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Avant-propos

Armand Colin | Littérature


2008/4 - n° 152
pages 3 à 6
ISSN 0047-4800

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Article disponible en ligne à l'adresse:

http://www.cairn.info/revue-littérature-2008-4-page-3.htm

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Pour citer cet article :

"Avant-propos", Littérature, 2008/4 n° 152, p. 3-6.


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! LAURENT ZIMMERMANN, UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS

Avant-propos

Le rapport de Georges Bataille à la littérature n’a jamais été simple


ni, surtout, apaisé. On trouverait aisément dans son œuvre, à propos de ce
rapport, des déclarations violentes, et violemment contradictoires. Par
exemple : « L’esthétique, la littérature (la malhonnêteté littéraire) me
dépriment. » 1 Mais à l’inverse, dans une phrase qui inclut aussi évidemment
la littérature : « Il est vain de vouloir renoncer aux mensonges de l’art. » 2
Rapport complexe, virulent, qui ne méconnaît ni la chance qu’est la litté-
rature, ni la manière dont elle peut constituer un oubli de la chance. Mais
le rapport de Bataille à la littérature est aussi, avant tout peut-être, de
l’ordre de l’évidence : mis à part un travail de jeunesse, l’œuvre
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bataillienne commence véritablement avec un récit, un texte qui appar-
tient de plein droit à la littérature, Histoire de l’œil. Récit et poème,
« poème de l’œil » comme l’a montré Roland Barthes 3, œuvre d’écrivain
donc, sans restriction, sans réserve.
On connaît Bataille, bien souvent, avant tout par la théorie qu’il a
développée, par les diverses notions qui s’y associent, celles d’expérience
intérieure, de part maudite, de dépense improductive, d’informe, d’éro-
tisme, de transgression. Davantage que ses récits, ce sont ces notions
diverses qui constituent, dans les études littéraires, les plus fréquentes des
raisons de faire référence à Bataille. Ses récits sont largement moins
visités. Plus exactement, ce que l’on en retient, en général, n’est que quelque
chose de très réducteur : qu’ils comportent des scènes pornographiques,
qu’ils s’orientent résolument vers l’obscène et le choquant. Quelques
scènes sont plus connues que d’autres, mais pour l’essentiel cette qualifi-
cation générale prévaut, et l’idée, qui lui fait rapidement suite, que ces
œuvres littéraires ne seraient, finalement, que des illustrations des avan-
cées les plus importantes produites par Bataille, qui se situeraient plutôt du
côté de l’essai. En somme, la prise en compte du caractère véritablement

1. Georges Bataille, Le Coupable, dans Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, 1973,
p. 344-345.
2. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, ibid., p. 91. Le balancement entre l’appro-
bation et le refus se lit du reste également dans une formule célèbre de l’« Avant-propos »
de La Littérature et le mal : « La littérature est l’essentiel, ou n’est rien » (Georges
Bataille, La Littérature et le mal, in Œuvres complètes, tome IX, Paris, Gallimard, 1979,
p. 171).
3
3. Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », in Œuvres complètes II, Livres, textes, entre- LITTÉRATURE
tiens, 1962-1967, Paris, Le Seuil, 2002, p. 488-495. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

littéraire de certaines œuvres de Bataille est encore, comparée à la fortune


critique de la part théorique, relativement rare 4.
On dira évidemment que cette rareté est logique, dans la mesure où
il est réellement difficile de séparer, chez Bataille, l’essai et l’œuvre qui
ne serait que littéraire ; dans la mesure où non seulement en fait, mais en
droit, cette séparation serait impossible. Pour ce qui est du fait, il est cer-
tain que de nombreux essais chez Bataille ont les allures, bien souvent, de
l’œuvre littéraire 5, tandis que les récits comportent des passages tenant
dans une certaine mesure d’une forme d’essayisme. Mais la chose est plus
grave encore lorsque l’on interroge la légitimité même de l’opération :
accepter un découpage entre ce qui relèverait de la littérature et ce qui
relèverait de la philosophie, ou plus largement du domaine de l’essai,
serait évidemment contraire à la pensée de Bataille, à la confusion active,
à la communication qu’elle prône, au refus de produire une œuvre qui,
parce qu’elle pourrait être rangée dans une case stable, ne brûlerait pas
qui l’écrit et qui la lit. Mélange, passages incessants. Évidemment.
Pourtant quelque chose résiste. Pourtant l’ambition de lire Bataille
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comme un écrivain ne peut manquer de naître pour quiconque aime
Bataille. C’est que la confusion entre l’essai et la littérature a tôt fait,
lorsqu’elle est acceptée trop facilement, d’éteindre la force de la littérature
et de faire triompher l’essai, bientôt la philosophie, le système ou du moins
un ensemble cohérent et stable de notions. Déclarer trop rapidement l’éga-
lité des deux domaines revient donc, finalement, dans le cas de Bataille, à
assurer le triomphe de l’un au détriment de l’autre. D’où la nécessité de
tenir à la littérature, d’affirmer que Bataille est aussi un écrivain, un écri-
vain important, l’un des plus inventifs et des plus nécessaires du ving-
tième siècle. D’où le rassemblement des présentes contributions.
Bien entendu, la première nécessité pour considérer véritablement
Bataille comme un écrivain sera de s’éloigner de clichés véhiculés par ses
adversaires autant, parfois, que par certains de ses partisans qui à leur tour
ramènent Bataille à des coordonnées qui manquent sa singularité. Ces cli-
chés sont rappelés avec humour par Francis Marmande : « Bataille sale, sul-
fureux, louche, douteux, supplice chinois, brouette japonaise, images,
estampes, pervers, pornographe (aux yeux des meilleures époques), d’un
4. Malgré certains ouvrages de référence très importants, et connus (ceux en particulier de
Lucette Finas, Denis Hollier, Francis Marmande, Michel Surya), et le travail éditorial, qui a
changé la donne, effectué avec la parution récente des Romans et récits dans la Bibliothèque
de la Pléiade sous la direction de Jean-François Louette.
5. C’est tout le sens du reproche fait à Bataille par Sartre. Le débat est analysé par Marielle
Macé dans Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin,
coll. L’extrême contemporain, 2006, p. 143-159 (notamment p. 151 : « Sartre met en cela en
évidence une véritable déviance discursive, autre déclinaison bataillienne de la dramatisation.
4 L’exposé intellectuel (assertions, appareil de notes, effets de preuve) le cède constamment,
chez Bataille, au poème »). Cf. également la revue Lignes, n° 1, nouvelle série, Sartre-
LITTÉRATURE Bataille, Paris, Éditions Léo Scheer, mars 2000, et en particulier l’article de Jean-Michel
N° 152 – DÉC 2008 Rey, « Premiers pas en littérature », p. 148-163.
AVANT-PROPOS !

érotisme misogyne, pénible et puéril (selon les temps modernes) ». Ces


clichés, et d’autres, éloignés, surgit alors la possibilité de lire les œuvres de
fictions de Bataille, mais également ses essais, en considérant la charge poé-
tique qu’ils contiennent et vers laquelle se tournent ici plus particulièrement
Francis Marmande et Vincent Vivès. C’est qu’en effet, comme l’écrit le pre-
mier « la question de la poésie » est chez Bataille, malgré le faible nombre
de poèmes en tant que tels que comporte l’œuvre, « cruciale » ; situation
paradoxale à la faveur de laquelle cette question de la poésie « se pose avec
d’autant plus d’insistance que le texte en efface les effets les plus sensibles
pour les répandre partout. ». L’intensité alors gouverne le texte, comme le
souligne Vincent Vivès, puisque « la poésie est l’exposition de la plus
grande intensité de l’être ». Mais saisir la force des œuvres de fiction de
Bataille, ce sera également les replacer dans toute une bibliothèque et mon-
trer comment cette bibliothèque, dans des opérations de montages, de pas-
sages, de coupes et de références, fait jouer une mobilité qui entraîne la
lecture. Ainsi verra-t-on, avec Philippe Forest, l’œuvre de Bataille, via
Frazer, voisiner avec celle de Faulkner, ainsi entendra-t-on résonner le four-
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millement de Madame Edwarda avec Sylvain Santi, ou verra-t-on voisiner
Bataille avec Queneau et Leiris dans l’analyse de Jean-François Louette.
Où l’on se souvient, ce qui ne serait pas aussi sensible si l’on n’en consi-
dérait pas également son versant fictionnel, que l’œuvre de Bataille,
comme le souligne Sylvie Trécherel, « plus qu’à une philosophie »,
s’apparente « à un roman-monde, sorte de somme encyclopédique ».
Toutefois, ce premier moment se double constamment d’un autre,
qui a trait à la pensée. C’est que la littérature est aussi, comme le sou-
ligne Philippe Forest un « espace […] de pensée », pensée paradoxale et
déterminante à partir du moment où elle « n’envisage de destin que dans
la confrontation irréconciliée de l’être avec le désir et la douleur ».
Impossible réconciliation, accentuation de cette impossibilité : telle est
certainement la littérature pour Bataille, ce qui la porte à la hauteur de
la contrainte qu’il évoque dans une formule célèbre 6, et qui permet que
quelque chose se pense dans le sillage de l’invention littéraire qui ne
pourrait se penser nulle part ailleurs ni d’aucune autre façon. Raison
pour laquelle, comme le dit Sylvain Santi, « les récits et romans de
Bataille ne sont pas de simples illustrations de sa “philosophie” ».
Les contributions de Lucette Finas et de Jean-François Louette, de
manière différente mais non contraire, en sont plus particulièrement la
preuve. Lucette Finas montre combien Le Bleu du ciel doit être lu en partie
contre Bataille, contre ce qu’il déclare ouvertement et que la logique du
roman conduit à découvrir comme un certain égarement, « lumineux » et brû-
lant, mais qu’il importe de penser sans réconcilier le roman avec son propre
6. En préface au Bleu du ciel : « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement,
5
l’auteur n’a pas été contraint ? » (Georges Bataille, Romans et récits, Paris, Gallimard, Biblio- LITTÉRATURE
thèque de la Pléiade, 2004, p. 111). N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

discours. Jeu d’une logique littéraire, strictement littéraire, qui exige le roman
pour exister et pour qu’une pensée qui n’est pas celle immédiatement lisible
en fonction des catégories batailliennes se dévoile. La fiction alors permet
qu’existe quelque chose que l’essai seul aurait peut-être étouffé ou
amoindri, et qui avec le roman se déploie jusqu’à, grâce à Lucette Finas, se
faire entendre. D’une manière différente Jean-François Louette de son côté
montre combien l’œuvre littéraire organise non pas l’illustration de la
pensée, mais sa circulation, sa reprise — avec la notion d’informe venue,
montre-t-il, de la théologie autant que de la philosophie — et sa mise en
question au travers de plusieurs œuvres — Le Chiendent de Queneau, Le
Bleu du ciel de Bataille, L’Âge d’homme de Leiris — qui se répondent et se
séparent, et diffractent la pensée dans l’intervention de certains person-
nages, de figuration des auteurs et de rêves exposés. Manière alors avec la
littérature de produire un déploiement de la pensée, de toute la pensée de
Bataille qui fera retour, comme le montre Aliocha Wald Lasowski, chez de
nombreux penseurs de la seconde partie du vingtième siècle en réservant à
la fiction, plus particulièrement, le rôle de « pouvoir de déstabilisation », de
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déplacement, qui est également ce que fait valoir l’auteur de L’Expérience
intérieure dans son rapport aux images célèbres du supplicié chinois.
Ainsi s’ouvre avec les fictions de Bataille un espace d’émotion et de
pensée qui est encore largement devant nous, qui est encore l’avenir de la
littérature, cette approche du « néant » selon l’analyse de Philippe Forest
où pourtant ne s’efface paradoxalement pas le « désir », l’approche d’un
« égarement », comme l’écrit Lucette Finas, qui avec Bataille ne cesse pas
d’être « riche et lumineux ».

6
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008




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! LUCETTE FINAS, PARIS

B. de l’égarement au délire
face à la Loi aux cheveux
raides

Je n’avais rien à dire. Je n’avais pas fini de m’égarer.


Je riais. J’aurais aimé cracher à la figure des autres.
Le Bleu du ciel

— Lazare aime les petits oiseaux : elle le dit, mais elle ment.
Elle ment, entends-tu ? Elle a une odeur de tombe.
Le Bleu du ciel
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L’idée que, peut-être, j’aimais Lazare m’arracha un cri qui
se perdit dans le tumulte.
Le Bleu du ciel

L’affrontement du narrateur, Henri Troppmann — appelons-le B. —


et de Lazare, une révolutionnaire stricte, ardente et généreuse, est au cœur
de Le Bleu du ciel. De ce haut roman de deux cents et quelques pages,
publié en 1957 et de Madame Ewarda publié en 1956, nous répéterons
volontiers, toutes proportions gardées, ce que Balzac disait de sa trilogie
d’Illusions perdues, à savoir qu’elle était « l’œuvre capitale dans
l’œuvre ». Dans Le Bleu du ciel, la question de l’impossible soulève
l’intrigue comme si le philosophique devenait, de la manière la plus inat-
tendue, dramatis persona et ployait à sa mimique le corps parlant.
Le roman s’y reprend à trois fois avant de commencer : Avant-propos,
Introduction, Première partie, mais cette première partie n’en est pas une ;
c’est un poème, un chant de triomphe :
En mon cœur idiot, l’idiotie chante à gorge déployée.
JE TRIOMPHE !
Aveuglement ? « bonheur affirmé contre toute raison » selon B. ?
Songe-t-il, personnage, à ce qu’il dit auteur, lorsqu’il déclare que Proust,
pour avoir voulu le triomphe, a manqué l’impossible ? Mais lui, B., veut-il ? 7
Le récit proprement dit commence à la deuxième partie qui se divise
LITTÉRATURE
en cinq épisodes, chacun précédé d’un titre en italique et en pleine page : N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLES ÉCRIVAIN

Le mauvais présage, Les pieds maternels, Histoire d’Antonio, Le bleu du


ciel, Le jour des morts. Et le titre du premier est doublement inaugural :
Le mauvais présage trouve en effet un début d’accomplissement dans Le
jour des morts qui boucle le roman sur « cette marée montante du
meurtre, beaucoup plus acide que la vie », prémonition accomplie pour
Bataille mais non encore pour B., le romancier et son (propre) personnage
ne vivant pas dans le même laps de temps.
Si l’on excepte son épouse, Edith, et sa belle-mère, qu’on ne verra
qu’à peine, trois femmes sont en relation avec B. : Dirty, dont le nom est
l’abrégé de Dorothea, ce qui sussure que celle qui a nom, en grec, de
cadeau de la déesse, est sale à ses heures… mais d’une saleté à élucider.
Et B. ne nous dit-il pas, plus loin, qu’elle était d’une propreté éblouis-
sante ? Actrice principale de l’extraordinaire scène de débauche du
Savoy 1 dans l’Introduction, nous la retrouvons dans l’épisode éponyme
du titre : Le bleu du ciel et dans l’ultime : Le jour des morts. B. aime sa
fureur contenue : « Ce que j’aimais en elle était sa haine, j’aimais la lai-
deur imprévue, la laideur affreuse, que la haine donnait à ses traits. »
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La deuxième est Xénie, qui démarque xenia, l’étrangère (un salut à
Diotime, l’Étrangère de Mantinée, qui, dans Le Banquet, prononce que
l’objet de l’amour est d’enfanter dans la beauté, selon le corps et selon
l’âme ?). Elle arrive par le train de Port-Bou et, au premier coup d’œil
qu’il lui jette, B. se décompose : « Elle avait beau rire : elle était devant
moi comme une intruse, étrangère à moi. Je me demandais — j’en avais
peur — si la même chose n’allait pas arriver avec Dirty. » Lucide, il nous
confie qu’il a inutilement tenté de fuir sa vie en allant en Espagne : « Ce
que je fuyais m’avait poursuivi, rattrapé et me demandait à nouveau de
me conduire en égaré. » La troisième femme est Lazare.
Dans la quatrième (pluri)-scène de Le jour des morts, les deux
lignes à l’ouverture du premier paragraphe jettent une lumière crue sur la
figure que composent B. et les trois femmes : « Je restai en Espagne avec
Dorothea jusqu’à la fin du mois d’octobre. Xénie rentra en France avec
Lazare. » Il a abandonné Xénie dont Lazare s’est chargée, tandis qu’il
accompagnait Dirty. En quittant Xénie il a pleuré, ce qu’il fait souvent
et, dans cette dernière scène, il l’avoue, « par contagion ». Tandis qu’il
ne se quitte pas du regard, aimanté par son propre rôle, il observe que
« Lazare commençait à pleurer, elle aussi. Les larmes coulaient sur ses
joues : elle n’était ni moins maîtresse d’elle-même, ni moins funèbre et
c’était monstrueux de voir ses larmes couler. » Monstrueux ? Parce qu’il
était monstrueux qu’elle pleure de toute sa force, alors que l’homme en
face d’elle pleurait dans le total abandon de la sienne, par mimétisme et
8 comédie ?
LITTÉRATURE 1. Cf. Lucette Finas, Tel Quel, n° 22 et Hors corps, in Le bruit d’Iris, essais, Paris,
N° 152 – DÉC 2008 Flammarion, 1978.
B. DE L’ÉGAREMENT AU DÉLIRE FACE À LA LOI AUX CHEVEUX RAIDES !

Des trois femmes : Dorothea alias Dirty, Xénie et Lazare, cette der-
nière est la seule qui ne quitte à aucun moment la scène, privée ou
publique. Elle est même la seule articulation, et de quel poids ! du privé
et du public dans la narration. Du privé : les rapports entre Dirty et Xénie,
d’une part, et B. d’autre part. Du public : la politique, les menaces de
grève et de guerre ! Lazare est stable, au propre et au figuré. Les deux
autres femmes, Dirty et Xénie, sont toujours en partance ou sur le point de
revenir. En stationnement limité et instable. Plus ou moins aimantées par
un B. chancelant, oscillant désespérément entre elles deux.

SCÈNE 1

Première rencontre d’une femme à l’« aspect absurde », rencontre


deux fois paradoxale puisque dénuée d’attrait, et répétée le plus souvent
possible dans le malheur. Un malheur porté au compte de cette femme
assimilée à « l’oiseau de malheur » : « comme si ma chance exigeait,
écrit B., qu’un < oiseau de malheur > m’accompagnât dans cette
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circonstance ».
Cette femme, il la nomme Lazare, du nom de celui que le Christ res-
suscita, frère de Marthe et de Marie de Béthanie. D’un homme il fait une
femme qui, par sa provenance, ne peut que sentir la tombe. Elle l’exas-
père, cette Lazare, par sa compréhension même, ayant peur qu’il devienne
fou, sans reconnaître qu’il l’est déjà, pas plus qu’il ne reconnaît sa folie à
elle ! N’est-elle pas folle de patience envers lui alors que Dirty, excédée,
l’a quitté ? Elle le ramène aux solutions raisonnables : une femme, des
amis. Elle propose un axe à ce désaxé qui n’en a cure… Elle est folle, elle
aussi, mais de son axe, qu’elle appelle parfois : le projet. Que l’assassinat
de Dollfuss persiste à la tourmenter, voilà ce qui, pour B., est folie :
« Cette fille insensée [le mot est lâché], avec sa laideur, m’horrifiait par la
constance de ses préoccupations. » La faute en incombe à la constance,
laquelle n’est recevable par B. que si elle est constance à se contester.
L’insistance sur la laideur est convenue, excessive, un peu niaisement
masculine, mais aussi conforme au rôle, et il importe à B., au moment où
il écrit, de se réfléchir mâle, à hauteur de préjugé. N’oublions jamais
qu’il joue… et de toute sa faiblesse dont il fait une force. Et pourquoi ne
prononce-t-il pas le mot de « force », justement, à propos de cette femme
et préfère-t-il, à la reconnaissance de sa force, le dénigrement ?

SCÈNE 2

Lazare fait son entrée « dans un bar-restaurant, derrière la Bourse ». 9


B. à qui elle fait honte (il impute à un dérangement mental l’intérêt qu’il
LITTÉRATURE
lui trouve, conformément à l’avis d’un de ses amis de la Bourse et, N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLES ÉCRIVAIN

empruntant les façons d’un Bataille snob plaisant à imaginer, il dépeint


Lazare laide et sale). Si « laide » s’oppose à « jolies », « sale », dans sa
bouche, s’oppose à « bien habillées », ce qui ne peut se concevoir sans
injustice, car on peut être mal habillé et propre, voyons ! voyons !
Bousculant les tables, Lazare montre de l’égarement, elle aussi, mais
le sien est maladresse, propension à isoler ce qu’elle cherche, homme ou
chose, et négliger ce qui est autour, tandis que l’égarement de B., si tour-
mentant soit-il, est une attitude, une constante, comme le fait de transporter
la norme avec soi. Voici comment B. présente Lazare : « Sans chapeau, ses
cheveux courts, raides et mal peignés lui donnaient des ailes de corbeau de
chaque côté du visage. » L’oiseau de malheur reparaît, le mauvais objet s’il
en fut, mais il y a pire et ce pire est au compte de B. « Elle avait un grand
nez de juive maigre, à la chair jaunâtre, qui sortait de ces ailes sous des
lunettes d’acier. » Pauvre, elle n’a pas de lunettes d’écaille, c’est un fait !
Quant à son nez ! En 1935, donner une racine biologique à la judéité, ce
n’est déjà pas très heureux, surtout lorsqu’on se pique de connaissances
scientifiques. En 1957, c’est encore moins admissible. Pourquoi ne pas
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revenir, dans la foulée, à la limpieza de sangre de funeste mémoire ? Et par-
lant de sa « chair jaunâtre », de ses « ailes », B. la cuisine, en somme ! Il en
fait une volaille. Elle lui inspire un dégoût physique, mais son dégoût à son
tour nous dégoûte, moralement et intellectuellement.
B. ne résiste pas aux délices faciles du glissement vierge sage/vierge
sale. Quant à ce qu’il appelle « l’avidité maladive » qui poussait Lazare à
« donner sa vie et son sang pour la cause des déshérités » elle le pousse, lui,
à réfléchir, mais le résultat de sa réflexion est pour le moins inopiné et fort
loin d’une hypothèse généreuse : « ce serait un sang pauvre de vierge sale ».
Vierge sale : le bon mot ! Judicieux, le renversement de la virginité comme
symbole de pureté en son contraire, mais le choix de l’énergique et vivante
Lazare comme exemple n’est pas nécessairement approprié, encore moins
lorsqu’on songe à son modèle présumé 2. Juqu’ici, la vierge sage avait pour
opposée la vierge folle. La « sale » est-elle sage ou folle ? Les deux ! Sage
démesurément et, par cet excès, folle. Et l’on peut se demander si les critiques
de Bataille, où affleure sa prédilection pour le blasphème, ne se ramènent
pas, encore et toujours, à barbouiller le visage de la Loi. À celle-ci ne
préfère-t-il pas sa Norme, qu’il crée à tout moment et transporte avec lui ?

SCÈNE 3

Le dialogue entre B. et Lazare reprend au domicile de B. où Lazare,


décidément tutélaire, a raccompagné l’égaré. Toute la scène n’est qu’un
10 mouchoir trempé : celui de B. Elle s’ordonne autour d’un fin clivage, tou-
LITTÉRATURE 2. Laure Adler, L’Insoumise, Arles, Actes Sud, 2008, confirme que la philosophe Simone
N° 152 – DÉC 2008 Weil est bien le modèle de Lazare.
B. DE L’ÉGAREMENT AU DÉLIRE FACE À LA LOI AUX CHEVEUX RAIDES !

jours le même et toujours autre. Lazare s’ingénie à trouver la raison du bou-


leversement de B., à quoi B. répond qu’il n’a « pas de raison précise ». Il va
de soi que le bon sens, le sang-froid de Lazare exaspèrent B. qui tente
d’abaisser ce qu’il ne peut abattre : « cette vierge », dans « sa laideur », « ne
pouvait endurer l’existence que risiblement », « réduite à une rigidité
stoïque ». À l’opposé, Lazare tente d’aider celui qui demeure pour elle une
énigme. Subrepticement se glisse dans le texte le dialogue de la sainte et du
réprouvé… C’est B., ne l’oublions pas, qui installe au fronton du texte cette
transcendance qui, à mesure que le texte se déroule, le déconsidère et
devant laquelle il triche. Son malheur, son humilité sont, à l’en croire, tri-
cherie. Une occasion de marteler, une fois de plus, son mépris cynique
d’une « femme laide comme Lazare ». La beauté physique est son argument
dans son combat verbal contre Lazare. Il vient de lui exposer que s’il mépri-
sait une femme, par exemple une prostituée, il n’était pas impuissant avec
elle mais qu’il l’était avec Dirty parce que, perdue de débauches, cependant
il l’admirait, la respectait. Or Lazare lui oppose un argument massif : « À
vos yeux, la débauche dégradait les prostituées qui en vivent. Je ne vois pas
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comment elle pouvait ennoblir cette femme… ».

SCÈNE 4

Au lieu de répondre sur le fond, il recourt, faute d’arguments, au


même geste dévalorisant pour Lazare : « Je regardai les mains de la
pauvre fille : les ongles crasseux, le teint de la peau un peu cadavérique »,
mains auxquelles il oppose les siennes, hâlées et propres, et celles de
Dirty, éblouissantes, aux ongles « couleur de sang frais ». Ainsi, Dirty
paraît avoir du (beau) sang sur les mains : discrète aubaine qui renforce
son admiration et accroît sa détestation de Lazare qu’intérieurement il
calomnie. Car sa haine a l’invention fertile : en quoi Lazare est-elle,
comme il l’affirme, pleine de mépris pour la chance de l’autre ? Et pour-
quoi faut-il que B. juge apparemment inévitable la jalousie d’une femme
laide et pauvre à l’égard d’une autre belle et riche ? C’est d’un convenu !
Un B (ataille) plat, quelle horreur ! Et quelle est cette chance ? Être à la
fois belle et riche ? Mais puisque Lazare, possédée par la passion poli-
tique, n’est qu’indifférence à tant de futilité ? N’avoue-t-il pas d’ailleurs
que sa vie à lui, avant qu’il ne tombe vraiment malade, « était d’un bout
à l’autre une hallucination maladive » ?
Peu importe, il mène le jeu. Lui que le non vouloir sollicite, et qui
en soutient mal l’exigence, il vainc celle dont le (bon) vouloir n’a pas de
cesse — et que le scrupule informe. Il la contraint au jeu. Elle va y
trouver son rôle. Celui de lui clouer le bec, une fois au moins. 11
L’occasion lui en sera donnée par l’Étrangère, Xénie la bien
LITTÉRATURE
nommée et deux fois étrangère parce que B., qui n’est pas d’humeur à la N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLES ÉCRIVAIN

recevoir, la refile (qu’on me pardonne !) à Michel pour qu’il déjeune avec


elle… Une fois de plus, B. manigance, toujours embarrassé des lacs dans
lesquels il s’enferme. Il attend Dirty, le voilà indisponible pour Xénie
avec qui, pourtant, il pense qu’il pourrait vivre heureux. De son propre
aveu, il ressemble « à un enfant qui jamais ne sait ce qu’il veut ».

SCÈNE 5

Une fois il s’est laissé prendre au piège à propos non de Xénie mais
de Dirty : non point celui que lui aurait tendu Lazare, indifférente à ces
manœuvres, mais celui qu’il semble assez souvent se tendre à lui-même.
Il confie à Lazare qu’il a imaginé qu’il était impuissant avec Dirty parce
qu’il était nécrophile. Désireux de la choquer, il note avec dépit : « Lazare
réagissait peu, comme s’il s’agissait d’une gaminerie outrecuidante. » Il
précise qu’après avoir compris que les prostituées ont pour lui un attrait
analogue à celui des cadavres, il cherche une solution avec Dirty :
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— J’ai parlé à Dirty de ce qu’on pouvait faire et elle s’est énervée avec moi…

Coupante l’ironie de Lazare et particulièrement affûtée en fin de


phrase lorsqu’elle interroge :
— Pourquoi Dirty ne simulait-elle pas la morte par amour pour vous ? je sup-
pose qu’elle n’aurait pas reculé pour si peu.

La supposition, cinglante, révèle l’esprit d’à propos et le talent


d’attaque de Lazare, si la charité ne venait les pondérer. B., cela va de soi,
s’étonne « qu’elle regarde l’affaire en face ». Il la souhaiterait effarou-
chée, choquée : il la découvre impassible, imprenable, mais non insen-
sible. Une image de la force rassemblée, alors que sa force à lui s’épuise
en errances, dissipations et enfantillages que seule, leur inscription, en les
enrôlant rythmiquement, arrache à l’inanité.
Vainqueur de Lazare, B. ne réussit pas à l’être : il peut tout au plus
la choquer, à moins que cela même il ne se l’imagine. À la fin de : Le
mauvais présage, il dit à Lazare que même si l’assassinat de Dollfuss
avait déclenché la guerre, celle-ci aurait répondu à ce qu’il avait dans la
tête. Et comme elle lui demande s’il pensait qu’une révolution pourrait
suivre la guerre, il tranche :
— Je parle de la guerre, je ne parle pas de ce qui la suivrait.

Pour conclure in petto avec une satisfaction évidente :


Je venais de la choquer plus brutalement que par tout ce que j’aurais pu lui dire.
12
Qu’en sait-il ? Elle lui échappe. Ce n’est pas tant dans Le mauvais
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 présage que dans Histoire d’Antonio qu’en éclate, paroxystique, l’évi-
B. DE L’ÉGAREMENT AU DÉLIRE FACE À LA LOI AUX CHEVEUX RAIDES !

dence. La boîte homosexuelle à l’usage des deux sexes, la Criolla à


Barcelone, en est le théâtre.
Attablé devant un cognac avec Michel qui « n’avait pas l’habitude
du vice », B., excédé, dit au jeune militant :
— Je voudrais que Lazare te voie… dans un bouge !
et s’attire la réplique :
— Mais Lazare venait souvent à la Criolla.
Et de préciser que, l’année précédente, elle y passait souvent la nuit.
La réaction de B. est d’une violence qui stupéfie son interlocuteur :
— Michel, si Lazare était devant moi, je la tuerais.
Plus loin :
— Je veux la battre, la frapper.
Michel, qui ne comprend rien à la fureur de B. et se méprend, insiste :
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— Elle est venue ici plusieurs fois, avec moi : elle s’y est vivement intéressée.
Elle ne voulait plus en partir. Elle devait être suffoquée.
— Moi, je ne lui pardonnerai jamais. Jamais ! tu m’entends ?
La faute paraît à B. inexpiable : c’est qu’il s’agit d’une profanation,
mais difficile à accepter puisqu’elle est profanation d’un lieu de profana-
tion, dont elle annule, par l’effet d’une curiosité indifférente, le caractère
profanateur. Par sa bienveillance dénuée de toute participation, par sa
tolérance portée à la plus haute puissance, Lazare vide la Criolla, temple
de la foi négative, de sa raison d’être et réduit les célébrations — ces fêtes
du sexe qu’évoque B. — à des parodies fantomatiques. Mieux encore, ou
pis, c’est selon, Lazare tient de la martyre, de la sainte et même de l’ange.
De la martyre puisque, envisageant de subir le supplice, elle a demandé à
Michel de lui planter des épingles dans la peau pour qu’elle puisse s’y
entraîner. Quant à la sainte, à l’ange, écoutons Michel :
— Ici, à la Criolla, elle avait l’air d’une apparition. Un jour, l’un d’entre eux,
[l’un des habitués] excédé, s’est mis à boire… Il était hors de lui. Certainement,
il aurait pu la tuer, il aurait mieux aimé se faire tuer pour elle, mais jamais il
ne lui aurait demandé de coucher avec lui. Elle le séduisait et jamais il n’aurait
compris si j’avais parlé de sa laideur. Mais à ses yeux, Lazare était une sainte.
Et même, elle devait le rester. C’était un très jeune mécanicien, qui s’appelait
Antonio. Au cours d’une conversation où, pris de boisson, il répliquait à
Lazare lui reprochant d’avoir signé un papier sans lire et lui demandant ce
qu’il aurait fait si elle lui avait donné à signer une profession de foi fasciste,
il répond qu’il la tuerait, elle le prend au mot, « absente, calme comme un 13
mort ! » Tous deux s’éloignent. Antonio charge son arme et met le canon sur
LITTÉRATURE
la poitrine de Lazare mais, après un terrible suspens, il refuse de tirer. Lazare N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLES ÉCRIVAIN

alors lui demande la cartouche et… la met dans son sac à main, en souvenir.
Geste en soi anodin, mais qui désacralise la scène et la tire, justement, vers
l’anodin, faisant éclater le courage, la force d’âme, de Lazare. Réduisant un
geste de mort à l’insignifiance d’une parodie, comme elle marquait, par son
absence d’émotion devant le spectacle de la Criolla, que rien d’important n’y
était en jeu, elle DEJOUE !

***

B. l’aime-t-il ? Aime-t-il Lazare ? On va le voir, c’est lui qui sou-


lève cette question.
Il y a d’abord ses réactions d’horreur, de refus, de haine lorsqu’il
apprend de Michel que Lazare est venue et venait même souvent à la
Criolla :
— Michel, si Lazare était devant moi, je la tuerais
— Je veux la battre, la frapper…
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— Je ne lui pardonnerai jamais…
J’étais sous pression, j’aurais éclaté.

Michel lui révèle deux choses : d’une part, que Lazare lui a
demandé de lui planter des épines dans la peau afin qu’elle s’entraîne à
subir la torture ; d’autre part, que Lazare envoûte ceux qui l’entendent et
qu’à la Criolla « elle avait l’air d’une apparition (elle était une sainte. »
B. : « Moi, j’étais dans le vide, sous une lumière qui m’aveuglait, devant
une extravagance qui nous dépassait »
Cette scène 1 de l’Histoire d’Antonio atteint au sublime : un senti-
ment impossible à définir, impossible à soutenir – impossible – monte
avec la boisson, la sueur, la gesticulation et les cris et retombe dans
l’absurde, se résout dans une mise en scène de meurtre improvisée,
acceptée par une Lazare intrépide, « calme comme un mort », et refusée
au dernier moment par celui qui devait en être l’exécuteur. Le geste de
Lazare mettant la cartouche inutile dans son sac tel un souvenir anodin
ajoute à l’admirable de cette déréalisation.
Ce n’est pas tout ! Attendant Michel dans sa voiture, B., collé à son
volant, se voit « comme une bête prise au piège » : « L’idée que j’apparte-
nais à Lazare, qu’elle me possédait, m’étonnait… » Et il récapitule : comme
elle, enfant il était sale, comme elle, il s’ennuyait au lycée et, plus encore,
tenant son porte-plume comme un couteau dans son poing droit fermé, il se
donnait de grands coups de plume : Je voulais m’endurcir contre la dou-
leur, confesse-t-il, en écho lointain à Lazare se livrant aux épines.
14 Cette énorme séparation d’avec soi, vécue dans une lucidité
effrayante, s’opère sur fond d’insurrection à venir, menacée et incertaine
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 encore plus que menaçante. B., attendant Dorothea/Dirty, s’intéresse,
B. DE L’ÉGAREMENT AU DÉLIRE FACE À LA LOI AUX CHEVEUX RAIDES !

comme s’il s’agissait d’un autre, à ce personnage à peu près nu, lui-
même, debout, ses jambes jaunâtres dans l’eau : « Le ciel était immense,
il était pur, et j’aurais voulu rire dans l’eau. »

LE BLEU DU CIEL EST NOIR

Le Bleu du ciel ponctue de signes annonciateurs, que l’angoisse de


B. et son besoin de comédie engendrent, les prémices de La Guerre civile
espagnole (1936-1939) et de la Seconde guerre mondiale (1939-1945).
Pour la Guerre d’Espagne, en ce début de 1935 : « Soudain, une ombre
tourmentée tomba du ciel ensoleillé. Elle s’agita en claquant dans le cadre
de la fenêtre. Contracté, je me repliai sur moi-même en tremblant. C’était
un long tapis lancé de l’étage supérieur : un court instant j’avais tremblé.
Dans mon hébétude, je l’avais cru : celui que j’appelais le “Commandeur”
était entré. » B. n’a-t-il pas demandé à Lazare si elle connaissait l’histoire
de la nappe noire qui couvre la table du souper auquel le Commandeur
invite Don Juan ? Nappe noire comme est noir l’oiseau de mauvais
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augure que croit voir B. à la place de Lazare, dont les cheveux noirs,
coupés et drus évoquent les ailes du corbeau. Et n’est-ce point l’oiseau
dénommé commandeur qui possède des ailes noires et lustrées ?
Quant à la banderole noire, qui « se déroulait en prenant des formes
tourmentées comme un ruisseau d’encre qui aurait coulé dans les
nuages », elle signale l’assassinat du chancelier Dollfuss et répond à
l’ombre tourmentée et noire du long tapis que nous avons vu plus haut et
qui semble tombé du ciel à la fin de Le jour des morts.
Cet épisode est lui-même précédé de présages : arrivés, Dorothea et
lui, à Trèves le jour de la Toussaint, ils croisent un groupe de Hitlerjugend,
« des enfants de dix à quinze ans, vêtus d’une culotte courte et d’un boléro
de velours noir. Ils marchaient vite, ne regardaient personne et parlaient
d’une voix claquante ». Dans le train qui l’emmène avec Dirty à Francfort,
B. dérange deux fois dans le couloir du wagon un officier S.A. aux yeux de
faïence bleue perdus dans les nuages : « comme s’il avait en lui-même
entendu l’appel des Walkyries ». Après le départ de Dirty, B. demeuré seul
aperçoit sur les marches du théâtre une parade de jeunes musiciens en uni-
forme : « le bruit était splendide, déchirant les oreilles, exultant. (Ils
jouaient avec tant de violence, avec un rythme si cassant que j’étais devant
eux le souffle coupé. » (« Tous ces enfants nazis paraissaient en proie,
raides comme des triques, à une exultation de cataclysme. »
À cette « marée montante du meurtre » B. répond par une hilarité
qui lui tourne la tête, une « ironie noire, celle qui accompagne les spasmes
dans les moments où personne ne peut se tenir de crier ». 15
Et lorsque, à lecture finie, nous jetons un regard parfois agacé sur le
LITTÉRATURE
personnage de B. et beaucoup plus favorable sur celui de Lazare, il nous N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLES ÉCRIVAIN

faut reconnaître que l’exposition de cette disparité a pour origine


l’absence de complaisance de l’auteur pour son image et une aptitude à se
détacher de soi aussi puissante que son contraire. Il y a peu encore, je sen-
tais différemment. Me rappelant le jugement de Pascal sur Montaigne :
« Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement. Ce
qu’il a de mauvais, j’entends hors les mœurs, eût pu être corrigé en un
moment, si on l’eût averti qu’il faisait trop d’histoires, et qu’il parlait trop
de soi », je pense que Bataille, faisant moins d’histoires, nous eût privés
de son riche et lumineux égarement.
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16
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008




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! FRANCIS MARMANDE, UNIVERSITÉ PARIS 7 PARIS-DIDEROT

Le Pur bonheur 1

La peur étend l’ombre de Dieu sur le monde comme la robe


de pension sur la nudité d’une adolescente vicieuse. 2

Peur, nudité, ombre de Dieu, fille, méditation, méthode, que faire


d’une telle phrase ?
L’analyser, bien sûr, la passer au crible, invoquer Hobbes, Bernanos
et Fortuny. Mais après ? Comment en parler sans Freud et sans littéra-
ture ? Sans Freud ? En un déroutant phylactère, Georges Bataille, ajoute
en marge d’un article déjà composé : « ne pas parler de Freud ! » Ne pas
oublier de ne pas parler de Freud. Soit.
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Ou encore, ceci, une des sentences préférées de ses commentateurs,
les hommes surtout : « Je pense comme une fille enlève sa robe. À l’extré-
mité de son mouvement, la pensée est l’impudeur, l’obscénité même. » 3
« Comme une fille… » ? Précisez le statut de « comme » dans la
phrase ? Une fille ? Une adolescente vicieuse ? Une fille de joie — une
putain, une prostituée, voir lexique ? Oui probablement, à condition de ne
pas insister. Ou s’agirait-il d’une fille « comme » Jean-Luc Godard dit des
garçons et des filles ?
Autre fétiche des exégètes, des trois sexes cette fois, la scène, en
1924, « dans un bordel bon enfant » — trouvaille irrésistible de Bataille.
Avec un autre conservateur (Jacques Lavaud), de la Bibliothèque Nationale
où il exerce, Bataille retrouve Leiris, juste après l’heure de fermeture, rue
Colbert, perpendiculaire à la rue Richelieu. Ils conversent à l’amiable en
compagnie d’une fille qui ne dut point ménager ses suggestions philosophes.
Tous quatre, délicatement pris de boisson, concoctent un projet. Une réac-
tion à la kyrielle de négativités à emploi indéterminé 4 qui fleurissent
1. Extrait d’un travail en cours, annoncé en 2003, poursuivi et partiellement exposé sous ce
titre à l’Institute for Humanities de Kyoto (premier semestre 2004) et à paraître sous ce titre.
Titre de fragments de Bataille publiés délibérément deux fois dans les œuvres complètes
(Gallimard). La seconde publication (t. XII), tout lecteur bien intentionné s’en serait aperçu,
est augmentée. Elle complète la première.
2. Georges Bataille, Méthode de méditation, Œuvres complètes (désormais OC), t. V, Paris,
Gallimard, 1973, p. 207. OC, V, p. 207. Les références renvoient aux œuvres complètes
(Gallimard, 1970-1987) avec indication du tome (de I à XII) et de la page.
3. OC, V, p. 200.
4. La « négativité sans emploi » (« je suis une négativité sans emploi ») aura fait couler
autant de salive en colloque et d’encre en publication, que les histoires de robe. Peu
17
d’expressions pourtant plus exactes, plus nettes, plus directes, pour qui aurait lu Marx, LITTÉRATURE
Hegel, Lautréamont, Dada et Fernandel (à qui Bataille voulut confier un rôle au cinéma). N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

depuis le siècle précédent (du mouvement social au surréalisme, en pas-


sant par la poésie, voir Hegel) : non, plus de grand refus, plus de table
rase, au contraire, place à l’acquiescement généralisé, nietzschéen, l’inte-
nable assentiment au monde, un mouvement OUI. Faux mouvement qui
n’aura duré, c’est énorme, qu’une nuit de plaisir, de délire, de libations.
Et là, à partir de 1997 environ, tous et toutes de fantasmer, long-
temps après, des articles, des thèses, des écrits à n’en plus finir, sur on ne
sait quel « groupe », quel parti, le parti OUI-OUI, l’« association
Acéphale » (sic), le syndicat Minotaure, misère, roulez fantasmes…
Déliaison donc, mais délire instructif. Toute l’opération littéraire
« Bataille » s’y tient et s’y refuse.
Pur bonheur.
Bataille écrivain 5.
Le temps passe. Même laminés, dilacérés, comiquement tripotés par
des nietzschéens d’opérette, les textes de Bataille continuent d’émettre. Ils
continuent d’émettre selon toujours la même courbe de réception.
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Bizarre : un pic tous les dix ans, au rythme des publications, alternant

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avec des points bas, ces choses sont mal étudiées. Étonnement : les textes,
ou plutôt ce texte unique que lit Barthes 6 sous l’éparpillement des textes,
continuent d’émettre. Radio-activité, l’onde vibre avec ses nœuds et ventres.
Chaque lecture le rappelle à ce désordre ; elle constitue l’unique accès
pour soi au désir en propre, l’ultime. La lecture de Bataille suscite un ren-
versement – une sortie de la pensée par effet renversant de la phrase,
comme appel à l’autre pensée.
Quarante-six ans après sa mort (juillet 1962), l’étonnement, le
tonnerre, l’hilarité, la rage ou la joie de cadrage-débordement déchirent
chaque reprise : reprise de texte, recherche d’une phrase, ouverture d’un
tome selon l’humeur, citation retrouvée. Que signifie cadrage-débordement ?
Une rhétorique, une figure, un mouvement, un geste, l’autre pensée en
acte : fixation du concept, attente de l’autre (mon lecteur, mon semblable,
etc.), contour et percée du côté que celui-ci ne saurait anticiper, le côté
inattendu, feinte du corps. Quarante-six ans après la mort de Bataille, ce
mélange de stupeur et d’emportement soulève intacte chaque immersion
dans le texte. Au fil du temps, on n’en finit pas, on n’en revient pas, on
cherche infatigablement du côté de la philosophie, de la mort, du sens, de
la sémiotique, de la poïélitique — ce dernier terme convenant moins mal
que le reste 7. Peine perdue. On peut nommer ce mouvement ondulatoire,
l’érotisme, la transgression, l’approbation, ou, traquer avec plus de pers-
5. Démarquage évident ici du Sollers écrivain de Roland Barthes.
6. Roland Barthes, même si on ne l’aperçoit pas, même et surtout s’il ne cite son nom
18 qu’assez peu, reste, avec Sollers et Foucault, un des lecteurs les plus rapprochés de Bataille.
Ce carré logique pourrait agréablement être interrogé selon ses axes de contradiction (homo-
LITTÉRATURE sexualité versus hétérosexualité).
N° 152 – DÉC 2008 7. Ce terme de « poïélitique » est une création du compositeur et philosophe Bernard Lubat.
LE PUR BONHEUR !

picacité, mais sans doute faut-il être écrivain « de grandes irrégularités de


langage » (Sollers), peine trouvée.
Et si Sartre n’avait pas tort ? « Au cours du travail insurrectionnel se
produit un déplacement : on l’a vu clairement en 1968, ce n’est plus la sortie,
la naissance qui constitue le sens de l’événement, mais la déchirure dans le
sens à la fois social et érotique que lui a donné Georges Bataille. » (Très ina-
perçu entretien, publié par Le Nouvel Observateur le 17 mars 1980)
Bien entendu, cela suppose que l’on se dépouille, effort semble-t-il
toujours plus surhumain, de trois images, trois frusques, trois sulfureux
écrans qui offusquent cette lecture : l’image d’un Bataille mystique (tous
à le désirer, non, pis encore, à le vouloir ainsi) ; l’image d’un Bataille sale
(du Breton morigénateur, à ceux qui aujourd’hui s’y vautrent en faisant
des mines de moine grassouillet), et enfin, ce Bataille qui arrange tout
imaginaire de bureau d’écrivain 8, l’introuvable Bataille enfermé dans sa
tour d’ivoire, dans son grand œuvre, dans son acharnement digne des
grands penseurs dévoués à leur tâche comme la sainte à sa fureur. Or, ce
qui résiste, ce qui insiste, ce qui éclate, chez Bataille, jusqu’au bout,
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jusqu’à cette dernière nuit de fête organisée par un jeune homme, Jacques
Pimpaneau, début juillet 1962, c’est l’approbation de la vie, la part du tra-
vail sans projet, sans emploi, l’écriture en vrac (en miettes sonne évidem-
ment avec plus de luxe littéraire), l’éclatement.
S’il faut commencer par la dernière, l’image d’ivoire dont se régalent
les dévots de la fin du siècle, un simple petit rappel. Sauf périodes de
maladie, Georges Bataille exerce son activité professionnelle jusqu’au
dernier jour. Il est bibliothécaire comme on est professeur. En septembre
1962, après avoir assuré avec le plus grand sérieux — toutes les preuves
sont là —, l’office de conservateur à la bibliothèque d’Orléans, il va
rejoindre la Nationale de ses débuts. Mais il meurt en juillet. Ancien char-
tiste, Georges Bataille est entré et sorti de cette exigeante et discrète ins-
titution aux meilleures places. L’école des Chartes, d’une hauteur peu
commune en matière de philologie, de science médiévale, d’histoire et de
langues anciennes, est la moins connue des grandes écoles 9. Aucun mili-
taire, aucun chef d’entreprise, aucun président de la République ou du
Conseil, aucun écrivain, n’en est jamais sorti. Ce qui, à tout prendre,
serait plutôt bon signe.
Deuxième cliché : Bataille sale, sulfureux, louche, douteux, supplice
chinois, brouette japonaise, images, estampes, pervers, pornographe (aux
yeux des meilleures époques), d’un érotisme misogyne, pénible et puéril
8. Mythologie : définir certaine catégorie d’écrivains par leur bureau, leur désir de signifier
l’écrivain en eux par l’agencement petit-bourgeois (Barthes) de leur cher bureau : avec
variante pompeuse (voir photos), maritime (voir capitainerie), ostentatoire (visite).
9. À part quelques rares travaux (parmi les plus récents, la préface de Denis Hollier à l’édi-
19
tion de la bibliothèque de la Pléiade), jamais une allusion sérieuse à ce passé qui traverse LITTÉRATURE
pourtant toute la vie active de Bataille. Le plus souvent, il est purement et simplement dénié. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

