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Docteur Gro Harlem Brundtland, directrice de l’OMS, Introduction du Rapport de l’OMS Rapport sur la santé dans le Monde 2001. Santé
mentale : nouvelle conception, nouveaux espoirs
S’ ilformalisation
existe un domaine qui semblerait a priori échapper à toute possibilité de
scientifique, la parentalité est de ceux-là. La relation parent(s)-
enfant(s) est l’un des principaux lieux de développement et de construction de
ce(s) dernier(s). Supposer une définition de cette relation et des lois d’exercice
scientifiquement fondées, semble a priori également supposer une définition
préalable et scientifique de l’humain en devenir auquel elle permet l’accès à la
vie tout d’abord, à l’éducation et à l’humanité ensuite, à l’autonomie adulte
enfin. Qu’est-ce qu’un être humain, qu’est-ce qu’un « bon » être humain, celui
qu’une « bonne » parentalité scientifiquement fondée se fixe comme objectif et
dont elle devrait permettre le développement ? La redoutable difficulté de la
question ne semble pas arrêter les concepteurs de programmes d’éducation aux
bonnes pratiques parentales, qui n’hésitent pas à proposer aux parents des
modes d’exercices fondés sur des évaluations empiriques, et des règles
systématiques.
Évaluation de quoi, et quelles règles, c’est ce que je vais examiner dans ce
chapitre, en m’appuyant sur l’exemple d’un programme d’éducation à la
parentalité qu’un important organisme français de santé publique,
l’Établissement français de prévention en santé (EFPS)2 avait souhaité évaluer
empiriquement, en relation avec la Mission interministérielle de lutte contre
les drogues et la toxicomanie (MILDT). La mise en œuvre de cette évaluation
m’avait été confiée, après que j’ai répondu à un appel d’offres. De la réponse à
cet appel d’offres à ma recommandation finale d’abandonner l’évaluation de ce
programme avant même sa mise en œuvre empirique, sur la base d’analyses
essentiellement méthodologiques, c’est le chemin que je propose de parcourir
dans ce chapitre.
Ce que les enfants savent faire et comment gérer Aptitudes sociales I Jeu de l’enfant
2 le stress
8 L’alcool, les drogues et les familles Alcool et drogues Apprendre des parents
Résoudre les problèmes et donner des Résoudre Jeu des parents
9 instructions des problèmes
Construire et utiliser des programmes basés sur Gérer la colère Rappel des notions
13 l’apprentissage de compétences
Le test de stress : cochez chaque manifestation que vous avez observée récemment, chez
vous.
Physique Émotionnel Comportemental
fatigué très inquiet sentiment de vide
tendu humeur changeante négatif
n’arrive pas à dormir cauchemars en colère contre soi-même
dort beaucoup découragé en colère contre les autres
pas d’appétit peu d’entrain passivité
mange trop pleure souvent n’arrive pas à pardonner
rhumes, maux de tête sautes d’humeur doute de soi
douleurs musculaires ne parle pas attitude cynique
grincement de dents parle trop les buts dans la vie semblent insignifiants
Le test de stress est introduit dans la séance de la façon suivante : « Nous avons
un test simple pour vous aider à voir et comprendre votre propre stress. Nous
vous demandons de le regarder et de cocher les items qui s’appliquent à vous.
Nous sommes certains que plus vous présentez de ces signes, plus vous
ressentez de stress. » Si les signes mentionnés peuvent en effet être des réactions
à des stresseurs, ils peuvent aussi être des symptômes de multiples
problématiques comprenant la dépression, l’anxiété, les troubles du
comportement alimentaires, les troubles de la personnalité, différentes maladies
somatiques, les conséquences iatrogènes de différentes substances… et bien
d’autres choses encore. Quelles peuvent être les conséquences d’amener les
parents à penser que ces signes sont les seuls effets du stress, sans
questionnement additionnel sur les autres causes envisageables ? Loin de cette
question qui nécessiterait pour trouver réponse une analyse un peu
approfondie, le manuel reste fidèle à son optique strictement pragmatique. Il
s’agit simplement de savoir « comment gérer le stress que vous ressentez lorsque
votre enfant se comporte mal », et non pas, par exemple, de savoir identifier
l’irritabilité dépressive, l’irritabilité hypoglycémique, ou tout autre déterminant
historique, normatif, caractérologique, psychologique, environnemental… qui
ferait considérer au parent que son enfant se comporte « mal » et qu’il le vit
comme intolérable. La technique présentée et travaillée durant la séance
consiste à compter lentement de 10 à 1 en s’imaginant descendre un escalier.
Parmi les autres techniques recommandées : quitter la pièce, faire autre chose :
« allumer la télé, manger un sandwich, n’importe quoi pour aider à se calmer,
garder son sens de l’humour ». Si l’écart est patent entre l’intensité des
symptômes du test utilisé, surtout s’ils se cumulent (je ne peux plus dormir,
plus manger, je fais des cauchemars, je deviens cynique, ma vie perd son sens,
j’ai moins d’amis…) et le simplisme de la solution proposée (compter jusqu’à
10), tout autant que le risque de recommander aux parents d’avoir recours à
des comportements dysfonctionnels (manger pour se calmer), c’est pourtant la
seule chose qui soit proposée par le programme.
Pendant que les parents apprennent à se déstresser, les enfants « développent
leurs aptitudes sociales », et tout d’abord s’entraînent à l’écoute. Pour leur
apprendre à montrer qu’ils écoutent, quatre règles leur sont présentées,
auxquelles ils s’entraîneront par le jeu de Jacques a dit :
1. Regarder la personne.
2. Avoir un visage avenant.
3. Poser des questions.
4. Mais ne pas interrompre.
Si le jeu de Jacques a dit nécessite en effet d’écouter et d’entendre ce que dit le
meneur pour s’y conformer, le choix de ce support est révélateur de la notion
d’écoute sous-jacente. Le jeu n’est en effet en rien un exemple d’une écoute de
la vie quotidienne, intégrée dans une interaction en relation, organisée autour
d’un échange. C’est une écoute destinée à se mettre en situation de pouvoir
exécuter un ordre.
Durant la séance « familles », on demande aux enfants de jouer tranquillement
à part en leur disant « nous allons parler à vos parents du Jeu de l’enfant. Le Jeu
de l’enfant les aidera à être de meilleurs parents en leur apprenant à faire un
meilleur travail d’attention à votre égard ». Les animateurs présentent le Jeu de
l’enfant aux parents, puis leur montrent comment féliciter les enfants de leur
calme en leur disant « Merci de jouer comme ça, ça nous aide et on aime
quand vous faites ça. » Les animateurs invitent ensuite les parents à féliciter
leurs enfants régulièrement, « d’abord en disant aux parents exactement quoi
dire et quand ».
Quels peuvent être les effets de dire aux parents en la présence des enfants, et
aux enfants en présence des parents que ces derniers vont apprendre des
techniques pour devenir « de meilleurs parents » ? Que peut penser l’enfant
auquel on apprend que ledit Jeu de l’enfant qui va être enseigné à ses parents
est en vérité une technique que ses parents acquièrent pour devenir meilleur, le
meilleur en question étant une capacité accrue à faire faire à l’enfant ce que le
parent veut qu’il fasse ? Les difficultés et contradictions de ce dispositif, où
parents et enfants sont successivement ou simultanément disqualifiés, mis en
position d’incompétence, félicités, mis en position de toute puissance,
objectivés comme cibles ou opérateurs d’une technique standardisée prescrite
et validée par les animateurs qu’il aura d’abord fallu observer, ne sont jamais
évoquées.
Le savoir-faire central du programme « ignorer et remarquer » est ensuite
enseigné aux parents. Il s’agit « de vous apprendre à utiliser votre attention
pour guider le comportement de votre enfant ». Les règles en sont les
suivantes :
1. « Récompensez immédiatement : tout comportement qui est récompensé
immédiatement a une plus grande probabilité de survenir à nouveau. »
2. Un enfant « travaillera pour l’attention positive, telle que les louanges
d’autrui, particulièrement des parents. Malheureusement, l’attention est si
importante que si un enfant ne reçoit pas suffisamment d’attention positive, il
cherchera de l’attention négative, même des punitions ».
3. « Ne récompensez pas accidentellement les comportements que vous ne
voulez pas. Ignorez les mauvais comportements. »
Il s’agit donc d’utiliser un élément fondamental pour l’enfant, l’attention de ses
parents, comme levier de manipulation pour sélectionner les comportements
souhaités par le parent.
Des récompenses à gogo
Savoir récompenser est l’objet de la troisième séance des parents. Il est
préconisé de leur demander de mentionner « une chose qu’ils ont faite cette
semaine et que l’enfant a aimée », et de « récompenser les parents qui ont pensé
à amener leur journal quotidien » dans lequel ils doivent noter les exercices à la
maison qu’ils ont faits. La théorie des récompenses présentée est la suivante :
« les récompenses sont la meilleure manière d’amener les enfants à apprendre
les comportements que vous voulez. Les enfants travailleront pour obtenir les
choses qu’ils aiment – de l’attention, des louanges, des friandises, des
cadeaux… ». Ce mécanisme n’est pas pour autant limité aux enfants puisque
« les adultes fonctionnent à l’identique. Pensez à la manière dont les adultes
sont récompensés au travail, à la maison, ou dans leurs relations ». Il est
important d’expliquer que « récompenser votre enfant pour un bon
comportement est une manière de montrer votre amour ». Toutefois, ledit
amour est ici conditionnel à l’accomplissement de la performance : « une
récompense n’est donnée qu’APRÈS6 le bon comportement, et si le
comportement n’a pas lieu, la récompense n’est pas donnée ». Aux parents qui
objecteraient qu’il s’agit là d’acheter le comportement de l’enfant, d’un pot-de-
vin, on répondra que « le pot-de-vin est le paiement d’une chose illégale, alors
qu’une récompense est le résultat naturel d’un bon comportement (un
salaire) ».
Sans entrer dans des détails que nous aborderons plus loin, mentionnons tout
de même dès à présent que de multiples travaux montrent que ce type de
comportement parental est associé à un risque accru de troubles
psychopathologiques chez l’enfant, qu’il s’agisse de troubles cliniques (axe 1 du
DSM) ou de troubles pérennes de la personnalité (axe 2 du DSM) (Barber,
1996 ; Brook, Zheng, Whiteman, & Brook, 2001 ; Johnson, Cohen, Chen,
Kasen, & Brook, 2006 ; Mariaskin, 2009 ; Sauer & Baer, 2010 ; Straus
& Field, 2003).
S’agissant des moyens de récompenser, une liste de 30 phrases prêtes à l’emploi
est fournie, ainsi qu’une liste d’actions réparties en trois groupes : (1) 12
récompenses personnelles (sourire, applaudir, serrer dans ses bras, etc.) ; (2) 32
choses à faire (jouer au Frisbee, peigner les cheveux du parent, aller au lit 15
minutes plus tard, avoir un bain à bulles, s’habiller avec des vêtements
amusants, s’asseoir sur les genoux du parent, etc.) ; (3) 26 choses à donner
(crayons, montres pour enfant, bande dessinée, lampe clignotante, jeux, pièces
de monnaie, etc.). Un tableau d’enregistrement des récompenses données est
fourni aux parents pour le travail à la maison.
En parallèle, les enfants entament le deuxième volet du développement de leurs
aptitudes sociales : après l’écoute, la prise de parole. Les savoir-faire pour parler
avec quelqu’un sont présentés en huit points :
1) Demander si c’est le bon moment pour parler.
2) Regarder la personne.
3) Avoir un ton et une voix plaisants.
4) Ne pas parler trop fort ou trop bas.
5) Ne pas se tenir trop loin ou trop près.
6) Alterner les tours de parole.
7) Savoir interrompre
a. Avoir un ton et une voix plaisants.
b. Regarder la personne.
c. Attendre une pause.
d. Dire « excusez-moi ».
8) Féliciter et faire des compliments.
Ces savoir-faire sont pratiqués en jeux de rôle avec le « fooler game », une
marionnette qui alterne les « vraies » félicitations et les « fausses », les enfants
exprimant leur accord / désaccord, et avec le « praise puppet show », une
marionnette qui trouve toujours un moyen de féliciter son interlocuteur, quels
que soient les sentiments exprimés par celui-ci, dont il n’est d’ailleurs tenu
aucun compte. La séance familiale a pour objectifs d’entraîner les parents aux
félicitations durant le jeu de l’enfant, « sous la supervision et les
encouragements des formateurs ».
Puisque les enfants savent désormais écouter et parler, et les parents féliciter, il
est possible et temps pour ces derniers d’apprendre à fixer des buts et des
objectifs clairs à leurs enfants. Mais les enfants aussi doivent savoir
récompenser les bons comportements de leurs parents et les « aider à devenir
meilleurs ». Il est précisé aux enfants que « nous aidons vos parents à améliorer
les mêmes savoir-faire que ceux que nous vous enseignons. Aujourd’hui vos
parents apprennent comment vous aider à faire davantage des choses qu’ils
veulent et moins des choses qu’ils ne veulent pas. Ils décident ce qu’ils aiment
dans votre comportement et ce qu’ils voudraient être différents. Dans cette
séance, nous allons faire la même chose pour vous afin que vous puissiez aider
vos parents à être de meilleurs parents ». Il est donc question de demander aux
enfants d’aider leurs parents à mieux les transformer afin qu’ils deviennent
davantage conformes à ce que veulent les parents. Pour cela, les « règles
magiques du succès » pour « aider les gens à changer la manière dont ils se
comportent » sont présentées aux enfants. Elles sont au nombre de deux :
1. Récompensez ce que vous aimez : « si vous flattez une personne quand elle
fait quelque chose que vous aimez, il y a une probabilité plus grande qu’elle
fasse à nouveau ce que vous aimez, parce que vous l’avez récompensée. Par
exemple, si vous caressez votre chien à chaque fois qu’il fait quelque chose que
vous aimez, il le refera. »
2. Ignorez ce que vous n’aimez pas : « si quelqu’un fait quelque chose que vous
n’aimez pas, ignorez-le en cessant de le regarder. Vos parents vont apprendre à
vous ignorer quand vous faites des choses qu’ils n’aiment pas. C’est une
manière de vous dire qu’ils ne sont pas contents de votre comportement.
Lorsqu’ils aimeront ce que vous faites, ils vous regarderont à nouveau. »
La séance familiale destinée à s’entraîner à ces nouvelles compétences est
décomposée en cinq minutes de discussion sur le travail effectué à la maison,
dix minutes d’observation du Jeu de l’enfant, quinze minutes d’activité en
famille autour d’un jeu de rôle avec discussion sur l’exercice (il s’agit de décider
en famille comment utiliser 100 $ qui viennent d’être gagnés à la loterie), cinq
minutes de présentation du travail à faire à la maison (continuer le Jeu de
l’enfant, noter sur le journal quotidien toutes les récompenses données aux
enfants pour avoir fait un comportement demandé par le parent).
