, à ne pas dévoiler ce qu’il
a dans le cœur, à donner cette image d’impassibilité, à rester insensible aux
larmes du demandeur. […] Le regard du juge n’est que surface ; il n’exprime
pas de conscience subjective, sa conscience doit se rapprocher de ce que
Durkheim appelait « la conscience collective ». Seul le rituel peut opérer
un tel dédoublement de personnalité qui, partout ailleurs, serait considéré
comme dangereux.7

Le tiers exclu n’est pas seulement un être désintéressé ; il doit être


désubjectivé. Le rituel judiciaire moderne permet justement de mettre
les juges dans cette sorte d’état d’apesanteur sociale. Exclusion de soi en
soi pour mieux s’exposer sur l’estrade dédiée aux juges : estrade qui leur
permet de dominer la situation, mais aussi d’être pleinement visible de
tous à condition de ne pas être vu comme une personne mais comme
une pure instance de jugement.
En fait, ce tiers exclu de tout lien d’intérêt avec les parties en litige,
exclu même de tout lien avec soi, son histoire, ses opinions et ses senti-
ments, on saisit qu’il doit quand même être inclus quelque part, dans ce
qui est alors, de manière vague, appelé une « conscience collective ». Une
conscience collective que l’on a, par définition, bien du mal à se représenter,
sinon de manière paradoxale : en quoi consiste-­t-elle et où s’incarne-­t-elle
pour être à la fois intériorité d’une conscience et extériorité d’une collec-
tivité ? Un tel paradoxe constitutif rejoint ceux que Kant décrit à propos
du goût et de la faculté de juger entre subjectivité et sensus communis8.
 
Il est donc temps de reprendre notre lecture de Hannah Arendt lisant
Kant. Peut-­être cette lecture pourra-­t-elle nous aider à clarifier le pro-
blème. Arendt reprend, en effet, la logique du jugement esthétique dans

7 Antoine Garapon, « L’archéologie du jugement moderne », art. cité, p. 232-233. On


peut aussi noter combien le refus des sentiments va de pair avec une attention au
coupable plus qu’à la victime, à la répression pénale plus qu’à la conciliation restau-
ratrice des liens sociaux, à l’exclusion plus qu’à l’inclusion.
8 Voir Kant, Critique de la faculté de juger, ouvr. cité, paragraphe 35 : « Le principe du
goût est le principe subjectif de la faculté de juger en général. »

84 LIRE AVEC SOIN


ses Lectures on Kant’s Political Philosophy pour mieux saisir ce qui consti-
tue, selon elle, l’essentiel de tout jugement : « La condition d’impartialité,
de “plaisir désintéressé”. En fermant les yeux, on devient impartial et non
plus un spectateur directement affecté par les choses visibles. Le poète
aveugle »9. Voilà tout à coup qu’une allusion à Homère, le poète aveugle
par excellence, vient nouer jugement esthétique et scénographie judi-
ciaire. De nouveau, l’histôr homérique n’est pas très loin.
On peut néanmoins se demander comment faire tenir ensemble
la subjectivité intime du goût avec l’universalité impartiale du juge-
ment – comme on s’était demandé comment lier autorité instituée du
juge au centre de l’espace public et critique personnelle des limites à
partir d’une position à la limite de ce qui est considéré. À la suite de Kant,
Hannah Arendt considère que c’est la communicabilité qui constitue le
critère indispensable pour établir la validité de cette posture apparem-
ment paradoxale. Autrement dit, le fait de pouvoir toujours se mettre
sous le regard ou être écouté des autres membres de la communauté
des humains. Elle décèle même dans l’usage du latin sensus communis
plutôt que de l’allemand usuel une signification particulière :
L’expression de « sens commun » désigne un sens semblable à nos autres
sens – le même pour chacun dans notre intimité même. En utilisant l’expres-
sion latine, Kant indique ici qu’il veut dire quelque chose de différent : un
sens différent – comme une capacité mentale différente – qui nous intègre
de manière adéquate dans une communauté.10

Lecture subtile et juste de la pensée de Kant, mais qui ne nous per-


met quand même pas de résoudre le paradoxe. Que pourrait bien être
ce sens différent, cet autre sens ?
À ce problème, on peut en ajouter un autre que définit là encore
très nettement Hannah Arendt en suivant l’analyse kantienne et en y
dévoilant un nouveau mystère :

9 Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy, Ronald Beiner éd., Chicago,
University of Chicago Press, 1982, p. 68.
10 Ibid., p. 70.

Le tiers inclus : socialité de la justice 85


La difficulté majeure du jugement est qu’il est une « f aculté de penser le
particulier » alors que penser veut dire généraliser, d’où cette faculté mysté-
rieusement capable de combiner le particulier et le général [...]. Je ne peux
juger un particulier à partir d’un autre particulier ; afin d’en déterminer la
valeur, j’ai besoin d’un tertium quid ou d’un tertium comparationis, quelque
chose relié aux deux particuliers et néanmoins distinct d’eux.11

Comment faire pour passer du cas particulier à la règle générale si


l’on ne dispose pas à l’avance d’une formule universelle dont le cas serait
la simple application contingente ? Comment légitimer ce saut de l’empi-
rique au logique ? L’opération semble en effet bien mystérieuse. Il faudrait
un tiers pour faire du lien entre un particulier et un autre. Nous voici
donc reconduits à cette question du tiers que nous avions vu surgir dans
le procès antique et dans les problèmes de compréhension de l’histôr,
mais aussi dans la nécessité pour le jugement de chercher, en quelque
sorte hors de terre, un point pour y établir la justesse de sa perspective.
 
La meilleure solution pour lier particulier et général vient encore de Kant.
Le tiers doit fonctionner comme un « exemple ». Dans la méthodologie
du goût, Kant explique bien que le maître, le créateur n’enseignent pas
des méthodes, mais des manières : « Le maître doit faire le premier ce
que l’élève doit faire et cela comme il doit le faire ; et les règles générales
auxquelles il ramène finalement son procédé peuvent plutôt à l’occa-
sion servir à lui faire se souvenir des principaux moments de celui-­ci qu’à
les lui prescrire »12. En faisant cette différence entre modus et methodus,
Kant nous signale que les règles apparentes que l’on peut tirer d’une pra-
tique sont seulement des rappels de gestes passés et non des concepts
déterminants. Dans l’exemplarité prend place tout un jeu de liaisons
entre passé et présent comme entre gestes et règles.
Hannah Arendt le repère bien  : « Une validité exemplaire [...]
(“exemple” vient de eximere, “mettre à part un élément singulier”). Cet

11 Ibid., p. 76.
12 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, ouvr. cité, p. 176.

86 LIRE AVEC SOIN


exemple est et demeure un particulier, qui dans sa singularité même
révèle la généralité qui autrement ne pourrait être définie. Le courage est
comme Achille, etc. »13 Peut-­on vraiment dire que ce particulier exem-
plaire « révèle la généralité » ? Ce verbe suppose que la généralité existe
en dessous ou au-­dessus du cas particulier. Or, il s’agit plutôt d’une pro-
duction. Dans le geste d’exemplification, quelque chose se passe qui per-
met de sauter du particulier au général. La traduction du latin eximere
nous l’indique bien, « to single out some particular » (dit le texte anglais) :
c’est un redoublement qui permet le déplacement de catégorie, « singu-
lariser le particulier », ou dans une traduction où l’on entend justement
mieux ce dédoublement : « mettre à part un particulier ».
Voici donc la solution : on ne révèle pas un général mystérieusement
caché sous un particulier ; on retire un événement particulier de la circu-
lation habituelle des événements, on le bloque sur une voie à part et c’est
précisément cet arrêt, sur le côté, qui permet de s’en servir de manière
inhabituelle comme « valant pour » d’autres événements. On n’a pas
quitté la singularité, on a seulement changé les rapports de vitesse, les
rythmes usuels dans la circulation incessante des discours et des gestes :
certains éléments vont être assez ralentis pour donner une impression
d’inertie à partir de laquelle calculer les évolutions et les effets de sens
d’autres singularités14. Il s’agissait bien de ces mouvements d’extraction
mis en valeur par la chanson de Bob Dylan Subterranean Homesick Blues.
Autrement dit, cette opération sur les limites ne constitue que provisoi-
rement un effet de marge, comme ces index dessinés dans les marges
des manuscrits ou des premiers imprimés indiquaient des gestes de
lecture qui attiraient l’attention sur un passage dans le corps du texte.
En tous les cas, nous voici de nouveau, de manière exemplaire (?),
dans l’Iliade. Pour juger du courage, il suffirait ici de prendre l’exemple

13 Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy, ouvr. cité, p. 76-77.


14 Je me permets, de nouveau, de renvoyer pour un développement sur ce point, en
lien avec la topique, à mon ouvrage Pour une histoire esthétique de la littérature,
Paris, PUF, 2004.

Le tiers inclus : socialité de la justice 87


d’Achille : voyons comment il agit et nous pourrons déterminer si telle
personne a vraiment agi avec courage, non parce que nous avions un
concept prédéterminé du courage, mais parce que nous avons sous la
main des actions produites par un individu réputé être courageux. Car
il nous faut bien passer par la réputation, autrement dit par un jugement
public préexistant. Qui nous a dit qu’Achille constituait un modèle du
courage ? Homère, le poète aveugle, et la tradition qui le suit. Ils ont
arrêté dans le personnage d’Achille des qualités comme le courage qui
peuvent désormais servir à juger des comportements d’autres individus.
L’exemple marche en effet à la comparaison, comme le jugement à la
mise en rapport. Conscience collective, sensus communis, généralité ne
sont pas des éléments neutres, exclus des modes courants, existant a
priori ; ils sont en réalité à la fois inclus et exclus : ils partagent le lot com-
mun des événements empiriques, mais ils ont été mis à part pour servir
à un autre usage public. La logique des relations, des mises en rapport
y demeure déterminante.
C’est ici que l’analyse patiente du bouclier d’Achille et des formes de
jugement antique peut devenir instructive. Elle nous montre, en effet,
que les Anciens ne jugent pas simplement en fonction de prescriptions
générales, mais qu’ils adaptent un fond commun de manières de for-
muler les problèmes aux cas particuliers qu’ils doivent évaluer. Ils fonc-
tionnent à l’exemplarité des situations (ce qui est la façon même de la
tradition). Ils sont aussi pris dans une opération agonistique où il s’agit
de donner le meilleur jugement possible reconnu et retenu par la com-
munauté des parties en présence. Enfin, l’histôr est un opérateur de visi-
bilité, intérieur à la communauté, qui garantit la transmission possible
des événements de parole.
« Nous parlions de la partialité de l’acteur qui, parce qu’il est impliqué,
ne voit jamais le sens de la totalité. C’est vrai de toutes les histoires. [...] Il
n’y a pas de point à partir duquel nous pourrions demeurer immobile et
regarder en arrière avec le regard rétrospectif de l’historien »15. En fait, ce

15 Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy, ouvr. cité, p. 77.

88 LIRE AVEC SOIN


n’est pas l’impartialité d’un tiers exclu qu’il faut rechercher, ni celle d’un
spectateur impartial (pour reprendre le modèle, implicite ici, dégagé par
David Hume et Adam Smith), mais la scénographie d’une mise à part,
d’une exemplification du cas empirique allant bien d’un particulier à un
autre particulier impliqués dans une mise en scène commune détermi-
née par la publicité des actions, la renommée collective des individus16.
Loin d’opposer acteurs partiaux, d’un côté, et spectateur impartial et
impassible, de l’autre, il faut les regards croisés des acteurs/spectateurs
tels que les décrit Eschine. Nous devrions, en effet, cesser de diviser le
théâtre politique ou le rituel judiciaire en scène et salle : chacun est le
spectacle de l’autre. C’est la réciprocité des visages tournés les uns vers les
autres qui fait la scène sociale et l’éthique de la représentation. L’éthique
de Lévinas ou les usages juridiques de l’Ubuntu participent justement
de ces opérateurs de communauté.
 
C’est peut-­être aussi une leçon pour les « historiens », fabriquant dans
notre actualité des configurations de discours où une présence du passé
peut devenir lisible et visible. La figure du tiers ne peut se contenter de
jouer un rôle de témoin, prudemment extérieure à tout ce qui se joue
devant elle. Elle doit être conçue dans sa participation immédiate, évi-
dente à la société dans laquelle le jugement peut avoir lieu. On peut
ainsi sortir d’une conception linéaire du temps où le passé est exclu du
présent, où l’expert historien ne pourrait parler avec légitimité qu’à dis-
tance de l’autrefois, à partir de l’étrangeté irréductible du jadis. La leçon
de l’histoire du temps présent ou « histoire immédiate » doit être rever-
sée au compte courant de l’historiographie en général. Il faudrait alors
différencier l’anachronisme (qui consiste à plaquer nos conceptions du

16 Je rappelle ce que disait Aristote : « L’exemple ne présente les relations ni de la partie


au tout, ni du tout à la partie, mais seulement de la partie à la partie, du semblable
au semblable, lorsque les deux termes rentrent dans un même genre mais que l’un
est plus connu que l’autre. » Aristote, Rhétorique, Médéric Dufour trad., Paris, Les
Belles Lettres, 1980, I, 1357 b 26.

Le tiers inclus : socialité de la justice 89


présent sur un passé étranger) de l’anachronique (qui rend visibles des
replis temporels où passé et présent sont assez en contact l’un avec
l’autre pour pouvoir dire quelque chose de juste sur l’Autrefois, sur le
Maintenant et sur leurs points de contact). C’est aussi une façon de saisir
que l’on ne saute pas de notre environnement présent à un moment ou
à une plage du passé de manière abrupte. Nous avons accès à ces pas-
sés par des séries de transmissions des traces : autant d’« actions d’écri-
ture » et de gestes successifs de mise en publication, qui en composent
les effets de sens et qui nous permettent d’être touchés par ces passés.
Le bon historien est celui qui fait preuve de tact envers les expériences
d’autrefois et les discours de jadis.
Tout cela implique aussi de repenser la conception même de l’indi-
vidu dans la société et ses formes de participation. La justice n’existe pas
dans l’abstrait, mais dans la concrétude d’un vivre-­ensemble en fonction
de certaines représentations et de certaines valeurs spécifiques. Le tiers
exclu ou le spectateur impartial risquent à chaque fois de nous repor-
ter dans des abstractions, au lieu de saisir les justes configurations de la
vie publique, qui fonctionne à la partialité, certes, mais aussi à l’inclusion,
avec ce qu’elle apporte de correctif aux actions, d’exposition aux autres,
de reconnaissance générale17. Le caractère intéressé des tiers inclus est
alors, dans la pratique de la scénographie judiciaire, non pas neutra-
lisé, mais judicieusement exploité empiriquement par la réciprocité des

17 Il me semble que c’est vers cette possible interprétation de la théorie de la justice


de Rawls que se dirigeait Susan Moller Okin, en particulier quand elle dit : « Il est
probablement exact que Rawls a construit sa position originelle de manière à éli-
miner de la formulation des principes de justice des biais qui pourraient résulter
d’attachements particuliers aux autres, ainsi que de faits singuliers propres au sujet.
L’impartialité, en ce sens, est probablement une exigence nécessaire pour établir
une théorie de la justice. Néanmoins, comme je l’ai soutenu ici, ce n’est qu’en res-
sentant de l’empathie à l’égard de personnes de toutes sortes, occupant diverses
positions dans la société, et notamment envers les plus lésées à tous égards, qu’un
occupant de la position originelle peut réfléchir de manière cohérente à la justice. »
Susan Moller Okin, « Raison et sentiment dans la réflexion sur la justice », Le Souci
des autres. Éthique et politique du care, ouvr. cité, p. 153.

90 LIRE AVEC SOIN


regards et les conditions de visibilité publique ainsi créées. Qui voudrait
faillir sous l’examen attentif de tous ? Les sujets éthiques sont en par-
tie l’effet des procédures qu’ils ont constituées. C’est dans la médialité
intersubjective de ces techniques de mise en scène que la justice peut
avoir lieu ou constituer son lieu d’énonciation.
 
Cela permet de redonner au spectateur sa véritable capacité d’action.
En évitant de faire du seul spectateur autorisé celui qui serait désinté-
ressé et impartial, on peut aussi sortir de l’opposition entre spectateur
des actions et acteur de l’histoire comme entre regard souverain dû à
la distance temporelle et implication de différentes strates de temps
dans un même moment. Autant de manières de donner à la notion de
transmission toute son effectivité sociale.
Si nous revenons au cas des commissions « Vérité et réconciliation »
en Afrique du Sud, nous voyons bien comment il a fallu d’abord inventer
un dispositif d’énonciation et une scénographie spécifique pour produire
une autre forme de justice : la victime se présente, elle est saluée afin
d’établir d’office une sorte de réciprocité accueillante, puis après avoir
fait le serment de dire la vérité, elle raconte l’événement vécu par elle
ou par ses proches disparus. Les membres de la commission sont assis
en arc de cercle à la même hauteur que les témoins. L’horizontalité et
l’égalité affichées du dispositif s’opposent à la verticalité autoritaire du
tribunal : on ne juge pas, on écoute ; on n’applique pas une loi abstraite,
on accueille une parole singulière. Le temps de parole est très étendu
par rapport à un tribunal habituel et peu interrompu. Loin de limi-
ter l’expression des émotions, elles sont même produites par les rituels
de soutien et font partie du processus de publication des souffrances
subies18. La réconciliation passe non seulement par la reconnaissance
explicite des victimes et le soin porté à l’écoute, mais aussi par le fait

18 Pour une vision critique de cette production, voir Sandrine Leblanc, « Un tribunal
des larmes ». En ligne : [http://www.laviedesidees.fr/Un-­tribunal-­des-­larmes.html]
(consulté le 19 janvier 2017).

