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Qu’est-ce que le care ? C’est d’abord un objet qui éclaire autrement les problèmes poli-
tiques et éthiques de la vulnérabilité, de la dépendance et de l’autonomie. C’est ensuite
une méthode qui construit un regard sensible et raisonné pour appréhender différem-
ment les formes sociales de la relation humaine dans le monde de la vie morale, poli-
tique et esthétique. C’est, enfin, un autre modèle pour les sciences humaines et sociales :
comme ensemble de théorisations, les études sur le care justifient la mise à distance d’un
rationalisme et d’un formalisme étroit, elles défendent l’intégration de problématiques
féministes et des études de genre pour construire de nouvelles représentations critiques
du monde social et politique. Pour ces raisons, les domaines du care sont pluridiscipli-
naires et intéressent la philosophie, la sociologie, la psychologie mais également le droit,
l’économie ou les sciences politiques.
PERSPECTIVES DU CARE
ENS ÉDITIONS
2017
Éléments de catalogage
Lire avec soin. Amitié, justice et médias / Éric Méchoulan. – Lyon : ENS Éditions,
impr. 2017. – 1 vol. (160 p.) ; 18,5 cm. – (Perspectives du care, ISSN en cours).
Bibliogr. : p. 151-156
ISBN 978-2-84788-912-3 (br.) : 14 euros
Tous droits de représentation, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représen-
tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen-
tement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées
à une utilisation collective sont interdites .
© ENS ÉDITIONS 2017
École normale supérieure de Lyon
15, parvis René Descartes
BP 7000
69342 Lyon cedex 07
ISBN 978-2-84788-912-3
Pour Delphine et Ferdinand,
les belles surprises de la vie
« Toute vie s’adresse à quelqu’un et c’est dans
cette mesure – et uniquement dans cette
mesure – qu’elle a un sens, même si le sens de
la vie reste par ailleurs totalement obscur. »
Imre Kertész, Journal de galère
QU’ENTENDEZ-
VOUS PAR LIRE ?
INTRODUCTION
Lire : activité banale, au moins dans les pays où l’écrit est largement par-
tagé. Cependant, de nombreuses voix se lamentent aujourd’hui sur le
déclin de la lecture et nous pourrions penser que les techniques contem-
poraines de communication nous ont plutôt plongés dans un monde de
l’image et de la voix où l’écrit serait en perte de vitesse. Faut-il vraiment
se fier à ces critiques des technologies récentes ? Il est frappant que l’es-
sor des téléphones intelligents, par exemple, est moins dû à la présence
de la voix ou des échanges d’images ainsi facilités, qu’aux possibilités d’y
lire sa page Facebook, son compte Twitter, des pages Web ou les textos
1 Voir par exemple Éric Racine, Emily Bell et Judy Illes, « Can We Read Minds ? », Scien-
tific and Philosophical Perspectives in Neuroethics, James Giordano et Bert Gordjin
éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 244-270, et sur les (im)possi-
bilités et les implications d’une telle « lecture » voir le stimulant ouvrage de Pierre
Cassou-Noguès, Lire le cerveau, Paris, Seuil, 2012.
2 Sarah Blaffer Hrdy, Mothers and Others. The Evolutionary Origins of Mutual Unders-
tanding, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2009, p. 292. Sauf mention
d’un traducteur, toutes les traductions sont les miennes.
3 Charles Taylor, La Liberté des modernes, Philippe de Lara trad., Paris, PUF, 1997, p. 86 ;
Stanley Cavell, Les Voix de la raison, Sandra Laugier et Nicole Balso trad., Paris, Seuil,
1996, p. 508 ; Sandra Laugier, Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Patricia
Paperman et Sandra Laugier dir., Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 368.