Une boîte à outils skinnérienne
La cinquième séance parentale est introduite par l’explication suivante sur la
technique fondamentale de « remarquer et ignorer » : « Le truc est d’aider les
enfants à apprendre qu’ils obtiendront de l’attention pour les comportements
que vous7 voulez, tandis qu’ils seront ignorés pour les comportements que vous
ne voulez pas. Chaque parent décide pour lui-même ce qu’il veut et ce qu’il ne
veut pas. Cela signifie récompenser les comportements que nous voulons de
nos enfants, et de nos partenaires, et de nos collègues ». On reconnaîtra ici
aisément la classique technique skinnérienne de conditionnement opérant
(Skinner, 1965) avec renforcement des comportements souhaités par la
récompense et extinction des comportements non souhaités par l’ignorance
(conditionnement opérant avec punition négative). Le renforcement est une
procédure qui vise à augmenter la probabilité d’apparition d’un
comportement. La punition est une procédure qui entraîne une diminution de
la probabilité d’apparition d’un comportement. Le renforcement positif est
une procédure qui entraîne une augmentation de la fréquence d’un
comportement suite à la présentation d’un stimulus « appétitif ».
Symétriquement, la punition négative est une procédure qui entraîne une
diminution du comportement suite à la suppression ou à l’ajournement d’un
stimulus appétitif (Freixa i Baqué, 1981). Selon la théorie skinnérienne de
l’apprentissage, les comportements sont façonnés par les contingences
environnementales de renforcement et de punition, c’est-à-dire par les retours
que l’environnement fournit en réponse aux comportements. C’est cette
logique de façonnage que le programme PFI recommande ici d’appliquer aux
enfants.
Pour récompenser les comportements voulus, le protocole recommandé est le
suivant (cinq minutes de séance) :
1. Récompensez immédiatement.
2. Dites précisément ce que vous avez aimé.
3. Soyez cohérent, si vous récompensez une fois, récompensez toujours.
4. Soyez authentique, n’ayez pas l’air faux.
5. Utilisez des récompenses que l’enfant aime.
6. Diminuez les récompenses pour un comportement lorsque ce
comportement est acquis.
Pour ignorer les comportements non voulus, le protocole est (dix minutes de
séance) :
1. « Ne regardez pas l’enfant : détournez-vous totalement de lui, afin de ne pas
lui donner le moindre signe d’attention. »
2. « Ne parlez pas à l’enfant, même s’il vous demande pourquoi vous l’ignorez.
Sinon vous lui apportez une récompense en lui portant attention. Ne touchez
pas l’enfant, ne le laissez pas vous toucher. Ne dites à l’enfant pourquoi vous
l’ignorez que lorsque le comportement a cessé. »
3. « Si le comportement persiste, c’est peut-être qu’il est récompensé par
d’autres. Expliquez aux autres (amis, proches) qu’il faut ignorer le
comportement et comment le faire. »
La gestion des récompenses est ensuite présentée avec un outil qui sera fabriqué
durant la séance Famille : un tableau des bons comportements associé à une
loterie. Lorsque le nombre de bons comportements requis est atteint, l’enfant
peut tirer sa récompense au sort en utilisant la loterie. La séance familiale est
consacrée à la réalisation en famille du tableau de comportements et de la
loterie.
Des moments de Family Life
La septième séance est consacrée à la notion de réunion familiale. Le fait de
tenir régulièrement des réunions familiales est « le signe d’une famille forte et
soutenante ». Ces réunions, qui doivent être tenues de façon régulière,
hebdomadaire – typiquement le dimanche soir pour planifier la semaine à
venir –, « accroissent l’unité de la famille, améliorent la coopération familiale et
diminuent les conflits, augmentent l’amour et le respect mutuel, améliorent
l’organisation familiale et évitent les crises de dernière minute, et développent
les compétences sociales – en particulier pour les enfants ». Parmi lesdites
compétences sociales se trouve le fait de savoir demander de l’aide. L’idée
centrale est d’expliquer aux enfants que lorsqu’ils ont un problème « c’est leur
pouvoir personnel de dire à quelqu’un comment ils se sentent, le problème
qu’ils rencontrent, et de demander de l’aide ». Les savoir-faire sont travaillés
avec des marionnettes jouant différentes situations problématiques de la vie
quotidienne (racket, tentatives de séduction par des adultes étrangers, etc.). Il
s’agit d’identifier les adultes susceptibles d’apporter de l’aide et auxquels il faut
parler (parents, enseignants, policiers, médecins, etc.), mais aussi les pairs « de
confiance » auxquels les problèmes peuvent être confiés.
La séance familiale est un entraînement à la réunion de famille, autour d’un
problème que peut poser un enfant ou un adolescent. Les problèmes présentés
sont très clairement genrés :
– S’il s’agit d’une jeune fille « la discussion devrait tourner autour des règles à
mettre en place pour ses rendez-vous amoureux – âge approprié, qui est bon à
fréquenter… », à partir d’une situation dans laquelle la jeune fille a été invitée à
une soirée par un garçon plus âgé qu’elle.
– S’il s’agit d’un jeune garçon, « la discussion devrait tourner autour des règles
à mettre en place sur les amis qu’il fréquente, à partir d’une situation dans
laquelle le jeune a été invité à un concert, et sera emmené en voiture par des
amis plus âgés ».
Quelques substances psychotropes
La huitième séance est la séance « drogues » du programme. Le but de la séance
est de faire comprendre aux parents que leurs usages et leurs attitudes envers
toutes les drogues, qu’elles soient légales ou illégales, influenceront l’attitude de
leurs enfants et leurs usages futurs des drogues. Cependant, « certains enfants
ont une probabilité plus grande de développer des problèmes pour des raisons
qui n’ont rien à voir avec la qualité de leurs parents. Certains enfants sont tout
simplement nés irritables, en colère, anxieux et agressifs. Si vous avez un enfant
comme ça, vous avez besoin d’être un “super-parent” et d’obtenir autant d’aide
que vous pouvez de vos amis, de la famille, de l’école, des conseillers religieux,
des travailleurs sociaux et d’autres personnes qui peuvent vous aider à élever ces
enfants difficiles. Ces enfants sont souvent appelés à haut risque ou
vulnérables ». Plus un enfant est jeune lorsqu’il commencera à expérimenter
l’alcool, le tabac ou d’autres drogues, et plus la probabilité augmente qu’il
devienne dépendant ultérieurement. Chaque année de consommation évitée
apportera un délai important pour la croissance physique et le développement
intellectuel qui pourra aider l’enfant à résister aux pressions de consommation.
Les enfants à risque de consommer des drogues présentent selon les manuels
PFI différentes caractéristiques : des traits personnels et des comportements tels
qu’une faible estime personnelle, un usage précoce de l’alcool et du tabac, la
dépression et autres problèmes de santé mentale, un intérêt pour les
comportements à risque, des sentiments d’aliénation, un caractère opposant, de
la rébellion, de mauvaises compétences de coping. Des facteurs familiaux : un
environnement chaotique à la maison, une mauvaise communication familiale,
des abus et de la négligence sur l’enfant, des problèmes de substances chez les
parents, une parentalité inefficace ou un manque d’attention, un manque ou
un excès de discipline. D’autres facteurs interviennent également : la pression
des pairs, un comportement délinquant, de mauvais résultats scolaires, une
faible implication à l’école. Les enfants utilisent des drogues pour se sentir plus
grand, pour se sentir appartenir à des groupes, pour se détendre et échapper à
la pression, pour prendre des risques, se rebeller, pour satisfaire leur curiosité.
Mais les enfants ont une probabilité plus faible de devenir dépendant aux
drogues si leurs parents ne sont pas favorables à l’usage de drogues et
encouragent un mode de vie sain, s’ils incitent leurs enfants à participer à des
activités qui améliorent le développement d’un sens fort et positif d’eux-
mêmes, s’ils promeuvent des alternatives positives aux drogues, s’ils sont
sensibles à ce que les enfants sentent tout en leur posant des limites adéquates,
s’ils proposent une discipline, une structure et une cohérence dans
leur éducation, s’ils développent une communication familiale ouverte, s’ils
aident leurs enfants à développer un savoir-faire dans le fait de se fixer des buts,
de prendre des décisions et de résoudre les conflits, s’ils insistent sur l’âge
approprié pour utiliser l’alcool, le tabac et les drogues prescrites.
La séance des enfants est également consacrée aux drogues. Il est expliqué aux
enfants que « les drogues sont des produits chimiques qui affectent le
fonctionnement de notre corps et de notre esprit. Certaines drogues sont
légales, mais réservé aux adultes. L’alcool et les cigarettes sont des exemples de
produits qui contiennent de la drogue que les adultes peuvent utiliser s’ils le
veulent ». « Certaines drogues sont appelées des médicaments, car elles peuvent
nous soigner. Certaines sont si puissantes que même les adultes doivent avoir la
permission d’un médecin pour les acheter ». Différents produits « contiennent
des drogues qui font que les adultes se sentent mieux ». Le problème c’est que
« ces drogues qui permettent de se sentir mieux peuvent aussi faire du mal si
elles sont mal utilisées, ou trop longtemps ». La « chose la plus importante à
savoir pour les enfants à propos de l’alcool, du tabac et des autres drogues est
de savoir comment dire non et pourquoi » :
Que faire si on vous offre de l’alcool ou de la drogue ? La réponse du
programme est simple :
1. S’en aller.
2. Le dire à un adulte.
3. Dire non.
Que pouvez-vous faire au lieu de prendre des drogues ou de l’alcool ?
1. Appeler un ami.
2. Vous faire du bien : dessiner, chanter, danser, lire, nager…
3. Vous impliquer : aider d’autres gens, rejoindre un groupe.
4. Rêver de ce que vous voulez être, à qui vous voulez ressembler.
5. Vous amuser.
6. Parler de ce que vous ressentez.
La séance familiale est consacrée aux apprentissages implicites que font les
enfants en observant leurs parents. Des groupes sont constitués de telle
manière que les parents et les enfants d’une même famille ne soient pas
ensemble, et il leur est proposé de discuter des sujets suivants (durée de la
discussion : dix minutes) :
Pour les parents :
1. Est-ce qu’il y a des choses bonnes ou mauvaises que vos enfants ont apprises
en vous regardant ?
2. Que pensez-vous que vous pourriez changer dans vos comportements que
vous ne souhaitez pas que vos enfants apprennent ?
3. Comment pourriez-vous enseigner aux enfants de meilleurs
comportements ?
Pour les enfants :
1. Pensez-vous que vous êtes comme votre père ou votre mère ? De quelle
façon ?
2. Est-ce qu’il y a des choses que vous aimeriez que votre père ou votre mère
change ?
3. Qu’avez-vous appris de vos parents ?
Une discussion en famille est ensuite proposée aux parents et aux enfants
autour de la question de l’usage des drogues et de la façon dont il affecte leur
famille (durée de la discussion : dix minutes).
Un manuel du bon dirigeant
pour que les parents s’amusent aussi
La neuvième séance est consacrée, pour les parents comme pour les enfants,
aux techniques de résolution de problèmes et aux bonnes méthodes de
direction (savoir donner des directives). La séance familiale introduit une
nouvelle technique, le Jeu du parent. Le Jeu du parent, pendant du Jeu de
l’enfant, est une structure dans laquelle les parents donnent des directives et
apprennent à récompenser leurs enfants lorsqu’ils les suivent.
Les règles en sont les suivantes :
– Donner des directives claires et spécifiques.
– Formuler les directives de façon affirmative, pas interrogative.
– Remercier l’enfant lorsqu’il suit les directives.
– Utiliser des rappels et des avertissements lorsque l’enfant ne suit pas les
directives.
– Récompenser l’enfant lorsqu’il suit les directives.
La pratique du Jeu du parent est introduite durant la séance de la façon
suivante : Après avoir joué au Jeu de l’enfant, les parents demandent aux
enfants de ranger les jouets avec lesquels ils jouent « de façon très particulière,
voire difficile, afin de voir si les enfants peuvent suivre leurs directives », une
tâche clairement dénuée de tout intérêt écologique et de toute lisibilité, qui
permet essentiellement de s’assurer que ce qui est acquis est bien la compliance
aux ordres, et non une quelconque intelligence de la tâche.
Des algorithmes comportementaux
La dixième séance concerne pour les parents les techniques de gestion des
« comportements qu’on ne peut pas ignorer », et en particulier le non-respect
des directives. Pour que l’enfant suive les directives, il est important de lui
fournir des « signaux comportementaux » sous la forme de rappels ou
d’avertissements. Un arbre décisionnel est proposé, distinguant les
« comportements positifs » et les « comportements négatifs ».
Lorsque l’enfant ne suit pas les directives, il est mis en « time out » (cf. infra),
ou il lui est demandé de se livrer à une « pratique positive ». La pratique
positive est la répétition du comportement souhaité et qui n’a pas été exécuté.
Si par exemple l’enfant ne cesse pas de claquer la porte alors qu’il lui a été
demandé de ne pas le faire, il lui est demandé de fermer dix fois de suite la
porte calmement. S’il a causé des dégâts par son comportement, il lui est
demandé de les réparer. Pour le parent, il est « important de ne montrer aucune
émotion, de présenter un visage de marbre ». La raison en est que « le fait de
s’énerver récompense l’enfant. Il fera alors des choses que vous n’aimez pas
juste pour vous énerver ».
Le « time-out » est une « mise à l’écart des récompenses ». Elle consiste soit à
éloigner le problème de l’enfant (s’il joue avec un marteau, lui retirer le
marteau), soit à éloigner l’enfant du problème en le mettant à l’écart, jusqu’au
retour au calme. Si l’enfant résiste, « décidez quel niveau de force physique
vous êtes prêts à utiliser pour mettre votre enfant en time out ». Le time out doit
durer un temps décidé à l’avance, qui sera mesuré au chronomètre. Le mieux
est d’utiliser un chronomètre produisant un son audible par l’enfant au terme
du décompte. Le niveau de sévérité du time out est graduel : s’asseoir et
regarder l’activité des autres enfants, être mis à l’écart avec la porte ouverte, être
mis à l’écart avec la porte fermée, pendant une durée plus ou moins longue (« à
titre d’indication générale, une minute par année d’âge »), etc. À l’issue du time
out, identifier le premier « bon comportement » et le récompenser
abondamment.
Des glaces tombées et des grands-mères mortes
La onzième séance introduit les parents aux problèmes posés par le recours aux
stratégies punitives, en particulier les punitions physiques : « Les punitions ont
pour but de faire mal pour enseigner quelque chose. Elles peuvent en effet
arrêter de mauvais comportements, mais elles peuvent aussi, et en particulier
les punitions physiques, avoir de mauvais effets de bord. Les punitions de
toutes sortes devraient être utilisées seulement en dernière extrémité, si rien
d’autre ne marche ».
En parallèle, les enfants apprennent comment « identifier [leurs] émotions et
[leurs] sensations ». Il est tout d’abord proposé aux enfants de montrer
comment ils se sentent en ce moment en désignant un visage parmi une liste
d’icônes. L’apprentissage de l’expression des émotions s’appuie ensuite sur un
jeu de charade : une émotion est tirée au hasard à partir d’une liste, et un
enfant doit faire deviner cette émotion aux autres en la mettant en scène sur
lui-même. Il est également proposé aux enfants de montrer sur leur visage les
émotions qu’ils ressentiraient dans différentes situations (« ta glace est tombée
et un chien l’a mangée, tu as perdu 10 $, ta grand-mère préférée est
morte8… »), ou de remettre dans l’ordre les lettres d’un nom d’émotion associé
à une petite histoire.
