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DOI : 10.4000/books.pupo.3135
Éditeur : Presses universitaires de Paris Nanterre
Lieu d’édition : Nanterre
Année d’édition : 2014
Date de mise en ligne : 9 juillet 2021
Collection : Résonances de Maurice Blanchot
EAN électronique : 9782821851030
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782840161738
Nombre de pages : 305
Référence électronique
MILON, Alain (dir.). Maurice Blanchot, entre roman et récit. Nouvelle édition [en ligne]. Nanterre : Presses
universitaires de Paris Nanterre, 2014 (généré le 17 avril 2023). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pupo/3135>. ISBN : 9782821851030. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.pupo.3135.
L e 14 septembre 2011, dans l’émission de Laure Adler Hors d’Alain Milon dans la même collection :
champ sur France Culture, Jean-Luc Godard tenait les propos
suivants : « Question : Expliquez-nous la différence entre du Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot :
cinéma vrai et des films, faire des films. Réponse : Les films on penser la différence
sous la direction
d’Alain Milon
peut les voir, le cinéma on ne peut pas le voir. On peut juste voir Maurice Blanchot et la philosophie
ce qu’on ne peut pas voir… de l’inconnu ou des choses comme
cela… Question : C’est cela que vous tentez de faire ? approcher
de l’invisible… Réponse : Ce qu’on fait naturellement, ce que font
beaucoup d’écrivains à leur manière. Quand j’étais adolescent, l’un
des premiers livres qui m’avaient touché, c’est un livre de Maurice
Maurice Blanchot
Blanchot… je ne connaissais rien à la philosophie et à toute cette
école… c’était un livre qui s’appelait Thomas l’Obscur… voilà
c’est Thomas l’Obscur… »
entre roman et récit
Le 28 janvier 1942, à la sortie de Thomas l’Obscur, Thierry
Maulnier faisait le commentaire suivant dans sa chronique
littéraire : « Le premier roman de M. Maurice Blanchot constitue
à n’en pas douter une des expériences les plus subtiles et les plus
audacieuses qui aient été faites depuis longtemps pour faire dire
Maurice Blanchot
Deux témoignages différents mais la même intuition sur un
auteur à part qui a marqué toute une génération d’écrivains.
L’intention de cet ouvrage collectif sur les romans et récits de
Maurice Blanchot est justement de creuser cet informulé dans
Photo de couverture © Anne-Lise Large
23 €
L e 14 septembre 2011, dans l’émission de Laure Adler Hors d’Alain Milon dans la même collection :
champ sur France Culture, Jean-Luc Godard tenait les propos
suivants : « Question : Expliquez-nous la différence entre du Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot :
cinéma vrai et des films, faire des films. Réponse : Les films on penser la différence
sous la direction
d’Alain Milon
peut les voir, le cinéma on ne peut pas le voir. On peut juste voir Maurice Blanchot et la philosophie
ce qu’on ne peut pas voir… de l’inconnu ou des choses comme
cela… Question : C’est cela que vous tentez de faire ? approcher
de l’invisible… Réponse : Ce qu’on fait naturellement, ce que font
beaucoup d’écrivains à leur manière. Quand j’étais adolescent, l’un
des premiers livres qui m’avaient touché, c’est un livre de Maurice
Maurice Blanchot
Blanchot… je ne connaissais rien à la philosophie et à toute cette
école… c’était un livre qui s’appelait Thomas l’Obscur… voilà
c’est Thomas l’Obscur… »
entre roman et récit
Le 28 janvier 1942, à la sortie de Thomas l’Obscur, Thierry
Maulnier faisait le commentaire suivant dans sa chronique
littéraire : « Le premier roman de M. Maurice Blanchot constitue
à n’en pas douter une des expériences les plus subtiles et les plus
audacieuses qui aient été faites depuis longtemps pour faire dire
Maurice Blanchot
Deux témoignages différents mais la même intuition sur un
auteur à part qui a marqué toute une génération d’écrivains.
L’intention de cet ouvrage collectif sur les romans et récits de
Maurice Blanchot est justement de creuser cet informulé dans
Photo de couverture © Anne-Lise Large
23 €
2013
© Presses universitaires de Paris Ouest
isbn : 978-2-84016-173-8
Ouverture
L’avènement du récit
La question de la nomination
Le pouvoir des mots : autour de Thomas l’Obscur ............................................................75
Anca Calin
Maurice Blanchot, Opus communis. Lecture dans le pacte communicationnel :
« Faites en sorte que je puisse vous parler. » .......................................................................93
Slimane Lamnaoui
Maurice Blanchot : « Je » ou comment s’en débarrasser.
De l’objet voix à l’« ob-je » ............................................................................................... 111
Maxime Decout
Conclusion
Le fragment ou la strangulation de l’écriture… ............................................................... 275
Alain Milon
Annexes
Critiques de Thierry Maulnier à propos des deux premiers romans
de Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur et Aminadab… ............................................... 291
Biographie des auteurs… ...............................................................................................301
Alain Milon
D
ans Le Livre à venir, Blanchot s’interroge sur le secret de l’écriture comme
expression d’un récit pur : « Peut-il y avoir un récit pur ? Tout récit, ne fût-ce que
par discrétion, cherche à se dissimuler dans l’épaisseur romanesque1. » Parler de
récit pur comme d’un texte libéré des contraintes romanesques, ce n’est pas pour
réfléchir sur la spécificité de deux genres littéraires différents ; c’est plutôt se demander
quelle peut être la valeur de « la confusion fascinante2 » qui peut exister autant entre ces
genres qu’entre la réalité et la fiction. Confusion fascinante car derrière le classement
par genre, qu’il soit « récit », « roman », « critique » ou « nouvelles », ce ne sont pas les
catégories littéraires que Blanchot analyse, mais le redéploiement de la langue sur elle-
même3, et à travers ce redéploiement la manière dont des éléments fictionnels passent
dans la réalité, non pas la réalité vécue mais celle qui façonne le processus de nomination.
1. Blanchot Maurice, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1986, p. 19.
2. Ibid., p. 19.
3. Foucault Michel, « La pensée du dehors », in Critique, no 229, « Maurice Blanchot »,
juin 1966, p. 530.
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le lecteur serait, lui, solitaire. La question est de savoir si, en supprimant une partie de son texte,
Blanchot met son lecteur devant une disparition ou un vide. Le vide laissé par Blanchot est-il une
absence ou une présence, à l’image de l’apôtre Jean, qui, devant le tombeau vide du Christ, confirme
sa croyance ?
5. La Folie du jour, L’Arrêt de mort, Au Moment voulu, Celui qui ne m’accompagnait pas, Le Der-
nier homme, sont des ouvrages de Blanchot.
6. Parler de la langue d’Artaud reviendrait à réduire son travail à une stylistique. Par contre, dire
Artaud et la langue, c’est le moyen de montrer comment la langue devient un corps à part, un être
vivant et autonome que l’écrivain combat pour la faire rompre. Artaud parlerait à côté de la
langue en quelque sorte dans une écriture sans langue. Sur cette question du rapport entre Artaud
et la langue, voir Milon Alain, La Fêlure du cri : violence et écriture, Paris, Encre marine, 2010 et
L’Écriture de soi : ce lointain intérieur. Moments d’hospitalité littéraire autour d’Antonin Artaud,
La Versanne : Encre marine, 2005. Voir aussi Antonin Artaud : autour de Suppôts et Suppliciations,
Milon Alain et Rippol Ricard (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013.
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23. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur. 1re version, 1941. Paris, Gallimard, 2005, p. 47.
24. Blanchot Maurice, L’Attente l’oubli, op. cit., p. 40.
25. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, 2e version, op. cit., p. 30.
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32. Lévinas Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 35.
33. Ibid., p. 35.
34. Ibid., p. 32.
35. Dans Une Chambre à soi, Virginia Woolf pose la même question que Blanchot dans L’Attente
l’oubli. Une chambre à soi ce n’est pas trouver un endroit tranquille pour écrire comme si l’écri-
ture était liée à la tranquillité. Une chambre à soi, c’est la chambre à soi de l’écriture, l’occasion
pour l’écrivain de commencer à comprendre véritablement le mouvement de la langue, le mou-
vement des choses qui se font en se faisant, saisir Les Vagues dirait V. Woolf.
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36. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, 2e version, op. cit., p. 7. Dans l’avertissement de
L’Espace littéraire, Blanchot parle d’un centre non fixe qui attire le « livre même fragmentaire ».
Cette question du centre caché est récurrente chez Blanchot : « Ce livre est mystérieux parce qu’il
tourne autour d’un centre caché dont l’auteur n’a pu s’approcher. », in L’Espace littéraire, Paris,
Gallimard, 1955, p. 166.
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37. Lévinas Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., note 1, p. 78.
38. Blanchot a été fortement marqué par la lecture de Hegel. On retrouve ici et là des traces de
la pensée du philosophe allemand, notamment en ce qui concerne la question de l’impossibilité
de dire « Je ». L’écrivain trouve chez Hegel la justification ontologique du « on ». Dans Une Voix
venue d’ailleurs, il cite Hegel pour asseoir la question du neutre : « D’où il résulte et, c’est très
important : “L’entité que je fus ne peut plus dire ‘je’. ‘Je’ ne peut plus se parler alors qu’à la troi-
sième personne”. C’est ainsi que Hegel en vient à “nous” (nous, c’est-à-dire moi alors et mainte-
nant). », Paris, Éditions Virgile, p. 29. Mais il ne faut jamais oublier que derrière ce « Je », ce « Il »,
ce « On », c’est le « Il y a », le Neutre, autrement dit l’effacement, par le langage, de tout sujet : « Le
moi est alors une abréviation que l’on peut dire canonique… », in Blanchot Maurice, Le Pas
au-delà, op. cit., p. 12.
39. Blanchot Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 229.
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43. Péguy Charles, « Clio », in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1961.
44. Lavelle Louis, Traité des valeurs, Paris, PUF, 1951.
45. Bataille Georges, « La notion de dépense », in La Part maudite, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1967.
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46. Blanchot Maurice, Le Pas au-delà, op. cit., p. 57. En réalité, on ne sait pas de quel idéo-
gramme Blanchot parle. En chinois, le caractère人signifie « homme ». Pour dire « homme » et
« deux », il fait peut-être allusion à un idéogramme (combinaison de caractères) 仁 qui signifie
charité entre deux hommes, au sens éthique : 人 (homme), 子 (personne/fils/homme), 大 (grand).
47. Bartók Béla, Bartók, sa vie et son œuvre, Paris, Boosey & Hawkes, 1956, p. 155.
48. Ibid., p. 158.
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54. Starobinski Jean, « Thomas l’Obscur, chapitre premier », in Critique, op. cit., p. 506.
55. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, 1re version, p. 45.
Pierre Madaule
C
ette question de l’événement du récit a été traitée par Blanchot le 1er juillet
1954 dans un texte intitulé « Le chant des Sirènes » qui, significativement, a été
repris en tête d’un volume intitulé Le Livre à venir, publié en 1959. Dans ce texte,
le récit tel que l’entendait Blanchot – et cela s’applique particulièrement à ses propres
récits à partir de L’Arrêt de mort en 1948 – est défini de la façon suivante : « Le récit n’est
pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement,
le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir, et par la puissance
attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser1. »
Ce paradoxe du récit qui, répétons-le avec Blanchot, consisterait dans ce fait que l’évé-
nement du récit serait le récit même en tant que récit, est en quelque sorte illustré et
complété par cette affirmation de L’Écriture du désastre à propos d’« une scène primi-
tive » : « Mais “l’au-delà” […] est […] appelé dans la scène […]2 ». L’événement du récit
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Cette courte scène me souleva jusqu’au délire. Je ne pouvais sans doute pas complè-
tement me l’expliquer et cependant j’en étais sûr, j’avais saisi l’instant à partir duquel
le jour, ayant buté sur un événement vrai, allait se hâter vers sa fin. Voici qu’elle arrive,
me disais-je, la fin vient, quelque chose arrive, la fin commence. J’étais saisi par la joie.
J’allai à cette maison, mais sans y entrer. Par l’orifice, je voyais le commencement
noir d’une cour. Je m’appuyai au mur du dehors, j’avais certes très froid ; le froid m’en-
veloppant des pieds à la tête, je sentais lentement mon énorme stature prendre les
dimensions de ce froid immense, elle s’élevait tranquillement selon des droits de sa
nature véritable et je demeurais dans la joie et la perfection de ce bonheur, un instant
la tête aussi haut que la pierre du ciel et les pieds sur le macadam.18
Puis, comme pour souligner l’importance des dernières lignes, celles de l’« énorme
stature », le narrateur va à la ligne et écrit : « Tout cela était réel, notez-le. » Nous sommes
placés alors, nous lecteurs, devant une double réalité, la réalité triviale ou d’apparence
triviale de la scène de rue, y compris le mouvement du narrateur allant à « cette maison »
puis s’appuyant « au mur du dehors », et cette autre réalité, elle extraordinaire, d’un
froid cosmique et de la sensation d’immensité éprouvée jusque dans le corps du narra-
teur et par ce corps qui est aussi son corps. L’appui du mur n’est pas de trop ici, même si
ce mur évoque, dans le trouble et l’ébranlement du narrateur, un autre mur, celui de la
page 11 : « Comme beaucoup d’autres » écrit-il, « Je fus mis au mur » et, ajoutera-t-il
plus tard, cette fois à l’adresse de Jacques DERRIDA, « presque fusillé ».
Derrida, c’est lui qui en 1986, dans l’introduction à Parages, un ouvrage tout entier
consacré à Blanchot et particulièrement à ses récits, écrivait :
Ces fictions, gardons le nom, je croyais les avoir déjà lues. Aujourd’hui, au moment où,
les ayant étudiées, puis longuement citées, j’ose publier ces essais, j’en suis moins sûr que
jamais. D’autres œuvres de Blanchot m’accompagnent depuis longtemps, celles que l’on
situe, aussi improprement, dans les domaines de la critique littéraire ou de la philosophie.
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Ces paroles, on pourrait longuement les commenter, notamment cette lumière d’un
phare insituable dont le balayage périodique éclaire tour à tour le lecteur, puis le plonge
dans la nuit. On ne saurait mieux exprimer le va-et-vient de la compréhension, cette
houle qui balance le lecteur et l’empêche de s’arrêter à un sens défini. Et il n’est pas sûr
que Derrida en ait su plus sur les récits de Blanchot après son grand commentaire de
L’Instant de ma mort20.
Mais pour terminer je préfère citer une phrase étonnante de Blanchot sur la lecture.
Nous parlions d’appel de l’œuvre. Voici ce qu’écrivait Blanchot dans « Lire », un texte
publié le 1er mai 1953 dans la NRF et repris en bonne place dans L’Espace littéraire :
Mais à l’appel de la lecture littéraire, ce qui répond, ce n’est pas une porte qui tombe
[…], c’est plutôt une pierre plus rude [sous-entendu « que celle du tombeau »],
écrasante, déluge démesuré de pierres qui ébranle la terre et le ciel21.
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23. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, op. cit., éd. 1941, p. 208 ; éd. 2005, p. 291.