(selon les temps modernes), Dieu fasse que cette mauvaise réputation à
géométrie variable dure longtemps. Elle tient en vie.
Troisième mythe à la fin : un Bataille mystique, bigot, communiste
et chrétien, crétin diablotin 10, très religieux ma foi, tenté par la soutane.
Cette fable est de loin la plus intéressante ; la plus symptomatique aussi.
Que dit-elle au juste des esprits assez « culotte courte », pour reprendre
une de ses saillies, qui s’y obstinent ? Passionnant. Si l’on se remettait à
lire, mais enfin, autant rêver que reprendrait le travail insurrectionnel, on
découvrirait sans trop creuser que Leiris, le Leiris jeune homme de L’Âge
d’homme, est infiniment, résolument et beaucoup plus durablement bigot
que Bataille en sa tocade. À laquelle celui-ci renonce parce qu’elle aurait
fait pleurer une fille. Une jeune fille.
Le sacré ? Ah mais le sacré, pour l’un comme pour l’autre, c’est une
tout autre affaire.
Ces trois images — l’ivoire, le soufre et le goupillon — arrangent et
maintenant, elles s’enkystent dans une syntaxe en voie de nécrose, passons.
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AUTRE ÉCRITURE DE L’AUTRE PENSÉE,
BATAILLE ÉCRIVAIN

Une phrase, prise au hasard, illustre la direction dans laquelle je


veux situer l’autre pensée chez Bataille : « À ce monde familier que
l’équerre et le rail divisent, où l’objet et le moi se séparent — où, ne vou-
lant pas m’y brûler, je m’oppose en mufle à la flamme qui me chauffe —
froidement étranger, comme au mur le vent qui l’assiège — nous sommes
infiniment voués : et nous sommes si perdus dans sa profondeur que nous
devons y réduire ce qui lui échappe (pour être trop petit ou trop grand). »
(XI, 273) Ou encore : « L’humanité n’est pas le grand souffle de poésie
qui m’épuise en vain : c’est une avarice enlisée dans la boue de décembre
d’une ferme, en un pays froid, de jalousie, de maladie haineuse. » Et
ceci : « J’imagine la liberté d’un nuage emplissant le ciel, se faisant et se
défaisant avec une rapidité sans hâte, tirant de l’inconsistance et du déchi-
rement, la puissance d’envahir. » (III, 180)
L’archangélique (1944), L’impossible ou la haine de la poésie
(1947), tout ce qui relève sensiblement 11 de l’écriture du poème — espa-
cements, syntaxe, agrammaticalité, volonté, longueur des lignes, blancs
— occupe bien peu de pages chez Bataille. Ce dénombrement n’explique
rien : on le sait désormais, depuis la publication des douze tomes de grand
format (1970-1988), l’œuvre érotique dans l’œuvre générale est à peine
plus considérable. Ces notions d’œuvre « érotique », d’œuvre « générale »,
20 10. On reconnaît ici l’épigraphe d’un Nietzsche particulièrement bouffon.
LITTÉRATURE 11. Avant-propos du Bleu du ciel : « Comment nous attarder à des livres auxquels sensible-
N° 152 – DÉC 2008 ment, l’auteur n’a pas été contraint. » (III, p. 381)
LE PUR BONHEUR !

quelle pertinence peut-on leur accorder ? La poésie et l’érotisme sont


partout, au centre, à la marge, ailleurs, points d’incitation non démentis
d’un long, unique et disparate rouleau, qui donnent son sens à l’impos-
sible. Les réduire à des unités séparées, cohérentes, reconstruites, n’a que
le sens d’un contresens et d’un malaise.
Bien que Bataille ne s’affiche qu’en compagnon de route turbulent
(c’est son mot) du surréalisme, — en « ennemi du dedans » changé par les
saisons et la vague existentialiste, en allié — la question de la poésie n’en
reste pas moins cruciale. En un sens, elle se pose avec d’autant plus d’insis-
tance que le texte en efface les effets les plus sensibles pour la répandre par-
tout. C’est sur cette question qu’il se rapproche de Breton après guerre. Sa
fréquentation des poètes, aussi nombreux dans l’amitié que les peintres
(René Char, mais aussi Malcolm de Chazal, Prévert, Éluard…) en est la
trace terrestre. Ceci explique sans doute cela, et permet de comprendre, à
l’autre bout de la chaîne, que son dialogue crispé, parfois implicite, toujours
nerveux, avec Sartre, dialogue ou plutôt droit de suite dont les jalons les
plus nets tiennent en deux noms, deux opérations — Baudelaire et Genet,
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(avec Leiris pour passeur) —, tourne entièrement ou presque autour de la
question de la poésie et de ce qu’elle engage.
C’est à propos de René Char que Bataille précise ce qu’il désigne
par l’essence de la poésie : « La totalité est toujours ce qui fait trembler,
ce qui, dans ce petit morceau détaché du monde, où nous nous rassurons,
est tout autre, horrifiant et nous donne un frisson sacré, mais faute de quoi
nous ne pourrions prétendre au “pur bonheur” dont parle le poète, ce bon-
heur “soustrait aux regards et à sa propre nature”. » (XII, 129) Dès le
début, on le sait par ses emprunts à la Bibliothèque Nationale 12, il lit
ensemble Nietzsche, Dostoïevski, Freud et Claudel. À la fin, il voulut ras-
sembler l’essentiel de ses textes en une somme recomposée qui répondît
au titre du Pur bonheur.
« La poésie, dans la littérature, est l’essentiel, ce qui touche. » (XI,
181) Ou carrément : « La vérité nue qu’est la poésie » (XI, 377) ne peut
s’atteindre que hors le champ de l’action, hors celui de la science. La
poésie est leur autre. Plus loin, ceci : dans la série de « ce qui séduit,
émeut, enivre les sens », Bataille énumère : « le vin, la sensualité, la
poésie et par delà la poésie, cette souveraine disposition de soi qui touche
à la limite de la folie… » (XI, 156) À son sujet, il parle de pouvoir meur-
trier. Il ne la pratique qu’à mauvais escient (L’archangélique, III, 90-91) :
Si je n’aimais pas la mort
la douleur
et le désir de toi
me tueraient (…) 21
12. Publiés selon la liste établie par J.-P. Bouler et Joëlle Bellec Martini « à la mémoire de LITTÉRATURE
Jean Bruno » (XII, p. 549-621). N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

Aimer c’est agoniser


aimer c’est aimer mourir
les singes puent en mourant (…)

assez je t’aime comme un fêlé


je ris de moi l’âne d’encre
brayant aux astres du ciel

Plus grave, il note à propos du livre de David Rousset sur les camps
(Les jours de notre mort) : « À travers Rousset, dans l’abjection des
camps, la nostalgie qui se dégage n’est pas celle d’un bonheur repu, mais
celle des mouvements ivres de poésie. » (XI, 267) La poésie est ivresse,
ce qui manque, elle donne à voir, voir des images, des orages et des ciels
d’Auvergne, une campagne noire, osseuse, tourmentée, boueuse : la
prose, elle, donne à savoir. Parfois il la prend comme un détour, la digres-
sion sans fond qui échappe au réel discursif, cette perte qui précipite son
évanouissement, « une sorte de tombe où l’infinité du possible naissait de
la mort du monde logique ». Comme chez Leiris qu’il rencontre en 1922,
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l’incantation du nom de poésie, incantation pure et dégagée, comme si de
l’invoquer suffisait à prouver un libre déchaînement de tous les sens qui
soit subordonné à rien, qui ne puisse être assigné à nulle fin supérieure,
cette exaltation s’intensifie chez Bataille, se durcit avec le temps, avec la
fin, et n’est jamais si présente que dans les derniers articles ; comme chez
Leiris — « dans un délire parallèle côte à côte nageant ».
Dès réception de Haut Mal, en 1943, Bataille, malgré le côté « frap-
pant et même déchirant » du recueil, n’en maintient pas moins sa charge
contre l’« équivoque poétique ». Il répond : « Ce que je veux, c’est être ce
qu’évoque la poésie, c’est-à-dire, ce qu’elle crée de toutes pièces. Il s’agit
bien, comme tu me disais d’un au-delà de la poésie, tout à fait contraire
à la dénigration. » 13
Pour lui, la poésie, dilatation de l’instant, dérèglement de tous les
sens, magnétise le champ et le geste de l’écriture : point d’incitation de la
littérature même. Il n’a au début que dédain pour les trucages de Dada,
l’usage pomponné qu’en usurpe le surréalisme, déteste Crevel, suspecte
Aragon, dispute avec Breton, prétend quand ça l’arrange préférer Dada et
en amont, Lautréamont, Rimbaud, Baudelaire et William Blake… Éluard,
peut-être ? Tout Éluard tient dans une anecdote de campagne, une petite
fable vraie que rappelle Alain Jouffroy. C’est Bataille qui le convainc, un
dimanche matin en passant, de changer le prénom dans sa chanson d’amour
à la gloire de Nusch, (Sur mes cahiers d’écolier/Nusch/j’écris ton nom,
etc.), de remplacer ce prénom insistant de Nusch par celui de « liberté ».
22 À quoi tient un poème engagé, quand on y songe ?
On connaît la suite : les écoliers en tout cas la connaissent.
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 13. Correspondance, Les inédits Jacques Doucet, p. 156.
LE PUR BONHEUR !

« Il me semblait qu’à la poésie véritable accédait seule la haine. »


La poésie consent à l’impossible dont elle est l’expérience. « Elle fait
surgir une autre vérité que celle de la science. C’est la vérité de la mort,
de la disparition. » (III, 522) Elle est l’instant souverain et l’impossible :
ce qui reste de la communication (sa part mal dite), qu’atteignait naguère
le sacrifice. Sa haine est réversible : elle est la haine que porte la poésie
en soi, autant qu’elle est la haine qu’elle inspire. « La poésie ouvre le vide
à l’excès de désir. » (XI, 21) D’où Rimbaud, dont la grandeur est de
l’avoir conduite à sa perte.
Bataille n’a pas écrit beaucoup de poèmes : quelques phrases arra-
chées, perdues, de petits tercets aux faux airs de coplas flamencas, de
coblas retrouvées. Il serait comique d’en faire un cas exagéré (même
remarque, aggravée, s’agissant de Leiris). Il serait pourtant confondant de
ne pas s’y fier au pied de la lettre : recommandation ordinaire, ne jamais
les prendre au sérieux, mais plutôt au tragique, sans en faire une histoire
montée. Ces petits poèmes épars sont la clef du rythme, du mouvement de
la pensée, des variantes, du brelan métaphorique, et de tout ce qui remue
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l’écriture par le grand fond. Sa mort à l’œuvre 14.

CES PHRASES AU SON FÊLÉ

Personne qui chante juste ne peut imiter le chant de ceux qui chantent
faux. C’est un art à laisser exclusivement à ceux qui chantent vraiment
faux. Isolées, prises à part, nombre de phrases de Bataille rendent un son
fêlé. Et par contamination, toutes. On ne le dit jamais. On ne les rapporte
jamais aux rares poèmes qui persillent les textes les moins tissés pour les
accueillir (L’Expérience intérieure). Jamais non plus à ces fragments de
chansons à boire ou d’idiotes comptines qui lézardent le verre du récit (Le
Bleu du ciel) comme un air qui revient et s’installe dans la tête. Ces
phrases n’ont pas à être isolées, et pourtant ? Le texte décousu, roquentin
ou ragtime d’une œuvre en miettes, a bien cette singularité d’être un seul
et même rouleau de poète chinois au fil du temps, pris dans sa lave de
volcan sous cunimbe, s’essoufflant à la fin comme une machine humaine
ralentit, déraille, avant de définitivement expirer.
Pensée de l’altérité (hétérologie/scatologie), l’autre pensée marque
en même temps, pour cette raison sûrement, mais ce n’est pas prouvé, la
sortie des pensées dominantes. Car elles sont plusieurs. Tout ce qui les
réduit à une pensée unique a déjà fini de penser.
L’autre pensée, que ce soit dit au passage, doit explicitement son
nom à Michel Butel. Michel Butel auteur de L’Autre amour, inventeur de
L’Autre journal (1985-1986, puis 1990-1992), aventure collective unique
14. La mort à l’œuvre, titre du troisième chapitre de Bataille politique (Lyon, PUL, 1985),
23
repris par consentement mutuel en titre de la biographie de Bataille par Michel Surya, la pré- LITTÉRATURE
mière édition (paris, Séguier, 1987) en porte témoignage reconnaissant. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

en tous points (écriture, maquette), analogue à Documents : de Deleuze à


Duras, en passant par Marc Laimé, Gilles Chatelet, Nadia Tazi ou Claire
Parnet. Jamais alors les spécialistes en leur cocon ne se douteront de
l’ambiance de fête ou de révolte qui régnait dans les bureaux, à l’atelier,
à l’imprimerie, dans les repas, dans les chants. Ambiance qui aura tant
manqué aux revues sérieuses dont la spécialité supposée, comme les
régates ou le reggae pour d’autres, aurait été, dit-on, la révolution.

L’AUTRE PENSÉE DE L’ÉCRITURE :


CONTESTATION DE LA CONTESTATION

L’autre pensée déplace, contourne et conteste les contestations enre-


gistrées de la pensée dominante. Ou de celles qui, dominant, finissent par
la constituer. Mouvement purement scriptural, moment au sens que la
physique donne au mot. Trois des plus visibles contestations au XXe siècle
sont le communisme, le surréalisme, et l’existentialisme. L’autre pensée
est auto-contestation. Ce geste politique, rhétorique, économique relève
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du potlatch et de la part du jeu. Effort constant chez Bataille : constante
de sa conception de l’hétérologie au début des années trente, jusqu’à la fin
— jusqu’à son désir d’histoire universelle à l’envers de Hegel (Le pur
bonheur). De la scatologie au bonheur et retour.
Cet effort durcit en même temps qu’il se défait.
Il y a quelque provocation, à moins que ce ne soit naïf ou méca-
nique, à parler d’insurrection, ainsi que fait Sartre, en terme de travail.
Pauvert s’en amuse, lui qui commença dans l’édition, à l’âge de 19 ans,
par un ouvrage de Sartre sur Camus 15. Il doute dans ses Mémoires 16 qu’il
y eût quelque lien bien tangible entre Bataille, « sa transgression », et « ce
qui planait dans l’atmosphère » de 1968. À croire qu’en la matière, on ne
prête qu’aux riches : que Bataille ait été pris en France, au Japon, aux
États-Unis, dans pratiquement toute l’Amérique du Sud, pour une sorte
d’oracle de la contestation, c’est un fait. Fondé ou téméraire ? La question
n’est pas là : c’est un fait ; c’est donc un signe ; un signe de sa pensée et
un signe adressé à sa pensée. C’est ce signe qui est à prendre en compte
dans sa pensée et hors d’elle.
Lui-même joue avec cette idée : « Il n’est pas inutile de souligner ici
ce paradoxe, qu’en dépit d’un caractère conciliant, j’ai moi-même été tenu
15. J.-J Pauvert, Le Magazine littéraire, mai 2004, à propos de son livre de Mémoires : « En
1947, j’avais croisé Jean-Paul Sartre à une ou deux reprises et je venais de découvrir ce petit
texte formidable intitulé Explication de L’étranger [de Camus], qu’il avait publié dans Les
Cahiers du Sud. J’ai écrit à Sartre en lui disant ma tristesse de voir cet article disparaître,
puisque tel est le sort des revues, et je lui ai proposé d’en faire un livre. Sartre m’a répondu
de faire ce que je voudrais, et je suis donc allé trouver un imprimeur du quartier qui a
24 imprimé mon premier livre. À l’époque, je n’avais pas du tout l’ambition de lancer une
maison d’édition. Les choses ont véritablement commencé, en fait, avec la publication de
LITTÉRATURE Sade. Là, je crois que je suis devenu un éditeur. »
N° 152 – DÉC 2008 16. La Traversée du livre, Paris, Viviane Hamy, 2004, p. 451.
LE PUR BONHEUR !

en France pour un esprit subversif, un des plus subversifs, de ce temps,


m’a-t-on dit quelquefois. » Un caractère conciliant ? Amusant : comment
le cadrer, le déborder. La figure (elle relève de la poétique, des arts de la
course, du jeu de soule), on l’éprouve. Bataille est médiéviste, ce qu’on
oublie. On ne sait pas prendre avec un sérieux non-sérieux ce qu’il
nomme l’hilarité du sérieux. Il le dit en réponse à Sartre qui l’éreinte
après la lecture de L’Expérience intérieure. Sartre note qu’au fond,
l’« expérience » dont se prévaut Bataille n’a pas plus d’intérêt qu’un
rayon de soleil qui réchauffe ou « un verre d’alcool ».
En effet. C’est bien le point.
Bataille sait que ce point précis désoriente dans sa manière d’écrire,
le sérieux qui trompe son monde (« qu’y puis-je si l’extrême du sérieux se
dissout en hilarité ? » VI, 195). D’où ce choix purement tactique, le plus
souvent, de tout traiter, le concernant, avec une gravité empesée, très
engoncée dans la « redingote philosophique », car le plus curieux ne tient
en rien à son ironie de Janus lunaire, son double sens constant : le plus
curieux, c’est cette façon si montée, si cléricale, qui s’installe, d’adhérer à
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ses propositions (toujours réduites du double à l’unique) comme un enfant
lit un conte ; adhérer sans nuance au moindre de ses énoncés à caractère
biographique déclaré. Ils le sont, bien entendu, mais comme pour mieux
désenchanter l’illusion biographique. Nombre de ses Carnets et deux ou
trois notes à l’usage des éditeurs se rapportent explicitement aux faits
exacts de vie. Lesquels, sous leur banalité codée, restent exemplaires :
double sens, double négation, double jeu, ironie, antiphrase, faux dédain,
déni, ça colle.
Le plus troublant, c’est la façon ampoulée, si docte et étourdie, de lui
imputer toute phrase qui répond au « je » — aussi bien, dès les premières
pages de Sur Nietzsche (un je très intéressant : voir Rimbaud), que dans la
première assertion d’ivrogne prêtée à « Troppmann » : « J’étais certain
qu’un jour, moi, parce qu’une insolence heureuse me portait, je devrais
tout renverser, de toute nécessité tout renverser… » 17. Phrase qu’on
attribue directement à Bataille. Non sans raison, mais à tort.
D’évidence, il y a du lien, et ce lien est dans l’espace de l’autre pensée.
Mais pour cela, il faut se rappeler le rôle que Bataille se donne au procès de
Sade (« c’est ici la philosophie que je représente » — première nouvelle !),
dans cette scène délicieuse de comédie sans rire avec un Président de justice
qui, visiblement, n’a pas la moindre envie de figurer dans les annales de la
censure au même chapitre que ceux de Baudelaire ou de Flaubert. Le
Président demande donc au porte-parole de la philosophie s’il ne pense
pas « que les textes de Sade, sont, pour un public non averti, jeune, 25
fragile, “pernicieux” ? »
LITTÉRATURE
17. Le Bleu du ciel, III, p. 455. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

— Il me semble que non. Je dois dire que j’ai une confiance assez grande dans la
nature humaine.
— Je vous en félicite, Monsieur. Vous avez un optimisme qui vous fait honneur.18

PHRASES, FÊLURES, IMPOSSIBLE

La fêlure gâche les vibrations. Partons de quelques phrases,


copeaux de lecture relevés sans esprit de système, qui ébranlent les
textes de Bataille. Donc, les éclairent. Ces phrases sont bizarres, fêlées,
incertaines (indécidables). On pourrait s’en tenir pour partir à deux
styles : les phrases péremptoires, elles semblent répondre à une poétique
de l’impossible ; ou les phrases « illuminées », mot sur lequel on
reviendra.
1/Phrases péremptoires.
Elles donnent aux articles divers ou préfaces d’après coup (préface
à La littérature et le mal, à L’Érotisme, à L’Impossible, avant-propos du
Bleu du ciel, etc.) un ton de manifeste :
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« Là où l’impossible sévit, toute explication se dérobe. » (III, 513)
Et dans la foulée : « Ce livre est d’ailleurs l’opposé de l’explication. »
(III, 514) « La sexualité est sans nul doute la négation éperdue de ce
qu’elle n’est pas. » (XI, 451) « J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce
à le justifier. » (III, 382) « La littérature est l’essentiel ou n’est rien. »
« La réputation de la mort est surfaite, le silence dont je parle est gai. »
2/Phrases « illuminées » ; plus qu’à un non-sens, elles répondent à
une poétique de la sortie du sens : « Je suis moi-même “le petit”. Je n’ai
de place que caché. » (Le Petit) « Ma tête ne peut sauter, n’est qu’un poi-
gnet tordu… Par qui ? » « Je siffle le peu de forces qui me restent. » (51)
« Je suis heureux comme un balai dont le jeu fait dans l’air un moulinet. »
(L’Impossible) « La mouche serait-elle à Dieu ce qu’à la voluptueuse est
le trou du derrière chatouillé ? qui la dérobe à ce qu’elle est ? La laisse
ouverte et défaillante ? » (XI, 230) « Il est à la fin plus gai de se laver
avec colère que d’être propre. » (XI, 525)
Sans compter celle-ci : « Mon langage annonce pauvrement la
mélancolie de n’être ni Dieu, ni une huître. » (XI, 229)
Parfois, insectes butant sur la vitre, ces énoncés se cognent contre les
grelots de la folie (Lautréamont). Bataille, Lautréamont : le pas de deux.
Cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhino-
céros, afin de se reposer, de temps en temps d’un travail trop escarpé.
Je reste là, désemparé, comme un cheval fidèle, dont le maître a vidé les
26 arçons. (XII, 479)
LITTÉRATURE 18. Déposition de Bataille reprise dans L’Affaire Sade, minutes du procès intenté à l’éditeur
N° 152 – DÉC 2008 J.-J. Pauvert (XII, p. 456).
LE PUR BONHEUR !

Le fou a connu la levée — du moins l’instant de la levée — de la raison. (XI, 526)


Mais qui rirait à mort ? (L’image est folle, je n’en ai pas d’autre.)
(…)
Évidemment ! le mensonge éhonté que je suis et la chaleur de mon indiffé-
rence ont l’impudeur d’un magasin de charcutier. Le langage est la mort ayant
l’apparence de la galantine. (Le Coupable)

À moins de faire l’hypothèse toujours séduisante de l’ébriété de la


pensée ou de la folie, on aurait quelque lourde légèreté à supposer qu’il n’y
a là qu’effet de texte, de fatrasie et d’accumulation. Les propos même, les
plus courants… : « Je crois que… je vais peut-être me vanter, mais la mort
est ce qui me paraît le plus risible au monde… Non pas que je n’en aie pas
peur ! Mais on peut rire de ce dont on a peur. Je suis même porter à penser
que le rire (…) c’est le rire de la mort. » (L’Express, 510, 23 mars 1961)
Il y a enfin ces injonctions pratiques qui fonctionnent comme des
fantasmes déclenchés, des fantasmes éveillés, des scénarios élaborés et
mis en scène, comme dans la rêverie érotique, pour en attendre l’éveil,
satori. Méthode de méditation, de Loyola à Jacques Roubaud, Bataille,
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lui, en fait le protocole de ce qu’il appelle, et Jean Bruno le commentant 19,
les techniques de ses « illuminations ».
Imaginer une femme incomparablement belle et morte.
Elle n’est pas un être, elle n’est rien de saisissable.
Personne n’est dans la chambre.
Dieu n’est pas dans la chambre.
Et la chambre est vide. (Le Coupable)

HYPOTHÈSES D’ÉCRITURE

Injonctions, grelots, éclats dans la nuit du texte, assertions, ces


phrases, on ne les voit qu’à peine, elles gênent. On ne les raccorde jamais
au corpus des nombreuses études qui concernent la « poésie » de Bataille.
En un sens, c’est compréhensible et peut-être est-il inutilement entomolo-
gique de les isoler, de les essentialiser, au prix d’une perte de substance,
comme on le ferait des tierces mineures chez Beethoven, des accords de
treizième chez Monk, des roulements chez Ed Blackwell, ou des points de
démence dans les films de Jerry Lewis. Elles ne tiennent qu’ensemble.
Bout à bout, elles formeraient un manifeste plus terroriste qu’un mani-
feste surréaliste. Elles sont sinon plus drôles, en tout cas plus indécidables
que les fables dadaïstes. Souvent, elles concernent l’ivresse. Mais elles
concernent l’ivresse avec force et détermination : comme une énergétique
(cette dépense d’énergie qu’implique boire), une physiologie (le verre à la
main), et une poétique (au même titre que l’extase, l’étreinte ou le rire) : 27
« Le vin rouge, me dit-on, nous détruit. Comme si de toute manière, il ne
LITTÉRATURE
19. Critique, 195/196, 1963. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

s’agissait pas de tuer le temps. » (XII, 481) Bataille évoque l’ivresse en


poète chinois 20.
Dès ses premiers écrits, ce sont des trous dans le tissu, une tache
dans le tapis, ou sa signature – ainsi chez les Persans, laisse-t-on un brin
couleur turquoise, une sorte d’hapax voulu, destiné à garantir son unicité.
Elles abondent dans Documents, la revue qu’il anime en 1929 avec la
complicité de Georges Henri Rivière, sous la direction de Carl Einstein. Il
les multiplie dans les derniers articles pour revues marginales ou rares
(Verve, IIIe Convoi, Botteghe oscure, dans les années 1950).
On les trouve partout : essais, récits, articles, théorie, non-savoir,
poèmes, avant-propos. Reprenant son manuscrit du Bleu du ciel (1935)
pour le publier en 1957, Bataille les accentue, les augmente, les casse, les
sort de leurs gonds. C’est, avec les présages de la guerre et les rêves, un
des tremblements analysés dans L’Indifférence des ruines, variation sur
l’écriture du Bleu du ciel 21. Ces phrases donnent la clé dans la mesure
même où elles se dérobent.
L’autre pensée, c’est à la fois l’altérité et son renversement. D’un
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côté la doxa, l’opinion dominante, implicite, inconsciente — l’université
de l’époque, les éditoriaux, les institutions, les faiseurs d’opinion, les pen-
seurs homologués ; de l’autre, son dépassement radical, engageant l’exis-
tence toute, la rupture révolutionnaire (surréalisme, communisme,
existentialisme).
En face ou en retrait, ce pas de côté : Bataille, dépassement des
dépassements, avec la contestation pour principe. Ou, comme il le dit à la
fin des fragments du dossier du Pur bonheur : « la transgression pour la
transgression ». Mouvement analogue au « gauchisme » vilipendé par
Lénine (« maladie infantile du communisme »), plaie ou surmoi des cou-
rants de gauche, et pour finir aujourd’hui, comme toutes choses, mot
banalisé. Pour mémoire, Contre-Attaque est un mouvement « gauchiste »
(à la gauche de la gauche de la gauche) typique.
Je pourrais reformuler cette hypothèse :
Le dispositif primordial, « le système et l’excès », dans les années
trente, Bataille l’appelle l’hétérologie. Soit : l’impensé de la philosophie
occidentale, ce qu’elle ne peut penser, ce qu’elle ne veut pas faire, son
reste ou son silence. Par hasard ou par nécessité, cette hétérologie a à voir
avec les pensées d’ailleurs, d’Orient notamment. Le mot, c’est le moins
qu’on puisse dire, n’a pas fait florès.
Ces pensées autres, les pensées « orientales » (car c’est de l’Ouest
qu’on les définit, rien de nouveau), Bataille les a connues, approchées,
pratiquées. En France, les lecteurs de Bataille les méconnaissent avec avi-
28 20. Voir les peintures des trente-six plus célèbres du temple de Shisendo (le temple de la
poésie) à Kyoto. Inutile, d’ailleurs, de rappeler ici cette confidence de Leiris : « Nous, c’est
LITTÉRATURE une affaire entendue, nous buvions. Mais lui, il picolait. »
N° 152 – DÉC 2008 21. F. M., Éditions Parenthèse, 1985.
LE PUR BONHEUR !

dité. Une esquisse d’exception, peut-être, dans les années soixante, de


John Coltrane à Roland Barthes.
Au temple zen, tout ce qui est coupé s’utilise. On ne jette rien. Si,
passant dans la cuisine, le maître découvre un grain de riz oublié, le cui-
sinier se fait tancer. Pendant la vaisselle, on recueille dans le filtre de la
bonde le surplus, ce qui traîne ou qui bouche, épluchures, trognons de
carottes, fanes de radis, que l’on frit en vrac dans l’huile. Certains restau-
rants s’en font une spécialité.
Le précoce intérêt des lecteurs, chercheurs, artistes japonais vient,
conscient ou pas, de là. Cela ne fait en rien du dispositif Bataille une
pensée de la synthèse, encore moins le plus oriental des chartistes : mais
enfin, il soumet la pensée orientale, le modèle tibétain, exactement
comme le reste (le christianisme en tête, dont on fait tout un foin), à sa
contestation, à son renversement. Nishida Kitaro, à la même époque, ne
s’exprime pas autrement : « Il n’y a pas de religion sans un complet ren-
versement, ; sans une conversion totale. J’affirme pour cette raison que la
religion ne peut être philosophiquement comprise qu’à travers une
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logique du lieu. » 22 — Kitaro, aussi versé dans l’idéologie fasciste que
Heidegger dans la nazie. C’est en ce sens, chez Bataille que la religion
reste le cadre (structure), le modèle (science), la forme que doit prendre
prioritairement en compte la theoria.
Lorsqu’à la fin de la fusion limite Acéphale (« l’amicale
Acéphale » ?), il sait : « Ce qui avait visage de politique et s’imaginait
être politique, se démasquera un jour comme un mouvement religieux » 23,
on se croit obligé de traduire en style d’exégèse théologique. Soit selon
une théologie positive : glosateurs et scholiastes observent pieusement la
courbe qui irait du politique au religieux chez Bataille en fonction de leur
propre prône. Soit au prix d’une théologie négative d’exégètes qui noir-
cissent le tableau, ivres de la pensée de Dieu — d’un Dieu mort, bien
entendu, il faut ce qu’il faut — ce qui n’est à aucun instant le point où se
situe l’auteur de la Somme athéologique. Bataille n’est pas dans cette
cruelle absence de Dieu où le nietzschéen de la dernière heure voudrait le
placardiser. Il ne vit pas davantage dans son veuvage, mot acide et si
drôle de Sartre qui le déclare « veuf de Dieu ».
Il est sans Dieu.
Serait-ce seulement possible ? Sans doute pas, mais c’est la ques-
tion du possible qui ne l’est pas davantage. Personne n’en sait rien.
Nombre de pensées orientales, qui portent à elles seules des millions de
sujets, y répondent. En un premier temps, l’Occident désert s’en
indigne et lit en ce petit drame un culte du néant. Il se rassure
22. Nishida Kitaro, Logique du lieu et vision religieuse du monde, trad. de Yasuhiko Sugimura
29
et Sylvain Cardonnel, Bordeaux, Éditions Osiris, 1999. LITTÉRATURE
23. Kierkegaard, I, p. 442. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

aujourd’hui en le repeignant d’un très acrylique humanisme. La


remarque de Bataille est plus simple. Pure analyse anthropologique : le
politique est un masque du religieux. La structure profonde du poli-
tique est le religieux. Le politique est simultanément sa propre idéo-
logie : il « s’imagine » être politique, il se voit en politique. Ce qui
l’habite — son inconscient, son réel, son impossible —, c’est le reli-
gieux comme donne, comme destin ou comme désir.
Soixante ans plus tard, c’est peu de dire des fringants débuts du
XXIe siècle qu’ils confirment l’hypothèse. On se gardera de citer ici fauti-
vement Malraux. Il n’a jamais dit : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne
sera pas », mais bien « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. »
Dès qu’on quitte si peu que ce soit les rives de la Raison (Pascal,
Nietzsche, etc.) — « la rivière a rarement souci de ses rives » —, dès
qu’on les quitte par contestation comme réponse ou par contestation
comme riposte, on rejoint cette irrégularité de pensée. Les irréguliers de
la pensée occidentale sont forcément, en quelques points, en résonance
avec la philosophie orientale.
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HÉTÉROLOGIE, HYPOTHÈSES, HASARDS

Contestation, le terme, contamine avant de très vite le dominer, le


lexique des années 68. En temps réel et sur place, mais sans exagérer non
plus cette place, en l’occurrence parfaitement inaperçue des forces vives du
mouvement de Mai, Maurice Blanchot a sa part dans cet usage qu’il reprend,
ne serait-ce que de l’avoir saisi où il l’a pris, au point central chez Bataille.
En ce sens, l’hétérologie (années trente) est maintenue dans
l’esprit de Bataille jusqu’au bout, même s’il perd le mot de vue :
atteindre l’impensé par la pensée, le non-savoir vers quoi ne va pas,
tremblotante, la philosophie, l’état de vide, voilà la réponse, la contesta-
tion. À ce prix, la contestation est moins une réponse qu’une question
de relance. Le matérialisme absolu de Bataille se fonde sur une théorie
du langage en mouvement (les besognes des mots, inutile d’insister). À
l’écoute du carillon lexical dont il n’a rien à faire (le sacré, la poésie, la
transgression, etc.), Barthes pourtant : « il suffit que je fasse coïncider
tout ce langage (étranger) avec un trouble qui a nom chez moi la peur,
pour que Bataille me reconquière : tout ce qu’il écrit, alors, me décrit :
ça colle. » Ça colle. En revanche, dans L’Empire des signes, prenant
autant appui sur son expérience du Japon que sur Bataille, lequel cite à
longueur de pages Suzuki (Sur Nietzsche), il donne cette définition de la
méditation qui coupe court à tout soupçon. Pur matérialisme linguis-
30 tique : « Comment pouvons-nous imaginer un verbe qui soit à la fois
sans sujet, sans attribut, et cependant transitif, comme par exemple un
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 acte de connaissance sans sujet connaissant et sans objet connu. »
LE PUR BONHEUR !

Dhyana indou, ch’an chinois, zen du Japon, Bataille, dans son hésitation
entre opération souveraine et méditation repousse « méditation »
d’apparence trop pieuse. Il fait un autre choix.
Lorsqu’on aperçoit l’autre pan (l’extase, l’expérience, le ravissement,
le point où se fondent les contraires : être/non-être, savoir/non-savoir,
sujet/objet, espace/temps), on constate que ces motifs sont à l’œuvre
chez Nishida. Bataille connaît Suzuki Daietsu. Il ne connaît pas Nishida.
L’expérience politique les sépare. Bergson serait un des points de pas-
sage possible (l’expérience pure…). Hegel et Nietzsche conduisent à
des contrées communes.
Quoi qu’il en soit, cet aspect inspire dérision (Sartre dans son
article mordant) ou glose hâtive : Michel Surya décrète son expérience
« peu orthodoxe » (pourquoi pas ? qu’en savons-nous ?), son yoga « un
yoga noir, un yoga détraqué ». Ça, certainement pas, voir Bruno, voir
André Masson, voir surtout ce détail où ne gisent ni dieu ni diable :
l’idée même de yoga détraqué ne saurait être si peu que ce fût zen.
Toutes réactions qui partagent une méconnaissance active des systèmes
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autres. Le fond même de la pratique matérialiste des « techniques
d’illumination » chez Bataille. Matérialiste athée sans visée spiritualiste.

MÉCONNAISSANCE ACTIVE,
INACTION DU NON-SAVOIR

Initiateurs (Masson, Sade et Nietzsche ; Jean Bruno, chartiste,


savant, lecteur de Suzuki, lanceur très humble des œuvres complètes de
Bataille, archiviste dévoué) ; lectures (voir emprunts à la BN, citations
nombreuses, articles pour Critique dans les tomes XI et XII 24), pratiques
(yoga, méditation) le conduisent à « un yoga dépouillé des excrois-
sances morales et métaphysiques » – le pléonasme est de Bruno : « Je
deviens fuite immense hors de moi-même, comme si ma vie s’écoulait
en fleuves lents à travers l’encre du ciel. Je ne suis plus alors moi-
même, mais ce qui est issu de moi atteint et enferme dans son étreinte,
une présence sans bornes, elle-même semblable à la perte de moi-
même. » (Le Coupable)
Ce point a toujours fait l’objet d’ignorance et de déni. Excellent indice.
Plus surprenant, Le Pur bonheur, qui n’est en France qu’une annexe
du tome XII des Œuvres complètes incomplètement publié dans le
tome VIII, fait dans l’Empire du soleil levant, l’objet d’une édition
séparée. Choix contestable, mais comment ne pas le prendre en compte.
24. Rappelons, car on ne s’en lasse pas, la notule publiée à la sortie dans Globe, de
Benamou, elle est d’excellente indication : « Ces deux tomes qui réunissent les fonds de
31
tiroir de l’auteur d’Histoire de l’œil, n’apporteront rien à ses lecteurs. » Avis aux chercheurs : LITTÉRATURE
les tomes XI et XII sont une mine encore vierge. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

Pourquoi le Japon, premier pays traducteur de Bataille sous son nom


propre à l’étranger, en 1957 25 (année fétiche des trois éditeurs ligués à sa
gloire en France, pour ses soixante ans, sans le moindre succès, au demeu-
rant 26), si l’on oublie que l’année précédente, la traduction en anglais de
Madame Edwarda n’est pas signée de son nom mais de « Pierre Angélique ».
Misérables raisons : tout un folklore, toute une mythologie (la
cruauté, la transgression, l’érotisme, le mal, l’interdit, le sacré, la contes-
tation) sembleraient de nature à justifier le lien avec celui qu’on a tenu
pour un écrivain maudit, puis, pour le penseur de la contestation. Sans
doute cette mythologie se constitue-t-elle plus fortement avec les « trois
grands », Mishima Yukio (1925-1970), Kawabata Yasunari (1899-1972)
et Tanizaki Junichiro (1886-1965). Sans compter qu’ils témoignent la
même année au « procès Sade » à Tokyo, comme Bataille, Paulhan,
Cocteau, Breton, à celui qu’intente la Cour de Paris à l’éditeur de Sade.
Non, ce qui frappe plus sérieusement dans les récents travaux (étu-
diants, doctorants japonais, coréens et chinois), c’est que, sans y insister,
émerge l’autre pensée : le non-savoir, le neutre, le fragment, le vide, l’espace,
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l’instant, la perte de soi, la fusion du sujet dans le prédicat, la part maudite
contre l’utilitarisme. En ce sens, le Japon fait donc figure de précurseur.
Pour Bataille, à travers l’érotisme, le non-savoir, l’expérience, la
souveraineté, l’impossible — « tout ce carillon de concepts qui brimballe
aujourd’hui le long des corridors de la critique », l’angoisse est doublée d’un
enjouement dont la paradoxale fraîcheur, l’insolence, le côté visionnaire
et corrosif atteignent pour Jacques Réda « à la gaieté, à l’insouciance, au jeu
dont la hantise alourdira plus tard maint passage où il les revendique » 27. Point
extrême de la dissolution des savoirs où son écriture défait le sens, point que
Bataille touche par le rire et l’obscénité, aussi irrecevables l’un que l’autre.

THÉORÈMES À TOUT HASARD ET SURTOUT À LA FIN

Klossowski est le premier (le dernier) à parler d’une forme singu-


lière d’« accouplement » avec l’objet de la pensée 28. Il commente alors les
articles de Documents (1929). Il en produit le protocole dévergondé.
Plus tard, Lucette Finas : « le déchaînement imaginaire du concept
scientifique » 29. Exactement le cas. Étendre à l’idée. Ce déchaînement est
25. Sous le titre Kowaku no yoru (La Nuit des égarements), L’Abbé C (1950, chez Minuit), est
traduit en 1957 par Wakabayashi Makoto (né en 1929) et publié à Tokyo chez Dainihon
yubenkai Kodansha en un volume de dix-neuf centimètres et de 227 pages. La préface était
d’Okamoto Taro (1911-1996) qui avait fréquenté les artistes du groupe Abstraction-Création
lors de son séjour parisien et surtout qui avait noué une relation d’amitié avec Georges Bataille
en 1939, l’année où il obtint son diplôme d’ethnologie sous la direction de Marcel Mauss.
26. La littérature et le mal (Gallimard), Le Bleu du ciel (Pauvert), L’Érotisme (Éditions de
32 Minuit).
27. N.R.F. 191, nov. 1968.
LITTÉRATURE 28. « De Contre-Attaque à Acéphale », Change, n° 7, hiver 1970-1971.
N° 152 – DÉC 2008 29. La Crue. Une lecture de Bataille, Paris, Gallimard, 1972.
LE PUR BONHEUR !

débordement, plus que dépassement, excès, crue, et bientôt prise au mot


de la rhétorique de l’Autre. Le matérialisme miltonien, froid brûlant, de
Bataille, signifie ce renchérissement sur toute revendication de matéria-
lisme (les surréalistes font figure de pauvres hères). Le prototype, c’est le
Sade de Français, encore un effort pour être Républicains ! Allez
jusqu’au bout. Jugez sur pièce. Sans trembler devant ce qui en surgit.
À supposer qu’il y ait un lien et que ce lien fût de contestation, il faut
admettre qu’il ne procède, ce qui pourrait suffire à le nier, que d’un maté-
rialisme et d’un athéisme secs rencontrés dans la gloire d’une mouche. Et
d’un refus impatient (la colère du bonheur) des contraintes de la méthode,
de l’ascétisme (exprimé en termes crus : « La parenté que je me trouve avec
les moines Zen n’est pas faite pour m’encourager : ils ne dansent pas, ne
boivent pas, ne baisent pas… »). Rien de détraqué : simple point de non-
retour. Après tout, il ne traite pas différemment le savoir, la philosophie, la
religion. Seule la poésie, l’impossible, sans doute…
Plus ce non-espoir que Bataille glisse à la fin à Marguerite Duras
(entretien tardif) : « Je ne suis pas quelqu’un qui vit dans l’espoir. Je ne
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comprends pas qu’on puisse se tuer par manque d’espoir. » Ce qui au
moins permet un retour à Foucault 30. Bataille, à en juger par les titres
qu’il préméditait pour une reconstruction de son œuvre dispersée,
disparate, donne une autre perspective à la somme : L’Histoire universelle
à la lumière de l’érotisme ; ou encore, La bouteille à la mer ; ou aussi,
Mourir de rire et rire de mourir. Et pour finir : le Pur bonheur.
Méthode de méditation s’achève sur une remarque dure, comique,
insignifiante, centrale : « Ce qui néanmoins me donne le pouvoir d’écrire,
est d’avoir mieux aimé, quelquefois, ne rien faire. » C’est une manière de
justifier les atermoiements dynamiques de l’écriture et de la termino-
logie : « Je désignais l’opération souveraine sous les noms d’expérience
intérieure ou d’extrême du possible. Je la désigne aussi maintenant sous
le nom de méditation. Changer le mot signifie l’ennui d’employer quelque
mot que ce soit… (opération comique en un sens serait moins trompeur,
j’aime mieux méditation, mais c’est d’apparence pieuse.) » (V, 219)
Autant en finir avec les écrasements serviles dont on l’accable, soit par le
soupçon, soit par le déni, ou par l’esprit de religion qui fait aujourd’hui un
retour en force, chez les esprits les plus résolus, qui ne s’encombrent
même plus de masque. Quel masque ? Le masque du politique. « Je fais
peur, non pour mes cris, mais je ne peux laisser personne en paix. » 31 Ils
préfèrent se boucher les oreilles. Ils ont raison. Mais ils n’ont que raison.

30. Michel Foucault, Folie et déraison. Hisoire de la folie à l’Âge classique, Paris, Plon,
1961, p. IV. Cité par Roger-Pol Droit, Le Culte du néant, Les philosophes et le Bouddha,
33
Paris, Le seuil, coll. Essais-Point, p. II. LITTÉRATURE
31. OC, V, p. 54. N° 152 – DÉC 2008




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! PHILIPPE FOREST, UNIVERSITÉ DE NANTES

Le Dianus de Frazer :
de Faulkner à Bataille

N.-B. : Le texte qui suit constitue un extrait d’un essai consacré à


Faulkner il y a quelques années et laissé (provisoirement ?) inachevé.
L’étude aurait dû s’intituler : Passion de Temple Drake, Faulkner et
l’irrémédiable. Des éléments de ce travail ont déjà paru dans les revues
Action restreinte et Penser/Rêver.