Le tiers inclus : socialité de la justice 91


même d ­ ’intégrer témoins et victimes dans un dispositif qui n’est plus
celui du tiers exclu jugeant en fonction de normes à appliquer tout en
autorisant leur publicité. Ainsi, « pour la première fois de leur vie, les
victimes ont eu l’opportunité de raconter à un organe gouvernemental
amical l’histoire de leur injuste souffrance »19.
Mais que peut bien être un « organe gouvernemental amical » ? À
quel genre d’amitié a-­t-on affaire ? La formule sonne comme ouverte-
ment paradoxale et menace de verser dans le governmental care que
critiquait Lisa Stevenson. C’est un tel paradoxe qu’il vaut alors la peine
d’explorer en voyant comment a pu se constituer cette figure à la fois
d’autorité distante et de familiarité amicale dans les pratiques de publica-
tion ou dans certaines formes de transmission. Il faut, pour cela, remon-
ter à la Renaissance et à l’essor du média imprimé.

19 « For the first time in their lives, victims now had the opportunity of telling a friendly
government body the story of their unjust suffering. » Donald W. Schriver, Jr., « Truth
Commissions and Judicial trials: Complementary or Antagonistic Servants of Public
Justice », Journal of Law and Religion, 2001, vol. xvi (1), p. 15.

92 LIRE AVEC SOIN


LE MÉDIUM
DE L’AMI
LECTEUR
CHAPITRE VI

« Qu’on les approche, ils ne sont point endormis ;


qu’on les interroge, ils ne se cachent pas ; si l’on se
trompe, ils ne vous grondent pas ; si vous faites
preuve d’ignorance, ils ne se moquent pas de vous.
Ô livres ! Vous seuls êtes libres et généreux. »
Richard de Bury, Philobiblion

De ces replis problématiques des temporalités entre formes antiques et


modernes de la justice ou de la catégorie politique de l’amitié témoigne
exemplairement l’humanisme de la Renaissance. En fait, l’humanisme
tout entier peut être pensé à l’aune de la transmission : réappropria-
tion des textes du passé le plus ancien, circulation épistolaire et dons
d’ouvrages dans le présent, ouverture vers les lecteurs à venir. La com-
munication à distance, la télécommunication humaniste, cherche alors
à apparaître comme un réseau amical, une extension de la République
des Lettres. Peter Sloterdijk nous en livre une excellente intuition :
Comme l’a relevé un jour Jean Paul, les livres sont de grosses lettres adressées
à des amis, il a désigné par son nom, dans sa quintessence et avec beaucoup

Le médium de l’ami lecteur 93


de grâce, la nature et la fonction de l’humanisme : il constitue une télécom-
munication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit.1

Avec l’imprimerie, le contrôle de la transmission des écrits et de la


constitution du public lecteur devient plus crucial. La mécanisation du
procédé, son allure encore plus évidente de marchandise, l’accroissement
d’un public dont les figures sociales deviennent plus compliquées à cer-
ner, tous ces éléments rendent le geste d’éditer plus aventureux qu’il ne
l’était dans l’Antiquité ou au Moyen Âge. On pourrait trouver alors para-
doxal que les publications du néoplatonisme de la Renaissance mobi-
lisent une figure récurrente dans les épîtres dédicatoires ou les adresses
et préfaces – tous ces co-­textes qui tentent justement d’orienter les
réceptions par définition variées et imprévisibles –, la figure de l’ami
lecteur. Comment traiter comme un ami celui qui apparaît de moins
en moins familier ?
L’affect amical permet en fait d’établir des liens sociaux assez forts
pour inviter à une bonne réception des écrits publiés même sans connais-
sance particulière. Souvent, l’adresse redouble les qualificatifs : ainsi,
Érasme dans une des éditions de son De duplici copia verbum ac rerum
commence-­t-il par s’adresser aux candidis lectoribus et finit, comme pour
une lettre, par la formule : bene vale, amice lector (porte-­toi bien, ami lec-
teur). La candor, désignant la blancheur, est absence de préjugés négatifs
comme si le lecteur devenait lui-­même une page vierge sur laquelle l’au-
teur écrit directement. Se répand même un type de livre, appelé Thesau-
rus amicorum, formé de pages blanches bellement ornées pour que les
amis puissent y écrire eux-­mêmes. Avec le développement de la culture de
l’imprimé, l’amitié devient un médium de communication. C’est ce qu’en
vient à reconnaître implicitement David Hume deux siècles plus tard,
quand il assure que « nous choisissons notre auteur favori comme nous
choisissons un ami, par une conformité d’humeur et de disposition »2.

1 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Olivier Mannoni trad., Paris, Fayard, 2000
[1999], p. 7.
2 David Hume, « Of the Standard of Taste », Essays, Moral, Political and Literary,

94 LIRE AVEC SOIN


Prenons alors un exemple de l’usage de cette figure en lisant un des
premiers ouvrages en français qui fasse usage de ce type d’adresse au
lecteur : le Gargantua de Rabelais, publié en 1534 ou début 1535. On
se souvient que la première occurrence d’un usage figuré du verbe lire
surgit dans un ajout de la seconde édition (1534) au dernier chapitre du
Pantagruel. Tout se passe comme si Rabelais enchaînait cette référence
inquiète à l’arrogance possible de ses lecteurs trop critiques avec la pré-
somption d’amitié par laquelle il lance son adresse au lecteur dans la
suite des aventures de ses géants.
Bien qu’il y ait encore à la Renaissance, comme dans le système féo-
dal, échange de services et de protection entre le poète et son patron, il
existe aussi un réseau horizontal entre poètes qui « se développe à la fin
du Moyen Âge sous deux aspects : celui des confréries joyeuses, com-
pagnies bachiques et goliardiques, réseau in praesentia des amis avec
lesquels on festoie ; celui des compagnies sérieuses, des cercles d’hu-
manistes, réseau in absentia des amis auxquels on écrit »3. Or, Rabelais
se trouve exactement à la conjonction de ces deux réseaux amicaux.
Ce qui explique qu’il ait été lu tantôt sous l’angle du comique populaire,
tantôt sous celui de l’érudit profond.
L’adresse au lecteur et le prologue du Gargantua soulignent cette
double dimension d’association joyeuse et de confrérie savante. Rien
d’étonnant alors s’il entame son adresse par
Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection,
Et le lisant ne vous scandalisez.
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire.
Aultre argument ne peut mon cueur elire.

Londres, 1987 [1752], p. 152. En ligne : [http://eet.pixel-­online.org/files/etranslation/


original/Hume_0059_EBk_v6.0.pdf] (consulté le 27 février 2017).
3 Jacqueline Cerquiglini, « Moyen Âge, xiie-­xve siècle », La Littérature française : dyna-
mique et histoire I, Yves Tadié dir., Gallimard, 2007, p. 105.

Le médium de l’ami lecteur 95


Voyant le dueil, qui vous mine et consomme,
Mieulx est de ris que de larmes escrire,
Pour ce que rire est le propre de l’homme.
VIVEZ JOYEULX.4

Rabelais demande donc à ses lecteurs, de manière rituelle, de prendre


cette posture de candeur caractéristique de l’ami. Nulle passion person-
nelle ne doit venir troubler la bonne réception du texte imprimé. La clause
de modestie affichée (guère de perfection à attendre et peu d’instruction
à acquérir puisqu’il n’est question que de s’amuser) se retourne pourtant
en figure philosophique fondamentale, puisque le rire est censé consti-
tuer l’essence de l’homme. Le lecteur prouve son humanité en partici-
pant, lui aussi, à cette double scène des confréries joyeuses et des com-
pagnies érudites.
 
Cependant, à l’intérieur même du récit, il est un moment où le public
apparaît bien éloigné d’un tel idéal. Gargantua vient d’arriver à Paris et
découvre le public inattentif ou distrait de la capitale. Ainsi, en ces temps
profondément marqués par la lecture des textes saints, au lieu d’écouter
attentivement un « bon prescheur evangelique », le public parisien est
si « inepte de nature qu’un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet
avecques des cymbales »5 les attirera davantage. Voyant cela, Gargan-
tua, en pieux géant, leur paye le spectacle en les compissant « par rys ».
Ceux qui en réchappent sont en colère, ou bien, « par rys » à leur tour,
montrent leur amusement. Et c’est ainsi, dit le narrateur, que Paris fut
« baptisée » et nommée. Paris n’est qu’un jeu de mots sur cette essence
de l’homme et ce peu de perfection qu’est le rire. Mais si certains Pari-
siens parviennent à rire avec Gargantua, c’est qu’ils ont su entrer dans le
jeu et, par extension, dans la bonne façon de lire les événements. L’ami

4 FRANÇOIS RABELAIS, La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,


LYON, FRANÇOIS JUSTE, 1535. VOIR L’ÉDITION MODERNE DANS FRANÇOIS
RABELAIS, Œuvres complètes, OUVR. CITÉ, P. 3.
5 Ibid., p. 48.

96 LIRE AVEC SOIN


lecteur comprend les enjeux du rire et sait qu’ils fondent et nomment
même la capitale du Royaume. De même qu’à la fin de la seconde édi-
tion du Pantagruel, Rabelais demandait à ses bons lecteurs de rire et
prendre plaisir à ce qu’il avait écrit par passe-­temps joyeux, de même
les bons lecteurs parisiens reconnaissent dans leur compissage par l’ai-
mable géant une drôlerie qui leur va bien.
L’histoire ne finit pourtant pas là. Car le narrateur mentionne une
étymologie supplémentaire, très savante celle-­là : « Les Parisiens, qui sont
faictz de toutes gens et de toutes pieces, sont par nature et bons jureurs
et bons juristes et quelque peu outrecuydez dont estime […] que sont
dictz Parrhesiens en Grecisme, cest a dire fiers en parler »6. L’étymologie
érudite renvoie ainsi les Parisiens à la figure de la parrhêsia.
Dans son dernier cours au Collège de France, Michel Foucault a
insisté sur la valeur philosophique essentielle de ce courage de dire vrai.
Il prolongeait ainsi sa réflexion sur la vertu de l’attitude critique et son
lien à l’Aufklärung. Cependant, avec Rabelais, nous avons l’autre facette
de la parrhêsia : la prétention à dire le vrai, voire l’outrecuidance, en tous
les cas la fierté (plus que le courage) de prendre publiquement la parole
pour affirmer, d’un même mouvement, un état des choses et son propre
être. Le supplément de l’étymologie savante, exploitée ludiquement par
Rabelais, désigne aussi un supplément de prétention à faire autorité.
La parrhêsia relève alors de la thymotique (la science des humeurs
ou des émotions), avec toute l’ambivalence que peut recéler cette fierté
entre affirmation de soi et reconnaissance publique. C’est que la par-
rhêsia engage toujours un certain agencement public des énonciations.
Qu’arrive-­t-il à ceux qui s’emparent de ce qui a été énoncé et entendent,
à leur tour, entrer dans le mouvement de la parrhêsia ? Comment faire
pour que les paroles franches ne soient pas prises pour trop rudes, trop
abruptes ? Comment s’assurer que cette franchise soit de l’ordre d’une
faveur plus que d’une censure ? Comment critiquer sans montrer de
supériorité ni d’agressivité ? Comment juger sans dominer ni blesser ?

6 Ibid., p. 49.

Le médium de l’ami lecteur 97


Tels étaient les problèmes mêmes soulevés par l’attitude critique et la
faculté de juger, les problèmes posés par la recherche du mot juste dans
Vivre sa vie de Godard, les problèmes que nous retrouvons, émotionnel-
lement thématisés, dans cette revendication amicale face à l’inquiétude
d’une réception du média imprimé.
L’ami est justement celui qui dit vrai à son ami, tout en le compre-
nant intimement et en le ménageant cordialement pour qu’il se cor-
rige sans se rebuter. L’ami est celui qui sait lire son ami : à la fois bien le
déchiffrer et bien le conseiller (l’étymologie de l’anglais reading comporte
ces deux sens). C’est pourquoi il faut lier ici histoire de la vérité, étude
des dispositifs d’énonciation (y compris matériels et institutionnels) et
anthropologie des sentiments.
 
Nul hasard donc de voir intervenir cette figure de l’ami lecteur comme
un médium de communication entre ceux qui ont « f ier parler ». S’ils
répondent par la colère au dire-­vrai de Gargantua (son compissage
autant que sa revendication souriante de le faire « par rys » constituent
sa parrhêsia), les habitants de la capitale n’aboutiront qu’au conflit ;
s’ils répondent « par rys », alors ils se seront accordés (au sens musical
autant que politique) avec ce dire-­vrai et y gagneront de lire rétrospec-
tivement leur nom originel dans ce phénomène. La complicité établie
par le rire permet une relation amicale où la fierté, l’affirmation de soi
dans son dire, n’engendrent pas pour autant une relation antagoniste.
Là où l’outrecuidance (une façon de trop croire en soi) empêche le dia-
logue, le dire-­vrai de l’ami engage au plaisir de la relation. Le problème
est alors de savoir comment passer de la familiarité de l’ami qui nous
connaît (et nous comprend) aux amis lecteurs, par définition, inconnus
(qui risquent de nous mépriser en affirmant fièrement leur propre inter-
prétation ou leurs choix aberrants : une mule à cymbale plutôt qu’un
prêcheur évangélique).
N’oublions pas que Gargantua est publié dans un moment de que-
relles croissantes sur l’interprétation de la parole biblique et de tentatives
de contrôle de la publicité des écrits. On ne sait exactement de quand

98 LIRE AVEC SOIN


date la première édition du Gargantua, sans doute 1534 et plutôt vers la
fin de l’année ou tout début 1535, en tous les cas assez proche de l’affaire
des placards (ces textes contre la messe rédigés par un pasteur protes-
tant, Antoine Marcourt), qui va susciter des exécutions capitales d’im-
primeurs et même, dans un deuxième temps, une interdiction totale
de la production imprimée par un édit royal7. François Ier revient sur cet
édit, impossible à maintenir, mais un tel désir de mettre fin aux opé-
rations éditoriales montre bien les risques politiques de l’écrit imprimé.
Quand on sait qu’Antoine Marcourt avait publié en août 1534 une cri-
tique du clergé catholique qu’il signait « sire Pantapole, bien expert en
telle affaire, prochain voysin du seigneur Pantagruel », on discerne l’im-
plication possible de la satire rabelaisienne dans les affaires théologiques
et politiques. On peut noter que la première utilisation de la figure de
l’ami lecteur en français intervient, en 1533, dans un recueil de poésies
de Marguerite de Navarre, sœur du roi et proche des milieux que l’on
dira plus tard « évangéliques ». Elle est le fait de l’éditeur et typographe
du volume et apparaît, de manière significative, à l’intérieur d’une liste
d’errata8 ! L’ami lecteur est d’office lié à l’exposition publique d’erreurs. Ce
que la critique philologique faisait pour les textes du passé, l’imprimeur
le rejoue pour son texte présent d’autant plus volontiers que les conflits
religieux aiguisent les regards. L’ouvrage de la sœur du roi est d’ailleurs
condamné par les savants juges de la Sorbonne avant que les poursuites
ne soient abandonnées sous la pression de François Ier. Dans des temps

7 Voir Making Publics in Early Modern Europe. People, Things, Forms of Knowledge,
Bronwen Wilson et Paul Yachnin éd., Londres, Routledge, 2010, p. 38.
8 Marguerite de Navarre, Le Miroir. Suivi de Oraisons en prose, Paris, [Antoine Auge-
reau], 1533, dernier feuillet non paginé. Il s’agit là de la première occurrence en français
de cette figure de l’ami lecteur. Elle provient d’un éditeur, imprimeur et graveur de
caractères – on discerne ainsi l’importance d’élargir la notion d’auteur à tous ceux
qui participent aux processus de publication. On peut aussi rappeler qu’Augereau
finit en décembre 1534 sa vie sur un bûcher à la suite de l’affaire des Placards : l’appel
à un ami lecteur n’est pas toujours bien entendu d’un pouvoir politique – le « gou-
vernement amical » est chose décidément difficile…

Le médium de l’ami lecteur 99


« ­évangéliques », l’erreur touche vite à l’hétérodoxie. Loin d’être neutre,
l’herméneutique philologique opère souvent sur un fond politique.