24. Voir Blanchot Maurice, L’Arrêt de mort, op. cit., p. 64 et 65.
25. Blanchot Maurice, Au Moment voulu, op. cit., p. 21.
Antoine Philippe
A
près des années de polémique1, il est maintenant avéré que la fiction de Mau-
rice Blanchot, cette écriture de la Nuit, s’est faite en rupture avec ce que Blanchot
vivait et écrivait dans des publications politiques le Jour2. De plus, il est commu-
nément admis que cette écriture de la Nuit aurait ensuite rompu avec elle-même lorsque
Blanchot aurait cessé d’écrire des romans pour commencer à écrire des récits. Cette idée
s’appuie d’abord sur la mention de « roman » qui suit le titre de ses premières fictions
– les plus longues – puis sur celle de « récit » pour la plupart des suivantes – du moins
pendant un certain temps ; elle se confirme aussi par l’usage qui se fait de ces termes à
l’intérieur de certaines fictions, en particulier L’Arrêt de mort3 ; elle se stabilise enfin grâce
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Cependant, si on note les différentes occurrences des mots « roman » et « récit » dans
Maurice Blanchot. Partenaire invisible, on remarque une grande souplesse de l’usage de
ces deux termes, souplesse qui semble se justifier par l’idée que les récits sont le meilleur
de Blanchot esthétiquement et le plus vrai autobiographiquement ; et que les romans
préfigurent les récits à venir, en sont l’ébauche imparfaite.
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23. Écrit en 1936, mais aujourd’hui disponible dans Blanchot Maurice, Après coup, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1983.
24. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, Paris, Gallimard, 1994.
25. Blanchot Maurice, Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 209-218.
26. Ibid., p. 212.
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avec
[…] l’entêtement et la prudence d’Ulysse, sa perfidie qui l’a conduit à jouir du spec-
tacle des Sirènes, sans risques et sans en accepter les conséquences, cette lâche, médiocre
et tranquille jouissance, mesurée, comme il convient à un Grec de la décadence28 […].
Termes surprenants pour parler d’Ulysse, si l’on ne se souvient qu’ils sont ceux-là mêmes
que Horkheimer et Adorno usèrent dans La Dialectique de la raison29 publiée dès 1947.
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Or, tout l’effort d’Ulysse consiste à se constituer comme être « individué » en s’ancrant solidement
dans le présent et en s’arrachant au poids des déterminations du passé tout comme aux fatalités
d’un futur conçu comme un destin. Succomber à la séduction du passé va devenir l’apanage de cet
îlot de non-raison que constitue dans la société bourgeoise le domaine de l’art. Bien sûr, cette
plongée dans le passé forme l’épine dorsale de l’œuvre de Proust, œuvre qui sert à Blanchot à
illustrer ce que serait un « autre » temps, le temps d’écrire, le temps d’une véritable rencontre avec
les Sirènes. Blanchot puise donc chez les critiques allemands l’idée que, L’Odyssée étant « le texte
fondamental de la civilisation européenne » (p. 60), il marquerait en particulier le moment-clé de
l’autonomisation du domaine de l’art. Mais si le paradigme de l’art est, depuis ce temps reculé
– qui marque pour Horkheimer et Adorno la naissance de la pensée bourgeoise –, une rencontre
« ratée » avec les Sirènes, alors Blanchot décrira ce qu’il comprend comme une autre forme de
littérature, existant depuis toujours, mais prenant son essor à l’époque contemporaine, et qui
serait une rencontre « réussie », celle d’Achab avec Moby Dick, une rencontre fascinante où l’on
s’engouffre et disparaît.
30. Blanchot Maurice, Le Livre à venir, op. cit., p. 13.
31. Blanchot Maurice, Faux pas, op. cit., p. 210. Nous soulignons.
32. Blanchot Maurice, Le Livre à venir, op. cit., p. 16. Nous soulignons.
33. Blanchot Maurice, Faux pas, op. cit., p. 210. Nous soulignons.
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34. Blanchot Maurice, Chroniques littéraires du Journal des débats. Avril 1941-Août 1944, Paris,
Gallimard, 2007, p. 95.
35. Blanchot Maurice, Faux pas, op. cit., p. 212. Nous soulignons.
36. Blanchot Maurice, Le Livre à venir, op. cit., p. 13. Nous soulignons.
37. Blanchot Maurice, Faux pas, op. cit., p. 203-208.
38. Ibid., p. 205.
39. Blanchot Maurice, Le Livre à venir, op. cit., p. 15-16.
40. Blanchot Maurice, Faux pas, op. cit., p. 205.
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53. Ibid., p. 7.
54. Ibid., p. 8.
55. Ibid., p. 127.
56. Ibid., p. 128.
57. Ibid., p. 127.
58. Ibid., p. 128.
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Finalement, ce qui caractérise Henri Sorge, c’est son déni permanent de la réalité. Il
s’enfonce dans la folie pour ne pas vouloir admettre vraiment qu’il est à part. La formule
initiale : « Je n’étais pas seul, j’étais un homme quelconque. Cette formule, comment
l’oublier62 ? » constitue le programme narratif de tout le roman ; il va réussir à oublier
cette « formule » et rencontrer sa Sirène Jeanne Galgat qui verra en lui – lui qui n’arrivait
même pas à intéresser son voisin de table au restaurant – le Très-Haut, le Dieu caché,
caché dans ce pavillon pour isolés où il finira seul avec son illusion, mais sa solitude se
mettra, comme le dit le narrateur de L’Arrêt de mort, « à parler ».
Certes, il y a une grande hétérogénéité entre les romans et les récits et nous n’avons pas
la place, dans le cadre de cet article, de montrer l’appartenance de chaque fiction de
Blanchot au genre « récit » qu’il a défini. Nous nous contenterons de remarquer que
cette hétérogénéité se retrouve entre romans d’une part et entre récits d’autre part. En
effet, le saut qualitatif n’est pas plus grand du Très-Haut à L’Arrêt de mort – deux fictions
à la première personne, qui paraissent en partie réalistes et qui s’inscrivent sur un fond
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Geoffrey Martinache
L
a lecture singulière que propose Maurice Blanchot des auteurs tels que
Michaux, Artaud, Sade, Bataille ou Char se nourrit des débats engagés dans les
sciences humaines de l’époque. Blanchot développe dans ses essais critiques une
réflexion profonde et persévérante de ce qu’il appelle « l’expérience littéraire ». Il
convient alors de replacer les romans et les récits de Blanchot dans la perspective des
essais critiques puisque les uns se nourrissent des autres et qu’ils forment ensemble
l’unité de son œuvre. Blanchot ne conçoit pas la littérature comme un objet extérieur
exposé à la critique et à la théorie littéraire. La lecture comme l’écriture forment ensemble
une dynamique, l’une s’inscrivant dans la perspective de l’autre, en affirmant la spécifi-
cité de chacun en miroir. Ainsi, la critique devient le prolongement de la lecture et inver-
sement, pour engager une expérience commune, une aventure pour laquelle la
destination n’a que peu d’importance par rapport à l’errance qui interroge à la fois les
certitudes établies comme le sujet qui les porte. Cette expérience littéraire porte sur les
conditions de possibilité de la littérature, son rapport au réel, à la mimésis, au possible.
Dans la dynamique de ce mouvement, la critique ne cherche plus à étudier la littérature
59
60
4. Ibid., p. 14.
5. Lévinas Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1994,
p. 144, cité par Cools Arthur, « Intentionnalité et singularité. Maurice Blanchot et la phénomé-
nologie » in Maurice Blanchot et la philosophie, Hoppenot Éric, Milon Alain (dir.), Paris, Presses
Universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 145.
6. À ce sujet, voir Cools Arthur, « Intentionnalité et singularité. Maurice Blanchot et la phéno-
ménologie », op. cit., p. 142-146 ; voir aussi Malabou Catherine, Le Change Heidegger, Paris, Léo
Scheer, 2004. Catherine Malabou propose une lecture de la pensée d’Heidegger insistant sur la
question de la transformation, du changement, de la métamorphose, de la convertibilité.
61
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64
19. Ibid.
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66
22. Voir, à ce sujet, Wiskus Jessica, The rythm of thought, Chicago, The University of Chicago
press, 2013, p. 18.
23. Ibid.
67
24. Voir Marmande Francis, « La Perfection de ce bonheur », in Maurice Blanchot. Récits cri-
tiques, Bident Christophe et Vilar Pierre (dir.), Paris, éditions Farrago/Léo Scheer, p. 421.
25. Blanchot Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2004, p. 168-169.
26. Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 300.
68
69
28. Voir, à ce sujet, Lannoy Jean-Luc, Langage, perception, mouvement, Merleau-Ponty et Blan-
chot, Paris, Jérôme Millon Éditeur, 2008, p. 226.
29. Blanchot Maurice, L’Attente l’oubli, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2000, p. 61.
30. Le mythe d’Ahasvérus ou le Juif errant prend son origine dans le chemin de croix qui conduit
le Christ à la crucifixion. Alors que ce dernier peinait à porter sa croix jusqu’au mont des Oliviers,
il demande de l’aide à un cordonnier qui lui refuse, préférant être spectateur de la scène. Jésus lui
répond alors « Je m’arrêterai et reposerai et tu chemineras ». Le cordonnier méprisant reçoit alors
la sentence d’errer interminablement, sans repos. Cette impossibilité de se fixer le placera au ban
de la société. Il parcourt alors le monde à la recherche d’un salut. À partir du xive siècle, un petit
opuscule allemand décide de représenter le Juif errant sous les traits du petit personnage courbé
par la fatigue avec une longue barbe et un bâton. Cette imagerie contribue à la popularisation du
mythe et incite un grand nombre d’intellectuels à se pencher sur de nouvelles interprétations.
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Ainsi au xixe siècle, on enregistre beaucoup d’occurrences à ce mythe dans divers domaines artis-
tiques : la littérature évidemment avec Eugène Sue ou H. G. Wells, dans les arts graphiques avec les
douze gravures de Gustave Doré en 1859 qui connurent un succès populaire. L’artiste montre dans
cette série sa parfaite connaissance à la fois, de la tradition iconographique et des différentes ver-
sions du mythe. Il choisit de le représenter en mettant l’accent sur sa culpabilité envers le Christ
qui est toujours présent dans les gravures et sur sa capacité à braver les dangers pour continuer son
chemin jusqu’au jugement dernier. Courbet lui, choisit de moderniser le mythe en s’écartant des
textes pour offrir une métaphore de l’artiste dans La rencontre peint en 1854.
31. L’insomnie est présentée par Blanchot comme l’expérience paradigmatique de cet état de
sans repos. Dans cette agitation aussi bien mentale que corporelle, l’homme est incapable d’adap-
ter son mode d’être aux circonstances de la nuit. Alors que les sens devraient commencer à
défaillir pour plonger l’homme dans un sommeil profond, ils sont toujours en alerte. Il n’y a plus
de cloisonnement entre sommeil et éveil mais un état d’alerte permanent que Blanchot souligne
par le caractère diurne du sommeil car il se décentre de la vie qui impose le repos : « Le sommeil
signifie qu’à un certain moment, pour agir, il faut cesser d’agir – qu’à un certain moment, sous
peine de me perdre dans le vagabondage, je dois m’arrêter, transformer virilement l’instabilité des
possibles en un seul point d’arrêt contre lequel je m’établis et me rétablis ». Blanchot Maurice,
L’Espace littéraire, op. cit., p. 360. L’insomnie concerne ainsi un rapport particulier au jour. Le
sommeil devient diurne car il extrait l’individu du rythme quotidien de sa vie qui lui impose le
sommeil pour trouver son repos. Mais dans l’insomnie, le sommeil ne se conçoit pas comme un
repos. Le corps de l’insomniaque se transforme en cadavre parce qu’il ne trouve pas sa position
propre. Sa position contrainte, muscles tendus, immobilité du corps qui se lève, se retourne, et
essaye de trouver sa place dans le sommeil suggère l’errance de l’homme jusque dans son lit trans-
formé en labyrinthe cloisonné par des pensées évanescentes. C’est l’être tout entier qui pendant le
sommeil cherche une nouvelle identité par le rêve qui paradoxalement n’est plus le propre du
sommeil mais de l’insomnie car il ne peut être atteint que lorsque le sommeil profond est dérangé.
71
32. Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 326. « Cette expérience est celle de l’art.
L’art, comme image, comme mot et comme rythme, indique la proximité menaçante d’un dehors
vague et vide, existence neutre, nulle, sans limite, sordide absence, étouffante condensation où
sans cesse être se perpétue sous l’espèce du néant. »
33. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. 499.
34. Blanchot Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, « Blanche », 2000, p. 58 : « Le langage
le plus élémentaire porte en lui un léger mouvement vers sa réalisation totale, un infime besoin de
faire apparaître en même temps les deux aspects qui le constituent. [...] Si ce mystère est la méta-
morphose du sens en mot et du mot en sens, le poème, en fixant le mot dans une matière plus
stricte et le sens dans une conscience plus forte, semble en effet une tentative pour empêcher le jeu
de la métamorphose, semble un défi jeté au mystère, mais celui-ci, se produisant malgré tant de
précautions et contre la puissante machine préparée pour l’anéantir, n’en est que plus frappant et
deux fois mystère. Peut-être, à la vérité, le mot métamorphose nous rend-il trop proche l’étrange
anomalie que représente la prétention du langage à s’accomplir totalement. »
35. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. 14.
Anca Calin
L
a réalité est difficile à exprimer quelle que soit la langue. La traduction
semble inscrite dans l’acte même d’écriture ou de lecture. Une altérité se construit
ainsi dès que la formulation se met en scène. Pourtant la langue dans laquelle le
lecteur-écrivain1 s’exprime appartient au monde réel même s’il s’agit d’une convention.
1. Selon Blanchot, l’entrée dans la littérature se fait exclusivement par la lecture et la sortie obliga-
toirement par l’écriture. Les variantes « lecture sans écriture » ou « écriture inspirée par un talent
inné » sont inconcevables pour le penseur français. Le processus intellectuel qui a lieu entre ces deux
limites (un texte avant d’être lu est une limite, ainsi qu’un texte après avoir été écrit devient toujours
une limite) représente l’essence même de la création littéraire. Il s’agit d’un processus de lecture-
réflexion-écriture, trois pôles d’une même démarche, que Blanchot illustre dans son chef-d’œuvre,
Thomas l’Obscur. Comment s’appelle le sujet de cette démarche de lecture-réflexion-écriture ? Com-
ment nommer l’individu qui accomplit en même temps le travail de lecture, de réflexion et d’écri-
ture ? Nous pensons que le terme le plus adéquat pour exprimer la qualité de l’individu dont parle
Blanchot est celui de lecteur-chercheur-écrivain. Mais pour la facilité de la communication nous
retiendrons le terme de lecteur-écrivain ou tout simplement lecteur, non pas au sens utilisé dans
l’acception contemporaine où l’acte de lecture est un acte passif qui n’implique pas nécessairement
un acte d’écriture, mais au sens du lecteur blanchotien vu en tant qu’instance supérieure dont la
fonction implique simultanément un travail de lecteur, de chercheur et d’écrivain.
75
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5. Müller Herta, Regele se-nclina si ucide, Iasi, Polirom, 2005, p. 13-14, (n.t.).
6. Nous parlons en termes de première ou deuxième version par rapport aux versions publiées
(1941 et 1950, chez Gallimard), bien qu’il soit connu parmi les archivistes de l’œuvre de Blanchot
que ce texte connaît en réalité 7 ou 8 versions non publiées.
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Thomas l’Obscur, deuxième version, n’est pas donc le résumé de la première : il est une
mise en perspective « à travers » l’œuvre de Blanchot, de sa pensée. C’est la concentra-
tion de toutes ses idées qui concernent la création littéraire, l’essence de tout ce dont il
avait parlé jusque-là dans des textes de fiction ainsi que dans des études théoriques.