L’œuvre de Bataille et celle de Faulkner (ils s’ignorent mais sont


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d’exacts contemporains) se situent dans un espace semblable de pensée, à
l’extrémité logique d’un romantisme impossible qui ne conçoit pas la lit-
térature autrement que sous la forme d’une passion assumée du sens : non
pas cette forme sentimentale et mélodramatique de l’imposture poétique
qui spécule sans risque sur les formes mineures de la sensibilité et de la
souffrance mais cette protestation plus ancienne qui, prenant acte de la
fuite du divin, n’envisage de destin que dans la confrontation irréconciliée
de l’être avec le désir et la douleur. Tel est (il faut s’entendre sur ce mot)
ce que l’on peut nommer le Mal dans le langage de l’« hypermorale » et
c’est ce langage que toujours parle le roman lorsqu’il confronte l’individu
à l’épreuve de l’irrémédiable.
S’ils sont d’exacts contemporains (1897-1962), Faulkner et Bataille
s’ignorent. On sait que le second a lu le premier (au moins Sanctuaire et
Lumière d’août) 1 mais dans l’article qu’il consacrera à Hemingway,
Bataille avouera n’être jamais parvenu à véritablement aimer l’œuvre de
Faulkner malgré toute l’admiration éprouvée pour elle 2. Chez l’un comme
chez l’autre auteur se trouve cependant au travail une même pensée du
Mal qu’énoncent Sanctuaire et Le coupable et à laquelle donne corps
l’histoire de Temple Drake. Je ne crois pas qu’on ait jamais remarqué que
le premier volume de la Somme athéologique s’achève (avec un texte que
répète L’Impossible) au point exact où commence le roman de Faulkner.
Plus exactement : le premier moment de la Somme conduit le lecteur
1. On le sait par la publication des « Emprunts de Georges Bataille à la B.N. » dans le
volume XII des Oeuvres complètes chez Gallimard. Dans la suite de cet article, toutes les
références renvoient à cette édition.
35
2. « Je lus Faulkner un peu plus tard et, sans lui ménager mon admiration, jamais je n’ai pu LITTÉRATURE
l’aimer », in « Hemingway à la lumière de Hegel », OC, XII, p. 243. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

jusqu’au lieu qui sert de décor inaugural à Sanctuaire. Et ce lieu, par une
bizarrerie qui pourrait sembler aberrante, n’est autre que le lac de Némi,
dans les monts Albains de l’ancien Latium.
La première page de Sanctuaire est célèbre et certains la tiennent
pour l’une des plus belles : derrière l’écran des broussailles qui entourent
une source un individu (le gangster Popeye) en observe un autre (l’avocat
Horace Benbow). Dans l’eau, leurs reflets s’additionnent. Le face-à-face
s’éternise comme si, par la fascination de ce regard échangé, se trouvaient
liés l’homme au livre et l’homme au revolver. Absurdement, le premier
(en route pour Jefferson et qui ne s’est arrêté là qu’afin de se rafraîchir un
instant) se retrouve prisonnier du second qui, le soupçonnant d’espionner
ses douteux trafics, l’emmène jusqu’à la carcasse croulante d’une maison
dont la toiture délabrée émerge de la masse sauvage d’un bouquet de
cyprès. Comme toujours chez Faulkner, on ne sait trop ce que peut tout à
fait signifier une telle scène que sa très faible vraisemblance romanesque
n’explique pas. Lorsque Temple Drake tombera à son tour dans ce même
piège, elle protestera que de semblables choses n’arrivent pas dans la
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vraie vie. Mais chez Faulkner, la vraie vie est un songe banal qui ne com-
mence à réellement exister que lorsque se répète en lui le cauchemar de
drames sans âges.
Comment reconnaître dans l’œuvre romanesque la marque, la trame
de ces drames ? Avec Faulkner, la tache est d’autant plus ardue que
l’auteur, simulant l’ignorance et la naïveté, entoure son propre travail d’une
sorte de silence ingénu, effaçant toutes les traces susceptibles de mener
jusqu’à lui. Formé aux anciens (la Bible, les Tragiques, Skakespeare) et aux
modernes (tout autant Dickens et Dostoievski que Swinburne et Mallarmé),
Faulkner a l’élégante et coquette prétention de ne rien avoir lu, d’avoir tiré
du néant prosaïque du concret (la poussière de son pays) la matière entière
de son œuvre (aux dimensions de l’univers). Toute la sagacité critique du
lecteur est nécessaire pour ne pas céder à cette illusion et comprendre que
cet ensemble romanesque aux poses primitivistes vaut aussi comme entre-
prise globale de récapitulation de la culture occidentale.
L’ambition de Faulkner n’est pas moindre que celle de Joyce (dont,
à certains égards, elle s’inspire). Elle consiste à faire tenir toute la geste
du monde dans les limites d’un domaine déshérité, situé à la fois en deçà
et au-delà de toute civilisation : sauvage et simultanément sénile, encore
primitif et déjà décadent. Dans cette mesure exacte, le Sud de Faulkner
n’est pas différent de l’Irlande de Joyce. Les rives du Mississipi ne sont
pas habitées de moins de dieux et de héros que celles de la Liffey. Dans
la banalité provinciale de ces terres asservies, situées aux marges de
36 l’Empire (le Nord, l’Angleterre) se jouent sans répit les mythes premiers
où s’exténue le destin finissant de l’Occident. Mais là où Joyce articule,
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 énonce, en appelle à l’érudition, multiplie les allusions qui permettent au
LE DIANUS DE FRAZER : DE FAULKNER À BATAILLE !

lecteur de remonter le cours du récit jusqu’à ses sources lointaines (les


Métamorphoses ou l’Odyssée), Faulkner se tait. Mieux : il ne donne
même pas à entendre qu’il se taise et n’invite donc aucunement l’interpré-
tation à se mettre en quête d’un quelconque secret. En conséquence, rien
n’est plus aisé que de se méprendre comme le fit longtemps la critique
imputant à Faulkner une sorte de naturalisme de l’extrême, cruel et vide
de signification, brutal et irréfléchi. Avec Sanctuaire (mais aussi bien
Tandis que j’agonise ou Absalom), toute pensée passe dans la poésie taci-
turne d’une parole qui se refuse à laisser affleurer en elle (sinon par
exception ou accident) le langage de la culture pour absorber celui-ci dans
le monument nouveau d’une épopée apparemment sans mémoire.

Mais le drame tout entier de la civilisation se joue interminablement —


et en pleine connaissance de cause — en chacun des lieux du monde où
se constitue une œuvre susceptible de le penser. Et chaque roman digne
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de ce nom (tantôt massivement, tantôt par fragments) déploie à cette fin,
dans l’espace plus ou moins exigu qu’il embrasse, la scène nécessaire.
La source aux bords de laquelle débute Sanctuaire ressemble à une
sorte de nulle part susceptible d’accueillir la représentation de toutes les
fables. Cette solitude sylvestre fait naître chez le lecteur une inquiétante
sensation de commencement des temps. Et sans doute Faulkner (se tai-
sant) ne désire-t-il pas que le lecteur aille au-delà de cette sensation, pen-
sant que l’intelligence de ce qui la cause la ferait aussitôt disparaître. Pour
que le rite symbolique produise ses effets, il lui convient de s’envelopper
discrètement d’assez de mystère. En cela, et jusqu’à Parabole, Faulkner
ne cessera jamais d’être fidèle à l’étrange décadentisme de ses premières
œuvres, enfermant dans les plus réalistes de ses fictions, le secret d’une
délicate allégorie. Conformément aux principes de l’esthétique mallar-
méenne (mais en suivant bien entendu d’autres voies), le sens — tel qu’il
se constitue dans l’opacité de la psychologie individuelle mais aussi tel
qu’il résonne dans l’immémorial de la culture — doit être tu et seulement
suggéré. Il lui faut l’élégance du secret et c’est pourquoi, dans le célèbre
article qui ouvre le premier volume de Situations, Sartre dénonçait à juste
titre en l’œuvre de Faulkner une sorte de déloyal trompe-l’œil.
Le lecteur n’est pas censé savoir que la source de Frenchman’s
Bend sur laquelle se penche Horace Benbow reproduit sur la terre des
États-Unis l’antique lac latin de Némi. Il doit même l’ignorer mais son
ignorance doit être telle qu’elle lui ouvre un accès plus violent, moins
averti vers l’éternel efficace de la fable. Cette dernière agit en silence et il 37
faut déployer toutes les ressources de l’érudition pour faire parler ce
LITTÉRATURE
silence. À cette condition, on comprend que la démarche de Faulkner N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

relève (partiellement, tout au moins) de cette « méthode mythique » des-


tinée à remplacer la « méthode narrative » et qu’en un article célèbre T.S.
Eliot découvrait à l’œuvre dans l’Ulysse joycien : « En utilisant le mythe,
en filant un parallèle ininterrompu entre notre temps et l’antiquité, [la
méthode mythique constitue] un moyen de contrôle, de mise en ordre, de
mise en forme, un moyen pour investir de signification cet immense
panorama de futilité et d’anarchie qu’est l’histoire contemporaine. » 3
Dans un article publié à l’été 1971 par le Mississipi Quarterly 4,
l’universitaire Thomas L. Mc Haney identifiait la référence mythique
scellée par Faulkner dans le secret de son roman. Il établissait que les pre-
mières pages du livre procédaient de la réécriture partielle du Rameau
d’or, la somme ethnographique de James G. Frazer. L’hypothèse semble-
rait baroque et extravagante si les preuves textuelles produites par Mc
Haney ne s’avéraient aussi nombreuses et précises. On sait que dans le
premier volume de son cycle, Frazer explore, à l’intérieur de la cons-
cience primitive, les différents avatars de la figure du roi magicien. Il se
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donne pour point de départ l’énigme à résoudre des rites autrefois en
vigueur dans le temple de Diane situé aux abords du lac de Némi : là, tout
esclave fugitif pouvait obtenir son salut en mettant à mort le prêtre du
lieu, également nommé « roi du bois ». Il s’appropriait alors sa fonction
sacerdotale jusqu’à ce qu’il soit à son tour mis à mort par un autre préten-
dant au trône sacré. Frazer s’attache à penser l’énigme de cette transmis-
sion criminelle du pouvoir religieux et celle-ci lui fournit l’une des clés
principales dans son investigation de la logique primitive. Si le roi du bois
doit être assassiné, c’est afin de préserver sa personne — sympathiquement
liée à l’univers tout entier — d’un vieillissement qui affecterait la nature
dans ses capacités productives et reproductrices. Le crime est donc magi-
quement envisagé comme nécessaire au cycle naturel (au renouvellement
sacrificiel de l’énergie cosmique). De même s’explique pour Frazer la
relation du roi-prêtre à la déesse qu’il sert. Uni en des simulacres sexuels,
le couple sacré mime un accouplement auquel participe l’univers tout
entier et symboliquement indispensable à la fertilité de la terre et à la
fécondité de l’humanité. Le roi du bois et la déesse du chêne, tels qu’ils
étaient vénérés à Némi, apparaissent comme l’une des formes locales du
couple divin formé de Jupiter et Junon (aussi nommés Dianus et Diane)
dont les rites les plus anciens (notamment à Eleusis) célèbrent les retrou-
vailles saisonnières.
3. T.S. Eliot, « Ulysse : ordre et mythe », trad. fr., James Joyce, Configuration critique 4,
38 Revue des Lettres modernes, 1959, p. 149.
4. Thomas L. Mc Haney, « Sanctuary and Frazer’s Slain Kings », Mississippi Quarterly, 24,
LITTÉRATURE summer 1971, repris in A. Bleikasten et N. Moulinoux (dir.), Douze lectures de « Sanctuaire » ,
N° 152 – DÉC 2008 Rennes, PUR, 1995, p. 35-50.
LE DIANUS DE FRAZER : DE FAULKNER À BATAILLE !

Aussi sèchement résumée, la thèse de Frazer semble n’entretenir


aucune relation (sinon due à l’hallucination du lecteur) avec le roman de
Faulkner. Il faut toute la sagacité de Mc Haney pour établir indiscutablement
la corrélation au terme d’une démonstration dont il serait fastidieux de
répéter ici le détail.
Disons (pour nous en tenir à la même et facile comparaison) que
Faulkner ne procède pas autrement que Joyce en disposant, dans le titre
même de son ouvrage, la clé mythique qui ouvre à l’intelligence masquée
de son propos. Le roman définit les frontières d’un « sanctuaire » où se
répètent les mêmes rites de désir et de mort par lesquelles chaque société
humaine croit pouvoir traiter les forces destructrices et créatrices auxquelles
elle se trouve soumise. L’essentiel de la démonstration tourne prévisiblement
autour de l’épisode du viol : la substitution de l’épi de maïs au phallus
rattache le simulacre sexuel à une symbolique de la fertilité renouvelée,
comme dans les mystères anciens, par l’union rituelle du hiérophante et
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de la prêtresse. Popeye est Dianus, le criminel-roi qui accède au pouvoir
sacré par le meurtre, qui veille dans la profondeur de la forêt, aux abords
du lac mais étend son emprise jusque sur la cité. Il est celui qui accomplit
d’indicibles cérémonies sexuelles indispensables au devenir biologique de
l’espèce. Temple est la victime sacrifiée sur l’autel de ce culte autant que
la déesse nécessaire à sa perpétuation : Diane, vierge et mère, personnifi-
cation de la vie sauvage, veillant sur la chasse et sur l’enfantement.
Mc Haney établit comment l’ample et redondante enquête de Frazer,
brassant la mémoire ante-religieuse des peuples, informe l’imagination de
Faulkner qui se saisit des détails fournis par l’ethnographie afin de les
redistribuer au sein de sa propre et contemporaine fiction. L’essentiel
reste que sous l’apparence de la civilisation persiste la réalité obscure de
la magie (et derrière la parole du roman, celle plus ancienne du mythe).
Dans l’un des principaux chapitres du Rameau d’Or, Frazer décrit le gisement
de la pensée première à la façon d’« une couche épaisse de barbarie sous
la surface de la société, couche que n’affectent pas les changements
superficiels de religion et de culture ». Et en savant lucide épris (sans réel
espoir) du progrès des Lumières, Frazer ajoute : « C’est comme si nous
marchions sur une très mince croûte terrestre, prête à se désagréger inopi-
nément sous des forces souterraines assoupies. De temps en temps, un
sourd murmure, ou un jet soudain de flamme, en s’élançant dans l’air,
nous rappelle ce qui se passe sous nos pieds. De temps en temps, le
monde policé s’ébahit de lire dans un journal qu’on a trouvé en Écosse
une figurine toute piquée d’épingles dans l’intention expresse de tuer un 39
propriétaire odieux ou un pasteur répréhensible ; on est stupéfié
LITTÉRATURE
d’apprendre, par un quotidien, qu’une femme a été rôtie à petit feu, en N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

Irlande, comme sorcière ; ou qu’on a assassiné, et coupé en morceaux une


jeune fille, en Russie, pour fabriquer ces chandelles de graisse humaine, à
la lumière desquelles les cambrioleurs espèrent se rendre invisibles pour
effectuer leurs néfastes besognes nocturnes. » 5
Le Sud de Faulkner est semblable à l’Écosse, à l’Irlande, à la Russie
sur lesquelles, depuis son College de Cambridge, Frazer pose un regard
halluciné. La terre y laisse entendre un perpétuel murmure et soudain elle
éclate en jets de flammes. La barbarie rappelle la civilisation à son ordre
cruel : on viole et l’on empale, on castre et l’on brûle, l’inceste et l’infan-
ticide, la mutilation et le meurtre forment l’ordinaire momentanément
caché de la vie.

La présence des thèses de Frazer dans Sanctuaire apparaîtra moins


invraisemblable si l’on se rappelle que le second recueil poétique de
Faulkner portait pour titre : Le Rameau vert. Et l’hypothèse de Mc Haney
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gagnera encore en force explicative si l’on lit Sanctuaire en se souvenant
de ce que la pensée de Faulkner doit souvent à celle de T.S. Eliot.
C’est dans La Terre Vaine de ce dernier que la poésie mettait à
contribution de façon significative le savoir né du développement nou-
veau des sciences humaines. Dans l’article précédemment évoqué qu’il
consacrait à Joyce, Eliot, citant Le Rameau d’or, n’hésitait pas à affirmer
qu’un pas en avant avait été accompli dans les domaines de la psycho-
logie et de l’ethnologie (Freud avec Frazer ?) qui rendait précisément pos-
sible l’invention de la « méthode mythique ». Plus humble ou plus habile,
Faulkner, on l’a vu, se refuse à rien révéler de ses intentions. Quand Eliot
abat ses cartes (accompagnant ses poèmes de notes érudites, citant ses
sources), Faulkner (qui déclarait tirer toute sa connaissance de la psycho-
logie de la pratique du poker) masque son jeu et bluffe à l’envers, laissant
entendre que sa main est vide quand elle contient en réalité toutes les
cartes maîtresses.
Dans La Terre vaine, on le sait, Eliot dépeint un monde moderne
vidé de toute force vitale, voué à la stérilité et bientôt à la mort. Le prin-
temps y est cruel car il fait espérer une renaissance qui jamais n’aura lieu.
Chaque paysage tourne au désert des grandes cités. La civilisation est par-
venue en ce stade de son développement où le sens s’absente, où les dieux
la désertent et la laissent confrontée à l’horizon tristement fatal de ce
qu’Eliot ne nomme pas le nihilisme mais qu’il dénonce bien comme tel.
La fable qui confère son titre au poème et nomme son projet est tirée de
40 la légende du Graal. La Terre vaine y est le domaine maudit du Roi
LITTÉRATURE 5. James Georges Frazer, Le Roi magicien dans la société primitive (trad. Pierre Sayn), in
N° 152 – DÉC 2008 Le Rameau d’or, vol. 1, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1981, p. 151.
LE DIANUS DE FRAZER : DE FAULKNER À BATAILLE !

Pêcheur frappé d’impuissance comme son pays est accablé par la stérilité.
Dans un monde coupé du sacré, séparé de lui sans appel, tous les rites par
lesquels la vie triompherait de la mort sont désormais sans pouvoir. Le
poème assiste à ce désastre et, en fragments, il étaye ces ruines.
Le sanctuaire que suscite Faulkner au cœur du nulle part américain
est semblable à celui qu’Eliot contemple au sein de la vieille Europe. Défi-
nitivement profané, il n’est plus que le théâtre de cérémonies parodiques.
Popeye est Dianus, mais il connaît un sort identique à celui du Roi
Pêcheur. La façon dont Faulkner le décrit au début de son roman (teint
blafard comme sous la lumière électrique, méchante minceur d’étain
embouti) en fait l’un des produits exemplaires de la contemporanéité la
plus dérisoire. Son impuissance exacerbe la violence sexuelle des rites
tout en leur conférant une sorte de dimension crapuleuse presque risible.
Elle suggère déjà que la répétition de ces rites restera vaine et improduc-
tive c’est-à-dire incapable de susciter le sens manquant à la civilisation.
De même, Temple n’est plus que la contrefaçon des figures antiques :
quasi adolescente prise à son propre jeu de séductrice, épouvantée par la
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réalité soudain devenue tangible du désir qu’elle provoque.
Chez Faulkner, la modernité est dégradation du mythe, mise en
spectacle de son devenir sordide. Comme chez Joyce (mais de façon plus
grimaçante), les dieux lorsqu’ils reviennent visiter les humains, leur
empruntent leurs vices et leurs faiblesses, leurs plus pitoyables travers.
Les rites témoignent de l’obscur et de sa permanence panique mais, défi-
nitivement vidés de leur substance symbolique, ils ne donnent plus sens
au vertige dont ils procèdent. Réduit à la dimension d’un fait-divers sor-
dide, l’union du criminel et de la vierge a assez de force encore pour que
se manifeste avec elle la toute-puissance cosmique du Mal mais plus suf-
fisamment de sens pour que se ressource dans ce précipice le principe
d’un ordre universel. Et le roman moderne déplace le mythe dans l’espace
dévasté d’une culpabilité sans appel.

En ce même espace s’installe l’œuvre de Bataille pour y penser la


possibilité d’une fondation nouvelle où se joue interminablement le drame
rituel des origines.
Encore qu’à ma connaissance la critique ait toujours préféré s’inté-
resser aux liens qui l’unissaient à celles de Nietzsche, Hegel ou Heidegger 6,
la pensée de Bataille puise largement dans l’œuvre de Frazer. On sait que le
Rameau d’Or (du moins plusieurs de ses épais volumes) fut lu et relu, en
différents moments de sa vie, par Bataille à qui il arriva (rarement il est
6. Je signale la publication récente — et postérieure à l’écriture de mon propre texte —
41
d’une étude de Osamu Nishitani, « Georges Bataille et le mythe du bois : Une réflexion sur LITTÉRATURE
l’impossibilité de la mort », Lignes, 17, mai 2005, p. 40-55. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

vrai) de s’appuyer explicitement sur son autorité. De telles références, en


soi, n’ont pas de quoi surprendre tant le travail de Frazer, à l’époque où
Bataille commence à réfléchir, domine et, en quelque sorte, enveloppe tout
le champ de l’ethnographie. Ce qui frappe cependant est la façon dont
Bataille s’approprie l’une des figures mythiques étudiées par Frazer pour
élire en elle l’incarnation de son propre double.
En effet, les premières pages du Coupable furent d’abord publiées (en
1940) sous le pseudonyme de Dianus et l’ensemble du volume, présenté
deux ans plus tard comme le journal posthume de ce même personnage au
patronyme inspiré de la mythologie romaine. Si la référence reste extraordi-
nairement discrète tout au long du livre, elle en marque avec force le tout
dernier chapitre qui prend pour titre celui du chapitre inaugural du premier
volume du Rameau d’Or : « Le roi du bois ». Autant dire que la pensée de
Bataille se propose explicitement d’adopter ainsi comme terme provisoire
le lieu originel qu’interroge celle de Frazer. Tout au long des années 40
(sans doute la période la plus profondément féconde avec l’écriture de la
Somme athéologique), Dianus constitue le masque symbolique privilégié à
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l’aide duquel Bataille choisit tout à la fois de dissimuler et de révéler ses
traits. Publié en 1947 (avant d’être ultérieurement joint au Coupable),
L’Alleluiah est sous-titré : « Catéchisme de Dianus ». La même année, La
Haine de la Poésie (plus tard rebaptisée : L’Impossible) se donne encore
Dianus pour personnage principal de son double récit inaugural.
Il est clair que, figure obscure de la mythologie latine, absente de
tous les grands textes par lesquelles celle-ci était susceptible d’être
connue même d’un lecteur à l’érudition aussi large que Bataille,
Dianus n’existe que par l’importance exemplaire que lui attribue
Frazer. Il n’investit la Somme athéologique et les livres périphériques
qu’à partir de la mise en récit que constitue Le Rameau d’Or. Parler
d’influence engagerait l’analyse dans une impasse tant la philosophie
paradoxale de Bataille se déploie dans un espace qui excède celui de
la pure ethnographie et suppose une expérience subjectivement habitée
de celle-ci. Ainsi que le note Gilles Ernst (l’un des rares lecteurs du
Coupable à ne pas ignorer la dimension mythique du texte), tout se
joue sur la magie évocatoire du nom : « Deux fois criminel, proie
d’une épouvante à plusieurs visages, Dianus entre à juste titre dans Le
Coupable, et quand Bataille dira plus tard, dans une des variantes de
L’Expérience intérieure, qu’il allie la “saveur d’une femme à barbe” à
celle d’un “dieu qui meurt la gorge ruisselant de sang”, il ne fera que
gloser le pouvoir de renversement d’un nom. Ce nom se suffit à lui-
même, il ouvre tout un monde, et ce monde est à la mesure d’un livre
dont la marque première est l’égarement. » 7
42 7. Gilles Ernst, « Le Coupable, livre de Georges Bataille », in E. Guitton (dir.), La culpabi-
LITTÉRATURE lité dans la littérature française, Travaux de Littérature, vol. VIII, ADIREL, 1995, p. 427-
N° 152 – DÉC 2008 442.
LE DIANUS DE FRAZER : DE FAULKNER À BATAILLE !

Dianus est le coupable. Mais Bataille nous avertit que c’est peut-être
par antiphrase seulement qu’il se désigne ainsi. Le comble de la culpabi-
lité (qui signifie l’absence d’accès à la gloire) ne se distingue guère de la
forme la plus haute de l’innocence. Criminel et victime dont l’existence
n’est plus qu’attente de la mort donnée ou reçue, amant perpétuel et égaré,
Dianus est l’homme livré tout entier à l’expérience sans attaches du Mal.
En cela, dans l’horreur de la sainteté, il accède au sommet d’où se déduit
tout déclin. Roi et meurtrier, il se transforme en emblème déchiré d’une
souveraineté dérisoire, hors-la-loi, impossible.

On ne hasardera pas ici l’hypothèse que Bataille, découvrant en


décembre 1934 et la traduction française de Sanctuaire et le texte anglais de
l’un des volumes du Rameau d’Or, — encore que cette coïncidence mérite
d’être soulignée — ait perçu (même de façon vague ou inconsciente) la
lointaine référence mythique secrètement sollicitée par Faulkner à travers sa
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lecture de Frazer. Il reste que Dianus, à quelques petites années d’inter-
valles, habite, chez Faulkner comme chez Bataille, le cœur obscur d’un
projet littéraire comparable et que la façon dont l’écrivain français réactive
explicitement la légende latine jette une lumière nouvelle sur la manière
silencieuse dont celle-ci agit dans le roman de l’américain. Les thèses du
Coupable sont notamment susceptibles de restituer à Sanctuaire un peu
d’une dimension mythique émoussée par la répétition d’exégèses trop
systématiquement sociologiques, psychologiques et moralisantes. Alors le
couple formé du criminel et de sa victime resurgit dans sa signification
proprement sadienne.
Considérée non plus en raison de l’interprétation de T.S. Eliot (attri-
buée par défaut à Faulkner) mais de celle de Bataille (touchant plus direc-
tement à la violence nue du Mal), l’insignifiante atrocité sans issue de
Sanctuaire prend valeur, non plus de dégradation du mythe mais d’exa-
cerbation de celui-ci. Le scandale sans appel du crime, le sordide inexcu-
sable du désir, dans la mesure même où ils assument leur caractère déchu,
conservent infiniment vivant le sacré et ouvrent en direction de lui une
voie à l’individu qui s’y abandonne. Dans le monde moderne où se cons-
titue en mythe l’absence même de toute transcendance, la souveraineté
déchirée semble à ce prix. Elle exige des héros (violeur impuissant, vierge
douteuse, veule champion de la justice) qui, semblables à ceux de
Faulkner, connaissent jusqu’au bout l’épreuve interminable d’une dérélic-
tion sans gloire.
Il y a, explique Bataille dans son Nietzsche, le sommet et le déclin : 43
« Le sommet répond à l’excès, à l’exubérance des forces. Il porte au
LITTÉRATURE
maximum l’intensité tragique. Il se lie aux dépenses d’énergie sans N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

mesures, à la violation de l’intégrité des êtres. Il est donc plus voisin du


mal que du bien. Le déclin — répondant aux moments d’épuisement, de
fatigue — donne toute la valeur au souci de conserver et d’enrichir l’être.
C’est de lui que relèvent les règles morales. » 8 Les coupables (ils forment
une impensable communauté) cheminent vers le « sommet » (où ils ne
s’établiront pas, qu’ils n’atteindront pas même) et surplombent ainsi le
sentier inverse du « déclin » (sur lequel ils se savent inévitablement
engagés déjà). L’expérience du Mal n’est pas décadence, perte d’une
pureté à reconquérir. Elle est révélation d’un néant avec lequel la vérité a
partie liée et que le désir, écrit Bataille, se donne en réalité pour objet.
Sanctuaire dit incontestablement ce désir du néant, il relate l’initia-
tion à celui-ci. L’univers que décrit Faulkner (celui que pense Bataille) a
les apparences d’un abri dévasté où il n’est plus concevable d’invoquer la
protection d’aucune divinité. L’être y est à la merci de ce qui le détruit. Et
dans cette « absence de refuge » 9, le sacrifice où il s’offre lui permet de
communiquer avec cet « autre côté » des choses où se défait l’exiguïté de
sa condition ordinaire. La profondeur du bois dont Dianus est le roi est
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semblable, lit-on dans Le Coupable, à celle d’une chambre où deux
amants se dénudent et où le rire et la poésie se libèrent 10.
L’impuissance même manifeste l’impossible propre du sexe dans sa
vérité (ainsi en témoignent encore Le Bleu du ciel ou Le Soleil se lève
aussi). Le plaisir inaccessible pousse le désir jusque vers une inhabitable
limite où règne « l’horreur d’être assouvi » 11. L’union des corps se trouve
plus ouvertement vouée à ce « naufrage sexuel » par lequel « il s’agit à la
fin de sombrer dans l’horreur de l’être ». Bataille met ces mots dans la
bouche de Dianus : « Des amants se trouvent à la condition de se déchirer.
L’un et l’autre ont soif de souffrir. Le désir doit en eux désirer l’impos-
sible. Sinon, le désir s’assouvirait, le désir mourrait. » 12
Le viol auquel Sanctuaire nous fait assister (et que prolongent les
mutuelles tortures sexuelles des deux amants) est un déchirement de cet
ordre. L’effroi, la nausée, le dégoût participent de cette expérience éro-
tique où chacun jouit visiblement du Mal (autant celui qu’il subit que
celui qu’il inflige), où chacun devient grâce à l’autre « la proie de
l’impossible » 13. Une lecture trop raisonnablement psychologique du
roman (taisant la dimension panique que révèle le mythe) échoue à rendre
compte de la vérité noire qui l’habite, commande les actes (autrement
inintelligibles) des personnages, suscite la fascination (sinon immotivée)
des lecteurs. Aussi scandaleux que cette proposition puisse sembler, l’his-
8. OC, VI, p. 42.
9. « Mais le refuge n’est rien comparé à l’absence de refuge », OC, V, p. 363.
44 10. OC, V, p. 365.
11. OC, V, p. 402.
LITTÉRATURE 12. OC, V, p. 403.
N° 152 – DÉC 2008 13. OC, V, p. 277.
LE DIANUS DE FRAZER : DE FAULKNER À BATAILLE !

toire de Temple et de Popeye est aussi celle d’un amour partagé (ajoutant
que l’amour est envisagé alors comme relation vertigineuse au pire). Le
rapport sexuel étant impossible et avec lui le soulagement du plaisir,
chacun des amants jouit là où l’autre souffre et, par cette blessure ouverte,
il accède grâce à l’autre à cet « au-delà » où gît son « inconnaissable
destin ». L’orgasme impartageable de la victime (qui, dans Sanctuaire,
suscite le hennissement de douleur du voyeur) répond à l’excitation soli-
taire du criminel. Dans cette relation exclusive, le tiers n’est plus qu’un
objet soumis aux règles d’un jeu érotique que d’autres jouent sans souci
de lui : Temple choisit de jouir de l’amant que lui impose Popeye et cette
jouissance lui est une arme afin d’exacerber la frustration de l’homme qui
la séquestre ; mais il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que cette frus-
tration, cette jalousie impuissante répondent aussi au désir de Popeye,
constituent la forme souhaitée d’une impossible jouissance qui ne
s’accomplit que dans la mise à mort du rival. Autour de cet assassinat se
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scelle la complicité inaperçue du couple sadien, criminel et libertin.
Pour en revenir à lui, l’épi est le pal (au sens que Bataille donne à
ce dernier mot dans son Nietzsche). Il hausse l’individu au sommet, le
déchire, mais portant atteinte à l’intégrité de son être, il lui donne l’occa-
sion de se libérer de lui-même et de s’accomplir. N’importe quel objet
pourrait faire l’affaire et, songeant à Proust, Bataille pouvait ainsi noter :
« Dès qu’on la tient pour ce qu’elle est — chute de Dieu (de la transcen-
dance) dans le dérisoire (l’immédiat, l’immanence), une tasse de thé est le
pal. » 14 L’épi faulknérien, en ce sens, n’est pas sans rapport avec la made-
leine proustienne : il se constitue en support infime et négligeable d’une
« expérience intérieure » par où l’individu communique subitement avec
la dimension sauvage de l’être. Ce qui advient dès lors mérite le nom de
révélation, repris dans la langue des anciens mythes que réactive le roman
moderne. En ce point (la source de Frenchman’s Bend reflétant celle de
Némi) commence l’initiation de Temple Drake. Il semblerait que ce soit
pour elle que Bataille ait fait parler Dianus : « Ne cherche plus la paix ni
le repos. Ce monde d’où tu procèdes, que tu es, ne se donnera qu’à tes
vices… Que serait la vie d’une voluptueuse sinon ouverte à tous les vents,
ouverte dès l’abord au vide du désir ? D’une façon plus vraie que l’ascète
moral, une chienne ivre de plaisir éprouve la vanité de tout plaisir. Ou
plutôt la chaleur ressentie par elle à savourer dans la bouche une horreur
est le moyen de désirer de plus grandes horreurs. » 15 45
14. OC, VI, p. 79. LITTÉRATURE
15. OC, V, p. 396. N° 152 – DÉC 2008




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! VINCENT VIVÈS, UNIVERSITÉ D’AIX-MARSEILLE

Anarchipel — poésie
et désordre philosophique

La fonction primaire de la communication écrite est de faci-


liter l’asservissement.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

Des divers sacrifices, la poésie est le seul dont nous puis-


sions entretenir, renouveler le feu.
Georges Bataille, L’expérience intérieure

MÉTHODE DE MÉDITATION 1
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1- Maintenant quelques-uns savent qui est Bataille. Une pensée rou-
lant au désordre avec la plus grande rigueur. Il fut un temps où l’étude de
l’œuvre devait passer par l’explicitation, comme Bataille fit avec
Nietzsche afin de le délier du fascisme, pour rendre compte des concepts
dans le glissement généralisé que leur donne leur auteur, et qui est le
mouvement même pour lequel œuvre la poésie.
2- Chercher les conséquences 2 : il faut se déprendre d’un objet trop
aimé. Voiler la nudité qu’il compose, dévoiler ailleurs d’autres parties de
l’anatomie de sa belle mécanique. Bataille nous montre des chemins, à
nous qui souhaitons chercher les conséquences et qui suivons son conseil
vers l’hypermorale. Lui-même ne fit pas autre chose en écrivant contre le
pouvoir aliénant de l’écriture.
3- L’un ou l’autre. Bataille demande la communauté, son œuvre
perpétue la parodie ; son écriture subjugue, dissout les concepts et
entraîne à l’imitation : mais sa logique en finalité demande que l’on se
déprenne de tout cela. Zarathoustra aussi, ayant rêvé d’une communauté,
exige à la fin qu’on le quitte.

1. Ces quelques réflexions exposées sont le point de départ d’un travail en cours sur la
poésie chez Nietzsche et Bataille. Au regard d’un ensemble plus vaste dans lequel elles
seront amenées à s’inscrire, elles témoignent avant tout d’un cheminement, qui d’ébauches
ou d’évocations parfois fugitives les mènera au déploiement qu’elles attendent, esquissant ici
cependant une méthode particulière — anarchipel — et un programme.
2. « J’ai rassemblé ces textes à l’usage de qui CHERCHERAIT LES CONSÉQUENCES »,
47
Georges Bataille, Memorandum, Œuvres complètes, VI (OC, VI), Paris, NRF/Gallimard, LITTÉRATURE
1973, p. 209. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

4- Le non-savoir auquel tend la poésie de Bataille n’est pas rien (le


néant n’est pas nul : il se détermine d’après les moyens dont on se sert
pour concevoir l’étantité — pour Bataille, le néant est l’expérience qu’un
être fait de son absence). Il borde sans jamais y tomber la béance du néant
comme rien d’étant (néant absolu), négation même de la possibilité de dire
le « néant ». Il est le contraire d’une paresse ou d’un endormissement intel-
lectuel. Au terme de l’angoisse qui fait apparaître le non-savoir, dans
l’instant du déchirement que découvre la poésie, il y a toujours, autour du
punctum extatique (moment de la souveraineté, de la perte), une aura
d’intelligence, de pensée, et des choix : des mises en jeu de diverses
intensités (plus ou moins radicales). La poésie est l’exposition de la plus
grande intensité de l’être.
5- Est-ce parce qu’il est un ratage et un impossible que Bataille ne
doit pas entraîner ? En fait, si même personne ou presque ne veut d’elle, la
pensée de l’économie générale a été rendue possible. C’est dans le cadre de
cette généralisation que parler de l’écriture et de théorie poétiques engage
une réflexion sur la diversité même des sphères que la poésie contamine.
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6- Changement de plan : l’expérience intérieure fut le mode même
selon lequel Bataille définit le fonctionnement d’une volonté de puissance
qui devait se faire dans ses propres fibres et dans l’universalité de la com-
munauté humaine : aussi est-ce à partir de ses fantasmes qu’il en élabore
la représentation. Au sein de cette communauté fusionnelle, il y a les
plaies auxquelles Bataille nous lie à lui (la mort) et puis ses fantasmes par
lesquels il la médiatise (l’œil, la coupelle de lait, la culpabilité, le Dieu-
guenille) : ceux-là, est-il nécessaire de les reproduire, quand ils ne sont
pas ceux que notre communauté reconnait ? — Délaissons ce qui resta de
chrétien en Bataille, ce qui, pour être concis, fatigua Deleuze.
7- La méthode de Bataille ne part pas du doute systématique mais
semble bien y tendre : c’est de là que se constituent les conséquences.
8- Il ne s’agit pas de trouver les conclusions mais des conséquences.
Il ne s’agit pas de trouver la fin mais de choisir une trajectoire. 3 Avons-nous
autre choix que construire ce qui s’écroule, demande Bataille ? Son œuvre
répond, et sa poésie, dans les formes mêmes qu’elle emprunte, se tient à
la hauteur de cet écroulement.
J’ai vomi
par le nez
le ciel arachnéen
mes tempes amenuisées
3. « L’APPARENT RELÂCHEMENT DE LA RIGUEUR PEUT N’EXPRIMER QU’UNE
RIGUEUR PLUS GRANDE, À LAQUELLE IL FALLAIT RÉPONDRE EN PREMIER
48 LIEU.
Ce principe doit encore être inversé. L’apparente rigueur affirmée de-ci de-là n’est que
LITTÉRATURE l’effet d’un profond relâchement, de l’abandon d’un essentiel qu’est de toute façon, la
N° 152 – DÉC 2008 SOUVERAINETÉ DE L’ÊTRE », Méthode de méditation, OC, V, p. 196.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

achèvent de l’amincir
je suis mort
et les lis
évaporent l’eau distillée
les mots manquent
et je manque enfin. 4

À l’initiale, il y a le soleil. De l’aventure poétique au foisonnement


biologique, tout advient et se dissout, tout se comprime et éclate en renou-
velant inlassablement la force de dilapidation qu’est le soleil. Dans la
chaîne ininterrompue de l’étant où l’astre innerve jusqu’aux plus petits
atomes d’une herbe vouée en pâture, à la dévoration ou à la décomposition,
nous participons de l’économie solaire en ce qu’il nous faut nous perdre
sans compter et sans raison, dit Bataille 5. C’est du soleil que la poésie tient
sa matière mobile, sa force incandescente, sa nature impressionnante de
dilapidation. C’est parce que la poésie se donne et se perd sans compter
qu’elle rayonne d’un éclat reflétant le soleil dans l’économie générale du
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monde (elle revient à la nature pour puiser en elle non l’origine d’une
source mais le talent du plus grand gaspillage), qu’elle peut se concevoir
comme une ultime politique (mineure, inaudible actuellement) et révéler
une effusion ouvrant une alternative à la philosophie. Elle y révèle les tro-
pismes inquiétants que l’homme a forgés, dès qu’elle s’affranchit des lois
qui la maintenaient dans le monde des servilités et des asservissements. La
guenille de Madame Edwarda et le gros orteil saisissent l’être rabattu à son
essence qui est absurdité et obscénité, que parent les objets destinés à la
contemplation. Pour Bataille, la poésie n’est pas illustration des oripeaux
mais dénudation. « Comment écrire ? sinon comme une femme accoutumée
à l’honnêteté se déshabille dans une orgie. » 6 La poésie ne fonde rien, ni un
discours sur le monde, ni une œuvre : elle est l’annulation de l’œuvre et
l’annulation des fondements, étant l’expérience qui permet à l’homme de se
maintenir hors de l’engluement sordide du monde familier que divisent et
régentent l’équerre et le rail, — et qui, demeuré seul, sans la contrepartie
poétique, serait un suicide. 7

DÉSORDRE DÉRISOIRE

Bataille n’a de cesse de défendre une certaine radicalité de la


poésie face à ses valeurs d’usages trop usagées (la poésie lyrique, idéa-
liste, surréaliste…) : son inquiète recherche fonde et élargit la diaclase
formée entre une Poésie dont les signes sont ceux d’une recherche ou
4.
5.
L’être indifférencié n’est rien, OC, III, p. 373.
L’économie à la mesure de l’univers, OC, VII, p. 10.
49
6. Les problèmes du Surréalisme, OC, VII, p. 456. LITTÉRATURE
7. Cf. « Conrad – Breton », Critique, OC, XI, p. 273-274. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

poursuite de la légalisation du monde et des Lettres, et une poésie qui,


au contraire, joue sur le mouvement profond inauguré par un certain
travail des mots contre l’ordre contraignant de la pensée, hasardant le
discours dans une mise en jeu, contre l’utilité, contre la rassurante légi-
timité d’un ordre social - en résumé, contre tout l’arsenal de la trans-
cendentalisation du discours. Bataille choisit sa poésie 8, qui est
l’insigne jeu de déplacement des usages (la poésie pour lui : les mots
ne se maintenant pas dans leur identité), jeu qui déroute le sens et
dévoie ses lois d’applications dans le discours ainsi que dans les opéra-
tions mentales… Il s’empare des mots et les malmène, en déplace le
sens, les évide et leur donne une charge pulsionnelle différente de ce
qu’ils connaissent dans l’usage général des discours (comme par
exemple les concepts de « transcendance », d’« immanence », de « sou-
veraineté », de « communication » etc. auquel il fait subir une complète
réévaluation). C’est là l’action poétique qu’il opère sur le domaine
général de la philosophie, et qui prend son origine dans le travail des
déplacements continuels des effets de sens dans la grille normée des
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usages linguistiques. Aussi la poésie se love à ce titre au fondement du
système du non-savoir en tant qu’elle réalise l’annulation de l’auto-
nomie des notions 9. Par-delà un simple travail qui serait uniquement
transgressif, elle révèle la nature même des notions, ou concepts, que le
discours tend à fixer et à autonomiser : l’écriture flottante de Bataille
met en scène la variation des concepts inhérente aux concepts eux-
mêmes, ce que le discours philosophique tend à méconnaître.
La poésie telle que Bataille la définit à l’intérieur d’un paradigme
répété sans cesse (rire, sacrifice, érotisme) 10, est effusion obtenue par une
modification, volontaire ou non, de l’ordre des objets 11. Effraction dans
l’ordre établi du monde, elle en fait éclater les contours, en modifie les
règles, en inverse les valeurs d’usage. Contre l’usage calculé de mots,
contre leur ancrage dans la rentabilité qui détermine leur extension
sémantique et réduit les choses à ce qu’elles sont, c’est-à-dire à l’emploi
qu’on a d’elles, la poésie se retourne sur, ou plus précisément contre elle-
même. L’usage désordonné des mots ouvre ainsi une brèche dans l’univers
de la représentation du monde. Les objets n’y sont plus thésaurisavbles ; ils
8. Pour plus de clarté, et pour n’avoir pas à y revenir par de longues périphrases, on adop-
tera ici deux graphies différenciant l’acception de « poésie » selon Bataille (irrégularité,
holocauste des mots, etc.), et celle généralement admise de « Poésie » (usage selon la règle,
effusion lyrique, etc.).
9. Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Paris,
Éditions de Minuit, 1978, p. 182.
10. Par exemple OC, V, p. 385-386.
11. « Dans le rire, le sacrifice ou la poésie, même, en partie dans l’érotisme, l’effusion est
50 obtenue par une modification, volontaire ou non, de l’ordre des objets : la poésie dispose de
changements sur le plan des images, le sacrifice, en général, détruit des êtres, le rire résulte
LITTÉRATURE de changements divers. Dans l’ivresse au contraire, et volontairement, le sujet lui-même est
N° 152 – DÉC 2008 modifié : il en est de même dans la méditation. », Méthode de méditation, OC, V, p. 219.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

ne s’y additionnent pas comme dans l’espace taxinomique qui les légalise
en leur donnant une place. La poésie ne crée pas les conditions d’une
révolte non plus que d’une révolution, car elle reviendrait par des chemins
pervers à l’utilité qu’elle ruine. En ce sens, la définition même que
Bataille donne à la poésie l’oppose à la Poésie romantique ou encore à
l’idéalisme surréaliste, ainsi qu’en fait état la longue polémique avec
André Breton 12. Elle déborde le donné, s’épanche hors des ornières de ce
qui normalement se définit comme réalité, submerge les berges contenant
le fleuve qui porte les actions, les buts, les édifices des susceptibilités et
des amours propres… mais elle ne saurait en rien le changer 13. En elle
s’opère une mise à distance du monde, plus grande que dans le roman ou
le théâtre où narration et drame maintiennent le discours dans la proximité
avec le monde familier ; à la servitude des liens naturels 14 elle substitue
l’association verbale, les méthodes d’illuminations, les déplacements
sémantiques, les dévoiements thématiques — et le désordre y afférant.