C’est dans cette série d’actions d’écriture officielle ou contestataire, de


polarisation politique de cette nouvelle culture de l’imprimé, d’outre-
cuidances réciproques, que paraissent les éditions de Gargantua. La pre-
mière est plutôt bâclée et Rabelais prend la peine de travailler avec l’im-
primeur, comme c’est souvent le cas chez les humanistes, pour faire
une seconde édition en 1535. Or, cette édition plus soignée comporte
au revers de la page de titre, dans la désormais traditionnelle adresse au
lecteur, une très belle coquille : « Au Lecteurs »9 !
Voici donc que nous avons le singulier et le pluriel convoqués
ensemble par l’erreur du typographe. Cette erreur constitue la manière
la plus éloquente qui soit d’exposer le paradoxe du lectorat : simultané-
ment singulier et multiple, familier et sans visage, proche et lointain. Ce
léger défaut d’attention dans le titre même de cette adresse au lecteur
est signe de la tension entre auteur(s) et lecteur(s). Il s’agit, en effet, de
faire comme si le lecteur devenait un ami ayant accès à notre propre
quête intérieure tout en le maintenant à l’horizon politique de l’espace
public dans son ensemble. Mais cette absence de médiation trouve
quand même dans le médium de l’ami lecteur, réunis, la douceur poli-
tique du vivre-­ensemble et le risque du fier- parler, la promesse de solida-
rité et l’obstacle de l’altérité. La minuscule faille matérielle de la coquille
touche juste, peut-­être justement parce qu’elle est une minuscule faille
matérielle. L’auteur espère que l’« ami lecteurs » pourra se glisser par
cette faille où il apparaît simultanément multitude anonyme du public
et intimité d’une relation personnelle.

9 En ligne : [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86000209?rk=107296;4] (consulté le


19 janvier 2017). La coquille apparaît encore dans l’édition de 1537 de François Juste
et n’est corrigée qu’à partir de l’édition de 1542. De manière décidément curieuse,
elle apparaît aussi, la même année 1537, dans une édition peut-­être pirate, mais peut-­
être faite en conjonction avec Rabelais, chez un imprimeur lyonnais concurrent de
François Juste : Denis de Harsy.

100 LIRE AVEC SOIN


François Rabelais, La Vie inestimable du grand Gargantua,
pere de Pantagruel, Lyon, François Juste, 1535.
Source : Bibliothèque nationale de France,
département Réserve des livres rares, RES-Y2-2130.

Le médium de l’ami lecteur 101


Toute prise de parole publique risque, en effet, de paraître outrecui-
dante. Sauf à suivre les circuits autorisants des institutions dans lesquelles
les individus trouvent leur autorité, au nom de qui ou de quoi parler
publiquement ? Et même si les légitimations et les compétences sont
affirmées, il n’en demeure pas moins le risque d’une critique agressive,
d’une surdité obstinée, d’une dénégation des tampons administratifs10.
L’adresse à l’ami lecteur est aussi un appel à sa générosité critique : la
lecture accueillante devient un contre-­don indispensable à l’économie
des échanges d’écrits. Entre judicieuse critique philologique et dénon-
ciation amère des fautes, comment établir le juste régime d’intervention,
comment trouver le mot juste ?
Il est significatif que Rabelais choisisse, dans le prologue qui suit, la
figure du chien et de son os à moëlle pour caractériser le rapport au
livre. Il en souligne la référence platonicienne : le chien est l’animal le
plus philosophe parce que, aux yeux de Platon, il est celui qui sait faire
rapidement le partage entre amis et ennemis11. Rabelais attire alors notre
attention sur la manière qu’a le chien philosophe de traiter son os rempli
de substantifique moëlle : « Si veu l’avez, vous avez pu noter de quelle
devotion il le guette, de quel soing il le guarde, de quelle ferveur il le
tient, de quelle prudence il l’entomme, de quelle affection il le brise et

10 Dans nos propres pratiques, sans que cela dénote pourtant d’intelligence supérieure,
simplement un effet de distance, ne voyons-­nous pas la facilité (et le plaisir ?) avec
laquelle nous repérons, avec notre goût de la critique, les points aveugles, les pro-
blèmes inaperçus, les contradictions cachées des plus grands penseurs ? Il faudrait
conjoindre la formule classique du nain sur les épaules d’un géant et l’image comique
de l’individu qui scie la branche sur laquelle il se trouve…
11 Voir Platon, République, Émile Chambry trad., Paris, Les Belles Lettres, 1931, II,
375e-376b. Plutarque rappelle ce qui concerne le dieu des messages, l’herméneute-­
chien : « Si les Égyptiens appellent Hermès “le chien” ce n’est pas au sens propre, mais
parce que les qualités de cet animal, bon gardien, vigilant, philosophe selon le mot
de Platon, en ce qu’il distingue l’ami de l’ennemi […] leur inspire un rapprochement
avec le plus intelligent des dieux. » Plutarque, Œuvres morales, Christian Froidefond
éd. et trad., Paris, Les Belles Lettres, 1988, t. V, 2e partie, 355b 5-8.

102 LIRE AVEC SOIN


de quelle diligence il le sugce »12. Il s’agit bien, en effet, de prendre soin
de la matière et de la substance. Prendre soin consiste à faire preuve de
sollicitude et d’attention, mais aussi à trouver la bonne manière de l’en-
tamer (avec cette intelligence du quotidien qu’est la prudence, la phronè-
sis antique, liant le monde des idées et l’univers des expériences) et la
façon affectueuse de le briser pour en savourer la moëlle.
 
D’une façon très politique, l’exigence de générosité est d’autant mieux
fomentée que l’on a déjà fait le tri entre les lecteurs légitimes et les illé-
gitimes13. Nous en trouvons une image dans le texte même du Gar-
gantua avec l’épisode conclusif de l’abbaye de Thélème. En ce lieu de
convivialité idéale, n’entre pas qui veut ! Une inscription au-­dessus de la
porte de l’abbaye, comme une adresse au lecteur sur le seuil du livre, en
énumère les conditions par une longue liste qui tâche de recenser tous
les cas de figure possibles. Et ce n’est pas un hasard si l’on commence
par les exclus, car ce sont bien ceux qu’il faut absolument repérer de
loin, avant d’en venir à ceux et celles qui pourront pénétrer et vivre en
harmonieuse communauté. Même si l’on accepte l’idée que la vérité est
une et indivisible, son accessibilité, elle, divise :
Cy n’entrez pas hypocrites, bigots […]
Cy entrez, vous, et soyez bien venus,
Et parvenus, tous nobles chevaliers.
Cy est le lieu ou sont les revenuz
Et parvenus, afin qu’entretenuz
Grands et menuz, tous soyez a milliers,
mes familiers serez, et peculiers […]
en general tous gentilz compaignons.14

12 François Rabelais, Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 5.


13 Il est frappant que ce jeu d’inclusion et d’exclusion concerne aussi, du point de vue
du genre, la figure invoquée du lecteur : ainsi ne trouve-­t-on jamais d’« amie lectrice »,
explicitement adressée, sur la scène éditoriale de la première modernité !
14 François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 141-143.

Le médium de l’ami lecteur 103


Il est significatif que, d’entrée de jeu, ce soient les hypocrites, ceux
qui jouent un double rôle, ceux dont la parole ne dit pas vrai, qui soient
exclus, à l’instar des bigots, trop étroitement attachés aux formes et aux
rituels pour atteindre la vraie foi. Le début de la liste des bien venus est
également significative : tout d’abord, un accueil des nobles, mais aussi
une ouverture à la foule des possibles lecteurs (« Grands et menuz »),
ainsi que la manière de souligner leur liaison (« entretenuz » désigne
autant le fait que l’on prendra soin d’eux physiquement et spirituelle-
ment, que la nécessité d’une vie commune où tous se tiennent les uns
les autres par des attaches affectives). L’intéressant étant surtout que
l’on retrouve la logique paradoxale de la coquille dans un jeu sur le signi-
fiant, puisque ces grands et ce menu peuple sont des « milliers » qui se
retrouvent dans « familiers ». C’est même dans le plus intime, le familier,
que se trouvent logés les milliers, plutôt que l’inverse – de même que
c’est « au lecteurs » que l’auteur s’adressait. La relation la plus person-
nelle abrite la démultiplication possible des destinataires. Ce n’est pas le
singulier qui peut apparaître à l’horizon du multiple, mais bien l’inverse :
les nombreux lecteurs, pour être accueillis, doivent entrer dans l’intimité
personnelle de l’ami. Les effets d’oralité, si présents chez Rabelais, per-
mettent aussi de troubler l’écrit, de déplacer les lettres, de toucher à la
typographie. Or, c’est aussi ce contact qui est privilégié.
C’est précisément parce que l’imprimé est un média froid, imper-
sonnel et commercialisable que l’on doit passer par la médiation chaude,
intime et généreuse de l’inscription amicale. Ainsi la lecture spécifique
de ces textes nous donne des clés pour penser le rapport aux lecteurs.
Voire plus généralement le problème de toute « adresse ».
 
Le fait de s’adresser à d’autres, comme je le fais en ce moment même
par rapport à vous, lecteur ou lectrice, paraît relever de la triviale ques-
tion des manières de communiquer. Pourtant, c’est bien plus que cela.
On l’a déjà vu avec la liaison que fait Michel Foucault entre Aufklärung,
critique et adresse. Hélène Merlin-Kajman en discerne avec justesse la
composante nodale pour la représentation :

104 LIRE AVEC SOIN


La définition du public, c’est-­à-dire le pôle de la réception, qu’on a toujours
tendance à penser comme second, externe à la production sauf comme
cible, engage en fait d’emblée la définition de la scène entière – elle engage
tout à la fois la définition de l’auteur, du lecteur et le contour de leur relation,
c’est-­à-dire de l’échange représentatif, donc de la représentation elle-­même.15

Dans une perspective ontologique, Jean-Luc Nancy est l’un des


rares philosophes à voir se dessiner dans les adresses les fondements
du commun :
Le commun n’associe ni ne dissocie, il ne rassemble ni ne sépare, il n’est
substance ni sujet. Le commun, c’est ce que nous sommes – ce terme pris
dans sa pleine teneur ontologique – dans le renvoi des uns aux autres [...].
L’élément de ce renvoi est le langage. Celui-­ci nous adresse les uns aux autres
et nous adresse tous ensemble à ce qu’il fait surgir : l’infini d’un sens que
nulle signification ne remplit [...]. Le sens du monde n’est rien de garanti, ni
de perdu d’avance : il se joue tout entier dans le commun renvoi qui nous est
en quelque sorte proposé. Il n’est pas « sens » en ce qu’il prendrait références,
axiomes ou sémiologies hors du monde. Il se joue en ce que les existants
– les parlants et les autres – y font circuler la possibilité d’une ouverture, d’une
respiration, d’une adresse qui est proprement l’être-­monde du monde.16

Loin d’être un simple vêtement ou un banal véhicule des pensées, la


communication est ordonnancement du commun. Il n’est pas de com-
mun sans une réciprocité première, sans des liens en formation, sans des
relations constituantes. Le langage joue ce rôle de manière exemplaire.
Avant d’être référence à des objets, le langage salue des sujets. C’est
parce que je m’adresse… que ce « je » peut exister – comme en retour de
sa propre adresse. Ainsi que la linguistique l’a noté depuis bien lontemps,
le « je » n’acquiert de statut qu’à supposer, se lancer vers un « tu » ou un
« vous ». Et ce « tu », ou n’importe qui parmi ce « vous », peut prendre

15 Hélène Merlin-Kajman, « La question de la destination : considérations théoriques »,


Éloge de l’adresse, Anne Chamayou éd., Arras, Artois Université, 2000, p. 149-161. Voir
aussi son récent ouvrage Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre,
la littérature, Paris, Gallimard, 2016, en particulier p. 236-237 et p. 256-257.
16 Jean-Luc Nancy, L’Adoration, Paris, Galilée, 2010, p. 12.

Le médium de l’ami lecteur 105


en charge un « je » en retour. C’est la prise en compte d’une telle rela-
tion d’adresse réciproque qui fait le dialogisme essentiel du langage et
­l’apparition d’un monde d’objets et de sujets. Stanley Cavell reprend
avec justesse Aristote sur ce point :
Lorsque Aristote, encore, demande ce que veut dire le fait que seuls les êtres
humains parmi les animaux sont doués de langage, et qu’il remarque que la
parole nous autorise, ou nous oblige, à distinguer entre le bien et le mal, entre
le juste et l’injuste, disons à juger de la valeur des choses et des événements,
avant tout la valeur de trouver quelque chose qui mérite d’être dit, il souligne
le fait que les mots nous lient, [...] et alors la parole est conçue comme une
adresse sérieuse et réciproque sur des sujets d’intérêt commun à tous ceux
que nos paroles pourraient atteindre.17

C’est même une question qui touche le rapport à soi. La réflexivité


ou la conscience sont des figures particulières de l’adresse. Or, il n’est
pas d’adresse sans manière de s’adresser. Il n’y a pas d’adresse en général,
mais des types de mise en relation, des modalités de prise en compte,
qui dessinent chaque fois des visages singuliers dans les gestes et les
tournures d’adresse.
 
Tel est ce qui amène Jean-Luc Nancy, dans un autre de ses ouvrages,
à signaler que le discours philosophique a toujours du mal à poser la
question de sa forme ou de son style, autrement dit, « de son adresse.
Comment la pensée s’adresse à elle-­même (ce qui veut dire : comment
la pensée s’adresse à chacun) ? »18 La technique du discours, le mode de
communication n’est, en effet, jamais étranger à la pensée adressée aux
lecteurs ou aux auditeurs. Il n’est pas de grande pensée qui ne témoigne
d’une inventivité formelle. Le champion de la réflexivité de la pensée
que fut Descartes, dont on pourrait croire qu’il nous voue à l’intériorité,
d’un côté, et à l’universalité de la science, de l’autre, n’a cessé d’imaginer
des façons différentes d’exposer sa philosophie pour des publics ciblés :

17 Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-­il meilleurs ?, ouvr. cité, p. 228.


18 Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 2013 [1996], p. 9.

106 LIRE AVEC SOIN


discours, principes, traité, méditations, en latin ou en français, autant
de scénographies rigoureusement adressées. Ce n’est pas seulement les
lecteurs et lectrices auxquels il s’adresse (il choisit ainsi le français pour
le Discours de la méthode, parce qu’il est accessible aux femmes aussi,
ou à un public mondain différent des savants), mais lui-­même comme
philosophe qui doit être adressé. Lui qui fonde un sujet s’affirmant à
partir d’une réflexion sur soi seul, sent bien le besoin d’une autorité qui
garantisse sa parole publique. C’est pourquoi il demande au Père Gibieuf
la protection de la faculté de théologie de l’université de la Sorbonne
pour le manuscrit des Méditations métaphysiques : « Je ne puis faire que
toutes sortes d’esprits soient capables de les entendre, ni même qu’ils
prennent la peine de les lire avec attention, si elles ne leur sont recom-
mandées par d’autres que moi »19.
Glisser ma parole à la suite de Descartes et sous votre autorité atten-
tive de lecteur est aussi, de ma part, une façon de ne plus être seul à
m’exprimer. Le véritable usage du cogito est, en fait, un cogitamus. Et si
Descartes donne tant d’importance à la méthode, c’est qu’il est bien
conscient de sa définition usuelle telle qu’on la voit chez Jean Nicot
dans son Thresor de la langue française (1606) : « Méthode. Adresser
quelqu’un au chemin, Deducere aliquem in viam. » La déduction est
une adresse, mais non comme habitation fixe (qui n’est qu’un relais de
ce que nous sommes), car l’adresse est une voie de communication.
Comme le remarque Imre Kertész,
[l]’homme baigne dans des discours, des signes et des dialogues permanents,
chacun de ses gestes est une expression. Et comme il “s’exprime” sans cesse,
ses signes nécessitent un destinataire [...] ; mais les ténèbres de la détresse
totale commencent par l’absence de Regard, par le sentiment de ne pas être
pris en compte.20

19 René Descartes, « Lettre au P. Gibieuf », 11 novembre 1640, Œuvres philosophiques, II.


1638-1642, Paris, Classiques Garnier, 1988, p. 278.
20 Imre Kertész, Journal de galère, Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba trad.,
Arles, Actes Sud, 2010, p. 85-86.

Le médium de l’ami lecteur 107


Prendre soin commence avec la prise en compte. Je rappelle la ques-
tion elliptique et fondamentale que posait Judith Butler à partir du texte
de Michel Foucault sur la critique : « Dans telle situation, qui sera un sujet,
et qu’est-­ce qui comptera comme une vie ? » Pour que sa vie compte, il
faut s’adresser à d’autres personnes autant qu’être adressé par d’autres
êtres. Le processus de subjectivation repose sur ces opérations d’adres-
sage. À sa manière, c’est aussi ce que Jacques Rancière souligne quand
il analyse les partages du sensible qui constituent nos vies ou les façons
d’exclure du compte les « sans parts » en ne comprenant pas ce qu’ils
manifestent et en n’entendant même pas qu’ils parlent.
 