La publication du nouveau Thomas l’Obscur prouve la conviction même de Blanchot
et de tout bon écrivain selon laquelle la littérature n’est que l’essai de mise en ordre de sa
pensée, c’est-à-dire, tout ce qui est écrit représente une sorte d’exercice préparatoire, une
expérimentation, des étapes intermédiaires en vue de construire une œuvre finale qui
contient tout et après laquelle on ne peut plus rien dire.
Le deuxième Thomas l’Obscur est loin d’être un texte « abrégé », « mutilé », « tron-
qué », « affaiblit », « appauvrit », « dégradé par effacement8 » et ni un assemblage de
fragments tirés de la première version. Il n’est pas non plus un amas d’idées principales,
exprimées clairement pour que tout le monde comprenne. C’est bien une œuvre auto-
nome, indépendante et unique. Autant le style même de Blanchot que sa volonté d’en-
fermer l’écriture dans un rapport lecteur-écrivain y contribue beaucoup. Ainsi, au
contact de Thomas l’Obscur, le lecteur vit une « expérience de lecture » qui se traduit
comme un acte de résistance. Le lecteur est obligé de faire un grand effort de lecture qui
se transforme vite en une « expérience d’écriture ». Il a vraiment l’impression que c’est
lui qui écrit le livre, que sa lecture très difficile l’oblige à méditer sur chaque ligne comme
s’il s’agissait d’un acte de réécriture. Aucune phrase ne peut être prise en tant que telle.
Elle est interprétable et chaque mot est un programme. C’est un livre qui peut être lu à
partir de n’importe quel point. Ou plutôt, c’est un livre qui ne peut pas être véritable-
ment « lu », seulement réfléchi. C’est dans ce sens qu’il est « illisible », non pas par inco-
hérence grammaticale, mais parce qu’il suppose par défaut une compréhension inscrite
dans un rapport lecteur-écrivain : « Le roman de Blanchot est une action sans cesse
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12. Buffon George-Louis, « Discours sur le style », in Histoire naturelle, t. X, Paris, Union fran-
çaise d’édition, 1978, p. 148.
13. Fragment de lettre de Blanchot à Pierre Madaule, cité par celui-ci dans Madaule Pierre,
« Retour d’épave », préface à Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur [première version, 1941],
op. cit., p. 15.
14. Müller Herta, Regele se-nclina si ucide, op. cit., p. 83, (n.t.).
15. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur [première version, 1941], op. cit., p. 11.
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L’échec de l’écriture
En partant de l’incapacité des mots à exprimer la connaissance dans sa totalité et son
intensité, Emmanuel Lévinas, dans une analyse de L’Attente, l’oubli17, parle d’« auto-tra-
hison » de la parole dans son ambition de passer du monde de l’esprit au monde réel
pour devenir un produit culturel : « Que le verbe poétique lui-même puisse cependant
se trahir et s’engloutir dans l’ordre pour se montrer produit culturel, document ou
témoignage, encouragé, applaudi et primé, vendu, acheté, consommé et consolant, par-
lant tout seul dans la langue d’un peuple – s’explique par le lieu même où il surgit – et il
n’y en a pas d’autre – entre la connaissance qui embrasse le Tout et la culture à laquelle
il s’intègre, deux mâchoires qui menacent de se reformer sur lui. Blanchot guette préci-
sément le moment entre le voir et le dire où les mâchoires restent entr’ouvertes18. »
C’est donc ce monde où le mot prend naissance qui oblige l’objet à n’avoir qu’une
forme tronquée. Le mot vient d’un monde en désordre qui nécessite un ordonnancement,
16. Blanchot Maurice, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, Paris, 1973, p. 76.
17. Texte publié chez Gallimard en 1962.
18. Lévinas Emmanuel, « La servante et son maître. À propos de L’Attente, l’oubli », in Critique,
no 229, op. cit., p. 521.
81
19. Ponge Francis, La Rage de l’expression, op. cit., p. 10. Pour une lecture de l’impossible nomi-
nation et la question de la modulation entre Ponge et Blanchot, voir Milon Alain, La Fêlure du
cri : violence et écriture, Paris, Encre marine, 2010.
20. Müller Herta, Regele se-nclina si ucide, op. cit., (n.t.).
21. Ibid., p. 14, (n.t.).
82
22. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur [deuxième version, 1950], op. cit., p. 113.
23. Ibid., p. 112.
24. Ibid., p. 61.
25. Vianu Ion, Cartile care ne-au facut oameni, Bucuresti, Humanitas, 2010, p. 132.
26. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur [première version, 1941], op. cit., p. 285.
27. Borges Jorge Luis, Fictions, Paris, Gallimard, 1983.
83
L’autonomie de la pensée
L’idéalité de la pensée vers laquelle l’écriture tend implique obligatoirement une repré-
sentation. La pensée n’existe pas en tant que telle, sans aucun lien avec l’extérieur. Et,
dans la littérature, c’est l’écriture qui représente la pensée dans le monde de dehors. Mais
l’aspect qui nous intéresse, c’est que l’écriture n’est jamais complète, elle n’est que la
trace, l’ombre de la raison sur la page, les débris produits par le mouvement de la pensée
et non pas sa copie conforme. L’incapacité de la pensée de trouver les mots justes pour
s’exprimer prouve combien elle est « autonome », combien l’être est incapable de la
contrôler. Les écritures ne sont que des sorties instantanées des idées de leur plénitude.
Dans ces conditions, l’écrivain est seulement un accident, une courte station durant
laquelle l’idée descend pour prendre le trajet de la pensée. Rien d’essentiel donc dans
cette activité d’écriture, des accidents seulement et l’écrivain, étant obligé d’accepter
cette posture marginale, se rend compte que son écriture va vers le « désastre29 » : « Écrire,
c’est finalement se refuser à passer le seuil, se refuser à “écrire”30. »
L’écriture est le refus plus ou moins conscient d’aller plus loin, d’avancer. Au lieu de
continuer à creuser des galeries souterraines, ou à construire d’autres ponts, l’écrivain
arrête sa pensée pour la nommer. Mais une chose arrêtée est morte, elle ne vit plus et ne
bouge plus. Elle est extraite de son environnement. Dans ces conditions, l’expression qui
dénomme la chose ne peut pas être complète car la chose même, extraite de son milieu,
n’est plus complète.
84
« La recherche des mots » dans la littérature a lieu dans l’espace qui s’ouvre entre « le
voir » immanent et « le dire » ordonné. Les mots viennent à l’aide de la lecture, se
transforment dans la tête et ressortent déjà détruits. Une fois prononcés, leur sens n’est
plus valable. Dans le même instant, ils sont et ne sont plus. Blanchot parle ainsi d’un
« instant maudit, car cette combinaison unique, entrevue dans un éclair, se dissipa dans
un éclair33 ». Dans un instant, les mots sont considérés justes par le lecteur en train de
devenir écrivain et, dans le même instant, ils meurent au moment où celui-ci part à la
recherche d’autres mots. Cet instant ne fait qu’inviter ou plutôt entraîner quelqu’un d’autre,
31. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur [première version, 1941], op. cit., p. 106.
32. Milon Alain, La Fêlure du cri : violence et écriture, op. cit., p. 79-80.
33. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, [première version, 1941], op. cit., p. 95.
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Le centre du livre, son noyau, est insaisissable car il se trouve en dehors du texte. Techni-
quement, il n’est pas dans les mots et les phrases qui forment le texte. Les mots ne repré-
sentent que la partie extérieure du texte. Le vrai contenu est au-delà, dans l’intime des
mots, comme s’ils formaient une partie secrète et profonde, visible uniquement par le
lecteur subtil. En réalité, ce point central vit à l’intérieur du lecteur, dans ses pensées. Et
c’est la recherche même de ce centre qui constitue la matière du livre. La vérité d’une
œuvre ne réside pas dans le texte écrit car il ne donne qu’une forme, une seule, qui
s’approprie au monde où elle apparaît. Les choses à exprimer sont pensées globalement,
dans l’ensemble de leur champ d’immanence, alors que les choses exprimées ne repré-
sentent qu’une seule forme qui se moule dans le lieu dans lequel elle apparaît. Ces choses
ne constituent pas la copie conforme du monde d’où elles viennent.
Le lecteur-écrivain cherche à comprendre la nature de cette tentative de nomination
en lisant en écrivant37. C’est ainsi qu’il crée son œuvre en partant de l’échec de l’écriture.
Mais alors « pourquoi écrire » ? D’habitude, à cette question, les écrivains répondent que
l’obstination et la persévérance devant la page blanche tiennent à deux choses. La pre-
mière est que la fixation par des mots est la seule forme de perpétuation et de conserva-
tion de vécus intérieurs ; la deuxième est que la lecture est une forme d’échappatoire
pour éviter de sombrer dans la quête folle de l’écriture.
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38. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, [deuxième version, 1950], op. cit., p. 7.
39. Ibid.
40. Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 103.
41. Poulet Georges, « Maurice Blanchot critique et romancier », in Critique, no 229, op. cit., p. 488.
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L
a parole, caractère familier de la vie quotidienne, semble aussi naturelle à
l’homme que la marche. Elle est le plus grand dénominateur, l’invariant anthro-
pologique par excellence ; ce qui définit l’essence humaine selon Heidegger :
« L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle1. »
Pour éprouver ce qui dans le déploiement de la parole lie, relie et délie en même temps,
choisissons un texte de Maurice Blanchot : L’Attente, l’oubli. Et à l’intérieur de ce texte,
une phrase tantôt au singulier : « Fais en sorte que je puisse te parler », tantôt au pluriel :
« Faites en sorte que je puisse vous parler. » Parole sans cesse répétée et recadrée, dont
dépend la créativité intellectuelle. Ce leitmotiv majeur2 dit tout le nouage, le lien de la
relation de la parole littéraire adressée par-delà les limites physiques du livre qui la contient ;
1. Heidegger Martin, Acheminement vers la parole, Neske, Tübingen, 1959 pour l’édition alle-
mande, traduit de l’allemand par J. Beaufret, W. Brokmeir et F. Fédier, Paris, Gallimard, « NRF »,
1976, p. 13.
2. Dans L’Attente, l’oubli, la phrase : « Fais en sorte que je puisse te parler », « Faites en sorte que
je puisse vous parler » est répétée huit fois. Blanchot Maurice, L’Attente, l’oubli, Paris, Gallimard,
1962, p. 14-24-25-26-57-86-110 et 135.
93
3. Ibid., p. 229.
4. Le terme « procès » au sens grammatical du terme : l’expression du temps dans la catégorie du
verbe. Au même titre que la notion de l’« aspect », l’ordre du procès désigne le temps au cours
duquel l’action d’un verbe imprime sa durée. Ainsi dans la proposition qui nous intéresse : « Que
je puisse vous parler », le procès est vu en fonction du signifié lexical du verbe « parler » ainsi que
de sa fréquence. Il peut ainsi être envisagé sous l’aspect « continuatif » ou « non-conclusif » (durer
sans interruption) ou encore « itératif » : le nombre indéfini de fois où il se répète.
5. « Nous connaissons déjà assez bien l’homme qui parle (linguistique), désire (psychanaly-
tique), produit (économie), s’agroupe (sociologie), calcule (sciences cognitives), qui ou que l’on
gouverne (politique), qui apprend ou enseigne (sciences de l’éducation) […]. À quel sujet la
médiologie a-t-elle affaire ? Sans exclure ce qu’on nomme communication, elle s’intéresse plus
particulièrement à l’homme qui transmet. » Debray Régis, Introduction à la médiologie, Paris,
PUF, « Premier cycle », 2000, p. 2. C’est là un principe de la médiologie : non le domaine de la
communication verbale, mais celui de la transmission où la communication n’est pas d’ordre
personnelle, mais institutionnelle, c’est-à-dire un type de communication qui se distingue de
l’acte idéal de la communication interindividuelle (échange de face-à-face de la raison partagée
sans médiation) : le cas de la communication médiatique pour l’intellectuel, être des médias par
excellence (du latin medius, qui est au milieu, renvoyant pour sa part à la mise en relation à dis-
tance, sans possibilité majeure d’interaction entre le récepteur et l’émetteur.). Voir Magret Éric,
Sociologie de la communication et des médias, Paris, Armand Colin, 2004.
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Du dialogue
Dans L’Attente, l’oubli, la pression du dialogue est grande. Une telle parole jusqu’où
intime-t-elle, invite-t-elle vraiment ? Quel est le ton qui permet de la prononcer ? « Faites
en sorte que… », L’injonction ne semble demander, en guise de réponse, ni acquiescement
ni réfutation. Elle suscite l’énigme : « Faites en sorte que je puisse vous parler. – Oui,
mais avez-vous une idée de ce que je devrais faire pour cela10 ? » Dans cette « plus-value »
de la parole, la verbalisation devient un acte de foi (« J’ai cru et j’ai parlé », Saint-Paul,
Seconde lettre aux Corinthiens) ; l’exhortation de Blanchot tiendrait du requiem, aurait
quelque chose de liturgique. L’autre est une prière, un lieu de pèlerinage vers où l’on
porte sa question : « Fais en sorte que je puisse te parler. Il ne pourrait plus jamais
oublier cette prière11. »
La phrase revient sans cesse dans le livre de Blanchot : « Fais en sorte que je puisse te
parler », « Faites en sorte que je puisse vous parler », comme si parler ne parlait pas encore.
Celui qui la profère parle pourtant. L’action de « parler » si elle semble s’adresser, demeure
néanmoins une articulation intransitive : vous parler de quoi ? Elle déclenche un embrayage
sur l’objet qui ici s’annule. Impossibilité donc de donner à la phrase quelque contenu :
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12. Au-delà de la « linguistique de la parole » postsaussurienne : les études, entre autres, consa-
crées à l’énonciation (avec Benveniste notamment) qui intègrent la situation de locution, d’inter-
locution dans l’acte individuel d’utilisation de la langue, et Roman Jakobson dans son livre Essai
de linguistique générale (1963) qui propose de distinguer six fonctions du langage : référentielle
(donner une information), émotive (traduire une émotion), conative (donner un ordre), pha-
tique poétique (rechercher l’esthétique), métalinguistique (réguler son propre discours). La fonc-
tion phatique (maintenir le contact), en particulier, selon laquelle l’énoncé révèle les liens ou
maintient les contacts entre le locuteur et l’interlocuteur. L’approche « médiologique » nous inté-
resse ici plus particulièrement. Celle-ci accorde la priorité à la transmission qui ne suppose pas un
rapport d’émetteur/récepteur ; s’occupe, au-delà de la parole communicante, au problème de sa
médiatisation et de sa transmission. Nous ne sommes pas uniquement dans la linguistique mais
dans la médiologie. R. Debray dit : « Un sémiologue s’attachera en priorité au signifié graphique,
ou au jeu des signifiants, un médiologue à la procédure d’inscription ainsi qu’à l’outil et au maté-
riau utilisé », Debray Régis, op. cit., p. 25. Or, il s’agit du mode d’inscription de la parole littéraire
et intellectuelle et de son accomplissement à travers l’écriture.
13. Blanchot Maurice, L’Attente, l’oubli, op. cit., p. 24.
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14. Santiago Hugo, Maurice Blanchot, Film de 57’ en couleur, conception Ch. Bident et
H. Santiago, réalisation H. Santiago, production : Ina FR3, « Série : un siècle d’écrivains », 1998.
15. Blanchot Maurice, L’Attente, l’oubli, op. cit., p. 12-13.
16. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, 2e version, 1950, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire »,
1992, p. 216.
17. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. XVI.