ARCHIPEL 1– L’IRRÉGULARITÉ
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Et si nous nous élevons personnellement aux plus hauts degrés
de la conscience claire, ce n’est plus en nous la chose asservie,
mais le souverain dont la présence dans le monde, des pieds à
la tête, de l’animalité à la science et de l’outil archaïque au
non-sens de la poésie, est celle de l’universelle humanité.
Souverain désigne le mouvement de violence libre et intérieu-
rement déchirante qui anime la totalité, se résout en larmes, en
extase et en éclats de rire et révèle l’impossible dans le rire,
l’extase ou les larmes. Mais l’impossible ainsi révélé n’est
plus une position glissante, c’est la souveraine conscience de
soi qui, précisément, ne se détourne plus de soi. 15

La poésie crée la parenthèse suspensive par laquelle le discours


s’éloigne de la plénitude auquel il participe, pour offrir une extension à des
possibles que limitaient les bornes du langage et son arsenal utilitariste. Ce
12. Cf. OC, II, p. 49 et suiv. ; OC, V, p. 62-63.
13. « Au fait le sujet du livre proposé est donné plus exactement dans le second titre. En
principe il s’agit d’opposer une méthode pour changer l’homme à la poésie. Je considère la
poésie comme l’évocation d’un changement, non comme le changement lui-même. La diffi-
culté que nous rencontrons tient à notre impuissance à prendre au sérieux l’évocation
(comme le faisaient ceux qui crurent à la vérité de l’évocation : mettons les chrétiens). Il
s’agit pour nous d’accéder au possible entrevu dans l’évocation bien que nous sachions son
caractère illusoire », Lettre à Jean Lescure, mai 1943, Georges Bataille, choix de lettres,
Gallimard, 1997, p. 184.
14. « Que des mots comme cheval ou beurre entrent dans un poème, c’est détachés des
soucis intéressés. Pour autant de fois que ces mots : beurre, cheval, sont appliqués à des fins
pratiques, l’usage qu’en fait la poésie libère la vie humaine de ces fins », L’expérience inté-
51
rieure, OC, V, p. 157. LITTÉRATURE
15. La Souveraineté, OC, VII, p. 350. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

qui signifie que, cherchant à découvrir une autre intimité avec le sens (ou
le non-sens), la poésie est tout autant langage que refus du discours, tout
autant cri que silence (un silence dialectique, qui n’est pas néant mais
création, poïésis d’une puissance d’anéantissement des bruits de la
parole : c’est l’un des sens de l’impossible). Elle sait faire taire les mots
dans un univers trop bavard qui rentabilise les effets de sens. Anti-praxis.
D’où cette proposition capitale : « L’expérience ne peut être communi-
quée si des liens de silence, d’effacement, de distance, ne changent pas
ceux qu’elle met en jeu. » 16 Non seulement l’abolition de l’usage habituel
des mots instaure une mise en doute de l’efficacité de ces derniers dans le
monde des servilités qui unissent les hommes, mais encore elle introduit
au cœur du monde empli des signes reconnaissables et bavards un silence
obstiné, têtu, qui déplace l’expérience humaine formulée à partir du rap-
port entre le mot et l’idée, vers une crise où sont remis en cause les pré-
supposés mêmes de la raison, de la conscience. C’est la transgression de
l’ordre, à quoi Bataille s’intéresse dès 1926, quand il écrit une notice sur
les fatrasies, publiée dans La Révolution surréaliste, commentant un
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genre poétique médiéval qui, par la désarticulation des images et des
outils syntaxiques, remet en cause la rigidité principielle d’une littérature
dont les lois reconduisent le cadre fixe d’une société fondée sur les
contraintes de la féodalité et de l’Église. Plus tard, Bataille s’attachera à
montrer à propos de l’œuvre du marquis de Sade le lien étroit existant
entre les irrégularités de langage et la mise à mal du système de représen-
tation qui régit jusqu’aux lois des échanges écartelés entre le droit (la jus-
tice réalisée et réifiée dans la propriété de soi) et le commerce (la
propriété des objets) :
Nous devons d’ailleurs faire entrer la pensée de Sade dans une conception
plus générale, dont l’irrégularité est le fondement […] L’essence de l’irrégu-
larité à coup sûr est donnée dans la dilapidation, dans le sentiment d’insécu-
rité qu’appelle la dilapidation des ressources : la règle est la conservation —
ou l’accroissement, la vie plus sûre. L’irrégularité souvent ne dilapide aucun
objet, mais elle introduit le désordre et l’absence de limites qui pourraient
s’opposer à la perte. 17

Dans La Part maudite 18, Bataille part de la proximité entre activités de


dilapidation, faste, prodigalité, et présence hypertrophiée de la poésie chez
les tribus nomade aristocrates avant l’Hégire 19. L’un des postulats fonda-
mentaux concernant la poésie est qu’elle est, comme la souveraineté à
laquelle elle participe plus ou moins partiellement, une dépense improduc-
16. L’expérience intérieure, OC, V, p. 42.
17. L’érotisme, OC, X, p. 708.
52 18. La Part maudite, OC, VII, p. 86.
19. Cf. aussi : « D’un côté, toutes les possibilités de consumation sont réunies : la danse et
LITTÉRATURE la poésie, la musique et les différents arts contribuent à faire de la fête le lieu et le temps
N° 152 – DÉC 2008 d’un déchaînement spectaculaire », OC, VII, Théorie de la religion, « La fête », p. 313.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

tive refusant la morale utilitaire 20. Elle est ainsi que toutes les autres formes
d’effusion humaine auxquelles elle se joint ou se superpose, une pratique
extatique qui se réalise dans la consumation où un quantum de force, une
intensité énergétique sont brûlés sans autre combustion qu’une illumination
intérieure (OC, t. V, p. 219). Ainsi percevons-nous deux modes de l’activité
poétique : un déferlement dionysiaque au cœur de la cité, et une expérience
intérieure qui se rapproche de l’expérience mystique. L’appréhension de la
poésie demande ainsi une économie générale (anthropologie, sociologie,
psychanalyse) puisque, à partir de la première des deux définitions, on peut
comprendre que la poésie n’est autre qu’une réalisation de la nature humaine
profonde qui se porte à d’immense libérations d’énergies auxquelles les
hommes se vouent ou se refusent, et qu’à partir de la seconde, elle apparaît
dans un théâtre privé, au sein de l’économie pulsionnelle de l’individu 21.
Elle est cependant doublée par une réflexion métalinguistique puisque le
mouvement intérieur qui lie l’individuel s’ouvrant au collectif et le collectif
à la communauté unifiée se traduit par la mise en place d’objets pervertis
par la charge pulsionnelle qui les meut et dont on trouve trace précisément
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dans les arts, dans la poésie/Poésie.
Si la poésie est la destruction momentanée du langage qui suspend
les lois de ce dernier, l’œuvre de Bataille se tient de son propre aveu tota-
lement dans la poésie en redistribuant les concepts, ou en créant de nou-
veaux concepts en les adjoignant à d’anciennes notions. Est poétique le
mouvement qui conduit à penser le sacré dans la sphère de l’immanence
et à le désolidariser d’avec Dieu. Est poétique l’emploi de la « souverai-
neté » pour signifier bien au-delà de l’homme de la puissance (écono-
mique, morale, politique, etc.) celui qui se libère dans l’annulation de tout
ce qui pouvait le contenir et le contraindre… C’est pourquoi la poésie est
transgression, puisqu’elle déplace les lois de la représentation du monde
pour les remettre en cause en tant que structure prégnante (fondatrice des
dieux, d’une Weltanschauung). Son enjeu est évidemment à l’opposé du
Verbe, c’est-à-dire la concrétion du langage, métaphore après métaphore
arrivant à l’image d’un dieu autour duquel le monde se formerait. Elle
défait le monde. Mais pour défaire le monde, elle doit se déprendre de ce
qui, en elle, la maintient dans la servilité du langage utilitaire. C’est pour-
quoi la poésie doit vouloir la mort de la Poésie. C’est pourquoi Bataille
refuse une expérience littéraire qui ne se hisserait pas à « l’impuissance de
la poésie », c’est-à-dire au sommet où, sacrifiée par son propre mouvement,
20. « La destruction dans l’art est fort loin d’achever le mouvement qui est l’essence. Mais
l’art détourne le langage de ses fins immédiates, qui sont d’énoncer l’action. Le langage lit-
téraire est comparable aux objets de luxe, retirés du circuit de la production pour une
dépense improductive », Lettre à Brice Parain, 29 juin 1945, Georges Batailles, Choix de
lettres, 1917-1962, édition établie par Michel Surya, Paris, Gallimard, Les Cahiers de la
NRF, 1997, p. 239.
53
21. L’opposition n’est qu’apparente et pourrait être levée si l’on suit Bataille dans sa défi- LITTÉRATURE
nition même de l’être comme ouverture. Ce sera fait ailleurs. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

elle détruit. La poésie est ce de point de vue la clef de voûte de l’édifice


qu’est la somme athéologique. Aussi doit-t-elle se réaliser — il s’agit
pour Bataille non de décrire ou de définir la Poésie, ce qui serait un acte
de légitimation et de grande platitude face au monde et aux enjeux
humains, mais de proposer dogmatiquement une nouvelle expérience en
faisant apparaître ce qui, quoique masqué par le « projet », est latent dans
la poésie — malgré les poètes, les faiseurs de belles images, malgré les
œuvres adulées, commentées et légitimées par l’Université, sous-tendues
par les contingences éditoriales… 22 C’est l’absence de Poésie qui permet
à la poésie d’établir une « communication » majeure, fondée sur le procès
sémiotique (pulsionnel) où l’extrême lucidité porte l’homme au terme de
son discours et de sa réflexion dont l’exercice comme le résultat se super-
posent au silence. La poésie a ce don terrible de réaliser ce qu’elle détruit,
et de détruire ce qu’elle réalise, centre permanent d’irréalisation.
Ce qui doit disparaître du fait que la conscience devient de plus en plus aiguë,
c’est la possibilité de distinguer l’homme du reste du monde. Ceci doit être
poussé, me semble-t-il, jusqu’à l’absence de poésie, non que nous ne puissions
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atteindre la poésie autrement que par le canal des poètes réels, mais nous savons
tous que chaque voix poétique comporte en elle-même son impuissance immé-
diate, chaque poème réel meurt en même temps qu’il naît, et la mort est la
condition même de son accomplissement. C’est dans la mesure où la poésie est
portée jusqu’à l’absence de poésie que la communication poétique est possible.
Ceci revient à dire que l’état de l’homme conscient qui a retrouvé la simplicité
de la passion, qui a retrouvé la souveraineté de cet élément irréductible qui est
dans l’homme, est un état de présence, un état de veille poussé jusqu’à
l’extrême de la lucidité et dont le terme est nécessairement le silence. 23

ARCHIPEL 2 – LA TRANSGRESSION ET L’ANNULATION

Seule la littérature pouvait mettre à nu le jeu de la trans-


gression de la loi — sans laquelle la loi n’aurait pas de fin
— indépendamment d’un ordre à créer. La littérature ne
peut assurer la tâche d’ordonner la nécessité collective. Il
ne lui convient pas de conclure […] La littérature est même,
comme la transgression de la loi morale, un danger. 24

22. « Comment la communication de la poésie serait-elle possible tant que les intérêts de
celui qui l’écoute et de celui qui la lit diffèrent ? On sait ce que sont souvent les lectures des
œuvres poétiques ; chacun transcrit sur une espèce de cadran des indications d’une extrême
banalité et substitue à la notion poétique ces indications qui sont commandées par l’exis-
tence des intérêts variés qui existent actuellement dans le monde. Il n’y a pas jusqu’à
l’intérêt de l’existence d’un mouvement, en particulier jusqu’à l’intérêt d’un éditeur, d’une
revue, tout cela déforme profondément la communication poétique, tout cela la réduit souvent
54 au souci de former un jugement analogue à celui qu’on forme lorsqu’on fabrique », La reli-
gion surréaliste, OC, VII, p. 392.
LITTÉRATURE 23. Ibid., p. 394-395.
N° 152 – DÉC 2008 24. La littérature et le mal, OC, IX, p. 182.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

La poésie est arrachement à la naturalisation de l’homme comprise


comme processus où ce dernier est placé dans la quête de maîtrise du
monde à travers laquelle il trouve, de manière médiane, sa propre définition
sur le plan théorique, sa propre structuration dans l’ordre moral, social et
politique. De la forme ou plutôt du degré de la naturalisation vécu surgit un
certain type d’utilisation du langage dont la fonction est d’établir et de
maintenir le rapport entre l’individu, la collectivité et le monde. Bataille
cherche le degré minimal de naturalisation : « la poésie en détruisant le lan-
gage, l’universel en nous, révèle le je comme une négation de la pensée » 25.
La poésie qu’il désire est la pratique du langage déliant le langage de ce
qu’il peut, réparant les abus que l’homme fait de lui. Elle épuise, momenta-
nément, son pouvoir de douer l’homme d’une nature politique, de le cir-
conscrire socialement. Face à ce pouvoir contraignant du langage, la poésie
est suspension de la raison. Fixation du mouvement fugitif dans lequel le
présent, seul, fait son apparition. Bataille développe une réflexion selon
laquelle la poésie est le moment souverain où le langage détruit, désagrégé,
rencontre le « côté suspendu, épuisant, de la pensée » 26 qui est, pour un
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temps, évadée de ses fonctions organisatrices du monde et du moi, et se
livre, comme dans une orgie, dans un mouvement de levée des lois, à la
perte, à la déterritorialisation qu’est l’extase :
De la poésie, je dirai maintenant qu’elle est, je crois, le sacrifice où les mots
sont victimes. Les mots, nous les utilisons, nous faisons d’eux les instruments
d’actes utiles. Nous n’aurions rien d’humain si le langage en nous devait être
en entier servile. Nous ne pouvons non plus nous passer des rapports efficaces
qu’introduisent les mots entre les hommes et les choses. Mais nous les arra-
chons à ces rapports dans un délire. 27
La poésie recherche et, finalement, instaure la ruine communication-
nelle (celle de l’intersubjectivité régnante où la dialectique se fait dans la
reconnaissance entre les consciences) à partir de laquelle elle ouvre à la
grande communication. La civilisation n’est que le développement long du
discours qui réifie en nous les tâches qui nous règlent et nous acheminent
vers la pensée de la transcendance de l’individu, alors même que nous avons
en nous, quelquefois dans les états limites, un accès à l’immanence de
l’animal que nous sommes. Cependant, cet état naturel n’est plus immédiat :
Rien, à vrai dire, ne nous est plus fermé que cette vie animale dont nous sommes
issus […] C’est pourquoi nous ne pouvons décrire un tel objet d’une manière
précise. Ou plutôt, la manière correcte d’en parler ne peut être ouvertement que
poétique, en ce que la poésie ne décrit rien qui ne glisse à l’inconnaissable. 28

25.
26.
Sur Nietzsche, OC, VI, p. 463.
Le coupable, OC, V, p. 350.
55
27. L’expérience intérieure, OC, V, p. 156. LITTÉRATURE
28. Théorie de la religion, OC, VII, p. 293. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

C’est par le sacrifice, la scarification de l’étendue continue du langage


recouvrant le monde que Bataille imagine retrouver, avec fulgurance et vio-
lence, cet état d’où il extrait un nouveau possible. De la ruine naît la posi-
tion hypermorale dont la poésie est le nouveau chant. Elle est l’accès par le
langage à la pratique différente du discours dont la philosophie est l’un des
sommets. Si la poésie est l’holocauste des mots 29, c’est alors qu’elle instaure
une rupture avec la certitude déjà affirmée de la réalité des mots et de la
réalité du lien entre les mots et les choses. La poésie affirme la perte irré-
médiable du concept et de la tranquillité d’une philosophie travaillant pierre
après pierre à attacher le produit d’une activité cérébrale à un résultat
d’emprise de l’individu sur le monde. Ainsi que le dit Bataille, la poésie est
essentielle, mais elle n’est qu’un détour dans son cheminement, qui lui
permet d’échapper au contrôle étouffant des lois du discours sans passer par
la folie. La mort du monde logique, voilà ce qu’est, en finalité, la poésie,
d’où naît la possibilité de tout (OC, III, p. 222), de la perte comme de la
souveraineté qui en est si proche, d’une pensée libérée des contraintes
connues par l’homme moderne et que Bataille appellera expérience inté-
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rieure. La poésie devenant une hypermorale s’est élevée à la lumière d’une
concrétude radicale : lumière aveuglante de crudité, celle du soleil qui nous
renvoie à la plus ardente des morts. Elle dévoile la possibilité de la pensée très
humaine, du plus grand matérialisme qui s’est libéré des scories des diverses
formes du positivisme qu’avaient pu prendre ce dernier. Matérialisme inté-
gral : pouvoir dire enfin que tout s’ouvre à la nuit et s’aveugle au soleil vio-
lemment radieux. Ainsi que l’énonce Bataille, il faut que la poésie s’oppose
à l’idéalisme Poétique tout autant qu’au mysticisme chrétien, tous deux réa-
lisant des extases sans perte, trichant tous deux avec le délire 30 dans la
mesure où ils se font au prix d’une rétribution dans l’économie psychique
pour le premier, et dans l’au-delà pour le second. La matérialité de la poésie
est le chemin à parcourir pour que les chaînes de l’asservissement aux
voiles des consciences calculantes s’ouvrent devant la souveraine cons-
cience de soi qui ne se détourne pas de soi (qui s’ouvre à la nullité inté-
rieure). Dénudant, la poésie offre la possibilité à l’être de s’élever à la
véritable conscience : celle qui, faisant l’apprentissage de ses risques, de ses
lacunes, glisse du contenu qui la saisit outrageusement vers la question qui
l’extasie, du connu qu’elle croit être à l’inconnu la définissant pleinement.
29. « la POÉSIE [holocauste du langage retrouvant tous les éléments non vides du néant
dans le creuset de la fête avant leur ségrégation] (…) il n’y a plus de transcendance spiri-
tuelle possible mais le décalage de la réalité et des mots s’exprime à la fin concrètement par
un décalage volontaire des mots [issue ? immanence ?] du néant de l’irrationnel se pose la
poésie qui fait ressortir le déchet de toutes les opérations précédentes », Sur Nietzsche, OC,
VI, p. 455-456.
30. « Je ne m’oppose pas moins que Hegel au mysticisme poétique. L’esthétique, la littéra-
56 ture (la malhonnêteté littéraire) me dépriment. Je souffre du souci de l’individualité et de la
mise en scène de soi (à laquelle il m’arriva de me livrer). Je me détourne de l’esprit vague,
LITTÉRATURE idéaliste, élevé, allant à l’encontre du terre à terre et des vérités humiliantes », Le coupable,
N° 152 – DÉC 2008 OC, V, p. 345.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

ARCHIPEL OU CATHÉDRALE ENGLOUTIE

On connaît le rapport de proximité et d’opposition agacées de


Bataille envers Heidegger. Bataille critique — et dans une certaine
mesure, décide de méconnaître — Heidegger, parce que ce dernier a
choisi l’aliénation de l’homme intégral (de l’homme de la tête jusqu’aux
pieds et des pieds jusqu’à la tête en passant par la verge) et la perspective
d’un tableau noir, la spécialisation, la technique (la maîtrise) du philo-
sophe qui, même dans sa mise en critique radicale des moyens dont la
philosophie se sert pour avancer, ne cesse pourtant de croire et de pré-
tendre que le mode d’abstraction du réel donné par la médiation de la
logique et de la raison offrent la possibilité, in finis, d’attacher du prix à
son résultat.
La destruction de l’objet est donnée comme une grâce. Comme dans la
poésie. Cette grâce ne peut être qu’énergie mais on ne peut se proposer de
l’atteindre. D’où une multitude de conséquences : le langage sinon souverain
mais posant moralement la souveraineté, se dégageant de l’attitude philoso-
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phique. Opposition de Heidegger à l’expérience intérieure : ce qui manque à
H., c’est la souveraineté. La souveraineté est un acte de révolte contre toute
règle, y compris la règle logique. Une négation de toute limite, de toute
condition, c’est le goût d’une expérience qu’aucune des conditions données
ne limite plus, l’affirmation d’un choix contre la philosophie. 31

Pour Heidegger la Poésie est dans le discours humain musicalisation


pure de la langue qui offre l’ouverture à l’origine de la présence humaine.
Son essence serait l’instauration de la vérité (Chemin qui ne mènent nulle
part, « L’origine de l’œuvre d’art »), et fondation inconditionnelle de la
vérité en tant que phénomène historique dans lequel un peuple prend
conscience de la présence provenant de l’Être et de la présence même de
l’Être, à travers la ritournelle de la langue territorialisante qui fait advenir
un peuple dans son rapport à une vérité originelle et fondatrice. Heidegger
pose que la Poésie est « ce qui éveille un sens pour l’inutile » (Langue de
tradition et langue technique) parce qu’elle ne peut agir que pour le
dévoilement d’une expérience primordiale au regard de l’origine, dans un
désintéressement face au monde ; elle agit avec la technique (le temps de
l’utile) à travers laquelle elle s’emploie à se mettre en forme. Elle fonde
aussi l’éveil à la vérité en ce qu’elle permet seule de questionner la possi-
bilité inconditionnelle de la pensée dans le sans-fond car, lorsqu’elle
opère, elle témoigne — ainsi l’enseigne Char avec Heidegger — de cette
fondation dans l’insondable 32. L’amont de la philosophie ne pouvant être
mesuré par quiconque, il appartient aux poètes de chercher dans la nuit
31. « L’angoisse du temps présent et les devoirs de l’esprit », Conférences, notes, OC, VIII,
p. 568.
57
32. Sur cette question on se reportera à la thèse de doctorat de Pierre Dulau, Heidegger : LITTÉRATURE
poésie et technique, ANRT, 2003. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

d’avant la mesure et de fonder l’éveil du philosophe, parce qu’ils adhèrent


à cette origine dont ils portent la trace et dessinent l’empreinte. Inutile de
dire que cette appréhension d’une parole désintéressée mais fondamentale
et fondatrice, encore toute romantique, est à l’opposé de celle de
Bataille 33. À la Poésie de Hölderlin choisie par Heidegger, en qui se fait
monde un peuple, une langue et un territoire, une vérité, un dieu, Bataille
oppose l’inconditionnel refus infantile de la poésie (privilégiant un
modèle baudelairien — cf. La Littérature et le mal), et sa propre poésie,
annulée, nulle, annulant en elle les pouvoirs dont la Poésie, dans sa
recherche de maîtrise, se pare en s’assouplissant à la technique de la
métrique et de la versification, de la belle langue (langue politique). À
l’œuvre d’art en tant que forme, maîtrise par laquelle l’être s’arrime à
l’étant à travers la technique (et la belle Poésie, versifiée, métrisée y
plonge), Bataille, pour qui le monde des sciences, de la technique, « a
privé de vérité ce monde solide » (OC, XI, p. 274), oppose une concep-
tion nietzschéenne de l’œuvre en tant qu’intensité. Mais cette intensité
n’est pas celle du lyrisme (elle n’est plus celle même du chant contraint
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par l’enthousiasme qui élève, dilate « l’homme hyperbolique » 34) : elle se
dissout au contraire pour tendre au point de nullité qui serait sa parfaite
réalisation si elle pouvait s’y maintenir sans disparaître et faire disparaître
avec elle le cri de la transgression.

POURQUOI J’ÉCRIS DE SI MAUVAIS POÈMES

Au sens du cri rien n’est plus antipoétique au fond, ni plus


poétique au sens funèbre, que Le Lac de Lamartine ; la tri-
vialité des récits de Kafka au contraire libère une intensité
actuelle de l’événement. 35

On ne s’est toujours pas suffisamment interrogé sur la conjonction


qui existe entre deux auteurs, Nietzsche et Bataille, qui tous deux furent
parmi les plus grands stylistes de leur temps et qui, parallèlement, avec
une conscience aiguë de la valeur du jeu du langage (« Pourquoi j’écris de
si bons livres », Ecce homo), ont pratiqué une mauvaise poésie et conjoin-
tement un usage volontairement dangereux de la conceptualisation à partir
de mauvaises métaphores (Nietzsche sait que la Wille zur Macht est
défaillante d’un point de vue de la communication philosophique, de
33. Pourtant, Bataille définissant la poésie comme déchaînement menant à l’existence libre
dit qu’elle révèle le « fond », extatique. Cf. « Le surréalisme et sa différence avec l’existen-
58 tialisme », OC, XI, p. 81.
34. Baudelaire, Charles, « Théodore de Banville », L’art romantique, Paris, Garnier
LITTÉRATURE Flammarion, 1968, p. 335.
N° 152 – DÉC 2008 35. « De l’âge de pierre à Jacques Prévert », OC, XI, p. 99.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

même que Bataille sait que son expression est inassimilable), sensiblement
en-dessous de ce qu’ils réalisent par ailleurs. L’un pastiche un romantisme
qu’il critique, surcharge parodiquement le discours biblique (Zarathoustra),
alourdissant à l’extrême sa plume qui par ailleurs a donné la plus belle
prose allemande (cf. Hans Georg Gadamer, Nietzsche – der Antipode) ;
l’autre compose avec les stigmates du Surréalisme en marge duquel il gra-
vite un temps et auquel il finit par s’opposer. Il y a dans l’œuvre de
Bataille un gouffre entre un certain effort pervers vers le classicisme de la
prose romanesque/conceptuelle (grande rhétorique de la période par
exemple, ou encore richesse des images, contorsion savante et manié-
riste — au sens fort — de la syntaxe…) et le ratage poétique, pointé par
Jacqueline Risset 36. Mise en abyme de l’activité poétique dans le lan-
gage poétique : le concept même de poésie chez Bataille déjoue les
attentes et recompose un monde irrégulier, cherche dans le minuscule, le
bas de la vie, dans l’hétérogène (la face obscène du sacré) 37 non pas
l’enthousiasme mais son opposé (de même degré d’intensité cependant) :
l’extase, le déchirement. La poésie bataillienne est, comme un gant de
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peau glacée pour la vie civile et sociale, mais retourné, la face contraire,
paradoxale, de la Poésie. Comme l’autre face d’un gant elle en est la
figure opposée, rugueuse et cachée, abîmée dans la vie grouillante et obs-
cène du sang, des tendons.
L’irrégularité est le lieu de l’invention. Bataille introduit la poésie
dans diverses stratégies de transgression : transgression des lois du lan-
gage par déplacement, renouvellement continuel des concepts (forme de
faussement et de défiguration des notions acquises, travaillées, légitimées
dans la sphère discursive auctoriale) qui créent, au sens le plus plat, des
métaphores sur le plan de l’expression, des disjonctions agressives au
36. « Les poèmes de Bataille qui irritent souvent par leur caractère “insuffisant” et dérisoire
[…] Alors qu’en fait l’usage constamment irrégulier, mais vaste, pressant, subtil du langage
dans la prose, son avancée par décrochements… De fait, et indépendamment des résultats
esthétiques, qui lui importent peu, il s’agit dans cette approche d’une des plus fortes
intuitions de la poésie contemporaine, et de ses possibilités : la poésie comme aphasie »,
Jacqueline Risset, « La question de la poésie, Les enfants dans la maison », in Bataille-
Leiris, L’intenable assentiment au monde, Paris, Belin, 1999, p. 159-160. Et aussi : « Pour
Bataille, l’exercice de la poésie, toujours vu avec une certaine distance (même quand c’est
l’auteur qui la pratique), n’est pas envisagé comme une activité “personnelle” et on pourrait
sans doute affirmer que jusque dans les points les plus intimes de ses textes, par exemple
dans Le Petit, là où la poésie — ses lignes inégales — intervient tout à coup, interrompant
la prose, il s’agit d’un langage oral, puéril et “impossible”, du langage de l’enfantillage —
langage de chanson qui du même coup replace le “personnel” dans un espace antérieur qui
le déborde de toutes parts », ibid., p. 223.
37. « Le terme de poésie, qui s’applique aux formes les moins dégradées, les moins intellec-
tualisées, de l’expression d’un état de perte, peut être considéré comme synonyme de dépense :
il signifie, en effet, de la façon la plus précise, création au moyen de la perte. Son sens est donc
voisin de celui de sacrifice. Il est vrai que le nom de poésie ne peut être appliqué d’une façon
appropriée qu’à un résidu extrêmement rare de ce qu’il sert à désigner vulgairement et que,
faute de réduction préalable, les pires confusions peuvent s’introduire ; or il est impossible
59
dans un premier exposé rapide de parler des limites variables entre des formations subsidiaires LITTÉRATURE
et l’élément résiduel de la poésie », La notion de dépense, OC, I, p. 307. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

regard de la philosophie. Transgression dans les lois des textes narratifs


où des formules d’une nouvelle cérémonie viennent faire éclater le conti-
nuum de la représentation 38. Transgression de la Poésie par le rappel, en
structures assonancées, de dispositions de vers « libres ». Transgression
de ce qui établissait la Poésie comme sommet de l’expérience littéraire,
par refus de maintenir la beauté formelle (dans l’invention d’images
inouïes), l’enthousiasme lyrique, l’inspiration et l’idéal activisme (révolu-
tionnaire : des Romantiques aux Surréalistes)… Transgression dans les
choix esthétiques qui se portent sur l’érotisme, les objets extasiants 39, le
mineur (comme chez Gombrowicz, lui-même en opposition au caractère
aliénant de la belle Poésie, qui choisit avec entêtement les signes litté-
raires de l’immaturité, infantiles et régressifs — Contre les poètes), rele-
vant de l’hétérogénéité, exposant ne serait-ce qu’un instant fulgurant le
pouvoir qu’a l’objet d’exciter le pouvoir et/ou l’horreur 40. Transgression
dans le goût qui amène Bataille à récuser la négativité mallarméenne pour
applaudir aux poèmes de Queneau (Saint Glinglin), et qui l’amèneront à
abandonner les techniques d’illuminations d’influence surréaliste.
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La poésie, extériorisation du non-savoir, ne cherche pas le pur
silence : le non-savoir et l’extase poétique produisent des énoncés, des
marques, des motifs (et le motif en son essence se répète, se brode) irrégu-
liers. La contestation se murant dans le silence n’est pas le choix de Bataille,
ainsi que l’explicitent ses propos relatifs à l’expérience rimbaldienne : rien ne
reste de la contestation sans phrase du poète parti en Abyssinie (OC, V, 171).
Bataille produit des irrégularités de langage, qui enrayent le jeu huilé du
discours philosophique, psychanalytique, économique, Poétique. Le jeu
conçu par Bataille ne joue pas dans le système : il produit du jeu dont,
comme chez les enfants, la première valeur est de créer un espace indépen-
dant, vide, où l’expression du ludique comme force irréalisante se projette
contre le monde réel. Ludique, il produit du rien interstitiel qui est l’espace
même de la communication. Alors : les mots valent comme des intensités et
non des significations. Des intensités qui s’évertuent à leur puissance en
niant ce qui, au-delà, les assujettit au jeu mondain.

38. De la poésie chez Bataille, on peut dire qu’elle déborde les poèmes que l’on trouve,
quelques-uns rassemblées, d’autres disséminés, dans des œuvres romanesques ou des textes
à valeur philosophique. Leur étude a, d’ailleurs, été menée à bien depuis peu. Citons parmi
les derniers travaux qui s’y consacrent : Sylvain Santi, Georges Bataille et l’extrémité
fuyante de la poésie, Paris, Rodopi, coll. Faux titre, 2007.
39. « (Ce qu’on ne saisit pas : que la littérature n’étant rien si elle n’est la poésie, la poésie
étant le contraire de son nom, le langage littéraire — expression des désirs cachés, de la vie
obscure — est la perversion du langage un peu plus même que l’érotisme n’est celle des
60 fonctions sexuelles. D’où la “terreur” sévissant à la fin “dans les lettres”, comme la
recherche de vices, d’excitations nouvelles, à la fin de la vie d’un débauché) », L’expérience
LITTÉRATURE intérieure, OC, V, p. 173.
N° 152 – DÉC 2008 40. « De l’âge de pierre à Jacques Prévert », OC, XI, p. 101.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

LA GRANDE PARALLÈLE, MAINTIEN DU DÉSORDRE

La poésie ne peut, malgré qu’elle en ait, s’affranchir intégralement


de la Poésie, de même qu’elle ne peut non plus échapper aux mouvements
intellectuels qui poussent le philosophe à parler. Puisque la poésie se
refuse au complet silence, elle ne réalise pas intégralement la négation de
la maîtrise et du projet de la Poésie qui se pare et s’empare du langage
pour créer des images, des représentations. Elle se tient ainsi dans une
position équivoque : elle est le sacrifice et la destruction du langage
quoiqu’elle serve à l’exposé des connaissances pouvant signifier la néces-
sité de la destruction, ainsi qu’à la peinture des ruines de cette dernière.
La destruction a lieu, mais elle n’a lieu que verbalement 41. Elle est évoca-
tion du mouvement qui mène à la souveraineté de l’homme mais, en tant
qu’évocation seule, elle est aussi le ratage de cette souveraineté.
L’image poétique, si elle mène du connu à l’inconnu, s’attache cependant au
connu qui lui donne corps, et bien qu’elle le déchire ou déchire la vie dans ce
déchirement, se maintient à lui. D’où il s’ensuit que la poésie est presque en
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entier poésie déchue, jouissance d’images il est vrai retirées du domaine ser-
vile (…) mais refusées à la ruine intérieure qu’est l’accès à l’inconnu. Même
les images profondément ruinées sont domaine de possession. Il est malheu-
reux de ne plus posséder que des ruines, mais ce n’est pas ne plus rien pos-
séder, c’est retenir d’une main ce que l’autre donne. 42

La poésie est la négation dialectique de la philosophie… ou, peut-


être plus précisément, elle est le grand astreignant de la philosophie pre-
nant conscience, grâce à l’autre en elle de la négativité sans emploi, de ce
qu’elle peut devenir si elle ne se maintient pas dans l’utilité. Accédant à
cette forme de négativité non hégélienne, la philosophie se rapproche
beaucoup de la poésie, à tel point que, dans leur rapport négatif à la
sphère des utilités, elles sont toutes deux des mises à mort du langage, des
sacrifices, comme le rappelle Robert Sasso citant Bataille 43. La poésie a
avant tout une valeur dialectique : en tant que participation à la sphère du
langage elle se dénie comme possibilité à être ce qu’elle souhaite ins-
taurer, en tant que mouvement même de contestation, de transgression,
elle réalise l’acte de dénudation et d’extase des objets que la conscience
41. « La distorsion poétique est nécessaire et ce paradoxe domine : la douleur exprimée lit-
téralement, entendue poétiquement, est joie. Si j’avais parlé de joie, j’aurais impliqué des
perspectives rassurantes et contraires à la dépense, car ce qui rassure est une limite opposée
à la dépense, c’est un bien. Si un poème ou une tragédie sont des biens, c’est comme trésors
littéraires, c’est-à-dire comme trahisons », Sur Nietzsche, OC, VI, p. 423.
42. L’expérience intérieure, OC, V, p. 170.
43. « Je parle en somme un langage mort. Ce langage, je le crois, est celui de la philosophie.
J’oserai dire ici que, selon moi, la philosophie est aussi mise à mort du langage. C’est aussi
un sacrifice. Cette opération dont j’ai parlé, qui fait la synthèse de tous les possibles, c’est
la suppression de tout ce que le langage introduit qui substitue, à l’expérience de la vie
61
jaillissante — et de la mort —, un domaine neutre, un domaine indifférent », Georges LITTÉRATURE
Bataille cité par Robert Sasso, op. cit., p. 202. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

conçoit. Avant tout dialectique, la poésie n’a pas nécessité à se réaliser –


ce qui fait qu’il y a plus (si ici une hiérarchie fondée sur des masses volu-
métriques peut avoir un sens) de discours sur la poésie que de poèmes
dans l’œuvre de Bataille 44 : puisque l’enjeu poétique se déplace de l’objet
vers le scandale qui rend possible la contestation.

POÉSIE : RAVAGE RÉPARATEUR 45

Toutefois, je veux le dire, je n’oppose nullement au projet


l’humeur négative (une veulerie maladive), mais l’esprit de
décision. 46

L’objet contesté n’est plus le centre de la contestation, qui s’est


déplacé sur la contestation elle-même 47. La poésie n’est tenable qu’en tant
que contestation et non production. Elle est, pour reprendre la formulation
que Merleau-Ponty emploie à propos des révolutions (Les aventures de la
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dialectique), vraie « comme mouvement et fausse comme régime ». Vraie
comme conséquence (c’est-à-dire comme dynamique) et fausse comme
conclusion (en tant que statique). Dialectiquement performante comme
négativité sans emploi et nulle comme constitution d’une positivité
fermée (en littérature : l’œuvre, le poème). Aussi est-elle proche de la
souveraineté, quoiqu’elle évoque au lieu de vivre. Et cependant, elle est la
voie même qui permet à la souveraineté d’être pensée — donc ratée
puisque elle en est le saisissement, — donc réussie parce qu’en sa saisie
elle offre à la conscience les moyens de l’approcher. Car elle s’impose
comme nécessité pour la conscience de se constituer et de retrouver les
linéaments qui la font vibrer de l’animal qui est encore en elle jusqu’à
l’attitude critique qui reste l’une des grandes fêtes de l’esprit et la
jouissance humaine. Dans le travail de décontamination du langage, de
déplacement des concepts, de dénudations des images qu’opère le travail
de l’écrivain, du poète, toutes les sphères que le langage parcourt et
traverse sont ravagées : afin de maintenir la crise en la pensée critique.
La souveraineté qui serait le désordre et la dissolution de la
conscience ne peut être envisagée que dans une connaturalité avec la
conscience, même si terme à terme elles semblent toutes deux s’opposer :
c’est le rôle dévolu à la poésie que de maintenir en présence ces deux
44. Notons le nombre des poèmes retirés ou éliminés (cf. OC, IV, p. 16 et suiv.). On rap-
prochera cette absentéisation de la poésie de la pratique de Bataille qui, ainsi que le rappelle
Jean-François Louette (« Georges Bataille : l’intensité, le retrait, l’indifférence », in Actes
des journées d’études organisées par l’ŒIL, 2003), procède lors des travaux de publication
62 à une raréfaction de la matière littéraire.
45. L’expérience intérieure, OC, V, p. 169.
LITTÉRATURE 46. Ibid., p. 18.
N° 152 – DÉC 2008 47. Sur Nietzsche, OC, VI, p. 146.
ANARCHIPEL — POÉSIE ET DÉSORDRE PHILOSOPHIQUE !

opposés. De même que, Bataille n’aura de cesse de le répéter, la trans-


gression nécessite la loi, la souveraineté, qui n’est qu’un sommet toujours
raté, une vectorisation vers un point entraperçu et perdu aussitôt que
découvert (comme les moments extatiques), n’est pas allégeance à la
bêtise ou à la fainéantise de l’esprit. Le non-savoir vers quoi elle tend
n’est pas la mort de la raison critique, c’est sa suspension et sa mise en
tension. L’hypermorale de Bataille est une résistance posée par la raison
pour se déprendre de l’impérialisme des lois qui la contraignent.
La poésie contre la Poésie s’arme pour l’hypermorale. Elle construit
consciemment la transgression. Si le monde est toujours plus riche que le
langage quand il nous faut tirer d’un immense désordre une mise en ordre,
la poésie vient se mettre à hauteur du désordre du monde ; en elle
l’homme peut s’accoupler intimement au monde. Aussi faut-il, ou de
l’ordre ou du désordre, faire le choix, de l’unicité ou du multiple, de
l’homogène ou de l’hétérogène, et parcourir ce chemin qui mène de
l’inconnu au connu ou inversement. C’est dans ce mouvement inverse que
Bataille s’engage, engageant avec lui la philosophie et la littérature abou-
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chées l’une à l’autre, la première violée et libérée par la seconde. La
poésie est l’une des formes majeures de la transgression, dans la mesure
où elle est un déplacement et un contournement de la loi à partir de
l’atopie qu’elle réalise dans le déchirement des mots et de la raison. La
Poésie réalise le beau voile qui drape la beauté dans un monde prêt à
l’accueillir comme un nouveau don et comme valeur ajoutée à ses autres
biens, la poésie expose la charpie qui balaie les restes de ce que l’huma-
nité ne veut pas regarder. Bataille choisit la charpie. Pour lui, la poésie est
scandaleuse, ruinée, ruineuse. Un danger pour la trame linéaire du monde.
Voilà les dernières nouvelles du temps de l’immaturité, du présent de la
non-maîtrise, et les avancées occasionnelles vers l’insurrection perma-
nente à laquelle, par dernière élégance et par suite de la grande rigueur de
son système, Bataille ne nous enjoint pas. Il n’y aura pas d’ordre. Mais
manifestation.
Le corps
du délit
est le cœur
de ce délire. 48

63
LITTÉRATURE
48. L’être indifférencié n’est rien, OC, III, p. 370. N° 152 – DÉC 2008




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! SYLVAIN SANTI, UNIVERSITÉ DE SAVOIE

L’œil d’Edwarda

À sa manière, plutôt particulière, Bataille aurait sans doute souscrit


à l’injonction qui ouvre Les Nourritures terrestres : « Ne souhaite pas,
Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout. » 1 Mais Bataille eut aussi tôt
fait d’inscrire son accord sous le signe du pire, de souhaiter trouver Dieu,
de le débusquer plus que de le rencontrer, là où il n’est pas concevable et
tolérable qu’il soit. L’invitation faite à Nathanaël n’aurait eu pour lui de
sens qu’à l’inciter à chercher Dieu partout sans restriction d’aucune sorte
dans le moindre frémissement de réel. À un souhait qui, sans le dire,
n’assume pas vraiment jusqu’au bout le partout du tout, il aurait substitué
un autre qui prend tout et s’attarde aux presque riens du tout : un bordel
sinistre la nuit, une salle bondée, le corps d’une prostituée, un sexe impu-
diquement ouvert, et Dieu dans tout ça. Bataille n’a assurément pas trouvé
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Dieu partout. Mais il l’a trouvé parfois. Au moment par exemple où
Madame Edwarda ordonne qu’on la regarde, alors qu’elle va jouir : cette
scène où Bataille blasphème, se plaît à représenter Dieu dans une situa-
tion dégradante, à humilier sa grandeur et son mystère en remplaçant son
nom, tenu pour secret et imprononçable 2, par celui, plutôt curieux du
reste, d’Edwarda, est l’une des scènes les plus célèbres qu’il ait écrites.
Non tant parce qu’elle dérouterait ou dérangerait 3, mais plus sûrement
parce qu’elle concentre à l’aide de quelques mots, et en unissant Dieu à
une prostituée dont le geste équivoque — « elle maintenait haute une
jambe écartée » (ME, p. 330) 4 —, tient à la fois « du French-cancan et
d’un chien urinant » 5, l’essentiel de ce que Bataille interroge à l’époque :
le sacré et la possibilité ou non d’en faire l’expérience dans l’écriture.
Cette scène est célèbre parce que, comme peu d’autres, elle lève concrè-
tement le voile sur ce que l’écrivain propose pour retrouver grâce aux

1. André Gide, Les Nourritures terrestres (1917-1936), Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997,
p. 19.
2. Sur ce point nous renvoyons à Giorgo Agamben, Le Langage et la mort (1982), Paris,
Christian Bourgois, 1997, p. 61-66.
3. Qui dérangerait-elle encore d’ailleurs ? Évitons de parler trop rapidement de « scène
transgressive » et de réduire du même coup la transgression à un simple mot, très commode
et passe-partout, mais aussi vide de sens quand, mot magique sensé établir la valeur défini-
tive de telle œuvre ou de telle pensée, il n’est en fait plus qu’un prétexte à éviter soigneusement
tout jugement et toute réflexion.
4. Toutes les citations tirées de Madame Edwarda seront notées ME suivies du numéro de
page de l’édition de la pléiade. (Georges Bataille. Romans et récits, Bibliothèque de la
Pléiade, sous la dir. de Jean-François Louette, 2004.)
65
5. Lucette Finas, La Crue. Une lecture de Bataille : Madame Edwarda, Paris, Gallimard, LITTÉRATURE
1972, p. 393. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

mots ce "frisson sacré" auquel il aura donné tant de noms, et sans lequel,
pour lui, une vie est mutilée, réduite à ses formes les plus pauvres 6.
Nous voudrions esquisser ici une lecture de cette scène que nous
considérerons donc avant tout comme une proposition de la part de Bataille,
une lecture très partielle d’ailleurs qui consistera, pour l’essentiel, ainsi que
l’a proposé Lucette Finas, à tenter de faire proliférer les effets de sens que
contient en puissance le jeu des regards entre Edwarda et le narrateur 7.

AU MILIEU DE CETTE VISCOSITÉ


IL Y AVAIT DEUX YEUX QUI REGARDAIENT

« Assise, elle maintenait haute une jambe écartée : pour


mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux
mains. Ainsi les « guenilles » d’Edwarda me regardaient,
velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répu-
gnante. » (ME, p. 330)
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Ce qui est vu — le sexe exhibé d’Edwarda — regarde celui qui voit
avant même d’être véritablement vu, d’être vu du moins comme le désire la
prostituée, laquelle ne saurait se contenter d’un regard furtif ou trop prudent
mais exige au contraire que le narrateur ouvre grand les yeux pour mieux
voir son sexe grand ouvert. L’autorité qui est la sienne quand elle formule
cette exigence et rappelle le narrateur à ce qui s’apparente à un devoir de
voir, cette autorité fait d’elle à ce moment précis la gardienne d’une loi qui
semble immémoriale, qui ne se discute pas, et à laquelle elle entend bien
que celui qu’elle interpelle ne se dérobe pas : il doit regarder, il doit se sou-
mettre à cette injonction de regarder encore pour voir davantage, de
regarder toujours pour être regardé davantage encore.
Ce que voit le narrateur est clairement distinct de ce qui le regarde.
Ce qui est vu, c’est Edwarda qui prend la pose « dans le tumulte et les
lumières » ; Edwarda assise, une jambe haute et écartée, qui ouvre si bien
la fente de son sexe que le narrateur finit par ne plus voir que cela, les
yeux bien en face du trou. Mais ce qui en revanche le regarde, ce sont les
guenilles « velues et roses », des guenilles, dit-il, « pleines de vie comme
une pieuvre répugnante ». Ainsi, quand le sexe d’Edwarda est comparé à
cette pieuvre, il ne s’agit pas du sexe vu, mais bien du sexe qui regarde
celui qui voit. Qu’est-ce à dire ?
6. À ce titre, il est logique qu’une telle scène apparaisse souvent pour certains comme ce
66 que Bataille a écrit de plus grotesque alors que pour d’autres elle demeure parmi ses pages
les plus troublantes.
LITTÉRATURE 7. Sur la question complexe de l’interprétabilité du texte nous renvoyons aux pages 1123-
N° 152 – DÉC 2008 1126 de la notice rédigée par Gilles Philippe dans l’édition de la Pléiade.
L’ŒIL D’EDWARDA !

Remarquons tout d’abord que le terme employé par Edwarda pour


désigner ce qu’elle exhibe impudiquement ne convient guère au narrateur,
en témoignent les guillemets dont il prend soin d’entourer le mot « gue-
nille » et qui montrent qu’il se contente simplement de reprendre cette
expression sans pour autant la prendre sous son autorité. Une telle précau-
tion ne tient qu’en partie à l’utilisation pour le moins étrange qu’Edwarda
fait de ce terme qui, par ailleurs, doit être familier à l’habitué des bordels
qu’il est 8. Si ce mot ne lui convient pas, c’est peut-être qu’il ne dit pas
assez le trop plein de vie, le grouillement de vie qui le regarde, et ce
quelle que soit son acception. Un mot d’ailleurs ne saurait suffire. Quand
la vie grouille, les mots grouillent à leur tour en tous sens et se multiplient
(au seul « guenilles » succèdent les mots « velues », « roses », « pleine de
vie », « pieuvre », « répugnante »).
À proprement parler, le narrateur n’est pas fasciné par l’excès de vie
qu’il tente de dire en multipliant les mots. Si son regard se fait fuyant, ce
n’est pas pour rompre un quelconque charme, mais bien pour tenter de
mettre fin à un malaise pénible. Pour le dire autrement, il semble moins
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fasciné par ce qu’il voit que hanté par ce qui le regarde et son expérience
semble alors proche de ce que Joyce, au début d’Ulysse, nomme « l’iné-
luctable modalité du visible », expression que l’on retrouve dans un pas-
sage produit en première personne par Stephen Dedalus alors qu’il
contemple la mer étale devant lui :
Inéluctable modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à
travers mes yeux. Signatures de tout ce que je suis appelé à lire ici, frai et varech
qu’apporte la vague, la marée qui monte, ce soulier rouilleux. Vert-pituite, bleu-
argent, rouille : signes colorés. 9

Rien n’est moins lisse et neutre que cette mer contemplée par
Dedalus ; rien n’est moins pur ou idéale que cette mer singulièrement
colorée et qui charrie ce que Joyce nomme des « signatures ». La présence
de ces « signatures » insistantes est liée à un événement récent et boule-
versant : Stephen Dedalus vient d’assister à la pénible agonie de sa mère,
il vient de voir sa mère mourante se lever vers lui, implorant quelque
chose, peut-être de « [s]’agenouiller et de prier pour elle » 10 comme le lui
rappelle cruellement Buck Mulligan, quelque chose à quoi Stephen s’est
en tout cas refusé. Mais depuis qu’il a vu de ses yeux les yeux de sa mère
se fermer pour toujours, le corps maternel ne cesse plus de hanter ses
nuits et de lui revenir en rêve :
8. Dans la langue érotique, le mot guenille a le double sens de prostituée et de testicule. (Cf.
Jean-François Louette, « D’une gloire lunaire », introduction à Georges Bataille. Romans et
récits, op. cit., p. LV.)
9. James Joyce, Ulysse (1929, renouvelé en 1957 pour la traduction française), Paris,
67
Gallimard, coll. Folio, 1993, p. 58. LITTÉRATURE
10. Ibid., p. 12. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

Depuis sa mort elle lui était apparue en rêve : son corps dévasté, flottant dans
la robe brune avec laquelle on l’avait enterrée, exhalait une odeur de cire et
de bois de rose ; son souffle, que muette et pleine de reproche elle exhalait
vers lui, fleurait faiblement les cendres mouillées. 11

À lire l’évocation de ce rêve, il devient évident que les « signa-


tures » que Dedalus est appelé à lire en contemplant la mer sont liées à
une « inéluctable modalité du visible » qui a pris pour lui ce que Georges
Didi-Huberman nomme « une contrainte ontologique, médusante, où tout
ce qui est à voir est regardé par la perte de sa mère » 12. À partir du texte
de Joyce, Didi-Huberman décèle une dimension fondamentale du visible
en général : chaque chose à voir, écrit-il, « devient inéluctable lorsqu’une
perte la supporte […] et, de là, nous regarde, nous concerne, nous hante ».
Il conclut ainsi : « […] la modalité du visible devient inéluctable — c’est-
à-dire vouée à une question d’être — quand voir c’est sentir que quelque
chose inéluctablement nous échappe, autrement dit : quand voir c’est
perdre. Tout est là » 13.
Voilà qui éclaire singulièrement la portée de la scène décrite par
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Bataille et nous permet de formuler une question susceptible d’en mieux
saisir les enjeux : par quelle sorte de perte le sexe vu d’Edwarda est-il
supporté ? La réponse est sans doute à chercher d’abord dans la nature
très particulière de ce qui est aperçu. Alors que la mer peut être contem-
plée de multiples façons qui vont de la vision singulière de Dedalus à
l’œil pragmatique du baigneur en passant par le regard absorbé de
l’esthète, il semble que ce qu’ose exhiber Edwarda relève d’une expé-
rience plus universelle, c’est-à-dire ici plus contrainte.
C’est à nouveau Didi-Huberman qu’il nous faut suivre dans son ana-
lyse d’une situation qui à toutes les chances d’être très proche de celle
dans laquelle se trouve le narrateur : « la situation de qui se trouve face à
face avec un tombeau, devant lui, posant sur lui les yeux » 14. Face au sexe
exhibé, comme face au tombeau, la scission entre ce qui est vu et ce qui
regarde celui qui voit s’impose « tangiblement à nos yeux ». D’un côté, il
y a ce que le narrateur voit du sexe d’Edwarda, c’est-à-dire l’évidence
d’une surface interdite et scandaleuse. De l’autre, il y a ce qui le regarde,
ce quelque chose qui le regarde à imposer « un dans, un dedans » 15 qui, en
l’occurrence, déborde du trop plein de vie qui affleure à la surface du sexe
et dont la pieuvre répugnante est en quelque sorte la « signature ». Et de
la même manière que, devant un tombeau, l’expérience de la vision se fait
plus « monolithique », que « nos images sont plus directement contraintes
11. Ibid., p. 13.
12. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions
68 de Minuit, coll. Critique, 1992, p. 13.
13. Ibid., p. 14.
LITTÉRATURE 14. Ibid., p. 17.
N° 152 – DÉC 2008 15. Ibid., p. 10.
L’ŒIL D’EDWARDA !