De même que le care ne se réduit pas aux relations directes entre
humains, l’adresse concerne la nature dans son ensemble autant que
les objets techniques qui nous manifestent :
N’est-­ce pas un « salut ! » que nous adresse le soleil au matin, ou la plante
qui sort de terre ? ou le regard d’un animal ? Mais nous, comment nous
saluons-­nous ? N’y a-­t-il pas du salut dans les envois, les adresses que nous
échangerons ? par exemple ces signaux que sont des formes de bâtiment, de
villes, de vêtements ou d’objets ? [...] Nous interprétons la technique comme
combinaison d’instruments : mais elle est aussi bien échange et propagation
de salutations.21

Avant de performer telle ou telle tâche instrumentale, techniques


d’expression ou objets techniques sont des modes d’adresse.
Prométhée est cette figure mythologique exemplaire de l’apprentis-
sage des techniques, mais dans le récit que fait Protagoras, il insiste sur
le fait que la première technique humaine n’est pas l’apprentissage du
feu, c’est celle de l’adresse aux dieux par les prières et les rites, ainsi que
le langage entre humains22. Savoir s’adresser aux dieux et aux humains,
voilà toute une technique. On conçoit alors que la question technique

21 Jean-Luc Nancy, L’Adoration, ouvr. cité, p. 29.


22 Voir Platon, Protagoras, Alfred Croiset trad., Pierre-Marie Morel éd., Paris, Les Belles
Lettres, 1997, 321 d.

108 LIRE AVEC SOIN


des médias doit être posée comme un soin des adresses qui nous struc-
turent socialement. En considérant les relations comme premières, toutes
les médiations deviennent fondamentales à penser d’entrée de jeu. Plus
encore, on voit ici que les appareillages de ces médiations agissent d’em-
blée comme une structuration ontologique de nos échanges.
Cependant, pour ce qui est de la technique limitée de l’imprimé,
comment comprendre la valorisation publique de l’amitié ? Pourquoi
passer par ce sentiment qui nous semble irréductiblement intime ?

Le médium de l’ami lecteur 109


AMITIÉ ET
JUSTICE : DU
SOIN POLITIQUE
AUX RAPPORTS
DE DROIT
CHAPITRE VII

« ainsi quelquefois
comme quelque chose
de la vie pas forcément »
Samuel Beckett

On pourrait ne pas accorder beaucoup d’importance à cette référence


amicale dans la mesure où elle nous semble une affaire limitée à la sphère
privée. C’est là où les approches du care peuvent de nouveau nous aider,
car la même critique leur a été faite : elles importeraient dans l’espace
public et dans l’ordre politique des types de conduite relevant seule-
ment de sentiments personnels et de comportements privés (peut-­être
même caractéristiques d’abord de conduites féminines, alors que l’es-
pace public des sociétés modernes valorise des comportements mascu-
lins au point de faire croire qu’ils en sont les seuls dignes). Or, pour l’ami-
tié, c’est oublier son ancienne envergure collective et c’est mésestimer

Amitié et justice : du soin politique aux rapports de droit 111


l’importance sociale des affects. Le modèle montaignien du face-­à-face
vertigineux de deux parfaits amis est devenu peu à peu (en un ou deux
siècles) une conception largement partagée dans les temps modernes :
l’amitié appartenait dès lors à la sphère privée la plus réduite et l’enjeu
politique de l’amitié avait disparu des catalogues philosophiques. Pour-
tant, l’amitié relevait autrefois d’un entendement social et possédait une
dignité philosophique. Dans une certaine mesure, nous en rejouons
certains éléments lorsque, sur Facebook, nous affichons plusieurs cen-
taines d’« amis ». Le terme même de « réseau social », que nous utilisons
pour désigner ce type de pratique, indique combien l’amitié est autant
affaire de socialité que d’intimité. Du point de vue philosophique, l’amitié
demeure une question importante à traiter jusqu’au xviiie siècle, puis elle
disparaît de la discipline institutionnalisée jusqu’à la fin du xxe siècle. Il
est peut-­être symptomatique que les approches du care soient contem-
poraines d’un nouvel intérêt éthique et social pour le réseau amical.
 
Carol Gilligan a opposé une éthique du care, basée sur le souci de la
non-­violence et sur le sens de la responsabilité, à une éthique de la
justice, fondée sur l’égalité et les droits, quitte à réclamer leur prise en
compte réciproque :
Comment les questions de justice et de droits croisent-­elles les questions de
care et de responsabilité ? L’injonction morale de ne pas opprimer – ne pas
exercer injustement un pouvoir ou prendre avantage sur les autres – coexiste
avec l’injonction morale de ne pas abandonner – ne pas agir de façon incons-
idérée et négligente (carelessly), ne pas trahir, y compris soi-­même.1

Il apparaît judicieux, en effet, de reconnaître la dissociation des rap-


ports de droit et des relations de soin.
Cependant, il vaut encore mieux inclure rapports de droit et rela-
tions de soin à l’intérieur du cadre plus large de la justice, afin de carac-
tériser l’enjeu collectif et institutionnel du care. Cela permettrait aussi de

1 Carol Gilligan, « Une voix différente. Un regard prospectif à partir du passé », Le Souci
des autres. Éthique et politique du care, ouvr. cité, p. 42.

112 LIRE AVEC SOIN


ne pas rabattre trop vite la justice sur les seuls rapports de droit à établir
et à respecter. On voit bien que, dans les temps modernes, c’est ce qui
a été imposé. Toutefois, les usages politiques antiques ou médiévaux ne
se contentaient pas de la production de lois pour réguler les rapports
entre les membres de la cité. Il ne faudrait donc pas donner à la tour-
nure moderne de la conception de la justice une valeur intemporelle.
Réduire la justice aux rapports de droit en limite la portée. Nous
avons bien vu les possibilités de la justice avec l’histôr antique. Or, l’un
des intérêts du care consiste justement à nous amener, non seulement
à ajouter la prise en compte de relations qui comptent pour la vie
sociale effective aux limitations nécessaires de la domination de sujets
sur d’autres sujets grâce au droit, mais aussi à repenser l’envergure de
ce qu’est la justice.
En ce sens, même Joan Tronto, en dépit de son attention pour les
enjeux politiques du soin, ne discerne pas le souci public des liens ami-
caux dans l’Antiquité comme différent des temps modernes2. Pourtant,
il suffit de voir combien le grand texte d’Aristote sur la justice (l’Éthique
à Nicomaque) se clôt justement sur deux livres consacrés à la philia.
Aristote y souligne d’un même élan, non seulement les implications
politiques de l’amitié, mais aussi ses valeurs affectives particulières. Ainsi,
on définit un ami : celui qui souhaite et fait ce qui est bon en réalité ou lui
semble tel, en vue de son ami même [...] (c’est précisément ce sentiment que
ressentent les mères à l’égard de leurs enfants, ainsi que les amis qui se sont
querellés). D’autres définissent un ami : celui qui passe sa vie avec un autre et
qui a les mêmes goûts que lui ; ou celui qui partage les joies et les tristesses
de son ami (sentiment que l’on rencontre aussi tout particulièrement chez
les mères).3

2 C’est à tort qu’elle affirme : « Dans la démocratie antique, on pensait le soin


comme relevant de la sphère privée (Politiques d’Aristote). Dans les reconstruc-
tions modernes de la démocratie, cet aspect du partage public/privé a persisté. »
Joan C. Tronto, Caring Democracy, ouvr. cité, p. 25.
3 Aristote, Éthique à Nicomaque, Jules Tricot trad., Paris, Vrin, 1990, 1166 a 2-9.

Amitié et justice : du soin politique aux rapports de droit 113


Tout en renouant avec l’envergure politique de l’amitié, Jacques Der-
rida a amplement insisté sur le caractère familial du lien amical et sur l’ou-
bli du féminin dans cette généalogie (des frères, mais jamais de sœurs4),
alors qu’il laisse de côté cette autre figure féminine et familiale qu’on
trouve chez Aristote par où l’ami est une mère pour son ami. Or, il s’agit
là d’une figuration cruciale pour la socialité du lien amical.
Les approches du care ont parfois ancré dans l’exemple maternel
les ressources collectives du soin. Ainsi, Nel Noddings trouve dans l’ins-
tinct maternel la voie naturelle d’un engagement éthique5. Mais il fau-
drait complexifier ce que pourrait bien avoir d’instinctif la relation entre
mère et enfant. En général, ceux et celles qui cherchent à donner au
soin une dimension collective prennent garde de ne pas tomber dans
une exclusive féminine ou dans un maternage idéologique : ce sont des
exemples de conduite, non des déterminations biologiques. Aristote
trouve dans la mère une figuration possible du lien amical, une des
formes de vie évidentes qu’il peut observer, et sans se laisser aveugler
par la non-­existence des femmes dans l’espace politique, il en fait une
dimension exemplaire du lien amical et de la relation de soin. Il lit dans
l’ami le geste de la mère6.

4 Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994.


5 Nel Noddings, The Maternal Factor : Two Paths to Morality, Berkeley, University of
California Press, 2010.
6 Paradoxalement, un des meilleurs cas d’amitié maternelle que l’on pourrait trouver
au cinéma réside dans un film des plus patriarcal et colonial : Lives of a Bengal Lancer,
réalisé par Henry Hathaway et sorti en 1935. Dans ce film qui se passe à la frontière
nord de l’Inde, un régiment britannique lutte contre les velléités d’indépendance
de parties de l’Empire sous prétexte de « protéger » les centaines de millions d’In-
diens : nous sommes en plein governmental care. Le vieux colonel du régiment voit
débarquer son jeune fils frais émoulu de l’école militaire, mais, suivant à la lettre le
règlement (il ne s’appelle pas Stone pour rien), il ne veut montrer aucun signe de
relation privilégiée avec le jeune homme. C’est le lieutenant MacGregor qui tâche,
au contraire, de prendre soin du nouveau venu et même de remettre de l’affect dans
les rapports entre père et fils : les rapports de droit institués par le régime militaire
sont perturbés par la nécessité de relations sentimentales. Il faut dire que MacGre-
gor est canadien et d’origine écossaise : double déplacement qui lui permet d’avoir

114 LIRE AVEC SOIN


C’est cette valorisation sociale, passée inaperçue dans la modernité,
qu’il faut retrouver dans l’exemple aristotélicien. Il ne s’agit, d’ailleurs, pas
d’une profonde originalité philosophique par rapport à des pratiques qui
ignoreraient l’enjeu proprement politique de l’amitié. L’histoire sociale ou
celle du vocabulaire politique courant dans l’Antiquité montrent bien
ces usages publics de la notion d’amitié, sans les séparer de valorisations
qui nous semblent, à nous modernes, d’ordre privé (mais faut-­il rappeler
que la division public/privé est justement une division structurante pour
les seuls modernes ?). Le lexique de l’amitié est exploité justement parce
que le lien politique doit être ressenti comme mobilisateur d’affects. Tout
au long du Moyen Âge, ce vocabulaire de l’amitié configure les relations
féodales comme les institutions des cités (nombre de chartes munici-
pales – établissant donc des rapports de droit – s’écrivent en revendi-
quant une amitié entre concitoyens).
 
Cependant, les usages modernes ont limité la possibilité de lire dans
l’amitié une vertu politique. Il fallait laisser toute la place aux rapports
de droit, dénués de toute affectivité ou de tout aspect trop « privé ».
Lorsque Jean Bodin définit au xvie siècle, en pleines guerres de religion,
le devoir de l’État comme « droit gouvernement », il ne fait pas seule-
ment référence au roi de justice si populaire pendant tout le Moyen
Âge, il énonce que la fonction du souverain consiste avant tout à pro-
duire du droit. Cette définition de la souveraineté l’emporte peu à peu

ce rôle spécial. Joué par Gary Cooper, le lieutenant MacGregor offre à la fois le cou-
rage viril de l’homme d’action et la sensibilité affectueuse d’une mère. C’est ce qu’un
autre sous-­lieutenant (Forsythe) arrivé en même temps que le jeune Stone souligne
à plusieurs reprises, ironisant sur « l’instinct maternel » de MacGregor. On pourrait
sans doute voir là un cas typique de ces amitiés masculines favorisées par les situa-
tions de guerre et la cohabitation incessante. Pourtant, c’est bien à l’instinct maternel
qu’il est fait référence et non à une possible fraternité phallique, voire homosexuelle.
Cette amitié maternelle est, d’ailleurs, socialement contagieuse puisque Forsythe, qui
ne paraît pas du tout partager le souci de relations sentimentales à la MacGregor, en
vient à déployer le même « instinct maternel » pour le jeune Stone. Ils s’avèrent être
tous deux d’excellents aristotéliciens : l’ami est une mère pour son ami.

Amitié et justice : du soin politique aux rapports de droit 115


dans les débats sur le bon gouvernement, appuyée qu’elle est par le
­développement de l’administration réglementaire et par le contrôle éta-
tique grandissant (quoique longtemps problématique) de l’appareil judi-
ciaire. Les rapports de droit apparaissent, désormais, structurants pour
bien lier les membres de la cité entre eux. Il est, pourtant, difficile de
renoncer au lien amical, même pour un juriste comme Bodin : « Ce n’est
pas assez que les loix et Magistrats contraignent les sujects de vivre en
paix, s’ils n’ont amitié les uns aux autres »7.
Son contemporain Montaigne s’avère plus radical  : s’il semble
reprendre la leçon d’Aristote, c’est pour mieux en critiquer de l’intérieur
les éléments fondamentaux : pour lui, parents, voisins, hôtes, épouses et
maîtresses, amants et alliés, ne parviennent jamais à toucher l’essence
de l’amitié dans la mesure où ils sont pris dans le filet des intérêts per-
sonnels. Ces formes amicales peuvent certes générer certaines récipro-
cités ; elles n’en demeurent pas moins le résultat de ces intérêts privés,
plutôt que la communauté désintéressée d’amis authentiques. Or, ce
sont ces amitiés exquises qu’il entend mettre de l’avant pour mieux les
opposer aux amitiés communes8. Il semble aller de soi que le rare et l’ex-
quis valent mieux que le commun, surtout lorsque celui-­ci s’avère animé
par une « servile prudence ». La disqualification de la prudence comme
intelligence des rapports quotidiens aux autres est habituelle dans les
Essais. Rabattre donc l’amitié commune sur la prudence y fait résonner
la tonalité du seul intérêt. Quand en plus elle est qualifiée de « servile »,
le rapport d’enchaînement social du lien politique est à prendre très lit-
téralement. À ces amitiés communes s’opposent alors quelques amitiés
électives, d’office déportées sur les terres aristocratiques des meilleurs
plutôt que dans la cité du commun.
Encore faut-­il éclairer en quoi elles sont véritablement de l’ordre
d’un esclavage. Un passage de l’essai sur la vanité l’explique avec une
force particulière :

7 Jean Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, 1576, VI, 6, p. 258.
8 Voir Montaigne, « De trois commerces », Essais, ouvr. cité, III, iii, p. 821.

116 LIRE AVEC SOIN


J’eschape ; mais il me desplait que ce soit plus par fortune, voire par ma pru-
dence, que par justice, et me desplait d’estre hors la protection des loix et
soubs autre sauvegarde que la leur. Comme les choses sont, je vis plus qu’à
demy de la faveur d’autruy, qui est une rude obligation. […] Or je tiens qu’il
faut vivre par droict et par autorité, non par recompense ny par grace. […]
Je ne trouve rien si cher que ce qui m’est donné et ce pourquoy ma volonté
demeure hypothequée par tiltre de gratitude, Et reçois plus volontiers les
offices qui sont à vendre. Je croy bien : pour ceux-­c y je ne donne que de
l’argent ; pour les autres je me donne moy-­mesme. […] On me garrotte plus
doucement par un notaire que par moy.9

Montaigne est donc parvenu à éviter les pires violences des guerres
de religion, qu’il a pourtant vécues de près, mais il regrette que ce soit
par chance ou même par l’effet de sa prudence. La même prudence
qui a été disqualifiée en général est de nouveau implicitement critiquée,
car elle est relative, variable et provisoire. Là où la prudence tâche de
s’adapter avec plus ou moins d’intelligence aux situations changeantes,
seul le droit semble maintenir une stabilité des relations humaines. La
justice serait donc la vraie garante de la paix entre les individus d’une
même communauté.
Pour quelle raison ? Parce que les relations personnelles s’y trouvent
neutralisées. Là où les amitiés communes fonctionnent de manière inté-
ressée, liant les individus les uns aux autres par des obligations réci-
proques, le droit les unit par des devoirs communs généraux sans égard
pour la singularité des personnes. Montaigne s’élève contre les formes
traditionnelles de la sociabilité des dons et des contre-­dons. Dans la
mesure où ces dons sont toujours pris dans des intérêts personnels (d’où
le paradoxe de la cherté de ce qui est donné) et même s’ils permettent
justement de construire de la réciprocité, tout se passe comme si l’on
échangeait ce que l’on était soi-­même, dans sa singularité, plutôt que de
vivre dans un rapport aux autres qui n’engage pas notre personne même.
Le modèle souhaité par Montaigne est à la fois celui du droit et celui

9 Montaigne, « De la vanité », Essais, ouvr. cité, III, ix, p. 966.

Amitié et justice : du soin politique aux rapports de droit 117


de l’échange marchand dans lequel seul le calcul du produit compte et
non la valeur singulière de chacun (d’où la référence à la vente). Le rap-
port marchand neutralise en effet toute relation personnelle : les haines
ou les affections n’y entrent pas en ligne de compte.
Nous avons ici un tournant dans les valorisations sociales du lien
politique : plutôt que la construction d’engagements personnels fon-
dés sur des échanges de dons et de services, Montaigne promeut le
cadre réglementaire du droit et du commerce afin de ne rien enga-
ger de soi-­même dans les amitiés communes. Cette neutralisation
implique aussi que l’investissement affectif ne devrait plus y trouver
place. Là où les amitiés communes permettaient précisément des rela-
tions basées sur la douceur d’un lien affectif (sans se leurrer sur les
effets de pouvoir des obligations), le droit et le commerce lient les
individus sur la base de contrats implicites ou explicites sans suavité
recherchée10. Pourtant, cet étrange lien offrirait lui aussi une certaine
douceur : « On me garrotte plus doucement par un notaire », affirme
curieusement Montaigne.
Montaigne ne fait pas référence à un juge (alors même que son
expérience personnelle aurait pu l’y inviter), mais à un notaire. La fonc-
tion notariale (en plein essor au xvie siècle) est au plus près des réali-
tés économiques et des affaires du quotidien, au plus proche du com-
merce social et des contrats qui lient les membres de la communauté.
Le notaire offre un visage moins punitif que le juge : il n’établit pas les
torts, il utilise le média écrit pour définir les obligations réciproques et
les respects mutuels. On comprend mieux alors en quoi la douceur du
droit, en relation avec les formes que le notaire donne aux échanges quo-
tidiens, peut lui être dévolue. Il n’en demeure pas moins que, par cette
valorisation des rapports de droit au sein de la communauté politique,
Montaigne s’affirme en rupture avec la valeur traditionnelle accordée à
la sociabilité amicale et aux obligations rituelles qui en découlent. Dans

10 Sur l’importance des obligations pour le droit et le lien social, voir le remarquable
livre de Laurent de Sutter, Magic. Une métaphysique du lien, Paris, PUF, 2015.