18. Blanchot Maurice, L’Attente, l’oubli, op. cit., p. 12.
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Blanchot pose ici le problème de l’écriture et du langage en tant que séparation, dis-
tance et interruption. La parole diffère de parler : « Parlant, différant de parler. Pourquoi
quand elle parlait, différait-elle de parler24 ? » Dans son pivotement autour d’elle-même,
la parole tendue du côté de son antériorité rétablit paradoxalement le rapport dans les
termes de ce qui est à venir, devenant ce qu’elle a encore à dire, toujours de nouveau, plus
proche, jamais accomplie. C’est pourquoi parler est un procès qui se conjugue dans un
futur toujours inaccompli :
Différence : elle ne peut être que différence de parole, différence parlante, qui permet
de parler, mais sans venir elle-même, directement, au langage – ou y venant, et alors
nous renvoyant à l’étrangeté du neutre en son détour, cela qui ne se laisse pas neutra-
liser. Parole qui toujours par avance, en sa différence, se destine à l’exigence écrite25.
C’est un passage limite entre une impossibilité de parler et en même temps sa pressante
nécessité. Face à la parole assoupie dans ce qui n’est pas encore dit, reste l’urgence
– comme ultime recours – de l’animer et de la déployer dans la souveraineté du je-ne-
parle-pas-encore : « Parole qu’il faut répéter avant de l’avoir entendue […] nécessité de
23. Blanchot Maurice, Au Moment voulu, Paris, Gallimard, 1951, renouvelé en 1979, p. 99-100.
24. Blanchot Maurice, L’Attente, l’oubli, op. cit., p. 111.
25. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. 254.
100
Cependant, cette impossibilité n’a rien d’annihilant. Ce qui est en apparence refus de
la relation, est le sens même du rapport à l’autre : « Le rapport avec l’autre qui est la
communauté même, laquelle ne serait rien si elle n’ouvrait celui qui s’y expose à l’infi-
nité de l’altérité, en même temps qu’elle en décide l’inexorable finitude30. » Le « parler »
qui s’arrête au seuil sans cesse reculant de la parole, laisse pressentir au moins que
« quelque chose se dit ne se disant pas ». C’est là son mérite : « Pour que le parler ne
s’arrête pas à la parole, dite ou à dire ou à dédire : laissant pressentir que quelque chose
se dit, ne se disant pas31. » C’est qu’il s’agit de mener à son terme un certain épuisement
de la parole littéraire pour atteindre à une sorte de virginité de la rencontre :
101
Blanchot évoque souvent le problème de l’échange en ces termes : « Le fond sans fond
de la communication33 » Le paradoxe du « fond sans fond » n’aboutit guère à l’impasse,
mais à l’ouverture sur l’Autre. L’auteur dit : « Seule en vaut la peine la transmission de
l’intransmissible34. » Autrement dit, l’intransmissibilité de la pensée ne doit pas décou-
rager l’impératif de la dire. Cela seul donc « en vaut la peine ». Mais, pour rappeler
J.-L. Nancy, la « peine » aussi que cela vaut, c’est la peine infinie à se faire comprendre de
l’Autre : non pas m’entendre moi-même, mais me donner à entendre. En d’autres termes,
tout le mouvement par lequel le moi sort de son moi, s’ouvre sur l’autre, c’est-à-dire
existe véritablement : « Partout où je me trouvais, un intervalle qui était sa demeure, à
dresser la tente de l’exil où je pouvais communiquer avec lui35. »
Le problème de l’échange est également traduisible par la prévalence du cadre sur le
contenu de la communication. En effet, la sémantique de toute relation entre locuteurs
se définit par deux niveaux d’émission et de réception des messages. Premièrement, des
messages-cadres et sur la base de ceux-ci des messages de contenus ou d’information
proprement dite. Les théories des sciences de l’information et de la communication
accréditent la thèse que la reconnaissance du code et du cadre est la condition élémen-
taire de la perception du message. La formule de Blanchot exprime fortement cette idée
que toute connaissance évolue sur un fond de reconnaissance « Connaître, c’est recon-
naître36 », ce préalable minimal de toute discussion : s’identifier mutuellement comme
des interlocuteurs à part entière.
Que dit Blanchot ? « Fais en sorte que je puisse te parler. » Invitation à la prise de la
parole, mais aussi désir de l’autre sous la forme d’une écoute condensée. La proposition
est donc traduisible en ceci : « Fais en sorte que tu puisses m’écouter ». La parole découvre
son objet dans l’attention infinie que demande l’écoute. Or, dans toute communication,
102
Le primat de l’oralité
La supplique de Blanchot est une mise en scène de l’oralité : « Que je puisse te par-
ler ». L’écriture travaille sur sa matérialité en tant que « système auditif » et « enchaî-
nement des sons articulés38. » Tel l’art contemporain qui met les tripes à l’air (la toile,
le volume, le châssis), l’écriture s’auto-bouclant se fait gloire de ces accessoires et de
ces organes rendus visibles : parole de la voix, voix de la parole. Selon ce point de vue,
le « désœuvrement » blanchotien se donnerait à entendre comme l’acte de défaire
encore l’œuvre de sa conception substantielle pour lui restituer son sens verbal en tant
que circulation de la parole et de sa transmission. Le livre de L’Attente, l’oubli a porté
cette dédicace : « Dans la pensée du but qui nous est commun. », par laquelle Blanchot
s’adresse à ses amis intellectuels39, tous acteurs de la parole. Cet espace fait d’écho par-
lant est l’espace même de l’écriture : « “La communauté” s’inscrit dans l’écriture […]
37. Le roman s’ouvre sur une phrase confiante, d’une simplicité inouïe : « Je n’étais pas seul,
j’étais un homme quelconque. » Se produit ensuite, un incident d’une grande banalité : le héros
heurte quelqu’un dans le métro, celui-ci le bouscule. Le héros lui dit : « Vous ne me faites pas peur. »
Et l’autre de lui donner un coup de poing sur la figure. Il s’écroule par terre. La scène traduit une
réalité sociologique de plus en plus inquiétante : la tendance à voir se transformer la parole comme
support des rapports sociaux, en force de rupture qui dissout les liens de solidarité. Selon Daniel
Dobbels, la violence que subit le héros est cette même violence qu’éprouvent les gens de ne pas
supporter le fait de se parler les uns aux autres.
38. « Par parler nous entendrons désormais le système auditif des symboles linguistiques, l’en-
chaînement des sons articulés. » Sapir Edward, Le Langage : introduction à l’étude de la parole,
traduit de l’anglais par S. M. Guillemin, Paris, Payot, 1970 pour la traduction française, 2001 pour
la présente édition, p. 33.
39. Dédicace à Georges Bataille.
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Mais qu’est-ce donc que de persévérer dans la parole ? Cette interrogation peut alors se
décliner ainsi : qu’est-ce qui rend la parole possible ? Qu’est-ce qui fonde le lien social
aujourd’hui ? Est-ce la communauté, la communication, l’État ? Comment faire durer le
vivre-ensemble ? Repenser ces questions classiques de la philosophie, revient à penser les
problèmes concrets de la cité52.
pisse, ou alors les seins sur lesquels vous pourriez accrocher les pinces de vos gégènes. Rien. »
Abdellatif Laâbi, Discours sur la colline arabe, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 11.
47. Blanchot Maurice, L’Attente, l’oubli, op. cit., p. 12.
48. Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 13.
49. Blanchot Maurice, Le Très-Haut, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1948, renouvelé en
1975, p. 243.
50. Blanchot Maurice, Celui qui ne m’accompagnait pas, op. cit., p. 154.
51. Blanchot Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 227
52. D’où l’importance de la question politique. La parole de l’intellectuel pourrait-elle ne pas être
politique ? Celle-ci – c’est ici le lieu de répéter ce truisme – relève simultanément de l’évolution
historique et du social comme de la métaphysique qui la soutient. Le cas encore une fois des pays
non démocratiques où la pensée perd son indépendance à cause du politique, où la position des
intellectuels est souvent déterminée par des dispositifs idéologiques où généralement, ce sont les
mécanismes politiques qui l’emportent. Toutefois, l’idée de la pensée intellectuelle (littéraire ou
philosophique) à n’être plus ou moins, qu’une mise en forme d’« idées politiques » a ses limites.
106
Blanchot met en garde contre l’articulation de la thématique politique sur la réflexion littéraire :
« Il y a l’action politique, il y a une tâche qu’on peut dire philosophique, il y a une recherche
éthique. » Blanchot Maurice, La Communauté inavouable, op. cit., p. 35-36. Michel Foucault
dénonce le rapprochement inconsidéré entre la pensée souveraine et le pragmatisme opportuniste
de la politique : « L’ignorent en leur profonde niaiserie, ceux qui affirment qu’il n’y a point de phi-
losophie sans choix politique, que toute pensée est “progressiste” ou “réactionnaire” ? Leur sottise
est de croire que toute pensée “exprime” l’idéologie d’une classe. » Foucault Michel, Les Mots et les
choses, Paris, Gallimard, « Tel », 1966, p. 339.
53. Blanchot Maurice, « Le dernier mot » in Après Coup précédé par Le Ressassement éternel,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 65.
54. Ibid., p. 63. C’est Blanchot qui souligne.
55. Ibid., p. 64.
107
56. Debray Régis, « À l’entrée de cette boîte : des discours, des brochures, des mots ; à la sortie
des églises, des armées, des États. », in Introduction à la médiologie, op. cit., p. 114.
57. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. XVI.
58. Blanchot Maurice, Après Coup précédé par Le Ressassement éternel, op. cit., p. 34.
59. Blanchot Maurice, Au moment voulu, op. cit., p. 57.
60. Blanchot Maurice, L’Attente, l’oubli, op. cit., p. 46.
108
109
Maxime Decout
L
’entrée en littérature, pour le théoricien Maurice Blanchot, est l’expérience
d’une dépossession, le franchissement d’un seuil au-delà duquel l’écrivain affronte
l’innommable et le silence. La littérature serait ainsi le lieu d’une suppression de soi
et du sens, plaçant celui à qui elle s’impose devant une nécessité absolue : Je ou comment
s’en débarrasser. Car l’égographie n’appartient pas au territoire de la littérature tel que
l’envisage Blanchot. En effet, l’écrivain serait celui qui « perd le pouvoir de dire “Je”1 ».
Thomas l’Obscur et Aminadab valideraient une telle assertion. Et pourtant la poétique du
récit chez Blanchot, du Très-Haut à La Folie du jour, ne cesse de contredire, du moins en
surface, les propos du critique : elle laisse le récit soumis à une voix où triomphe le « je ».
Contradiction ? Scission entre le penseur et l’écrivain ? Ou plus sûrement renouveau
radical de la pensée du sujet et de l’écriture du « je » ? Tendu entre Thomas l’Obscur et
L’Attente l’oubli, deux extrêmes dans le temps mais aussi dans la conception de la voix
narrative, le récit chez Blanchot affronte le « je » pour en repenser la logique. Recourant à
un « neutre » auquel elle ne semble pouvoir s’assigner strictement, l’écriture de Blanchot
111
112
6. Ibid., p. 120.
7. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, Paris, Gallimard, 1950, p. 27.
8. Ibid., p. 28.
9. Ibid., p. 29.
10. Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 254-261.
113
De ce mélange, qui est aussi scission, entre ce qui est vu et l’instance qui voit, émerge
un regard potentiellement coupé de la vision, un « objet regard » à la manière dont
Lacan l’envisage. Le personnage, livré à un regard schizoïde, désigne en creux le processus
textuel, en faisant écho à un mode de narration qui s’affiche comme singulier, autant
que le processus de la lecture. Toujours à la recherche de lui-même, le récit effectue
d’incessantes plongées dans les entrailles de sa propre « parole » pour essayer de « voir »
ce qui s’y joue. La fascination du personnage pour l’œil indique alors clairement un
mécanisme qui lui est propre : le rêve de faire corps avec le texte. Thomas, devenu un
mot qui se dévore lui-même, redouble ainsi le désir toujours présent de donner chair à
un narrateur objectivé et viscéral, et donc à la voix narrative, dans une sorte d’anastomose
géante de l’œil et de la bouche. C’est le fantasme que relaye l’épisode du chat aveugle qui
voit Thomas. Le chat n’est caractérisé que par une voix limite, hors de toute appréhension
humaine, une « voix incompréhensible qui s’adressait à la nuit et parlait12 » : il singularise
dans le texte l’« objet voix » qui répond à l’« objet regard ». L’animal condense d’ailleurs
progressivement les deux supports textuels et les deux pulsions qui organisent le texte :
le regard et la voix. Pure voix qui le parle, le chat est aussi livré à une sorte d’indépendance
de sa tête qui « grandit sans cesse » et qui, « au lieu d’une tête, semble n’être qu’un
regard13 ». Le chat, qui est aussi un chat-voix et un chat-œil, est l’emblème même d’une
textualité monstrueuse et organique, guidée par une puissance incarnée des mots et de
la voix narrative qui se signale comme telle en faisant irruption dans le texte. Ce que
Blanchot refuse : le recel des instances du voir et du dire comme structures narratives
qu’opère traditionnellement le récit hétérodiégétique14. Par ce recours aux objets voix et
regard, qui place en abyme les instances focale et vocale, Blanchot s’oriente vers une
tentative de renouveler le narrateur classique.
114
115
116
Du « je » des personnages au « il »
Mais ce trouble énonciatif qui saisit la voix narrative ne se limite pas là puisqu’il s’étend
finalement aussi aux personnages. De la sorte, au cours de la dernière partie du vaste
dialogue entre le narrateur et l’homme, c’est l’homme lui-même qui finit par s’absenter
du discours puisque le narrateur se met à le désigner à la troisième personne alors qu’il lui
parle directement21. Cet infléchissement de l’énonciation, qui échange, sans l’abolir, le
« je » du personnage avec un « il », indique une fusion progressive du personnage dans la
voix du narrateur et révèle bien que la « séparation » entre les voix n’est qu’un artifice.
Bien plus, le discours des personnages lui aussi se désolidarise d’eux-mêmes, lorsque
leur « je » se désincarne, dans leurs propres paroles, en un « il » distancié et quasi
objectal : « Comment en sont-ils venus à se parler22 ? », demande l’un des deux per-
sonnages à l’autre, apparemment à propos d’eux-mêmes. Respectant pourtant les
conventions typographiques du discours direct, cet échange indique à la fois une dis-
tance à soi des personnages et la fragilité des codes du discours qui masquent mal leur
caractère contrefait. Les personnages ne parlent-ils pas alors d’autres personnages, de
tous les personnages des récits de Blanchot, n’ont-ils pas enfin rejoint ce qu’ils n’ont
cessé d’être qu’en apparence en respectant a minima les codes du récit, des projections
de la voix narrative ? Les personnages ne vivent plus leurs événements mais les
racontent, affichant ainsi qu’ils ont toujours été séparés d’eux-mêmes. L’un d’eux pré-
cise d’ailleurs : « C’est notre supériorité sur eux : comme si nous étions leur secret23 ».
117
Le personnage, dans la dernière réplique, évoque l’étrangeté qu’il perçoit dans « cette
voix » et non dans « sa voix » : Blanchot refuse le possessif, car les voix n’appartiennent
jamais mais flottent, se déplacent, passent de l’une à l’autre des instances énonciatives.