à ce que le tombeau renferme » 16, il est sans doute possible d’affirmer que
l’image de la pieuvre est en partie contrainte à ce sur quoi ouvre le geste
obscène de la prostituée. Quand le tombeau que je vois me regarde en me
montrant que « j’ai perdu ce corps qu’il recueille en son fond », la vue du
sexe féminin donne accès à ce que Freud, si l’on accepte de le suivre,
nomme le « pays natal de l’enfant des hommes, à ce lieu-là dans lequel
chacun a séjourné jadis et d’abord » 17. Ainsi, dans la perspective ouverte
par Freud, le sexe de la femme me regarde en me montrant un dedans
perdu, le dedans perdu du ventre maternel. En ce sens, et sachant que la
figure de la mère est traditionnellement rattachée à un symbolisme aqua-
tique, l’image de la pieuvre apparaît bien contrainte à ce que signifie
l’accès à une telle intériorité perdue. Mais, sous un autre angle, cette
image est aussi libre en ce qu’elle donne une coloration toute particulière
à ce symbolisme aquatique universel et donc un sens singulier à l’accès
offert par l’attitude d’Edwarda 18.
Si l’on admet que le sexe féminin donné à voir est regardé par la perte
du « pays natal », il faut aussi admettre que ce regard n’aura pas le même
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sens ni la même valeur suivant les conditions dans lesquelles s’effectue ce
don. Que celui-ci, comme le veut Edwarda, prenne la forme d’une exhibi-
tion du « vif insupportable » 19 de la vie érotique, et ce qui est donné à voir
est regardé par un « pays natal » frappé d’interdit 20, par le retour interdit au
chez soi perdu, et devient en conséquence un objet de désir et d’effroi. Nous
arrivons ainsi à une double proposition. D’une part, c’est à partir de ce
retour interdit qu’il faut comprendre la répugnance inspirée au narrateur par
la vie qui le regarde. D’autre part, c’est en analysant cette répugnance qui le
regarde qu’il est possible de comprendre ce que ce retour implique effecti-
vement pour lui. La comparaison de la vie dont grouillent les « guenilles »
d’Edwarda avec la pieuvre devient alors décisive puisqu’elle semble la
mieux à même de dire par quoi est regardé celui qui voit.

PIEUVRE RÉPUGNANTE

« Je tremblais : je la regardais, immobile, elle me souriait


si doucement que je tremblais. Enfin, je m’agenouillai, je
titubai, et je posai mes lèvres sur la plaie vive. Sa cuisse nue
16. Ibid., p. 18.
17. Freud, « L’inquiétant » (1919), Œuvres complètes, XV, Paris, PUF, 1996, p. 180.
18. En ce sens, l’expérience du narrateur définirait une sorte de juste milieu entre l’expé-
rience de Dedalus et l’expérience que fait celui qui est face à un tombeau.
19. Nous empruntons l’expression à Bernard Sichère « L’écriture souveraine de Georges
Bataille », Tel Quel, n° 93, janvier 1981, p. 19.
20. Gilbert Durand écrit par exemple : « La primordiale et suprême avaleuse est bien la mer
comme l’emboîtement ichtyomorphe nous le laissait pressentir. C’est l’abyssus féminisé et
maternel qui pour de nombreuses cultures est l’archétype de la descente et du retour aux res-
69
sources originelles du bonheur. » (Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de LITTÉRATURE
l’imaginaire (1969), Paris, Dunod, 11e éd., 1992, p. 256.) N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

caressa mon oreille : il me sembla entendre un bruit de


houle, on entend le même bruit en appliquant l’oreille à de
grandes coquilles. » (ME, p. 331.)

Il se pourrait bien que ce qui regarde le narrateur ait été décrit en


détail par Hugo dans des pages qui sont parmi les plus célèbres des
Travailleurs de la mer, pages dont l’exhibition d’Edwarda pourrait être
la ré-écriture très condensée. L’évocation de la pieuvre rejetée en toute
fin de phrase par Bataille n’est pas en effet sans rappeler la façon dont
Hugo réserve l’apparition du monstre marin pour la fin d’un chapitre
qui voit son héros, Gilliat, lutter avec une force d’autant plus terrifiante
qu’elle demeure longtemps invisible. C’est que Gilliat, tenaillé par la
faim, s’est imprudemment aventuré dans une anfractuosité à la pour-
suite d’un « gros crabe ». À l’intérieur de la crevasse où il n’y a
presque « plus de jour », il remarque « une fissure horizontale » où,
nouvelle imprudence, il plonge le poing pensant y débusquer le crabe
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qu’il convoite. C’est là qu’il sent soudain qu’on lui saisit le bras et il
connaît alors « l’horreur indescriptible » : des tentacules l’enserrent et
l’enlacent tandis que les ventouses qui se collent à sa peau lui donnent
l’impression épouvantable d’être « avalé par une foule de bouches trop
petites ». Après une lutte vaine, il voit enfin apparaître le monstre dont
il est la proie :
Brusquement une large viscosité ronde et plate sortit de dessous la crevasse.
C’était le centre ; les cinq lanières s’y rattachaient comme des rayons à un
moyeu ; on distinguait au côté opposé de ce disque immonde le commencement
de trois autres tentacules, restées sous l’enfoncement du rocher. Au milieu de
cette viscosité il y avait deux yeux qui regardaient.
Ces yeux voyaient Gilliat.
Gilliat reconnut la pieuvre. 21

Dans le texte de Hugo, comme dans celui de Bataille, la pieuvre


répugnante n’apparaît qu’au terme d’une lente plongée dans l’intimité,
intimité de la mer dans un cas, intimité d’Edwarda dans l’autre. Alors que
Gilliat pénètre dans une grotte où la mer s’est retirée et s’y enfonce
jusqu’à en explorer les recoins les plus cachés, le narrateur du récit de
Bataille découvre quant à lui le plus intime d’Edwarda selon une progres-
sion analogue : après l’avoir vu prendre la pose, il voit son sexe, puis les
détails de sa pilosité, puis ceux de sa chair, enfin le grouillement orga-
nique où surgit le monstre. Saisissant rétrécissement de champ dans les
70 21. Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (1866), Paris, Garnier-Flammarion, 1980,
p. 278. Concernant le thème de la pieuvre nous renvoyons à l’étude que lui a consacrée
LITTÉRATURE Roger Caillois (La Pieuvre. Essai sur la logique de l’imaginaire, Paris, Éditions de la Table
N° 152 – DÉC 2008 Ronde, 1973).
L’ŒIL D’EDWARDA !

deux cas. La place de la comparaison, en fin de phrase, permet d’ailleurs


à Bataille de ménager un effet de surprise d’autant plus efficace qu’il
mime le propre mouvement d’une pieuvre dont Hugo dit, après l’avoir
comparée à « un chiffon » — les « guenilles » d’Edwarda ? — puis à « un
parapluie fermé qui n’aurait pas de manche » 22, qu’elle s’ouvre avec la
plus brutale soudaineté : « huit rayons s’écartent brusquement autour
d’une face qui a des yeux » 23.
Suite à l’apparition de la pieuvre, le combat de Gilliat avec elle se
poursuit, et il est des plus éprouvants. Cette lutte s’apparente à un étrange
face à face où Gilliat attend que la bête avance la tête pour le mordre. Car
Gilliat le sait : la pieuvre n’est vulnérable qu’au cours de ce bref instant
où il est possible de la décapiter, seul moyen de la tuer. S’armant donc de
patience, il attend : « Il regardait la pieuvre, qui le regardait », écrit Hugo.
Il est frappant de constater que cette dernière phrase convient parfaite-
ment à décrire la situation du narrateur de Madame Edwarda qui, à sa
manière, se trouve à son tour engagé dans un combat éprouvant où lui
font face toutes les visions cauchemardesques qui se rattachent à la
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« pieuvre répugnante » que Hugo évoque comme « l’extrémité visible des
cercles noirs » 24 et qu’il associe encore aux monstruosités de la nature qui,
dit-il, appartiennent à « ce commencement d’êtres terribles que le songeur
entrevoit confusément par le soupirail de la nuit ».
Avec la pieuvre, le « dedans » qui regarde le narrateur se remplit
donc d'une eau hostile, noire et ténébreuse, « imbibée des terreurs de la
nuit » 25 ; l’intériorité d’Edwarda s’apparente à une mer que Hugo confond
« avec le gouffre par excellence » 26, « ruches d’hydres » où les ébauches
de vie, les larves « vaquent aux farouches occupations de l’ombre… ».
Parmi ces occupations de l’ombre aucune sans doute n’est plus terrifiante
pour le narrateur que celle d’une pieuvre si acharnée à tout engloutir et
tout ensevelir que sa monstrueuse voracité propose à l’homme
« l’énigme terrible » : « l’énigme du mal » 27. Hugo, pour qui la pieuvre
« c’est la ventouse », s’attarde longuement à l’horreur que lui inspire cet
engloutissement qui conduit la proie à ne faire plus qu’un avec la pieuvre :
22. Hugo dit aussi de la pieuvre que c’est une « loque » et, au moment où Gilliat parvient
enfin à se défaire du monstre, il écrit : « Cela ressembla à un linge qui se détache. » (Ibid.,
p. 504.)
23. À l’évidence, la façon qu’a la pieuvre de s’ouvrir soudainement rappelle le geste impré-
visible de la prostituée sous les yeux du narrateur médusé. Hugo précise aussi : « La pieuvre
c’est l’hypocrite. On y fait pas attention : brusquement, elle s’ouvre ». Et il ajoute la chose
suivante, qui dans le texte de Bataille prend tout son sens : « Elle n’a pas d’approche, ce qui
est terrible. Presque toujours, quand on la voit, on est pris ». (Ibid., p. 497.)
24. Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, op. cit., p. 282.
25. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 104.
26. Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, op. cit., p. 107.
27. Il faudrait comparer les pages où Hugo évoque les difficultés qu’un monstre comme la
pieuvre pose à la science, à la philosophie et à la théologie pour apercevoir les nombreux
71
points communs que sa position peut avoir avec les thèmes de l’hétérogène et de l’informe LITTÉRATURE
chez Bataille (cf. Les Travailleurs de la mer, op. cit., p. 499-501.) N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

une fois entré « dans la bête », « votre sang jaillit et se mêle affreusement
à la lymphe du mollusque », le poulpe « vous tire à lui et en lui, et, lié,
englué, impuissant, vous vous sentez lentement vidé dans cet épouvan-
table sac » 28. Il suffit de considérer les menaces d’engluement, les craintes
d’enfouissement et d’engloutissement qui se rattachent à la pieuvre pour
qu’il ne fasse plus guère de doute que le monstre répugnant que le narra-
teur voit en regardant le sexe d’Edwarda soit lié à une « contrainte onto-
logique » où le sexe donné à voir est regardé par le retour effroyable au
chez soi perdu, par un retour qui, pour interdit qu’il soit, n’engendre néan-
moins que l’effroi le plus grand et éteint tout désir 29.
La terreur profonde que révèlent les craintes inspirées par la pieuvre
et que Hugo exprime si puissamment montre que face au sexe exhibé le
narrateur n’est pas simplement angoissé au sens où l’entend Bataille, qu’il
n’est pas seulement pris d’un mouvement de panique ontologique alors
qu’il sent que les limites qui assurent l’intégrité de son être vacillent et qu’il
finit par affirmer qu’il est fou — ce qui prouve bien qu’il ne l’est pas encore
mais qu’il sent qu’il peut l’être et qu’il craint de le devenir. À cette angoisse
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s’ajoute bien cet effroi que Freud a décrit comme la réaction à un danger
intense, à une situation qui surprend si bien le sujet que celui-ci ne sait pas
s’en protéger et que, désemparé, il ne parvient pas à la maîtriser.
Ainsi, ce que le narrateur éprouve est assurément éloigné de
« l’expérience intérieure de l’érotisme [qui] demande de celui qui la fait
une sensibilité non moins grande à l’angoisse fondant l’interdit, qu’au
désir menant à l’enfreindre » 30. L’absence de désir du narrateur est ici
d’autant plus marquant que le corps d’Edwarda est par excellence un
corps érotique, un corps de désir fait pour le désir. Edwarda est une sorte
de Vénus, mais une Vénus dont tout l’attrait érotique tient précisément au
fait qu’elle n’est pas une image transfigurée d’une quelconque pulsion
primordiale. Edwarda, dont le corps gracile et obscène à la fois unit la
délicatesse et ce qui la blesse monstrueusement, Edwarda, qui n’est pas
sans rappeler la Vénus anadyomène de Rimbaud « hideusement belle
d’un cancer à l’anus », est l’incarnation par excellence d’un érotisme qui
28. Ibid., p. 281.
29. Les menaces d’engluement et d’enfouissement sont accentuées par les qualités physiques
de la pieuvre. « Chose épouvantable, dit Hugo, c’est mou. » Ou encore : « Une viscosité qui
a une volonté, quoi de plus effroyable ! De la glue pétrie de haine. » Ces évocations rappellent
singulièrement les dernières pages de L’Être et le néant où Sartre, parlant du visqueux, sou-
ligne « son caractère de ventouse qui m’aspire ». Sartre écrit aussi : « À cet instant, je saisis
tout à coup le piège du visqueux : c’est une fluidité qui me retient et me compromet, je ne
puis glisser sur le visqueux, toutes ses ventouses me retiennent, il ne peut glisser sur moi : il
s’accroche comme une sangsue. […] Le visqueux apparaît cependant comme un liquide vu
dans un cauchemar et dont toutes les propriétés s’animeraient d’une sorte de vie et se retour-
neraient contre moi. […] Il y a, dans l’appréhension même du visqueux, substance collante,
72 compromettante et sans équilibre, comme la hantise d’une métamorphose. Toucher du vis-
queux, c’est risquer de se diluer en viscosité. » (Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris,
LITTÉRATURE Gallimard, 1963, p. 654-657.)
N° 152 – DÉC 2008 30. L’Érotisme (1957), Paris, Gallimard, Œuvres complètes, X, 1987, p. 42.
L’ŒIL D’EDWARDA !

ne se conçoit pas sans la souillure, qui gagne en intensité à mesure que


« l’animalité hideuse des organes » 31 souille la beauté du corps désiré. Si,
comme l’écrit Bataille, rien n’est « plus déprimant, pour un homme, que
la laideur d’une femme, sur laquelle la laideur des organes ou de l’acte ne
ressort pas », alors il faut bien concéder que rien n’est plus excitant que le
corps gracile d’Edwarda au centre duquel est planté le monstre.
Comme on le voit, la scène de fiction dément en partie les ressorts
de cet érotisme, alors même qu’elle réunit tous les éléments qu’il requiert
pour se réaliser. Ce hiatus entre la fiction et la théorie, outre le fait qu’il
rappelle que les récits et les romans de Bataille ne sont pas de simples
illustrations de sa « philosophie », nous plonge au cœur d’une mise en jeu
par et dans les mots à laquelle Bataille a toujours tenté de ne rien subor-
donner, espérant par là en libérer toute la force bouleversante.
Pour bien comprendre la portée de ce qui se révèle et se joue entre le
narrateur et Edwarda, il faut mesurer toute la distance qui sépare cette scène
d’une autre scène où, pour le coup, le désir et l’effroi sont étroitement liés.
Dans un passage du Petit le narrateur affirme s’être « branlé nu, dans la
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nuit, devant le cadavre de [sa] mère » 32. Cette scène de masturbation du fils
sur le cadavre de la mère est l’exacte image inversée de la scène du bordel :
au corps débordant de vie d’Edwarda se substitue le corps sans vie de la
mère, à l’absence de désir du narrateur le désir du fils qui se branle. D’un
côté, le sexe de la mère jouit devant le corps mort (sans désir) du fils, de
l’autre, le fils désire jouir sur le corps mort de la mère. L’écriture de
Bataille se fait donc variation sur un même thème, mais tire de ces varia-
tions des effets très différents. La scène du Petit figure l’interdit primordial
porté sur la jouissance de la mère ; elle figure l’interdit de la jouissance
qu’on aurait à posséder la mère comme à la fois possible et impossible,
proche et rejeté, puisque précisément le corps maternel y est un corps sans
vie, à jamais dérobé. La scène où apparaît Edwarda ne figure pas tant cet
interdit qu’elle représente et donne à voir ce sur quoi il porte : la jouissance
de la mère, le corps vivant de la mère qui jouit, ce corps vivant qui s’excite
jusqu’à jouir enfin d’une jouissance inouïe.
Que se passe-t-il alors ? En montrant le corps de la mère en train de
jouir, une telle scène permet à Bataille de prendre à rebours le processus
engendré par l’interdit qui, en éloignant l’objet troublant (et rien n'est plus
troublant que cet objet-là), éloigne du même coup le trouble qu’il
entraîne, dérobe « à notre conscience — à la conscience claire du moins
— le mouvement d’effroi » 33 qui l’accompagne. À cet instant, l’écriture
fictionnelle est la « clé lubrique » qui donne accès à ce qui devait être
d'abord refoulé, elle sert à opérer le retour des mouvements troubles de la
violence au sein d’une conscience qui, pour se constituer, a dû d’abord
31. Ibid., p. 143.
73
32. Le Petit (1943), Paris, Gallimard, Œuvres complètes, III, 1971, p. 364. LITTÉRATURE
33. L’Érotisme, op. cit., p. 41. N° 152 – DÉC 2008
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s’en éloigner — à n’en pas douter nombre de choix opérés par l’écrivain
sont guidés par cette intention, il suffit de songer ici au choix de la foca-
lisation interne pour s’en convaincre.
La singularité de cette scène tiendrait donc à sa capacité à exprimer
un effroi dérobé et à montrer un objet interdit, à nous ouvrir, comme peut-
être jamais ailleurs chez Bataille, à cette angoissante jouissance de la
femme qui serait au fondement de ses fictions. Pour le narrateur, comme
pour le lecteur, cette scène est un face à face avec ce qu’interdit l’interdit
au cours duquel la conscience même de l’interdit s’efface : rien d’autre
n’existe plus alors que cet objet et l’effroi éprouvé de le regarder. Tout se
passe en effet comme si, dans la proximité de cette jouissance angois-
sante, le narrateur était soustrait au monde, inconscient des regards qui ne
manquent sans doute pas de se poser sur lui. L’attitude d’Edwarda
l’entraîne dans un lointain d’où il ne reviendra qu’une fois la jouissance
passée en retrouvant sa conscience de l’interdit et son souci des conve-
nances, fussent-elles celles d’un bordel. À Edwarda qui lui demande
d’embrasser son sexe, il dira en effet sa crainte de le faire « devant les
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autres » (ME, p. 331), avant de sagement s’exécuter : « Je tremblais : je la
regardais, immobile, elle me souriait si doucement que je tremblais.
Enfin, je m’agenouillai, je titubai, et je posai mes lèvres sur la plaie
vive. » Le narrateur continue d’être troublé et impressionné par Edwarda
à laquelle il reste entièrement soumis, mais, fait remarquable, il ne semble
plus éprouver aucune répulsion à l’égard d’un sexe dont la chair n’est
plus associée au grouillement organique mais à la valeur positive d’une
chair vive, vivante, pleine de vie vivace. Autre changement important, le
narrateur qui un peu avant était violemment contraint d’ouvrir les yeux et
de regarder va désormais être contraint de les fermer d’une manière sin-
gulière : Edwarda, en lui demandant de l’embrasser, abolit en effet la dis-
tance nécessaire à la vision et lui rend impossible cette saisie « à distance
et par la distance » 34. Aussitôt que le contact des corps a lieu, que les
lèvres de la bouche se joignent à celles du sexe, l’oreille prend le relais de
l’œil, « l’inéluctable modalité de l’ouïe » 35 relaie « l’inéluctable modalité
du visible » et fait naître une nouvelle image associée à la mer, celle
d’une grande coquille vide, d’une coquille significativement vidée de
toute chair visqueuse et molle, d’un vide vierge de toute présence répu-
gnante, d’un vide qui nous éloigne des cauchemars et des malédictions de
l’eau noire pour suggérer, au contraire, la présence d’une eau débarrassée
de l’agitation des larves terrifiantes.
Fermer les yeux, ce n’est donc pas cesser de voir. C’est peut-être
même voir plus loin. Stephen Dedalus le sait bien qui, pour voir un peu
74 mieux encore la mer qu’il contemple, se lance à lui-même cette invitation :
LITTÉRATURE 34. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 39.
N° 152 – DÉC 2008 35. James Joyce, Ulysse, op. cit., p. 59.
L’ŒIL D’EDWARDA !

« fermons les yeux pour voir ». Didi-Huberman tire un nouvel enseignement


de son expérience qu’il formule ainsi : « nous devons fermer les yeux pour
voir lorsque l’acte de voir nous renvoie, nous ouvre à un vide qui nous
regarde, nous concerne et, en un sens, nous constitue » 36. Edwarda le sait
sans doute qui est une grande prêtresse du regard. Sauf que le vide qui
regarde le narrateur n’est alors plus le même, il n’est plus teinté par
l’angoissante jouissance. Le monstre a déserté le seuil.

POUR CONCLURE : NUE, ELLE TIRAIT LA LANGUE

« Au milieu d’un essaim de filles, Madame Edwarda, nue,


tirait la langue. Elle était, à mon goût, ravissante. Je la
choisis : elle s’assit près de moi. » (ME, p. 329.)

À propos de Rimbaud, Christian Prigent dit qu’il a tiré la langue à


la mère, « à ce que la langue maternelle nous livre comme réalité amputée
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et décharnée » 37. Rimbaud a tiré la langue, c’est ainsi qu’il a tenté de
« trouver sa langue », une langue « pour dire enfin quelque chose de
l’innommable du monde ».
Quand Edwarda apparaît pour la première fois « au milieu d’un
essaim de filles », elle aussi est nue, elle est « ravissante » et elle tire la
langue. À Bataille peut-être. À Bataille sans doute qui lui-même tire la
langue en tous sens dans un récit où « bien des tonalités défilent et
s’enchevêtrent » 38 : vocabulaire tour à tour cru ou enfantin, prose qui mêle
« allure décadente » et « souvenirs d’une syntaxe classique », prédilec-
tion, sur le plan rhétorique, pour les paradoxes et les antithèses… À
propos du style de Bataille, Jean-François Louette écrit : « il pose a puis
non-a, ébauche puis efface, dans une écriture animée de constantes
contradictions » 39. Les fictions de Bataille relèvent plus généralement
d’une esthétique du contraste dont Madame Edwarda est un exemple pri-
vilégié qui est « à la fois Dieu et “prostituée de maison close”, sage et
folle, si charnelle et moins qu’un fantôme (un “brouillard attardé”) » 40 et,
pourrait-on ajouter désormais, eau noire des larves grouillantes et eau lim-
pide des coquilles vides.
Il suffit de noter, dans la première partie de notre passage, comment la
voix d’Edwarda est à la fois obscène et « presque enfantine », son sexe rose
et répugnant, son corps gracile et obscène, pour constater que, non seulement,
36. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 11.
37. Christian Prigent, Ceux qui merdrent, Paris, P.O.L, 1991, p. 316.
38.
cit.,
Gilles Philippe, « Notices, notes et variantes », Georges Bataille. Romans et récits, op.
p. 1123.
75
39. Jean-François Louette, « D’une gloire lunaire », art. cité, p. LXXIV. LITTÉRATURE
40. Ibid., p. LXV. N° 152 – DÉC 2008
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Bataille multiplie les alliances et les rapprochements de mots déconcertants


pour « la pensée “honnête” » 41, mais surtout qu’il en abuse, qu’il en use
d’une manière excessive, guère compatible avec la réserve et la pondération
recommandées par la rhétorique classique. Un tel excès va bien au-delà de
la seule volonté de bouleverser les convenances logiques ou esthétiques.
Tirer la langue c’est pour lui faire en sorte que ce qui normalement ne doit
pas être en contact se touche ; c’est mettre ensemble, faire se toucher des
mots, des syntaxes, des styles qui s’excluent ou se contredisent. Mettre
ensemble ce n’est donc pas rassembler mais déchirer, ce n’est pas unir mais
ouvrir, blesser — mettre à mal, par exemple, « la stabilité du substantif » 42
en faisant « proliférer en directions contradictoires les suppléments de sens
donnés » par les épithètes gracile et obscène, et ainsi créer un contraste qui
met en lumière « un sens inaperçu, mais fondé » de l’érotisme, tel du moins
qu’il le conçoit. Le rapprochement des deux adjectifs établit un rapport
inquiétant qui déchire la trame des rapports suturés par les convenances ; il
participe à une entreprise de déchirure des rapports admis et imposés entre
les mots dans le discours. Tirer la langue revient ainsi à faire à la langue ce
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qu’Edwarda fait à son sexe. Dans les deux cas, il s’agit d’ouvrir une fente,
de créer une faille, dans le corps, dans la langue, en tirant la peau ou les
mots en des sens opposés.
Et Edwarda ne tire jamais autant la langue qu’au moment où elle
déclare être Dieu, où elle est Dieu sans cesser d’être la prostituée
banale d’un bordel parisien. Ce qu’elle est alors à la fois et dans le
même temps révèle « le sens inaperçu, mais fondé » d’un sacré dont
Bataille voulait retrouver la virulence en unissant indéfectiblement la
côté droit « (pur, bénit) » au côté gauche « (impur, maudit) » 43. L’opé-
ration est alors double (Edwarda est divinisée, Dieu est rabaissé à une
fonction sociale qui le dégrade) et elle conduit à des conséquences
décisives. D’une part, en plaçant la jouissance féminine à la place que
Dieu occupe dans le discours chrétien, Bataille parvient à bouleverser
l’économie de la religion, du discours scientifique et du discours philo-
sophique sans cependant qu’il vienne en retour occuper lui-même la
place d’un nouveau Maître 44. D’autre part, sa pensée ne se laisse pas
enfermer dans une révolte stérile contre le père, comme il le reprochait
aux surréalistes. Ces analyses, désormais relativement connues, parce
qu’elles donnent une idée de tout ce qui peut être en jeu dans les rapports
inquiétants que l’écriture de Bataille se plaît à multiplier, permettent sans
doute de mieux comprendre le sens libéré par le rapprochement de
Dieu et de la prostituée.
41. Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai Savoir visuel selon
76 Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 33.
42. Ibid.
LITTÉRATURE 43. Jean-François Louette, « D’une gloire lunaire », art. cité, p. LXI.
N° 152 – DÉC 2008 44. Sur ce point nous renvoyons à l’article de Sichère précédemment cité.
L’ŒIL D’EDWARDA !

Cependant, de telles analyses ne sauraient épuiser entièrement ce


sens. Edwarda nous le suggère à sa manière quand, en jouant sur le sens
du verbe voir, elle dit au narrateur déconcerté : « tu vois, […] je suis
Dieu ». Voir concerne ici aussi bien le corps que l’esprit, signifie aussi
bien comprendre que voir de ses yeux qu’elle dit vrai : elle est Dieu.
Autrement dit, il existe quelque chose dans le geste d’Edwarda qui
échappe à l’explication rationnelle, quelque chose que ces explications
n’éclairent pas tout à fait et dont Marguerite Duras nous donne une idée
quand elle écrit : « Rien ne peut nous apparaître en même temps plus
obscur et plus claire que cette assimilation cruciale. » 45 Clair et obscur à
la fois, ce qui nous apparaît est travaillé à son tour par des sens opposés.
L’affirmation d’Edwarda est claire dans son évidence et obscure par un
manque d’intelligibilité que Duras explique de la manière suivante :
Dire que la clarté importe moins à Bataille que ce que tue, assassine l’habituel
souci de clarté qui préside à l’activité littéraire en général est peu. Son œuvre
donne à l’erreur sa chance la plus grande : la chose n’étant pas entendue res-
trictivement. Edwarda restera suffisamment inintelligible des siècles durant
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pour que toute une théologie soit faite à son propos. Georges Bataille l’a
sortie des ténèbres mais il ne lui a pas été possible de la montrer davantage
qu’il nous la montre, le langage dont il dispose n’étant pas apte à l’éclairer
toute entière. Le sujet d’Edwarda se situant en deçà et au-delà des acceptions
habituelles du langage, comment en rendrait-il compte ? 46

Le propos de Duras se révèle équivoque en plus d’un point. Outre le


curieux rapprochement de l’erreur et de « ce que tue […] l’habituel souci
de clarté », il est difficile de savoir si, pour elle, Bataille a assumé, reven-
diqué, voire recherché, l’inintelligibilité d’Edwarda ou si, au contraire, il
a échoué à la rendre pleinement intelligible. Dans ce cas, il n’est guère
facile d’apercevoir clairement quelles sont les causes de son échec :
celui-ci est-il dû à son langage (« le langage dont il dispose ») ou, plus
généralement, au langage ? Ce qui est sûr en revanche, c’est que l’échec
s’apparente à une incapacité de donner à voir, de montrer davantage. Mais
de montrer quoi ? Edwarda, simplement elle, qui est Dieu. Ou peut-être,
s’agit-il précisément de montrer qu’elle est Dieu, ou encore de donner à
voir pleinement ce que l’on voit quand elle est Dieu, c’est-à-dire dans
tous les cas de l’écrire. Duras à son tour ne sort donc pas d’une histoire
de l’œil. Mais c’est une autre dimension de cette histoire qu’elle invite
désormais à penser, dimension qu’elle semble avoir elle-même explorée à
sa manière 47 et dont il faudrait pousser l’étude plus avant.
45. Marguerite Duras, « Sur Georges Bataille » (La Ciguë, 1958), Outside (1984), Paris,
Gallimard, coll. Folio, 1995, p. 36.
46. Ibid., p. 34-35.
47. Songeons par exemple à un texte comme L’Homme assis dans le couloir qu’il serait
77
intéressant de mettre en parallèle avec Madame Edwarda ou encore avec certaines scènes du LITTÉRATURE
Bleu du ciel. N° 152 – DÉC 2008




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! ALIOCHA WALD LASOWSKI, UNIVERSITÉ LILLE III

À la faveur de la pénombre

À Laurent Zimmermann
« Le grand univers étoilé qui ne joue qu’un rôle de décor »
Bataille, « Les yeux ouverts de la morte », Histoire de l’œil.

« Un hommage au vice, seul objet de cette comédie »


Bataille, « La tour », L’Abbé C.

« Mon désir n’a qu’un objet : l’au-delà de ces mille figures


et la nuit »
Bataille, L’Expérience intérieure
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Du surréalisme à Tel Quel 1, Bataille contribue passionnément au
renouveau de l’interrogation politique, économique, philosophique,
anthropologique et esthétique. Figure active de l’avant-garde, à travers les
revues qu’il dirige (Documents, Acéphale), il participe aux engagements
de groupes politiques ou littéraires : le Cercle communiste démocratique
de Souvarine, Contre-Attaque et le Collège de Sociologie, de novembre
1937 à juillet 1939 2. Ses textes varient par leur ton, leur sujet ou leur
contexte (articles, manifestes, tracts, essais politiques, lettres ouvertes ou
conférences). Insituable, comme Le Coupable : ni récit ni journal, mais
document expérimental, ensemble d’exercices spirituels et d’illumination
conduits par un mysticisme non religieux. Se tenant au plus près du scan-
dale, jouant et se jouant de la marginalité et de la différence, mais aussi
de l’idéologie en vogue, Bataille « se résigne au boiteux » 3, suivant
l’expression de Michel Beaujour. Par la diversité de leurs enjeux poétiques,
ses textes témoignent d’une lucidité, d’une audace et d’une force de pro-
vocation saisissantes, croisant l’esthétique de l’informe et la démesure du
monstrueux, le refus du réalisme et la méfiance de l’imaginaire, le jeu de
la valeur et celui de l’intensité, la théorie du maléfice assimilé à la messe
noire, la notion de dépense, l’interprétation du fascisme, l’hétérologie
définie comme science des résidus qui excède le savoir, l’ambiguïté du
sacré, entre répulsion et attraction, la mise en jeu du sujet dans l’expé-
rience ou la dimension sacrificielle de la connaissance.
1. Philippe Forest, Histoire de Tel Quel (1960-1982), Paris, Le Seuil, coll. Fiction & Cie,
1994, p. 437-441.
2. Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1979.
79
3. Michel Beaujour, Terreur et rhétorique. Autour du surréalisme, Paris, Éditions Jean- LITTÉRATURE
Michel Place, coll. Surfaces, 1999, p. 52. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

Mystique paradoxal qui ne convoque Dieu que pour le nier, dans


L’Expérience intérieure (1943) et Sur Nietzsche (1945), il est aussi ethno-
sociologue moderne de L’Érotisme (1957). Aujourd’hui spectrale, la pré-
sence de Bataille est déterminante dans l’histoire de la littérature du
XXe siècle, dont il est, écrit Michel Foucault, « l’un des écrivains les plus
importants » : « L’Histoire de l’œil, Madame Edwarda ont rompu le fil
des récits pour raconter ce qui ne l’avait jamais été ; la Somme athéolo-
gique a fait entrer la pensée dans le jeu — dans le jeu risqué — de la
limite, de l’extrême, du sommet, du transgressif ; L’Érotisme nous a
rendu Sade plus proche et plus difficile. Nous devons à Bataille une
grande part du moment où nous sommes. » 4 Apologie de l’excès et éloge
de la pourriture, mêlant à la fois « rire, vertige, nausée, perte de soi
jusqu’à la mort » 5, l’érotisme chez Bataille est une « étrange coïncidence
de piété et d’abomination » 6. La célébration du préfixe ex (excès, exis-
tence, excrément, expérience…) esquisse une héroïsation scatologique de
son univers, dont les personnages qui le peuplent sont aussi « laids et
sales que les parties sexuelles et velues » 7. Pour Bataille, l’érotisme se
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tient au bord de l’abîme, près de l’horreur insensée, traversé par deux
mouvements contraires : « l’un d’accord avec la nature et l’autre de mise
en question, nous ne pouvons supprimer ni l’un ni l’autre. L’horreur et
l’attrait sont mêlés » 8. Extrême éclat, extrême nuit. « L’écrivain ouvre la
vie à la fascination de la mort » 9, la terreur et l’extase fondent une esthé-
tique de l’insignifiance et de l’abandon : « L’écriture est susceptible de
nous appeler à des flots si rapides que rien ne s’y retrouve. Elle nous
abandonne au vertige de l’oubli, où la volonté de la phrase d’imposer au
temps se limite à la douceur d’un rire indifférent, d’un rire heureux. » 10
Les trajectoires et les feux de ses romans, les éclats, les transes et
les lumières de ses récits irradient la pensée de Barthes, de Foucault, de
Lyotard, Deleuze ou Derrida. Son œuvre les invite à traverser les dis-
tinctions du penser et du poétiser, traditionnellement opposés : « Plus
qu’aucune autre, l’écriture de Bataille a été marquée par ce va-et-vient,
échange entre fiction et spéculation » 11 écrit Pierre Macherey. Pour
Michel Surya, l’écriture de Bataille refuse « un mode unique ou privi-
légié d’énoncé » 12. Comme l’écrit Bataille à Michel Leiris : « Nous
4. Michel Foucault, « Présentation » [1970], Dits et écrits, t. I, 1954-1975, Paris, Gallimard,
coll. Quarto, 2001, p. 893.
5. L’Expérience intérieure [1943], Œuvres complètes (désormais OC), t. V, Paris, Gallimard,
p. 49.
6. Histoire de l’œil [1928], OC, t. I, 1970, p. 43.
7. L’anus solaire [1929], OC, t. I, 1970, p. 85.
8. Le Coupable [1944], OC, t. V, p. 355.
9. « Maurice Blanchot » [1953], Lignes, Paris, Léo Scheer, oct. 2000, n° 3, p. 152.
80 10. « Le pur bonheur » [1937], notes inédites, Gramma, automne 1974, n° 1, p. 39.
11. Pierre Macherey, « Georges Bataille et le renversement dialectique », À quoi pense la
LITTÉRATURE littérature ? , Paris, PUF, coll. Pratiques théoriques, 1990, p. 98.
N° 152 – DÉC 2008 12. Michel Surya, Georges Bataille. Une liberté souveraine, Tours, Farrago, 2000, p. 9.
À LA FAVEUR DE LA PÉNOMBRE !

approchons de la mort, ce qui semblait le plus opposé apparaît de plus


en plus profondément lié » 13 (lettre du 17 novembre 1956). Ses romans et
récits - Histoire de l’œil (1928), Le Bleu du ciel (1936), Madame Edwarda
(1941), Le Mort (1943), Histoire de rats et Dianus, L’Abbé C. (1949) et
l’autobiographie fictive de Pierre Angélique, Divinus Deus, qui rassemble
Madame Edwarda, Ma Mère (1966) et Charlotte d’Ingerville — sont placés
sous le signe de l’intensité fulgurante du délire et de la fièvre 14. L’inten-
sité de vivre excède les moyens de ceux que le prière d’insérer du Bleu
du ciel nomme les « viveurs ». L’expérience intérieure, à la fois mys-
tique et artistique, littéraire et poétique, constitue l’individu en sujet
déclaratif et érotique. Elle mène l’homme à une relation paradoxale
avec son propre déchirement. L’écriture de Bataille met à nu la bles-
sure : son dernier roman, Ma mère, roman charnel et abstrait, qui
« célèbre la répétition hors histoire » 15, s’ouvre avec la mort du père —
« En 1906, j’avais dix-sept ans lorsque mon père mourut » 16 —, mais ne
peut se refermer sur celle de la mère, visée comme un vertige : « Je vou-
drais t’entraîner dans ma mort. » 17
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Elle constitue la plus grande mise à l’épreuve de l’intime, quand
l’humain se fissure ; elle engage l’enfoncée de l’écrivain dans la langue :
l’expérience intérieure est, pour Philippe Sollers, « l’expérience pratique
de l’impossibilité concrète du sujet » 18. Pour Jacques Derrida, qui prend la
gaieté funèbre de Bataille au sérieux, le rire de Bataille 19 est le point
aveugle du discours, qui organise la suppression et le sacrifice :
« L’impossible médité par Bataille aura toujours cette forme : plier le dis-
cours en une étrange contorsion. […] Un certain éclat de rire excède le
discours et en détruit le sens, signale en tout cas la pointe “d’expérience”
qui le disloque lui-même. » 20 Bataille le dit : « Le rire seul enivre d’une
certitude de triomphe. » 21 Ce rire entraîne une esthétique de la promesse
et de la liberté, une écriture qui s’acharne à sa propre disponibilité :
« cette écriture, à la jonction du désir et de la méditation, reconnaît l’inex-
tinguible disponibilité du désir, sans pour autant lui assigner un objet, un
fétiche absolu » 22, précise Julia Kristeva.
13. Georges Bataille et Michel Leiris, Échanges et correspondances, Paris, Gallimard, coll.
Les inédits de Doucet, 2004, p. 181.
14. « Je t’ai fait dans mon ventre un don de fièvre et c’est un autre don de ma fièvre que je
fais en te poussant dans l’ornière où nous sommes ensemble enlisés », dit Pierre, le narrateur
de Ma mère, OC, t. IV, 1971, p. 240.
15. Gilles Philippe, « Notice », Georges Bataille, Romans et récits, p. 1302.
16. Ma mère [1966], deuxième partie de Divinus Deus, OC, t. IV, p. 179.
17. Ibid., p. 276.
18. Philippe Sollers (dir.), « L’acte Bataille », Bataille, Paris, UGE, coll. 10/18, 1973, p. 14.
19. Pascal Louvrier, « Le rire de Bataille est un rire qui exprime le désarroi », Georges
Bataille. La fascination du mal, Paris, Éditions du Rocher, 2008, p. 108.
20. Jacques Derrida, « Un Hégélianisme sans réserve » [1967], Georges Bataille, L’Arc,
n° 32, Paris, Éditions Inculte, 2007, p. 205-206.
21. Le Coupable, op. cit., p. 359.
81
22. Julia Kristeva, « L’expérience de Georges Bataille », Bataille-Leiris, in Francis Marmande LITTÉRATURE
(dir.), L’intenable assentiment au monde, Paris, Belin, coll. L’extrême contemporain, 1999, p. 82. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

À travers le désir absolu, Bataille ouvre la faille, étend le glissement


du récit, dans le sens où s’affaisse, à ses yeux, l’Olympia de Manet :
« Olympia parvient à la raideur de la violence […]. L’Olympia tout
entière se distingue mal d’un crime ou du spectacle de la mort. Tout en
elle glisse à l’indifférence de la beauté. » 23 L’art se dresse — l’homme
debout — dans son rapport à l’interdit : « Le monde de Lascaux, tel que
nous nous efforçons de l’entrevoir, est avant tout le monde qu’ordonna le
sentiment de l’interdit. » 24 Comme l’indique Catherine Cusset, « l’impos-
sible, ce n’est rien d’autre que ce glissement, cette fissure qui ne peut être
dite précisément parce que son essence est d’échapper. La plupart des
récits de Bataille sont construis en forme d’énigme, dont le narrateur nous
invite à deviner le secret » 25. Atteindre l’impossible est l’objet du texte, sa
passion ravalante, de chute en chute, sa course aux abîmes. Si, comme le
suggère l’avant-propos du Bleu du ciel, Bataille n’écrit que violemment
« contraint » 26, son œuvre oscille entre l’appel immédiat de la transgres-
sion et sa médiation par la mise à l’épreuve de l’écriture.
Que signifie une esthétique sacrificielle ? Quelle est la nature du
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sacrifice dans le roman ? S’agit-il d’une extase vécue par le corps ou
d’une médiatisation symbolique ? « Le sacrifice restitue au monde sacré
ce que l’usage servile a dégradé, rendu profane » 27, écrit Bataille. Ses
romans visent le point sacrificiel où le sens et le non-sens s’annulent dans
le sang, la jouissance ou le rire. « Le sacrifice est un roman, c’est un
conte, illustré de manière sanglante. » 28 Pour Bataille, l’homme se connaît
au terme de cette énigme que constitue l’expérience du deuil et du désir.
Alors, dans la perte, dans le chagrin, comme dans l’érection de son sexe
de singe, sa part intime lui est révélée. « Si la conduite du sacrifice cesse
de nous être fermée, la totalité de l’expérience humaine nous est rendue. » 29
À ce prix, la littérature est pour Bataille une tragédie sacrificielle : « Sous
leur forme majeure, la littérature et le théâtre […] provoquent l’angoisse et
l’horreur par des représentations symboliques de la perte tragique
(déchéance ou mort). » 30
C’est pourquoi le sacrifice met en jeu l’ensemble des états,
conduites risquées, effondrements, extases, abandons, qui arrachent
l’individu au monde de l’utilité, de la productivité. Psychologique, mys-
tique, esthétique et éthique, le sacrifice fonde chez Bataille la confusion
entre bien et mal, délire et délice, souffrance et jouissance. Dans sa vio-
23. Manet, OC, t. IX, p. 147.
24. Lascaux ou la naissance de l’art [1955], OC, t. IX, p. 34.
25. Catherine Cusset, « Technique de l’impossible », in Denis Hollier (dir.), Georges
Bataille après tout, Paris, Belin, coll. L’extrême contemporain, 1995, p. 182.
26. Le Bleu du Ciel [1957], OC, t. III, 1971, p. 381.
82 27. La Part maudite, OC, t. VII, p. 61.
28. L’Érotisme [1957], OC, t. X, 1987, p. 89.
LITTÉRATURE 29. Théorie de la religion [1949] OC, t. VII, 1973, p. 359.
N° 152 – DÉC 2008 30. « La notion de dépense » [1933], La Critique sociale, OC, t. I, 1970, p. 307.
À LA FAVEUR DE LA PÉNOMBRE !

lence mélancolique, il mène le récit vers l’ivresse, dans cette angoisse


suante qui poisse les personnages, comme ceux de Julie : « Henri eut le
sentiment de l’irréparable. Effondré, ne pouvant bouger : dans la
pénombre, il devinait Julie dans son vomi. » 31 Le pur se mêle à l’impur, le
béni se renverse et se confond avec le maudit. Le principal personnage
féminin du Bleu du Ciel se nomme à la fois Dirty (la sale) et Dorothea (le
don de Dieu). Les fictions de Bataille dessinent cet inassouvi, inattei-
gnable et toujours recherché, sous les figures de la fascination, de la
souillure ou de l’indistinction. Dans le monde érotique, le regard se
sexualise, le sexe se fait regard. « Ce qui meut toute cette entreprise fic-
tionnelle, c’est la rage érotique » 32 écrit Jean-François Louette. Telles sont
l’abjection et le sadisme : « Un vertige et un rire sans amertume, une sorte
de puissance qui grandit, mais se perd douloureusement en elle-même et
arrive à une dureté suppliante, c’est là ce qui s’accomplit dans un grand
silence. » 33
Alors le malaise s’étend et se communique au lecteur comme la
vérité de la littérature.
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Les premiers romans font du sacrifice une expérience de l’indistinct
qui dépossède du corps et retrouve une animalité, mêlée de cruauté et de
folie : Histoire de l’œil, écrit pendant la cure psychanalytique avec Adrian
Borel, représente la rage de la jeunesse qui s’éveille à la sexualité. Le narra-
teur et Simone, âgés de seize ans, s’abandonnent à un jeu érotique sans
limite et donnent la mort (la jeune cycliste, leur amie Marcelle et le prêtre
Don Aminado). En 1935, Bataille écrit Le Bleu du ciel — roman de
l’impuissance et de la mort, premier retour à la fiction depuis Histoire de
l’œil — publié en 1957. Michel Leiris évoque le projet du Bleu du ciel, dédié
à André Masson : « Nous devions nous connaître depuis assez peu de temps
quand il me parla d’un roman dans lequel il se mettait en scène sous les
espèces du fameux assassin Georges Troppmann (son homonyme partiel),
mais qui prit, ensuite, la forme d’un récit à la première personne. » 34 Le Bleu
du ciel poursuit le cycle romanesque du sacrifice, son héroïne Dirty apparaît
« révulsée, écarlate et tordue sur sa chaise comme un couteau sous un cou-
teau » 35. Troppmann, le narrateur, est le nom de l’assassin guillotiné en 1870,
après le massacre de sept membres de la famille Kinck 36. Ailleurs, dans
L’Abbé C., Robert cède aux provocations érotiques d’Éponine et s’engage
31. Julie [1944], OC, t. IV, 1971, p. 105.
32. Jean-François Louette, « Introduction. D’une gloire lunaire », in Georges Bataille,
Romans et récits, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2004, p. LII.
33. « Le sacrifice », Essais de sociologie, OC, t. VII, p. 243.
34. Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », Critique, août-
septembre 1963, n° 195-196, p. 686.
35. Le Bleu du ciel, op. cit., p. 389.
36. Francis Marmande, L’Indifférence des ruines. Variations sur l’écriture du Bleu du ciel,
Paris, Parenthèses, 1985, p. 25 ; Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de mort,
83
Paris, PUF, 1993, p. 73 et Koichiro Hamano, Georges Bataille. La perte, le don et l’écriture, LITTÉRATURE
Dijon, Presses universitaires de Dijon, coll. Écritures, 2004, p. 231. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

vers la trahison, l’autosacrifice et la perdition : « Le mal dont je meurs, les


sévices que j’ai endurés et la douleur morale que me donne la pensée de mes
crimes — car, je dois le dire, le crime d’hier est venu de ce que, déjà, je
vivais volontairement dans le crime, — ont achevé de faire une épave de
l’homme avide de bien que j’étais. » 37 Ailleurs encore, Madame Edwarda,
publié sous le pseudonyme de Pierre Angélique, texte érotique le plus abouti
selon Blanchot 38, décrit la nuit tumultueuse que le narrateur passe avec la
prostituée Edwarda. Pour Blanchot, « le sacrifice traverse Madame
Edwarda » 39, obscurité qui oriente le récit, le constitue en espace d’avène-
ment, d’aimantation et d’attraction : victime de la violence et du « plaisir
douloureux » 40, Edwarda sombre dans une angoisse divine : « Elle était
DIEU » 41, « La mort régnait en elle. » 42 Bataille ne sépare pas érotisme et
mystique, littérature et jouissance. De cette résonance, le roman met en
scène le non-savoir, trou sacrificiel dont aucun personnage ne peut
s’échapper : « Celui qui (je suppose qu’il serait, au moment, mal lavé,
“décoiffé”) saisirait l’idée jusqu’au bout, mais qu’aurait-il d’humain ? au-
delà, et de tout… plus loin, et plus loin… LUI-MÊME, en extase au-dessus
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d’un vide… Et maintenant ? JE TREMBLE. » 43 Les derniers mots de
Madame Edwarda se concluent sur un mode conditionnel, exprimant sans
terme négatif l’absence de sujet. La troisième personne du singulier (« celui
qui ») renvoie le lecteur à l’aphorisme initial du roman (« si tu as peur de
tout, lis ce livre »), mais le changement de personne empêche la structure
circulaire du récit et interdit Madame Edwarda de se refermer. La transgres-
sion rhétorique se double d’une transgression linguistique. Le roman est
sacrifié.
Le sacrifice n’épargne ni homme ni femme, et fait du devenir-
femme un thème de la fiction : « La jouissance d’Edwarda — fontaine aux
eaux vives — coulant en elle à fendre le cœur — se prolongeait de
manière insolite : le flot de volupté n’arrêtait pas de glorifier son être, de
faire sa nudité plus nue, son impudeur plus honteuse. » 44 Comme dit
Susan Rubin Suleiman, « le corps féminin est l’emblème de la coexis-
tence contradictoire de la transgression et de l’interdit » 45. La violence
37. L’Abbé C. [1950], OC, t. III, 1971, p. 364.
38. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 300. Ailleurs, Blanchot
écrit : « Je me rappelle ce récit : Madame Edwarda. Je fus sans doute l’un des premiers à le
lire et à être persuadé (bouleversé jusqu’au mutisme) par ce qu’une telle œuvre (quelques
pages seulement) avait d’unique, au-delà de toute littérature, et telle qu’elle ne pouvait que
refuser une parole de commentaire. » (Après-coup, précédé de Le Ressassement éternel, Paris,
Éditions de Minuit, 1983, p. 89-90). Bataille avait projet de consacrer un livre à Blanchot et
l’existentialisme.
39. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 30.
40. Madame Edwarda, [1957], OC, t. III, 1971, p. 30.
41. Ibid., p. 24.
42. Ibid., p. 25.
84 43. Ibid., p. 31.
44. Ibid., p. 29.
LITTÉRATURE 45. Susan Rubin Suleiman, « La pornographie de Bataille. Lecture textuelle, lecture théma-
N° 152 – DÉC 2008 tique », Poétique, n° 16, novembre 1985, p. 491.
À LA FAVEUR DE LA PÉNOMBRE !

construit des oppositions : Simone s’oppose à Marcelle (Histoire de


l’œil), Dirty à Lazare et Xénie (Le Bleu du ciel), Éponine se heurte à
Rosie et Raymonde (L’Abbé C.) et la mère du narrateur se heurte à Hansi
et Réa (Ma mère). L’exposition du sexe pulvérise le roman : l’exhibition
effrontée de la vulve d’Edwarda, sa syncope dans la rue, le coït avec un
chauffeur de taxi manifestent le devenir-femme et détruisent l’unité
irréelle du corps organique : « Assise, elle maintenait haute une jambe
écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux
mains. Ainsi les “guenilles” d’Edwarda me regardaient, velues et roses,
pleines de vie comme une pieuvre répugnante. » 46 Les harmonies et les
affects du corps sont ébranlés par l’éclatement des pulsions anarchiques et
plurielles. Chez Bataille, toute scène de roman est un dispositif pul-
sionnel, d’après Jean-François Lyotard : « Au lieu de la sensibilité amou-
reuse, la sensualité dans le non-sens. Au lieu de l’ordre naturel et
immédiat, la folie peut-être. » 47 La prostitution, loin de l’aliéner, enchaîne
Edwarda aux forces centrifuges du désir. Le scandale réside dans la jouis-
sance d’un acte qui nécessiterait une froideur calculée.
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Bataille mène la raison à son implosion : contaminé par son dehors, le
langage intègre l’excès de la vie et l’articule à la souveraineté. Transgresser
l’ordre souverain du langage présuppose le tout à dépasser, la totalité à
surmonter : « La transgression n’a lieu que par-dessus tout, après tout » 48,
écrit Denis Hollier. Les individus éprouvent la rupture de soi dans la pra-
tique érotique ; le sujet est traversé par les flux, par le don et le sacrifice ;
l’être est divisé par les rapports collectifs et la tentative de communication
avec autrui. La Part maudite (1949) expose ces flux ou cycles d’échange,
dans le cadre d’une « économie générale » fonctionnant à la dépense,
opposée à une « économie restreinte », fonctionnant au contraire à
l’appropriation. Christophe Halsberghe évoque chez Bataille ce rituel éco-
nomique et corporel, qui rend aux convulsions d’énergie leur force de loi :
« Instrument de travail ou enveloppe recouvrant l’esprit, le corps se trans-
forme chez Bataille en un théâtre fascinant, où l’horreur le dispute à
l’angoisse, le désir à l’effroi et la perversion au plaisir. Effrontée, la
femme s’y exhibe, rompt le contrat qui la lie depuis toujours au social.
Madame Edwarda supplante la Vierge Marie. Le référent est ainsi sacrifié
au profit d’une écriture convulsive, à même le corps. » 49
Le rire contestataire, l’extase érotique et la mort sacrificielle sont chez
Bataille trois expériences de la dissolution, de la disparition et du reniement :
le sujet parlant est arraché à lui-même, le monde se noue et se dénoue dans
46. Madame Edwarda, op. cit., p. 20-21.
47. Jean-François Lyotard, Économie Libidinale, Paris, Éditions de Minuit, coll. Critique,
1974, p. 168.
48. Denis Hollier, Les Dépossédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre), Paris, Éditions
de Minuit, coll. Critique, 1993, p. 90.
85
49. Christophe Halsberghe, La Fascination du Commandeur. Le sacré et l’écriture en LITTÉRATURE
France à partir du débat-Bataille, Paris, Rodopi, coll. Faux titre, 2006, p. 9. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

l’expérience de la limite, se fait et se défait dans l’excès qui le transgresse.