Les bonnes stratégies du changement
et l’art de se mettre en colère
La treizième séance a pour objectif d’apprendre aux parents à « concevoir et
utiliser des plans de changement comportementaux », c’est-à-dire des stratégies
à long terme pour faire changer leurs enfants selon leurs souhaits, qui
combinent l’ensemble des techniques présentées lors des séances antérieures :
identifier le comportement problématique, fixer un objectif de comportement
alternatif, examiner si l’enfant fait déjà le comportement souhaité par ailleurs,
déterminer si le comportement souhaité est adapté à son âge, si les autres
enfants de son âge ont le comportement souhaité, récompenser les
comportements similaires que l’enfant a déjà mis en place, planifier les
récompenses à utiliser pour le nouveau comportement (verbales, autres
récompenses, utilisation de la loterie et du tableau de comportement), planifier
les stratégies à utiliser pour poser les limites (ignorer, pratique positive, time-
out). Une check-list détaillée est destinée à aider le parent dans la conception,
la mise en œuvre et l’évaluation de son plan de changement.
En parallèle, les enfants apprennent à « gérer la colère ». Un protocole en cinq
étapes est recommandé pour cela :
– S’arrêter.
– Penser à ce qui va se passer si on perd son contrôle.
– Se demander pourquoi on est vraiment en colère, ne pas transporter sa colère
à d’autres situations.
– Se calmer.
– Se récompenser pour avoir contrôlé sa colère.
Exprimer sa colère se fait en trois étapes :
1. Dire à la personne envers laquelle on est en colère comment on se sent.
2. Dire ce qui fait qu’on se sent comme ça.
3. Dire pourquoi on se sent comme ça.
Des diplômes et des stratégies marketing
La quatorzième et dernière séance enseigne aux parents « comment conserver
les bons comportements » qu’ils ont pu mettre en place en utilisant toutes les
techniques apprises. Il s’agit de :
1. Commencer par récompenser de façon systématique les nouveaux
comportements à acquérir.
2. Lorsque le comportement est appris, commencer à récompenser moins
souvent.
3. Si le comportement persiste, diminuer progressivement les récompenses
jusqu’à les supprimer.
La séance des enfants est une révision générale de toutes les séances, c’est-à-dire
des 16 techniques apprises durant le programme.
Tableau 3. Récapitulatif des 16 techniques enseignées aux enfants par le programme, extrait du manuel PFI.
A. Qu’avez-vous appris avec ce groupe de travail ?
C. Comment peut-on parler pour que les autres aient envie de nous écouter ?
A insi que nous l’avons vu dans l’analyse du dossier de présentation de l’appel d’offres, le programme
PFI est présenté comme un des meilleurs programmes au monde, un programme d’excellence à
l’efficacité avérée. Est en particulier citée à l’appui de cette affirmation une revue systématique de
littérature de la Fondation Cochrane (Foxcroft, Ireland, Lister-Sharp, Lowe, & Breen, 2003). La
Fondation Cochrane est un organisme réputé et estimé dans le monde de l’Evidence-based medicine
pour ses travaux de synthèse de la littérature scientifique internationale dans de nombreux domaines de
la médecine, et qui a d’ailleurs largement contribué à en formaliser les bonnes règles de réalisation
(Higgins & Green, 2008). La revue de littérature de Foxcroft suit comme il se doit ces règles.
L’introduction rappelle toutes les bonnes raisons de santé publique qu’il y a à s’intéresser à la question
étudiée, celle de la prévention à long terme des mésusages de l’alcool chez les jeunes. C’est une stratégie
rhétorique usuelle : « pour tout acteur désireux de faire interdire ou réprimer un comportement donné,
le meilleur moyen consiste à démontrer que ce comportement est un enjeu de santé publique, étant
entendu que le déficit de compréhension dont souffre l’épidémiologie facilite grandement la
“démonstration” » (Peretti-Watel & Moatti, 2009, p. 42). Ainsi, dans le monde, 5 % des décès des
jeunes entre 15 et 29 ans seraient attribuables à l’alcool, tandis qu’en Europe, un décès sur quatre dans
cette tranche d’âge serait lié à l’alcool. En 1999, 55 000 jeunes seraient ainsi décédés en Europe à cause
de l’alcool. La consommation d’alcool aurait augmenté, passant par exemple de six unités par semaine
en 1992 à dix unités par semaine en 1998 (en Angleterre). Un bon indicateur des problèmes à long
terme serait l’âge de la première initiation à l’alcool. Selon une étude épidémiologique anglaise, la
prévalence de la dépendance alcoolique sur l’ensemble de la vie est quatre fois supérieure chez les
personnes ayant commencé à consommer à 14 ans que chez celles ayant commencé à 20 ans. Le risque
de dépendance sur la vie diminuerait de 14 % avec chaque année de délai supplémentaire dans
l’initiation.
En réalité, selon l’OFDT « dans une compilation de l’ensemble des résultats d’enquêtes menées dans
les pays européens […] dans les années 1990 la prévalence moyenne de l’alcoolo-dépendance sur les
douze derniers mois se situe autour de 3 %. Mais les résultats sont très variables d’une étude à l’autre
(de 0,4 % à 14,5 % d’alcoolo-dépendants chez les hommes ; de 0,1 % à 4,2 % chez les femmes). Au
sein d’un même pays, les estimations peuvent varier du simple au double, selon les études. Il n’existe
pas de certitudes sur le nombre d’alcoolo-dépendants en France, et il paraît aujourd’hui nécessaire de
poursuivre la réflexion sur les avantages et les inconvénients de l’utilisation des différents tests de
dépistage de l’alcoolo-dépendance dans les enquêtes de consommation ». Une analyse qui permet de
mieux situer le degré de précision effectif des enquêtes.
Tableau 4. Présentation des résultats des trois études à « long terme » de trois interventions par Foxcroft.
Analyse en Intention de Traiter pour les études sélectionnées (l’unité d’analyse est l’étudiant)
Résultat n au n au % ayant n ayant n Nombre total Réduction Nombre
analysé départ suivi présenté présenté estimé d’événements absolue de sujets
Programme
l’événement l’événement (perdus du risque à traiter
de vue) (IC 95 %) (IC 95 %)
Plus de A: 455 A: 388 A: 0,23 B: A: 89 B: 102 A: 20 B: A: 109 B: 121 A vs. C : A vs. C :
4 verres B: 462 B: 399 0,25 C: 0,30 C: 124 19 C: C: 145 6.23 % 17 [9-
dans la C: 479 C: 20 [0.09- 1149] B
Skills Training semaine 412 12.36] B vs. C : 25
(Schinke et al. 2000) vs. C : [10-inf.]
(3.5 ans) 4.09 %
[-2,17-
10,27]
Program for A déjà bu PFI: PFI: PFI: 0,50 PFI: 65 PFI: 50 PFI: 115 PFI vs. PFI vs.
Family Improvement de l’alcool 205 131 PDFY: 0,60 PDFY: 73 PDFY: PDFY: 117 Ctrl : Ctrl : 9
(PFI) (Spoth et al. PDFY: PDFY: Ctrl: 0,67 Ctrl: 85 44 Ctrl: Ctrl: 117 11,39 % [5-inf.]
2001) (4 ans) 32 [-0,40-
187 122 23,19] PDFY vs.
Ctrl: Ctrl: PDFY vs. Ctrl : 21
174 126 Ctrl : [6-inf.]
4,97%
[-6,90-
16,83]
A déjà bu PFI: PFI: PFI: 0,40 PFI: 59 PFI: 49 PFI: 108 PFI vs. PFI vs.
de l’alcool 232 148 PDFY: 0,51 PDFY: 72 PDFY: PDFY: 116 Ctrl : Ctrl : 9
sans PDFY: PDFY: Ctrl: 0,59 Ctrl: 85 44 Ctrl: Ctrl: 117 11,98 % [5-160]
Program for permission 215 140 32 [0,63- PDFY vs.
Family Improvement Ctrl: Ctrl: 23,33] Ctrl : 22
(PFI) (Spoth et al. 200 145 PDFY vs. [7-inf.]
2001) (4 ans) Ctrl :
4,69 %
[-6,82-
16,19]
A déjà été PFI: PFI: PFI: 0,26 PFI: 39 PFI: 37 PFI: 76 PDFY: PFI vs. PFI vs.
ivre 232 148 PDFY: 0,35 PDFY: 50 PDFY: 83 Ctrl: 91 Ctrl : Ctrl : 9
PDFY: PDFY: Ctrl: 0,44 Ctrl: 66 33 Ctrl: 11,27 % [5-327]
Program for 216 141 25 [0,31- PDFY vs.
Family Improvement Ctrl: Ctrl: 22,24] Ctrl : 18
(PFI) (Spoth et al. 207 150 PDFY vs. [6-inf.]
2001) (4 ans) Ctrl :
5,56 %
[-5,73-
16,86]
Schinke : A, résolution de problème, coping personnel, communication interpersonnelle ; B, comme A, en intégrant des
habitants de la communauté ; C, groupe contrôle. Spoth : PFI, Programme for Family Improvement ; PDFY ; Preparing for
the Drug Free Years programme ; Ctrl : groupe contrôle.
Le tableau présente les résultats suivants en « intention de traiter » (c’est-à-dire en intégrant dans
l’analyse tous les sujets initialement inclus dans l’étude, y compris ceux qui ne l’ont pas poursuivie
jusqu’au bout) :
– Résultat analysé : l’événement mesuré. Pour PFI : « avoir déjà utilisé de l’alcool » (E1), « avoir utilisé
de l’alcool sans permission » (E2), « avoir déjà été ivre » (E3).
– n au départ : le nombre d’individus inclus dans l’étude à son démarrage. Pour PFI 205 ou 232 selon
l’indicateur utilisé.
– n au suivi : le nombre d’individus restant à la fin du suivi. Pour PFI 131 ou 148 selon l’indicateur
utilisé.
– % ayant présenté l’événement : la proportion d’individus ayant présenté l’événement lors du suivi.
Pour PFI E1 : 50 % ; E2 : 40 % ; E3 : 26 %.
– n ayant présenté l’événement : le nombre d’individus ayant présenté l’événement lors du suivi. Pour
PFI E1 : 65 % ; E2 : 59 % ; E3 : 39 %.
– n estimé (perdus de vue) : l’estimation du nombre d’événement parmi les individus perdus de vue, par
extrapolation à partir des résultats observés dans le groupe contrôle. Pour PFI E1 : 50 ; E2 : 49 ; E3 :
37.
– Nombre total d’événements : la somme des chiffres observés et des chiffres estimés. Pour PFI E1 : 115 ;
E2 : 108 ; E3 : 76.
– Réduction absolue du risque : la réduction absolue du risque de présenter l’événement, c’est-à-dire la
différence des proportions entre le groupe intervention et le groupe contrôle. Pour PFI E1 : 11,4
[−0.4-23.19] ; E2 : 12 % [0.6−23.3] ; E3 : 11.3 % [0.3−22.2]. Les chiffres entre crochets sont les
intervalles de confiance à 95 %.
– Nombre de sujets à traiter : le nombre de sujets à traiter pour éviter l’occurrence d’un événement.
Pour PFI, le NNT est de 9 quel que soit l’événement considéré, mais les intervalles de confiance
diffèrent. E1 : [5−∞], donc non statistiquement significatif ; E2 : [5−160], E3 : [5−327]. Cela signifie
que pour 9 enfants ayant suivi le programme, il y en aura un de moins (que dans le groupe contrôle)
qui aura consommé de l’alcool avec ou sans permission ou été ivre au terme des quatre ans de suivi.
Rappelons qu’un intervalle de confiance à 95 % signifie que la valeur observée dans des mises en œuvre
ultérieures dans des conditions « identiques » – tout le problème étant précisément de savoir ce que
sont des conditions « identiques » dans le domaine des sciences humaines – du programme devrait être
dans l’intervalle calculé dans 95 % des cas.
La conclusion de Foxcroft est que « les résultats de cette étude systématique pointent la valeur
potentielle du Program for families improvement (PFI) comme intervention efficace pour la prévention
primaire des mésusages de l’alcool », tandis que d’autres interventions comme Life skill training (LST)
sont moins prometteuses bien qu’elles soient largement diffusées. Cependant, rappelle Foxcroft, « la
comparaison directe des nombres de sujets à traiter entre différentes études est problématique en raison
des différents designs, méthodes, populations, mesures de résultats, et durée de suivi des études ». Par
ailleurs, ajoute-t-il, « la majorité de ces études, réalisées en milieu scolaire, ont été menées aux États-
Unis où le but des programmes de prévention des mésusages de substances tend à être l’abstention
totale (y compris pour l’alcool) ». Cet objectif « n’est pas nécessairement le même dans d’autres pays,
où l’on met davantage l’accent sur l’usage raisonné que sur l’abstention ». Foxcroft et ses collègues
insistent par ailleurs sur « la faible qualité de la plupart des recherches sur l’efficacité des interventions
analysées dans la revue de synthèse » ; même celles jugées de qualité suffisante pour être incluses dans la
revue présentent des problèmes.
Revenons à l’analyse critique du programme PFI. Un article est cité en référence tant par Spoth que
par Foxcroft pour justifier l’intérêt de retarder au maximum l’âge de début de la première
consommation d’alcool, arguant de ce que chaque année de délai supplémentaire entraînerait une
diminution du risque de dépendance au cours de la vie de 14 % (Grant & Dawson, 1997). Cet article
présente les résultats d’une enquête, la National longitudinal alcohol epidemiologic survey (NLAES),
financée par le National institute on alcohol abuse and alcoholism (NIAAA). 43 000 habitants des États-
Unis de plus de 18 ans ont été interrogés en face-à-face pour mesurer les troubles liés à l’alcool au sens
du DSM-IV (abus et dépendance), en utilisant le questionnaire AUDADIS9 (Grant et al., 2003), un
questionnaire standardisé destiné à être utilisé par des enquêteurs non-cliniciens. L’âge de début de
consommation alcoolique était évalué en demandant aux répondants l’âge qu’ils avaient lorsqu’ils
avaient commencé à boire de l’alcool. Les mesures sélectionnées comme variables de contrôle pour les
analyses multivariées étaient « les variables démographiques et les items liés à l’alcool connus pour
affecter le risque d’abus et de dépendance à l’alcool, c’est-à-dire la race (noir vs. non noir), le sexe, l’âge
(18-25, 25-44, 45-64, > 65 ans), la durée de consommation d’alcool en année (âge de dernière
consommation) l’âge de la première consommation, le fait d’avoir des personnes de sa famille ayant
présenté des problèmes avec l’alcool ». 66 % (27 000 personnes) de l’échantillon étaient d’actuels
(18 000) ou d’anciens (9 000) consommateurs d’alcool, à proportion égale des hommes et des femmes.
Globalement, les prévalences d’abus et de dépendance diminuent avec l’âge de la première
consommation, passant par exemple pour la dépendance de 49 % pour un début à 13 ans à 9 % pour
un début à 25 ans, 19 % pour un début à 18 ans. Après ajustement sur les covariables présentées plus
haut, le risque de dépendance alcoolique sur la vie diminue de 14 % avec chaque année
supplémentaire de l’âge de première consommation (8 % pour l’abus). L’une des conclusions des
auteurs est que « l’age de première consommation d’alcool est un puissant prédicteur de l’abus et de la
dépendance d’alcool ».
Pourtant, aucune inférence causale ne peut être tirée du type de résultats présentés, qui ne peuvent être
considérés que comme des corrélations statistiques, de surcroît reposant sur des données rétrospectives.
