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Chloé PAULIN Droit civil

QUINZIÈME SÉANCE

LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DES CHOSES

Commentaire d’arrêt : Cass. civ. 2e, 14 avril 2016, Bull. civ. II, n° 1233

En droit de la responsabilité civile, le principe général de responsabilité du fait des


choses, a été construit majoritairement sur l’interprétation jurisprudentielle de l’ancien article
1384 alinéa 1er – aujourd’hui 1242 alinéa 1er – du Code civil et à partir d’un arrêt de la Cour
de cassation dit Teffaine du 18 juin 1896. L’objectif visé par le juge à l’occasion de cette
émergence est « l’amélioration du sort de la victime », de sa situation défavorable en cas de
dommage subit par le fait d’une chose, qui n’ouvrait droit à réparation que dans des
hypothèses ponctuelles1. Dans la droite lignée de cette idée, la 2e chambre civile de la Cour de
cassation a rendu un arrêt le 14 avril 2016, dessinant les contours de la responsabilité du fait
des choses. Cet arrêt a été publié au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation.

En l’espèce, le 13 mai 1999, au cours d’une compétition de side-car cross, le passager


d’une des voitures a été victime d’un grave préjudice corporel.
Le passager de la voiture a assigné en réparation de son préjudice corporel le
conducteur de la voiture, son assureur et l’organisateur de la compétition.
La Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 9 mars 2015, a déclaré le conducteur
entièrement responsable de l’accident et l’a condamné, in solidum avec son assureur, à payer
à la victime passagère de la voiture diverses sommes en réparation de son préjudice corporel.
Elle a fait la distinction entre le pilote et le passager, malgré le fait qu’ils soient co-gardiens
de la voiture. Ainsi, puisque le pilote seul peut utiliser le véhicule mais que l’inverse n’est pas
possible, les coéquipiers ne disposent « pas de moyens identiques de direction et de contrôle
de ce véhicule ».
Le conducteur, son assureur et l’organisateur de la compétition se sont pourvus en
cassation. D’une part, ils reprochent à la cour d’appel d’avoir déduit que le conducteur de la
voiture était le seul gardien du side-car cross, ce qui lui a permis – à tort selon les requérants –
d’engager sa responsabilité civile en vertu de la présomption de responsabilité qui pèse sur le
gardien de la chose. D’autre part, ils reprochent à la cour d’appel de ne pas avoir pris en
compte l’acceptation des risques par la victime, qui selon eux, « doit jouer pour les dommages
survenus à l’un des membres de l’équipage d’un side-car cross » et permettre une exonération.
Le pilote d’un side-car en est-il l’unique gardien, excluant de ce fait toute
responsabilité de son passager ?
Le gardien d’un side-car peut-il s’exonérer de sa responsabilité de plein droit en
opposant l’acceptation des risques par son passager ?

La 2e chambre civile de la Cour de cassation rend un arrêt de rejet et approuve la solution


de la cour d’appel en tout point. Elle estime que le conducteur du side-car était l’unique

1
Articles 1243 et 1244 C. civ. : accidents causés par des animaux ou par la ruine d’un bâtiment.
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gardien du véhicule, et que la victime d’un tel dommage peut invoquer la responsabilité
résultant du fait des choses de l’article 1384 §1er du Code civil à l’encontre du gardien de la
chose, « sans que puisse lui être opposée son acceptation des risques ».

Ce faisant, guidée par des préoccupations indemnitaires, elle identifie un seul et unique
gardien, le conducteur (I) et refuse toute exonération sur le fondement de l’acceptation des
risques (II).

I. Une volonté d’indemnisation par l’identification d’un seul gardien : le conducteur

La garde du véhicule est ici recherchée afin d’appliquer la présomption de responsabilité


pesant sur le gardien de la chose. La Haute juridiction est parvenue, par une appréciation in
concreto du caractère déterminant de l’action du conducteur (A), à identifier un seul gardien,
le pilote, dans un but de protection de la victime, passager du side-car (B).