4 Michel de Montaigne, Essais, Pierre Villey éd., Paris, PUF, 1992, I, 1, « Par divers moyens
on arrive à pareille fin », p. 9 (mes italiques). Ce passage est un ajout marginal que
fait Montaigne dans la dernière édition qu’il corrige. Voir ainsi les pages annotées de
l’exemplaire de Bordeaux : [http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getob-
ject.pl?c.0:2:1.montaigne] (consulté le 19 janvier 2017).
5 « This man’s brow, like to a title-leaf, foretells the nature of a tragic volume », William
Shakespeare, Œuvres complètes. Histoires, édition bilingue établie par Jean-Michel
7 François Rabelais, Pantagruel, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon éd., Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1994, p. 336-337.
Autrement dit, que l’on tente d’adoucir ceux qui nous menacent de
mort par la soumission ou par la bravoure, on n’est jamais sûr du résul-
9 Voir par exemple Diana Taylor, The Archive and the Repertoire. Performing Cultural
Memory in the Americas, Durham, Duke University Press, 2003.
10 Paul Zumthor, Performance, réception, lecture, Montréal, Éditions Le Préambule, 1990,
p. 80.
11 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 45.
15 Lisa Stevenson, Life Beside Itself : Imagining Care in the Canadian Arctic, Oakland,
California University Press, 2014, p. 86-87.
16 Bien sûr, le modèle du lecteur est quand même, chez Montaigne, un tyran qui sait
souverainement bien lire les expressions, mais aussi envoyer à la mort ses ennemis !
L’attention en question est plus intéressée que généreuse, plus affirmation de pou-
voir que souci des autres. D’entrée de jeu, on saisit l’ambiguïté possible du « care »
comme de la lecture, ambiguïté sur laquelle je reviendrai.
17 Joan C. Tronto, « Au-delà d’une différence de genre. Vers une théorie du care », Le
Souci des autres. Éthique et politique du care, ouvr. cité, p. 64.
18 Ibid., p. 67.
22 Carol Gilligan, In A Different Voice, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982.
23 Carol Gilligan, Joining the Resistance, Cambridge, Polity Press, 2011, p. 180. Les italiques
sont miennes.
24 Joan C. Tronto, Caring Democracy. Markets, Equality, and Justice, New York, New
York University Press, 2013, p. 162-163.
25 Sur la notion d’action d’écriture, voir l’enquête collective du GRIHL, Action et écri-
ture, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
26 Sur ces lectures picturale et politique, voir les travaux de Louis Marin, par exemple
Détruire la peinture, Paris, Flammarion, 1997 [1977], p. 53-54.
27 Voir Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, Élise Domenach éd., Christian
Fournier et Élise Domenach trad., Montrouge, Bayard, 2010. Voir aussi le commen-
taire qu’en donne Sandra Laugier dans son article « Care et perception. L’éthique
comme attention au particulier », art. cité, p. 363-364.
28 Joan C. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Hervé Maury trad.,
Paris, La Découverte, 2009 [1993], p. 143-144.
29 Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 44 et p. 13.
30 Voir Thierry Bonnot, L’Attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, 2014, ou Bruno
Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La
Découverte, 2012, p. 428-433.
31 Charles de Saint-Évremond, « Sur l’amitié », Œuvres en prose, René Ternois éd., Paris,
Librairie Marcel Didier, 1966, t. III, p. 311-312.
32 Charles Taylor, La Liberté des modernes, ouvr. cité, p. 86.
36 Joan C. Tronto, Caring Democracy. Markets, Equality, and Justice, ouvr. cité, p. 49. Ma
traduction.
37 Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes (suivi de) Le Pèse-Nerfs, Paris, Gallimard, 1977,
p. 89.
1 Voir Joan C. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, ouvr. cité.
Bob Dylan recycle, en effet, les rimes d’un poème du recueil le plus
célèbre de Robert Browning, Men and Women :
6 Strophe finale de « Up at a Villa – Down in the City », Robert Browning, Poetical
Works, Oxford, Oxford University Press, 1996, vol. v.
3 Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ? Suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015
[1978], p. 37.