En particulier, l’âge de début de consommation ne peut être considéré comme jouant en lui-même un
rôle causal dans la survenue d’une dépendance ou d’abus d’alcool. De très nombreux facteurs
susceptibles de contribuer à la genèse d’une dépendance ou d’un abus sont aussi des facteurs qui
favorisent l’initiation précoce à l’alcool. Les auteurs en sont d’ailleurs bien conscients lorsqu’ils tentent
d’expliquer les ruptures de continuité dans la décroissance de la prévalence de la dépendance (la
prévalence passe de 11 % pour une initiation à 22 ans à 16 % et 20 % pour une initiation à 23 et 24
ans respectivement). Ils expliquent qu’une « possible explication de ce résultat est qu’une initiation
anormalement tardive à l’alcool peut être un indicateur de la présence d’autres psychopathologies et
peut-être d’efforts pour s’auto-médiquer en réponse à ces troubles ». Cette explication vaut tout autant
pour l’initiation (trop) précoce que pour l’initiation (trop) tardive.
Si les auteurs affirment que leurs résultats pourraient suggérer que des efforts de prévention devraient
être dirigés vers le fait de retarder le début de consommation d’alcool jusqu’à l’âge de 18 ou 19 ans, âge
auquel les risques d’abus et de dépendance diminuent sensiblement, ils précisent pourtant qu’« une
telle recommandation devrait être considérée avec prudence ». En effet, ajoutent-ils, « l’efficacité d’une
telle stratégie préventive réside dans son focus sur la prévention des abus et de la dépendance à l’alcool
plutôt que sur la prévention de l’usage d’alcool, une stratégie qui reconnaît que la consommation
d’alcool est un phénomène très commun chez les adolescents et les jeunes ». Mais, toujours selon les
conclusions des auteurs, « la faiblesse d’une telle stratégie préventive réside dans le manque de
compréhension de la raison pour laquelle l’âge de début de consommation d’alcool serait relié au
développement de la dépendance de l’abus d’alcool ». Ils en appellent donc au développement
« urgent » d’études prospectives intégrant des actions de prévention dirigées vers les utilisateurs
précoces de l’alcool, qui permettraient de montrer si c’est véritablement la modification de l’âge de
début de consommation ou bien « plus probablement d’autres facteurs », écrivent-ils, qui expliquent la
relation inverse entre l’âge de première consommation et le risque de troubles alcooliques au cours de
la vie. Certaines études récentes s’intéressent à de tels « autres facteurs ». Par exemple une relation
positive entre l’hypo-activité de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HHS, dit « axe du stress »)
et l’âge précoce de début de consommation d’alcool est mise en évidence (Evans, Greaves-Lord, Euser,
Franken, & Huizink, 2012). L’hypothèse étiologique sous-jacente est que les adolescents chercheraient
par l’usage d’alcool à augmenter leur niveau d’activation, problématique qui ne serait en rien résolue
par le fait de tenter de retarder l’âge de début de consommation d’alcool, et pourrait même reporter la
recherche d’activation sur d’autres toxiques plus dangereux, si le facteur causal n’est pas considéré en
tant que tel. D’autres études montrent que le trouble anxieux généralisé, l’hypomanie, le trouble
panique avec agoraphobie sont des facteurs de risque de dépendance chronique à l’alcool, tandis que le
trouble primaire de dépendance à l’alcool n’est pas un facteur de risque significatif (Falk, Yi, & Hilton,
2008). Par ailleurs, aucune information n’est donnée dans l’article sur la structure d’âge de la
population enquêtée. Rien ne permet donc de comparer les risques en fonction de la durée
d’exposition des sujets. Parmi ceux-ci en effet le « durant la vie » (lifetime) dont il est question
comprend des jeunes adultes exposés au risque d’alcoolisme depuis 10 ans comme des personnes âgées
exposées à ce même risque depuis 50 ans.
Contrairement aux usages rhétoriques de Foxcroft, et de l’appel d’offres de l’EFPS, en aucun cas cette
étude ne peut donc être directement utilisée en tant que telle pour justifier qu’il y aurait une
quelconque pertinence à tenter spécifiquement et directement de différer l’âge de début de la
consommation d’alcool chez les enfants.
Tableau 5. Répartition des effectifs Ivresse / Pas d’ivresse entre les deux groupes.
La répartition de ces chiffres n’est pas significativement différente du hasard (p > 0.1), et pour
Gorman, aucune inférence ne peut donc être tirée pour la population générale de ces résultats non ou
très peu significatifs.
De l’art de la numérologie
Tester de façon rigoureuse des hypothèses dans la recherche évaluative requiert une méthodologie qui
limite au maximum la possibilité de s’arranger avec les faits pour les orienter dans le sens des
hypothèses que l’on souhaite soutenir. Pour cela de nombreux critères doivent être respectés. En
particulier, les résultats primaires et les méthodes statistiques doivent être précisément définis a priori,
et l’analyse doit adhérer de façon stricte à ce qui a été défini tout au long de la recherche. Si les
indicateurs utilisés, les méthodes statistiques, la constitution des échantillons peuvent être ajustés
durant l’analyse des données, et d’une analyse à une autre, alors il est probable que plutôt que de
mettre en évidence des faits qui confrontent les hypothèses au réel, le chercheur soit en train d’en
construire qui vérifient ses hypothèses.
Gorman présente une illustration particulièrement frappante de ce type de façonnage à visée
rhétorique de l’analyse des données dans un article où il rend artificiellement efficace un ancien
programme de prévention de l’usage de drogues (le programme américain DARE, Drug abuse resistance
education), dont l’inefficacité est reconnue, en lui appliquant les méthodes statistiques utilisées pour les
évaluations des programmes inscrits sur les listes officielles de programmes EBM efficaces (Gorman
& Huber, 2009). L’évaluation initiale du programme DARE avait concerné 2071 élèves du sixième
niveau de 31 écoles. Les élèves étaient évalués quatre mois après le programme (attrition 7 %),
annuellement durant quatre ans (attrition finale 45 %), et enfin dix ans après la fin du programme
(attrition 52 %). Les indicateurs évalués étaient les usages sur la vie, au cours de l’année, et au cours du
dernier mois d’alcool, de cigarettes, et de marijuana. Les usages étaient discrétisés sur une échelle à sept
niveaux. Pour l’alcool et la marijuana : aucun usage ; 1 à 2 fois ; 3 à 5 fois ; 6 à 9 fois ; 10 à 19 fois ; 20
à 39 fois ; 40 fois ou plus. Pour le tabac : aucun usage ; moins d’une cigarette ; 1 à 5 cigarettes ; 6 à 10
cigarettes ; 11 à 20 cigarettes ; 21 à 30 cigarettes ; 31 cigarettes ou plus.
Le programme n’avait aucun effet statistiquement significatif au post-test initial, au suivi à cinq ans, ni
au suivi à dix ans, résultats ayant contribué à ce qu’il soit considéré comme inefficace. Afin d’examiner
l’influence des méthodes d’analyse statistiques, Gorman a réutilisé les méthodes employées dans
d’autres programmes référencés dans les listes de programmes evidence-based. Il a tout d’abord utilisé
des tests unilatéraux au lieu de tests bilatéraux, une procédure qui divise immédiatement par deux la
taille de l’effet requis pour atteindre une valeur de risque alpha donnée (Ringwalt, Paschall, Gorman,
Derzon, & Kinlaw, 2011). Il a ensuite conduit des analyses par sous-groupes, une analyse par genre, et
une analyse en fonction du niveau d’usage initial de drogues. Six variables dichotomiques ont ensuite
été créées pour diviser les échelles de sept niveaux en deux parties (c’est-à-dire 1 vs. 2-7, 1-2 vs. 3-7,
etc.). Lorsque ces variables dichotomisées se sont avérées statistiquement significatives,
une interprétation signifiante a posteriori leur a été donnée, sur le modèle des variables utilisées dans les
évaluations des programmes EBM (a déjà fumé, a bu le mois dernier, a utilisé récemment
une substance, etc.). Une régression logistique expliquant la variable dichotomique « usage de
substance » et intégrant la couleur de peau (blanc vs. non blanc) comme variable d’ajustement a enfin
été calculée, en utilisant toutes les décompositions possibles. Les croisements entre les neuf
comportements (trois pour chaque substance) et les six variables dichotomiques pour les cinq points
d’évaluation génèrent 30 comparaisons DARE vs. Contrôle pour chaque comportement, soit 270
comparaisons au total pour tous les sujets. Lorsqu’une correction de Bonferroni (Bland & Altman,
1995 ; Hsueh, Chen, & Kodell, 2003) est appliquée – comme il se devrait, mais comme cela n’est que
très rarement fait dans les études critiquées – pour tenir compte de ces comparaisons multiples, aucune
comparaison n’est statistiquement significative pour des tests unilatéraux à 5 %. Sans cette correction,
en distinguant homme / femme / les deux confondus, 15 comparaisons sont statistiquement
significatives pour l’alcool, 24 pour la marijuana, aucune pour la cigarette. En se limitant au sous-
groupe des sujets non-utilisateurs de marijuana avant l’étude, 28 comparaisons statistiquement
significatives sont retrouvées pour la marijuana. Ces résultats sont simples à expliquer : la probabilité
d’obtenir un résultat significatif avec n tests d’hypothèse au seuil de signification de 5 % est 1-0.95n
(Bland & Altman, 1995). Avec 270 comparaisons, la probabilité de ne pas obtenir un tel résultat est
quasi-nulle. Le nombre attendu de résultats dus au hasard est n*0.05, soit dans le cas présent 13.5, ce
qui correspond effectivement globalement aux résultats obtenus.
Toutes les dichotomisations de variables ne peuvent pas être associées à une interprétation sensée.
Cependant, Gorman parvient à identifier sept variables dichotomiques auxquelles il est possible
d’associer une interprétation cohérente. Par exemple, « 10-19 fois par an » peut-être interprété comme
« usage mensuel », tandis que « 40 fois ou plus par an » peut être interprété comme « usage
hebdomadaire » de même que « 6 à 9 fois par mois », etc. L’évaluation de ces sept variables
interprétables aux cinq moments d’évaluation génère donc 35 comparaisons. 12 de ces comparaisons
sont statistiquement significatives en distinguant selon le genre, sur l’ensemble de l’échantillon, et
autant sur le sous-groupe des non-consommateurs. La majorité de ces effets concernent les enfants de
sexe masculin.
L’utilisation de ces quelques techniques tout à fait basiques d’analyse de données a donc permis de
rendre efficace un programme qui ne l’est pas. Il pourrait ainsi être allégué à bon droit que le
programme DARE « est efficace pour réduire l’usage d’alcool et de marijuana, tout particulièrement
chez les enfants de sexe masculin non déjà utilisateurs ». Dans la mesure où de nombreuses listes de
programmes evidence-based ne requièrent pour inclure un programme que la démonstration d’une
différence statistiquement significative entre le groupe contrôle et le groupe intervention, le
programme DARE pourrait ainsi devenir un programme recommandé. Pour Gorman, les
arrangements méthodologiques qu’il décrit ne sont en rien exagérés, et il en donne pour preuve un
article (Eisen, Zellman, & Murray, 2003) analysant un programme evidence-based de la liste du
National registry of evidence-based programs and practices 2006 qui conclue que « [le programme étudié]
lorsqu’il est proposé au septième niveau aide à réduire la prévalence de l’usage de marijuana sur la vie et
sur un mois jusqu’à la fin du huitième niveau, et est particulièrement utile pour réduire la prévalence
du binge drinking chez les élèves qui n’ont pas de comportement régulier de binge drinking avant la fin
du sixième niveau », ceci sur la base des trois seuls effets statistiquement significatifs observés (sur 7426
élèves) à partir de la dichotomisation d’échelles à cinq et sept niveaux pour neuf mesures différentes
d’usage de drogues. Ces arrangements ne sont pas non plus rares, comme le montre l’analyse de cinq
programmes evidence-based renommés (Gandhi, 2007). Ainsi, le programme ALERT (Bell, Ellickson,
& Harrison, 1993 ; St Pierre, Osgood, Mincemoyer, Kaltreider, & Kauh, 2005) ne produisait aucun
effet à 6, 12, et 18 mois lorsque l’ensemble de l’échantillon était analysé, mais bien quelques effets
statistiquement significatifs isolés lorsque de multiples analyses par sous-groupes étaient conduites
(Gorman & Conde, 2010).
Une culture de la confirmation d’hypothèses, et non de la réfutation d’hypothèses, s’est donc développée
dans le domaine des programmes de prévention evidence-based, portée par la demande de programmes
scientifiquement validés exprimée par les organismes financeurs. Non seulement la définition du
scientifiquement validé utilisée par ces instances autorise-t-elle les évaluateurs de programmes à conduire
de multiples analyses de leurs données et à n’en retenir que les quelques effets statistiquement
significatifs, nonobstant le fait que la majorité des comparaisons ne sont pas significatives, et sans
corriger les effets de ces comparaisons multiples malgré l’existence de techniques destinées à ces
corrections. Mais elle les y incite, voire les y contraints s’ils veulent se placer dans la compétition des
programmes validés, qui seuls auront accès à des financements par les organismes payeurs.
L’intervention de la demande finale dans la production des connaissances a un effet contraire au but
recherché, qui était de proposer les meilleurs programmes au public concerné. Ce pilotage par la
demande fait ainsi passer les chercheurs de la démarche scientifique classique de
conception / réfutation de modèles à une démarche de conception de méthodes destinés à produire des
effets statistiquement significatifs.
Vraie relation
Résultat de recherche
Oui Non
Supposons que l’on mesure l’association entre un facteur et un effet (par exemple entre une variante
d’un gène G et une maladie D) sous la forme d’un risque relatif (RR). Dans la logique des tests
statistiques fréquentistes, RR a deux valeurs possibles : RR0 = 1 sous l’hypothèse nulle H0 qu’il n’existe
aucune association entre G et D, ou RRa (une valeur autre que 1) sous l’hypothèse alternative Ha qu’il
existe bien une relation entre G et D. Dans la théorie classique des tests fréquentistes, on ne se pose pas
la question des probabilités d’occurrence de H0 et Ha, contrairement à l’approche bayésienne
qu’adoptent les auteurs. Définissons π comme la probabilité que l’hypothèse alternative soit vraie
(π = Pr(Ha)). Pour calculer la valeur de π il est nécessaire de connaître les valeurs de significativité
statistique (α) et de puissance statistique (1−β). Rappelons qu’un test statistique T a un seuil de
significativité α pour le test de H0 lorsque le rejet de H0 est défini par le fait que T > zα, où zα est le
point α de la distribution normale standardisée, et que Pr (T > zα | H0 est vraie) = Pr (rejeter H0 | Ha
est fausse) = α. La puissance statistique 1−β est quant à elle définie par Pr (T > zα | H0 est fausse) = Pr
(rejeter H0 | Ha est vraie) = 1−β. La puissance statistique diminue donc en fonction inverse de la
significativité statistique : plus α diminue et zα augmente, plus 1−β diminue. La probabilité d’obtenir
un faux positif FPRP est définie comme la probabilité que H0 soit vraie lorsque le test est
statistiquement significatif : FPRP = Pr (H0 est vraie | T > zα). La différence entre α et FPRP est
fondamentale : α est la probabilité d’un résultat statistiquement significatif, sachant que H0 est vraie,
tandis que FPRP est la probabilité que H0 soit vraie, sachant que le test est statistiquement significatif
(p < α). Les formules de calcul des vrais / faux positifs / négatifs sont donc les suivantes :
Total π 1−π 1
La formule de la FPRP (proportion de faux positifs sur le total des résultats significatifs FP/(VP+FP))
est donc α(1−π)/[(1−β)π+α(1−π)] = 1/[1+[π/(1−π)][(1−β)/α]]. La valeur de FPRP est donc d’autant
plus élevée que α est supérieur à π, et ce d’autant plus que 1-β est petit. Si l’on considère 1 000
relations possibles entre facteurs explicatifs et facteur expliqué, parmi lesquelles une seule existe
véritablement (c’est-à-dire que le facteur explicatif est véritablement associé au facteur expliqué), on a
π = 0.001. Si un test statistique de puissance maximale (1−β = 1) et de niveau de signification α = 0.05
est utilisé dans ce cas la probabilité d’avoir simultanément une vraie association et un rejet de
l’hypothèse nulle est 0.001 (0.001×1) et la probabilité d’avoir simultanément pas d’association et un
rejet de l’hypothèse nulle est 0.04995 (0.999×0.05). La probabilité d’un rejet est donc de 0.05095
(0.001+0.04995), et FPRP = 0.98 (0.04995 / 0.05095). Il n’y a donc que 2 % de chances qu’un
résultat statistiquement significatif corresponde à une vraie association. C’est-à-dire que,
conditionnellement à un rejet de l’hypothèse nulle par le test, il demeure 98 % de chance / risque qu’il
n’y ait pas d’association. Si par contre 500 facteurs explicatifs étaient véritablement associés à des
facteurs expliqués (π = 0.05), alors la FPRP serait en dessous de 5 %, et un résultat statistiquement
significatif aurait une probabilité de 95 % de correspondre à une véritable association.