Comment revaloriser le « bas », sans le faire coïncider avec une idéalisa-
tion ? Comment affirmer les déterminations de l’ignominie, sans les déna-
turer en les rehaussant ? Des textes de Bataille dans Documents — « Figure
humaine » (sur une photographie de famille de la fin du XIXe siècle), « Le
gros orteil » (sur un agrandissement photographique de l’organe), « Le jeu
lugubre » (sur un tableau de Salvador Dali) ou « Informe » (nouvelle
rubrique du Dictionnaire critique) — esquissent une mythologie de la vie
quotidienne, annoncent une transfiguration poétique du réel, à travers un
matérialisme dédialectisé. Bataille prophétise le retour aux formes brutes et
immédiates de la réalité, ce que signale Barthes.
Dans S/Z (1970) et Sade, Fourier, Loyola (1971), Roland Barthes,
l’amoureux des signes, éprouve l’écriture comme une tentative de renver-
sement de l’ordre discursif établi. Il propose une lecture non linéaire de
textes transgressifs : la poétique subversive conduit à la sortie de soi, pro-
voque la faille créée par la jouissance dans le langage commun. A-topique,
le plaisir du texte met à l’épreuve les conventions poétiques. Évoquant
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l’« héroïsme insidieux » 50 de Bataille, auquel il oppose la jouissance du
texte sans « valeur guerrière », Barthes nomme Sade, dont l’écriture
« contamine réciproquement l’érotique et la rhétorique » 51. L’érotisme n’est
transgressif qu’au sein de l’espace littéraire. Barthes propose une lecture
du « gros orteil » 52, publié par Bataille en novembre 1929 dans le numéro
6 de Documents, qui retrace une rapide histoire du pied féminin, « partie
la plus humaine du corps humain ». Des matrones romaines jusqu’à la
reine Élisabeth, des Anciens Chinois jusqu’aux Turques Du Volga.
Bataille fixe le fétichisme dans le lèchement du pied, « plaisir réprouvé par
ceux des hommes dont l’esprit est pur et superficiel ». Le pied est souvent
rabaissé à la vulgarité, la laideur ou la difformité. « Les cors aux pieds
diffèrent des maux de tête et des maux de dents par la bassesse, et ils ne
sont risibles qu’en raison d’une ignominie, explicable par la boue où les
pieds sont situés. » 53 Dans un colloque à Cerisy, Barthes commente ce
texte et rappelle que « l’agilité, la dextérité des doigts de pied, c’est mons-
trueux, c’est un phénomène de foire » 54. Le nu du pied participe d’une
esthétique et d’une plastique qui mettent à nu la vérité intime de l’exis-
tence. Aux yeux de Barthes, Bataille recherche une expérience, une perte
ou un sacrifice qui mettrait en jeu toute l’existence.
Rompant la hiérarchie entre haut et bas, entre sacré et profane,
l’écriture de la perte de soi dans le sacrifice ouvre le sujet vers son dehors,
50. Roland Barthes, Le plaisir du texte [1973], Œuvres complètes, t. IV, 1972-1976, Paris,
Le Seuil, 2002, p. 236.
51. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], Œuvres complètes, t. III, 1968-1971,
86 Paris, Le Seuil, 2002, p. 728.
52. « Le gros orteil », OC, t. I, 1970, p. 200-204.
LITTÉRATURE 53. Ibid., p. 203.
N° 152 – DÉC 2008 54. Roland Barthes, « Discussion » [1973], Bataille, sous la dir. de P. Sollers, op. cit., p. 72.
À LA FAVEUR DE LA PÉNOMBRE !

dans et par les mots. Le roman chez Bataille est un « détournement du


savoir » 55, un frottement du code et du style, une métamorphose burlesque
et hétéroclite du récit : « Bataille assure le truquage du savoir par un
émiettement des codes, mais surtout par une irruption de la valeur (le
noble et l’ignoble, le séduisant et l’aplati). » 56 L’écriture chez Bataille suit
le rythme amoureux de la science et de la valeur. Le roman « qui
s’accommode par définition d’un imaginaire partiel, dérivé et impur »,
poursuit Barthes, compose « une littérature à ciel ouvert » 57 : des nuits de
Madrid aux chambres de Séville, l’érotisme de l’Histoire de l’œil est
métonymique. « Un terme, l’Œil, y est varié à travers un certain nombre
d’objets substitutifs. » 58 Le sanglant des larmes, le vitreux du lait de
l’assiette-œil de chat, la consistance jaune de l’œuf mollet ou encore la
teinte du sperme ou de l’urine parcourent le tremblé du récit.
Comment s’ouvrir à une pensée de l’extrême ? Comment dépasser
les limites et lever l’interdit qui les conditionne ? La littérature comme
destitution de soi accompagne les travaux de Foucault, depuis Les Mots et
les choses (1966) jusqu’à Surveiller et punir (1975). Évoquant Bataille,
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Foucault analyse texte théorique, L’Érotisme (1957), production fiction-
nelle, L’Histoire de l’œil, L’Abbé C. et Le Bleu du ciel, ou écrits semi-
autobiographiques, L’Expérience intérieure. Comment montrer la nature
auto-représentative du langage ? Intransitive, l’écriture se déploie à partir
de la béance et du creux. Comme chez Barthes, Sade fonde le geste de
retrait, hors de l’espace commun du langage. Émerge la parole vide qui,
comme la sexualité, « ne rencontre que la forme mince de la limite, où
elle n’a d’au-delà et de prolongement que dans la frénésie qui la
rompt » 59. Portée à la limite de la conscience, de la loi et du langage dans
l’espace culturel, la transgression prescrit non la manière de trouver le
sacré dans son contenu immédiat, mais de le recomposer dans sa forme
vide, dans son absence scintillante. Le roman chez Bataille n’est plus le
lieu où la parole prend figure (figures de style, figures de rhétorique,
figures de langage) : « La naïve minceur du récit est peut-être bien liée à
un anéantissement secret, à une contestation intérieure qui est la loi même
de son développement, de sa prolifération, de son inépuisable flore. » 60
Foucault aborde la littérature sous l’angle de sa disparition : pour
Bataille, Klossowski et Artaud, la pensée circule à l’intérieur du discours,
en deçà ou au-delà du langage, dans un rapport d’enchaînement et de
55. Roland Barthes, « Les sorties du texte » [1973], Œuvres complètes, t. IV, 1972-1976,
Paris, Le Seuil, 2002, p. 368.
56. Ibid., p. 370.
57. Roland Barthes, « La métaphore de l’œil » [1963], Œuvres complètes, t. II, 1962-1967,
Paris, Le Seuil, 2002, p. 491.
58. Ibid., p. 489.
59. Michel Foucault, « Préface à la transgression » [1963], Dits et écrits, t. I, 1954-1975,
87
op. cit., p. 261. LITTÉRATURE
60. Michel Foucault, « Le langage à l’infini » [1963], Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 279. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

dépassement, d’entrelacement et de déséquilibre ; Avec Nietzsche,


Bataille parvient à un croisement entre vie et invivable, entre maximum
d’intensité et impossibilité. Proche de Blanchot, Bataille arrache le sujet à
lui-même, le porte à son anéantissement ou à sa dissolution. « C’est une
entreprise de dé-subjectivation » 61, résume ailleurs Foucault : l’écriture
libère le ruissellement du murmure, désigne le corps visible et obstiné du
monde. L’espace littéraire éclate toutes les classifications et les genres.
Le geste transgressif de Bataille déstabilise la présence à soi du sujet.
Le langage est tiré hors de lui par le frisson et l’innombrable, l’indicible et
la stupeur, l’extase, le mutisme ou la violence : « Dans ce calme tendu, à
travers les vapeurs de mon ivresse, il me sembla que le vent tombait, un
long silence émanait de l’immensité du ciel. […] Ce gémissement, d’une
mélodie voluptueuse, était si louche ! Il avouait si bizarrement l’angoisse
devant les délices de la nudité ! L’abbé devait nous vaincre en se niant, et
l’effort même qu’il tentait pour se dérober l’affirmait davantage ; la beauté
de son chant dans le silence du ciel l’enfermait dans la solitude d’une délec-
tation dévote. » 62 L’érotisme dépasse la limite de la mort de Dieu : « Ce que
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le mysticisme n’a pu dire (au moment de le dire, il défaillait), l’érotisme le
dit. » 63 En ce sens, poursuit Foucault, « l’expérience intérieure est tout
entière expérience de l’impossible » 64. L’impossible, « ce que nous ne pou-
vons toucher sans nous dissoudre » 65 est à la fois ce dont on fait l’expé-
rience et ce qui la constitue.
Opposés sur le rôle accordé à la psychanalyse, Barthes et Foucault
s’accordent sur l’essence de la littérature comme pouvoir de déstabilisa-
tion, comme force disséminatrice de dispersion 66 : à travers signes épars et
cendres prometteuses, le langage naît de la transgression, s’ouvre avec
violence sur l’illimité, glorifie ce qui est exclu et éprouve sa valeur dans
le mouvement de sa perte. À la faveur de la pénombre, l’éclair nocturne
prolonge ce qui est nié, illumine ce qui a disparu, signale ce qui se perd
dans le vide. La singularité déchirante donne chez Bataille un nom à
l’obscur et se tait : « L’expérience érotique nous engage au silence » 67 ;
« Le souverain est dans le domaine du silence » 68 ; « La souveraineté n’a
pour elle que le royaume de l’échec. » 69 Foucault analyse cette mise à dis-
61. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » [1980], Dits et écrits, t. II, 1976-
1988, op. cit., p. 862.
62. L’Abbé C. [1950], OC, t. III, 1971, p. 263.
63. L’Érotisme, OC, t. X, 1987, p. 262.
64. Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 263.
65. Le Coupable, OC, t. V, p. 388.
66. Dans le livre qu’il lui consacre, Gilles Deleuze montre que Foucault donne au langage,
dans son analyse de la littérature moderne, un privilège qu’il refuse à la vie et au travail : il
pense, explique Deleuze, que la vie et le travail, malgré leur dispersion concomitante à celle
du langage, n’ont pas perdu le rassemblement de leur être. Cf. Gilles Deleuze, Foucault,
88 Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 131-141.
67. L’Érotisme, op. cit., p. 279.
LITTÉRATURE 68. Conférences sur le non-savoir, OC, t. VIII, 1976, p. 207.
N° 152 – DÉC 2008 69. La Littérature et le Mal [1957], OC, t. IX, 1979, p. 306.
À LA FAVEUR DE LA PÉNOMBRE !

tance : « Le langage de Bataille s’effondre sans cesse au cœur de son


propre espace, laissant à nu, dans l’inertie de l’extase, le sujet insistant et
visible qui a tenté de le tenir à bout de bras, et se trouve comme rejeté par
lui, exténué sur le sable de ce qu’il ne peut plus dire. » 70 La dispersion et
l’écartèlement du corps laissent les mots sans voix et sans paroles, « dans
une nuit, où nous ne pourrons que haïr l’apparence de lumière qui vient
des bavardages » 71, dit Bataille dans L’Expérience intérieure.
D’un bout à l’autre, depuis le premier roman jusqu’aux Larmes
d’Éros 72, l’œil, symbole de l’expérience intérieure, figure la limite de l’être,
du langage et de la mort. « Si l’homme ne fermait pas souverainement les
yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut la peine d’être regardé » 73, pré-
cise Bataille. Décrochage dans le temps du discours ; décrochage dans la
distance de la parole ; décrochage dans la souveraineté du sujet. Le mou-
vement où les yeux révulsés basculent vers l’orbite vide marque les récits
de Bataille : dans Le Bleu du ciel, lorsque le narrateur est couché avec
Dorothée entre les dalles, le ciel au-dessus forme une grande orbite
creuse. Les lumières de la nuit « formaient un ciel vacillant aussi trouble
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que nos corps emmêlés » 74. L’œil énucléé ou renversé indique les confins
du langage. Les yeux bouleversés de l’extase, l’horreur muette et exor-
bitée du sacrifice, demeurent à la limite du vide. L’œil dessine l’espace de
la défaillance. C’est dans l’obscurité de soi, proche de la mort, comme
une demeure sans lendemain, que s’éprouve la jouissance de la perte :
« Ce que j’appelle la nuit diffère de l’obscurité de la pensée ; la nuit a la
violence de la lumière. La nuit est elle-même la jeunesse et l’ivresse de la
pensée. » 75 Devant Marcelle et le narrateur de l’Histoire de l’œil, la corne
du taureau qui s’enfonce dans l’orbite du jeune toréador est « liée jusqu’à
la mort à une sorte de liquéfaction urinaire du ciel » 76.
Qu’est-ce alors que le roman pour Bataille ? « Je me suis souvent
demandé ce que pouvait bien être un roman » 77 écrit-il. « Il n’y a pas chez
lui de discours purement romanesque » 78 avance Denis Hollier. Son œuvre,
précise Philippe Sollers, est un « carnet unique d’une exploration menée en
tous sens » 79. Au-delà de l’usage et des conventions, Bataille met en jeu,
met à nu et met à vif l’écriture : il suit les vertiges, « valeur fulgurante et
suffocante » 80 de l’inapaisement ; il construit un espace indécidable, d’Éros
à Thanatos, de l’élégiaque au grotesque, de l’attraction à la répulsion, de la
70. Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 268.
71. L’Expérience intérieure [1943], OC, t. V, 1973, p. 10.
72. Les Larmes d’Éros [1961], OC, t. X, 1987, p. 573-627.
73. La Littérature et le Mal, op. cit., p. 193.
74. Le Bleu du Ciel [1957], OC, t. III, 1971, p. 481.
75. Le Coupable [1944], OC, t. V, 1973, p. 354.
76. Histoire de l’œil (nouvelle version), OC, t. I, 1970, Appendice, p. 598.
77.
78.
« La souveraineté de la fête et le Roman américain », OC, t. XI, p. 519.
Denis Hollier, « Préface », Georges Bataille, Romans et récits, p. IX.
89
79. Philippe Sollers, Logiques, Paris, Le Seuil, 1968, p. 151. LITTÉRATURE
80. « La Valeur d’usage de D.A.F. de Sade », OC, t. II, p. 70. N° 152 – DÉC 2008
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peur au désir ; il parcourt toutes les nuances du faisandé, tout le tremblé de


l’existence ; par l’usage de l’italique ou des guillemets, il fait vaciller le
champ sémantique et marque l’excès de l’énonciation sur l’énoncé ; il fait
entrer la langue dans une orgie fictionnelle du sens et de la signification.
D’où l’incertitude du renvoi pronominal au début de Madame Edwarda :
« immobile comme moi, Edwarda attendait sous la porte, au milieu de
l’arche. Elle était noire, entièrement, simple, angoissante comme un
trou » 81. Elle, la femme, la porte ou l’arche ?
Chez Bataille, « l’ensemble des romans ne conjugue-t-il pas la pos-
sibilité que le monde réel refuse » 82 ? Se tenant à la hauteur de « l’insu-
bordination des faits matériels » 83, il vise le supplice, l’animalité, la
défiguration et l’acéphalité. Il privilégie la ressemblance transgressive
(crachats araignées, racines, pourritures, rebuts de combustion) plutôt que
la dissemblance absolue. Analysant le travail des formes chez Bataille,
qu’il compare à un accouchement ou une agonie, Georges Didi-
Huberman indique la ressemblance déchirante, « une cruauté dans les res-
semblances […], une nouvelle façon de penser les formes (processus
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contre résultats, relations labiles contre termes fixes, ouvertures concrètes
contre clôtures abstraites, insubordinations matérielles contre subordina-
tions à l’idée) » 84. L’écriture se déforme, se défigure, se déguise et se
défait : si « la pensée est l’impudeur, l’obscénité même » 85, alors « écrire
n’est jamais plus qu’un jeu joué avec une réalité insaisissable » 86.
« Affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à
dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un cra-
chat. » 87 Le texte est un corps excédé qui, par l’ivresse, le rire et les excré-
tions, s’excède, perd ses contenus et se liquéfie (crachats, larmes, urines,
foutre, sang, vomi). Pour Nathalie Barberger, l’informe est « ce processus
d’écrasement, d’affolement des contours, qui déclasse toute tentative de
mise en forme, contredit, en acte, le principe d’identité, pour ne laisser
voir, par cette mise en mouvement, que des résidus, des formes aplaties,
renversées, de traviole » 88. Avec Bataille, la déchirure, l’altération ou
l’effondrement des formes sont « fichus en l’air » 89.
Le langage est un support de déchirures, s’y inscrivent des blancs,
des coupes du sens, « comme un déclic coupant les liens » 90. L’opéra-
81. Madame Edwarda, OC, t. III, p. 24.
82. « Le Roman et la Folie » [1949], OC, t. XI, p. 526.
83. « La Notion de dépense » [1933], OC, t. I, p. 318.
84. Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe. Ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 21-22.
85. Méthode de méditation [1947], OC, t. V, p. 200.
86. Le Coupable [1944], OC, t. V, p. 284.
87. « Informe », Documents, n° 7, 1929, p. 382.
90 88. Nathalie Barberger, Le Réel de traviole. Artaud, Bataille, Leiris, Michaux et alii,
Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. Objet, 2002, p. 12.
LITTÉRATURE 89. Lascaux ou la naissance de l’art [1955], OC, t. IX, p. 41.
N° 152 – DÉC 2008 90. L’Orestie [1945], OC, t. III, 1971, p. 204.
À LA FAVEUR DE LA PÉNOMBRE !

tion souterraine du langage exige « une littérature de thèmes immanqua-


blement tragique et comique à la fois » 91, associant rire, désir et
érotisme. La littérature souterraine se joue du sérieux ; le sujet souter-
rain fait l’expérience de la rupture, éprouve une hétérogénéité radicale.
Pour Julia Kristeva, la violence fait perdre la pensée : « L’impossible,
L’Abbé C., Histoire de l’œil, Le Petit, Ma mère, Anus solaire, Madame
Edwarda, affirment les thèmes de l’érotisme pour les dissoudre, à tra-
vers un déchirement des “personnages” et du sens logique. » 92 De
même, L’Expérience intérieure, L’Érotisme, Le Coupable, La Part
Maudite et les études anthropologiques ou politiques, dissolvent les sys-
tèmes idéologiques, religieux ou scientifiques. Il ne s’agit pas de
pensée, d’écriture ou de discours chez Bataille, mais d’expérience de la
contradiction : « On dira que les livres de Bataille ne sont pas du lan-
gage mais de l’érotisme, de la jouissance, du sacrifice, de la dépense » 93
conclut Kristeva. L’écriture mène à une érotisation du discours, pour
maintenir la contradiction sous le nom de fiction.
Le romanesque devient illocalisable, ponctué et divisé en multiples
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fissures par l’irruption de la pulsion ; lieu de la transgression et du travail
sur les « micro-unités » du discours (les rythmes de ses phrases, les scan-
sions, les assonances), il suppose la traversée, le télescopage et la dispari-
tion des figures, des objets et des sujets ; à travers la perversion et au-delà,
il se marque dans la contradiction dérangeante érotique ; il fait coexister
pratiques autotextuelles (citations de soi) et intertextuelles (citations
d’autrui). Pourtant, le romanesque échappe à son espace cloisonné, par « une
écriture de la démesure » 94 : « Si le récit érotique de Bataille est réelle-
ment subversif, c’est dans la mesure où il fait jouer jusqu’au bout, contre
la conscience licite, le corps inconscient de celui qui écrit aussi bien que le
corps de celui qui lit. » 95 Écriture de la castration et de l’évanouissement.
Dans Le Petit, Bataille figure l’interdiction de l’unité, dans la séquence
dérobée et furtive de la masturbation : « Je me suis branlé nu, dans la nuit,
devant le cadavre de ma mère. » 96 Cette écriture suppose non la perte,
mais la dissémination du sujet, de son identité et du fantasme, dans lequel
se donne son rapport au monde. Bataille ne conteste jamais la loi, il la
défend même. Il lui faut la loi pour la transgresser. Les dispositifs litté-
raires sont des machines transgressives qui donnent à la sexualité son ver-
tige d’interdit : « Toute son existence s’y est tenue comme à sa possibilité
91. Julia Kristeva, « Bataille, l’expérience et la pratique », Bataille, sous la dir. de P. Sollers,
op. cit., p. 279.
92. Ibid., p. 280.
93. Ibid., p. 281.
94. Jean-Louis Cornille, Bataille Conservateur. Emprunts intimes d’un bibliothécaire,
Paris, L’Harmattan, coll. Critiques Littéraires, 2004, p. 14.
95. Bernard Sichère, Pour Bataille. Être, chance, souveraineté, Paris, Gallimard, coll.
91
L’Infini, 2005, p. 26. LITTÉRATURE
96. Le Petit [1943], OC, t. III, 1971, p. 60. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

même, quitte à risquer que cette existence en vînt à ne pas se suffire du


nom sous lequel elle était censée se rassembler » 97, écrit Michel Surya.
Dans Sur Nietzsche, Bataille déclare : « Je ne puis que rire de moi-
même écrivant. » 98 Se marque le désir de s’effacer, de la part de l’auteur
qui recherche « un insatiable d’un au-delà de soi-même où s’anéantir » 99.
Une clandestinité anime la voix narrative du roman, qui souhaite « former
une instance impersonnelle » 100. Dissémination du sujet biographique, le
récit rassemble les fictions érotiques sous une autorité imaginaire, entre le
jeu du pseudonyme (Histoire de l’œil attribué à Lord Auch, Madame
Edwarda à Pierre Angélique, Le Petit à Louis Trente), du nom des
femmes réelles (Laure, Sylvia, Diane) ou fictionnelles (Simone, Marcelle,
Edwarda), ou le nom jamais prononcé de la mère ; Janus-Dianus, prin-
cipal pseudonyme de Bataille qui masque sa signature par le recours au
pseudonyme, laisse affleurer l’anonyme et l’impersonnel, inscrit le risible
et le contradictoire dans le texte ; les pseudonymes agissent comme forme
subversive de l’éclatement et du dégoût, qui défait toute hiérarchie :
« Tout porte à croire que les hommes des premiers temps ont été réunis
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par un dégoût et par une terreur commune, par une insurmontable horreur
portant précisément sur ce qui avait primitivement été le centre attractif
de leur union » 101, écrit Bataille. Haine et amour de soi : « Le sens d’une
œuvre infiniment profonde est dans le désir que l’auteur a de disparaître
(de se résoudre sans laisser de trace humaine). » 102 En 1958, quatre ans
avant sa mort, Bataille est irrité lorsque son amie Marguerite Duras
dévoile, dans le numéro spécial que lui consacre la revue La Ciguë, qu’il
est l’auteur de Madame Edwarda. L’écriture doit s’égarer et se perdre
dans le dédale de la dissémination : à la question « pourquoi écrivez-
vous ? » d’André Gillois le 20 mai 1951 dans l’émission radiophonique
« Qui êtes-vous, Georges Bataille ? », Bataille répond : « Je n’écris jamais
que pour supprimer le but. » Dans une variante de La Scissiparité,
Bataille note : « J’écris pour oublier mon nom. » 103
Dans le numéro 7 de La Critique sociale, Bataille parle d’« échange
de vie et de mort, de mort et de déchéance » 104 à propos du Voyage au
bout de la nuit. Le roman est la tentation de la forme finie : peut-il
s’arrêter ? Peut-il s’achever en produisant sa propre fin ? « La forme est la
tentation du discours. C’est en prenant forme qu’il se développe, puis se
97. Michel Surya, « Georges Bataille. Histoire d’un trompe-l’œil », in Marie France Quignard
et Raymond-Josué Seckel (dir.), L’Enfer de la Bibliothèque. Éros au secret, Paris, BNF, 2007,
p. 381.
98. Sur Nietzsche, OC, t. VI, p. 200.
99. L’Alleluiah, catéchisme de Dianus [1947], OC, t. V, p. 579.
100. « Le surréalisme » [1948], OC, t. XI, p. 314.
101. « Attraction et répulsion » [22 janvier 1938], in Denis Hollier, Le Collège de socio-
92 logie, op. cit., p. 128.
102. La Littérature et le mal, op. cit., p. 119.
LITTÉRATURE 103. La Scissiparité [1949], OC, t. III, p. 549.
N° 152 – DÉC 2008 104. « Louis-Ferdinand Céline » [1933], OC, t. I, 1970, p. 322.
À LA FAVEUR DE LA PÉNOMBRE !

fixe et se fait reconnaître. D’une certaine manière, Bataille ne l’a pas fait : à
la tentation de la forme il a su opposer la violence d’un désir. […] Peut-être
l’œuvre de Bataille trouve-t-elle sa plus grande force dans ce refus de la
tentation de la forme, qui interdit par avance à ses œuvres de pouvoir
jamais être “complètes”, à ses livres de n’être que des livres, et à la mort
de refermer sa parole. La transgression est d’abord transgression de la
forme. » 105 L’écriture antidiscursive répond avec rigueur et disponibilité
au désir du « dernier mot ». Chaque phrase n’est que l’annonce de la
reprise qui l’effacera. « Écrire n’est jamais plus qu’un jeu joué avec une
réalité insaisissable. » 106 Dès sa formulation, la phrase est inquiétée par sa
disparition. Nulle part l’écriture ne rencontre le point où se confirmer. En
ce sens, il faut considérer les récits de Bataille comme des inscriptions qui
ne respectent pas la répartition des codes, qui juxtaposent fiction et
théorie, qui ruinent le système de la sublimation, la séparation du savoir
et de la jouissance.
Héritière du sacrifice, la littérature en est sa perte tragique. Bataille
considère que seule la fiction tragique peut intègre le sacrifice dans le
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récit. Si la littérature est l’« expression du mal » 107 — Bataille associe
opposition morale entre bien et mal, opposition économique entre conser-
vation et dépense et opposition ethnologique entre profane et sacré —, la
question de « chercher passionnément ce que peuvent être des récits —
comment orienter l’effort par lequel le roman se renouvelle, ou mieux se
perpétue […] savoir ce qu’un roman peut être » 108 ne se réduit pas à la
forme ou à la technique narrative. Il faut porter la littérature à la hauteur
du sacrifice et de la représentation du mal, mettre le récit dramatiquement
en scène, créer des personnages « impossibles », analogues aux figures
idéales des mythes : « Me servant de fictions, je dramatise l’être. » 109
Bataille remarque que dans Cent vingt journées de Sodome, Sade repré-
sente quatre scélérats dont « la cruauté est sans bornes » 110. Il écrit dans
« Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain » (1950) : « La
littérature, comme le rêve, est l’expression du désir — de l’objet du désir
— et par là, de l’absence de contrainte […] » 111.
Retranché et polyphonique, fuyant et discontinu, désinvolte ou
effacé, le roman chez Bataille se joue de l’insuffisance et du ratage, de la
dérobade et de la contestation ; il se place sous le signe de l’échec et de la
parodie ; il mêle laideur et beauté, rire et angoisse, malaise et supplice,
ordure et nudité ; il forme une écriture étincelante qui ébranle la littérature ;
105. Denis Hollier, La prise de la Concorde, suivi de Les dimanches de la vie. Essais sur
Georges Bataille, Paris, Gallimard, coll. Le Chemin, 1974, p. 54.
106. Le Coupable, op. cit., p. 284.
107. La Littérature et le mal, op. cit., p. 171.
108. Le Bleu du ciel, op. cit., p. 381.
109. Sur Nietzsche, op. cit., p. 130.
93
110. La Littérature et le mal, op. cit., p. 252. LITTÉRATURE
111. « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain », OC, t. VI., p. 23. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

il se perd dans l’éblouissement, confond ordre et infamie, éclat et dégoût,


mélange la répulsion et la fascination, combine gloire et souillure, allie
rayonnement lumineux et torpeur souterraine dans une « constellation
excrémentielle » 112. Un poème de L’Archangélique, en 1944, évoque
« les étoiles tombées dans une fosse sans fond » 113. La Voie lactée, dans
Histoire de l’œil, est décrite comme une « étrange trouée de sperme astral
et d’urine céleste à travers la voûte crânienne » 114. Dans Le Bleu du ciel,
le ciel étoilé et cosmique suscite la rage de Troppmann. Dans Madame
Edwarda, Pierre évoque « un ciel étoilé, vide et fou, sur nos têtes » 115.
Selon Le Petit, toute étoile est parodiée par l’anus, « rayonnement d’une
étoile morte » 116.
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112. « La Nécessité d’éblouir… », OC, t. II, p. 140.


94 113.
114.
« L’Aurore », L’Archangélique, OC, t. III, p. 88.
Histoire de l’œil, op. cit., p. 44.
LITTÉRATURE 115. Madame Edwarda, op. cit., p. 23.
N° 152 – DÉC 2008 116. Le Petit, op. cit., p. 40.




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! SYLVIE TRÉCHEREL, UNIVERSITÉ PARIS 7 PARIS DIDEROT

lire après bataille :


Lire après Bataille :
« un intérêt d’ordre
littéraire… »

Ce monde est donné à l’homme ainsi qu’une énigme à


résoudre. Toute ma vie — ses moments bizarres, déréglés,
autant que mes lourdes méditations — s’est passée à
résoudre l’énigme.
Entré dans des contrées insoupçonnées, je vis ce que jamais
des yeux n’avaient vu. Rien de plus enivrant : le rire et la
raison, l’horreur et la lumière devenus pénétrables…
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Georges Bataille 1

En 1943, Georges Bataille publie L’Expérience intérieure, en 1957,


L’Érotisme : entre ces deux livres, lentement, patiemment, « lourdement »,
il développe une pensée qui tend autant à renverser les conventions du
discours que les méthodes logiques et scientifiques. D’où parlait-il ? Ni
philosophe, ni sociologue, il indique lui-même que ces livres ne peuvent
être classés que dans l’espace littéraire — par défaut en quelque sorte 2. Ce
qu’il nomme « expérience intérieure » rappelle cependant une attitude et
une exigence d’écrivain : « Je puis, en ce sens, me préoccuper de la reli-
gion, non comme le professeur qui en fait l’histoire, qui parle entre autres
du brahman, mais comme le brahman lui-même. Pourtant je ne suis ni
brahman, ni rien, je dois poursuivre une expérience solitaire, sans tradi-
tion, sans rite, et sans rien qui me guide, sans rien non plus qui m’embar-
rasse. » (X, 37)
Il s’agit d’écrire à partir d’une expérience de vie, d’être un « soli-
taire » « sans tradition », dans la liberté d’une écriture. En même temps,
l’attitude qu’il revendique va plus loin que l’activité habituelle de l’écri-
vain, la déborde par excès, en quelque sorte. Alors, ce qu’il est nécessaire
d’appréhender chez Bataille, — plus loin que l’écrivain, même si, par
défaut ou par excès, on y revient toujours —, c’est une forme de pensée
1. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. Tel, (1943), 1954,
p. 11.
2. « l’intérêt qu’on attribue d’habitude à mes livres est d’ordre littéraire et ce dut être iné-
vitable : on ne peut en effet les classer dans un genre à l’avance défini », Georges Bataille,
La Part maudite, Avant-propos, in Œuvres compètes, Paris, Gallimard, 1970-1988, t. VII,
95
p. 17. Les citations extraites des Œuvres complètes sont indiquées par tome et page dans le LITTÉRATURE
texte. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

très caractéristique, tissant la trame de tous ses textes, essais, articles,


romans, récits, s’occupant d’histoire, de sociologie, de psychologie, de
sciences, d’art, de religion et de littérature, et aussi d’une étrange part
oubliée, finalement pensée : une « lacune », une « part maudite », que
l’écrivain seul, peut-être, peut encore atteindre.

L’AUTRE PENSÉE

Georges Bataille laisse une œuvre sans œuvre, une « œuvre en


miettes » 3 qui paradoxalement affiche, sous différents aspects, une cohé-
rence de la pensée, une « solidarité des textes », une « cohésion de l’esprit
humain », jamais prise en compte et explorée : « (…) il est possible de
chercher la cohésion de l’esprit humain, dont les possibilités s’étendent de
la sainte au voluptueux. Je me place en un tel point de vue que j’aperçois
ces possibilités opposées se coordonnant. » (X, 11) Cette cohérence cor-
respond à l’exercice de la pensée dans la pratique artistique, littéraire et
poétique. Elle est également à la base des religions.
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Non nommée chez Bataille, elle se différencie simplement de la
« pensée sérieuse » ou pensée savante, logique et scientifique, de la
« pensée discursive » ou « dialectique », celle du discours politique, philo-
sophique et historique, et de la « pensée commune », lieu des doxas, des tra-
ditions et des superstitions. Le terme de pensée dépendant essentiellement,
dans son œuvre, de l’espace rationnel de la psyché, cette cohérence étran-
gère à la rationalité, est indiquée parfois en tant que « mort de la pensée »,
mais aussi, bien que rarement, sous la simple appellation de… « pensée »
(ou « pensée souveraine » ou « pensée au-delà du travail »…). Bataille
conçoit et ne conçoit pas, ensemble, l’évolution de l’esprit humain hors la
rationalité. S’il propose d’autres possibilités de réflexion, tantôt elles
s’engouffrent dans le vide de la « disparition », tantôt elles s’exaltent
dans le génie poétique (René Char), littéraire (Proust), ou religieux
(sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix).
Son œuvre se situe dans l’entre deux : entre discours et poésie, entre
athéisme et religion. Ses contradictions se fondent soit dans l’autre compré-
hension liée à la « mort de la pensée » (la mort de la « pensée sérieuse » et
« discursive »), soit des penchants personnels, parfois infondés, les suscitent.
C’est à partir d’un exercice de lecture souvent aventureux — exercice que
Bataille exige de son lecteur —, que nous finissons par percevoir derrière les
ressassements et même les incertitudes de l’auteur, la mise en mouvement
progressive et répétitive d’une autre forme de pensée. Cette expérience de
lecture avoisine celle de la « copie » chez Bataille, et quelquefois y conduit.
96 Dans un texte qui développe cet aspect des manuscrits batailliens, Francis
LITTÉRATURE 3. L’expression démarque le titre de Gérard Macé, L’Œuvre en miettes de Saint-Pol-Roux
N° 152 – DÉC 2008 (Rougerie, 1970).
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » !

Marmande remarque « à quel point, [pour Bataille, la copie] implique une


sorte d’intériorisation du texte recopié, un effet d’acquisition et de partage
de ce que portent les mots copiés et du malaise qu’éventuellement ils
induisent » 4. Lecture et copie nous apprennent de l’intérieur à suivre les
méandres souvent paradoxaux d’une réflexion à la fois étrangère et familière.
Bernard Noël, commentant les textes du Dictionnaire critique parus dans
Documents en 1929 et 1930, souligne que l’écriture de Bataille « est à la
fois l’expression et le mouvement même de son expérience » et ainsi « la
compréhension, en intériorisant le texte, remet nécessairement le mouve-
ment en marche à l’intérieur du lecteur » 5. Afin de saisir cette pensée à la
fois dans l’œuvre qui l’a découverte et en dehors d’elle, de manière à
l’appréhender en tant que telle et à en esquisser les modalités, nous avons
choisi de la nommer, selon l’expression proposée par Francis Marmande,
« l’autre pensée ».
En premier lieu, cette démarche de lecture consiste à prélever au fur
et à mesure, dans l’œuvre de Bataille, les indications du fonctionnement et
les mouvements de l’autre pensée éparpillés dans le texte ; principalement
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dans les articles regroupés dans les tomes XI et XII des Œuvres com-
plètes, à partir desquels il est possible de mettre en forme presque toutes
les notions qui accompagnent les modalités de cette pensée (presque dans
la mesure où sa cohérence dépend d’une prolifération et d’un constant
« inachèvement »). Il est nécessaire, ensuite, de ne pas privilégier les réfé-
rences philosophiques, scientifiques, ou les opinions d’époque, qui y sont
mentionnées, parce que trop proches du discours et de ses constructions,
et, enfin, il s’agit de laisser au domaine biographique les revendications
personnelles et les goûts de l’auteur, en tout cas certaines revendications
ou certains goûts… Car s’il n’est guère possible d’ignorer les liens cou-
rants entre « vie » et œuvre, au sens où Barthes les suit, il convient de
situer l’espace spécifique de l’autre pensée et y adhérer par cette part
vivante que Bataille lui-même a laissée : la part de la vie dans l’œuvre ;
celle qui ne ressemble pas, maintenant on le sait, à une biographie, ou à
un enchaînement chronologique d’événements. La difficulté étant que,
d’une part, l’autre pensée s’exerce à partir du vivant et du réel en y
déployant ses singulières modalités, et que, d’autre part, elle maintient
celles-ci indépendamment des particularités de chacun.
L’autre pensée, dont les mouvements sont inhérents à la vie, a sa
cohérence : cette cohérence reste étrangère aux choix personnels. C’est
ainsi que l’artiste, chez Bataille, ou l’auteur, dépasse tout en la main-
tenant, la simple individualité, pour être relié à une universalité, dans
un mouvement paradoxal : ce qu’il nomme « l’individualité accusée »
4. L’Écriture et ses doubles, genèse et variation textuelle, Louis Hay (dir.), ITEM-CNRS,
1991, Francis Marmande, « Georges Bataille : la main qui meurt », p. 144.
97
5. Georges Bataille, Documents, éd. établie par Bernard Noël, Paris, Mercure de France, LITTÉRATURE
1968, Introduction, p. 10. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

(XI, 303). L’art, la littérature, la poésie et le religieux ne dépendent


pas des décisions d’un moi quotidien. Par eux, l’individu accède à une
autre communication au vivant, une autre appréhension du monde et de
lui-même.

UN MONDE DE CHOSES

Ici ou là, les propositions de Bataille semblent d’une simplicité


déroutante, sans doute parce qu’il a dû revenir à une origine de la vie
humaine pour traquer « l’erreur » et la « lacune » qu’il pressentait, et qui
rongent peu à peu, et en silence, nos sociétés occidentales. Nous repre-
nons ici les grandes lignes qui traversent La Part maudite, L’Érotisme, et
divers articles, essais et conférences.
L’homme moderne, social et civilisé, vit dans un monde où le temps
est découpé en passé, présent et avenir. L’individu est chargé d’un passé
qui le définit et le projette vers un avenir, cette projection définissant, par
anticipation, son activité présente. L’activité dépend ainsi étroitement du
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profit et de la production, envisagés en fonction du futur, à plus ou moins
long terme. Quant à l’instant présent proprement dit, c’est-à-dire la capa-
cité d’une personne à vivre dans et pour un immédiat, il se range dans la
catégorie des loisirs et des vacances. Cette phase improductive de
l’homme civilisé est prévue, non pas pour elle-même, mais pour
conserver une capacité de production que la fatigue et le stress pourraient
compromettre.
Ainsi s’organise le monde du travail, en fonction de la survie de
l’espèce. Mais ce ne saurait suffire. L’homme étant curieux, rebelle, inventif,
il a fallu canaliser ses pulsions et ses aspirations. Les sociétés, qu’elles soient
modernes ou antiques, ont édicté des lois du comportement qui protégeaient
l’individu et le groupe. On a défini ainsi une morale, en distinguant un bien
et un mal, variables selon les cultures et les religions. Cependant la survie de
l’espèce, en ce domaine, se fonde sur deux principes : l’interdit du meurtre et
l’interdit de l’inceste, avec exceptions à la règle.
L’organisation des sociétés humaines qui permit l’évolution des
techniques, la possibilité de découvertes scientifiques, la conservation de
la vie et sa prolongation, recèle cependant une grave « lacune ». Le travail
est devenu l’élément essentiel d’une production censée suffire à tous les
besoins. Le fonctionnement de la pensée et son développement ont été
conditionnés par les nécessités rationnelles et pratiques des sciences et
des industries. Le langage s’est développé en fonction des définitions qui
98 quadrillaient les différents éléments de la production. Le discours logique
sut distinguer chaque chose dans sa fonction, et l’homme en tant qu’objet,
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 acteur de la production.
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » !

LA LACUNE

Depuis le premier outil taillé, les groupes humains ont appris à canaliser
leur énergie dans une activité, en vue d’un but ultérieur bien défini. Reste que
soudainement, et par à coup, dans l’histoire, les sociétés dépriment, l’homme
devient réticent, la révolte gronde, et l’ordonnancement du temps et du tra-
vail se fissure pour une révolution, une guerre, un monarque fou ou un fou
de Dieu, voire quelques incendies, une violence imprévue au coin d’une
rue, un peuple criant battant le pavé, le désordre éclatant l’ordre.
Désordre, émeutes ou révoltes, il semble que la compréhension
humaine laisse en jachère un aspect considérable de l’être humain,
lorsque la rationalité ne calcule plus, contre l’agression, que la répression,
et en prévision d’un inconnu incontrôlable, que l’oppression. Vieilles
lunes sans doute : c’est l’histoire sans fin de la révolte de l’opprimé, de la
lutte des classes, de la possible réification de l’homme par l’homme, et
tout aussi bien des poètes maudits, des fous et des marginaux… Vieilles
lunes mises constamment en sommeil, et qui reviennent hanter le monde
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comme un mauvais rêve ou un espoir insensé : « Le songeur sommeil de
la raison engendre des monstres. » (Goya) Mais Bataille ne se contente
pas de constater, il poursuit, tire un fil d’Ariane à l’intérieur du désordre
et des cris, et là où l’impossibilité de penser paralyse, il nomme la part
maudite, et il développe.
Son œuvre est impressionnante et imposante, certainement plus
qu’on ne le pense, en tout cas pas moins que ce que pressentait Michel
Foucault en 1970, dans sa présentation qui ouvre le premier tome :
« Nous devons à Bataille une grande part du moment où nous sommes ;
mais ce qui reste à faire, à penser et à dire, cela sans doute lui est dû
encore, et le sera longtemps. » (I, 5) L’œuvre est difficile d’accès : il ne
s’agit pas d’apprendre passivement et de se soumettre à la parole, à la fois
érudite, simple et terriblement précise de l’auteur, mais de retrouver et de
suivre le fil que cet explorateur résolu, indécis, a tenté, en s’excusant par-
fois de penser autrement, de faire apparaître dans la trame complexe des
vies humaines : le mouvement d’une autre pensée qui nous permettrait
d’entendre encore, d’ouvrir une autre compréhension, lorsque les
sciences, les techniques et les discours, devenus impuissants, se taisent.
Ici en somme, la littérature.