A. L’appréciation in concreto du caractère déterminant de l’action du conducteur

L’ancien article 1384 alinéa 1er – 1242 §1er nouveau – du Code civil dispose que « On est
responsable […] du dommage […] qui est causé par le fait […] des choses que l'on a sous sa
garde ». C’est par cette phrase de « transition » que l’arrêt Teffaine a posé un principe général
de responsabilité du fait des choses, et plus particulièrement, une présomption de
responsabilité « à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée ». Ainsi, sur le
gardien de la chose pèse une présomption de responsabilité.

Les requérants, faisant valoir que « le pilote et le passager » « ont l’un et l’autre sur le side-car
en commun les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sans rôle prépondérant du
pilote », demande à ce que soient reconnus co-gardiens le pilote et le passager. En effet, le
gardien est celui qui au moment de l’accident, dispose des 3 pouvoirs de faits que sont
l’usage, le contrôle et la direction (Cass. ch. réunies, 2 décembre 1941, Franck). A cette
demande, la Cour de cassation a accepté de reconnaitre que les deux membres de l’équipage
jouent un rôle dans l’action du véhicule, mais il ne s’agit pas d’une garde en commun pour
autant. En effet, elle approuve la distinction faite par la cour d’appel entre le pilote et le
passager. Selon elle, « l’action [..] du pilote, déterminante, consistait à diriger la machine… ».
Ainsi, elle apprécie in concreto le caractère déterminant de l’action du conducteur pour en
conclure que « le pilote et le passager ne disposaient pas de moyens identiques de direction et
de contrôle de véhicule ». Par conséquent, la cour d’appel en aurait justement déduit que le
pilote « avait été le seul gardien du side-car ». Est ici retrouvée le principe de garde
alternative : à un moment donné, une chose ne peut avoir qu’un seul gardien. C’est une
nouvelle application de la jurisprudence antérieure, et un nouveau rejet de la théorie de la
garde cumulative.
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Cette solution est une application de la jurisprudence antérieure, qui trouve son fondement
au fond, dans la volonté protectrice de la Haute juridiction.

B. L’appréciation in concreto, instrument de protection de la victime

Par son appréciation in concreto, la Cour de cassation refuse de reconnaitre la garde en


commun du véhicule litigieux. Ce refus lui a permis d’appliquer la « présomption de
responsabilité » - expression aujourd’hui remplacée par « responsabilité de plein droit » – qui
pèse sur le gardien de la chose, sur le pilote et uniquement le pilote. Ainsi, la victime,
passager du véhicule, a pu être indemnisée de son préjudice corporel via cette appréciation in
concreto.

Il était déjà arrivé à la Haute juridiction de reconnaitre la garde en commun d’une germe de
plomb (Cass. civ. 2e, 15 décembre 1980) mais la victime n’était pas un des gardiens en
l’espèce. Le juge était là encore, guidé par une volonté d’indemnisation de la victime, même
si cela relativisait l’exigence d’un caractère exclusif de la garde d’une chose (qui est ici
préservé).

Un critère majeur qui fait la différence entre l’admission et le refus de la garde en commun
d’une chose est l’accomplissement « d’actes connexes et inséparables » ayant causé le
dommage. Dans l’affaire de la germe de plomb, les tireurs avaient participé à une action
commune et exécuter exactement les mêmes actes. Mais en l’espèce, dans l’affaire de la
compétition de side-car cross, l’action du pilote et celle du passager diffèrent, il ne s’agit pas
d’actes connexes. En effet, la Cour de cassation précise bien que « le pilote pouvait utiliser le
véhicule sans être assisté par le passager, alors que l’inverse était impossible ».

Cette volonté protectrice de la victime par le juge est partagée par les sénateurs notamment.
Ces principes seront peut-être pérennisés par la réforme de la responsabilité civile. En effet, la
proposition de la loi sénatoriale du 29 juillet 2020 propose que soient codifiées les
jurisprudences Teffaine, Jand’heur, et Franck et autres jurisprudences fondamentales sur le
sujet.

Si la reconnaissance d’un seul et unique gardien a permis d’appliquer la présomption de


responsabilité qui pèse par principe sur le gardien, la Haute juridiction a veillé à ce que
l’exonération par l’acceptation des risques ne soit pas possible, dans un but de protection
maximale de la victime.