118 LIRE AVEC SOIN


ces temps de guerre civile, Montaigne trouve donc bien dans la douceur
une nécessité politique. Cependant, elle passe, pour lui, par les rapports
de droit et les formalités de la justice, autrement dit par la neutralisation
institutionnelle des relations personnelles.
 
Dans une certaine mesure, c’est ce que Hobbes, dans un contexte là
encore de crise religieuse et politique, entend promouvoir. Contraire-
ment à ce qu’on croit parfois, Hobbes n’est pas un penseur de la force,
mais bien de la faiblesse. Une faiblesse issue de l’égalité de principe entre
les hommes et de leur désir équivalent de dominer :
La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous
les hommes, en partie de la réciproque volonté qu’ils ont de nuire. Ce qui fait
que ni nous ne pouvons attendre des autres, ni nous procurer à nous-­mêmes
quelque sûreté. Car si nous considérons […] combien aisé il est au plus faible
de tuer l’homme du monde le plus robuste, il ne nous restera point de sujet
de nous fier à nos forces, comme si la nature nous avait donné par là quelque
supériorité sur les autres.11

Pour Hobbes, l’égalité est égalité des puissances de tuer et égalité


des désirs de dominer : même le plus faible peut toujours tuer le plus
fort. Il devient alors nécessaire de céder les pouvoirs de tuer de chacun
à un tiers exclu, souverain absolu, qui seul aura puissance légitime de
l’usage de la force.
En effet, la recherche obsessionnelle de la sécurité produit une
contradiction entre, d’une part, le désir d’assurance qui oblige à déclen-
cher des attaques préventives de peur d’être agressé par surprise et,
d’autre part, le fait de risquer ainsi sa vie pour dominer les autres. On
peut aussi trouver une difficulté impossible à résoudre entre la nécessité
d’être reconnu par les autres hommes à la hauteur (absolue) à laquelle on
s’estime soi-­même et le désir contraire des autres hommes qui veulent
aussi être reconnus sans avoir à nous reconnaître. De ces contradictions

11 Thomas Hobbes, Le citoyen, Samuel Sorbière trad., Paris, Garnier-Flammarion, 1982


[1642], I, vii-­viii, p. 96-97.

Amitié et justice : du soin politique aux rapports de droit 119


émerge la nécessité, par calcul rationnel des intérêts, d’abandonner son
droit naturel à se défendre ou à attaquer et de se résoudre à un contrat.
Le souverain apparaît alors sous la figure d’un tiers qui fait peur par le
monopole de la force qu’il détient (ce qui sécurise chacun) et qui fixe le
taux des valeurs sociales des sujets par monopole des signes de domi-
nation (ce qui hiérarchise les reconnaissances sociales)12.
Pour Hobbes, la vulnérabilité constitue donc le quotidien des
humains, comme le soulignent, de leur côté, les théories du care. D’où
le besoin d’une sécurité accrue  : s’éloignant de l’ataraxie des philo-
sophes antiques, la securitas devient un concept-­clé de la pensée poli-
tique moderne13. Ce sentiment de sécurité est littéralement ce qui nous
donne l’impression de ne pas avoir besoin des autres, de nous trouver
hors du soin (se-­cura). Or, ce sentiment est produit en fait parce qu’il y
a certains êtres qui nous protègent ou nous aident. Que ce soit concep-
tions hobbesiennes ou théories du care, il s’agit bien de partir de cette
vulnérabilité fondamentale pour examiner les possibilités d’assurer des
liens qui sécurisent les êtres. Hobbes repousse cette vie solitaire en proie
à une peur constante et à un manque d’assurance dans un état de nature.
Aussitôt que l’on passe du côté du social, la sécurité naît justement des
liens sociaux ainsi constitués : autrement dit, ce sont bien les autres qui
nous sécurisent. De même, partant de la vulnérabilité, Fiona Robinson
propose de repenser la sécurité à l’aune d’une éthique du soin dans les
relations internationales et Frédéric Worms en vient à affirmer que « c’est
d’abord la sécurité qui est un soin, et non l’inverse »14.
Alors, Hobbes, premier penseur du care ? Pas vraiment. Il y a une
différence fondamentale. La sécurité est produite, pour Hobbes, par des

12 Thomas Hobbes, Leviathan, ouvr. cité, II, 18, p. 236.


13 Voir Jean Delumeau, Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l’Occident
d’autrefois, Paris, Fayard, 1989 ; Frédéric Gros, Le Principe Sécurité, Paris, Gallimard,
2012.
14 Fiona Robinson, The Ethics of Care. A Feminist Approach to Human Security, Phila-
delphie, Temple University Press, 2011 ; Frédéric Worms, Soin et politique, Paris, PUF,
2012, p. 17.

120 LIRE AVEC SOIN


êtres qui font peur (la police et la justice contrôlées par le souverain)
dans une géométrie sociale de la verticalité, alors que, du côté du care,
la sécurité est assurée par l’interdépendance des soins, par la solidarité
des besoins dans des formes horizontales du lien social. La justice n’a
donc pas le même sens ici et là : là, elle est limitée aux seuls rapports de
droit (et un droit surtout conçu comme punitif), ici, elle recouvre aussi
l’éthique des relations quotidiennes.
 
Nous avons alors le sentiment que nous découvrons avec les théories du
care un élément fondamentalement négligé dans les conceptions poli-
tiques de la justice. En fait, il faudrait plutôt parler de résurgence (avec
les nouveautés impliquées, comme dans tout phénomène de résur-
gence, par le passage à travers des couches sédimentaires inconnues et
un retour à l’air libre dans une tout autre situation géostratégique). Les
conceptions hobbesiennes du contrat et la valorisation des rapports de
droit se sont lentement établies pour structurer notre modernité poli-
tique. Nul hasard donc de voir l’envergure politique de l’amitié perdre
de son importance commune et se trouver ravalée à la sphère privée.
Il a, pourtant, existé des poches de résistance intéressantes, dans
la mesure où elles servent de plates-­formes interprétatives entre ces
conceptions anciennes et les diverses théories des sentiments moraux
qui apparaissent au xviiie siècle et qui permettront justement aux théo-
ries du care de trouver un certain ancrage dans une tradition intel-
lectuelle, comme on le voit bien avec l’effort archéologique de Joan
Tronto dans Un Monde vulnérable. Elle y montre, en effet, comment
au xviiie siècle femmes et sentiments moraux sont confinés dans la
sphère domestique, excluant ainsi de se préoccuper, de manière plus
large, d’une éthique du care15. La généralisation n’est pas tout à fait
exacte, me semble-­t-il, et les sentiments moraux vont aussi servir à pen-
ser des éléments de la sphère publique, y compris les rapports écono-
miques chez Adam Smith. Par contre, ce repli sur la sphère privée est

15 Voir Joan C. Tronto, Un Monde si vulnérable, ouvr. cité, en particulier p. 55-95.

Amitié et justice : du soin politique aux rapports de droit 121


bien ce qui caractérise de plus en plus la catégorie autrefois politique
de l’amitié, comme on le saisit dans les Essais.
Et, cependant, Montaigne même qui rejetait les amitiés sociopo-
litiques comme trop vulgaires, voire dangereuses, avoue : « Plusieurs
choses que je ne voudroy dire à personne, je les dis au peuple, et sur
mes plus secretes sciences ou pensées renvoye à une boutique de libraire
mes amis les plus feaux »16. La relation de lecture, même avec un public
sans visage ni nom, demeure donc encore, pour lui, un lieu de confiance
et un rapport à la hauteur de l’amitié la plus intime.
Voyons alors deux poches de résistance ou de relecture de l’ami-
tié, à l’âge classique, qui maintiennent l’importance du soin réciproque.

16 Montaigne, Essais, ouvr. cité, III, 9, p. 981.

122 LIRE AVEC SOIN


L’AMITIÉ
COMMUNE
PLUTÔT QUE
LE DROIT
(SAINT-ÉVREMOND
ET SPINOZA)
CHAPITRE VIII

« Mes amis au profil de matin. »


Jacques Brault

Saint-Évremond est tenu à tort pour un petit moraliste de la seconde


moitié du xviie  siècle, bien en-­deçà du célèbre trio La Rochefou-
cauld-Pascal-La Bruyère. Il propose en fait des réflexions d’une philoso-
phie mondaine au meilleur sens du terme : une éthique profondément
investie dans les pratiques du monde. Habitué des salons parisiens, mais
exilé par Louis XIV pour avoir critiqué son mentor le cardinal de Maza-
rin, il va passer la seconde partie de sa vie à la cour d’Angleterre et dans
les salons londoniens, apprécié par le roi qui le nommera gouverneur
de l’Île-­aux-­oiseaux de Saint James Park – titre aimablement ironique
qui lui convenait parfaitement.
Ses textes brefs sont très nombreux, mais jamais il ne daigna en publier
aucun. Ils circulent de manière manuscrite et sont captés au passage par

L’AMITIÉ COMMUNE PLUTÔT QUE LE DROIT 123


des libraires (Claude Barbin en particulier) qui les publient avec tant de
succès qu’aucun n’hésite à glisser sous le nom de Saint-Évremond des
pièces qui ne lui appartiennent pas. Celui-­ci laisse longtemps faire avant
de se résoudre, sous la pression d’un jeune arriviste nommé Desmaizeaux,
à superviser l’édition de ses œuvres publiées en 1705, juste après sa mort.
Parmi les moralistes plutôt associés à la sévère critique augustienne
des mœurs, il détonne par sa manière de reprendre la pensée épicu-
rienne et de l’adapter à l’ambiance mondaine des salons. Il est caracté-
ristique que ses textes soient, dans leur immense majorité, des lettres
à des amis, des conseils et des avis à des connaissances, des remarques
pour des correspondants : ce sont des textes adressés. Il n’écrit pas pour
la gloire ou pour la postérité ; il écrit à des personnes qu’il affectionne. Le
déplacement médiatique des manuscrits recopiés au sein d’une société
choisie vers l’impression pour un large public n’efface pourtant pas cette
importance de l’adresse, car lecteurs et lectrices anonymes peuvent aisé-
ment se glisser dans ces brèves considérations faites d’un ton familier. Le
sentiment amical est ainsi mobilisé par la teneur originelle de ces textes
et par la conception même que Saint-Évremond propose des relations.
En effet, loin du vertige amical de l’alter ego que dramatise élo-
quemment Montaigne presque un siècle avant lui, Saint-Évremond note
combien de telles amitiés électives conduisent à nier la vie sociale et
témoignent en définitive d’une misanthropie issue d’une humeur mala-
dive bien connue, la mélancolie :
Observons avec attention la nature de ces attachemens uniques qu’on vante
si fort, et nous trouverons qu’ils sont formés d’une mélancolie noire qui fait
tous les Misantropes. […] Faisons les desintéressés tant qu’il nous plaira ; ren-
fermons tous nos desirs dans la pureté de nôtre Passion, n’imaginant aucun
bien qui ne vienne d’elle : nous languirons cependant en cette belle Amitié,
si nous ne tirons de la société générale des commodités et des agrémens qui
animent la particulière.1

1 Charles de Saint-Évremond, « L’amitié sans amitié », Œuvres complètes, René Tour-


nois éd., Paris, Librairie Marcel Didier, 1966, III, p. 284-286.

124 LIRE AVEC SOIN


Pour Saint-Évremond, l’agréable ne nuit pas à l’utile ni l’utile à l’ami-
cal. D’une manière typique de la pensée épicurienne, dont il est partisan,
Saint-Évremond souligne que l’intérêt, justement, unit les êtres humains
par un souci des réciprocités et des échanges, par une reconnaissance
des interdépendances et une attention aux solidarités. À l’inverse, l’ami-
tié élective est une amitié solitaire. Trouver tout en un seul autre être, et
que cet autre être soit un autre soi-­même, voilà le solipsiste oublieux de
ce qui fait l’humanité, à savoir les autres qui ne nous ressemblent juste-
ment pas. La misanthropie naît de ce repli sur soi ou sur un autre soi-­
même en ignorant la séduction des différences.
Il peut, certes, exister des préférences, des élections, des choix ;
cependant, ils n’offrent de charme que sur le fond des existences mon-
daines et des pratiques sociales dans leur ensemble, c’est-­à-dire dans
la possibilité de la communication. Dans cette perspective, la justice,
entendue ici sous l’aspect punitif du droit, ne suffit pas à régler les vies
humaines, car elle écarte la douceur de cette communication :
L’Amitié fait toute la douceur de nôtre vie, quand la Justice avec toutes ses
rigueurs a bien de la peine à faire nôtre sûreté. Si la Prudence nous fait éviter
quelques maux, l’Amitié les soulage tous ; si la Prudence nous fait aquerir des
biens, c’est l’Amitié qui en fait goûter la joüissance. […] Les plaisirs ne sont
plus plaisirs, dez qu’ils ne sont pas communiqués.2

Là encore, il faut prendre justice au sens régulateur des formes de droit


ordonnant la vie en société. C’est en quoi on peut glisser de cette juris-
prudence à la prudence elle-­même, pour mieux en limiter la puissance
intrinsèque. Le droit assure une sécurité minimale des individus et des
biens qu’ils possèdent. Cela est loin de suffire à rendre la société vivable :
« La Justice mêlée avec les autres Vertus, est une chose admirable : toute
seule, sans aucun mélange de bon naturel, de douceur, d’humanité, elle
est plus sauvage que n’étoient les Hommes qu’elle a assemblés ; et on peut
dire qu’elle bannit tout agrément de la société qu’elle a établie »3. L’amitié

2 Saint-Évremond, « Sur l’amitié », Œuvres complètes, ouvr. cité, III, p. 311-312.


3 Ibid., III, p. 315.

L’amitié commune plutôt que le droit 125


concerne donc la jouissance de cette existence, de ces biens, de ces per-
sonnes, dont les règles de droit et les effets de la prudence nous assurent
seulement la possession ou le respect. S’il en va de la sorte, c’est que l’amitié
implique une communication des plaisirs fondant la douceur même de ce
qu’on appelle véritablement « humanité ». Or, de la même façon qu’il n’y
a pas de langage privé pour Wittgenstein, il n’est pas à proprement par-
ler de « plaisir solitaire » pour Saint-Évremond. La tentation de la solitude
témoigne d’un esprit sombre, frappé par la mélancolie et débouchant sur
l’ennui4. La douceur néo-­épicurienne de l’indolence (l’ataraxie grecque tra-
duite par « sécurité ») s’oppose nettement à l’ennui. Proche de l’analyse de
Pascal sur ce point, mais pour en tirer des conclusions inverses, Saint-Évre-
mond voit bien que la solitude, le face-­à-face avec soi-­même génère l’en-
nui, alors que le divertissement nous tire vers les autres et le plaisir de la
communication. C’est qu’il y a, en fin de compte, deux plaisirs ajoutables
l’un à l’autre : le plaisir lui-­même et le plaisir de le communiquer. Sans le
second, le premier s’étiole et meurt.
Lorsqu’il doit prendre soin d’un ami exilé, il le conseille sur ses
lectures :
Parmi les livres que vous choisirez pour votre entretien à la campagne,
attachez-­vous à ceux qui font leur effet sur notre humeur par leur agrément,
plutôt qu’à ceux qui prétendent de pouvoir fortifier notre esprit par leurs
raisons : les derniers combattent le mal, ce qui se fait toujours aux dépens de
la personne en qui le combat se passe [...] Que les malheureux ne cherchent
donc pas à s’attrister de nos misères mais à se réjouir de nos folies, et par cette
raison vous préférerez à la lecture de Sénèque, Plutarque et Montaigne, celle
de Lucien, de Pétrone et de Don Quichotte.5

Loin du stoïcisme généralement réclamé dans une situation de dis-


grâce et d’exil, Saint-Évremond plaide pour le contraire : fuir les ouvrages
qui font étalage de force, rechercher ceux qui donnent du plaisir. C’est

4 Saint-Évremond, « Sur les plaisirs », Œuvres complètes, ouvr. cité, IV, p. 20-21.
5 Saint-Évremond, « Lettre à M. le comte d’Olonne », Entretiens sur toutes choses, David
Bensoussan éd., Paris, Desjonquères, 1998 [1674], p. 116.