LE MONDE SACRÉ ET L’INSTANT

Le monde du travail s’appuie donc sur le découpage du temps en


passé, présent et avenir. L’homme-objet pour gagner sa vie se plie à ce 99
calcul abstrait et tente d’organiser son quotidien en fonction d’un avenir
LITTÉRATURE
qui n’est pas encore, et d’un passé qui n’est plus. Seul le « domaine de N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

l’instant », relégué dans les loisirs et les vacances, lui permet de prendre
conscience de sa propre vie, sans autre fin qu’elle-même. Dans cet
espace si simple et si quotidiennement vécu, réside une « conscience de
soi », que l’idée dominante d’un progrès et d’une production indispen-
sables réduit rapidement à rien. En suivant les grandes lignes de la
réflexion de Bataille, on relève deux aspects principaux de la cons-
cience. Il est important de noter que face à l’inconscient freudien,
l’auteur propose diverses « formes de conscience » correspondant aux
éléments inconscients (XI, 320).

LA CONSCIENCE DE SOI

Le monde des choses, les sciences et le discours dépendent de la « cons-


cience claire et discriminative » qui permet de définir et de classer des objets,
étudiés d’un point de vue strictement objectif et extérieur, point de vue censé
garantir la vérité de la chose. La « conscience de soi » participe de l’instant.
Par elle l’homme accède, dans une subjectivité dépassée (une « individualité
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accusée »), à l’espace des arts, de la poésie, du religieux et de l’érotisme.
C’est, chez Bataille, celle de l’« expérience intérieure » et c’est cette forme de
conscience qui perçoit, dans la fiction comme dans la réalité, l’« authen-
tique ». Prenons deux exemples, l’un dans l’expérience poétique : « La tradi-
tion qui remonte, à travers Lautréamont et Rimbaud, au romantisme, à travers
le romantisme, à l’ésotérisme de tous les temps est (…) vivante et seule a pris
conscience de soi. » (XI, 391) L’autre, dans l’érotique : « Dans la mesure où
l’homme s’est défini par le travail et la conscience [claire], il dut non seule-
ment modérer, mais méconnaître et maudire en lui-même la furie sexuelle. En
un sens, cette méconnaissance a détourné l’homme, sinon de la conscience
des objets, du moins de la conscience de soi. Elle l’a engagé en même temps
dans la connaissance du monde et dans l’ignorance de soi-même. » (XI, 357)
La poésie, comme l’érotisme, ou aussi bien les religions — la « conscience
chrétienne », nous dit Bataille, fut un « balbutiement de la conscience de soi »
— (XI, 327), conduisent l’être humain sur les chemins non balisés d’un autre
regard sur soi et d’une autre pensée.
Les loisirs, les vacances ne sont pas de l’ordre de la « conscience
claire et discriminative » servant « la pensée sérieuse », scientifique et
« discursive ». Ils privilégient le « domaine de l’instant ». Les arts, les
religions sont fondamentalement improductifs et, à moins d’être réduits à
l’état d’objet ou de services, dans un second temps et indépendamment de
leur pratique, ils restent apparemment inutiles, sans estimation possible
dans un monde axé sur l’utilité. Le « renversement », étrange d’un point
100 de vue rationnel, advient lorsque l’artiste inconnu, l’obscur écrivain ou le
religieux, soudainement, se voit appeler au premier plan, par la reconnais-
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 sance du plus grand nombre.
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » !

LES JEUX DE LA MORALE

Le « renversement » est un mouvement fréquemment mis en scène par


Bataille. Il propose, par exemple, un « renversement » économique dans
lequel nous passerions du calcul de l’intérêt au don, un brusque retournement
qui viendrait de la saturation de l’économie actuelle. Parallèlement, s’ins-
taurerait une « morale de l’instant », « une morale disant : “Je suis. En cet
instant, je suis. Et je ne veux subordonner à rien cet instant-ci” ou : “La
richesse sera prodiguée sur la terre comme au ciel” » (XI, 187). On retrouve
formulée cette « morale de l’instant » dans un article sur le surréalisme, en
opposition au primat du temps à venir et qualifiant une « activité libre de
l’esprit » : « La morale à laquelle s’est tenu André Breton est assez mal
définie. Mais c’est, si la chose est possible, une morale de l’instant. La
pièce essentielle en est la sommation imposée à qui s’exprime de choisir
entre l’instant — la valeur de l’instant présent, de l’activité libre de l’esprit
— et un souci des résultats qui supprime aussitôt la valeur et même en un
sens l’existence de l’instant. » 6 (XI, 80-81)
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Un autre aspect de cette morale tient à son lien avec ce que le
Moyen Âge qualifiait de prestigieux. Bataille montre comment le
« prestige » des chevaliers, né dans le domaine des passions, fut récupéré
par l’Église qui en justifia le côté guerrier, alors qu’elle était fondée sur le
postulat de « l’accord du sacré et du bien ». « La séduction de ce mal était
si grande, écrit Bataille, qu’au lieu de le maudire, le clergé décida d’en
faire un bien. » Et il remarque : « On ne prête pas d’ordinaire l’attention
voulue à ce glissement, qui révèle pourtant les ressorts intimes des juge-
ments qui fondent le bien et le mal. » (XI, 506-507) Un « glissement »
s’est effectivement produit entre le « prestige » et la morale.
« Loi morale », « morale de la révolte », « morale du malheur »,
Bataille ne réfléchit pas sur des définitions figées, il besogne la notion de
morale, il la fait travailler dans le lieu même de l’existence. Il n’utilise pas
des images ou des concepts immuables et abstraits (distinction d’un bien
et d’un mal, règles et lois), il s’enracine dans l’expérience, l’observe en
lui-même et dans le monde, y piste la mobilité ou l’arrêt des consciences.
Il s’interroge sans cesse sur un sens sous-jacent aux activités humaines,
un sens qui pourrait franchir la limite du non-sens, un sens qui n’est pas
détruit, mais seulement obscurci par l’oubli dans lequel l’histoire offi-
cielle, celle des faits, des hiérarchies et des chronologies, l’a tenu depuis
quelques siècles, depuis l’avènement progressif d’un monde de choses,
occultant l’espace sacré et annulant la conscience de l’instant.

101
LITTÉRATURE
6. C’est Bataille qui souligne. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

L’ŒUVRE ET LA PENSÉE

L’œuvre de Bataille participe constamment de la besogne d’une


autre forme de pensée. Ainsi, (Barthes est le premier à l’observer),
Bataille n’a-t-il sans doute écrit qu’« un seul et même texte » 7 ou encore
un seul livre. Ce qui nous déroute, dans cette œuvre, c’est l’aspect
inachevé et désordonné de tous ces textes, articles, récits, essais,
conférences… Plus qu’à une philosophie, elle s’apparenterait à un
roman-monde, sorte de somme encyclopédique, désirant tout dire et qui
s’attacherait à ne jamais s’écarter d’une authentique réalité. Lors de la
parution des tomes XI et XII des Œuvres complètes, l’editor note au sujet
de l’ensemble des articles de 1944 à 1961 : « Les études sont longues,
attentives, fouillées. Elles prétendent donner un aperçu de l’esprit humain
dans tous les domaines. Elles révèlent une pensée en travail, en état de
recherche, d’excitation et de jeu, au jour le jour. » 8 L’œuvre tout entière
est « en état de recherche », jusque dans l’instant de la lecture. La lecture
qu’elle induit participe de ce travail.
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Les modalités de l’autre pensée et les notions qui l’accompagnent
sont inlassablement reprises, besognées dans des contextes aussi divers
que possible, et nous contribuons, presque malgré nous, à leur donner
forme. Peut-être est-ce là où l’auteur désire conduire son lecteur : conti-
nuer, après lui, la vaste fresque vivante d’une autre appréhension du
monde. Une partie abandonnée de La Part maudite, datée de 1950-1951,
donne la clef :
Les êtres humains les plus humbles et les moins cultivés ont une expérience
du possible et même de la totalité du possible — qui approche par la profon-
deur et l’intensité de celle des grands mystiques.
J’ai voulu dans ce livre ordonner une pensée à la mesure de ces moments —
éloignée des concepts de science (qui lieraient à leur objet une manière d’être
incompatible avec lui), néanmoins rigoureuse, à l’extrême de la rigueur,
comme l’exige la cohérence d’un système de pensée épuisant la totalité du
possible.
La réflexion humaine ne peut être indifféremment séparée d’un objet qui la
concerne au premier chef, nous avons besoin d’une pensée qui ne se démonte
pas devant l’horreur, d’une conscience de soi enfin qui ne se dérobe pas au
moment d’explorer la possibilité jusqu’au bout. (VIII, 9-10)

Préfaces, avant-propos, prières d’insérer, d’aphorisme en assertion,


Bataille prétend, dans une vue d’emblée, montrer l’exercice d’une autre
forme de pensée qu’il n’expose jamais suffisamment, qu’il reprend un
nombre incalculable de fois, en variant les sujets. Si elle se rassemble,
cette pensée se rassemble selon un principe autre (non théorisé) d’écri-
102 7. Roland Barthes, Revue d’esthétique, n° 24, juillet-septembre 1971, p. 225-232.
LITTÉRATURE 8. Georges Bataille, Œuvres complètes, t. XI et XII, Paris, Gallimard, 1988, quatrième de
N° 152 – DÉC 2008 couverture.
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » !

ture, de texte, de montage. Mais c’est qu’à la fin, ce qu’il perçoit ne peut
être « ordonné » ; ce qu’il travaille ou besogne est « l’inachèvement »
même, le don et la prolifération : l’érotisme, la poésie, la littérature, l’art,
les religions. Le lecteur est alors compromis, impliqué, mis en jeu dans sa
lecture : car Bataille doute, Bataille glisse, Bataille digresse, tâtonne puis
affirme, ouvre des portes inaperçues, transgresse, laisse des textes ina-
chevés, et cherche en écrivant. Il teste sa réflexion dans l’adresse au lec-
teur. Il nous invite à parcourir après lui des espaces de la psyché dont
« l’inconnu » est le point d’incitation ; le « non-savoir », la méthode ;
« l’impossible », le secret.
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103
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008




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! LAURENT ZIMMERMANN, UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES-SAINT-DENIS

Bataille fantôme

Dans le premier numéro de la Revue de littérature générale 1, Pierre


Alferi et Olivier Cadiot signent un texte et avancent un dispositif étonnant
qui entend parler de Bataille et mettre en cause sa position dans le champ
littéraire. L’intérêt de ce dispositif est double ; d’un point de vue positif,
il propose une discussion, de manière explicite, de ce que Bataille a, ou
aurait, introduit dans la littérature, mais dans le registre du négatif, c’est
tout autre chose qui se dessine. Car s’il est possible, et fructueux, de
suivre la thèse explicitement avancée par les deux auteurs, et de la dis-
cuter, il est également très intéressant de remarquer un effet, un symp-
tôme, par lequel leur texte se trouve saisi et bouleversé, au point d’en être
à un certain niveau désarticulé, et ce afin de mieux comprendre comment
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la littérature comme telle, par le biais de cet effet, intervient dans le dis-
positif pour dire autre chose que ce qui se donne à lire à première vue,
autre chose qui concerne Bataille et le rapport de Bataille à la littérature,
ou l’intervention de Bataille dans la littérature, comme si, au fond, les
directeurs de la Revue de littérature générale avaient ménagé cette place
au versant littéraire de l’œuvre de Bataille ou comme si ce versant de
l’œuvre bataillienne dans un retournement s’était ménagé cette place par-
delà une certain réduction à laquelle il est sujet.

De quoi s’agira-t-il avec le propos de Pierre Alferi et d’Olivier


Cadiot ? De saisir l’occasion d’une critique de l’usage par Bataille des
fameuses photographies du supplice chinois des Cents morceaux présen-
tées dans Les Larmes d’Éros — condamnation à mort exécutée par décou-
page littéralement du condamné — pour produire une critique plus
généralement de la place de la violence dans l’œuvre de Bataille et de la
postérité — supposée — de cette place dans le champ littéraire. Tel est
l’objet, à partir duquel se détermineront les enjeux aussi bien explicites
qu’implicites.
Mais avant d’en venir à une analyse de ce qu’avance La Revue de
littérature générale, commençons, pour ne pas simplifier le débat et pour
laisser place à ce qu’il aura d’inattendu, par revenir assez précisément à
Bataille. Il est vrai en effet que ces photographies, qui montrent un 105
1. La Revue de Littérature générale, n° 1, Paris, P.O.L, 1995. La revue n’a connu que deux LITTÉRATURE
numéros. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

condamné littéralement découpé en morceaux, et l’horreur donc et la folie


de la scène, sont à la fois célèbres pour elles-mêmes et parce qu’elles sont
généralement reçues comme représentatives d’une certaine pensée de
Bataille, pensée qui touche de très près à la littérature, même si sa portée,
anthropologique, est plus générale. Cette pensée consiste à valoriser d’une
certaine manière la violence, à estimer qu’une certaine violence se trouve
nécessairement attachée à toute œuvre véritable. C’est ce qu’énoncent
quelques lignes décisives de la préface d’un autre ouvrage, L’impossible :
Il y a quinze ans j’ai publié une première fois ce livre. Je lui donnai alors un
titre obscur : La Haine de la poésie. Il me semblait qu’à la poésie véritable
accédait seule la haine. La poésie n’avait de sens puissant que dans la vio-
lence de la révolte. 2

Et certes, il s’agit bien, avec ces photographies, de quelque chose


tenant du domaine de l’art, comme le prouve l’analyse de l’insertion des
clichés dans l’œuvre bataillienne. Du point de vue justement de cette
insertion, plus complexe et riche que l’on ne l’imagine usuellement, trois
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moments, qu’il est nécessaire de déplier successivement, se distinguent :
celui de l’origine biographique impliquant une conséquence importante,
celui du rattachement des clichés, ou plus exactement de l’un d’entre eux,
à un certain questionnement littéraire voilé, puis celui de l’association de
l’image du supplice avec une autre image, association paradoxale et signi-
ficative quant à ce que Bataille a voulu, avec le rôle qu’il a donné à ces
images, produire comme intervention spécifiquement littéraire — ce sur
quoi portera, mais en partie en manquant la cible, parce qu’elle n’existe
probablement pas tout à fait comme ils l’ont cru ou dit, la proposition
d’Alferi et Cadiot.

Le premier point dont il faut se souvenir est que ces photographies


ont d’abord une origine biographique bien précise, très connue, qui se
trouve exposée dans Les Larmes d’Éros. Bataille précise en effet, dans le
chapitre de ce livre auquel il travaillait à la toute fin de sa vie consacré au
« supplice chinois » :
Je possède l’un de ces clichés. Il m’a été donné par le Docteur Borel, l’un des
premiers psychanalystes français. Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie.
Je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la douleur, à la fois exta-
tique (?) et intolérable 3.
106 2. Georges Bataille, Romans et récits, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2004,
LITTÉRATURE p. 491.
N° 152 – DÉC 2008 3. Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, Pauvert, 2001, p. 234.
BATAILLE FANTÔME !

En réalité ce court passage, quoiqu’il semble limpide et orienté


dans une seule direction, indique deux choses assez différentes. La pre-
mière, explicitement énoncée, est simplement que Bataille a été profon-
dément marqué par la photographie qu’il possédait 4. Mais à un autre
niveau ces mêmes lignes disent également tout autre chose, qu’il serait
impossible de remarquer sans rapprocher le passage d’un autre, décisif
dans les déclarations de Bataille, dans sa manière de situer les éléments
déterminants de son existence. Si l’on se souvient que le « Docteur
Borel » a été le psychanalyste de Bataille et que la photographie du sup-
plicié a été confiée à ce dernier, donc, dans le cadre de son analyse, on
lit tout autrement une révélation de Bataille avec laquelle on apprend
que l’analyse a été pour lui la condition de l’écriture ; il déclare en effet
dans un entretien avec Madeleine Chapsal à la fin de sa vie — dans la
période de composition des Larmes d’Éros :
le premier livre que j’ai écrit, celui dont je vous parlais, je n’ai pu l’écrire que
psychanalysé, oui, en en sortant. Et je crois pouvoir dire que c’est seulement
libéré de cette façon-là que j’ai pu écrire 5.
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Dans la suite de son analyse, grâce à elle et comme son effet, il y
a donc deux choses que Bataille a gardées avec lui : l’obsession du
cliché du supplicié et la capacité d’écrire. Quelque chose semble dès
lors se jouer dans le nouage des deux éléments, une manière de ren-
voyer la photographie du supplicié à l’art, à l’écriture, à la faculté de
passer du stade d’être « maladif » 6 en être ayant la possibilité d’aller
vers l’écriture, en l’occurrence vers l’invention de ce monde singulier
qu’est Histoire de l’œil, puisque le premier ouvrage écrit par Bataille 7,
celui dont il parle à Madeleine Chapsal, est Histoire de l’œil. L’inter-
vention du cliché dans la vie de Bataille nous montre de cette manière
une étrange, une étonnante proximité, qu’il est difficile de saisir, mais
qui s’impose, entre le cliché du supplicié et l’art pour Bataille. Évidem-
ment, il est possible de rabattre cette proximité sur le lien entre la vio-
lence et la vérité en art, ou la vérité de l’art. Cette interprétation serait

4. Propos qui se trouve déjà présent dans une mention de la photographie (mais non accom-
pagnée d’illustrations) dans Le Coupable : « Je suis hanté par l’image du bourreau chinois
de ma photographie, travaillant à couper la jambe de la victime au genou : la victime liée au
poteau, les yeux révulsés, la tête en arrière, la grimace des lèvres laisse voir les dents./ La
lame entrée dans la chair du genou : qui supportera qu’une horreur si grande exprime fidè-
lement “ce qu’il est”, sa nature mise à nu ? » (Georges Bataille, Le Coupable, dans Œuvres
complètes V, Paris, Gallimard, 1973, p. 275-276).
5. Madeleine Chapsal, Envoyez la petite musique, Paris, Le livre de poche, coll. Biblio
Essais, 1984, p. 266.
6. Idem : « J’ai fait une psychanalyse. […] cela m’a changé de l’être tout à fait maladif que
j’étais en quelqu’un de relativement viable. »
107
7. Son premier livre de fiction achevé et conservé. Sur ce point cf. Michel Surya, Georges LITTÉRATURE
Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 111. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

juste, à un certain niveau. Mais il y a autre chose, vers quoi il s’agit pro-
gressivement de nous tourner.

Continuons pour ce faire notre parcours dans l’œuvre de Bataille,


avec cette fois-ci une visite du côté d’un texte qui parle des photographies
du supplicié du strict point de vue de la pensée et qui va permettre, sur-
tout, de mieux saisir quelle est au juste la nature du lien pour Bataille,
affirmé mais non précisé dans les révélations biographiques, entre les
photographies et l’art. Dans L’Expérience intérieure en effet un passage
est consacré aux photographies.
Le contexte philosophique — pour autant que le terme convienne —
dans lequel le passage s’inscrit est, quoiqu’il évoque une expérience en
elle-même obscure, limpide. Ce qu’il s’agit de montrer pour Bataille, dans
les pages où va intervenir le passage, est une condition attachée à l’expé-
rience intérieure, celle de la perte de soi, et une conséquence, sinon la
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conséquence majeure de l’expérience, le « glissement de tout au néant ».
Pour ce qui est de la perte de soi, de la sortie hors de soi qui est la
condition indispensable de l’expérience intérieure, nous lisons :
Je dirai ceci d’obscur : l’objet dans l’expérience est d’abord la projection
d’une perte de soi dramatique. C’est l’image du sujet. Le sujet tente d’abord
d’aller à son semblable. Mais entré dans l’expérience intérieure, il est en
quête d’un objet comme il est lui-même, réduit à l’intériorité. De plus, le sujet
dont l’expérience est en elle-même et dès le début dramatique (est perte de
soi) a besoin d’objectiver ce caractère dramatique. La situation de l’objet que
cherche l’esprit a besoin d’être objectivement dramatisée. 8
La dramatisation est donc, la chose est connue, l’opération de perte de
soi. Et son aboutissement est dit dans les lignes qui suivent immédiatement :
À partir de la félicité des mouvements, il est possible de fixer un point verti-
gineux censé intérieurement contenir ce que le monde recèle de déchiré,
d’incessant glissement de tout au néant. 9
Or c’est dans le contexte de cette condition et de cet aboutissement
que va surgir l’évocation du supplicié comme un « recours » permettant
d’atteindre le « point-objet » par « le drame ». Ainsi se saisit le mouvement
philosophique occupant la pensée de Bataille, mais ainsi se prépare aussi
autre chose, une autre manière, qui implique la pensée également mais
selon un autre tour, de mettre en jeu de l’expérience avec l’image du sup-
plicié, une manière en l’occurrence littéraire, manière qui appelle l’art et
108 plus particulièrement la littérature. Mais ce second mouvement, à l’inverse
LITTÉRATURE 8. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Œuvres complètes V, op. cit., p. 137.
N° 152 – DÉC 2008 9. Idem.
BATAILLE FANTÔME !

du premier, au lieu de faire l’objet d’un exposé explicite, surgira de façon


presque dissimulée, incidente en tout cas, du moins en apparence :
De toute façon, nous ne pouvons projeter le point-objet que par le drame. J’ai
eu recours à des images bouleversantes. En particulier, je fixais l’image pho-
tographique — ou parfois le souvenir que j’en ai — d’un Chinois qui dut être
supplicié de mon vivant. De ce supplice, j’avais eu, autrefois, une suite de
représentations successives. À la fin, le patient, la poitrine écorchée, se tor-
dait, bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux. Les cheveux dressés
sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une guêpe.
J’écris « beau » !… quelque chose m’échappe, me fuit, la peur me dérobe à
moi-même et, comme si j’avais voulu fixer le soleil, mes yeux glissent. 10

L’image du supplicié, et non plus la photographie isolée donnée par


Borel à Bataille mais la totalité des photographies de la scène, soit exac-
tement ce qui sera publié dans Les Larmes d’Éros, a donc servi de moyen
pour atteindre le renversement de l’expérience, le « drame » conduisant à
la sortie de soi. Toutefois, ce qui est également saisissant dans ce passage
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est la manière dont surgit, comme aboutissement, souligné en outre dans
le paragraphe suivant en étant repris en mention, avec l’adjectif « beau »,
une catégorie esthétique.
Intéressons-nous précisément à cela, à cela seul et non pas à la pro-
position philosophique impliquée par le passage. Nous retrouvons alors le
lien étrange, paradoxal, mais essentiel, entre les photographies du sup-
plicié et l’art, puisque Bataille aboutit à l’esthétique, mais nous avons
affaire également, et telle est la spécificité du paragraphe, à une caractéri-
sation plus précise, plus fine, de la nature de ce lien. Cette caractérisation,
quelle est-elle ?
En fait, elle est double, ou plus exactement, elle se présente de deux
manières possibles, contradictoires entre elles et qui impliquent un choix.
Ce choix lui-même est ce qui permettra de considérer de manière critique
la proposition d’Alferi et Cadiot.
Il est tout d’abord possible de comprendre la proposition de
Bataille comme celle d’une fascination devant la photographie, au sens
où Blanchot définissait la fascination comme retrait du « pouvoir de
donner un sens » 11. La fascination serait alors le versant esthétique de
l’expérience, et le « beau » dont parle Bataille serait ce qui dépasse le
10. Ibid., p. 139.
11. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Folio essai, [1995] 1988,
p. 29 : « Ce qui nous fascine, nous enlève notre pouvoir de donner un sens, abandonne sa
nature “sensible”, abandonne le monde, se retire en deçà du monde et nous y attire, ne se
révèle plus à nous et cependant s’affirme dans une présence étrangère au présent du temps
et à la présence dans l’espace. La scission, de possibilité de voir qu’elle était, se fige, au sein
même du regard, en impossibilité. Le regard trouve ainsi dans ce qui le rend possible la
puissance qui le neutralise, qui ne le suspend ni ne l’arrête, mais au contraire l’empêche d’en
109
jamais finir, le coupe de tout commencement, fait de lui une lueur neutre égarée qui ne LITTÉRATURE
s’éteint pas, qui n’éclaire pas, le cercle, refermé sur soi, du regard. » N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

sujet et l’emporte au-delà de ce qu’il peut supporter. Dans ce cas, sui-


vant cette première lecture, qui est évidemment juste à bien des égards,
mais qui s’avérera incomplète, existe au plan esthétique un certain
figement avec ces photographies ou autour d’elles, une certaine manière
d’en rester à ce qu’elles proposent. Tel est le premier versant, la
première lecture. Mais doit-on s’arrêter en ce point ? Est-ce vraiment
cela, uniquement, qui se joue avec le court paragraphe de reprise que
propose le texte de Bataille ?
Tout au contraire, une ligne de lecture extrêmement différente est pos-
sible, et s’impose, dès lors que l’on ne considère plus le passage seulement
comme porteur d’une thèse, mais comme un moment d’écriture. Choisir
d’essayer d’entendre ce qui se joue avec l’écriture du paragraphe, ce qui se
pense dans le mouvement même de cette écriture et donc avec la littérature,
est une manière de choisir selon les mots de Georges Didi-Huberman
de « nous extraire du point d’hypnose où nous saisit, nous bouleverse et
nous désœuvre […] l’image du supplicié bataillien. » 12 Et la question est
bien celle, en effet, de l’œuvre ou du désœuvrement. Les deux pôles,
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évidemment, ne doivent pas être strictement opposés ; ils n’existent pas l’un
sans l’autre. Mais justement : ils ne doivent être opposés dans aucun sens,
et s’il ne s’agit pas d’oublier le désœuvrement, il s’agit aussi de ne pas le
privilégier au point d’oublier que quelque chose tenant de l’œuvre se met en
place avec le second des deux paragraphes de Bataille, quelque chose qui
touche à la littérature, à une manière de faire intervenir la littérature dans la
pensée pour qu’elle y produise des effets spécifiques.
Or, si nous lisons ce second et très court paragraphe d’un point de
vue littéraire, que remarquons-nous ? Qu’il est avant tout le paragraphe
des glissements et du mouvement, et qu’il s’achève, de plus, par une réfé-
rence à ce qui pour Bataille aura été une manière d’atteindre au mouvement
par la littérature.
Le mouvement est tout d’abord thématisé dans le passage de
manière évidente : « J’écris « beau » !… quelque chose m’échappe, me
fuit, la peur me dérobe à moi-même et, comme si j’avais voulu fixer le
soleil, mes yeux glissent. ». Mais au-delà de la thématisation, il faut
remarquer que ces lignes constituent en elles-mêmes, au plan de l’écri-
ture, un double glissement ; celui, d’une part, de la reprise du para-
graphe précédent, puisque ce second paragraphe constitue un retour
réflexif interrompant le déroulement du propos, comme l’indique le pla-
cement de l’adjectif en mention ; celui, d’autre part, de la multiplication
des verbes pour dire le glissement, du glissement pour dire le glissement
(échapper, fuir, dérober, glisser). Quelque chose, donc, est advenu de
110 l’ordre de la fixation (« fixer »), mais celle-ci s’est avérée aussi inte-
LITTÉRATURE 12. Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon
N° 152 – DÉC 2008 Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 11.
BATAILLE FANTÔME !

nable que l’acte de regarder le soleil, de sorte qu’a surgi le glissement,


qui domine thématiquement et poétiquement le passage. Quelque chose
de la fascination pour les images du supplicié est dès lors impossible,
malgré la vérité et la nécessité de la fascination à un certain niveau, et
tout au contraire, c’est le mouvement qui intervient, cet appel du et au
glissement gouverné par le glissement des verbes les uns vers les autres.
Tel est donc le propos littéraire, la pensée en écriture déployée dans le
passage : les images conduisent sans doute à la fascination, mais elles
conduisent aussi, et surtout, au mouvement 13.
Du reste, la conclusion du passage est très significative, avec cette
comparaison qui fait appel au geste de regarder le soleil, puis à l’œil. Car se
dessine avec ces termes toute une configuration qui, avec Histoire de l’œil,
constitue la cellule initiale du rapport de Bataille à la littérature. Ce rapport,
il est possible nous l’avons vu de le situer au plan biographique, et d’autant
plus que la dernière partie de l’ouvrage, la chose est connue, invite à une
telle lecture ou sinon même y contraint 14. Mais il est possible également, et
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le geste est certainement plus décisif, de situer ce que propose Histoire de
l’œil comme précisément, telle est l’analyse de Roland Barthes 15, la mise en
place d’un mouvement généralisé articulé autour d’un centre métaphorique
mobile, celui de l’œil. On dira alors que ce qui se pense avec la littérature
chez Bataille n’est pas seulement la violence, la violence figée sur la propre
production et visée en elle-même, mais la violence tournée vers autre chose
qu’elle-même, la violence en tant qu’elle est le déchirement poursuivi par
lequel advient le mouvement et la reconduction incessante du mouvement
qui signe l’entrée en littérature de Bataille.
La mention implicite possible d’Histoire de l’œil à la fin du second
paragraphe consacré au supplicié dans L’Expérience intérieure se laisse
dès lors comprendre comme une confirmation de ce que l’écriture du
paragraphe propose : le rapport entre les photographies du supplicié
chinois et l’art ne tient pas exclusivement de l’exposition de la violence,
mais aussi, et certainement avant tout, du trajet conçu comme une
violence, une mise hors de soi de tout, non seulement du sujet mais même
de l’objet puisque la fixation de l’objet ne ferait que reconstruire bientôt,
par un effet de retour, celle du sujet. La littérature est dès lors la pensée
en acte de cette mobilité déterminante, qui implique la production d’une
fascination comme mouvement premier sortant le sujet de soi, mais
13. C’est toute la thèse de Georges Didi-Huberman (ibid., p. 11-12) à propos du rapport aux
images de Georges Bataille ; cette thèse, comme le montre ce passage de L’Expérience inté-
rieure, s’applique également au rapport de Bataille à la littérature.
14. Avec la célèbre deuxième partie intitulée tout d’abord « Coïncidences » puis
« Réminiscences » qui évoque certaines circonstances biographiques, notamment la
maladie du père, pour expliquer une part de l’ouvrage.
111
15. Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », in Œuvres complètes II, Livres, textes, LITTÉRATURE
entretiens, 1962-1967, Paris, Le Seuil, 2002, p. 488-495. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

aussi la destitution de cette fascination qui ne ferait si elle était maintenue


que le renvoyer à soi.

Une dernière chose doit être encore remarquée, dans le parcours de


l’image du supplicié dans l’œuvre bataillienne : le montage dans lequel
elle se trouve prise avec Les Larmes d’Éros. Nous retrouvons alors le
même questionnement, dans une condensation qui en résume à la fois la
logique et l’enjeu.
C’est qu’en effet dans la disposition souhaitée par Bataille les images
du supplicié voisinent avec La Leçon de guitare de Balthus 16. Le contraste
avec les cinq images du supplicié est évidemment extrêmement marqué,
mais il se laisse saisir doublement, et à nouveau en dehors de la seule fasci-
nation — fascination pour l’opposition violente en l’occurrence — qui fige.
La dissemblance pose d’une part une certaine leçon attachée aux
images elles-mêmes, leçon dont nous avons vu qu’elle parcourt toute
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l’histoire de Bataille, telle qu’elle apparaît dans son œuvre, avec ces images
du supplicié : celles-ci, nous dit le titre du tableau, sont effectivement por-
teuses de quelque chose comme un enseignement, et un enseignement,
plus spécifiquement, esthétique. Manière de dire, encore, et de dire en
image, que le supplicié chinois doit être considéré dans ce qu’il permet
d’avancer quant à l’art et non pas seulement, et peut-être en définitive pas
du tout, en lui-même. Puis il y a autre chose, qui à nouveau ne tient pas à
la thèse avancée par le rapprochement des images mais à l’effet produit
par ce rapprochement.
C’est que l’opposition de l’image du supplicié et du tableau de Balthus
a un effet, et compose un petit système mouvant qui se propose au regard
et qu’il faut considérer comme tel : cette opposition simplement dit la
différence, le montage, le rapport et en conséquence, une nouvelle fois, le
mouvement. Manière, visuelle, de montrer qu’aux images du supplicié
on ne saurait s’arrêter, et qu’il est nécessaire au contraire de faire jouer
leur violence dans le sens du déplacement, de la métamorphose, de
l’échappée, dans le sens contraire de la seule fascination.

Pierre Alferi et Olivier Cadiot reprennent les choses depuis un point


très différent, sans considérer cette spécificité de l’histoire bataillienne
des images ni, surtout, ce qu’elle nous engage à penser qui est, dans une
112 16. Cf. Les Larmes d’Éros, op. cit., p. 235. La récente édition Pauvert est la seule qui res-
LITTÉRATURE pecte toutes les indications de l’auteur. Marie-Magdeleine Lessana en donne les raisons dans
N° 152 – DÉC 2008 De Borel à Blanchot, une joyeuse chance, Georges Bataille, Paris, Pauvert, 2001.
BATAILLE FANTÔME !

certaine mesure, à l’opposé de ce que celles-ci semblent à première vue


déclarer. Pour Alferi et Cadiot la fascination, finalement, est toute la visée
du rapport de Bataille à ces images. Et c’est ce qu’ils entreprennent de cri-
tiquer, avec une force que Bataille ne leur aurait certainement pas repro-
chée, mais sans s’apercevoir pourtant que tout autre chose que leur propos
explicite, dans les marges de leur propos mais au cœur du dispositif qu’ils
mettent en place, se dessine.
Rappelons brièvement de quoi il s’agit. Le dispositif en question, à
le prendre en compte de manière synthétique, ce que justement il faudra
cesser de faire pour comprendre vraiment ce qu’il propose, se compose de
trois éléments. Une occasion, expliquée d’un point de vue strictement
technique et historique, puis deux commentaires, l’un philosophique,
l’autre littéraire.
L’occasion est celle de la republication de l’un des clichés présentés
par Bataille, mais dans une version modifiée. La modification de leur
aspect s’explique simplement. Des versions en « stéréoscopie » ont été
trouvées dans une collection privée par Pierre Alferi ou Olivier Cadiot, ce
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qui fait toute la différence :
À quoi bon republier des images si célèbres ? (Il s’agit de la série du Supplice
chinois des Cent Morceaux reproduite partiellement dans la revue Document
d’abord, puis dans Les Larmes d’Éros.) Nous avons pensé le faire parce que
nous les avons trouvées en stéréoscopie dans une collection privée. 17

La différence tient à ce que ce procédé permet une vue en relief de


l’image, ce qui redouble son horreur évidemment dans le cas du supplicié.
Or, cette occasion va donner lieu à un premier texte du dispositif, qui est
une explication simplement technique, et historique, faite par Anne
Cartier-Bresson. Ce qui se trouve expliqué alors est aussi bien le procédé
de la stéréoscopie que son usage — dans le domaine didactique, « à
l’usage des écoliers ou des curieux » 18, jusqu’à l’usage pornographique et,
beaucoup plus rarement, pour montrer des scènes violentes comme celle
mise en valeur par Bataille. Passons sur cette page, qui ne concerne pas
directement la littérature.
Le commentaire livré par Giorgio Agamben dans deux pages por-
tant le titre « La vie nue » 19 n’aborde pas non plus des questions litté-
raires, ou pas directement, mais se livre à un décryptage philosophique de
la position de Bataille, pour montrer comment celui-ci s’est leurré et a
entraîné son lecteur vers le leurre en parlant de sacré au lieu même où il
aurait fallu parler de politique, de violence politique à penser et à critiquer
comme telle. Relevons par contre simplement la conclusion de son
propos, qui pourra valoir pour l’ensemble du dispositif d’une certaine
17. La Revue de Littérature générale, n° 1, op. cit., p. 408.
113
18. Ibid., p. 409. LITTÉRATURE
19. Ibid., p. 410-411. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

manière, conclusion qui souhaite sauver une certaine « part » de l’œuvre


bataillienne, par-delà ce qu’il y a d’erreur dans les analyses de Bataille
selon Agamben :
Seulement pour qui saura se délivrer de ce sortilège la vie nue pourra-t-elle
reprendre cette « valeur infinie de renversement » qui demeure, malgré tout,
la part féconde de l’intuition de Bataille.

La critique ici de la position de Bataille, d’une partie de sa position


identifiée à un « sortilège » ne laisse pas pourtant d’ouvrir à un appel,
« malgré tout », à Bataille. Complexité qui précisément sera l’intérêt
majeur, décisif, de ce que proposent, à condition de lire ce qu’ils avancent
avec minutie, Pierre Alferi et Olivier Cadiot.

Et précisément, venons-en à cette proposition, et tout d’abord à ce


qu’elle a d’explicite, avec le troisième terme du dispositif considéré à pre-
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mière vue, un texte intitulé « Bataille en relief ». Ce texte est en fait un
réquisitoire assez violent contre précisément la violence de Bataille et ses
suites dans le champ littéraire. Texte de « coin de table », « écrit en dix
minutes » 20 diront plus tard ses auteurs, texte en tout cas particulièrement
décidé mais aussi — ce qui encore une fois aurait probablement réjoui
Bataille — assez ironique voire franchement moqueur.
Au plan de ce qui s’annonce ouvertement avec ce dispositif, nous
avons affaire à quelque chose de très simple ; à un retour vers les coor-
données premières du rapport de Bataille aux images du supplicié, en
dehors de toute la sophistication de ce rapport qui conduit, nous l’avons
vu, vers le mouvement et la dissipation du désœuvrement et de la fascina-
tion. Ici, donc, il s’agit de rappeler que Bataille a bel est bien — ce qui est
vrai, évidemment — été fasciné, et qu’il a de ce fait induit — ce qui est
également indéniable — d’autres attitudes semblables :
Il nous semblait qu’il y avait une gravité mal placée dans la fascination de
Bataille (et de nombreux autres à sa suite), et une mystification dans l’aura de
sacré dont il entoura ces images. 21

Si les termes du débat sont encore situés — avec la référence à la


question du « sacré » — du côté de la philosophie, l’intention du propos,
une prise de distance nette avec la fascination et même son refus pur et
simple, est néanmoins ce qui va continuer à jouer comme soutènement de
20. Pierre Alferi et Olivier Cadiot, « Bataille en relief : retour sur une provocation », Les
114 Temps modernes, n° 602 : Georges Bataille, décembre 1998-janvier 1999, Paris, Gallimard,
p. 297.
LITTÉRATURE 21. Pierre Alferi et Olivier Cadiot, « Bataille en relief », La Revue de littérature générale,
N° 152 – DÉC 2008 n° 1, op. cit., p. 408.
BATAILLE FANTÔME !

la suite de l’opération, ou plutôt de sa conclusion, qui elle va concerner


directement la littérature. Car autant les deux auteurs se trouvent, dans
quatre premiers paragraphes, marquer un rejet d’une certaine attitude
bataillienne qui ne se distingue pas clairement, sinon par la virulence pro-
bablement, de ce qui se trouve avancé dans le reste du dispositif, qui au
contraire rappelle ce que disent chacun dans son domaine Giorgio
Agamben et Anne Cartier-Bresson, autant le dernier paragraphe engage
un changement radical, et pose abruptement, et résolument, une question
spécifiquement littéraire et annoncée comme telle ; ce dernier paragraphe,
très sérieux mais également très drôle, est donc le cœur du propos des
deux directeurs de la revue ; il s’agit de le lire en intégralité, pour
entendre ce qu’il dit, ce qu’il dit très bien et très explicitement :
L’enjeu est de littérature générale. Il concerne un argument d’autorité esthé-
tique : « Je vous dirai la vérité en violence. » Un pan entier de la poésie (et un
bloc du roman) s’appuie sur cette intimidation. Textes mesurés à leur
quantum de Terreur. Critère galvaudé de l’« expérience des limites ». Le
culte de la cruauté n’est pas moins un motif que les fleurs bleues des vrais-
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poëtes-lyriques-enfin-revenus. Il est seulement plus difficile (moins poeti-
cally correct) d’y dénoncer la complaisance littéraire. Il s’agit pourtant bien,
là aussi, d’une thématique, comme on le disait dans les dissertations de français.
Il s’agit là aussi d’idoles et de fétiches. Et d’une littérature de seconde main,
dans la lignée de Bataille, mais aussi bien d’Artaud, qui croit finalement plus
qu’elle ne dit à la communication, parce qu’elle encaisse la plus-value du
non-communicable, de l’os radical, du gore prestigieux. Dans la version
moderne (répétée comme farce) du « hors-limite », c’est finalement ce mythe
de l’écrivain envoyé spécial dans l’Indicible — qui appose son copyright sur
les Extrêmes — que ces photos mettent en relief. 22

La thèse est avancée sans détour, le texte dit parfaitement ce qu’il


veut dire et n’appelle guère de décryptages ni de commentaires très
fouillés. Sans doute Pierre Alferi et Olivier Cadiot ont-ils raison en
grande partie quant à une certaine complaisance vis-à-vis de la violence
en littérature, sans doute aussi ont-ils eu, ce qui a conduit à des réactions
scandalisées 23, certains choix de termes un peu maladroits — ainsi est-il
probablement malheureux d’employer le vocabulaire de la dénonciation
(« d’y dénoncer la complaisance littéraire »). Mais là n’est peut-être pas,
ou pas seulement, la question.
L’option de défendre Bataille ou, symétriquement, d’accepter la cri-
tique de Bataille pourraient bien n’être pas les seules vers lesquelles se
tourner, ni même les plus intéressantes, pour considérer ce que proposent
Alferi et Cadiot. Ce qui s’avère plus intéressant est de chercher à saisir com-
ment eux aussi, à leur manière, et suivant donc une manière spécifiquement
22. Idem.
115
23. Comme en témoigne l’argument lancé pendant l’entretien avec Pierre Alferi et Olivier LITTÉRATURE
Cadiot, « Bataille en relief : retour sur une provocation », art. cité. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

littéraire, utilisant les moyens de la littérature et non pas seulement ceux


du propos, sont emportés par la scission que nous avons vue à l’œuvre
dans la trajectoire de Bataille, et emportés donc vers autre chose, une
autre question, que celle de la fascination seule — que l’on choisisse d’y
acquiescer ou d’y objecter.
À côté du débat quant au gore chez l’auteur de L’Expérience inté-
rieure, quelque chose se passe, qui agit dans une dimension fantomale et
renverse littéralement le texte d’Alferi et Cadiot. Quelque chose qui parle
de Bataille et de littérature, de la littérature selon Bataille et de ce que la
littérature doit à Bataille — par-delà la fixation effectivement critiquable,
sans doute, sur les images du supplicié.

Cette autre manière de lire l’intervention de La Revue de littérature


générale à l’endroit de Bataille, à vrai dire, n’apporte pas véritablement
d’élément nouveau au plan de l’interprétation de l’œuvre bataillienne, ni
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quant à la complexité du rapport aux images du supplicié, quant au double
rapport, d’abord du côté de la fascination puis de celui du mouvement. Ce
qui intervient n’est qu’une confirmation de ce que l’œuvre de Bataille
permet déjà de remarquer. Par contre, ce que le dispositif amène de singu-
lier, à la faveur de la confirmation qu’il met en jeu souterrainement, est
une certaine intensité, une manière intense et décisive de dire que Bataille,
dans la littérature, est également et avant tout un écrivain du mouvement,
du déplacement, du brouillage des frontières, et non pas seulement celui
extasié qui se fige devant les images du supplicié.
Posons-nous une question simple. Que devient le dispositif relatif à
Bataille dans cet atelier singulier, dans ce grand dispositif de montage
généralisé, entre texte et images — dessin, schémas, manuscrits, trans-
criptions de manuscrits — qu’aura été La Revue de littérature générale 24 ?
Cette question nous conduit vers une réponse également simple, mais aux
implications décisives : le dispositif relatif à Bataille comporte une pertur-
bation majeure, un bouleversement constant, qui l’accompagne de bout en
bout de l’ouvrage. Il est sans doute superflu d’entrer dans les détails de la
configuration, mais l’on peut noter de manière synthétique que tout le
paratexte relatif aux trois textes traitant de Bataille est perturbé, constam-
ment fautif, annonçant un texte où il ne se trouve pas, présentant un texte
qui n’existe pas, oubliant celui qui existe. Ceci est vrai aussi bien de
l’annonce faite dans l’avant-propos, que dans la page d’intertitre et dans
le sommaire. Ainsi par exemple la page d’intertitre annonce-t-elle un
116 « Bataille en relief » avec pour auteurs « Pierre Alferi, Olivier Cadiot,
Anne Cartier-Bresson », ce qui ne dit étrangement rien de la véritable dis-
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 24. Où abondent justement ce type de documents ou de prolongements du texte.
BATAILLE FANTÔME !

position de ce qui est donné à lire, deux textes en fait, fort différents ; un
texte à trois mains tout à fait inexistant est ainsi entrevu. Mais si nous
nous tournons vers le sommaire, c’est pour remarquer qu’il ne signale
aucunement le texte des deux directeurs de la revue, mais uniquement
ceux de Giorgio Agemben et d’Anne Cartier-Bresson. Mais la difficulté
continue. C’est que le texte de Giorgio Agamben est annoncé à une page
où il ne se situe pas, celle de l’intertitre, tandis que le texte d’Anne
Cartier-Bresson est annoncé par contre à la page où effectivement il est
possible de le lire.
Arguties ? Lecture excessive ? Importance trop grande accordée à
des faits de détail ? Cette hypothèse est difficile à retenir d’une part dans
l’esthétique bataillienne mais également dans le cadre de celle mise en jeu
par les directeurs de la Revue de littérature générale, qui précisément ont
choisi de présenter des détails de manuscrits comme significatifs de la
« mécanique » littéraire, dans de nombreuses pages de la revue. Cette per-
turbation est donc significative ; elle doit être située à sa juste place.
On dira dès lors que la revue fait intervenir un dispositif étrange, qui
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semble à première vue limpide et ne retenir qu’un aspect assez restreint de
la démarche de Bataille, ce qui est sans doute une injustice, mais pour criti-
quer une certaine postérité probablement assez médiocre de l’auteur des
Larmes d’Éros, ce qui par contre aura été bien davantage justifié et néces-
saire certainement, mais qui, malgré cette apparence, en réalité propose une
toute autre lecture possible, une lecture proprement littéraire qui alors fait
resurgir un second Bataille, un Bataille fantôme venant hanter les formes
pour les bouleverser et les conduire au brouillage, au non-ajustement, au
déplacement et au mouvement. Telle est la véritable leçon, complexe et lit-
téraire, de la Revue de littérature générale. Bataille revient alors, au-delà de
la fascination, comme un principe de déformation dans l’œuvre, comme un
principe de métamorphose qui sans doute est ce qu’il y a de plus précieux,
de plus décisif en lui, bien davantage que les attraits équivoques d’images
auxquelles certains lecteurs le réduisent. Démonstration par la bande, en
partie involontaire peut-être de Pierre Alferi et Olivier Cadiot, mais
démonstration d’autant plus forte et nettement tracée qu’elle n’aura pas été
produite avec l’appui d’une quelconque complaisance.