C’est pourquoi il est possible de lire cette dernière phrase à plusieurs niveaux : comme
une interrogation du personnage, du narrateur ou encore comme une mise en abyme de
la position du lecteur, surpris de l’émergence problématique d’une voix indéfinissable et
confronté à la Méduse de l’objet voix. Ce vertige énonciatif fait de cette voix le support
d’une interrogation essentielle : quelle est cette voix autonome, ce monstre textuel qui
semble peu à peu se dégager de toutes les gangues ? Car il s’agit d’une voix « qui dit, avec
un peu de froideur : “Je voudrais vous parler25.” ». Mobilisant son propre « je », mais dans
une certaine distance évoquée par sa « froideur », la voix s’affranchit de toute tutelle et
clame son droit à l’indépendance.
C’est là que s’origine une tentative de niveler les voix : « Quand vos paroles seront au
même niveau que les miennes, quand les unes et les autres seront ainsi égales, elles ne
parleront plus26 », assure un personnage. Une égalisation déjà mise en œuvre dans le dia-
logue et le récit, où l’identification de l’homme, de la femme ou du narrateur est souvent
118
Qui peut dire : ceci est arrivé, parce que les événements l’ont permis ? Ceci s’est passé,
parce que, à un certain moment, les faits sont devenus trompeurs et, par leur agencement
étrange, ont autorisé la vérité à s’emparer d’eux ? Moi-même, je n’ai pas été le messager
malheureux d’une pensée plus forte que moi, ni son jouet, ni sa victime, car cette pensée,
si elle m’a vaincu, n’a vaincu que moi […]32.
119
120
121
40. Voir à ce sujet Genette Gérard, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 256-257.
41. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, op. cit., p. 29.
42. Blanchot Maurice, L’Attente l’oubli, op. cit., p. 121-122.
43. Genette Gérard, Figures II, Paris, Édition du Seuil, « Points/Essais », 1969, p. 61-69.
122
44. Le « je », après L’Attente l’oubli, ne disparaît pas définitivement puisqu’il revient dans la voix
narrative du récit de L’Instant de ma mort.
45. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. 563-565.
46. Meizoz Jérôme, L’Âge du roman parlant, Genève, Droz, 2001.
Arthur Cools
L
e crime, ou la faute, est partout. Le lecteur se rappelle sans doute le film de
Hitchkock, Vertigo. La tension psychologique et le nœud du récit se construisent
à partir d’une scène au cœur de laquelle se trouve un escalier – l’escalier d’un
clocher où va se produire l’événement d’une chute mortelle. L’importance de cette
structure spatiale se signale dès l’ouverture du film par un générique où un escalier, en
forme de spirale, s’ouvre dans l’œil d’une femme, attirant le regard de la caméra dans un
vertige abyssal. L’escalier et le mouvement qu’il produit se présentent comme un leitmo-
tiv de tout le film. Sans celui-ci et le vertige qu’il suscite chez le personnage principal, le
drame ne se déroulerait pas. L’escalier n’y fonctionne pas seulement comme un élément
du décor devant lequel se produit l’événement, il est bien davantage la figure concrète de
l’espace qui produit l’événement et même en détermine le sens.
C’est dans une perspective similaire que je voudrais examiner l’image de l’escalier dans
les romans et les récits de Blanchot. Quoi de plus banal dans un récit qu’un escalier ? Quoi
de plus indifférent pour la construction d’un espace imaginaire qu’une telle coupure
spatiale ? Il n’y a certes guère de récit dans les temps modernes qui ne fait pas mention
127
1. Pour une approche de cette notion de l’imaginaire, nous renvoyons à titre d’exemple à Blan-
chot Maurice, « La rencontre de l’imaginaire », dans Le Livre à venir, Paris, Gallimard, « Folio/
Essais », 1959, p. 9-37.
128
2. Marion Jean-Luc, De Surcroît. Étude sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, « Perspectives
critiques », 2001, p. 35-62.
129
130
131
132
3. Voir Blanchot Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 55 : « L’escalier était à demi
caché par l’homme qui se tenait juste devant la porte et qui ne semblait pas avoir l’intention de
s’écarter. »
4. Blanchot Maurice, Après coup, précédé par Le Ressassement éternel, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1983, p. 74.
5. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, Paris, Gallimard, 1941, p. 27-29.
133
Ces exemples ne sont certes pas exhaustifs, mais ils suffisent pour resituer toute l’adresse
de l’invitation (« viens »), dont le lecteur se rappelle sans doute la portée événementielle
dans les commentaires de Jacques Derrida8, dans l’espace de l’escalier. Il en résulte une
troisième caractéristique de l’événement qui se produit en rapport avec l’escalier dans le
monde fictionnel de Blanchot, mais qui n’est pas toujours liée à la présence du person-
nage féminin. L’escalier et le mouvement qu’il implique se présentent aussi dans un rap-
port de recherche et de désir. Dans « L’Idylle », dans sa tentative de fuir, c’est « pour
découvrir une nouvelle issue » qu’il faut à Akim « monter les escaliers et s’enfoncer à
travers des constructions dont on ne savait si elles conduiraient jamais au-dehors9. » Dans
« Le dernier mot », le personnage principal entre dans la tour et se dirige vers le sommet
afin de rejoindre la hauteur et de rechercher l’autorité du propriétaire de la tour, celui qui
est appelé « le Tout-Puissant10. » De même, dans Aminadab, Thomas entre dans la maison
et se lance sur les marches de l’escalier vers le troisième étage pour retrouver la jeune fille
qui lui avait fait signe et dans sa recherche consécutive de sonder le secret de la maison il
lui faudra monter plusieurs autres. L’invitation de la sœur à monter l’escalier dans la
scène du Très-Haut que nous venons de citer dans l’alinéa précédent établit un rapport
134
11. Voir à titre d’exemple Blanchot Maurice, Le Très-Haut, op. cit., p. 73 : « Elle prit une clé,
ouvrit la porte. Il y avait trois marches qu’elle descendit, moi à sa suite. […] je frissonnai, mais
non pas seulement l’effroi ni d’horreur, le désir aussi me fit frissonner. »
12. Blanchot Maurice, Au Moment voulu, Paris, Gallimard, 1979, p. 138-139.
13. Blanchot Maurice, Après coup, op. cit., p. 81.
14. Blanchot Maurice, Aminadab, op. cit., p. 106. Voir p. 98 : « Le sous-sol était très mal des-
servi. Seul un escalier à demi rongé par l’humidité y conduisait et comme la descente se faisait à
pic dans le vide, nous n’avions aucune envie de nous exposer à une chute pour séjourner dans un
lieu qui nous repoussait plus qu’il ne nous attirait. »
15. Ibid., p. 103.
16. Blanchot Maurice, Le Très-Haut, op. cit., p. 58.
135
17. Blanchot Maurice, Le Très-Haut, op. cit., p. 113 : « Je bousculai quelqu’un dans l’escalier et
me précipitai au dehors. »
18. Blanchot Maurice, Aminadab, op. cit., p. 14.
19. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, op. cit., p. 29-30.
20. Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, sous la
rédaction d’Eva Moldenhauer et Karl Markus Michel, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, « Werke/
Georg Wilhelm Friedrich Hegel », 1970, p. 105.
136
Un tout autre exemple se trouve dans un texte d’Emmanuel Lévinas sur Husserl, « La
ruine de la représentation ». Il se sert de l’expression « esprit de l’escalier » pour qualifier
l’explicitation progressive des horizons cachés de la conscience, ce qu’il considère comme
la découverte principale de l’approche phénoménologique :
Il faut un acte second et un esprit de l’escalier pour découvrir les horions cachés qui
ne sont plus le contexte de cet objet, mais les donneurs transcendantaux de son sens.
[…] Que Husserl lui-même ait vu cet esprit de l’escalier sous formes d’actes objecti-
vants et pleinement actuels de la réflexion (en vertu de quel privilège ?), n’a peut-être
pas été déterminant pour l’influence de son œuvre22.
Dans cette image, la figure du cercle a tout à fait disparu. La possibilité de rassembler
le savoir afin de se rejoindre et d’être chez soi n’est plus donnée. La verticalité impliquée
dans la figure de l’escalier annonce la découverte de nouveaux horizons de savoir qui ne
se produit que par la dimension d’un retardement, d’un après coup.
Il est clair qu’il n’est pas difficile de retrouver cette dimension de l’après coup dans
l’approche blanchotienne de l’imaginaire. Elle fait partie de sa définition de la loi du récit
137
23. Blanchot Maurice, « La rencontre de l’imaginaire », dans Le Livre à venir, op. cit., p. 14 :
« Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événe-
ment, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance
attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser. »
24. Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1984, p. 87.
25. Ibid.
138
139
140
32. Ibid.
33. Ibid., p. 227.
141
En guise de conclusion
L’image de l’escalier et le mouvement qu’il implique semblent bel et bien avoir un sens
fondamental dans l’approche blanchotienne de l’imaginaire, sens qui est encore autre
que celui de Vertigo de Hitchkock, qui l’a peut-être trop réduit au psychologique de son
personnage principal. Car cette image est pour Blanchot liée à une recherche qui exprime
une condition en produisant l’événement où se manifeste l’absolu de la loi : la hauteur
inaccessible et l’extérieur infranchissable de la loi, incitant inlassablement la pensée à
s’impatienter, trébucher, se reprendre et se déplacer.
Pourtant, à la fin de cet exposé, on pourrait se demander de quoi l’escalier est en fait
l’image et quel est cet espace dont il est dit qu’il est « propre » à la loi. La question semble
risquée. On se rappelle sans doute la description que Blanchot a donnée de la dépouille
dans son texte « Les deux versions de l’imaginaire » : si l’on se demande de quoi la
dépouille est image, il faut répondre qu’elle n’est image que de soi, si l’on veut bien saisir
l’enjeu de cette description. Car dans cette autoréférence consiste la pertinence de la
distinction entre deux versions de l’imaginaire : la première – conception traditionnelle –
142
143
Tomasz Swoboda
L
’amitié de Maurice Blanchot avec Georges Bataille remonte aux années
1940. Elle revêt la forme étrange d’une relation marquée au début par un rythme
de rencontres quotidiennes, remplacée ensuite par celle qui se passe sans tête-à-
tête, une amitié, pour ainsi dire, textuelle où au livre de l’un répond la publication sui-
vante de l’autre. Comme le dit le biographe de Bataille, « entre leurs deux pensées, il y a
plus d’une analogie ; […] elles se font écho quand elles ne se complètent pas1. »
Quel est l’impact des relations complexes entre Georges Bataille et Maurice Blanchot
sur les conceptions visuelles de ce dernier ? Quels rôles peuvent jouer l’œil et le regard
dans l’œuvre de celui qui, pendant des dizaines d’années, refusait à la littérature le droit
à la représentation, qui a laborieusement témoigné de l’impossibilité de donner une
image du réel, qui a déployé son écriture autour des sujets à l’adverbe commun : non-
être, non-savoir, non-dit ? Or, il semble qu’à ces négations multiples il est possible d’en
ajouter une autre, liée justement au regard : l’invisibilité. Une négation qui dit du voir
ce que le silence dit du langage : qui le met en question, qui crée une boucle à la fois
1. Surya Michel, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 380.
145
146
Dans l’interprétation blanchotienne, le regard d’Orphée est donc le signe d’une double
disparition, celle du sujet et celle de l’objet, une tentative, vouée à l’échec, de voir l’invi-
sible, un effort, intérieurement contradictoire, de franchir une frontière infranchissable,
dont le caractère infranchissable n’est pas le résultat d’un interdit mais du fait que – de
même que le sujet et l’objet – elle disparaît au moment même où la transgression la
menace. C’est une conception extrêmement importante pour l’histoire de la lutte contre
la dichotomie du visible et de l’invisible au xxe siècle mais – de même que l’idée du
caractère sacré du regard, partagée par Bataille et consorts – un peu oubliée ou délaissée
par les écrivains, artistes et philosophes contemporains.
Certes, contrairement à Bataille, Blanchot néglige le caractère matériel de l’œil, voire
le regard lui-même : il les traite, pour ainsi dire, d’une façon instrumentale dans la
mesure où ils deviennent des figures de la création littéraire et se trouvent soumis à la
réflexion métatextuelle : « Écrire commence avec le regard d’Orphée5. » Mais le passage
de L’Espace littéraire cité ci-dessus apparaîtra comme important pour « l’histoire de
l’œil » en Occident, si on le juxtapose aux phrases qui lui ressemblent du point de vue
rhétorique. Cette ressemblance révèle, en effet, un des procédés auxquels l’œil et le
regard sont soumis dans l’écriture blanchotienne, à savoir à une sorte de déséquilibra-
tion qu’introduit dans l’ordre du visible (de l’invisible) l’emploi des figures telles que
l’antithèse, la paronomase ou une simple répétition qui, à cause de l’usage excessif,
bouleversent les relations logiques et font éclater le système de la représentation, bien
que tout (?) soit joué dans les limites du langage. Dans le passage cité, ces jeux rhéto-
riques concernent les mots tels que « présence », « absence », « regard » et « fin ». Et en
voici d’autres exemples, trouvés dans la seconde version de Thomas l’Obscur : « […] il
lui fallait un moi sans sa solitude de verre, sans cet œil atteint depuis si longtemps de
strabisme, l’œil dont la suprême beauté est de loucher le plus possible, l’œil de l’œil, la
pensée de la pensée6. » ; « Ayant deux yeux dont l’un d’une extrême acuité de vision,
147
Pas de récit
À cette mise en question de l’identité du regard Blanchot ajoute un embrouillement
lexical. Écoutons ces phrases de L’Arrêt de mort : « Je l’ai regardée, cela est sûr, je l’ai fixée,
mais je ne l’ai pas vue11. » ; « Je la voyais d’extrêmement loin : elle était sous mon regard
qui voit tout, mais je me posais toujours cette question : est-ce que je la remarque12 ? »
Dans ces passages – et l’on pourrait facilement multiplier des exemples – on a affaire à la
différentiation du sens des verbes tels que « voir », « regarder », « fixer » ou « remarquer »,
dont les connotations différentes sont exploitées par Blanchot en vue d’une déstabilisation
7. Ibid., p. 111.
8. Ibid., p. 116.
9. Blanchot Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 22.
10. Antonioli Manola, L’Écriture de Maurice Blanchot : fiction et théorie, Paris, Kimé,
« Philosophie, épistémologie », 1999, p. 92.
11. Blanchot Maurice, L’Arrêt de mort, Paris, Gallimard, 1977, p. 34.
12. Ibid., p. 82.
148
149
17. Ibid.
18. Je pense à la phénoménologie des paupières au moment du réveil dans Leiris Michel,
La Règle du jeu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 289-290.
19. Blanchot Maurice, La Folie du jour, op. cit., p. 20.
20. Ibid., p. 19-20,
21. Derrida Jacques, Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 137.
22. Leśniak Andrzej, « Spojrzenie : Blanchot i Balzak », in Maurice Blanchot : literatura ekstre-
malna, Mościcki Paweł (dir.), Varsovie, Wydawnictwo Krytyki Politycznej, 2007, p. 89.