126 LIRE AVEC SOIN


l’humeur qu’il s’agit d’assouplir, non la raison qu’il faudrait convaincre.
On entend ici l’ancien officier des troupes royales s’exprimer en bon
connaisseur des champs de bataille : en opposant la force de la raison
à la force des sentiments de peine, on demeure dans une logique de
peine et l’on fait de soi-­même à la fois les combattants et le champ de
bataille. Il faut donc déplacer radicalement le terrain et le type de mou-
vement : se donner du plaisir plutôt que de lutter péniblement contre
sa douleur. Rejet encore une fois de Montaigne, ramené avec Sénèque
et Plutarque à des morales pesantes. Et préférence accordée à ceux qui
parviennent à s’amuser des folies des hommes, car c’est là, paradoxale-
ment, faire encore preuve de raison. Lucien, Pétrone et Cervantès appa-
raissent alors comme de judicieux auteurs pour éviter la tristesse soli-
taire et deviennent des amis dont les satires ironiques permettent de
mettre à distance les peines et les folies, voire d’en détourner les coups6.
Pétrone, en particulier, jusque dans le choix de sa mort, propose un
modèle de jouissance de la vie :
Pour sa mort, [...] c’est la plus belle de l’Antiquité [...]. Petrone seul a fait venir
la mollesse et la nonchalance dans la sienne [...], il s’est laissé aller aux choses
qui le flatoient ; et son ame, au poinct d’une séparation si fascheuse, estoit
plus touchée de la douceur et de la facilité des vers, que de tous les sentimens
des Philosophes. Petrone à sa mort ne nous laisse qu’une image de la vie.7

Loin des préparations à la mort qui en font une obsession doulou-


reuse et une passion triste, Pétrone offre un laisser-­aller, une nonchalance,
que l’aristocrate mondain qu’était Saint-Évremond apprécie comme un

6 « Les divertissements ont tiré leur nom de la diversion qu’ils font faire des objets
fâcheux et tristes, sur les choses plaisantes et agréables : ce qui montre assez, qu’il
est difficile de venir à bout de la dureté de nôtre condition par aucune force d’es-
prit, mais que par adresse on peut ingénieusement s’en détourner. » Saint-Évremond,
« Sur les plaisirs », Œuvres complètes, ouvr. cité, IV, p. 12-13. Sur cette question fonda-
mentale, voir l’excellent ouvrage de Jean-Charles Darmon, Philosophies du divertis-
sement. Le jardin imparfait des Modernes, Paris, Desjonquères, 2009.
7 Saint-Évremond, « Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone », Œuvres complètes,
ouvr. cité, I, p. 166-167. 

L’amitié commune plutôt que le droit 127


modèle social, mais aussi comme une forme éthique de rapport à soi
et aux autres. En effet, il ne faudrait pas réduire cette pensée à une phi-
losophie de la mondanité. La douceur, valorisée par Saint-Évremond,
s’intègre à toute une réflexion sur le monde avec les vivants qui l’ha-
bitent et le partagent. C’est pourquoi l’apologie de Pétrone n’est pas
celle d’un Socrate, encore moins celle d’un Sénèque : philosopher n’est
pas apprendre à mourir, mais savoir vivre.
 
Ainsi, ce que nous appelons ordinairement le « savoir-­vivre » dépasse-­t-il
les règles de civilité. Saint-Évremond lui octroie toute sa profondeur de
pensée, ouvrant ce savoir-­vivre mondain aux plaisirs d’une intelligence
du quotidien et des pratiques sociales. Cela se vérifie même au sujet de
la religion. Alors que l’on attendrait d’un néo-­épicurien un athéisme de
principe ou au moins une critique sévère de la pesante théologie chré-
tienne, de la même façon qu’il s’accorde nonchalamment avec les usages
mondains, il entre à sa manière dans la logique chrétienne, pour mieux
démonter les pièges des divers fanatismes. Là où Montaigne désirait
échapper aux guerres de religion par la force du droit et la contrainte de
la loi (donc par un recours à la souveraineté politique productrice de droit
et garante de son fonctionnement), Saint-Évremond conserve la perspec-
tive sociale de l’amitié en la glissant sous la vertu chrétienne de charité :
La charité nous fait assister et secourir, quand la justice nous défend seule-
ment de faire injure ; et celle cy empêche l’oppression avec peine, quand celle
là procure avec plaisir le soulagement. [...] Plus entenduë que la philosophie
voluptueuse dans la science des plaisirs, plus sage que la philosophie austère
dans la science des mœurs, elle épure nostre goût pour la délicatesse et nos
sentimens pour l’innocence.8

La même opposition structurelle entre justice/peine et charité-­


amitié/plaisir signale à l’évidence que ce n’est pas la production de droit
et la force du souverain qui peuvent mettre fin aux guerres de religion,

8 Saint-Évremond, « Considération sur la religion », Œuvres complètes, ouvr. cité, IV,


p. 163-164. 

128 LIRE AVEC SOIN


c’est le bon usage du plaisir intérieur aux religions elles-­mêmes. La dou-
ceur ne se situe pas du côté du garrottage juridique, mais de la déli-
catesse mondaine alimentée et épurée par la puissance de la charité.
Lorsque Saint-Évremond conseille à son ami le comte d’Olonne de faire
un bon usage de son temps de disgrâce et de lire Cervantès et Pétrone
plutôt que Sénèque et Montaigne, il est frappant de le voir souligner qu’il
travaille autant pour son ami que pour lui-­même : « La joie que je vous
conseille est à dessein de m’en attirer, quand je vous aurai vu capable
d’en recevoir »9. C’est en ce sens qu’est résolu le faux problème, drama-
tisé par Montaigne, de l’intérêt amical : je vous conseille de prendre du
plaisir, afin qu’il puisse se communiquer à moi, autant par la satisfaction
de voir un conseil suivi (montrant ainsi le respect et l’estime que l’on fait
de l’ami qui vous conseille) que par le plaisir de se voir cause du plaisir
de l’autre (pour l’exprimer en des termes spinozistes). Autrement dit,
c’est mon intérêt que je recherche en cherchant le vôtre et en satisfai-
sant votre appétit de plaisir, je comble le mien.
On aurait tort de ramener la communication aux autres à une simple
affaire de vanité. Il s’agit de passer par les autres pour se former la meil-
leure image possible de soi :
Je n’escris point cecy par un esprit de vanité qui donne au public ses fantaisies.
Je me sens en ce que je dis, et me connois mieux par l’expression du senti-
ment que je forme de moy même, que je ne ferois dans l’interieur par les plus
secrettes reflections. L’idée qu’on forme de soy par la simple attention à se
considérer au dedans est toûjours un peu confuse ; l’image qui s’en exprime
au dehors est beaucoup plus nette et nous fait juger de nous plus sainement.10

Hors des méditations attentives à soi-­même dont le modèle des


Essais, puis des Méditations métaphysiques, a durablement frappé les

9 Saint-Évremond, « Lettre à M. le comte d’Olonne », Entretiens sur toutes choses, ouvr.
cité, p. 116.
10 Saint-Évremond, « A Monsieur le Maréchal de Créqui qui me demandoit il y a quinze
ou seize ans en quelle situation estoit mon esprit et ce que je pensois sur toutes
choses », Œuvres complètes, ouvr. cité, IV, p. 118.

L’amitié commune plutôt que le droit 129


esprits, Saint-Évremond trouve dans l’expressivité mondaine le ressort
pour se dire, donc se sentir. La vie intérieure prend forme, sinon sens,
dans la communication avec autrui. En nous révélant aux autres, nous
nous dévoilons à nous-­mêmes. Cela engage moins à un vivre en soi-­
même, ou même du point de vue politique à un « vivre-­avec », qu’à un
« vivre-­pour ». La lecture de soi-­même passe par l’expression publique
pour les autres comme le soin des autres est soin de soi-­même, ou le
besoin source de liberté et de puissance.
 
Si l’on se tourne vers Spinoza, on s’aperçoit que l’amitié, là aussi, joue
un rôle important : elle est la réponse que la liberté fait à la nécessité.
Pour Spinoza, il existe, en effet, deux rapports aux autres : ou bien de
dépendance, lorsqu’une puissance se heurte à une autre puissance qui la
domine, soit par pouvoir physique (en tenant enchaîné ou en privant tel
homme des moyens de se défendre), soit par pouvoir psycho-­physique
(en lui inspirant de la crainte ou en se l’attachant par des bienfaits)11 ; ou
bien d’imitation, lorsque « chacun désire que les autres vivent conformé-
ment à sa propre complexion, approuvent ce que lui-­même approuve,
rejettent ce que lui-­même rejette »12. L’imitation peut se faire, certes, par
la puissance de rendre dépendants de soi d’autres individus ; mais elle
échappe aussi au seul commandement du pouvoir, dans la mesure où
elle cherche à s’affirmer dans l’affirmation même des autres. Tel est ce
qui peut amener les hommes à agir pour plaire, mais aussi pour donner
du plaisir aux autres : au premier revient le désir de gloire, l’ambition,
voire l’humanité quand il ne s’agit pas seulement de séduire le vulgaire ;
au second s’accorde le sentiment de sa propre joie à considérer la joie
d’un autre, et à savoir que l’on est cause de cette joie, autrement dit, à
l’imitation naturelle des affects qu’éprouve l’autre se joint le plaisir trouvé
à l’affirmation de sa propre puissance, puisque l’on n’est pas simplement

11 Spinoza, Traité politique, Charles Appuhn trad., Paris, GF Flammarion, 1966, II, 10.
12 Ibid., I, 5, p. 13.

130 LIRE AVEC SOIN


affecté des affects de l’autre, mais aussi cause de ses affects13. Loin de
souscrire à la crainte de la contagion des affects, qui anime François de
Sales ou Malebranche, Spinoza en fait, au contraire (comme il fait des
passions et de la raison, de l’amour et de la haine, des moteurs utiles à
la sociabilité ou à la pratique d’un bon gouvernement), une possibilité
d’accord, voire de concorde entre les êtres14. Que l’on puisse se trom-
per en imaginant avoir causé de la joie chez un autre est parfaitement
possible, il n’en demeure pas moins qu’une joie, en nous, sera apparue
(III, 30, scolie). Or « parmi tous les affects qui se rapportent à l’Esprit en
tant qu’il agit, il n’en est point qui ne se rapportent à la Joie ou bien au
Désir », lit-­on dans la proposition 59, et le scolie précise que ces actions
sont rapportées à la Force d’âme, elle-­même divisée en Fermeté (Ani-
mositas) et Générosité (Generositas) : « Par Fermeté j’entends le Désir par
lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la rai-
son. Et par Générosité, j’entends le Désir par lequel chacun, sous la seule
dictée de la raison, s’efforce d’aider tous les autres hommes, et de se les
lier d’amitié (sibi amicitia jungere). » L’amitié est une force de l’âme qui
double le désir de se conserver, à la fois un soin et un lien. Le conatus
spinoziste, qui implique de toujours persévérer dans son être, ne consiste
pas seulement à se préserver soi-­même, mais aussi à se lier aux autres,
car on y trouve autant d’utilité, donc autant de joie.
Que la générosité puisse être rabattue sur l’utilité résonne d’une petite
musique machiavélienne où le paradoxe du don intéressé disparaît sous
l’ordre des nécessités et des besoins. Si de nombreux passages témoignent
du fait que Spinoza ne se faisait guère d’illusions sur les p ­ ratiques sociales

13 Spinoza, Éthique, Bernard Pautrat trad., Paris, Seuil, 1988 [1675], III, propositions 27-30.
14 Possibilité seulement, car le juste réglage des imitations n’apparaît que chez les êtres
libres : « Les hommes sont divers (rares sont, en effet, ceux qui vivent selon le pré-
cepte de la raison), et cependant, pour la plupart, envieux, et plus enclins à la ven-
geance qu’à la Pitié. Et donc, pour supporter chacun avec son tempérament et se
retenir d’imiter leurs affects, il faut une singulière puissance d’âme » (Éthique, ouvr.
cité, IV, Appendice, chapitre 12, les italiques sont miennes). Mais la difficulté de la
communication ne doit pas, pour Spinoza, empêcher sa libre recherche.

L’amitié commune plutôt que le droit 131


et les passions humaines, il serait, pourtant, erroné d’effacer l’aplomb
d’une véritable générosité, sous prétexte que tout se ramène fondamen-
talement à l’utilité. Chacun cherchant à entrer en composition avec des
rapports qui lui conviennent, chacun désirant augmenter au maximum
sa puissance d’agir, voudra faire de ce qui lui est utile une source de joie :
or, si les êtres humains semblent convenir les uns aux autres, encore faut-­il
en « organiser la rencontre »15. Se lier d’amitié, c’est composer ainsi des
puissances supérieures. La générosité ne double pas pour rien l’effort de
se conserver : chacun sera le plus utile aux autres quand il cherchera la
plus grande utilité pour lui, car accroître sa puissance d’agir, lorsque l’on
a trouvé d’autres hommes à qui se lier d’amitié, conduit à accroître aussi
la puissance générale et réciproquement (proposition IV, 25, corollaires 1
et 2). L’amitié vient, donc, en surcroît de la préservation de soi, mais ce
surcroît commande, du même coup, un surplus de puissance.
 
On ne doit pas confondre cette générosité et la pratique des bienfaits :
donner des bienfaits consiste à positionner les autres sous sa dépen-
dance (Spinoza rejoint ici Montaigne). L’homme libre tente, donc, de
décliner les bienfaits (sans offenser, pourtant, les hommes réglés par
leurs passions), plutôt que de se trouver pris dans une économie de
l’obligation (proposition IV, 70). Pour les êtres que le désir aveugle, les
jeux de reconnaissance sociale ne sont que des tromperies organisées,
car ils limitent la puissance d’agir là même où ils croyaient en bénéficier ;
pour ceux qui savent se lier sans s’enchaîner (autrement dit, qui savent
composer des rapports de convenance et d’augmentation réciproque
de puissance), ils s’avèrent toujours « très reconnaissants (gratissimi) les
uns aux autres » (proposition IV, 71, démonstration). Ils ne rendent pas
des bienfaits, mais des grâces.
Aristote faisait une différence entre trois manières de fonder l’amitié
parfaite : par la vertu, par le plaisir et par l’utilité. C’est dans ce dernier cas

15 Voir Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1985,


p. 239-243.

132 LIRE AVEC SOIN


que se posait le plus de problèmes, car, quand on donne, on joue à la fois
sur le plaisir éprouvé à faire plaisir (à se poser en ami) et sur l’assurance
de voir revenir ce que l’on a donné à la manière d’un prêt. La dissension
apparaît lorsque l’obligation morale commandée par le don est tenue
pour une obligation légale imposée par le contrat16. La position spino-
ziste permet de court-­circuiter les aventures mi-­morales, mi-­légales du
don : en posant l’utilité au fondement de toute action, mais en faisant
de l’utilité la liberté de chercher dans les autres hommes un surcroît de
puissance, le contrat social n’est pas une servitude (même volontaire)
régie par la peur (qui est une passion triste), mais la quête d’un surplus
de joie17. Plus encore, Spinoza superpose les trois fondements de l’ami-
tié, puisque l’utilité trouvée aux autres hommes est source de plaisir et
devient libre exercice de la vertu18.
Le vulgaire trouve sa liberté dans l’obéissance inconditionnée à
ses désirs et considère la piété ou la force d’âme comme des fardeaux,
comme le prix à payer pour justifier sa servitude. Aux yeux de Spinoza,
il faut inverser la perspective : la liberté, qui n’est autre que l’accroisse-
ment maximal de la raison et des passions joyeuses, consiste à limiter
les affections passives (les « désirs déréglés » ou les « appétits lubriques »,
libidines) dans l’exacte mesure où nous favorisons la communication aux
autres par la piété, la fermeté et la générosité, ainsi que l’exprime l’ultime
proposition de l’Éthique : « La béatitude n’est pas la récompense de la
vertu, mais la vertu elle-­même ; et ce n’est pas parce que nous contra-
rions les appétits lubriques que nous jouissons d’elle ; mais au contraire,
c’est parce que nous jouissons d’elle que nous pouvons contrarier les
appétits lubriques » (Proposition V, 42). Pour Spinoza, l’amitié est une
éthique de la communication ; elle organise les rencontres, compose
des liens à partir desquels faire apparaître une politique de la liberté.