II. Une volonté d’indemnisation par le refus d’exonération sur le fondement de


l’article 1384 §1er
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Cette volonté d’indemnisation s’est encore traduite par le rejet de la théorie de


l’acceptation des risques afin d’éviter toute exonération de la part du gardien. Si ce rejet vaut
en matière de responsabilité du fait des choses (A) sur le fondement de l’article 1242 alinéa
1er, il ne vaut pas dans d’autres hypothèses (B).

A. Le rejet de la théorie de l’acceptation des risques en matière de responsabilité du fait


des choses

L’arrêt Jand’heur, sur le fondement de l’article 1242 alinéa 1er, reconnaît que la responsabilité
qui pèse sur le gardien de la chose est une responsabilité de plein droit, qui permet
l’exonération du gardien seulement en cas de cause étrangère, c’est-à-dire, en cas de force
majeure, de fait d’un tiers ou de fait de la victime.

En l’espèce, les requérants ont souhaité s’exonérer, au moins partiellement, par l’acceptation
des risques par la victime. En effet, ils estiment que « la cause exonératoire de la
responsabilité de plein droit du gardien tirée de l’acceptation des risques par la victime doit
jouer pour les dommages survenus à l’un des membres de l’équipage d’un side-car cross ». À
cette demande, le juge a refusé de reconnaitre l’acceptation des risques comme cause
exonératoire du gardien de la chose : « la victime d’un dommage causé par une chose peut
invoquer la responsabilité résultant de l’article 1384 §1er du Code civil à l’encontre du gardien
de la chose, instrument du dommage, sans que puisse lui être opposée son acceptation des
risques ». Cette solution n’est pas nouvelle : l’acceptation des risques avait été déjà été écartée
par le juge à l’occasion d’un dommage causé par une chose dans le cadre d’activités sportives
hors-compétition (Cass. civ. 2e, 4 juillet 2002) et elle a été reprise mot pour mot quelques
années plus tard (Cass. civ. 2e, 4 novembre 2010).

Par cette solution, on voit bien que ce rejet de la théorie de l’acceptation des risques par la
victime est cantonné à la responsabilité du fait des choses de l’ancien article 1384 alinéa 1 er,
puisque c’est sur cet article, et seulement cet article, que la Haute juridiction se fonde. Ce
refus s’explique notamment par la situation défavorable par nature aux victimes du fait d’une
chose. Là encore, la volonté d’indemniser la victime et de la protéger se fait ressentir via ce
rejet absolu de cette théorie en la matière.

Toutefois, ce rejet demeure incomplet. La théorie de l’acceptation des risques vaut dans
d’autres hypothèse.

B. Le rejet incomplet de la théorie de l’acceptation des risques dans d’autres


circonstances

Le rejet de la théorie de l’acceptation des risques demeure incomplet en droit de la


responsabilité civile, dans 2 hypothèses.
D’une part, sur le fondement des anciens articles 1382 et 1383 du Code civil (nouveaux
articles 1240 et 1241) consacrant une responsabilité pour faute, la Cour de cassation accepte
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et maintien cette théorie. Par exemple, l’acceptation des risques en matière sportive permet
l’exonération de la responsabilité pour faute. Les risques normaux du sport en question
doivent être acceptés par la victime (Cass. civ. 2e, 8 mars 1995).
D’autre part, depuis la loi du 12 mars 2012, modifiée en 2016, l’article L. 321-3-1 du Code du
sport vient poser une irresponsabilité qui ne vaut que pour le seul dommage matériel : « Les
pratiquants ne peuvent être tenus pour responsables des dommages matériels causés à un
autre pratiquant par le fait d’une chose qu’ils ont sous leur garde, au cours d’une
manifestation sportive ou d’un entrainement sur un lieu réservé de manière permanente ou
temporaire à cette pratique ».

Ainsi, la volonté indemnitaire du juge doit être nuancée par ce rejet incomplet de la théorie de
l’acceptation des risques. Cette admission de la théorie de l’acceptation des risques dans
certaines hypothèses est justifiée par le fait que la victime s’est placée volontairement dans
une situation de nature à causer un dommage, et que, dans le cas du dommage matériel, un
dommage matériel a des conséquences bien moins dramatiques pour la victime qu’un
dommage corporel.

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