4 Ibid., p. 40. Ce passage est resté manuscrit et n’a pas été lu pendant la conférence
ni intégré à la publication ensuite. Il est intéressant que cette importance allouée à
l’adresse, destinée à un public immédiatement présent, soit demeurée abritée dans
le média écrit. Je crois l’intuition générale tout à fait juste et je vais tâcher de la déve-
lopper au chapitre vi sur l’adresse et l’ami lecteur – ami lecteur parce que lecteur
d’un auteur en principe absent et parce que présent comme un ami.
5 Ibid., p. 40.
6 Ibid., p. 39.
7 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], Dits et écrits, IV, 1982-1988, Paris,
Gallimard, 1994, p. 232.
8 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « “Un geste très simple et très
irréparable”. Gestes et dispositifs dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville », Les Gestes
de l’art, Paris, Classiques Garnier, à paraître.
9 Judith Butler, « What is Critique ? ». En ligne : [http://eipcp.net/transversal/0806/but-
ler/en] (consulté le 19 janvier 2017).
10 Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, ouvr. cité, p. 34-35.
1 Voir Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Alexis Philonenko éd. et trad.,
Paris, Vrin, 1984, paragraphes 40 et 60.
2 Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Paris,
Minuit, 2011, p. 131.
3 Ibid., p. 115.
4 Voir Michel Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Minuit,
1977. Pour quelques éléments d’une analyse proprement historique des rythmes, voir
le récent ouvrage de Jean-Claude Schmitt, Les Rythmes au Moyen Âge, Paris, Galli-
mard, 2016.
5 Hannah Arendt, « Retour à l’envoyeur » [“Home to Roost”, New York Review of Books,
26 juin 1975], Penser l’événement, Éric Adda, Antoine Calon, Didier Don et André
Enegrén trad., Paris, Belin, 1989, p. 263-264.
6 Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Myriam Revault d’Al-
lonnes trad., Paris, Seuil, 2003, p. 20.
7 Sur ce point, voir l’excellente mise au point de Judith Revel, Foucault avec Merleau-
Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Paris, Vrin, 2015.
8 Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, ouvr. cité, p. 20. La sen-
tence latine se traduit ainsi : La cause victorieuse plaît aux dieux, mais la cause vain-
cue plaît à Caton.
9 Ibid.
1 Homère, Iliade, Paul Mazon trad., Paris, Les Belles Lettres, 1949, chant xviii, v. 497-508.
4 Gerhard Thür, « Oaths and Dispute Settlement in Ancient Greek Law », Greek Law in
its Political Setting. Justifications not Justice, Lin Foxhall et Andrew Lewis éd., Oxford,
Clarendon Press, 1996, p. 62.
C’est ce jeu des regards qui compose l’ekphrasis autant que le dis-
positif judiciaire qu’elle met en scène sur le bouclier.
Ici, c’est la technique rhétorique elle-même qui nous indique
comment regarder et entendre la procédure du jugement. Ainsi, l’histôr
10 Simon Goldhill, « What is ekphrasis for ? », Classical Philology, vol. 102, no 1, janvier
2007, p. 2.
11 Simon Goldhill, « Placing Theatre in the History of Vision », Word and Image in
Ancient Greece, Keith Rutter et Brian A. Sparkes éd., Edinburgh, Edinburgh Univer-
sity Press, 2000, p. 170.
12 Eschine, Contre Ctésiphon, Victor Martin et Guy de Budé éd. et trad., Paris, Les Belles
Lettres, 1991, III, p. 247.
13 Simon Goldhill, « Placing Theatre in the History of Vision », art. cité, p. 170.
14 Voir l’excellente mise au point de Pierre Vesperini dans son ouvrage Droiture et
mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle, Lagrasse, Verdier, 2016.
1 Alexandre Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 24.
3 Justice Yvonne Mokgoro, « Ubuntu and the Law in South Africa ». En ligne : [http://
www.ajol.info/index.php/pelj/article/view/43567] (consulté le 19 janvier 2017).