16 Aristote, Éthique à Nicomaque, Jules Tricot trad., Paris, Vrin, 1994, VIII, 1162 b.
17 Voir Traité théologico-­politique, Charles Appuhn trad., Paris, GF Flammarion, 1965,
p. 267-273.
18 Voir Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1996, p. 110.

L’amitié commune plutôt que le droit 133


Ainsi, l’amitié n’est pas seulement rencontre de personnes différentes,
mais aussi mise en commun d’éléments opposés. L’amitié répond à une
utilité et à un désintéressement, à un besoin et à une indépendance,
au souci d’un moyen et à la valeur d’une fin. Il ne s’agit ni de « dépas-
ser » ces contradictions, ni d’en demeurer prisonnier, mais d’effacer les
arêtes découpées des oppositions (l’alter ego), comme avec la chaîne
verticale et la trame horizontale du métier à tisser, l’artisan ne fait qu’un
seul tissu19. Cependant, faire profession d’amitié, travailler à la joie de
l’autre, éprouver comme vérité ou liberté le métier d’ami, suppose que
la médiation du lien social résulte et assure d’un effet d’immédiateté. La
fusion ne consiste plus à voir en l’autre un reflet qui résorbe et valorise
notre singularité, elle fonde le politique sur une joyeuse contagion des
amitiés – jusque dans le modèle secret qui hante aussi ces textes (et
jusqu’au mien) : la voix silencieuse de « l’ami lecteur ou de l’amie lectrice ».

19 Jean-Pierre Vernant reprend cette image du roi-­tisserand chez Platon pour qualifier
la philia grecque qui « suppose aussi ce travail et cette tension » (« Tisser l’amitié :
entretien avec Jean-Pierre Vernant », L’amitié : dans son harmonie, dans ses disso-
nances, Sophie Jankélévitch et Bertrand Ogilvie éd., Paris, Éditions Autrement, 1995,
p. 200).

134 LIRE AVEC SOIN


LECTURE DES
SENTIMENTS,
JUSTICE
INTERMÉDIALE
CHAPITRE IX

« Les mots nous aiment plus


que nous ne les aimons. »
Salah Stétié

Dans les sociétés modernes, nous avons tenté de fonder les communau-
tés politiques sur la « neutralité » du droit et de la rationalité. Or, les théo-
ries du care ou les conceptions politiques de l’amitié nous permettent
de remettre les sentiments au cœur du lien social. Depuis une quinzaine
d’années, surtout du côté anglo-­saxon, les travaux se sont multipliés
sur l’histoire ou l’anthropologie des émotions. Ils tâchent de montrer
comment les manières de ressentir et d’exprimer ses sentiments varient
dans le temps et en fonction des cultures. Nombre de ces conceptions
conçoivent la socialité des émotions en fonction de normes, de com-
munautés, de régimes ou de styles : autant de manières plus ou moins
rigides, plus ou moins contraignantes de concevoir l’extériorité des émo-
tions. Ainsi, en rejetant le modèle d’une intériorité des émotions qui
surgirait dans l’espace public malgré le contrôle des sujets, on inverse le
sens du fonctionnement et on souligne les formes ­d’intériorisation des

Lecture des sentiments, justice intermédiale 135


codes ou des répertoires disponibles par apprentissage social1. Pourtant,
le risque est de s’illusionner sur les communautés en question, de perdre
le sens des échelles (doit-­on parler au niveau de la nation, de différents
groupes sociaux, de la famille, des rôles sexuels ?) et de conserver des
figures stables où la dynamique serait seulement celle du mouvement
dehors/dedans ou dedans/dehors.
On y gagne sans doute une meilleure compréhension des proces-
sus culturels et des manières individuelles d’être, voire des enjeux écono-
miques récents avec le développement des relations de service qui opèrent
justement sur ce management des affects pour une intensification de la
vie quotidienne2 – ce qui nous permet au passage de saisir combien ces
investissements de la recherche tiennent eux aussi à des situations sociales
et culturelles actuelles... En rapport avec l’héritage de la rhétorique et d’une
psychologie des interactions, les émotions deviennent ainsi l’objet des
sciences politiques : on comprend l’intérêt pour la gouvernabilité des indi-
vidus si l’on pouvait reconnaître et régler les formes sociales de production
des émotions et stabiliser les processus mouvants de la constitution des
sujets et des communautés3. Se développe alors une « intelligence émo-
tionnelle » dont on discerne les enjeux de pouvoir et de contrôle.
C’est pourquoi on ne doit pas réduire la place des sentiments à une
simple intégration de schémas consensuels :
La question de savoir qui a le pouvoir de définir la situation ne se pose pas
dans une telle conception de la rationalité sociale des émotions. Elle peut en

1 Voir Ramsay MacMullen, Les Émotions dans l’histoire, ancienne et moderne, Paris,
Les Belles Lettres, 2004 ; Victor Crapanzano, « Réflexions sur une anthropologie des
émotions », Terrain, no 22, 1994, p. 109-117 ; David Le Breton, « Des affects comme
symboles », Revue du MAUSS, 1998, p. 167-179.
2 Voir Eva Illouz, Cold Intimacies : The Making of Emotional Capitalism, Oxford, Polity
Press, 2007.
3 Voir George Marcus, The Sentimental Citizen : Emotion in Democratic Politics,
Pennsylvania State University Press, 2002. Sur les dangers de cette récupération,
voir Fabienne Brugère, « Quelles politiques du care dans un monde néolibéral ? »,
Politiser le care ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2012, p. 133-148.

136 LIRE AVEC SOIN


revanche être formulée quand on s’intéresse à ce que font les « définitions
officielles » des situations à des agents confrontés à des émotions et des
sentiments qui ne « cadrent » pas avec les attentes.4

L’optique du care permet justement de repenser ces jeux de pou-


voir et l’importance des cadrages, car ceux-­ci sont déjà des manières de
lire. Cette importance politique des cadrages a été bien soulignée par
Nancy Fraser ou Judith Butler en réactualisant les conceptions impor-
tantes d’Erving Goffman et de Gregory Bateson5.
Avec elles, certaines critiques féministes ont pris ce tournant affectif
pour mieux déplacer la notion même de sujet et repenser les régimes
d’action au sein de nos sociétés6. C’est en bonne partie le propos de Sara
Ahmed qui change la question « Que sont les émotions ? » en « Que
font les émotions ? » : c’est « par les émotions, par nos façons de réagir
aux objets et aux autres êtres, que les surfaces et les frontières sont for-
mées : le “moi” et le “nous” sont constitués et même prennent la forme
des contacts avec les autres »7. C’est ainsi que les émotions configurent
des sujets, aménagent leur cohésion, par leur manière même de faire col-
ler des signes dans les relations avec les autres. Le sentiment amical est
une de ces colles politiques par laquelle un « nous » se dessine. Le senti-
ment est chose publique, parce qu’il est affaire de relations et d’échanges,
de contacts et de litiges, de reconnaissances au double sens du terme.

4 Patricia Paperman, Care et sentiments, Paris, PUF, 2013, p. 27.


5 Judith Butler, Frames of War. When Life is Grievable ?, Londres, Verso, 2010, en parti-
culier p. 72-75 ; Nancy Fraser, Scales of Justice. Reimagining Political Space in a Globa-
lizing World, New York, Columbia University Press, 2010, p. 142-155 ; Erving Goffman,
Les Cadres de l’expérience, Isaac Joseph trad., Paris, Minuit, 1991 [1974] ; Gregory Bate-
son, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1977 [1972].
6 Anu Koivunen, « An Affective Turn ? Reimagining the Subject of Feminist Theory »,
Working with Affect in Feminist Reading, Marianne Liljeström et Susanna Paasonen
éd., Londres, Routledge, 2010, p. 9.
7 Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press,
2004, p. 10. C’est aussi là l’héritage des ouvrages d’Aldie Hochshild qui a étudié le
travail des émotions comme des actions : The Managed Heart : Commercialization
of Human Feeling, Berkeley, University of California Press, 1983.

Lecture des sentiments, justice intermédiale 137


L’éthique du care s’est développée dans une opposition à la justice, parce
que l’on prenait celle-­ci comme source d’obligations et de droits, mais aussi
comme perspective neutre et purement rationnelle sur les conduites et
les êtres, éloignée de tout investissement affectif. Or, il y aurait avantage
à réintégrer les conceptions du care à l’intérieur de la justice, pour mieux
faire le pendant de son versant juridique8. Le plus grand avantage serait
de donner aux sentiments qu’elles mobilisent une tournure plus politique,
un déploiement plus institutionnel, une reconnaissance plus collective. À
côté du tiers exclu des procédures juridiques, réinscrire un tiers inclus, y
compris par ses sentiments, dans une politique du juste.
L’expression des sentiments semble trop privée pour avoir sa place
dans des procédures institutionnelles et des décisions concernant la col-
lectivité. Mais c’est oublier la construction des sociétés modernes super-
posant perspective du souverain et point de vue du juge : rationalité
et neutralité paraissent les habiter et, du coup, les justifient face aux
déploiements émotionnels des guerres civiles et des attaques person-
nelles. Cela conduit à ravaler les sentiments dans le domaine de l’inté-
riorité, qu’elle soit psychique ou domestique, et de l’infériorité, qu’elle
soit celles des femmes ou des enfants. Cependant, encore une fois, on
ne devrait pas ramener la justice aux seuls rapports de droit. Les rap-
ports de droit peuvent être des rapports de force voilés, accommodés
à des formes de sociabilité : des façons d’être « garrottés doucement » ;
ils composent simplement une des faces de la justice. L’autre face est
constituée des sentiments de soin ou d’amitié. Au codage des compor-
tements dans un régime de droit répond une lecture des situations dans
une écoute des besoins.
C’est en quoi la question de la lecture occupe une place aussi impor-
tante. Dès que l’on pense d’abord en termes de relations, il est néces-
saire d’appréhender la dynamique de ces connexions et donc de suivre
leurs manières d’agir, sans les réduire à un schéma préfabriqué ou à un

8 Voir par exemple Daniel Engster, The Heart of Justice. Care Ethics and Political Theory,
Oxford, Oxford University Press, 2007.

138 LIRE AVEC SOIN


résultat déjà joué. Un des grands philosophes à avoir systématiquement
pensé en termes de relations a été Alfred Whitehead. Il souligne qu’il
n’existe pas de fait simple ou pur, un fait est toujours plus que lui-­même,
car il a besoin, pour apparaître, de tout un environnement. L’environne-
ment ainsi coordonné est l’univers entier projeté en perspective dans le
fait. Et cette perspective permet de graduer son importance en même
temps que d’en retracer les détails. Whitehead alloue ainsi à la notion
d’importance une dignité philosophique inattendue (qui a été voilée
par ses espèces envahissantes : logique, morale, religion ou art). C’est
dans ce contexte que Whitehead définit ce qu’est un sentiment : « Un
sentiment est l’agent qui, dans le mouvement de la mise en perspective,
ramène l’univers à un fait »9. Évaluer degrés d’importance et puissance
des détails, tel est ce qui fait la juste lecture des phénomènes et l’impor-
tance de la lecture elle-­même.
La lecture doit opérer sur ce double registre qui prend en compte,
d’un côté, la richesse des singularités, les dynamiques de la surprise, de
l’autre, les perspectives et les gradations qui investissent les configura-
tions de détails et s’y réfléchissent. Même si des contradictions semblent
apparaître, des taches aveugles, des moments faibles, il est plus instruc-
tif d’en faire des ressauts pour penser plus avant, pour entrer dans des
subtilités qui nous enrichissent, en même temps qu’elles justifient le
texte ou éclairent la situation d’une lumière inattendue. De même, dans
les conceptions du care, « il n’y a pas de concepts moraux univoques
qu’il ne resterait qu’à appliquer à la réalité, mais nos concepts moraux
dépendent, dans leur application même de la narration ou de la des-
cription [je dirais, personnellement, de la lecture] que nous donnons de
nos existences, de ce qui est important pour nous »10. À ces évaluations
de l’importance s’attachent donc les sentiments que nous éprouvons
avant même que des concepts moraux puissent y apparaître.

9 Alfred N. Whitehead, Modes of Thought, New York, The Free Press, 1966, p. 10.
10 Patricia Paperman et Sandra Laugier, « Introduction », Le Souci des autres. Éthique et
politique du care, ouvr. cité, p. 27.

Lecture des sentiments, justice intermédiale 139


Le sens des situations et des singularités conduit aussi à valoriser le
souci du détail dans la mesure où il est une autre façon de prendre
en compte la vulnérabilité des êtres dans les pratiques : « Le care est
un effort pour faire valoir en morale l’attention au(x) particulier(s), au
détail de la vie ordinaire [...] : apprendre à voir ce qui est important et
non remarqué, justement parce que c’est sous nos yeux. Émerge alors
une éthique de la perception particulière des situations »11. Même une
expression maladroite, voire ratée, peut devenir l’occasion d’une révé-
lation. « Rater, rater encore, rater mieux », écrivait Samuel Beckett. D’où
l’importance épistémologique et politique de l’erreur dont nous avons
pu voir des exemples probants.
Oublier ces dimensions réduit la lecture à un simple rapport de
domination, face à des situations dont on croit pouvoir s’extraire objec-
tivement, ou face à ces objets apparemment si simples à manipuler que
sont les textes quand on les prend comme des résultats, figés dans leur
mutisme. Les écrits ne sont pas des objets morts, mais des gestes d’écri-
ture suspendus à leurs traces et aux multiples interactions qui les ont
provoqués, permis et reconduits : c’est justement ce qui les rapproche
de toute situation. Non pas ce qui est soumis à un regard investigateur,
mais ce qui nous permet de rêver à de nouveaux possibles en nous y
impliquant comme avec des amis. Non pas ce père dominateur dont
Platon regrettait l’absence au-­dessus de son texte, pas plus que le pater-
nalisme de certaines conceptions du soin, mais l’aide réciproque des
amis, qui se soucient les uns des autres. Le juste lecteur ne repère pas,
avec une mine réjouie, les faiblesses pour mieux clouer le texte ancien
comme un papillon au pilori d’une collection ; il évalue aux côtés des
richesses ces ratés, ces errances qui sont autant d’occasions pour com-
prendre leur sens et même leur importance pour la pensée12. Un peu

11 Sandra Laugier, « Le care, le souci du détail et la vulnérabilité du réel », Raison publique,
2011, no 14. En ligne : [https://www.raison-­publique.fr/article656.html] (consulté le
19 janvier 2017).
12 « C’est plus généralement une posture épistémologique, morale et politique qui a

140 LIRE AVEC SOIN


comme cette coquille d’un typographe, intelligemment négligent, qui
dans son « Au Lecteurs » résume toute la dimension paradoxale du
public, pour autant qu’on y fasse attention, plutôt que de la corriger
d’un geste souverain qui l’annule et en perd l’intérêt. Le juste lecteur, à
l’instar de l’ami, fait preuve de curiosité : le terme vient de cura et signi-
fie au départ « se soucier de »...
Néanmoins, il ne s’agit pas simplement de nouer le sentiment ami-
cal comme une jolie cravate au cou du public. De même que le risque
des activités de soin est de tomber dans une forme de paternalisme ou
de maternage infantilisant, l’inscription amicale des lecteurs est aussi
une forme d’exclusion de tous ceux et celles que l’on estime hors du
cercle. Il faut lire ces inscriptions amicales au plus juste, sans illusion
intempestive sur leurs fabrications et leurs effets. Cependant, tout l’in-
térêt de telles inscriptions consiste justement à faire de parfaits incon-
nus de possibles proches. Lire, c’est se sentir à la fois solitaire et solidaire,
irréductiblement séparé des autres et absurdement proche. Que nous
plongions dans un roman d’aventures ou dans un traité philosophique,
nous éprouvons une solidarité provisoire avec les mondes que nous y
découvrons. Cette solidarité n’empêche pas la distance.
 
Au moment où il constituait sa réflexion sur les opérations de don et de
contre-­don, Marcel Mauss, profondément engagé dans les luttes poli-
tiques et partisan de mouvements de solidarité, rédigeait des analyses
de la situation soviétique de 1924 :
Il y a de nombreux liens invisibles qui nouent ensemble les individus dans
les sociétés, qui nouent les contrats, les confiances, les crédits, res et rationes
contractæ. C’est sur ce terreau que peut germer et croître l’ardeur à satisfaire
les autres, dont on devient sûr. Toute la vie russe de ces six ans le démontre ;
la terreur ne lie pas [...]. Au risque de passer pour vieux jeu et diseur de lieux

pour particularité de stationner sur l’impur, l’indéterminable, le pâteux, qui distingue,


nous semble-­t-il, les théories du care. » Estelle Ferrarese, « L’éloge de l’impureté. Le
politique vu des théories du care », Politiser le care ?, ouvr. cité, p. 153.