117
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008




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! JEAN-FRANÇOIS LOUETTE, UNIVERSITÉ PARIS 4 SORBONNE

Informitas de l’univers
et figures humaines.
Bataille entre Queneau
et Leiris

À la fin de 1929, dans le « Dictionnaire critique » de la revue


Documents, Bataille publie un très court texte, aujourd’hui fort connu,
consacré à la notion d’Informe. Il la définit moins par son sens que par
ce qu’il nomme la « besogne » du mot : moins par un contenu séman-
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tique, donc, que par une valeur pragmatique. En effet informe est « un
terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait
sa forme » ; aussi « affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est
qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une
araignée ou un crachat ». La fortune critique de ces quinze lignes a été
en raison inverse de leur brièveté. Pour synthétiser, disons seulement
qu’elles ont été commentées dans deux directions principales : philoso-
phique et esthétique. — Mais, puisqu’il s’agit de la nomination et de
l’univers, pourquoi avoir négligé… la théologie ? N’est-ce pas de la
Genèse, ou plutôt d’une contre-Genèse, qu’il est ici question ?
N’oublions pas cette mise en garde que Bataille notait en 1949 : « Il me
semble toujours qu’un recours aux catégories intellectuelles de la reli-
gion ouvre à l’investigation des profondeurs qui échappent à celui que
limite la culture laïque. » 1

CONTRE SAINT AUGUSTIN

Le commentaire philosophique de la notion d’informe s’est avant tout


attaché à situer la pensée de Bataille par rapport à l’Antiquité gréco-latine,
prise comme espace d’origine de la philosophie. En 1978, dans l’excès, la
démesure, la dépense improductive, Robert Sasso voyait une espèce
d’hybris grâce à laquelle Bataille se serait replacé en deçà du logos de
Socrate, et même en deçà de la pensée présocratique ; il remarquait aussi
que Bataille cherchait à penser les déchets de la pensée : ceux-là mêmes — 119
la boue, la crasse — pour lesquels, selon Socrate dans le Parménide de
LITTÉRATURE
1. Œuvres complètes (désormais OC), XI, p. 419. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

Platon, il n’est pas d’Idées 2. En 1982, dans La Prise de la Concorde, Denis


Hollier a déplacé cette analyse vers le terrain de l’informe, opposant dès
lors le bref article de Documents à toute la théorie platonicienne des
Formes 3. En 1994, dans Nietzsche et Bataille, François Warin a montré
comment Bataille renouait avec la pensée matérialiste de l’Antiquité 4, tant
par la célébration du hasard (voir Lucrèce), que par le refus de l’ajournement
(ou délai) : « le besoin de la durée nous dérobe la vie », lit-on dans la
Théorie de la religion 5 — Épicure n’aurait pu que souscrire à cette belle
phrase.
On pourrait aller plus loin dans le même sens, et se demander dans
quelle mesure Bataille reprend à la philosophie antique non seulement des
thèmes, mais aussi des formes de pensée. La fameuse méthode de drama-
tisation, par exemple, qui est au cœur de L’Expérience intérieure, impos-
sible de la comprendre sans la replacer dans la tradition des exercices
spirituels, qui, par-delà Ignace de Loyola, remonte à l’Antiquité, et qu’a
notamment illustrée Marc Aurèle. On lit ainsi dans les Pensées (III, 11) :
« Il faut toujours se faire une définition ou description de l’objet qui se
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présente dans la représentation, afin de le voir en lui-même », avant de se
demander quelle est « sa valeur par rapport au Tout et par rapport à
l’homme » 6. Le texte qu’en juin 1939 Bataille publie, dans le cinquième
numéro d’Acéphale, sous le titre « La pratique de la joie devant la mort »,
et qui s’achève par une « Méditation héraclitéenne », on gagnerait à le lire
comme une méditation renouvelée de l’Antiquité. Méditation non platoni-
cienne, certes, car il ne s’agit pas de s’arracher au sensible et au corps.
Mais épicurienne, si c’est bien la conscience de la finitude de l’existence
qui à chaque instant donne un prix infini. Et stoïcienne en ceci que
Bataille veut accéder au niveau d’une pensée universelle par éclatement
de son individualité.
Cependant, pour penser l’informe selon Bataille, il me semble qu’il
faut se référer non seulement à un paradigme philosophique gréco-latin,
mais encore à un paradigme théologique latin. Car l’informe est (aussi)
pour Bataille une notion anti-chrétienne. Voici ce qu’il écrit en 1934, dans
son article sur « La structure psychologique du fascisme » : « Dieu réalise
[…] dans son aspect théologique la forme souveraine par excellence. » 7
Dieu est la Forme des formes. Mieux : il est celui qui donne forme à un
2. Georges Bataille. Le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Paris, Éditions de
Minuit, 1978, p. 191-194 et p. 67-68.
3. La Prise de la Concorde, Paris, Gallimard, 1982, p. 187-192.
4. Paris, PUF, 1994, p. 148-154. L’amour de la chance, qui nous semble nietzschéen, est
aussi conforme à la doctrine tant des Épicuriens (voir Pierre Hadot, Exercices spirituels et
philosophie antique, 1993, rééd. Paris, Albin Michel, 2002, p. 326), que des Stoïciens (s’il
s’agit d’un consentement au destin). L’exhortation à vivre dans l’instant présent est
120 d’ailleurs à la fois épicurienne et stoïcienne (ibid., p. 84, 328 et 356).
5. OC, VII, p. 310.
LITTÉRATURE 6. Je cite la traduction de Pierre Hadot, qui commente ce texte, op. cit., p. 151.
N° 152 – DÉC 2008 7. OC, I, p. 361.
INFORMITAS DE L’UNIVERS ET FIGURES HUMAINES !

monde qui, sans lui, demeurerait informe. Telle est la pensée d’Augustin,
dans les Confessions. J’avance donc l’hypothèse que Bataille, dans ce
court article de Documents, s’inscrit en faux contre la doctrine
d’Augustin.
Bataille a-t-il lu les Confessions ? Sans doute. Ce livre célèbre, il n’a
pu l’ignorer dans le cadre de son éducation catholique, entre 1914 et
1920. Il mentionne le nom d’Augustin en 1934, dans un compte rendu,
pour la revue La Critique sociale, d’un ouvrage intitulé Dieu et César 8.
Autre signe de sa familiarité avec les Pères de l’Église, dans la « Discussion
sur le péché » qui eut lieu en 1944 chez Marcel Moré, il se réfère à
« l’histoire de la théologie », et cite le nom d’un Docteur de l’Église, qui
vécut, comme Augustin, au IVe siècle, Grégoire de Nazianze 9. Vers
Augustin conduiraient encore trois menus indices. D’une part, la concep-
tion que Bataille se fait de l’aveu comme réitération augmentée de la faute
— « la possibilité d’une flambée, désastreuse elle-même » 10 —, s’oppose
évidemment trait pour trait au statut de la confession chez Augustin. Que
le Christ soit un médiateur entre Dieu et l’homme, voilà ce qu’Augustin
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indiquait dans les Confessions (livre X, xliii, 68 : verax mediator) ;
Bataille reprend le mot dans une conférence de 1948, « Schéma d’une his-
toire des religions » 11. Enfin et surtout, la métaphore de l’aboiement,
récurrente chez Augustin pour désigner la parole des ennemis de Dieu 12,
Bataille s’en souvient dans sa réponse à l'enquête de la revue Empédocle,
lancée par René Char en 1950 (« Y a-t-il des incompatibilités ? »), quand
il écrit que « l’universelle confusion » fait de la pensée d’aujourd'hui un
« aboiement de chien dans l'église » 13.
Or que dit Augustin de l’informe ? Il emploie le mot d’informitas au
tout début du livre XII des Confessions, dans un commentaire des premiers
versets de la Genèse 14 : « N’est-ce pas vous, Seigneur, qui m’avez appris
qu’avant que cette informe matière [istam informem materiam] reçût de
vous sa forme et ses variétés, il n’y avait rien, ni couleur, ni figure, ni corps,
ni esprit ? Ce n’était pas un rien absolu, mais quelque chose d’informe,
dépourvu de toute figure [erat quaedam informitas sine ulla specie] » (X,
iii, 3). Augustin éprouve bien des difficultés à se représenter ce moment où
« Les ténèbres régnaient sur l’abîme » (Genèse, I, 1). Il n’y avait alors « ni
forme, ni néant », mais « un être informe, un presque néant » (X, vi, 6). La
Création du monde revient, pour Dieu, à donner — par bonté — forme à la
matière informe, aux choses imparfaites et informes (inchoata et informia,
8. OC, I, p. 377.
9. OC, VI, p. 350.
10. OC, X, p. 341.
11. OC, VII, p. 429.
12. Voir Confessions, IV, xvi, 31 ; VI, iii, 4 ; IX, iv, 12 ; XVII, xvi, 23.
13. OC, XII, p. 17.
121
14. Je cite la traduction de Pierre de Labriolle, parue aux Belles Lettres (première édition LITTÉRATURE
en 1927). N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

XIII, ii, 2), créant ainsi le monde que nous connaissons : le ciel visible, et la
terre organisée. Et ce passage de l’informe à la forme, Augustin s’assigne
pour tâche de le répéter en lui-même : il « identifie le mouvement par lequel
la matière créée par Dieu reçoit illumination et formation et se convertit
vers Dieu, au mouvement par lequel son âme s’est arrachée au péché, a été
illuminée et s’est tournée vers Dieu » 15.
En revenir à l’informe, pour Bataille, c’est donc procéder du même
geste à une contre-Création et à une dé-conversion. Une apostasie et un
anti- « fiat ». Le Coupable : « il faut tuer Dieu pour apercevoir le monde
dans l’infirmité de l’inachèvement » 16. Informitas ou infirmité, l’enjeu est
le même : en revenir à en deçà de la Création, défaire les formes que Dieu
a données à la matière. L’article Informe n’est rien de moins que toute la
Genèse renversée par Bataille. D’où l’intérêt de son insistance sur la
valeur performative du terme informe : ce qui est en question, c’est, tou-
chant l’univers, un deleatur.

ABSENCE DE FORME
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Dans cet effort vers une contre-Genèse, Bataille a trouvé dès 1922
un allié substantiel : Nietzsche. Au paragraphe 109 du Gai Savoir sont
rejetés plusieurs modèles usuels pour penser le monde : ceux de l’orga-
nisme, de la machine, de l’ordre astral, de l’anthropomorphisme, ou des
lois naturelles. Non, « le caractère général du monde est au contraire de
toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au
contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté,
de sagesse » (je souligne) ; le chemin est long avant que nous ayons
« totalement dédivinisé la nature » 17 : il faut pourtant s’y risquer. Mais
pourquoi cette absence de forme ? Parce que Nietzsche caractérise tou-
jours la nature par deux traits, qui n’ont pu manquer de frapper Bataille :
son indifférence et sa prodigalité surabondante. Qu’on reprenne Le Gai
Savoir : « dans la nature règne non pas la situation de détresse, mais au
contraire la surabondance, la prodigalité, jusqu’à l’absurde même »
(§ 350). Même thème dans Par-delà bien et mal (§ 9) : « un être comme
l’est la nature, prodigue au-delà de toute mesure, indifférent au-delà de
toute mesure » 18.
On voit où je veux en venir : chez Nietzsche aussi il y a une pensée
de l’informe. Exaltation de la métamorphose, elle s’appuie à la fois sur
Héraclite — dans Le Gai Savoir, par exemple est évoqué « le flux absolu
du Devenir » —, et sur l’expérience de la musique, opposée aux arts plas-
tiques : la musique est pour Nietzsche « un état antérieur à toute forme,
122 15.
16.
Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 232.
OC, V, p. 262.
LITTÉRATURE 17. Je cite la traduction de Patrick Wotling, GF, 2000.
N° 152 – DÉC 2008 18. Là encore je cite la traduction de Patrick Wotling, GF, 2000.
INFORMITAS DE L’UNIVERS ET FIGURES HUMAINES !

en même temps qu’un état de dissolution dernière de toute forme » 19. Un


point a dû retenir l’attention de Bataille : Nietzsche aborde la question des
implications esthétiques de l’absence de forme. Il intitule un des frag-
ments du Gai savoir « Attrait de l’imperfection » (§ 79), et soutient que
chez l’homme dionysiaque « le mal, le non-sens, le laid apparaissent en
quelque sorte permis en raison d’une surabondance de forces génératrices
et fécondantes » (§ 370). Il signale même, dans Humain trop humain
(§ 152), l’existence d’un « art de l’âme laide ».
Il reste que chez Nietzsche — et là encore de manière héraclitéenne
— tout est contradiction. Il vilipende en effet l’« informe » de la musique
de Wagner, réclame qu’on n’écrive pas de prose sans exercer sa troisième
oreille, et loue le sens de la « forme » qu’a la France en littérature (Par-delà
bien et mal, § 240, 246, 254). Il condamne aussi le laid — car « la vision du
laid rend mauvais et sombre » (Le Gai Savoir, § 291), si bien qu’il veut
« faire comme Raphaël et ne plus peindre de tableau de martyre » (ibid.,
§ 313). Bataille, en revanche, chez qui l’on n’imagine guère de goût pour
Raphaël, s’avance avec plus de résolution que Nietzsche sur le chemin du
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laid. Il inclut le martyre (le supplicié chinois, par exemple) et la laideur dans
le domaine de l’informe. Plus précisément, hostile aux dualismes, tout
comme Nietzsche, il mêle forme et informe, beau et laid ; le titre d’un
article qu’il signe en mars 1949 dans Critique est exemplaire : « La laideur
belle ou la beauté laide dans l’art et la littérature. » Il s’agit de méditer sur
« cet art moderne où parfois la laideur sollicite le nom de la beauté », art qui
se situe « dans l’ingénuité où se trouve ruinée l’opposition de la beauté et de
la laideur » 20. On en est donc venu au plan esthétique.

INFORME BAS

Sur ce plan, la question de l’informe n’est certes pas nouvelle. Une


promotion de l’informe s’esquissait déjà chez Burke, dans sa Recherche
philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757).
Selon Burke, le sublime, dans la poésie, suppose que l’esprit soit
« entraîné hors de lui-même » par « des images grandes et confuses » 21 :
ainsi — ce sont les exemples de Burke 22 — de la description de la Mort
dans tel vers de Milton (« Si l’on peut appeler figure ce qui n’a pas de
figure »), ou de Dieu dans le Livre de Job (« Un esprit passa devant ma
face. […] Il s’arrêta, mais je ne pouvais discerner sa forme »). Inutile de
s’attarder sur le lien, dans la Critique du jugement, entre informe et
sublime : l’Océan déchaîné, par exemple, montre ce « caractère dépourvu
19. Ernst Bertram, Nietzsche. Essai de mythologie, 1918, première trad. fr. 1932, reprise
aux
20.
Éditions du Félin, 1990, p. 166.
OC, XI, p. 417 et 421.
123
21. Partie II, § IV (trad. par Badine Saint-Girons, Paris, Vrin, 1998, p. 108). LITTÉRATURE
22. Ibid., Partie II, § 3, p. 104. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

de forme < Formlosigkeit > qui peut être propre à ce que nous nommons
le sublime » 23. Mais il s’agissait dans les deux cas d’un informe qu’on
pourrait qualifier de haut. Bataille n’en attendait pas moins de Kant,
homme qui écrivit que « la plus grande jouissance sensible, qui ne se
mêle d’aucun dégoût, consiste, quand on est en pleine santé », non pas
dans le sexe, comme de mauvais esprits pourraient croire, mais « à se
reposer après le travail » 24. Bataille prend, quant à lui, le parti d’un
informe bas. C’est là son originalité radicale, quant à l’informe : il se
lance dans une formidable entreprise de dé-sublimation. Flaubert disait
que « l’ignoble est le sublime d’en bas » — c’était encore conserver le
sublime ; Bataille veut retirer tout sublime à l’informe.
Les conséquences esthétiques de ce geste ont déjà été largement
décrites, aussi bien en ce qui concerne les arts visuels 25, que la prose
« d’idées » — où prévalent un « principe de cassure », une « “méthode”
d’inachèvement » que concrétise la multiplication des points de suspen-
sion et des ébauches 26. Pour la prose narrative, la liste serait longue des
procédés auxquels Bataille recourt afin d’inscrire l’informe 27 : gaucherie
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(discordance dans l’usage des temps verbaux, approximation dans
l’emploi des prépositions), parodie (un roman comme Le Bleu du ciel
défait et Nadja et La Condition humaine), pseudonymes, puisque « le
masque est le chaos devenu chair » 28, tempête blanche des silences, disso-
nances — par exemple, pour se borner aux paroles de livrets citées dans
Le Bleu du ciel, la dissonance entre Mozart (Don Juan) et Offenbach
(dont Le Crépuscule des idoles évoquait déjà le côté burlesque) ou Kurt
Weill (L’Opéra de quat’sous). De cet ensemble de procédés naît souvent
une étrange poésie brisée, que Bataille décrit au mieux dans une ébauche :
« Parfois la phrase dont le tremblement court à la surface du papier lisse
a la beauté de nuages informes dans le vent. » 29 Puisque Bataille ne sau-
rait renoncer à sa critique de l’élévation idéaliste, icarienne — c’est ce
qu’il reprochait à Breton en 1930 — il faut donc imaginer qu’il a rêvé sur
une belle bassesse des nuages.

23. « Analytique du sublime », § 24, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1984, p. 87.
24. « Du bien physique suprême », Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, trad.
Michel Foucault, Paris, Vrin, 2002, p. 207.
25. Voir Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai Savoir visuel selon
Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.
26. Robert Sasso, op. cit., p. 42 et 65.
27. Voir notamment Lucette Finas, La Crue. Une lecture de Bataille. « Madame Edwarda »,
Paris, Gallimard, 1972 ; Francis Marmande, L’Indifférence des ruines. Variations sur l’écri-
ture du « Bleu du ciel », Paris, Parenthèses, 1985 ; Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du
124 récit de mort, Paris, PUF, 1993, ainsi que les Notices et notes de l’édition des Romans et récits
de Bataille que j’ai dirigée pour la Bibliothèque de la Pléiade, 2004.
LITTÉRATURE 28. « Le masque », OC, II, p. 404 (la phrase est en majuscules dans le texte de Bataille).
N° 152 – DÉC 2008 29. Romans et récits, op. cit., p. 998.
INFORMITAS DE L’UNIVERS ET FIGURES HUMAINES !

GNOSE

Une matière informe, excédante et indifférente : voilà la conception


qu’à Bataille il est loisible d’élaborer à partir d’Augustin (informe) et de
Nietzsche (excédante, indifférente). Deux voies s’ouvrent alors à lui. Soit
il peut faire de cette matière un principe ontologique à part entière : il
retrouverait alors la Gnose, et son chemin rejoindrait celui de son ami
Raymond Queneau. Soit il tente de lui opposer une politique révolution-
naire : il va dès lors se confronter avec Michel Leiris.
La matière informe, Augustin l’a découverte durant son adhésion au
manichéisme, laquelle ne dura pas moins de neuf années. Manès posait en
effet, nous disent les Confessions, deux substances — du Bien et du Mal
—, et il faudra longtemps à Augustin pour comprendre que le Mal n’est
pas une substance, mais n’a qu’une essence négative : il n’est rien d’autre
que la privation du Bien (III, vii, 12), la « perversité d’une volonté qui se
détourne de la substance souveraine » (VII, xvi, 22) — définition dont nul
n’ignore la fortune. Bataille, lui, fut sans doute tenté par l’idée d’une
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substance du Mal, d’une masse hostile : adversa moles, disait Augustin
(VII, ii, 3). Mais il écarta cette tentation. C’est ce qui ressort de l’article
de 1930 intitulé « Le bas matérialisme et la gnose ». Bataille y remonte en
effet à ce dont le manichéisme lui semble dériver, à savoir la Gnose, et il
en indique un leitmotiv : « la conception de la matière comme un principe
actif ayant son existence éternelle autonome, qui est celle des ténèbres
[…], celle du mal ». Mais cette décision ontologique (faire de la matière
un principe substantiel), il la rejette, en tant qu’elle produit une de ces
« grandes machines ontologiques » où s’abrite l’idéalisme : substantia-
lisée, la matière demeurerait une « chose en soi » ; elle se placerait au
sommet d’une hiérarchie ontologique, en tant que « forme idéale de la
matière » 30. L’intérêt de la Gnose est autre : elle révèle la possibilité d’un
« obscur parti pris pour une bassesse qui ne serait pas réductible » à
quelque principe supérieur que ce soit. À partir de quoi Bataille rapproche
la Gnose et le « matérialisme actuel », tant sur le plan d’un processus psy-
chologique (dans les deux cas, il s’agit de refuser la soumission à une
autorité rationnelle ou idéaliste), que sur celui d’une attitude esthétique :
les figurations gnostiques comme les figures modernes ridiculisent tout
académisme, rejettent « les pouvoirs établis en matière de forme » 31.

DEUX FINS DE ROMANS

Pour mieux mesurer l’originalité de la lecture que Bataille fait de la


Gnose, on peut rapidement la comparer à celle de Queneau, telle qu’elle
30. C’est ce qui est dit dans l’article « Matérialisme » du Dictionnaire de Documents, voir
125
OC, I, p. 179. LITTÉRATURE
31. OC, I, p. 223-225. N° 152 – DÉC 2008
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se présente dans son roman paru à la fin de 1933, Le Chiendent. Queneau


suivit en 1933 les cours d’Henri-Charles Puech, à l’École des Hautes
Études, sur la gnose et le manichéisme 32 ; lecteur de la revue Le Voile
d’Isis et des ouvrages de René Guénon, il était aussi remonté aux sources
(Valentin, Plotin). Je l’imagine volontiers lecteur de l’article de Bataille
sur le bas matérialisme et la gnose, et observateur attentif des figures
reproduites qui l’accompagnaient : elles donnaient notamment à voir,
selon les légendes rédigées par Bataille, des « archontes à tête de canard »
et un « dieu acéphale ». Ne retrouve-t-on point ces divinités mauvaises
dans Le Chiendent, mais sous une forme humoristique ? C’est la contem-
plation de « petits canards flottant dans un chapeau imperméable » — non
pas des têtes de canard, mais des canards pour tête… — qui, au début du
roman, détourne Étienne Marcel de la banalité tranquille où, modeste
employé, il coulait ses jours 33. Quant à la villa de la famille Marcel, dont
le premier étage est resté inachevé, et qu’Étienne chaque soir regagne
après avoir changé à la station de métro Saint-Denis, elle demeure
« acéphale » 34.
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Cependant, à la différence de Bataille, Queneau assume la portée
ontologique de la Gnose : il en reprend le dualisme (que figure, par
exemple, la division intime propre au jeune Théo, partagé entre ses pol-
lutions nocturnes et l’étude des mathématiques). Et il montre le
triomphe final du Mal, à travers le couronnement de l’ignoble mère
Cloche, emblème transparent d’un monde qui cloche, ou de ce qui
cloche dans le monde. Ce personnage est à penser à l’intérieur du para-
digme que produit une parenté onomastique : la mère Cloche est le pen-
dant du père Taupe. Celui-ci figure le repli mélancolique sur soi, à quoi
non sans méchanceté Queneau réduit le sage antique (« pour vivre heu-
reux vivons caché », selon la maxime épicurienne). Il représente aussi
l’envers exact de la très agissante « vieille taupe » de la Révolution
selon Marx (Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte). De fait, ce
n’est pas le père Taupe, mais la mère Cloche, qui l’emporte au dernier
chapitre du roman. Laide, crasseuse, méchante, liée aux ténèbres, elle
devient la reine des Étrusques, qui mène une guerre victorieuse contre
les Français, sous le nom de Miss Aulini : Queneau joue sur le double
registre du mythe (le Mal gagne) et de l’Histoire (le fascisme menace,
alors que la Révolution sommeille dans son coin).

32. Dans En quête de la gnose, Paris, Gallimard, 1978, p. 51, Puech résumera le fond du
gnosticisme en trois traits : un dualisme ontologique pessimiste ; l’espoir d’un salut par la
Connaissance ; la distinction entre le Créateur (coupable d’avoir engendré un monde mau-
vais) et le Sauveur (Dieu inconnu et bon, radicalement étranger au monde).
126 33. Autres lectures possibles : le mot canard désigne aussi une fausse nouvelle (la fiction
commence par de la fiction), et les canards dans le chapeau se rattachent au thème, si impor-
LITTÉRATURE tant dans Le Chiendent, de la prestidigitation (métaphore méta-romanesque).
N° 152 – DÉC 2008 34. Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 66.
INFORMITAS DE L’UNIVERS ET FIGURES HUMAINES !

On le sait : c’est sur ce même double registre que se situe la fin du


Bleu du ciel (1935). Qu’est-ce qui fait de ce dénouement un texte à valeur
mythique ? Deux éléments. D’abord, et d’évidence, le grandissement.
Bataille prête aux enfants en uniforme que voit Troppmann une « exulta-
tion de cataclysme » ; il les suppose, dans une transe cosmique, « hallu-
cinés par des champs illimités où un jour ils s’avanceraient, riant au
soleil » — le soleil, être mythique par excellence pour Bataille, emblème
de la dépense en pure perte. Il emploie une métaphore à valeur elle aussi
cosmique, et naturalisante, celle de la « marée montante du meurtre » ;
enfin, il évoque le thème stoïcien de l’ekpurôsis, conflagration pério-
dique, régénération cyclique de l’univers par le feu : « toutes choses
n’étaient-elles pas destinées à l’embrasement ». Second élément
mythique, moins évident : les mythes n’ayant pas d’auteur, et rien ne lui
étant, selon Le Coupable, « plus étranger qu’un mode de penser per-
sonnel » 35, Georges Bataille s’arrange pour que dans cette dernière page
figure son nom propre… mais sous forme de nom commun — « je regar-
dais au loin… une armée d’enfants rangée en bataille » —, ainsi que son
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prénom, mais devenu le substantif qui en est le plus proche : « […] le
soufre allumé, qui prend à la gorge » (je souligne). La crypto-signature
vaut ici comme dissolution du nom propre et du prénom 36, au moment
même où le substrat mythique du roman est ravivé : ce qui est donné à
voir, c’est le principe impersonnel et angoissant de toutes choses,
qu’Héraclite nommait polemos 37. L’apparition du mot de « catastrophe »
(« j’avais, à me découvrir en face de cette catastrophe, etc. ») indique bien
qu’il s’agit d’une rencontre avec le temps à vif des origines, si l’on en
croit la définition qui, s’appuyant sur un mot de Shakespeare (« time is
out of joint »), sera donnée dans L’Expérience intérieure : « la “catas-
trophe” est la révolution la plus profonde — elle est le temps “sorti des
gonds” » (OC, V, 89 38). Dans ce mouvement par quoi le temps échappe à
toutes les formes de mesure et de prévision, ce qui est retrouvé, c’est bien
l’informe.
Pourtant, la fin du Bleu du ciel est aussi un texte qui convoque for-
tement l’Histoire. Ces enfants en ordre militaire qu’à Francfort voit
Troppmann sont des « enfants nazis ». Et le protagoniste décide de
prendre le train pour Paris — lieu d’une action politique possible : « Je
comprenais qu’à Barcelone, j’étais en dehors des choses, alors qu’à
35. « Rien ne m’est plus étranger qu’un mode de pensée personnel », OC, V, 353.
36. Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon Introduction pour l’édition des
Romans et récits dans la Bibliothèque de la Pléiade, op. cit., p. LXXXIV-LXXXVI.
37. « [L] es choses essentielles dérivent […] du dieu polemos », écrit Bataille dans une
lettre à Roger Caillois, le 9 octobre 1935 (Choix de lettres, éd. Michel Surya, Paris,
Gallimard, 1997, p. 116) ; en juin 1939, dans le dernier numéro de la revue Acéphale, au
cœur de la « Méditation héraclitéenne », éclate ce cri : « JE SUIS MOI-MÊME LA
GUERRE. » Méditation nourrie aussi de Nietzsche, qui, dans Le Gai Savoir (§ 283), lance
127
cette exhortation : « Vivez en guerre avec vos pareils et avec vous-mêmes. » LITTÉRATURE
38. OC, V, p. 89. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

Paris, j’étais au milieu. À Paris, je parlais avec tous ceux dont j’étais
proche au cours d’une émeute. » 39 Ainsi ce détail (prendre un train pour
Paris), s’il a bien une valeur symbolique, maintient la possibilité d’un enga-
gement politique pour Troppmann. Ce « train […] formé » (je souligne)
s’opposerait au « fracas de trains télescopés » qui dans L’Expérience inté-
rieure illustre l’idée de catastrophe 40. D’un côté, la matière informe, de
l’autre, l’action dans l’Histoire. Pour Walter Benjamin, en 1940, dans
ses thèses « Sur le concept d’histoire », l’ange de l’Histoire a le visage
« tourné vers le passé », il ne voit « qu’une seule et unique catastrophe » 41.
C’est qu’il ne sait plus prendre le train — il ignore le sens de la marche.

RAPPEL : LEIRIS DANS LE BLEU DU CIEL

Aller à Paris, donc, ne pas rester à Barcelone. Dans Le Bleu du ciel,


celui qui se montre un révolutionnaire inefficace, à Barcelone, se pré-
nomme Michel. J’ai dit ailleurs quelles raisons il y avait de voir dans ce
personnage une figuration voilée de Michel Leiris : qu’il suffise ici de
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rappeler que les mêmes mots (« lunaire », « hurluberlu »), qui dans le
roman désignent Michel, s’appliqueront en 1951 à Leiris, dans les notes
du « Surréalisme au jour le jour » 42. Le roman met en scène la dissension
profonde, sur le plan politique, qui sépare Bataille et Leiris, à la fin de
1934 et au début de 1935. Sur le plan esthétique, la conséquence est un
paradoxe : Le Bleu du ciel, roman de l’informe, est aussi un roman qui
suppose des formes humaines précises : des clés. Mais le recours aux per-
sonnalités s’explique si l’on relit l’article que Bataille a consacré en sep-
tembre 1929 à la « Figure humaine » : caricaturer, c’est accuser la
particularité d’une figure qui se sépare aussi bien « de l’espace et du
temps infini du sens commun » que des « séries indiscontinues (sic)
exprimées par la notion d’univers scientifique » 43. Qui se prête à la carica-
ture n’est pas loin de tomber sous le coup d’une accusation de narcissisme
— autre reproche politique, si l’on veut.

RÊVE : BATAILLE DANS L’ÂGE D’HOMME

Leiris, qui fut l’un des tout premiers lecteurs du Bleu du ciel, l’été
1935, ne manquera pas de répondre à Bataille. Il le fera dans L’Âge
d’homme, achevé en novembre 1935.
39. Le Bleu du ciel, Romans et récits, op. cit., p. 186.
40. OC, V, p. 88-89.
41. Œuvres, t. III, trad. par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris,
Gallimard, Folio/essais, 2000, p. 434.
128 42. Voir la Notice du Bleu du ciel, Romans et récits, op. cit., p. 1040. Ce rapprochement
entre Michel et Leiris avait déjà été fait par Yves Thévenieau dans sa thèse, La Question du
LITTÉRATURE récit dans l’œuvre de Georges Bataille, Université de Lyon 2, 1986, t. I, p. 159.
N° 152 – DÉC 2008 43. OC, I, p. 183.
INFORMITAS DE L’UNIVERS ET FIGURES HUMAINES !

Il est d’usage de souligner tout ce que ce livre doit à Bataille — à


commencer par l’incitation déterminante, puisque Leiris en rédigea la pre-
mière version, « Lucrèce, Judith et Holopherne », pour une collection de
textes érotiques que Bataille voulait lancer. On sait bien aussi que Leiris
s’amuse à écrire, dans la section « Yeux crevés », sa propre Histoire de
l’œil, ou encore qu’il est fécond de lire L’Âge d’homme à la lumière de cer-
taines notions de Bataille — qu’il s’agisse de l’acéphalité (Holopherne…)
ou de l’hétérogène. Deux exemples. Le premier souvenir de théâtre de
Leiris nous le montre au Musée Grévin, et tellement pris par le spectacle
que le pire advient : « je m’oubliai dans ma culotte ». Le verbe n’est pas
choisi sans dessein. L’euphémisme codé permet, d’un côté, de suggérer une
question paradoxale : si je n’ai pas oublié (niveau de l’adulte) que je
m’oubliai (plan de l’enfant), qu’est-ce qu’un autoportraitiste qui s’oublie ?
D’un autre côté, nul n’est dupe de l’euphémisme : l’aveu honteux se fait,
Leiris parle des déchets du corps humain, qui touchent de bien près à la
mort : « je fus très mortifié quand elle [ma mère] m’emporta » 44. Les
déchets, la mort, l’infamie : voilà qui relève pour Bataille de l’hétérogène 45.
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Second exemple : dans L’Âge d’homme, Leiris fait plus d’une fois sa part à
la contingence des grains de la vie, à ce qui semble inassimilable (c’est un
terme clé dans la définition que Bataille donne de l’hétérogène) par l’inter-
prétation : songeons à la très longue énumération de souvenirs relatifs au
séjour au Caire 46. La pertinence au regard des lignes directrices de l’auto-
portait tend à se défaire, au profit de la richesse éparpillée de l’expérience
— inassimilable, hétérogène.
Fécondité, donc, d’une lecture « bataillienne » de L’Âge d’homme.
En revanche, on a moins commenté la place faite à Bataille à la fin du
livre.
Dans les deux dernières sections sont racontés trois rêves, dans les-
quels, à mon sens, s’esquissent des réponses à la question que pose le
44. L’Âge d’homme, Paris, Folio, 2003, p. 44 (je souligne). Pour le plaisir, notons que deux
autres lectures de cette scène sont encore possibles. La première (sans doute programmée
par Leiris, non sans humour) serait de type freudien, et insisterait, comme de juste, sur le
doigt du prestidigitateur qui s’exhibe dans cette petite salle du Musée Grévin, ainsi que sur
la rougeur de l’enfant, « fort absorbé par le spectacle », enfant qui n’a pas pu ou su se retirer
« en temps opportun », et qui ne retient pas ses fèces, dans l’excitation devant… la scène
primitive (à laquelle il est, dans L’Âge d’homme, plus d’une fois fait allusion). Voir « Extrait
de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », Cinq psychanalyses, Paris,
PUF, 1979, p. 385 : « L’enfant interrompit finalement les rapports sexuels de ses parents en
ayant une selle, ce qui lui permit de se mettre à crier ». La deuxième verrait dans l’épisode
une scène matricielle de l’entreprise autobiographique chez Leiris, qui écrirait pour répéter
la honte d’un méfait — sous forme d’aveux scandaleux —, tout en préservant et en appro-
fondissant le lien affectueux à la mère, toujours vivante au moment où est publié L’Âge
d’homme ; dans cette perspective, il faudrait inverser la proposition « autant que je connais
ma mère » pour trouver le véritable dessein : afin de me faire connaître de ma mère. Sartre
n’avait pas tort d’écrire, dans L’Idiot de la famille, que « la gloire est une relation de
famille ».
45. Voir « La structure psychologique du fascisme », Première partie, La Critique sociale,
129
nov. 1933 (repris in OC, I ; on se reportera aux p. 344-349). LITTÉRATURE
46. Op. cit., p. 139-140. N° 152 – DÉC 2008
! GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

titre : suis-je parvenu à l’âge d’homme ? C’est-à-dire d’abord : est-ce que


je souffre d’inversion ? C’est le problème de l’homosexualité, qui se pose
au regard d’un principe ou d’une exigence de virilité, et que met en scène
le premier rêve, baptisé « La femme turban ».
Mais « suis-je parvenu à l’âge d’homme », cela signifie aussi : est-ce
que j’accepte la succession des générations (principe de vieillissement) ?
C’est la question qui transparaît dans le premier moment du deuxième
rêve, où se mêlent les images de l’amie de Leiris (Léna Gordon), dont il
a noté, non sans inquiétude, qu’elle a eu un enfant, et de Zette (Louise
Godon), qui n’est pas non plus nommée, mais dont un avortement
récent est transposé (« à son nombril je découvre une petite flaque de
sang »). Le second temps de ce deuxième rêve se présente ainsi :
Le rêve se poursuit dans le quotidien, la banalité. La dernière image est une
espèce de tract distribué à ses ouvriers par un entrepreneur socialiste ; au bas
du papier est dessinée une paire de brodequins à boutons, dans un style qui
rappelle celui de certaines vieilles enseignes de cordonniers.
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Une première version de ce rêve se trouvait notée, le 30 mars
1934, dans le Journal de Leiris. Elle était plus explicite : « le texte, écrit
sur le ton d’un manifeste socialiste, invite les ouvriers à poursuivre les
travaux, en vue du bien public. Volontairement, l’entrepreneur ne se
place pas dans ce texte du point de vue entreprise, mais seulement du
point de vue humanitarisme ». Ce dernier mot suggère que, placé dans
L’Âge d’homme, le rêve permettra de répondre à cette question impli-
cite : suis-je capable de dépasser mon narcissisme 47, de me tourner vers
autrui (principe d’humanité) ? Mais ce premier enjeu se double d’un
second, qui est de poursuivre le dialogue avec Georges Bataille. En
effet, toujours dans la même entrée du Journal, immédiatement après
celui dont nous venons de citer un fragment, se trouve noté un autre
rêve, qui lui aussi sera repris, un peu modifié, dans L’Âge d’homme.
Mais là où, dans L’Âge d’homme, on lit que dans ce dernier rêve figurait
« peut-être un de mes amis », dans le Journal Leiris notait : « et
quelqu’un d’autre, peut-être G. B. », initiales de Georges Bataille. D’où
l’hypothèse selon laquelle, à la fin du premier rêve de la section
« L’ombilic saignant », c’est déjà à Bataille que Leiris songe, sous la
figure de l’« entrepreneur socialiste ».
Ces lignes formeraient ainsi une pièce importante du dialogue entre
les deux écrivains. D’autant plus que le rêve est réécrit au moment où
Leiris achève L’Âge d’homme, en novembre 1935 : et donc à un moment
où il a déjà lu le manuscrit du Bleu du ciel, achevé en mai 1935. S’il
s’agit bien de Bataille, les derniers rêves de L’Âge d’homme rassemblent
130 dès lors les destinataires privilégiés de l’autobiographie : Léna, Zette,
LITTÉRATURE 47. On notera que dans L’Âge d’homme peu de mots riment avec le nom de Leiris : syphilis,
N° 152 – DÉC 2008 phimosis, kriss, Narkiss.
INFORMITAS DE L’UNIVERS ET FIGURES HUMAINES !

Bataille… Et la mère de Leiris, à cause du fantasme régressif qui apparaît


(« j’enfouis ma tête entre ses cuisses », dans une naissance inversée). À la
fin du livre, l’envoi 48.
Dans cette double perspective (problème de l’humanitarisme, dia-
logue avec Bataille), on peut tenter de commenter plus précisément le
rêve. Je me bornerai à quatre remarques.
1. Si le rêve se poursuit « dans le quotidien, la banalité », c’est que
l’éventuel engagement politique est à l’opposé des fantasmes sexuels
(« Je lui caresse la poitrine ») ou régressifs dont il vient d’être question.
Les affects préférés de Leiris (le complexe cruauté-pitié) n’y trouveraient
guère leur place.
2. Le mot de manifeste, qui figure dans la version du rêve que donne
le Journal (« le ton d’un manifeste socialiste »), est remplacé dans L’Âge
d’homme par celui de tract (« une espèce de tract »). Il est tentant de voir,
dans cette substitution, une allusion au tract que Bataille, avec Jean
Dautry et Pierre Kaan, envoie à Leiris, en avril 1935, pour le convier à
participer à une réunion au Café du Bel-Air — celui-là même où se réu-
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nissait, avant sa dissolution, le Cercle communiste démocratique, que
Leiris a fréquenté. Le tract débute par la question suivante : « QUE
FAIRE ? / DEVANT LE FASCISME / ÉTANT DONNÉ L’INSUFFISANCE DU COM-
MUNISME. » 49 Il symbolise ainsi l’engagement que prône Bataille, qui est
en train de lancer le mouvement Contre-Attaque au moment même où
Leiris finit L’Âge d’homme 50.
3. Le rêve opère une incontestable dévalorisation dudit tract, et donc
de l’engagement qu’il symbolise. — D’abord en renversant narquoisement
le schéma usuel, selon lequel ce sont les ouvriers, et non pas l’entrepre-
neur, qui distribuent des tracts. Bataille apparaît ainsi comme un bour-
geois qui voudrait être en avance sur sa classe d’origine, et comme
quelqu’un qui a entrepris Leiris (tenté de le séduire). — Dévalorisation
aussi en raison de ce dessin qui représente « une paire de brodequins à
boutons ». Chaque mot mérite ici commentaire. Je ne sais si la « paire »
renvoie aux « confortables pantoufles » du père 51, mais je suis sûr que les
brodequins connotent la comédie (« chaussure à l’usage des acteurs
anciens qui jouaient la comédie », selon la définition de Littré), et la tor-
ture : l’engagement politique, cette autre forme de comédie, ne me ferait
48. Il faudrait ajouter Juliette, la fausse sœur et vraie cousine, sans doute transposée dans le
dernier rêve.
49. Cité par Marina Galletti, L’Apprenti sorcier, Paris, Éditions de la Différence, 1999,
p. 124.
50. Dans le cadre de la pensée de Bataille, le terme d’engagement politique n’est évidemment
pas à employer sans précautions. Que pourrait être une politique acéphale ? Bataille
s’évertue douloureusement à la dessiner. Sartre aura beau jeu, dans L’Idiot de la famille, de
reprendre le terme bataillien de souveraineté, pour lui donner un sens non bataillien : « la
source de la souveraineté réside en [la] possibilité permanente de s’affirmer par la praxis »
131
(Paris, Gallimard, [1971], 1988, t. I, p. 430). LITTÉRATURE
51. L’Âge d’homme, op. cit., p. 31. N° 152 – DÉC 2008
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pas marcher d’un bon pas, mais plutôt extrêmement souffrir 52. Quant aux
« boutons », tout lecteur de L’Âge d’homme se souvient qu’à la fois, ils
dégoûtent Leiris et se rattachent à un souvenir de railleries subies 53. Le
lecteur de Biffures, lui, ne manquera pas de relever qu’y est moqué « ce
prosaïsme inhérent à nombre de choses dont le nom finit en ton » 54 :
miroton, béton, coton, molleton, toton, « bouton qui ferme les culottes »
— alors que l’intéressant est évidemment le moment où elles
s’ouvrent… 55 — Décidément, pour Leiris, la prose politique, et de la poli-
tique, se situe aux antipodes de la poésie : à la « bouche […] dessinée
vers le haut » d’un papier qui dans le premier rêve (« La femme turban »)
s’est avéré une pièce d’étoffe s’oppose ici le « bas du papier », comme au
haut langage de la poésie et des fantasmes, le bas langage de la politique.
Car la dévalorisation de l’engagement tient aussi à la valeur que l’on
devine mince de ce « style qui rappelle celui de certaines vieilles enseignes
de cordonniers ». L’engagement politique, parce qu’il transforme les
signes en enseignes, vieillit l’écriture : il la reconduirait, par exemple,
vers un humanitarisme à la Tolstoï. Reprenant un mot de Pissarev, l’un
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des plus matérialistes et des plus nihilistes parmi les démocrates révolu-
tionnaires de la Russie des années 1860, n’est-ce pas Tolstoï qui s’était
laissé aller sur le tard à clamer : « Une paire de bottes vaut mieux que
Shakespeare » 56 ? Et n’est-ce point à cette triste extrémité que Leiris
craint d’aboutir, s’il suit Bataille ?

52. Toute autre est la lecture que propose Jean Bellemin-Noël : ce qui s’exprimerait dans le
rêve, ce serait le désir « d’un père [cet entrepreneur, ces figures masculines, grand-père,
pharmacien, médecin de la p. 132] qui m’apprenne à chausser les brodequins de l’homme
adulte, à entretenir des relations justes avec les autres dans la vie quotidienne » (Biographies
du désir, Paris, PUF, 1988, p. 259),
53. Voir la menace du frère aîné : « me faire manger de la soupe aux boutons », si bien que
« même aujourd’hui, je ne puis voir un bouton de chemise ou de caleçon sans l’imaginer
dans ma bouche et frôler la nausée » (p. 114). Puis la mention des « hautes guêtres à boutons
doublées de molleton — celles que, un ou deux ans plus tard, mes camarades de lycée
devaient baptiser “les bottes de mon grand-père” » (L’Âge d’homme, op. cit., p. 132).
54. La Règle du jeu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. dirigée par Denis
Hollier, 2003 ; p. 96.
55. Intérêt prononcé, en revanche, pour les boutons chez Bataille, à en croire la Méthode de
méditation, en 1947 : « Le soleil entre dans ma chambre./ Il a le cou maigre des fleurs. Sa
tête a l’air d’un crâne d’oiseau./ Il saisit mon bouton de veste./ Je m’empare plus bizarre-
ment d’un bouton de culotte./ Et nous nous regardons comme des enfants, etc. » (OC, V,
p. 200-201)
56. Variante de la même formule : « Une paire de bottes vaut mieux que Pouchkine. »
Dostoïevski s’en souvient au début des Démons (1871-1872), première partie, chap. premier,
section VI : Stépane Trophimovitch va soulever l’indignation des cercles révolutionnaires de
Pétersbourg, qui jusque-là l’avaient accueilli comme l’un des leurs, lorsqu’il s’avisera
devant eux, en immonde réactionnaire, d’« os[er] proclamer les droits de l’art […]
déclar[ant] hautement, fermement, que “les bottes étaient inférieures à Pouchkine, et même de
beaucoup”. Ce fut une telle tempête de sifflets qu’il fondit en larmes sur l’estrade même »
132 (Bibliothèque de la Pléiade, trad. Boris de Schloezer, 1955, p. 25). Après quoi, il ne reste
plus à Stépane Trophimovitch qu’à retourner à Moscou. — On pourrait encore suivre la for-
LITTÉRATURE tune de ce mot chez Camus (qui le critique dans L’Homme révolté), et chez Sartre (qui joue à le
N° 152 – DÉC 2008 rapprocher de l’étymologie de son patronyme, sartor, tailleur ou cordonnier, dans Les Mots).
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4. Aussi préfère-t-il s’en tenir, en 1935 (ce ne sera plus entièrement


vrai de la préface de 1946), à une position de repli, énoncée dans la chute
du livre : « J’explique à mon amie comment il est nécessaire de construire
un mur autour de soi, à l’aide du vêtement. » Deux remarques ici, sur
deux jeux de mots. D’une part, on peut penser que Leiris joue de l’homo-
phonie entre mur et mûr : plutôt muré que mûr, dernière réponse à la
question qu’enveloppe le titre L’Âge d’homme. Secret, dandysme, distinc-
tion plutôt que promiscuité de la politique. On est au plus loin de la com-
munauté dont rêve Bataille. Mais du côté de ce que Freud, dans son
Introduction à la psychanalyse (traduite en français en 1922, lue avec
passion par Leiris), nomme « le mur narcissique » (ch. 26). Pourtant, ce
vœu de clôture est doublement adressé : à « mon amie », et au lecteur.
Paradoxe : dire que je me mure c’est ouvrir le mur que je dis. Bel
exemple de besogne des mots. Mais c’est aussi revendiquer un dire (ou un
écrire) différent de la parole de vérité et de communauté que prétend être
le discours politique, ou sur laquelle veut se fonder l’engagement. Leiris
en effet lui oppose le mensonge, dont il a fait une divinité mythologique
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— « le Mensonge, femme au charmant sourire et somptueusement
parée » 57. On aura noté dans ces mots la répétition de la syllabe menson-
gère par excellence : men/mant/ment. C’est sur elle que se clôt L’Âge
d’homme : avec « vêtement » se dit à peu près je te mens.
Par quoi Leiris s’inscrit en faux contre toutes les paroles qui se pensent
de vérité, qu’elles soient politiques, gnostiques, théologiques — ou auto-
biographiques. Il aurait pu dire avec Nietzsche, dans la préface de la
deuxième édition du Gai Savoir : « Nous ne croyons plus que la vérité
reste vérité si on lui ôte ses voiles. » Las, où est passée la Parole selon
saint Augustin ?

133
LITTÉRATURE
57. L’Âge d’homme, op. cit., p. 52. N° 152 – DÉC 2008

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