4 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de poche, 1994 [1961], p. 234.
9 Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy, Ronald Beiner éd., Chicago,
University of Chicago Press, 1982, p. 68.
10 Ibid., p. 70.
11 Ibid., p. 76.
12 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, ouvr. cité, p. 176.
18 Pour une vision critique de cette production, voir Sandrine Leblanc, « Un tribunal
des larmes ». En ligne : [http://www.laviedesidees.fr/Un-tribunal-des-larmes.html]
(consulté le 19 janvier 2017).
19 « For the first time in their lives, victims now had the opportunity of telling a friendly
government body the story of their unjust suffering. » Donald W. Schriver, Jr., « Truth
Commissions and Judicial trials: Complementary or Antagonistic Servants of Public
Justice », Journal of Law and Religion, 2001, vol. xvi (1), p. 15.
1 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Olivier Mannoni trad., Paris, Fayard, 2000
[1999], p. 7.
2 David Hume, « Of the Standard of Taste », Essays, Moral, Political and Literary,
6 Ibid., p. 49.
7 Voir Making Publics in Early Modern Europe. People, Things, Forms of Knowledge,
Bronwen Wilson et Paul Yachnin éd., Londres, Routledge, 2010, p. 38.
8 Marguerite de Navarre, Le Miroir. Suivi de Oraisons en prose, Paris, [Antoine Auge-
reau], 1533, dernier feuillet non paginé. Il s’agit là de la première occurrence en français
de cette figure de l’ami lecteur. Elle provient d’un éditeur, imprimeur et graveur de
caractères – on discerne ainsi l’importance d’élargir la notion d’auteur à tous ceux
qui participent aux processus de publication. On peut aussi rappeler qu’Augereau
finit en décembre 1534 sa vie sur un bûcher à la suite de l’affaire des Placards : l’appel
à un ami lecteur n’est pas toujours bien entendu d’un pouvoir politique – le « gou-
vernement amical » est chose décidément difficile…
10 Dans nos propres pratiques, sans que cela dénote pourtant d’intelligence supérieure,
simplement un effet de distance, ne voyons-nous pas la facilité (et le plaisir ?) avec
laquelle nous repérons, avec notre goût de la critique, les points aveugles, les pro-
blèmes inaperçus, les contradictions cachées des plus grands penseurs ? Il faudrait
conjoindre la formule classique du nain sur les épaules d’un géant et l’image comique
de l’individu qui scie la branche sur laquelle il se trouve…
11 Voir Platon, République, Émile Chambry trad., Paris, Les Belles Lettres, 1931, II,
375e-376b. Plutarque rappelle ce qui concerne le dieu des messages, l’herméneute-
chien : « Si les Égyptiens appellent Hermès “le chien” ce n’est pas au sens propre, mais
parce que les qualités de cet animal, bon gardien, vigilant, philosophe selon le mot
de Platon, en ce qu’il distingue l’ami de l’ennemi […] leur inspire un rapprochement
avec le plus intelligent des dieux. » Plutarque, Œuvres morales, Christian Froidefond
éd. et trad., Paris, Les Belles Lettres, 1988, t. V, 2e partie, 355b 5-8.
« ainsi quelquefois
comme quelque chose
de la vie pas forcément »
Samuel Beckett
1 Carol Gilligan, « Une voix différente. Un regard prospectif à partir du passé », Le Souci
des autres. Éthique et politique du care, ouvr. cité, p. 42.
ce rôle spécial. Joué par Gary Cooper, le lieutenant MacGregor offre à la fois le cou-
rage viril de l’homme d’action et la sensibilité affectueuse d’une mère. C’est ce qu’un
autre sous-lieutenant (Forsythe) arrivé en même temps que le jeune Stone souligne
à plusieurs reprises, ironisant sur « l’instinct maternel » de MacGregor. On pourrait
sans doute voir là un cas typique de ces amitiés masculines favorisées par les situa-
tions de guerre et la cohabitation incessante. Pourtant, c’est bien à l’instinct maternel
qu’il est fait référence et non à une possible fraternité phallique, voire homosexuelle.