L’intérêt des calculs proposés par Wacholder et al. est qu’ils permettent de déterminer les FPRP des
résultats des études en fonction des probabilités a priori et des odd-ratio obtenus. On obtient le tableau
croisé suivant pour quelques valeurs d’odd-ratio et de probabilités a priori :
Odd-ratio
Probabilité a priori 1.2 (1−β = 0.179) 1.5 (1−β = 0.904) 2 (1−β = 1)
0.25 0.094 0.020 0.018
Seules les valeurs en gras sont donc significatives, si l’on retient un seuil de 0.5 pour la FPRP, c’est-à-
dire que le résultat a plus de chance d’être vrai que faux. On constate que dès que la probabilité a priori
est faible (en dessous de 1 %), la probabilité que les résultats obtenus soient vrais chute de façon
importante.
Après ce détour technique, revenons à l’article de Ioannidis. Pour simplifier les calculs, supposons qu’il
n’existe dans le champ testé qu’une seule « vraie relation », et notons R le ratio du nombre de vraies
relations au nombre de non-relations parmi celles testées dans le champ (c’est la cote des vraies
relations). Si l’on teste au hasard une relation entre deux paramètres, la probabilité pré-test qu’elle soit
« vraie » est R/(R+1). La probabilité qu’une étude dont l’erreur de type II est β trouve une vraie
relation qui est 1−β, la puissance du test. Rappelons que β est la probabilité d’accepter par erreur
l’hypothèse nulle qu’il n’y a pas de différence entre les groupes, c’est-à-dire de conclure qu’il n’y a pas
de différence alors qu’il y en a une. La probabilité de trouver par hasard une relation alors qu’il n’en
existe pas est l’erreur de type I, α. Si l’on suppose que c relations sont testées dans le champ (par
exemple les 270 relations de notre exemple précédent), on obtient le tableau 2×2 suivant, qui fournit
les proportions de vrais positifs (VP : il y a une relation causale et c’est ce que dit l’étude), vrais négatifs
(VN : il n’y a pas de relation causale et c’est ce que dit l’étude), faux positifs (FP : il n’y a pas de
relation causale mais l’étude dit qu’il y en a une) et faux négatifs (FN : il y a une relation causale mais
l’étude dit qu’il n’y en a pas).
Vraie relation
Résultat de recherche
Oui Non Total
Ce qui nous intéresse donc, c’est la valeur prédictive positive (VPP) de l’étude (le symétrique de la
FPRP de Wacholder), c’est-à-dire la probabilité que la relation soit vraie lorsque l’étude dit qu’elle l’est.
C’est donc VP/(VP+FP) (c’est-à-dire la proportion de vrais positifs dans le total des résultats de
recherche positifs), c’est-à-dire c(1−β)R/(R+1)/c(R+α−βR)/(R+1), donc VPP = (1−β)R/(R− βR+α). Un
résultat de recherche a donc plus de chances d’être vrai que faux (c’est-à-dire sa PPV > 0.5) seulement
si (1-β)R > α, c’est-à-dire dans la majorité des cas (1−β)R > 0.05. Mais les études sont rarement menées
par une seule équipe dans le monde. Bien au contraire, de nombreuses équipes sont généralement
engagées en parallèle dans des études portant sur des thèmes similaires. Cette situation augmente donc
la probabilité de tirer au hasard un effet significatif. Plus formellement, pour n études indépendantes
de puissance équivalente, VPP = R(1−βn)/(R+1−[1−α]n−Rβn). Plus le nombre d’études indépendantes
augmente, plus la VPP tend donc à diminuer (sauf si 1−β < α).
Ioannidis tire cinq corollaires de ses calculs. Premièrement, plus les études conduites dans un champ
scientifique ont des effectifs faibles, moins il est probable que les résultats des recherches dans ce
champ soient vrais. Des études portant sur des dizaines de milliers de patients (comme en cardiologie
par exemple) ont donc plus de chances de produire des résultats vrais que des études portant sur
quelques dizaines de patients. Le deuxième corollaire est que plus les tailles d’effet sont petites, moins il
est probable que les résultats soient vrais. Lorsque les risques relatifs sont importants (3 à 20 par
exemple dans les associations entre tabac et cancer), les effets ont plus de chances d’être vrais que
lorsque les risques relatifs sont faibles (typiquement 1.1 à 1.5 ou 2 dans la plupart des résultats en
épidémiologie psychiatrique). Dans un domaine où les véritables tailles d’effet sont très petites (ce qui
est le cas dans le domaine de la prévention en santé mentale par exemple), il est très probable que ce
domaine soit rempli d’études produisant des faux positifs. Le troisième corollaire est que plus le
nombre de relations testées est grand et moins ces relations sont sélectionnées sur la base d’une théorie
crédible, moins la probabilité que les résultats soient vrais est grande. En effet, nous avons vu que la
probabilité post-étude qu’un résultat soit vrai (VPP) dépend beaucoup de la probabilité pré-étude (R).
Or cette probabilité dépend de la proportion de relations vraies sur le total des relations testées qui
augmente avec une théorie solide pour les sélectionner de façon pertinente. Le quatrième corollaire est
que plus il y a de flexibilité dans le design, les définitions, les résultats, et les méthodes analytiques
utilisées dans un champ scientifique, et moins grande est la probabilité que les résultats soient vrais. Par
exemple, l’utilisation de mesures de résultats plus imprécises diminue la probabilité que le résultat soit
vrai. C’est le cas par exemple si l’on utilise des échelles de mesure de troubles mentaux pour qualifier le
trouble, plutôt qu’un indicateur sans ambiguïté (mort ou pas mort par exemple). Le cinquième
corollaire est que plus un champ scientifique est actif, moins la probabilité que les résultats des études
qu’il produit soient vrais est élevée. Cette conclusion apparemment paradoxale découle du point
présenté plus haut sur l’augmentation de la probabilité d’obtenir par hasard un effet significatif avec
l’augmentation du nombre d’équipes. La conclusion de ce raisonnement pour Ioannidis est qu’il est
très difficile d’obtenir une VPP supérieure à 50 %. La majorité des résultats individuels des études ont
donc, conformément à ce qu’indique le titre de son article, plus de chance d’être faux que vrais. Un
résultat d’un essai contrôlé randomisé bien conduit, de puissance adéquate, entrepris avec une
probabilité a priori de 50 %, affirmant qu’une intervention est efficace se révélera vrai dans 85 % des
cas. Un résultat similaire sera obtenu à l’aide d’une méta-analyse de confirmation portant sur des essais
contrôlés randomisés (ECR) de bonne qualité. Au contraire, une méta-analyse intégrant des ECR aux
résultats divergents utilisée dans le but d’agréger les résultats pour pallier la faible puissance des études
individuelles est probablement fausse si R ≤ 1:3. Les résultats d’études exploratoires de faible puissance
ne s’avéreront corrects que dans un cas sur quatre, moins encore s’il y a des biais de conception. Dans
un champ scientifique « stérile », dans lequel il n’y aurait aucune relation pertinente à découvrir, la
conclusion des calculs de Ioannidis est que de nombreux résultats positifs seront pourtant produits, et
d’autant plus que le champ est actif. Les tailles d’effet alléguées ne sont alors rien de plus qu’une
mesure du biais systématique engendré par les méthodologies utilisées. C’est le cas par exemple lorsque
les instruments de mesure utilisés sont biaisés en termes de sensibilité (capacité de l’instrument à
identifier les cas positifs) et de spécificité (capacité de l’instrument à rejeter les cas négatifs), ce qui
oriente les mesures dans un sens ou dans l’autre.
Peut-on estimer le ratio faux positifs (FP) / faux négatifs (FN) dans les études épidémiologiques ? C’est
ce qu’essaie de faire Ioannidis dans un deuxième article (Ioannidis, Tarone, & McLaughlin, 2011). Le
ratio FP:FN est égal, en l’absence de biais, à α/(βR) (se reporter au tableau 8). Si l’on intègre une
correction pour les biais, c’est-à-dire pour la proportion u de résultats qui auraient été non significatifs
si le design avait été parfait, mais qui sont finalement publiés comme significatifs en raison des biais
(sur la question des biais, voir par exemple Melander, Ahlqvist-Rastad, Meijer, & Beermann, 2003), la
formule du ratio FP:FN devient [α(1−u)+u]/(1−u)βR. La plupart des designs d’enquêtes
épidémiologiques, épidémiologie psychiatrique comprise, partagent les caractéristiques suivantes : les
associations sont généralement testées et présentées une à la fois, au mieux quelques-unes à la fois, à
partir d’une hypothèse simple organisée autour d’un unique thème ; le niveau de significativité
statistique α utilisé est généralement de 0.05 ; les variables confondantes sont difficiles à contrôler et les
biais de confusion difficiles à exclure ; les données brutes ne sont généralement pas partagées
publiquement, ce qui ne permet pas de vérifications multiples par une communauté de chercheurs ; la
quête de la significativité statistique mène à d’importants biais de publications et à une sélection des
résultats présentés pour se limiter aux seuls positifs ; les instruments de mesure utilisés sont variables, et
de faible précision (questionnaire du CIDI-SF par téléphone pour le diagnostic de la dépression par
exemple) ; les effectifs des enquêtes sont généralement faibles, et quand ils ne le sont pas, la majorité
des analyses sont conduites sur des sous-groupes dont les effectifs obtenus sont faibles. Or, la
multiplication des facteurs étudiés amène très rapidement à être confronté à des sous-groupes d’effectif
faible, même avec des enquêtes dont l’effectif initial est conséquent. Supposons par exemple une
enquête portant sur 100 000 personnes – ce qui est très important. Supposons que l’on souhaite
contrôler avant d’étudier les relations entre deux variables qui sont les objets d’étude, pour limiter les
biais, l’âge, le genre, le niveau de revenu, le niveau d’études, le type d’études, le statut par rapport à
l’emploi, le statut marital, l’existence d’enfants, le lieu d’habitation, les caractéristiques du logement,
etc., autant de variables dont la littérature épidémiologique montre qu’elles ont – parmi de nombreuses
autres variables – une relation avec de nombreux états ou comportements de santé. Si l’on suppose que
chaque variable n’a que deux modalités (bien que souvent la situation soit pire que celle-ci car les
variables ont davantage de modalités), les strates finales résultant de la segmentation opérée par les
10 variables ne contiendraient plus (si les effectifs se répartissaient par moitié, cas purement théorique),
qu’environ 100 sujets chacune (100 000/2n). La détermination des odd-ratio entre les deux variables ne
reposerait donc que sur un tableau de quatre cases ne contenant chacune que 25 sujets. Le problème
est d’autant plus sérieux que la valeur du numérateur croît exponentiellement (et donc le nombre de
sujets dans les strates finales décroît exponentiellement) avec l’augmentation du nombre de variables
testées. En d’autres termes, même une étude épidémiologique de grande ampleur n’est capable
d’étudier les relations qu’entre une ou deux variables si elle veut contrôler les variables confondantes
essentielles. Seules des études de très grande ampleur, souvent infaisables, pourraient permettre
d’étudier davantage de variables avec un minimum de crédibilité.
Il résulte de tout ceci que les résultats obtenus ont une forte probabilité d’être des faux positifs. Plus
précisément, Ioannidis présente les résultats suivants :
Tableau 10. Illustration des estimations du ratio FP:FN pour différents dispositifs épidémiologiques classiques.
α β R u FP:FN
Étude cas-témoin classique, de bonne puissance, avec biais importants. 0.05 0.2 0.05 0.3 48:1
Étude de cohorte classique de grande ampleur, avec quelques biais. 0.05 0.2 0.05 0.1 32:1
É
Étude de cohorte classique de grande ampleur, non biaisée. 0.05 0.1 0.05 0 10:1
Étude de cohorte classique de grande ampleur, non biaisée, seuil α plus exigeant. 0.001 0.1 0.05 0 1:50
En supposant que R = 0.05 (c’est-à-dire qu’il y a un effet réel pour 20 effets nuls testés, ce qui est
classique dans les études exploratoires), si les biais sont de l’ordre de u compris entre 0.1 et 0.3 – soit
entre 10 % et 30 % de résultats apparemment significatifs en raison de biais alors qu’ils ne le sont pas,
ce qui n’est pas excessif et même probablement sous-estimé pour beaucoup des recherches actuelles en
santé mentale –, alors le rapport des faux positifs aux faux négatifs varie de 32 : 1 dans les études de
cohorte de grande taille à 48 : 1 dans les études cas-témoins. C’est seulement avec un seuil α
extrêmement exigeant (0.001) et des études au design parfait que le ratio FP:FN s’inverse et que l’on
obtient davantage de faux négatifs que de faux positifs (dernière ligne du tableau). Est-ce qu’il est
« mieux » d’obtenir plus de faux positifs que de faux négatifs ? La réponse à cette question dépasse les
limites de l’épidémiologie comme science, et dépend tout autant si ce n’est davantage de questions de
politiques de santé publique et de politique générale. Ainsi, fonder une politique de santé publique sur
des études d’efficacité d’interventions dont les allégations d’efficacité sont des faux positifs, et les
allégations de non-dangerosité sont des faux négatifs est à l’évidence un problème, mais la gravité de ce
problème dépend de multiples paramètres qui doivent faire l’objet d’une délibération dans laquelle la
science ne peut que contribuer à informer le débat, mais pas le trancher. En particulier, il est possible
de tolérer des risques de faux positifs élevés lorsqu’il s’agit d’études exploratoires dont on est certain
qu’il ne sera fait aucun usage pratique ou lorsqu’il s’agit d’interventions dont l’absence d’effets délétères
est raisonnablement certain, et sur lesquelles il est possible de revenir rapidement. C’est
malheureusement rarement le cas. D’une part, il est généralement impossible d’avoir des données
empiriques solides sur l’absence d’effets délétères à long terme d’une intervention, tout d’abord parce
qu’il est logistiquement extrêmement difficile de mener des études sur 10, 15, 20 ans, ensuite parce
que la solidité des résultats obtenus diminue mécaniquement avec la durée de l’étude en raison de
l’accroissement des biais de confusion non contrôlables avec le temps. Ainsi, les effets d’un mode de
parentalité se mesurent sur l’ensemble de la vie, mais on ne dispose d’aucune étude de ce type, et il est
impossible d’en disposer. D’autre part, il est généralement extrêmement difficile de revenir, en science,
sur des résultats publiés et en politique sur des pratiques installées. Il existe de nombreux effets de
cliquet et d’instanciations du principe de psychologie sociale selon lequel « l’engagement engage », tout
autant que de mécanismes organisationnels et sociologiques (puissance de la norme, mécanismes
identitaires groupaux, etc.) qui majorent l’inertie des pratiques et font qu’il est difficile de changer
même une équipe qui perd.