150
151
26. Ibid.
27. Ibid., p. 29.
28. Grzegorz Jankowicz observe, à juste titre, que dans une telle interprétation – juste à mon
avis –, cette scène représente « l’expérience de la lecture dans sa forme pure », et « si Thomas
l’Obscur était le seul texte de Blanchot sur la lecture, on pourrait penser qu’il n’y avait pas d’élève
plus assidu de Heidegger ». « Le problème est que, ajoute le critique polonais, Blanchot met en
relief qu’on a ici affaire à un désir, à un fantasme qu’on a créé à l’usage d’une culture désespérée
après la perte du monde » (Jankowicz Grzegorz, « Doświadczenie lektury : lektura eksperymen-
talna (Heidegger, Blanchot) », in Maurice Blanchot : literatura ekstremalna, op. cit., p. 98). Si je suis
d’accord avec la première partie de la réflexion de Jankowicz, je n’arrive pas à trouver cette « mise
en relief », à moins que ce soit le texte sur Lautréamont qui suggère la conception d’une « lecture
expérimentale » où l’expérience est la conséquence de l’impossibilité de se soumettre complète-
ment au texte lu. Ce texte conduit pourtant Jankowicz à une conclusion qui confirme sa lecture,
et en même temps la mienne, de Thomas l’Obscur : « Pour Blanchot, la lecture est toujours liée à
l’objectivisation du lecteur, à un sacrifice quasiment masochiste de celui qui lit. Le pouvoir de la
littérature est illimité, et l’expérience de la lecture recèle toujours la possibilité d’une destruction
complète du sujet » (ibid., p. 96). Voir aussi Lesniak Andrzej, Topografie doświadczenia : Maurice
Blanchot i Jacques Derrida, Cracovie, Aureus, 2003, p. 34-44. Wacław Rapak inscrit allusivement
cette scène dans un contexte plus large de l’œuvre de Blanchot dans son analyse de ses récits des
années 1930 : Rapak Wacław, « Après coup » précédé par « Le ressassement éternel » de Maurice
Blanchot : une lecture, Cracovie, Universitas, 2005, notamment p. 210-219.
29. Lacan Jacques, Séminaire IX : l’identification (1961–1962), texte inédit. J’utilise la
version électronique des notes du cours, accessibles sous l’adresse http://staferla.free.fr/S9.
Dans cette version, qui compte 611 pages, la mention sur Blanchot apparaît aux pages 604-
606. C’est Christophe Halsberghe qui fait remarquer cette présence de Blanchot chez Lacan
(Halsberghe Christophe, La Fascination du commandeur. Le sacré et l’écriture en France à partir
du débat-Bataille, Amsterdam/New York, Rodopi, « Faux Titre », 2006, p. 382).
152
La nuit
Cependant, dans le même récit, se trouve aussi un autre aspect de ce sentiment singu-
lier d’être regardé (touché) par un autre œil. Dans le plus long chapitre du livre, chapitre
composé presque exclusivement d’un monologue du personnage éponyme, Thomas,
réfléchissant sur son rapport au monde, constate entre autres :
Je suis vu. Je me destine sous ce regard à une passivité qui, au lieu de me réduire,
me rend réel. […] Je suis vu. Poreux, identique à la nuit qui ne se voit, je suis vu. Aussi
imperceptible que lui [le regard du monde], je le sais qui me voit. Il est même l’ultime
possibilité que j’aie d’être vu alors que je n’existe plus. Il est ce regard qui continue à
me voir dans mon absence. Il est l’œil que ma disparition, à mesure qu’elle devient plus
complète, exige de plus en plus pour me perpétuer comme objet de vision. Dans la nuit
nous sommes inséparables. Notre intimité est cette nuit même32.
Le statut étrange du personnage, qui n’arrive pas à mourir définitivement, trouve ici
une explication, si partielle soit-elle, grâce à la présentation de la situation de l’œil et du
regard : paradoxalement, être vu, être objet, objet du regard, apparaît comme une chance
pour exister, les ressources de l’existence subjective étant déjà épuisées. Et c’est la nuit
qui le rend possible, cette nuit poreuse comme Thomas – certes, c’est Thomas qui est
poreux comme la nuit mais la réciprocité et l’interchangeabilité des fonctions est ici
30. Lacan Jacques, Séminaire IX : l’identification (1961–1962), op. cit. Voir Freud Sigmund,
L’Homme aux rats : un cas de névrose obsessionnelle, suivi de Nouvelles remarques sur les
psychonévroses de défense, Paris, Payot, 2010.
31. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, op. cit., p. 32.
32. Ibid., p. 124-125.
153
33. Chang Eugène, Disaster and hope : a study of Walter Benjamin and Maurice Blanchot, thèse,
philosophie, Yale University, Faculty of the Graduate School, mai 2006, 157 p. (dactyl.), p. 130.
34. Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, op. cit., p. 126.
35. Markowski Michał Paweł, « Maurice Blanchot : fascynacja zewnętrznością », in Maurice
Blanchot : literatura ekstremalna, op. cit., p. 42-43.
154
Foucault, imitant à sa façon les paralogismes blanchotiens, parle donc d’une situation
inverse par rapport à celle qu’on a évoquée plus haut, en citant Markowski : il ne s’agit
pas de la visibilité de l’invisible mais de l’invisibilité invisible du visible, c’est-à-dire
d’une déréalisation du réel, du refus d’admettre son existence dans ce que Blanchot
appelle littérature, et que Foucault, pour des raisons de clarté (quand même !), appelle
fiction. Il est toutefois significatif que l’auteur de Surveiller et punir parle de cette situation
en termes de visibilité et d’invisibilité : c’est sans doute une allusion à ce grand thème
blanchotien qu’est le mythe orphique qui – contrairement à ce que j’affirmais dans
l’introduction – constitue, dans cette œuvre, non seulement la figure de toute création
mais aussi dit quelque chose d’important sur le regard même. En effet, ce mythe y
apparaît si riche – comme la forme obsessive d’un grand artiste – qu’il comprend à la
fois la visibilité de l’invisible et l’invisibilité du visible. Et si on réfléchit sur le statut
particulier d’Orphée et d’Eurydice – d’un vivant (visible) descendu dans le monde des
morts (invisibles), et d’une morte (invisible) qui revient dans le monde des vivants
(visibles) – il faut constater que le mythème culminant, comme appelleraient cette scène
les structuralistes, c’est-à-dire le regard d’Orphée qui précipite Eurydice dans l’abîme
des ténèbres, s’appuie en réalité sur une impossible tautologie, exprimée on ne peut
mieux par Simon Critchley : « Orphée ne veut pas rendre l’invisible visible mais plutôt
(chose impossible) voir l’invisible en tant qu’invisible37. » Ainsi il devient clair (si quelque
chose peut être clair ici) que le sentiment étrange qui accompagne la lecture du
monologue de Thomas, le sentiment que cette situation est à la fois connue et différente
de ce qu’on connaît, peut en partie résulter d’une sorte d’inversion sexuelle par rapport
à ce « connu », c’est-à-dire à l’hypotexte qu’est le mythe orphique : en effet, Thomas n’est
pas ici Orphée mais Eurydice, quelqu’un qui désire un œil dont le regard signifie la
confirmation de l’existence et le retour à la vie. À ce détail près que – comme dans le
mythe, comme chez Blanchot – ce regard signifiera aussi la privation décisive de cette
36. Foucault Michel, Dits et écrits, 1954-1988. I, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, p. 524.
37. Critchley Simon, Very little—almost nothing : death, philosophy, literature, Londres/New
York, Routledge, « Warwick Studies in European Philosophy », 1997, p. 43.
155
156
L
’œuvre romanesque de Blanchot puise avec profusion dans le réservoir séman-
tique et métaphorique de l’Apocalypse de Jean. Le dispositif d’images, qui rend pos-
sible la révélation, est toujours accompagné d’une voix « hors champ » anonymement
productrice de messages1. Si, à l’origine, ces messages avaient un centre et un but – le
dévoilement d’une vérité révélée –, au fil du temps ils se perdent dans une immense pro-
lifération communicative qui transforme le modèle apocalyptique. La fin imminente
devient immanente et l’attention est alors portée sur les avant-derniers temps où les per-
manents produisent une usure de la fin qui devient transition sans fin. L’impossibilité de
conclure devient, donc, le paradigme qui fait éclater le récit fictionnel de la fin.
Il semble possible de montrer, au fil de certains récits de Blanchot tels que, La Folie du
jour, Le Ressassement éternel, L’Attente, l’oubli, non seulement que l’Apocalypse repose en
hypotexte dans ces récits, générant un nouveau type d’écriture, mais qu’elle fournit tout
un dispositif d’images. Ces images sont toutefois complètement chavirées par Blanchot.
1. Voir Derrida Jacques, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée,
« Débats », 1 983.
159
2. Blanchot Maurice, La Folie du jour, Montpellier, Fata Morgana, 1 973 ; Paris, Gallimard,
2002, p. 17.
3. Ibid., p. 16.
4. Ibid., p. 15.
5. Ibid., p. 16.
6. Ibid., p. 11.
160
7. Ibid., p. 13.
8. Ibid., p. 17.
161
9. Ibid., p. 18.
10. Ibid.
11. Ibid.
162
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid., p. 19.
163
La folie du jour ne peut pas être racontée mais seulement témoignée, elle est de l’ordre
de la perception et non pas de la narration. Le narrateur, après cette fulgurante révélation,
ne pourra donc qu’attester cette vérité par sa seule présence, se cachant dans une clinique
et, parfois, sortant au dehors avec le brûlant désir de « voir quelque chose en plein jour16 ».
Des gens arrivent à la clinique et le narrateur s’expose à leur vue, il ne peut pas se
cacher et il leur distribue son sang. Dans cette interdiction et cette prescription presque
christologique reposent la faute et la Loi. C’est lui qui donne à voir aux individus qui se
rendent à la clinique, avec son sang il leur donne la vision du jour, il rend justice avec sa
présence sans rien comprendre de la justice et du discours anonyme de la Loi. Les
cicatrices de son regard brûlent, la vue devient une plaie et quand on lui demande de
raconter comment « au juste » les choses se sont passées, il recommence son récit, mais
l’attente de ses interlocuteurs est frustrée, il s’arrête avant d’en venir aux faits. Il est
contraint de reconnaître qu’il n’est pas capable de former un récit avec les événements
qui se sont passés car il a « perdu le sens de l’histoire, cela arrive dans bien des maladies17 ».
Mais sa réponse ne satisfait pas ses deux interlocuteurs, un ophtalmologue et un
psychiatre, qui lui imposent presque un interrogatoire, « autoritaire, surveillé et contrôlé
par une règle stricte18 ». Il n’y a pas de véritable liberté, le biopouvoir médical contrôle le
regard et la pensée en imposant un ordre préétabli. La petite communauté de deux
personnes assujettit à son autorité le discours en réclamant un récit qui ne serait rien
d’autre que l’enchaînement réglé et rationnel des événements selon un ordre des raisons
15. Derrida Jacques, Mémoires d’aveugle, Paris, Réunion des musées nationaux, « Parti pris »,
1990, p. 106.
16. Blanchot Maurice, La Folie du jour, op. cit., p. 19.
17. Ibid., p. 29.
18. Ibid.
164
165
24. Blanchot Maurice, « Après coup », in Après coup précédé par Le Ressassement éternel, Paris,
Les Éditions de Minuit, 2003, p. 94.
25. Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 92.
166
26. Blanchot Maurice, « Le dernier mot », in Après coup, op. cit., p. 63-64.
27. Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 220.
28. Blanchot Maurice, « Le dernier mot », in Après coup, op. cit., p. 75.
29. Ibid., p. 77.
167
La chute de la dernière tour est donc la chute du langage, qui n’amène pas la confusion
des idiomes mais plutôt l’effacement de toute parole et de toute possibilité de parler. Il
s’agit d’une condition où le silence éternellement se parle au travers d’une déchirure qui
fend le silence et permet un nouveau bruit, celui qui annonce l’ère sans parole, l’ère de
l’absence de toute parole qui parle. « Un écrivain, dit Blanchot, est celui qui impose
silence à cette parole […] et c’est ce défaut de silence qui révélerait peut-être la dispari-
tion de la parole littéraire32. » Il s’agit, au fond, d’une parole spectrale, d’une parole que
ne parle pas, qui annule le « dit » à la faveur du « dire », en laissant parler en elle l’ab-
sence et un autre temps qui n’a rien à voir avec la durée ou la permanence éternelle. Le
temps du récit, d’un récit impersonnel et réduit à l’essentiel, est un temps sans présent.
Ou, à vrai dire, un temps irréellement présent, un temps spectral qui hante l’œuvre, bien
présent en elle mais absent dans sa substance, toujours à venir sans cependant possibilité
168
33. Cette attente est produite par la loi secrète du récit. « Le récit est mouvement vers un point,
non seulement inconnu, ignoré, étranger, mais tel qu’il ne semble avoir, par avance et en dehors
de ce mouvement, aucune sorte de réalité […], mais cependant c’est seulement le récit et le
mouvement imprévisible du récit qui fournissent l’espace où le point devient réel, puissant et
attirant », ibid., p. 14.
34. Derrida Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1993, p. 17.
35. Ibid., p. 125.
169
170
38. Voir Kermode Franck, The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction, New York,
Oxford University Press, 1967. En reprenant le paradigme apocalyptique proposé par Kermode,
Paul Ricœur nous offre un commentaire visant à expliquer l’analogie entre la Fin évoquée par
l’Apocalypse et la clôture de l’œuvre littéraire. Le Jugement dernier devient fin immanente, tran-
sition interminable qui a son équivalent dans les œuvres littéraires contemporaines. « L’idée de fin
du monde nous vient par le moyen de l’écrit qui, dans le canon biblique reçu dans l’Occident
chrétien, conclut la Bible. L’Apocalypse a pu signifier ainsi à la fois la fin du monde et la fin du
livre. […] L’Apocalypse […] offre le modèle d’une prédiction sans cesse infirmée et pourtant
jamais discréditée, et donc d’une fin elle-même sans cesse ajournée. […] L’Apocalypse, dès lors,
déplace les ressources de son imagerie sur les Derniers Temps – temps de Terreur, de Décadence
et de Rénovation – pour devenir un mythe de la Crise. » Ricœur Paul, Temps et récit. T. 2. La
configuration dans le récit de fiction, Paris, Éditions du Seuil, « Points/Essais », 1984, p. 47.
39. Blanchot Maurice, L’Attente l’oubli, op. cit., p. 38.
40. Blanchot Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, « NRF », 1949, p. 317.
41. Voir Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 95.
42. Ibid., p. 139.
Gary D. Mole
Jusqu’au dernier moment, je vais être tenté d’ajouter un mot à ce qui a été dit. Mais
pourquoi un mot serait-il le dernier ? La dernière parole, ce n’est déjà plus une parole
et, cependant, ce n’est pas le commencement d’autre chose. Je vous demande donc de
vous rappeler ceci, pour bien conduire vos observations : le dernier mot ne peut être
un mot, ni l’absence de mot, ni autre chose qu’un mot1.
Blanchot n’était sans doute ni le premier ni le dernier écrivain à puiser dans les ressources
de la fiction pour épuiser la fiction même. Mais il était certainement parmi les plus habiles,
les plus lumineusement obscurs, les plus obscurément lumineux, à se perdre dans les
détournements de sa voix narrative. Les détours ou les divagations de la fiction de Blanchot
n’ont de cesse fait appel aux lecteurs – à l’image de Thomas dans Aminadab, invité à
pénétrer dans la maison, errant dans l’obscurité de l’immeuble dans le désir inassouvi de
« tout tirer au clair2 » – tout en battant en brèche toutes les orientations critiques,
1. Blanchot Maurice, « Le Dernier mot » (1935-1936), in Après Coup, précédé par Le Ressassement
éternel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 77.
2. Blanchot Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 227.
173
3. Voir Madaule Pierre, Une Tâche sérieuse ?, Paris, Gallimard, 1973 ; Wilhem Daniel,
Maurice Blanchot. La Voix narrative, Paris, Union Générale d’Éditions, « 10/18 », 1974 ; Londyn
Évelyne, Maurice Blanchot romancier, Paris, Nizet, 1976 ; Préli Georges, La Force du dehors,
Fontenay-sous-Bois, Recherches, 1977.