Cette amitié maternelle est, d’ailleurs, socialement contagieuse puisque Forsythe, qui
ne paraît pas du tout partager le souci de relations sentimentales à la MacGregor, en
vient à déployer le même « instinct maternel » pour le jeune Stone. Ils s’avèrent être
tous deux d’excellents aristotéliciens : l’ami est une mère pour son ami.
7 Jean Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, 1576, VI, 6, p. 258.
8 Voir Montaigne, « De trois commerces », Essais, ouvr. cité, III, iii, p. 821.
Montaigne est donc parvenu à éviter les pires violences des guerres
de religion, qu’il a pourtant vécues de près, mais il regrette que ce soit
par chance ou même par l’effet de sa prudence. La même prudence
qui a été disqualifiée en général est de nouveau implicitement critiquée,
car elle est relative, variable et provisoire. Là où la prudence tâche de
s’adapter avec plus ou moins d’intelligence aux situations changeantes,
seul le droit semble maintenir une stabilité des relations humaines. La
justice serait donc la vraie garante de la paix entre les individus d’une
même communauté.
Pour quelle raison ? Parce que les relations personnelles s’y trouvent
neutralisées. Là où les amitiés communes fonctionnent de manière inté-
ressée, liant les individus les uns aux autres par des obligations réci-
proques, le droit les unit par des devoirs communs généraux sans égard
pour la singularité des personnes. Montaigne s’élève contre les formes
traditionnelles de la sociabilité des dons et des contre-dons. Dans la
mesure où ces dons sont toujours pris dans des intérêts personnels (d’où
le paradoxe de la cherté de ce qui est donné) et même s’ils permettent
justement de construire de la réciprocité, tout se passe comme si l’on
échangeait ce que l’on était soi-même, dans sa singularité, plutôt que de
vivre dans un rapport aux autres qui n’engage pas notre personne même.
Le modèle souhaité par Montaigne est à la fois celui du droit et celui
10 Sur l’importance des obligations pour le droit et le lien social, voir le remarquable
livre de Laurent de Sutter, Magic. Une métaphysique du lien, Paris, PUF, 2015.
4 Saint-Évremond, « Sur les plaisirs », Œuvres complètes, ouvr. cité, IV, p. 20-21.
5 Saint-Évremond, « Lettre à M. le comte d’Olonne », Entretiens sur toutes choses, David
Bensoussan éd., Paris, Desjonquères, 1998 [1674], p. 116.
6 « Les divertissements ont tiré leur nom de la diversion qu’ils font faire des objets
fâcheux et tristes, sur les choses plaisantes et agréables : ce qui montre assez, qu’il
est difficile de venir à bout de la dureté de nôtre condition par aucune force d’es-
prit, mais que par adresse on peut ingénieusement s’en détourner. » Saint-Évremond,
« Sur les plaisirs », Œuvres complètes, ouvr. cité, IV, p. 12-13. Sur cette question fonda-
mentale, voir l’excellent ouvrage de Jean-Charles Darmon, Philosophies du divertis-
sement. Le jardin imparfait des Modernes, Paris, Desjonquères, 2009.
7 Saint-Évremond, « Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone », Œuvres complètes,
ouvr. cité, I, p. 166-167.
9 Saint-Évremond, « Lettre à M. le comte d’Olonne », Entretiens sur toutes choses, ouvr.
cité, p. 116.
10 Saint-Évremond, « A Monsieur le Maréchal de Créqui qui me demandoit il y a quinze
ou seize ans en quelle situation estoit mon esprit et ce que je pensois sur toutes
choses », Œuvres complètes, ouvr. cité, IV, p. 118.