Ce d’autant que l’idée même de concevoir des études longues et coûteuses pour démontrer des effets
négatifs ou l’inexistence d’effets positifs est très peu valorisée. L’idéal-type du chercheur est celui
d’un « constructeur », pas d’un « mauvais coucheur » qui fait profession de démontrer que les études
« efficaces » développées à grands frais par ses collègues sont en fait inefficaces, voire dangereuses. Une
réaction commune observée dans le champ de la santé publique à une critique sur une intervention est
« et alors, vous proposez quoi ? ». Gorman, dont une partie significative de l’activité consiste à analyser
de façon critique des programmes qui n’en demandaient pas tant décrit ainsi trois types de réactions
qu’il observe communément parmi ses collègues lorsqu’il présente ses critiques (Gorman, 2003) : la
première est une disqualification de sa légitimité à critiquer (« qui êtes-vous pour critiquer ces
programmes que de nombreux experts ont jugés efficaces ? ») ; la deuxième est un rejet de l’intérêt de la
seule critique en l’absence de proposition alternative (« vous ne devriez pas critiquer, à moins d’avoir
des interventions alternatives à proposer ») ; la troisième est plus embarrassée, et concerne la rigueur
des critères scientifiques à exiger (« bien sûr, nous voulons que la prévention soit scientifique, mais les
critères que vous exigez sont trop stricts. En tant que nouveau champ, la prévention peut s’autoriser à
tordre un peu les règles scientifiques dans l’intérêt d’une bonne cause ».) Les réactions peuvent être
assez violentes. Gorman présente ainsi deux scènes ayant pris place dans des congrès. Dans la première,
Christina Hoff Sommers (une philosophe critique des approches « genrées ») était invitée à parler dans
une conférence du Center for substance abuse prevention – devant une audience composée de membres
du CSAP, de bénéficiaires de financements, de consultants… – des intentions du CSAP de
subventionner le programme « Boy Talk ». Le programme Boy Talk reposant sur le programme « Girl
Power ! », Sommers avait entrepris de rappeler que « Girl Power ! » ne disposait d’aucun support
scientifique, lorsqu’elle fût sèchement priée de terminer sur le champ sa présentation (il était
apparemment tabou de mentionner l’absence de fondements empirique de « Girls Power ! », comme le
précise une autre source10), ce qu’apparemment elle ne fît pas assez vite puisqu’un membre de
l’assistance lui demanda de « shut the f--- up, bitch », ce qui provoqua l’hilarité de l’assistance et aucune
excuse à l’oratrice. Dans une autre anecdote, Gorman décrit comment il a été présenté comme
« inadéquat » (en tant que personne) pour évaluer des programmes de prévention, et comment il lui a
été demandé « qui êtes-vous, de Bryan, Texas, pour critiquer le programme ATLAS qui a été honoré
par plusieurs experts faisant autorité », par le promoteur du programme ATLAS.
L’objectif de ces anecdotes n’est pas de suggérer que le monde de la santé publique ne serait peuplé que
de grossiers personnages. Il est de souligner que les pratiques qui sont ici analysées ne se limitent pas
aux procédures abstraites des publications statistiques, mais engagent des institutions et des personnes
physiques dont le fonctionnement quotidien dépend de ce que les justifications scientifiques sur
lesquelles ils justifient leurs actions à l’ère de l’evidence-based policy demeurent inattaquées, alors même
que leurs fondements sont extrêmement fragiles. Les tensions et les crispations sont d’autant plus vives
que ces personnes et institutions sont sous contrôle direct et permanent du pouvoir politique, ce qui
est le cas des agences opérationnelles de santé publique qui sont en contact direct quasi permanent avec
les cabinets ministériels. Lorsque ce pouvoir politique exerce une pression pour des résultats rapides,
visibles, facilement compréhensibles et orientés de façon prédominante vers des objectifs sécuritaires
maquillés en objectifs de santé publique, comme ce fut le cas en France durant la période 2007-2012,
la pression que vivent les agents peut devenir énorme et donner lieu aux déviances que nous venons de
relater. Loin d’être un champ strictement scientifique, la santé publique est également et peut-être
surtout un champ politique, dans lequel la rhétorique scientifique est, pour paraphraser Bourdieu, un
sport de combat.
Tableau 11. Hypothèses différentielles pour le modèle médical et le modèle contextuel (p. 35).
Facteurs Il a des effets spécifiques de facteurs Il n’y a pas d’effets spécifiques de facteurs
spécifiques spécifiques. spécifiques.
Facteurs Les effets des facteurs communs sont Les effets des facteurs communs sont
communs inférieurs à ceux des facteurs spécifiques. supérieurs à ceux des facteurs spécifiques.
Allégeance L’adhérence est critique, l’allégeance sans L’adhérence est sans importance, mais
et adhérence importance. l’allégeance est critique.
Effets du Les effets du traitement sont supérieurs Les effets du traitement sont inférieurs à
thérapeute aux effets du thérapeute. ceux du thérapeute.
N ous avons examiné dans la première partie de cet ouvrage les travaux et les
actions de la santé publique dans le domaine de la santé mentale, en
particulier en prévention et promotion, d’un point de vue empirique, de façon
« intra-paradigmatique », en utilisant les méthodes mêmes qu’utilise la santé
publique pour fonder ses propositions. Dans le chapitre précédent nous avons
examiné les conséquences qui pouvaient être tirées des données empiriques
disponibles sur l’évaluation des psychothérapies, en particulier en termes de
réfutation de la pertinence du modèle médical dans ce domaine. Dans ce
dernier chapitre, nous examinons le même objet d’un point de vue
épistémologique et sociologique, en discutant les fondements axiomatiques du
dispositif.
É
« Épistémologie, sociologie, santé publique : tentative de clarification »
(Ehrenberg, 2007a), toujours en s’appuyant sur les problématiques associées
aux troubles du comportement. Reconsidéré d’un point de vue sociologique, et
pas seulement biologique ou psychiatrique, le trouble du comportement se
caractérise par une incapacité à entrer dans le type de socialité aujourd’hui
requise, caractérisée par la normativité de l’autonomie et non plus par
l’obéissance disciplinaire, c’est-à-dire par « l’incapacité à être autonome et à
avoir des relations stables avec autrui ». Ce sont les évolutions de la socialité,
d’une normativité de l’obéissance disciplinaire à une normativité de
l’autonomie qui lui devient supérieure en valeur qui, d’une part, constituent
progressivement les troubles des conduites en problèmes de santé publique, et
d’autre part rendent plus probables, et donc possiblement plus fréquents, les
dysfonctionnements individuels sur cet axe. Cela signifie, selon ce point de
vue, que le trouble des conduites est davantage un problème qui dérive de la
difficulté des individus à trouver des solutions satisfaisantes leur permettant de
s’articuler à cette socialité qu’un problème de gènes ou de dysfonctionnement
cérébral initial. Difficulté que le type de socialité requise aujourd’hui rend
redoutable. L’insécurité personnelle y devient en effet un problème majeur, car
elle agit comme révélateur des difficultés de structuration de soi, qui n’étaient
pas un problème dans les sociétés disciplinaires, mais qui le devienne dans les
sociétés de l’autonomie car elles rendent impossible de décider et d’agir par soi-
même de façon appropriée, comme cela est désormais normativement requis.
Dans l’actuelle socialité de l’autonomie généralisée, la responsabilité
individuelle de sa propre vie n’est pas un élément qui viendrait se surajouter à la
vie sociale. Elle en est la toile de fond. C’est pourquoi le processus de civilisation
des mœurs, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Norbert Elias, consiste
désormais « en schémas permettant, obligeant ou poussant chacun à être
l’agent de son propre changement ». Pour cela, trois grands modes d’institution
d’individus idéalement autonomes en toutes circonstances sont mobilisés et
valorisés : « la transformation permanente de soi, le développement de
compétences sociales ou relationnelles et l’accompagnement des trajectoires de
vie ». Modes d’institution que l’on retrouve dans les programmes d’éducation
parentales que nous avons examinés en première partie, comme dans les
psychothérapies que nous avons examinées en deuxième partie, et qui
concernent chaque individu, qu’il soit « schizophrène, adolescent en difficulté
ou guichetier de banque ».
C’est sur fond de cette analyse sociologique qu’Alain Ehrenberg aborde les
problèmes épistémologiques que pose le mode d’approche de la santé mentale de
la santé publique, en s’appuyant sur les travaux de Marcel Mauss et son
concept de « fait social total » : « c’est […] la totalité biologique que rencontre
la sociologie. Ce qu’elle observe partout et toujours, c’est non pas l’homme
divisé en compartiments psychologiques, ou même en compartiments
sociologiques, c’est l’homme tout entier » (Mauss, 1927, p. 213). Remplaçons,
comme A. Ehrenberg le suggère, « compartiments par facteurs –
psychologique, biologique, sociologique », et cette phrase de Mauss du début
du xxe siècle devient très actuelle dans ce qu’elle suggère de problématique dans
l’approche factoriologique de la santé publique et de l’épidémiologie, en
particulier psychiatrique. En appeler à considérer « l’homme tout entier » n’est
pas ici l’expression d’une éthique spécifique, d’une position anthropologique a
priori. Il s’agit d’une démarche méthodologique qui prend appui sur la nature
des entités sociales. Selon la définition d’Ehrenberg, « une entité peut être
appelée “sociale” lorsque faits et valeurs (morales) sont enchevêtrées, lorsqu’elle
est un fait de valeur ». Ainsi des valuations des sentiments moraux utilisées
pour caractériser les troubles des conduites. Considérons dans le trouble des
conduites les symptômes d’absence de culpabilité, de manque d’empathie, de
transgression des droits d’autrui, de transgression des « règles et des normes
établies ». Dans le TDAH du DSM les symptômes « souvent20, ne se conforme
pas aux consignes », « se lève souvent dans les situations où il est supposé rester
assis », « souvent, grimpe ou court partout dans les situations où cela est
inapproprié », « a souvent du mal à attendre son tour ». Dans la mélancolie ou
même dans l’épisode dépressif majeur du DSM : « sentiment de dévalorisation
ou de culpabilité excessive ou inappropriée ». Dans le trouble dysthymique :
« faible estime de soi », etc. Ces symptômes ne sont pas des faits dans le même
sens que « la pomme tombe si elle se décroche du pommier », « U = RI », ou
« l’eau bout à 100° au niveau de la mer ». C’est de l’évaluation, en l’occurrence
morale, de ces caractéristiques que naît leur factualité, c’est du fait que « nous
accordons une valeur à un fait sans laquelle il n’y aurait aucun fait » que naît le
fait, en l’occurrence le fait social, dans la constitution même duquel se trouvent
enchevêtrés des éléments – que l’idiome de la santé publique appelle –
« objectifs » (c’est-à-dire des éléments empiriquement observables et
éventuellement mesurables) et des éléments – que l’idiome de la santé publique
appelle – « subjectifs », en réalité issus de l’organisation sociale des normes et
des valeurs.
À ce premier problème épistémologique de la santé publique, celui de la
séparation arbitraire, et épistémologiquement infondée s’agissant des entités
sociales, des faits et des valeurs, s’en ajoute un second : « la distinction
épistémologique entre des entités qui sont des ensembles et celles qui sont des
touts ». Dans un ensemble, les éléments existent indépendamment de
l’ensemble dans lequel ils sont rassemblés : si on retire un caillou d’un tas de
caillou, cela reste un caillou. Par ailleurs, si l’agencement des cailloux du tas est
modifié, cela reste un tas. Les ensembles se rencontrent tout particulièrement
dans le monde naturel. Il en va différemment des « touts ». Considérons par
exemple des mots et des phrases de la langue française. La lettre « s » ne peut
pas être considérée comme un élément, dans le même sens que les cailloux sont
des éléments d’un tas, des mots « raser » ou « rassis ». C’est de leur
appartenance en tant que partie à un tout qui lui préexiste (le mot, la syllabe)
que le « s » de « raser » et le « s » de « rassis » tirent leurs prononciations et leurs
significations différentes. Pour autant le statut de « partie » n’est pas, c’est
évident, une propriété intrinsèque de la partie, mais de sa relation au tout.
Ainsi, les lettres des mots peuvent être rendues à leur statut d’éléments, par
exemple si on fait lire à un enfant de quatre ans les lettres de l’alphabet
disposées au hasard. Qu’il puisse se trouver que les lettres forment par hasard
un mot ne leur donne pas dans ce cadre un statut de partie. Ainsi, ni les lettres
« r a s e r » ni les lettres « r a s s i s » ne peuvent être considérées comme des
parties de « raser » ou « rassis » dans la suite aléatoire de lettres
A F A G A G R A S E R D I D C R R A S S I S J S A.
Il en va de même des actes sociaux : « un acte social n’est pas une chose, c’est
un genre d’entité qui est un fait relationnel ». À ce titre, les « acteurs sociaux »
– c’est-à-dire ceux qui instancient l’acte social – sont dans la même relation à
l’acte social que les lettres aux mots, mais pas que les cailloux aux tas. Sortis de
la relation préalable qui les constitue en parties, les acteurs sociaux ne
conservent pas ce qu’ils étaient en tant que parties : « Dans un tout, les
éléments (appelées parties) ne peuvent être définis en dehors du tout dont ils
sont une partie propre ». La simple conjonction de deux individus empiriques
et leurs interactions ne constituent pas un fait social : « c’est la relation qui est
le fait », et elle préexiste aux individus. Considérons par exemple la différence
entre « être tué » et « être assassiné ». « Être tué » peut être un simple fait,
résultant d’une action physique. On peut être tué par un caillou, tombé
naturellement d’une montagne. « Être tué » peut être un fait physique, parce
que « être mort » est un état biologique, donc physique. Mais « être assassiné »
n’est pas une simple action : l’acte d’assassiner n’est pas réductible à l’action
physique de tuer. Il présuppose une institution sociale – elle-même articulée
selon des relations partie-tout à d’autres institutions sociales –, l’assassinat, fait
de relation qui lorsqu’il s’instancie concrètement constitue deux actants
humains comme parties de la relation d’assassinat, l’un comme partie
assassinante, l’autre comme partie assassinée. En l’absence de l’institution
sociale « Assassinat » préexistant aux individus qui l’instancient, il n’y a pas
d’assassinat, même s’il peut y avoir une action physique d’un individu qui a
pour résultat d’en tuer un autre. La nuance peut être difficile à saisir dans le cas
de l’assassinat, dont la structure peut sembler isomorphe à l’action physique de
tuer, et qui est une institution vieille comme Caïn et Abel. Elle est plus
apparente dans le cas de notions plus récentes. Considérons la notion juridique
de harcèlement sexuel. Il n’y avait, avant la loi instituant le délit en 1992 ni
harcèlement, ni donc harceleur ou harcelé, au sens d’une relation socialement
instituée de harcèlement, même si les actions empiriques constitutives dudit
harcèlement existaient bien évidemment. Lorsque le 4 mai 2012 le Conseil
constitutionnel abroge ladite loi, il n’y a plus à nouveau ni harceleur, ni harcelé,
puisque l’institution sociale, ici juridique, de harcèlement disparaît.
