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Akram B. Ellias, « Replis communautaires à Sarcelles », Le Monde diplomatique
(2006)
Première constatation : le temps des « potes » est bel et bien terminé. Les jeunes ne
jurent désormais que par la « communauté » ou par la « religion » et ne croient plus au
métissage. « Les nouvelles générations se regroupent selon l’origine ethnique ou
religieuse et non plus selon les critères habituels de voisinage. On est d’abord juif, arabe
ou noir. Il ne faut pas, bien entendu, généraliser cela à toutes les cités, mais c’est la
tendance la plus significative, et même les parents se laissent emporter par le discours
identitaire », reconnaît une assistante sociale qui travaille à Sarcelles depuis plus de vingt
ans. Hier comparée à un havre de tolérance du fait de la multiplicité de ses populations, la
ville semble tentée par le repli communautaire. On reste délibérément « entre soi » et, si
l’on a affaire à un journaliste, on ne se prive pas d’accuser avec hargne les « autres »
d’être à l’origine des problèmes de la cité.
A l’ombre des tours, les trois grandes familles s’épient, se chamaillent et en arrivent
parfois aux pires extrémités. Phrases recueillies au hasard et qui reviennent comme des
échos insupportables. « La majorité des bagarres entre adolescents est due aux Noirs. Il
faut voir ce qu’ils nous font endurer. Leur manière de montrer qu’ils sont français, c’est
d’être agressifs et de mettre tout le monde, même leurs compagnons de misère, sur la
défensive », clame à voix haute un épicier d’origine marocaine. « Les Arabes ne se disent
plus maghrébins mais musulmans. C’est une manière de rompre tout lien avec nous,
notamment les juifs d’origine séfarade. On n’est plus cousins, mais ennemis en religion.
C’est vraiment inquiétant car, jusqu’à présent, il y avait une sorte d’alliance bienveillante
entre nous. Tout cela remonte à l’apparition des militants islamistes1 qu’on a laissé
essaimer dans la ville », s’indigne André, propriétaire d’une petite boutique au centre
commercial des Flânades. « Les juifs ne veulent pas de nous à Sarcelles. Ils sont prêts à
tout pour nous chasser et refusent systématiquement de nous vendre ou louer des
appartements », s’insurge Antoine, un fonctionnaire d’origine antillaise.
La ville devient ainsi un territoire que l’on doit garder « pour les siens » en affrontant,
même violemment, les autres, suspectés de vouloir s’étendre à tout prix. Le Front National
pourrait bel et bien être le premier bénéficiaire de cette situation. Présents sans relâche
sur le terrain, ses militants, lorsqu’ils ont affaire à des « Français de souche », ont bien
entendu recours avec de plus en plus de succès au discours xénophobe. Mais la
nouveauté est que ces croisés de la préférence nationale2 savent aussi utiliser au mieux
les tensions communautaires en faisant des Maghrébins des interlocuteurs privilégiés.
Les paroles violentes et antisémites de certains textes de rap figurent aussi au banc des
accusés. « Cette culture des ghettos importée des Etats-Unis va nous faire très mal,
avertit le responsable d’une association. Les jeunes, surtout ceux qui ont entre 8 et 12
ans, se fondent dans un moule qui n’a rien à voir avec la réalité française mais qui risque
de le devenir. » Si des groupes qui prônent les tolérance, tels que MC Solaar ou Alliance
1 L’islam est le nom qui désigne la religion des musulmans, fondée sur le Coran et prêchée par
Mahomet ; islamique est l’adjectif qui s’applique à ce qui se rapporte à l’islam ; islamiste est un
adjectif et un nom se rapportant à l’islamisme, mouvement politique et religieux qui prône le
respect et l’expansion de l’islam.
2 Les croisés de la préférence nationale : ces défenseurs de la préférence nationale,
proposition du Front nationale, qui consisterait à accorder la priorité aux personnes de nationalité
française pour l’accès au logement et aux services sociaux.
Ethnik, conservent un certain crédit, les formations underground qui se contentent de
traduire les textes américains ont le vent en poupe.
« Qu’allons-nous faire de ces jeunes qui ne jurent que par la baston, l’embrouille ou le
territoire ? Qu’allons-nous faire de ces gamins qui ne sont pas encore adolescents et qui
ne rêvent que d’une seule chose : posséder une arme à feu et créer leur propre gang ? »
s’inquiète une institutrice...