11 Spinoza, Traité politique, Charles Appuhn trad., Paris, GF Flammarion, 1966, II, 10.
12 Ibid., I, 5, p. 13.
13 Spinoza, Éthique, Bernard Pautrat trad., Paris, Seuil, 1988 [1675], III, propositions 27-30.
14 Possibilité seulement, car le juste réglage des imitations n’apparaît que chez les êtres
libres : « Les hommes sont divers (rares sont, en effet, ceux qui vivent selon le pré-
cepte de la raison), et cependant, pour la plupart, envieux, et plus enclins à la ven-
geance qu’à la Pitié. Et donc, pour supporter chacun avec son tempérament et se
retenir d’imiter leurs affects, il faut une singulière puissance d’âme » (Éthique, ouvr.
cité, IV, Appendice, chapitre 12, les italiques sont miennes). Mais la difficulté de la
communication ne doit pas, pour Spinoza, empêcher sa libre recherche.
16 Aristote, Éthique à Nicomaque, Jules Tricot trad., Paris, Vrin, 1994, VIII, 1162 b.
17 Voir Traité théologico-politique, Charles Appuhn trad., Paris, GF Flammarion, 1965,
p. 267-273.
18 Voir Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1996, p. 110.
19 Jean-Pierre Vernant reprend cette image du roi-tisserand chez Platon pour qualifier
la philia grecque qui « suppose aussi ce travail et cette tension » (« Tisser l’amitié :
entretien avec Jean-Pierre Vernant », L’amitié : dans son harmonie, dans ses disso-
nances, Sophie Jankélévitch et Bertrand Ogilvie éd., Paris, Éditions Autrement, 1995,
p. 200).
Dans les sociétés modernes, nous avons tenté de fonder les communau-
tés politiques sur la « neutralité » du droit et de la rationalité. Or, les théo-
ries du care ou les conceptions politiques de l’amitié nous permettent
de remettre les sentiments au cœur du lien social. Depuis une quinzaine
d’années, surtout du côté anglo-saxon, les travaux se sont multipliés
sur l’histoire ou l’anthropologie des émotions. Ils tâchent de montrer
comment les manières de ressentir et d’exprimer ses sentiments varient
dans le temps et en fonction des cultures. Nombre de ces conceptions
conçoivent la socialité des émotions en fonction de normes, de com-
munautés, de régimes ou de styles : autant de manières plus ou moins
rigides, plus ou moins contraignantes de concevoir l’extériorité des émo-
tions. Ainsi, en rejetant le modèle d’une intériorité des émotions qui
surgirait dans l’espace public malgré le contrôle des sujets, on inverse le
sens du fonctionnement et on souligne les formes d’intériorisation des
1 Voir Ramsay MacMullen, Les Émotions dans l’histoire, ancienne et moderne, Paris,
Les Belles Lettres, 2004 ; Victor Crapanzano, « Réflexions sur une anthropologie des
émotions », Terrain, no 22, 1994, p. 109-117 ; David Le Breton, « Des affects comme
symboles », Revue du MAUSS, 1998, p. 167-179.
2 Voir Eva Illouz, Cold Intimacies : The Making of Emotional Capitalism, Oxford, Polity
Press, 2007.
3 Voir George Marcus, The Sentimental Citizen : Emotion in Democratic Politics,
Pennsylvania State University Press, 2002. Sur les dangers de cette récupération,
voir Fabienne Brugère, « Quelles politiques du care dans un monde néolibéral ? »,
Politiser le care ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2012, p. 133-148.
8 Voir par exemple Daniel Engster, The Heart of Justice. Care Ethics and Political Theory,
Oxford, Oxford University Press, 2007.
9 Alfred N. Whitehead, Modes of Thought, New York, The Free Press, 1966, p. 10.
10 Patricia Paperman et Sandra Laugier, « Introduction », Le Souci des autres. Éthique et
politique du care, ouvr. cité, p. 27.
11 Sandra Laugier, « Le care, le souci du détail et la vulnérabilité du réel », Raison publique,
2011, no 14. En ligne : [https://www.raison-publique.fr/article656.html] (consulté le
19 janvier 2017).