Lecture des sentiments, justice intermédiale 141


communs, nous revenons clairement aux vieux concepts grecs et latins de
caritas que nous traduisons si mal aujourd’hui par charité, du philon et du
koinon, de cette « amitié » nécessaire, de cette « communauté » qui sont la
délicate essence de la Cité.13

Invoquer un ami lecteur en début d’ouvrage, dans une adresse


directe, conduit à en contrôler les effets de pouvoir potentiels et à don-
ner le sentiment à celui qui lit de pénétrer dans un livre en même temps
que dans un réseau de connaissances familières. Il s’agit moins de rassu-
rer le lecteur, bien sûr, que l’auteur lui-­même. La logique du don et du
contre-­don permettant de construire du lien social, l’amitié en apparaît
comme la figure de l’excellence politique.
Comme le note bien Judith Butler, en suivant certains propos de Levi-
nas, il y a une forme de violence dans l’adresse aux lecteurs ou aux audi-
teurs, mais il faut sortir d’un simple face-­à-face : la sphère politique met
toujours plusieurs personnes en scène14. En prenant les textes comme
autant d’actions d’écriture et de gestes de publication dont les lecteurs
successifs peuvent aussi faire partie, on évite les impasses du vis-­à-vis et les
simples rapports de force, sans s’illusionner sur les réseaux amicaux ainsi
créés. En maintenant la référence politique aux amitiés, on évite aussi ce
risque que souligne Emmanuel Petit : « La théorie du care bute enfin sur
la difficulté d’étendre la sollicitude au-­delà du cercle restreint des amis
ou de la famille. Il est, en effet, improbable que l’on puisse se soucier de
l’autre de la même façon lorsqu’il s’agit de ses proches que confronté à
des inconnus »15. Pour autant que l’on entende de nouveau le sens poli-
tique des amitiés, les lecteurs constituent, au contraire, ces amis inconnus
dont on prend soin par son texte, même indirectement, et qui prennent
soin de vous par les médiations multiples qui ont aussi constitué ce texte.
 

13 Marcel Mauss, Écrits politiques, Marcel Fournier éd., Paris, Fayard, 1997, p. 550-551.
14 Judith Butler, Precarious Life. The Powers of Mourning and Violence, Londres, Verso,
2004, p. 139-140.
15 Emmanuel Petit, L’Économie du care, Paris, PUF, 2013, p. 42.

142 LIRE AVEC SOIN


« Entendre de nouveau » ne signifie pas que les théories du care possède-
raient ainsi des ancêtres vénérables dont il suffirait de prendre en compte
les héritages oubliés. Ce sont ces théories (et avec elles tout un envi-
ronnement tant intellectuel que politique) qui réouvrent de façon judi-
cieusement anachronique des lectures possibles d’anciens textes. Réci-
proquement, les approches féministes du care y trouvent une ampleur
historique qui les conforte. Ces rapprochements dégagent des voies
plus claires d’analyse : ainsi, pour la remise en cause de l’adéquation
entre justice et droit et la distinction de deux grands types de concep-
tion politique (rapports de droit ou relations de soin). Mais ils opacifient
aussi et rendent plus pâteux les détails des situations autant que leurs
configurations historiques. Ainsi, l’amitié est aussi bien une machine à
exclusion qu’une opération d’inclusion ; ou la mondanité enjouée de
Saint-Évremond affiche sa valeur dans un monde aristocratique, que nos
démocraties pourraient considérer avec scepticisme. Ce sont ces replis
temporels qui font le caractère fondamentalement anachronique des
opérations de lecture – et c’est aux historiens à nous faire appréhender
ces plis temporels et ces situations pâteuses.
De manière générale, cela conduit à intégrer toute la réflexion sur
les médias (dont l’écrit offre ici sans doute le visage historique qui a
dominé depuis de nombreux siècles les configurations politiques les
plus variées) dans une analyse des modes de lecture. Et si l’on accepte
que la lecture relève avant tout de la justice, alors les mises en rela-
tion des êtres par des médias très différents les uns des autres en sont
aussi partie prenante. Les théories de la communication – ou ce que
j’appellerais plutôt « l’intermédialité »16 pour bien saisir qu’un médium
pur n’existe pas, que nous sommes toujours dans un milieu de médias,
dans une ambiance médiatique – opèrent sur le territoire de la justice.
Puisque les théories du care, avec d’autres, partent du principe que tout
est d’abord relations, on ne saurait faire l’économie des matérialités, des

16 Voir mon ouvrage D’où nous viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité,
Montréal, VLB éditeur, 2010.

Lecture des sentiments, justice intermédiale 143


techniques, des ­institutions qui autorisent ces mises en relation. On peut
même trouver dans le concept proposé par Jay Bolter et David Grusin
de « remédiation »17 (la façon dont un média refaçonne, rejoue, recom-
pose un autre média) un écho inespéré aux « remèdes » que sont les
lectures. Mais alors, il faut y écouter justement bruisser la langue et ses
multiples histoires. La générosité d’une lecture tourne l’attention autant
sur les chemins bien dessinés que sur les contours brouillés.

17 Jay D. Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge,


MIT Press, 2000.

144 LIRE AVEC SOIN


ESPRIT
CRITIQUE ET
TRANSMISSION
CONCLUSION

« La lecture constitue une opération sans objet ; ou qui


n’a pas d’autre véritable objet qu’elle-­même. Le livre en
est un support accessoire, ou même un prétexte. »
Italo Calvino

Une des défenses des humanités aujourd’hui consiste à souligner leur


importance pour la formation d’un esprit critique. Apprendre à chacun
à déchiffrer les textes, mais aussi les conduites et les situations, appa-
raît, en effet, un enjeu vital dans nos sociétés si l’on veut les considé-
rer comme démocratiques. Encore ne faut-­il pas réduire cet « esprit »
critique à un simple instrument de démontage des discours et des
représentations.
La critique de l’esprit critique montre son caractère parfois absurde-
ment tatillon, voire méprisant. On glisse vite de l’enthousiasme des limites
aperçues aux frontières à établir, aux domaines à circonscrire et à la domi-
nation qui s’ensuit. Le jugement, lui aussi, tourne facilement à la démons-
tration implicite d’une supériorité que rien, en soi ou ­fondamentalement,

Esprit critique et transmission 145


ne justifie. C’est sans doute ce qui fait les réticences de Pascal Quignard
quand il réécrit à sa manière une Critique du jugement1.
Or, loin d’être un simple soupçon systématique, le vrai esprit critique
est un esprit de confiance. Tel est son rapport au care. Le courage à dire la
vérité est le courage qu’il faut pour agir avec confiance envers les autres
(alors même que toutes sortes d’expériences en montrent l’absurdité), le
courage à s’exposer et s’adresser aux autres (alors même qu’ils peuvent
ne pas (vouloir) nous entendre). Apprendre à lire avec soin ne consiste
pas seulement à enseigner comment voir les dessous des discours et des
situations, mais surtout à construire des relations de confiance avec les
événements, les choses et les vivants pour en avoir une meilleure intel-
ligence et en appréhender les multiples temporalités. L’intelligence n’est
pas ici souci de domination et de maîtrise : comme la langue nous invite
à le penser, il s’agit, en fait, d’être d’intelligence avec d’autres personnes,
passées ou présentes, c’est-­à-dire de créer une microsociété de lecteurs
et de lectrices. On n’est jamais intelligent tout seul.
Ainsi que la philologie le montre, même l’erreur n’est pas une faute :
elle est bonne à penser. Hannah Arendt prétendait que les grands pen-
seurs sont ceux qui se contredisent monumentalement. Elle songeait à
Marx, mais on pourrait lui retourner le compliment. Il y a un courage à
pousser sa pensée jusqu’à ses limites, voire de l’élargir tant, en l’associant
à d’autres positions et d’autres intelligences, qu’on en vient à parler par-
fois contre ce que l’on avait énoncé. Chacun d’entre nous s’est contre-
dit, mais médiocrement, en tâchant de cacher aux autres (et d’abord à
soi) ces retournements, ces points de rebroussement de la réflexion ou
de nos vies mêmes. La lecture soigneuse ne se contente pas de pointer
du doigt avec avidité et autosatisfaction ces petites failles des discours
et des êtres. Elle s’efforce d’en développer la logique implicite et d’en
suivre les lignes de force – ou plutôt les lignes de vie.
C’est peut-­être là que l’on peut accorder critique et jugement dans
leurs tonalités différentes et par-­delà leurs petites opérations dialec-

1 Pascal Quignard, Critique du jugement, Paris, Galilée, 2015.

146 LIRE AVEC SOIN


tiques. La critique attentive est souci des limites ; le jugement imaginatif
est élargissement de la pensée. Il faut ce double mouvement, sans quoi
on demeure dans des jeux de maîtrise appauvrissants au lieu de pouvoir
véritablement rendre justice à ce qui est lu. Le manque de critique et de
jugement provient non d’un défaut d’entendement mais d’un manque
d’imagination à prendre d’autres positions, à voir de travers ou de côté,
hors de notre posture habituelle.
On ne fait pas que parler à d’autres personnes. Une part fondamen-
tale de notre rapport au langage tient au fait que nous puissions aussi
parler pour d’autres. Liant voix personnelle et morale, Stanley Cavell
comprend par conversation, « le fait que je parle pour d’autres et le fait
que d’autres parlent pour moi, et non pas seulement le fait de parler
à d’autres et que d’autres me parlent »2. Saint-Évremond n’aurait pas
désavoué cette façon de comprendre les usages de la conversation. Et
la lecture consiste justement dans cette désimbrication de soi, dans
cette double capacité de parler à et de parler pour. La capacité à trou-
ver une tonalité généralisante jusque dans sa singularité opère grâce à
un tel déport hors de soi.
Voilà pourquoi la lecture des auteurs anciens ne peut se faire en les
assommant de notre sens des informations. L’information identifie ; le
savoir trouble (il trouble les données que l’on tenait pour évidentes et il
nous trouble du même coup). L’information rassure ou inquiète ; le savoir
ouvre l’imagination et l’intelligence. On doit ainsi maintenir la présence
fragile de ces textes ou de ces événements venus du passé et leur offrir
une attention qu’ils rétribuent largement par les troubles dans lesquels
ils nous jettent. On s’enrichit soi-­même de l’intelligence déployée à lire
ces textes jusque dans la compréhension des contradictions. Le trem-
blement du sens vient du fait qu’il n’existe pas de position privilégiée : il
est possible de faire travailler l’intelligence de chacun pour qu’il devienne

2 Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures. Lettres pédagogiques sur un registre
de la vie morale, Nathalie Ferron, Mathias Girel et Élise Domenach trad., Paris, Flam-
marion, 2011 [2004], p. 76.

Esprit critique et transmission 147


à même de repérer les puissances potentielles, les intensités singulières
de ces moments inessentiels.
Il est, certes, toujours possible de ramener une œuvre ou un évé-
nement à son plus bas niveau et d’en dominer tranquillement les sens
épars, brisés comme des corps sur un champ de bataille. Mais le lecteur
s’intéresse à ce qui vit dans une œuvre, à ce qui remue et trouble les
significations ou les valeurs avérées. Il n’établit pas d’interprétation sou-
veraine ; il essaye de glisser sa voix dans des discours étrangers, d’obte-
nir un anonymat propice en aménageant simplement quelques points
de vue pour se proportionner aux singularités d’une œuvre et d’une
situation et de devenir à même de parler pour cette œuvre. La critique
n’est pas un discours produit en surplomb d’une œuvre, mais une voix
différente parlant pour elle.
Une lecture est toujours un échange. Tantôt, le lecteur dominateur
produit en ce qu’il lit son lot de contradictions et de faiblesses et l’ex-
ploite à son profit. Tantôt, le lecteur soigneux reconnaît en ce qu’il lit
des richesses qui l’endettent et qu’il rend à son tour par sa lecture. Un
lecteur qui ne témoigne, même minimalement, du frémissement généré,
même modeste, par une œuvre, ressemble à un physicien qui devrait
comprendre le fonctionnement d’un circuit électrique en analysant les
composants chimiques des bornes.
Le juste commentateur est celui qui a reçu tant de plaisir intellec-
tuel et sensible d’une œuvre ou d’un événement qu’il ne suffit pas à le
contenir, celui qui a senti la nécessité impérative de s’enrichir encore en
donnant à d’autres certains accès à ce plaisir. Tel est le lien fondamen-
tal, parfois oublié, entre éthique et intérêt, entre justice et jouissance. Si
la lecture est avant tout affaire de justice, on conçoit alors son impor-
tance pour ce qu’on appelle, de manière générique, l’Université. Ainsi
que le réclamait Bill Readings, dans son ouvrage hélas posthume Dans
les ruines de l’université, la culture universitaire devrait fonctionner à la
justice plutôt qu’à la vérité3.

3 Bill Readings, Dans les ruines de l’université, Nicolas Calvé trad., Montréal, Lux, 2013

148 LIRE AVEC SOIN


Walter Benjamin empruntait à Ernst Bloch une formule pour son
Livre des passages : « Chaque époque rêve la suivante. » En fait, il faudrait
plutôt affirmer que « chaque époque rêve la précédente ». Et il ne s’agit
justement pas de la juger du haut de son présent, mais de l’envelopper
dans l’ordre d’une rêverie intéressée. Qu’est-­ce que la rêverie ? Non un état
intérieur vaporeux en retrait du monde ; c’est une pensée active, mais
relâchée (comme on dit que la puissance de Roger Federer est de jouer
de façon aussi puissante que ses jeunes adversaires, mais de manière relâ-
chée). Jacques Rancière a bien souligné que la rêverie efface la division
illusoirement claire entre, d’un côté, la tête qui décide des moyens et des
fins et, de l’autre, le monde qui reçoit passivement son empreinte4. En
fait, la rêverie permet de vider la hiérarchie des moyens et des fins de sa
finalité ou le spectateur de sa légendaire passivité5. De même, il y a une
action politique de l’inactivité de la lecture lorsqu’elle se fait avec soin.
S’il est important de lire des passés dans notre présent, c’est pour
mieux établir un climat de confiance dans sa transmission comme passé.
Confiance aussi dans le moment présent à mobiliser intelligemment des
ressources passées ou des écarts anciens en restant ouvert aux usages
inédits qui en auront été faits et aux nouvelles lectures qui en auront
été données. Ainsi, je l’espère, de ce livre que le lecteur ou la lectrice
peut, maintenant, amicalement refermer pour mieux le rêver, pour le
rêver meilleur qu’il n’est.
Dans les manuscrits médiévaux et encore dans les textes imprimés
des humanistes, la lettre initiale d’un titre ou d’une adresse aux lecteurs

[1996]. Il insiste avec force sur le fait que l’université doit être comprise comme un
espace d’obligations éthiques plus qu’un moyen de simple transmission d’un savoir
scientifique. Cependant, on peut aussi faire justement de cette transmission le lieu
même de ces obligations éthiques.
4 Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essai sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014,
p. 104.
5 « Il y a une vertu subversive dans le fait de ne pas agir ou plutôt de rendre l’action
inactive et l’inaction active. » Ibid., p. 80. Voir aussi Jacques Rancière, Le Spectateur
émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

Esprit critique et transmission 149


se dressait très haut par rapport au reste des caractères, remplie de
traits qui la rendaient à la fois plus élégante et moins immédiatement
lisible. Souvent s’en échappait un visage comme si l’auteur ou l’impri-
meur venait observer une dernière fois les mots tracés, ou comme si
on demandait au lecteur de se glisser à leur place. Ces lettres s’appe-
laient des « cadeaux »6.

The Metamorphoses of Ovid, traduction et impression par William Caxton, 1480.


Facsimilé en couleur des manuscrits, New York, G. Braziller, in association
with Magdalene College, Cambridge, 1968. Source : Bibliothèque des livres rares
et collections spéciales, Université de Montréal.

6 L’exemple ci-­dessous est du grand éditeur anglais William Caxton, extrait des
Métamorphoses d’Ovide (1480). Cet ouvrage fait partie des Collections spéciales
de la Bibliothèque de l’Université de Montréal qui ont autorisé gracieusement sa
reproduction.

150 LIRE AVEC SOIN


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156 LIRE AVEC SOIN


TABLE DES
MATIÈRES

9
Qu’entendez-­vous par lire ?
INTR ODUCTION

35 
La vie précaire des médias : lecture
illégitime et lecture anachronique
CHAPITR E I

47 Critique de la critique et vertu de la lecture


CHAPITR E II

57 
Critique de la faculté de juger (du passé)
CHAPITR E III

Table des matières 157


67 
L’histôr et le juge : pour une visibilité
des bruits
CHAPITR E IV

79 
Le tiers inclus : socialité de la justice
CHAPITR E V

93 
Le médium de l’ami lecteur
CHAPITR E VI

111 
Amitié et justice : du soin politique
aux rapports de droit
CHAPITR E VII

123 
L’amitié commune plutôt que le droit
(Saint-Évremond et Spinoza)
CHAPITR E VIII

135 
Lecture des sentiments, justice intermédiale
CHAPITR E IX

145 
Esprit critique et transmission
CONCLUSION

151 
Bibliographie

158 LIRE AVEC SOIN


Cet ouvrage, composé avec les caractères
Cronos Pro et ITC Avant Garde Gothic,
a été mis en page par les soins du service des éditions
de l’École normale supérieure de Lyon.
Il a été achevé d’imprimer par Jouve en avril 2017.
N° d’impression :
Dépôt légal mars 2017

imprimé en france

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