4. Derrida Jacques, Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 15.
5. Voir Antonioli Manola, Maurice Blanchot. Fiction et théorie, Paris, Kimé, 1999.
6. Voir Clandestine Encounters. Philosophy in the Narratives of Maurice Blanchot, Hart
Kevin (dir.), Notre Dame (In), University of Notre Dame Press, 2010.
7. Michael Holland a entrepris une telle démarche pour l’ensemble de la critique blanchotienne
(jusqu’en 2004), ouvrant la voie à une étude d’une plus grande ampleur des divers aspects de
l’œuvre de Blanchot, y compris sa fiction ; voir Holland Michael, « État présent : Maurice
Blanchot », in French Studies, vol. 58, no 4, octobre 2004. p. 533-538.
174
Un récit ?
Pour ajouter un récit à l’œuvre narrative de Blanchot, il s’agit paradoxalement de ren-
contrer son auteur au moment – mais un moment qui s’étend sur plusieurs années – où
les frontières génériques de son œuvre n’ont plus cours : discours critique, théorique,
philosophique, narratif, tout s’effondre au fur et à mesure des années soixante dans la
recherche de ce que Michael Holland a appelé un « nouvel idiome9 », radicalement
interrogateur de la pensée, du langage, et de l’écriture. Pour la fiction même, on sait que
la critique blanchotienne a été très sensible, pendant de nombreuses années, au point de
transition que représentait l’an 1948 avec la publication à la fois du « dernier » roman de
Blanchot, Le Très-Haut, et du « premier » récit, L’Arrêt de mort, suivie en 1949 par
Un Récit (?) (avec et sans le point d’interrogation ; le texte deviendra La Folie du jour10),
la « nouvelle version » de Thomas l’Obscur en 1950, et les trois autres récits des années
cinquante11. Les Éditions de Minuit n’ont pas manqué de troubler les eaux en ressusci-
tant en 1951 les deux récits Le Dernier mot et L’Idylle, tous deux déjà publiés en revue en
194712 mais en réalité rédigés entre 1935 et 1936, datant donc « d’avant » le premier
roman, Thomas l’Obscur, celui-ci pourtant en cours, selon l’aveu de Blanchot même,
175
13. C’est ce que Blanchot prétend dans les onze lignes introductives à la nouvelle version ; voir
Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, 2e version, Paris, Gallimard, 1950, p. 7. Notons en passant
que jusqu’à la quatrième édition de cette nouvelle version publiée en 1950, le texte longtemps
considéré par la critique comme un récit porte encore sur la couverture le terme de « roman ».
14. Madaule Pierre, « Retour d’épave », in Blanchot Maurice, Thomas l’Obscur, 1re version
1941, Paris, Gallimard, 2005, p. 9.
15. Voir Derrida Jacques, Demeure, Paris, Galilée, 1998.
16. Voir Hill Leslie, Radical Indecision : Barthes, Blanchot, Derrida, and the Future of Criticism,
Notre Dame (In), University of Notre Dame Press, 2010.
176
17. Voir Blanchot Maurice, « L’Entretien infini », in La Nouvelle revue française, no 159,
mars 1966, p. 385-401 ; repris, sans titre, dans Blanchot Maurice, L’Entretien infini, Paris,
Gallimard, 1969, p. IX-XXVI, désormais cité entre parenthèses directement dans le corps de notre
texte sous la forme (E, pagination).
18. Voir Blanchot Maurice, « Français, encore un effort… », in La Nouvelle revue française,
no 154, octobre 1965, p. 600-618 ; repris sous le titre « L’insurrection, la folie d’écrire » in Blan-
chot, L’Entretien infini, op. cit., p. 323-342.
19. Voir Blanchot Maurice, « Nietzsche et l’écriture fragmentaire », in La Nouvelle revue
française, no 168, décembre 1966, p. 967-983 ; repris avec le même titre dans Blanchot, L’Entretien
infini, op. cit., p. 227-255.
20. Bident Christophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible. Essai biographique, Seyssel,
Champ Vallon, 1998, p. 435.
21. Ibid., p. 449.
22. Ibid.
23. Ibid., p. 450.
24. Ibid.
177
178
179
35. Hoppenot Éric, « Écriture et Fatigue dans les œuvres de Roland Barthes et Maurice
Blanchot », in Maurice Blanchot, de proche en proche, op. cit., p. 186.
36. Ibid., p. 188.
37. Ibid., p. 187.
38. Ibid., p. 189.
180
39. Bident Christophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible, op. cit., p. 447.
181
L’entre-dire de l’entretien
Se penchant précisément sur cette question, Éric Hoppenot arrive à la conclusion que
les deux hommes ne s’entretiennent de rien. « L’entretien », écrit-il, « n’a pas comme
finalité l’échange de pensées, de sentiments, de thèses, il faudrait davantage lire cet entre-
tien comme une genèse qui avorte40. » Hoppenot n’a pas tort, mais ce qu’il dit est vrai en
partie seulement, car manifestement un échange de pensées a bien lieu dans ce récit qui,
comme on vient de le constater, résiste à la visualisation, refuse de s’ériger en histoire,
mais qui se donne au dire. Les interlocuteurs le reconnaissent dès le début : ils sont là,
l’un appelé par l’autre (mais celui-là serait venu sans l’appel de celui-ci), pour parler de
40. Hoppenot Éric, « Écriture et Fatigue dans les œuvres de Roland Barthes et Maurice
Blanchot », in Maurice Blanchot, de proche en proche, op. cit., p. 187.
182
183
184
43. Bident Christophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible, op. cit., p. 450.
185
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Huges Choplin
U
ne hypothèse est à l’origine de ce texte : le problème des espaces, tel qu’il se
pose dans Le Dernier homme, conduit Blanchot à rompre avec la logique même
des récits et à faire valoir une nouvelle écriture, essentiellement non narrative :
« l’écriture fragmentaire ». De façon à construire cette hypothèse (voir § 3), il convient,
d’abord, de s’attacher à prendre la mesure du problème blanchotien des espaces. Dans
cette perspective, nous identifierons « quatre types d’espace » qui caractérisent l’univers
du Dernier homme (voir § 1). Puis, nous soutiendrons que le problème posé par l’articu-
lation de ces espaces se résout chez Blanchot par l’« ouverture » – « non événemen-
tielle » – de ce que nous proposons d’appeler un « milieu atopique » (voir § 2).
Ce travail prolonge une recherche sur Blanchot qui s’emploie à montrer dans quelle
mesure celui-ci se soustrait à une logique qui nous paraît structurer en profondeur un
espace important de la philosophie française contemporaine – de Lévinas à Alain Badiou
en passant par Foucault, Deleuze et Jean-Luc Marion – : la « logique de l’événement ».
Sans nier l’hétérogénéité, à certains égards, de ces différentes problématiques, nous
soutenons en effet que, chez tous ces auteurs, s’atteste le primat d’« une épreuve de
189
Éléments introductifs
Nous privilégions ici l’analyse des espaces « objets » du Dernier homme, nous pour-
rions dire : des espaces de l’« histoire » – plutôt que de la « narration » (selon la distinc-
tion proposée par Genette) – si ce texte blanchotien ne venait, justement, remettre en
cause la logique même des récits. De toute façon, il faut d’emblée préciser que, du point
de vue de Blanchot, ces espaces de « l’histoire » décrivent d’abord, très probablement,
dans Le Dernier homme – comme dans les autres textes blanchotiens contemporains de
cet ouvrage théorique qu’est L’Espace littéraire –, l’espace même – non mondain, imper-
sonnel, neutre – qu’ouvre l’« écriture » comme telle.
La première partie du Dernier homme se déroule dans un lieu près de la montagne, d’où
l’on peut voir la mer – un lieu réunissant, semble-t-il, des personnes malades. Elle est consa-
crée à la description des « rapports entre trois personnes » : le narrateur, probablement un
écrivain ; une jeune femme, présente depuis longtemps dans ce lieu, et le dernier homme,
« peut-être » « bien plus âgé3 » que le narrateur et cette jeune femme. La seconde partie du
1. Voir Zarader Marlène, L’Être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier,
« Philia », 2001, p. 82-83 ; Choplin Hugues, L’Espace de la pensée française contemporaine. À partir
de Lévinas et Laruelle, Paris, L’Harmattan, « Nous, les sans-philosophie », 2007, p. 260.
2. Sur l’épreuve blanchotienne de l’événement, voir Blanchot Maurice, L’Espace littéraire,
Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1999, p. 323.
3. Blanchot Maurice, Le Dernier homme, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2007, p. 25.
190
4. Ibid., p. 60.
5. Ibid., p. 143-144.
6. « […] cet espace de souffrance », ibid., p. 89.
7. Cette analyse devrait être complétée par une prise en compte des espaces « abstraits », presque
mathématiques ou géométriques, également requis par Le Dernier homme : « point », « ligne »,
« sphère », « vide », etc. C’est probablement une spécificité de l’écriture de Blanchot – du moins
de celle qui se déploie dans Le Dernier homme – que de conjuguer étroitement, parfois dans la
même phrase, ces deux genres d’espace, concret et abstrait.
191
192
12. Cette seconde partie ne requiert même aucune des deux formes de lieu-objet ici identifiées.
13. En tous les cas, nous ne connaissons pas de concepts philosophiques – ou issus des sciences
de l’homme – susceptibles de faire signe vers ces lieux d’interface.
193
Le problème de l’entrée
Comment donc Blanchot articule-t-il ces quatre types d’espace ? Il paraît nécessaire de
traiter cette question – complexe – en fonction d’un motif déterminant dans l’œuvre
blanchotienne en général et dans Le Dernier homme en particulier : celui de l’« entrée
comme telle » ou de l’« attrait comme tel14 » – entrée dans, ou attrait par, l’espace singu-
lier qu’ouvre l’écriture selon Blanchot. Touchant l’importance de ce motif dans ce texte,
qu’il nous suffise, ici, de mentionner que le dernier homme lui-même engage une telle
entrée : « Quand il s’approchait, on “entrait dans un espace” […]15. »
Dès lors, le problème est d’articuler, selon ce motif de l’entrée/attrait, les quatre
types d’espace identifiés. Deux points semblent devoir être soulignés. Tout d’abord, on
peut considérer, en s’appuyant sur L’espace littéraire – dans lequel l’espace de l’écriture
relève d’une « autre nuit » –, que Le Dernier homme requiert les « éléments16 » pour
qualifier la teneur ou la « profondeur » de l’espace – ou du « dehors » – blanchotien.
Entrer dans ce dehors signifie alors entrer dans une profondeur « élémentale », décrite
par exemple comme « nappe de “lumière” étonnamment ténue17 ». Que les éléments
soient aussi importants dans Le Dernier homme, cela tient donc non pas seulement à ce
qu’ils y désignent des dimensions réelles de « l’histoire » mais à ce que Blanchot
les travaille (les éléments perdant dès lors leur nature sensible ou mondaine) pour
caractériser la teneur ou la profondeur de l’espace – de l’« autre espace18 » – qu’il s’attache
à penser : « “Espace de froide lumière” où tu m’as “attiré”19. »
14. Ce motif est déterminant aussi bien dans l’œuvre théorique – il engage de nombreuses
dimensions conceptuelles (fascination, glissement, pas au-delà, dehors…) – que dans l’œuvre
narrative (et ce depuis l’entrée de Thomas dans la « mer » au début du premier roman blanchotien :
Thomas l’Obscur). Voir Starobinski Jean, « Thomas l’Obscur, chapitre premier », in Critique,
n° 229 (« Maurice Blanchot »), juin 1966, p. 500.
15. Blanchot Maurice, Le Dernier homme, op. cit., p. 27. Nous soulignons. Touchant cette
entrée ou cet attrait tel qu’il est porté par Le Dernier homme, voir ibid., p. 13, 32, 42, 56-57, 59, 63.
On pourrait sans doute montrer combien Le Dernier homme mobilise également – pour marquer
cette entrée – des « objets » spécifiques : « pointe », « aiguille », « flèche ».
16. Ibid., p. 9. Nous soulignons.
17. Ibid., p. 55. Nous soulignons.
18. Ibid., p. 38.
19. Ibid., p. 143. Nous soulignons.
194
Touchant les seconds (ici représentés par le visage) : « Il faut que je te tourmente
jusqu’à ce que le “grand espace nocturne” s’apaise un instant en ce “visage” qui doit lui
faire face22. » Citons, enfin, un texte ouvrant l’espace élémental par une conjugaison du
visage (yeux, bouche) et de ce lieu d’interface qu’est la chambre :
Que je sois couché dans cette fosse de « lumière » qui est strictement délimitée, sauf
sur un point, je le reconnais. Rappelle-toi : les « yeux » sont fermés, et la « bouche » aussi
est fermée. Cela se passait probablement dans la « chambre ». J’avais sous les « pau-
pières » le « noir profond » […]. Je demeurais auprès du « noir », peut-être en lui23.
L’hypothèse que nous soumettons est donc la suivante : dans Le Dernier homme, Blanchot
articule les quatre types d’espace identifiés en considérant les lieux-corps et les lieux
d’interface – le cas échéant conjugués – comme des « lieux d’entrée » dans la dimension
élémentale, non localisable, qui constitue l’espace blanchotien (les lieux-objets, ici non
mentionnés, ne désignant pas, quant à eux – du moins dans ce texte –, une telle entrée).
Cette hypothèse ne résout pas toutes les difficultés. Comment concilier en effet ces
lieux (une chambre, un visage) « et » cette profondeur élémentale – sur laquelle ils
ouvrent ? Comment donc penser cette entrée, par des « lieux », dans un espace élémental,
« non localisable » ?
195
24. À propos de ce lieu d’interface qu’est un « couloir » : « Tout y semblait, comme dans un tunnel,
également “sonore”, également silencieux, les “pas”, les “voix”, les “murmures” derrière les “portes”, les
“soupirs”, les sommeils heureux, malheureux, les “crises” de toux, les “sifflements” de ceux qui respiraient
mal et parfois le “silence” de ceux qui ne semblaient plus respirer. » Ibid., p. 104. Nous soulignons.
25. De ce point de vue, la dimension de la « rumeur » – ou de la « rumeur “profonde” » (ibid.,
p. 63. Nous soulignons) – semble particulièrement précieuse : « Est-ce la rumeur qui sans cesse
passe entre nous et dont les échos différents nous parviennent de rive à rive ? » Ibid., p. 138-139.
Voir aussi ibid., p. 111.
26. Voir Collin Françoise, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, op. cit., p. 101.
27. Voir Antonioli Manola, « Maurice Blanchot et Michel Foucault : hétérotopies ». http://
www.mauriceblanchot.net/blog/index.php?post/2005/10/22/119-manola-antonioli-maurice-
blanchot-et-michel-foucault-heterotopies (dernière consultation : 23 septembre 2011).
28. Foucault Michel, Le Corps utopique suivi de Les Hétérotopies, Paris, Lignes, 2009, p. 24,
souligné par Foucault.
196
« Océan », « ciel », « nuit » : voilà donc les dimensions élémentales qu’ouvre cette
hétérotopie ou ce lieu-« objet » (lieu ici d’ouverture ou d’entrée) qu’est, pour les enfants,
le « lit » des parents.