12 « C’est plus généralement une posture épistémologique, morale et politique qui a
13 Marcel Mauss, Écrits politiques, Marcel Fournier éd., Paris, Fayard, 1997, p. 550-551.
14 Judith Butler, Precarious Life. The Powers of Mourning and Violence, Londres, Verso,
2004, p. 139-140.
15 Emmanuel Petit, L’Économie du care, Paris, PUF, 2013, p. 42.
16 Voir mon ouvrage D’où nous viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité,
Montréal, VLB éditeur, 2010.
2 Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures. Lettres pédagogiques sur un registre
de la vie morale, Nathalie Ferron, Mathias Girel et Élise Domenach trad., Paris, Flam-
marion, 2011 [2004], p. 76.
3 Bill Readings, Dans les ruines de l’université, Nicolas Calvé trad., Montréal, Lux, 2013
[1996]. Il insiste avec force sur le fait que l’université doit être comprise comme un
espace d’obligations éthiques plus qu’un moyen de simple transmission d’un savoir
scientifique. Cependant, on peut aussi faire justement de cette transmission le lieu
même de ces obligations éthiques.
4 Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essai sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014,
p. 104.
5 « Il y a une vertu subversive dans le fait de ne pas agir ou plutôt de rendre l’action
inactive et l’inaction active. » Ibid., p. 80. Voir aussi Jacques Rancière, Le Spectateur
émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
6 L’exemple ci-dessous est du grand éditeur anglais William Caxton, extrait des
Métamorphoses d’Ovide (1480). Cet ouvrage fait partie des Collections spéciales
de la Bibliothèque de l’Université de Montréal qui ont autorisé gracieusement sa
reproduction.
Bibliographie 151
Bonnot Thierry, L’Attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, 2014.
Brugère Fabienne, « Quelles politiques du care dans un monde néolibéral ? », Poli-
tiser le care ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2012, p. 133-148.
Butler Judith, Frames of War. When Life is Grievable ?, Londres, Verso, 2010.
— Precarious Life. The Powers of Mourning and Violence, New York, Verso, 2006.
— « What is Critique ? », [http://eipcp.net/transversal/0806/butler/en] (consulté
le 19 janvier 2017).
Cavell Stanley, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, textes rassemblés et traduits par
Élise Domenach, Christian Fournier et Élise Domenach, Montrouge, Bayard, 2010.
— The Claim of Reason. Wittgenstein, Skepticism, Morality, and Tragedy, Oxford,
Oxford University Press, 1979.
— Philosophie des salles obscures. Lettres pédagogiques sur un registre de la vie
morale, Nathalie Ferron, Mathias Girel et Élise Domenach trad., Paris, Flam-
marion, 2011.
— Un Ton pour la philosophie. Moments d’une autobiographie, Sandra Laugier et
Élise Domenach trad., Montrouge, Bayard, 2003.
Cerquiglini-Toulet, Jacqueline, « Moyen Âge, xiie-xve siècle », dans La Littérature
française : dynamique et histoire I, Yves Tadié dir., Gallimard, 2007.
Crapanzano Victor, « Réflexions sur une anthropologie des émotions », Terrain,
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9
Qu’entendez-vous par lire ?
INTR ODUCTION
35
La vie précaire des médias : lecture
illégitime et lecture anachronique
CHAPITR E I
57
Critique de la faculté de juger (du passé)
CHAPITR E III
79
Le tiers inclus : socialité de la justice
CHAPITR E V
93
Le médium de l’ami lecteur
CHAPITR E VI
111
Amitié et justice : du soin politique
aux rapports de droit
CHAPITR E VII
123
L’amitié commune plutôt que le droit
(Saint-Évremond et Spinoza)
CHAPITR E VIII
135
Lecture des sentiments, justice intermédiale
CHAPITR E IX
145
Esprit critique et transmission
CONCLUSION
151
Bibliographie
imprimé en france