Dessin de Lasserpe sur le plan « Espoir Banlieues » (2008)
Léonora Miano, « Filles du bord de ligne », Afropean Soul et autres nouvelles (2008)
La rue ne leur était pas ce qu’elle est pour tant d’autres. La ligne de jonction entre deux
points. Pour elles, c’était l’espace. Celui qui manquait dans les logements où trop de frères
et sœurs s’agglutinaient, où on se marchait les uns sur les autres, où on devait attendre
son tour pour faire ses devoirs sur la table d’une pièce dont ne savait si elle était chambre,
cuisine ou salle de séjour. Elles faisaient rarement leurs devoirs. Cela ne leur disait rien. Et
puis, il y avait trop de monde autour. Trop de voix. Trop de visages portant la marque de
cent déconfitures3 , de mille frustrations. Ce qu’elles voulaient, c’était rire un peu. Dépenser
l’énergie que la pièce exiguë comprimait. Echapper à la rengaine sur les traditions, à
l’obligation faite aux filles de bien se comporter, parce que leur conduite attestait la
moralité des familles. Les parents n’avaient plus que cela : l’idée qu’ils se faisaient de la
morale. Ils s’y cramponnaient parce que tout le reste les avait fuis.
Quand elles avaient le cœur léger, elles se passaient le lecteur mp3 que possédait
l’une d’elles. Elles dansaient dans la rue.
Quand elles n’avaient pas le cœur à danser et qu’il leur fallait tout de même dépenser
cette énergie qu’elles ne maîtrisaient pas, il leur arrivait de quitter leur territoire. Elles
grimpaient dans un bus sans payer, s’asseyaient au coin d’une autre rue. Tapies derrière
une vieille voiture maculée de tags et de fientes de pigeons, elles guettaient. D’autres
filles. Celles qui avaient tout ce dont elles étaient privées. Un grand appartement, une
famille non élargie, des vacances à la mer, des séjours à l’étranger. Des filles aux cheveux
longs, naturellement lisses. Se jetant sur elles, elles leur assénaient des coups, leur
taillaient le visage à l’aide de morceaux de sucre6 qu’elles gardaient par-devers elles. Ils
étaient aussi redoutables qu’une lame. Elles emportaient des trophées : un blouson, une
paire de baskets dernier cri, le souvenir, surtout, de l’effroi dans les yeux bleus.
Ainsi, la vengeance envers les policiers peut être considérée comme la principale
motivation des émeutiers, a fortiori lorsque – de nombreux témoignages convergent en ce
sens – cette police ne s’est pas contentée de subir la violence des jeunes mais est parfois
venue la provoquer (par exemple en se déployant massivement et en multipliant les
contrôles et les provocations verbales dans des quartiers où il n’y avait pas encore eu
d’incidents). Cela peut étonner tant le discours médiatico-politique dissimule ces rapports
de force, ces provocations, ces violences et ces vengeances qui structurent au quotidien
les rapports entre groupes de jeunes et groupes de policiers et qui constituent une
dimension majeure de l’expérience de vie de ces jeunes. Méconnaître cette réalité, c’est
s’interdire de comprendre le déclenchement et le déroulement des émeutes. C’est aussi
s’interdire de comprendre pourquoi les discours du ministre de l’Intérieur ont cristallisé le
sentiment d’humiliation de ces jeunes et ont eu un impact réel : avant les émeutes, ils ont
contribué à « chauffer les esprits », pendant les émeutes ils ont jeté de l’huile sur le feu.
Par ailleurs, pour une moitié des émeutiers rencontrés, en particulier ceux qui sont sortis
du système scolaire, qui se trouvent sans travail et souvent dans la délinquance de survie
comme le petit trafic de cannabis, l’agressivité et le ressentiment s’expriment aussi à
l’égard d’une institution : l’école. Cela peut contribuer à expliquer une autre caractéristique
de ces émeutes, à savoir le nombre inédit de bâtiments scolaires touchés.
Ainsi, l’école symbolise, aux yeux de ces jeunes, l’institution qui a « gâché [leur] avenir »,
c’est- à-dire qui leur a fermé la possibilité d’une insertion dans la société et les a fortement
humiliés. Ils accusent de surcroît les enseignants d’être des personnes hypocrites tenant