L’erreur épistémologique de l’expertise collective sur le trouble des conduites de
l’INSERM est, selon Alain Ehrenberg, qu’elle a adopté une démarche
ensembliste empirique, éventuellement pertinente pour des faits naturels, alors
que son objet était constitué de faits sociaux, relevant d’une analyse
méréologique, c’est-à-dire d’une analyse des systèmes formels organisant les
relations entre le tout et les parties. Il a ainsi été supposé que le trouble des
conduites était une entité discrète, qui pouvait être étudiée en tant que telle,
parmi un ensemble d’autres troubles eux-mêmes discrets, bien
qu’éventuellement comorbides. La même logique a été appliquée aux
différentes approches : la médecine a été considérée comme un sous-ensemble,
comprenant parmi ses éléments les différents troubles, dont les apports sur ces
éléments pouvaient être complétés par ceux d’autres sous-ensembles, la
génétique, l’épidémiologie, l’éthologie, la psychologie, certains points de vue de
sociologie… Cette démarche est celle que l’on retrouve dans la logique dite
bio-psycho-sociale en santé publique. Si cette logique est le plus souvent
présentée comme intégrative, il s’agit pourtant bien d’une logique ensembliste :
du biologique, juxtaposé à du psychologique, juxtaposé à du social. C’est là
que, précisément, se trouve l’erreur épistémologique : « quand une entité est la
partie propre d’un tout, un point de vue partiel est un point de vue erroné
pour la raison qu’il n’y a pas d’indépendance des éléments. On peut
additionner des sous-ensembles, mais on ne peut additionner des parties. En
revanche, on doit décomposer un tout en parties ». On reconnaît ici, transposé
au niveau supérieur, celui du social et de la santé publique, le modèle
contextuel défendu par Wampold au niveau inférieur, celui du psychisme et de
la psychothérapie. Là où Wampold affirmait que les techniques ne tirent leur
efficacité que du cadre dans lequel elles s’intègrent et du sens qui leur est
attribué par le patient dans la relation psychothérapeutique (le patient « partie
de » la relation thérapeutique pourrait-on dire), Ehrenberg écrit que le social
est « la toile de fond qui donne sens aux facteurs », le tout au sein duquel les
parties s’organisent. L’homme n’existe pas « avec un environnement » (comme
la grenouille dans l’étang), comme une base matérielle, biologique, à laquelle
on ajouterait du social, des relations intersubjectives… Il est une « partie
propre » de ce tout. « L’individu est entièrement traversé par le social » et toute
analyse ensembliste, raisonnant en termes de facteurs et de listes non organisées
de mesures ou d’interventions, détruit par les modalités mêmes d’observation
et de raisonnement mises en œuvre l’objet sur lequel porte l’analyse.
Cet objet, c’est « ce niveau de la vie humaine sans lequel celle-ci est
incompréhensible » et qui est « l’esprit de l’institution » (Ehrenberg, 2007b).
Qu’est-ce qu’une institution, entendue en ce sens ? C’est, selon la définition
qu’emprunte Ehrenberg à celle qu’en donnent Mauss et Fauconnet dans un
texte qu’il qualifie de « décisif » : « toutes les manières d’agir et de penser que
l’individu trouve préétablies et dont la transmission se fait le plus généralement
par l’éducation. Il serait bon qu’un nom spécial désignât ces faits spéciaux, et il
semble que le mot institutions serait le mieux approprié. Qu’est-ce en effet
qu’une institution sinon un ensemble d’actes et d’idées tout institués que les
individus trouvent devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux ? Il n’y a
aucune raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette
expression aux arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par
ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les
constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ».
L’existence des institutions est un préalable à toute vie sociale humaine,
entendue comme la possibilité de fonctionner ensemble, de se coordonner.
C’est donc un préalable à, et un constituant de, l’agir. Le social constitue l’agir
par l’obligation qu’il engendre chez les membres de la société. Comment cette
obligation opère-t-elle ? La société exerce certes une contrainte sur les
individus, mais ce qui oblige les individus n’est pas uniquement une force qui
s’exercerait sur eux par les moyens concrets d’exercice de la contrainte dont se
dotent généralement les sociétés (forces de l’ordre, dispositifs punitifs,
contraintes physiques, contrôle des déplacements, etc.) ou qui résultent de
l’ordre social établi (allocation différentielle des ressources matérielles,
financières, culturelles, etc. par exemple). L’obligation sociale est avant tout une
contrainte logique, en ce que l’institution sociale est « institution du sens ». En
effet, avant que puisse même être formulé quelque interdit ou permission que
ce soit, ce qui va être interdit ou permis doit avoir été défini, en l’occurrence
socialement institué. L’autorité de la société est donc avant tout d’ordre logique
et descriptif. L’obligation sociale est une obligation logique : le système
ontologique, le système axiomatique, le système inférentiel… défini dans le
système préétabli des institutions du sens articulées entre elles d’un système
social particulier, tel qu’il se transmet par l’éducation, ont autorité sur
l’individu qu’elles ont formé avant même qu’une quelconque prescription ou
proscription explicite ne vienne le limiter explicitement. Là où les sciences
naturelles voient le monde (y compris social) en termes de relations et de
conditionnement causal, les sciences sociales voient le monde (mais seulement
le monde social) en termes de relations et de conditionnements logiques,
transmis par l’éducation et le langage. Apprendre des mots, c’est être initié à
une forme de vie : « En apprenant le langage, vous n’apprenez pas seulement le
nom des choses, mais ce qu’est un nom ; pas seulement la forme d’expression
convenant à l’expression d’un désir, mais ce qu’est exprimer un désir ; pas
seulement ce qu’est le mot père, mais ce qu’est un père ; pas seulement le mot
amour, mais ce qu’est l’amour. En apprenant le langage, on n’apprend pas
seulement la prononciation des sons et leur ordre grammatical, mais aussi les
formes de vie qui font de ces sons les mots qu’ils sont, en état de faire ce qu’ils
font » (Stanley Cavell, cité par Ehrenberg, 2008b). En conséquence,
« apprendre des mots, c’est apprendre des concepts sociaux, c’est être initié à
une forme de vie » (Ehrenberg, 2010, p. 248).
C’est la raison pour laquelle, par exemple, le trouble des conduites ne peut être
uniquement considéré comme un fait empirique isolable dont la survenue
découlerait causalement d’un enchaînement d’événements physiques,
neurologiques ou psychologiques ; étant constitué, de par sa définition même –
qui comprend essentiellement des éléments moraux – d’items appartenant au
registre de la socialité, qui sont donc des institutions du sens, il est lui-même
institué. En tant que catégorie savante, comme en tant que mode d’agir d’un
individu spécifique, il doit donc être considéré dans ses relations structurales de
partie au tout social auquel il s’articule. Le problème, pour la santé publique
qui mobilise des méthodes empiriques héritées des sciences naturelles, c’est que
tout ceci ne constitue en rien « un ensemble de faits positifs : on n’a aucun
moyen d’observer directement pour regarder comment les éléments se placent
dans l’ensemble, comme c’est le cas dans les sciences expérimentales où on
observe des entités réelles ». Sans un outillage conceptuel et méthodologique
comparable à celui qui vient d’être présenté, la santé publique qui s’occupe de
santé mentale rate donc nécessairement son objet, parce que les outils dont elle
dispose ne lui permettent pas de le comprendre.
Ou trouver l’esprit ?
Cette démarche que nous allons maintenant examiner est détaillée dans trois
ouvrages du philosophe : La Denrée Mentale (Descombes, 1995) – DM dans la
suite – et Les Institutions du Sens (Descombes, 1996) – IS – deux tomes d’une
étude sur les « disputes de l’esprit » ; Le Complément de Sujet : Enquête sur le
fait d’agir de soi-même (Descombes, 2004) – CS. La présentation détaillée des
travaux de Vincent Descombes nous est indispensable pour deux raisons :
d’une part parce qu’ils définissent le cadre théorique que, dans la continuité
d’Alain Ehrenberg, nous allons utiliser pour poursuivre l’analyse critique que
nous avons entreprise de la façon dont la santé publique s’empare de la santé
mentale ; d’autre part, parce que dans le parcours qui le mène à la
démonstration de sa thèse principale – celle de « l’extériorité de l’esprit » (CS,
p. 10), Descombes propose une critique pertinente de nombre de
conceptualisations, théories, paradigmes qui sont massivement structurants de
la logique de santé publique que nous examinons depuis le début de cet
ouvrage.
Le travail de Vincent Descombes est un travail de philosophie de l’esprit, qui
s’intéresse tout d’abord à la question fondamentale de savoir où trouver cet
esprit dont il est question : « dedans, selon les héritiers mentalistes de
Descartes, de Locke, de Hume et de Maine de Biran, héritiers parmi lesquels
on peut compter les phénoménologues et les cognitivistes » (DM, p. 10), ainsi
que, ajouterais-je, les santé-mentalistes de santé publique dont nous avons
présenté les travaux en première partie de cet ouvrage. « Dehors, selon les
philosophes de l’esprit objectif et de l’usage public des signes, comme l’ont
soutenu par exemple Peirce et Wittgenstein ». C’est cette seconde thèse, que
nous nommerons « de l’esprit objectif », que va soutenir Descombes contre,
notamment, la récente philosophie de l’esprit du cognitivisme. Là où le
béhaviorisme s’était construit dans le rejet de la notion même d’esprit, en
référence en particulier à son acception cartésienne, res cogitans, en
contradiction intolérable avec la nécessaire matérialité exigée par la science
moderne – res extensa –, la philosophie cognitiviste réhabilite une notion
d’esprit : il y a bien quelque chose entre le stimulus et la réponse, et ce quelque
chose a des logiques propres. Mais il est entendu d’emblée que ce quelque
chose qui est un esprit est dans la tête, et qu’il est bien, et n’est qu’« un procès
physique […], un système matériel, à savoir tout simplement le cerveau »
(DM, p. 13). Cette thèse de l’intériorité du mental que Descombes qualifie de
thèse exigeante, nous semble en vérité dans la socialité contemporaine de
l’autonomie et de l’individualité si peu exigeante et plutôt tellement une
évidence qu’elle n’est le plus souvent pas formulée comme thèse, mais comme
une évidence naturelle, ou comme un résultat indiscutable de la science
(naturelle). C’est pourquoi, en préalable, il est nécessaire de restituer à cette
« vérité » son statut de thèse philosophique.
Telle que la définit Descombes, une philosophie mentale est « une pensée qui
assure d’abord l’autonomie du mental en le détachant du monde extérieur
(matériel), pour se poser ensuite le problème inextricable de l’interaction entre
le mental et le physique » (DM, p. 23), à l’instar des auteurs oulipiens de
Raymond Queneau, s’auto-définissant comme des « rats qui construisent eux-
mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ». Toute philosophie de
l’esprit n’est pas une philosophie mentale entendue en ce sens, et Descombes
propose une typologie des philosophies de l’esprit à partir de leurs
phénoménologies, lieux d’existence de l’esprit et modalités de son apparaître.
Tableau 12. Quatre philosophies de l’esprit (DM, p. 25).
CECIN’ESTPASUNEPHRASE
Dans une philosophie holiste du langage, la relation sémantique entre le signe
et la chose n’est jamais dyadique. Ce qui fait de quelque chose un signe « c’est
la fonction qu’il joue dans un système de signes, lequel à son tour à une place
dans une pratique sociale ou une activité intentionnelle » (IS, p. 103). Pour le
holisme structural, dont se réclame Descombes (IS, p. 115), « les parties du
tout ne sont identifiables que dans le tout, de sorte qu’il faut partir du tout (ou
de la relation entre les parties) et non des éléments disjoints pour décrire les
parties » (IS, p. 157) ; « par définition, des choses simples (des monades) ne
sauraient dépendre les unes des autres ». De sorte que toute théorie, ou toute
méthode d’analyse « qui veut faire passer la complexité d’une chose complexe
dans la complexité de la description de plusieurs choses simples se condamne à
manquer cette dépendance mutuelle des parties » (IS, p. 159). C’est
précisément ce que manque la méthodologie factoriologique de l’épidémiologie
psychiatrique, comme la méthodologie des Essais contrôlés randomisés en
santé mentale qui s’appuie sur des définitions catégorielles (atomiques) des
troubles pour évaluer l’efficacité d’interventions ponctuelles (atomiques) en
fonction des variations observables sur des indicateurs indépendants
(atomiques).
Le tout n’est pas composé de parties comme il est composé d’éléments ; il y a
toujours trois niveaux dans une totalité signifiante : le tout, les parties, les
éléments. Ce qui nous permet de distinguer deux types de totalités : la totalité
empirique, qui existe nécessairement après ses éléments (qui en sont la cause
matérielle), et la totalité signifiante qui existe nécessairement avant ses parties,
puisque c’est elle qui détermine l’ordre signifiant dans lequel doivent être
placées les parties (dont elle est la cause formelle). La structure de la totalité
signifiante ne concerne pas les individus empiriques. Elle formule des
conditions sur les instanciations légitimes des différentes places prévues. La
structure n’est donc en rien un arrangement d’éléments : « La structure d’une
totalité signifiante est une forme de formes. C’est une façon de dire que les
éléments n’entrent dans la structure que s’ils sont eux-mêmes dotés d’une
forme » (IS, p. 171). Cette forme n’est pas une propriété intrinsèque des unités
élémentaires. Les éléments empiriques préexistent bien évidemment à la
structure et ne lui doivent pas leur existence. Mais ils ne sont pas, pris
isolément, des éléments signifiants. Et « telle est justement la thèse holiste sur
les totalités signifiantes : les éléments ne sont des signes que dans le système22 » (IS,
p. 177).
Le raisonnement de l’ours
Revenons pour comprendre ce problème à la fable de La Fontaine citée en
exergue de cet ouvrage, celle de l’Ours et du Jardinier, dont j’ai emprunté l’idée
à Vincent Descombes qui s’en sert de support dans le chapitre « Le
raisonnement de l’ours » de son ouvrage éponyme (Descombes, 2007). L’ours,
que j’utilise ici on l’aura compris comme une allégorie de la santé publique en
santé mentale, est un mauvais raisonneur dit Descombes. Ce n’est pas un
mauvais raisonneur parce qu’il aurait tiré de prémisses explicitement posées des
conséquences qui n’en découlaient pas logiquement, mais parce qu’« il a oublié
qu’il n’était pas seulement en charge d’une fin unique […], mais aussi de tout
un ensemble complexe et diffus de fins qu’il lui appartenait d’ordonner dans sa
délibération » (p. 120). C’est bien le cas de la santé publique en santé mentale :
obnubilée par ses louables intentions d’empêcher ses administrés, adultes
comme enfants, nés ou à naître, de boire, de fumer, d’être distraits, tristes,
anxieux, bizarres, opposants, énervés, différents, de conduire trop vite,
d’écouter trop fort, de bronzer trop longtemps, de consommer des aliments-
trop-gras-trop-salés-trop-sucrés ou moins-de-5-fruits-et-légumes-par-jour, bref
de nuire à l’idéal de santé totale de l’OMS, la santé publique a oublié que
c’était seulement s’ils demeuraient des humains, avec tout ce que nous venons
de voir que cela (pré-)suppose qu’il y avait peut-être un intérêt à ce qu’ils
boivent moins, fument moins, s’agitent moins, et mangent plus de brocolis.
S’il faut instituer comme cadre éducatif des enfants, ou comme cadre
thérapeutique des patients, plus généralement comme cadre de vie des
administrés de la santé publique une boîte de Skinner pour qu’ils décalent de
quatre ans – dans les écoles d’Iowa du Sud ou les expérimentations ont été
menées – leur première consommation de bière non autorisée, aurons-nous
vraiment fait mieux que l’ours de La Fontaine ?
Mais si l’ours, et la santé publique en santé mentale, sont de mauvais
raisonneurs, que serait un raisonnement satisfaisant en cette matière, matière
pratique, puisqu’il est question d’agir concrètement dans la vie des gens ?
L’élément central que propose Descombes, est qu’« il ne suffit pas qu’un
raisonnement porte sur une matière pratique pour qu’il soit pratique, il faut
qu’il affecte réellement la conduite du sujet » (p. 114). Ce qui distingue le
raisonnement pratique du raisonnement logique, c’est qu’il se termine par une
action, et pas par la seule acquisition d’une opinion sur ce qu’il faut faire. La
conséquence, énorme pour les sujets dont nous traitons ici, est que le
raisonnement pratique ne doit pas seulement être conçu dans une perspective
pratique (dans un plan de santé publique, un manuel d’intervention, un
protocole d’éducation…) à l’intention d’un sujet qui veut agir rationnellement
(un thérapeute, un médecin de santé publique, un parent…) ; « le
raisonnement [pratique] doit être construit par le sujet pratique lui-même, par
celui qui va agir pour les raisons assemblées par le syllogisme [pratique] »
(idem). C’est une position que Descombes, en cohérence avec les positions que
nous avons présentées plus haut, appelle « intentionnaliste », pour dire que
« l’analyse du « syllogisme pratique » fait apparaître une structure
intentionnelle », c’est-à-dire en d’autres termes « une structure téléologique
dans laquelle la fin répond à une intention du sujet » (p. 115).
Le raisonnement théorique n’est contestable que de deux manières : soit on
montre qu’une prémisse est fausse soit on montre qu’une étape du
raisonnement est erronée. Les logiques de démonstration de la santé publique
que nous avons examinées dans cet ouvrage sont des raisonnements théoriques :
ils peuvent être attaqués par ces deux moyens (et nous avons vu que souvent
l’attaque porte, tant les biais de raisonnement sont courants), mais s’il s’avérait
qu’un raisonnement de santé publique résiste à la contradiction logique, il
devrait être considéré comme vrai, et donc engendrer sa mise en œuvre
concrète. Soit par exemple le raisonnement suivant : il est bon de décaler l’âge
de première consommation d’alcool ; or le programme X décale l’âge de
première consommation d’alcool ; donc il faut mettre en œuvre le programme
X. Sous réserve que la prémisse soit correcte, et la conséquence démontrée, le
raisonnement n’est pas attaquable sur des bases logiques, il faut donc accepter
la conclusion. C’est pourtant là un exemple de raisonnement de l’ours, que
l’on aimerait pouvoir contester avant que le jardinier n’ait la tête fracassée, ou
que les enfants ne soient devenus sobres, mais idiots. La solution que propose
Descombes est que le raisonnement, lorsqu’il est pratique, peut être contesté
par une troisième méthode : l’ajout d’une prémisse qui remet en cause la
conclusion. Le raisonnement pratique est à cet égard similaire au raisonnement
juridique dont les conclusions sont annulables en cas d’apparition d’éléments
nouveaux dont on aurait voulu tenir compte si on avait pu en avoir connaissance
au moment de construire l’inférence ou de poser l’acte. Ainsi, l’ours a oublié
d’inclure dans ses prémisses une clause précisant que le moyen utilisé pour
chasser la mouche ne devait pas contredire la finalité implicite de l’acte, qui
était de préserver le sommeil du dormeur. Si cette clause est ajoutée, les effets
du moyen contredisent cette fin, et le raisonnement est donc pratiquement
erroné. C’est la bonne vieille blague sur les stratégies de raisonnement des
chirurgiens : « l’opération a réussi, mais le malade est mort ».
Le problème d’introduire des finalités hétérogènes, car provenant d’horizons et
de champs différents, c’est qu’il se pose immédiatement la question de leur
hiérarchisation. Vous me dites que ce programme rend les enfants idiots au
motif de les rendre sobres. Peut-être. Mais pourquoi ne serait-il pas préférable
de les rendre sobres, même si cela les rend idiots ? Après tout, l’alcool ne rend-il
pas idiot lui aussi ? Qui va hiérarchiser ces finalités, et comment ? Vincent
Descombes, dans un texte intitulé L’illusion nomocratique (Descombes, 2007,
pp. 287-308), où il reprend les analyses de Cornelius Castoriadis sur le
Politique de Platon (Castoriadis, 1999), propose quelques pistes de réflexion
utiles.
Reprenons tout d’abord le texte de Platon sur la loi dans la traduction qu’en
donne Castoriadis, pour en apprécier la pertinence s’agissant du type
d’approche de la santé publique que nous examinons depuis les premières
pages de cet ouvrage : « Jamais la loi ne pourra, en embrassant exactement ce
qui est le meilleur et le plus juste pour tous, ordonner ce qui est le plus parfait,
car les dissimilitudes des hommes et des actes et le fait que presque aucune
chose humaine n’est jamais en repos ne permettent d’énoncer rien d’absolu
et allant de soi pour tous les cas et pour tous les temps dans aucune matière et
pour aucune science. […] Or nous voyons que c’est à cela même que la loi veut
parvenir, c’est-à-dire énoncer des absolus valant pour tous et pour tous les cas,
comme un homme arrogant et ignare qui ne permettrait à personne de rien
faire contre ses ordres ni de lui poser des questions, ni même, si quelque chose
de nouveau survenait, de faire mieux que ce que postule la loi en dehors de ses
prescriptions » (Descombes, 2007, p. 288).
C’est toujours aussi vrai 2 500 ans plus tard, l’invention de l’Essai contrôlé
randomisé, de la méta-analyse, et de l’evidence-based policy ayant redonné un
nouveau souffle à cette illusion nomocratique. Le problème n’est pas que les
lois, ou les manuels evidence-based, soient contingentement imparfaits, et que
cette imperfection puisse être améliorée par des modifications ou des
découvertes ultérieures : « ce qui est en cause n’est pas la loi elle-même, mais la
nature des choses : le propre des choses humaines, c’est qu’elles ne sont jamais
en repos, jamais semblables. C’est pourquoi la rationalité pratique ne peut pas
être modelée sur les formes de la rationalité théorique (déductive) »
(Descombes, 2007, p. 289).
Dans ce texte de Platon, Castoriadis trouve le « noyau de toute critique du
totalitarisme », une critique que nous pouvons transposer aux prétentions
totales de la santé publique et qui porte sur trois niveaux : le totalitarisme
inhérent à l’utopie ; le totalitarisme comme idéal d’un pouvoir de direction
séparé de toutes les tâches d’exécution ; le totalitarisme comme promotion de
l’universel abstrait. La critique de l’utopie, c’est d’abord la condamnation de
toute utopie, c’est-à-dire « de toute tentative de définir et fixer la société
parfaite » (Descombes, 2007, p. 293), par exemple la société en parfaite santé.
Et c’est dans l’usage normatif du singulier du substantif (généralement assorti
d’une majuscule, explicite ou implicite) que Descombes voit « l’utopie par
excellence » (p. 294). C’est à partir de l’exemple de la Révolution qu’il raisonne,
mais ce raisonnement s’applique tout autant à la Santé. La deuxième critique
est celle de la bureaucratie, et plus généralement de la tendance des sociétés
modernes à la « rationalisation », selon les termes de Weber. La bureaucratie,
c’est la conjonction de deux phénomènes (p. 295) : une division des tâches
d’exécution et des tâches de direction ou de conception des buts ; une
rationalisation des tâches d’exécution en vue d’en maximiser l’efficience par
une décomposition suivie d’une programmation séquentielle éliminant toute
espèce d’hésitation, d’incertitude ou de recours au jugement personnel de
l’agent. Une description qui s’applique parfaitement aux dispositifs de santé
publique que nous avons examinés, de la conception des plans de santé
publique avec leurs objectifs et leurs indicateurs aux procédures des manuels
formalisant les pratiques (parentales par exemple). Cette tentative d’intégrer de
façon dense toutes les étapes du chemin qui va des objectifs de santé publique
aux comportements que doivent, par exemple, avoir les parents face à leurs
enfants relève à l’évidence de l’épistémologie fonctionnaliste la plus brutale.
Penser ainsi la santé (publique), c’est concevoir la société, via la santé, comme
une usine où, à l’instar de l’ouvrier transformé en « un pur principe physique
de mise en mouvement » (Descombes, 2007, p. 296), le citoyen se voit
dépossédé des fins qu’il vise, « de tout élément de direction, de signification de
son acte [qui] lui est enlevé pour être déposé dans la réglementation
bureaucratique ». La critique de l’universel abstrait ne porte pas sur
l’entendement théorique, mais sur l’entendement pratique. L’entendement
théorique a fonction de « concevoir des genres de choses et de classer les choses
dans ces genres ». C’est essentiellement une fonction descriptive. Abstraire,
faire abstraction, en matière descriptive est sans conséquence. Je n’ai rien dit de
faux en disant qu’il y a un animal dans ce jardin, plutôt que de dire qu’il y a
Médor. Pas plus qu’en disant que le fait de suivre tel programme de formation
aux pratiques parentales décale – peut-être – dans le temps la première
consommation d’alcool non autorisée chez un enfant sur dix ayant suivi le
programme. Mais je n’ai rien dit de pratiquement utile non plus. Car en
abstrayant, j’ai pu faire abstraction de ce qui, précisément, était pertinent pour
l’action. Si je dois rentrer dans le jardin en passant par-dessus la barrière, savoir
qu’il y a un animal dans ce jardin ne m’est pas de la même utilité que de savoir
si c’est un hérisson ou un pit-bull affamé. Si je dois choisir comment éduquer
mes enfants, faire abstraction de tout ce qui constitue leur vie hors la date de
leur future première consommation d’alcool a des conséquences pratiques qui
sont telles que je ne peux pas souhaiter faire cette abstraction, si je les considère
dans leur ensemble. Abstraire, en matière pratique, « est une décision qui peut
être grave » (Descombes, 2007, p. 300). La rationalité pratique ne requiert pas
seulement la rationalité théorique ; elle requiert surtout la faculté de phronèsis,
c’est-à-dire « la faculté de juger non pas seulement si tel cas entre dans le
champ d’application de telle règle, mais bien de discerner ce qui est pertinent
et ce qui ne l’est pas » (p. 301). La phronèsis, selon la définition qu’en donne
Castoriadis et que reprend Descombes « c’est le jugement dans ce qu’il a de
créateur » (Descombes, 2007, p. 301). Et ce qu’il a de créateur, ce n’est pas de
trouver à partir d’un cas unique une règle originale qui s’applique à ce cas, sans
intégrer en rien les règles plus générales déjà disponibles ; c’est de savoir faire
avec le fait qu’une situation n’est précisément pas un cas, où telle règle
particulière doit s’appliquer, mais plusieurs cas en un seul, « comme le point
d’application possible de plusieurs règles, qui ne sont pas toujours
conciliables » (p. 303). On ne doit pas confondre « le travail théorique de
l’enquêteur » (qui est celui du scientifique, épidémiologiste, évaluateur,
expérimentaliste, etc.) et « le travail délibératif d’un acteur », qui est celui que
doit accomplir toute personne concrète ayant à accomplir un acte en situation.
La capacité créative phronétique, c’est de savoir utiliser de façon pertinente, en
situation, les multiples abstractions possibles de cette situation, éventuellement
contradictoires, pour ce qu’elles sont capables d’apporter pour le choix de
l’action. C’est « l’exercice d’un sens qui permet de distinguer ce qui est
pertinent et ce qui ne l’est pas. Il ne s’agit plus [seulement] de ce qui existe,
mais de ce qui importe. Il s’agit d’assigner un ordre de valeur ou de priorité : il
y a les choses importantes, qu’on ne peut pas se permettre de négliger, et il y a
les choses secondaires, qu’on peut tenir pour insignifiantes ou indifférentes à la
chose qui nous occupe » (p. 304). Et c’est par l’éducation que, comme le reste,
ce sens peut se développer, et ce que Castoriadis applique à la démocratie et
aux lois s’applique tout autant à la santé et aux sciences : « si donc nous
acceptons qu’il y ait un petit espoir avec cette foule du bétail humain, à ce
moment-là la conséquence du texte platonicien est évidente : c’est l’auto-
institution démocratique permanente de la société [l’auto-institution
permanente de la santé publique]. Pourquoi ? Parce qu’il faut éduquer les gens
de telle sorte qu’ils puissent eux-mêmes constamment combler cet écart entre
les grammata, les lettres mortes de la loi [des sciences], et la réalité, qu’ils
puissent eux-mêmes chacun s’asseoir à leur propre chevet – puisque personne
d’autre ne peut le faire pour eux » (p. 307).
C’est ce que devrait faire tout dispositif de santé publique en santé mentale qui
ne s’inscrit pas dans une dynamique tendanciellement totalitaire. Non pas
mettre en place une organisation scientifico-bureaucratique visant à
promouvoir et à instancier une utopie de santé abstraite et universelle, reposant
de surcroît s’agissant de santé mentale sur une conception
épistémologiquement problématique – pour dire le moins – de l’esprit, mais
agir de sorte à permettre aux citoyens de développer et d’appliquer ce sens
phronétique, dont l’exercice aura, de surcroît, des effets positifs de santé
publique sans qu’ils aient été visés en tant que tels.
19. Le langage et les représentations sont d’époque, il va de soi que cela ne s’applique pas
qu’aux mères.
20. C’est moi qui souligne.
21. La seule manière ayant une cohérence logique de concevoir une auto-fondation non
magique est de la fonder dans la génétique : c’est seulement s’ils la contenaient déjà dans
leurs gènes que la société peut émerger de l’interaction des individus. C’est d’ailleurs de fait,
nous l’avons vu, la position qui sous-tend les approches de santé publique que nous avons
évoquées, celle du « sujet cérébral ».
22. L’accentuation est d’origine.
Conclusion
Copyright
Titre
Collection Points de vue et débats scientifiques
Citations
Introduction
CHAPITRE 2
De l’efficacité des méthodes de changement psychologique : analyse
critique méthodologique
De 6 000 études publiées à trois retenues
Dans les détails de l’efficacité d’un programme de parentalité
Qui vole un œuf vole un bœuf. Logiques de la prévention de masse
Parentalité efficace, ou variations aléatoires ?
De l’art de la numérologie
De la véracité des résultats statistiques : approfondissements techniques
Des biais systématiques dans les études d’efficacité
Qu’en est-il du programme PFI ?
CHAPITRE 3
Conclusion
Bibliographie
TABLE DES MATIÈRES
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