Le second exemple doit être rattaché au concept de « corps utopique ». Soutenant la
thèse selon laquelle, loin d’être seulement « un ici irrémédiable31 », le corps, « utopique »,
ouvre « un autre espace32 » non mondain33, s’intéressant ainsi, précisément, aux « utopies
29. Il est ainsi question du « système d’ouverture et de fermeture » (ibid., p. 32) des hétérotopies.
Ce système concerne d’abord l’entrée – ou non – « dans » les hétérotopies « en elles-mêmes ».
Mais, comme nous allons le voir, la question foucaldienne de l’ouverture des hétérotopies engage
également l’ouverture – « depuis » ces hétérotopies – d’une dimension élémentale. Il est
remarquable que cette double perspective sur les hétérotopies – entrée « dans », entrée « depuis » –
soit également à l’œuvre, dans Le Dernier homme, à propos de ce lieu d’« interface » que désigne
la « chambre ». Voir Blanchot Maurice, Le Dernier homme, op. cit., p. 74, 75, 135.
30. Foucault Michel, Le Corps utopique suivi de Les Hétérotopies, op. cit., p. 24. Nous soulignons.
Concernant le « lit » et les « éléments » chez Blanchot, voir Blanchot Maurice, La Communauté
inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
31. Foucault Michel, Le Corps utopique suivi de Les hétérotopies, op. cit., p. 17.
32. Ibid., p. 15.
33. Voir ibid., p. 17.
197
198
39. Voir Deleuze Gilles, Francis Bacon : logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, 1996.
40. Voir Deleuze Gilles, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 2005, p. 178-179.
41. Voir Foucault Michel, La Pensée du dehors, op. cit., p. 41-46.
42. « Tentation de nous laisser, sous son regard, disparaître et renaître en une “puissance” sans nom
et sans visage. Je pressentais cette puissance, je suivais cette “force d’attrait”. » Blanchot Maurice, Le
Dernier homme, op. cit., p. 56-57 (nous soulignons). Pourrait-on considérer que l’ambiguïté de Blan-
chot relativement à la logique contemporaine de l’événement se lit au niveau du motif d’« entrée/
attrait », l’« attrait » obéissant à cette logique alors que l’« entrée » s’y soustrait (dans le calme) ?
43. Voir Lévinas Emmanuel, Totalité et infini, op. cit., p. 273 ; Deleuze Gilles, Francis Bacon :
logique de la sensation, op. cit., p. 29.
199
Comment donc cette entrée dans le « calme » pourrait-elle encore procéder d’un évé-
nement – d’une « rupture » ou d’une « transgression » événementielle ? Ne tenons-nous
pas en effet, avec le calme, ce qui, précisément, se refuse à une telle logique événementielle
– et à l’autorité ou la « puissance48 » que cette logique requiert ? Mais, alors, comment le
calme se constitue-t-il donc, comment s’ouvre-t-il – s’il ne relève pas d’un événement ?
Cette question paraît d’autant plus problématique que, dans Le Dernier homme, le calme
44. Relevons d’emblée cette interrogation qui semble être celle du dernier homme : « Qu’en-
tendent-ils donc par événement ? » Blanchot Maurice, Le Dernier homme, op. cit., p. 15.
45. Ibid., p. 147.
46. Touchant la dimension élémentale du calme – telle qu’elle s’ouvre depuis un « couloir » –
voir ibid., p. 104.
47. Ibid., p. 144.
48. Dans Celui qui ne m’accompagnait pas, Blanchot écrit : « Ce n’était pas cette “puissante” rumeur
du “dehors” qui me tenait éveillé, c’était “au contraire”, le “calme prodigieux” qu’un tel “bruit” laissait
intact. » Blanchot Maurice, Celui qui ne m’accompagnait pas, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire »,
2004, p. 49. Nous soulignons.
200
49. « Si je réfléchis sur “l’événement” qui se produisit, je devrais dire qu’il “se confond presque
pour moi avec le calme” qui me permit d’y faire face. » Blanchot Maurice, Le Dernier homme,
op. cit., p. 106. Nous soulignons. Cette proximité est aussi, probablement, celle du calme et du « cri ».
Voir ibid., p. 36-37. De façon générale, il faudrait questionner plus avant le rapport complexe,
ambigu, que l’œuvre de Blanchot établit entre l’espace de l’écriture – ou le neutre – et l’événement.
Voir par exemple Blanchot Maurice, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 2008, p. 20, 23-24, 25.
50. Voir Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 29-30 ; Le Livre à venir, Paris,
Gallimard, « Folio/Essais », 2005, p. 23.
51. « Espace de ce visage toujours plus invisible et, entre nous, le calme. » Blanchot Maurice,
Le Dernier homme, op. cit., p. 141.
52. On soulignera que l’idée de « milieu » est explicitement présente dans la philosophie
contemporaine du « mouvement », celle qui se déploie chez Deleuze, Simondon et même Lévinas
(au niveau de sa thématisation de l’« il y a »). Ne peut-on penser que cette philosophie fait ainsi
signe vers le milieu – atopique – qui, précisément, est « à même » le mouvement sans cependant
être en soi mouvementé : qui « enveloppe » le mouvement (voir Lévinas Emmanuel, Totalité et
infini, op. cit., p. 138) ou que celui-ci « traverse » – ce milieu étant trop « impuissant » ou
« immobile » pour pouvoir opérer lui-même une traversée ?
201
53. Bien entendu, nous faisons ici allusion au concept blanchotien de « neutre », déployé en par-
ticulier dans L’Entretien infini (ouvrage dont plusieurs textes font signe vers ce milieu atopique).
54. Elle est y rattachée à une pensée « immobile » qui enveloppe (donc) et peut-être protège.
Voir ibid., p. 111, 119, 122.
55. Voir Ricoeur Paul, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, « Points/
Essais », 1985.
202
56. Nous faisons ici référence au premier texte du Livre à venir : « La rencontre de l’imaginaire ».
57. Il faudrait distinguer soigneusement – mais aussi articuler (avec l’aide de Blanchot) –
l’événement au sens de Foucault, Deleuze ou Lévinas et l’événement au sens de Genette – du
point de vue duquel, l’événement détermine aussi bien le récit comme « histoire » (ou contenu
narratif) que le récit comme acte même de « narration ». Voir Genette Gérard, Figures III, Paris,
Seuil, « Poétique », 1972, p. 71.
58. Voir Blanchot Maurice, Le Livre à venir, op. cit., p. 14.
59. Voir ibid., p. 14-15.
60. Touchant ce primat blanchotien de l’espace (ou des espaces), voir Durand Thierry, « Les
dimensions de l’espace chez Maurice Blanchot », http://www.mauriceblanchot.net/blog/public/
DURAND._BL.ESPACE.pdf (dernière consultation : 23 septembre 2011).
61. Voir Blanchot Maurice, La Folie du jour, Montpellier, Fata Morgana, 1986, p. 11, 12, 15, 20, 22.
203
62. Il est bien sûr significatif, de ce point de vue, que Blanchot ait supprimé, dans la nouvelle
version de l’ouvrage, la mention « récit », présente dans la 1re version. Voir aussi Bident
Christophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 366-367.
63. Éric Hoppenot a déjà questionné l’émergence de cette écriture et, en particulier, suggéré en
quoi Le Dernier homme relevait déjà d’une première forme d’écriture fragmentaire : par la forme
initiale de sa parution – en trois textes séparés –, par sa mobilisation de passages en italiques au
sein même du texte, également par la toute fin de l’ouvrage, composée de deux fragments. Voir
Hoppenot Éric, « Maurice Blanchot et l’écriture fragmentaire : “le temps de l’absence de temps” »,
in L’Écriture fragmentaire : théories et pratiques, actes du 1er colloque international du Groupe de
recherche sur les écritures subversives [Barcelone, 21 au 21 juin 2001], Ripoll Ricard (dir.),
Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2002.
64. Que l’on songe aux blancs entre les fragments mais aussi à ces fragments commençant sans
majuscule et/ou s’achevant sans ponctuation ou encore au style « lapidaire » (dépourvu de
verbes) qui détermine parfois cette écriture.
65. L’écriture fragmentaire – telle qu’elle se déploie après Le Dernier homme, en particulier dans
Le Pas au-delà ou dans L’Écriture du désastre – semble conjuguer quatre écritures : 1) narrations,
2) argumentations philosophiques, 3) dialogues et 4) citations. Sans doute cette conjugaison même
peut-elle être pensée comme un « agencement » – d’écritures « hétérogènes » – au sens de Deleuze.
Mais il importe alors de préciser que l’ouverture (ou l’entrée) qu’elle rend possible ne se résout pas
dans la « fuite » – encore événementielle – rendue possible par les agencements deleuziens.
Claudine Hunault
J
’ai choisi d’évoquer L’Instant de ma mort pour l’ambiguïté dont ce texte est tissé.
C’est à partir d’elle que je m’autoriserai une hypothèse sur l’expérience dans laquelle
la figure du neutre aurait pris sa source : l’expérience de l’effraction du réel. Dans ce
très court texte, qui fait partie des tout derniers écrits publiés, Maurice Blanchot ne
raconte pas l’instant où il aurait failli mourir. L’Instant de ma mort est une expérience de
la parole qui se découpe au cœur du langage. Expérience de la parole qui est aussi une
expérience de la division du sujet. Dans quelle mesure est-ce au prix de l’éviction sans
recours d’un sujet unifié que s’opèrent la percée et le travail de l’écriture ?
207
Que disent ces huit pages ? Viennent-elles marquer une vérité de ce qui eut lieu ? Il y a
une réelle séduction biographique et peut-être d’autant plus agissante qu’elle concerne
un écrivain qui n’a cessé de la déjouer. Est-il nécessaire de décider que ces pages aient à
relever d’un témoignage ou d’une fiction ? Pourrions-nous accepter de nous en tenir à
2. Bident Christophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998,
p. 228, 229, 230.
3. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 10.
208
4. Nous soulignons.
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18. À propos du titre [Une scène primitive ?] Blanchot indique que le mot scène a été donné
« simplement pour ne pas en parler ainsi que d’un événement ayant eu lieu à un moment du
temps », in L’Écriture du désastre, op. cit., p. 176.
19. Duras Marguerite, « La Mort du jeune aviateur anglais », in Écrire, Paris, Gallimard,
« Folio », 1993, p. 79.
20. Antelme Robert, Textes inédits sur L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, « Blanche », 1996, p. 77.
Caroline Sheaffer-Jones
La révélation de Surlej, révélant que tout revient, fait du présent l’abîme où nulle présence n’a
jamais eu lieu et où s’est toujours déjà abîmé le « tout revient ».
Maurice Blanchot, Le Pas au-delà1
La mort impossible nécessaire : pourquoi ces mots – et l’expérience inéprouvée à laquelle ils se
réfèrent – échappent-ils à la compréhension ? Pourquoi ce heurt, ce refus ? Pourquoi les effacer en en
faisant une fiction propre à un auteur ?
Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre2
Rien n’est moins animal en effet que la fiction, plus ou moins éloignée du réel, de la mort.
Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice », Œuvres complètes, XII3
1. Blanchot Maurice, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 26. Voir aussi Bataille Georges,
« L’Obélisque », in Œuvres complètes. 11. Articles. Vol. 1, 1944-1949, Paris, Gallimard, 1970, p. 510-511.
2. Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 110 ; voir aussi Derrida
Jacques, Demeure. Maurice Blanchot, Galilée, 1998, p. 56-59.
3. Bataille Georges, « Hegel, la mort et le sacrifice », in Œuvres complètes, XII, Paris, Gallimard,
1988, p. 337.
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218
219
12. Lévinas Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 7-26.
13. Voir Bident Christophe, Maurice Blanchot partenaire invisible. Essai biographique, Paris,
Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 581-583 ; « La part de l’autobiographie », in Le Magazine littéraire,
no 424, 2003, p. 24-28.
14. Derrida Jacques, Demeure. Maurice Blanchot, op. cit., p. 64-65.
15. Ibid., p. 94. Voir aussi Passions de la littérature. Avec Jacques Derrida, Lisse Michel (dir.),
Paris, Galilée, 1996 ; Nancy, Jean-Luc, Maurice Blanchot. Passion politique, lettre-récit de 1984,
suivie d’une lettre de Dionys Mascolo, Paris, Galilée, 2011.
16. Man Paul de, « Autobiography as De-facement », in The Rhetoric of Romanticism, op. cit., p. 69.
220
221
222
Ce qu’Orphée voudrait saisir dans son œuvre, c’est justement cet « instant » de l’autre
nuit, « la dissimulation qui apparaît », au fond la présence de l’absence de tout. Dans
L’Espace littéraire, l’écrivain ferait face à l’impossibilité de sa tâche, telle serait la nostalgie
du « lointain souvenir du regard d’Orphée25 ». Si, dans L’Espace littéraire, Blanchot
approfondit ses réflexions au point où les limites entre l’écrivain et ses personnages
mythiques ne se dessinent pas clairement, dans « La Rencontre de l’imaginaire » du Livre
à venir, il ne s’interroge pas moins sur les frontières indéfinies de l’écriture. À la recherche
du moment où le récit se réaliserait vraiment, Blanchot considère la transformation
d’Ulysse en Homère26. Comme Homère et Ulysse, Melville et Achab ou alors Orphée et
Eurydice, Blanchot et les figures de ses écrits seraient tous inextricablement liés. De
même que Paul de Man insiste sur la difficulté de séparer de façon nette l’autobiographie
et la fiction, de même Blanchot ne cesse d’attirer l’attention sur les limites probléma-
tiques du réel et du fictif, surtout par rapport à l’« expérience » de la mort.
L’adresse
Comme le souligne de Man, le manque de clôture des systèmes tropologiques rend
impossible la distinction péremptoire entre l’autobiographie et la fiction. L’Instant de
ma mort porte également sur les limites où une telle distinction n’a plus de sens.
Pourtant, en un sens, il y a bien témoignage de l’« expérience » de la mort dans l’histoire
qui se présente. À la fin du texte, le narrateur parle du « sentiment de légèreté qui est la
mort même » et de « l’instant de ma mort désormais toujours en instance27 ». Ces mots
nous renvoient en quelque sorte au début du texte, où l’« instant » serait de nouveau
223
L’Instant de ma mort ferait écho à ces « moments fabuleux » révélés dans « La littérature
et le droit à la mort ». Dans ce texte, l’œuvre ne représenterait pas l’écriture d’un seul
écrivain, mais parlerait en tant qu’absolu à partir de rien. En somme, Sade serait l’écrivain
qui saurait tout dire à la fin de l’histoire et qui apprécierait la « souveraineté » dans la
mort : « Il écrit une œuvre immense, et cette œuvre n’existe pour personne. Inconnu,
mais ce qu’il représente a pour tous une signification immédiate. Rien de plus qu’un
écrivain, et il figure la vie élevée jusqu’à la passion, la passion devenue cruauté et folie32. »
La vérité de la littérature serait « cette vie qui porte la mort et se maintient en elle » ; par
la mort, par « le pouvoir prodigieux du négatif », « l’existence est détachée d’elle-même
28. Ibid., p. 7.
29. Voir Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 234.
30. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 7.
31. Blanchot Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 307, Blanchot souligne.
32. Ibid., p. 309-311.
224
Par ailleurs, Kojève souligne que dans cette réalisation de l’histoire, il y aurait satisfac-
tion définitive, ce qui rendrait « inutile et impossible toute fuite (Flucht) dans un « au-
delà » (Jenseits), fuite qui s’effectue dans la Foi ou par l’imagination artistique36 ». Dans
L’Instant de ma mort, il ne faut pas oublier que le narrateur se demande si le lieutenant
était « assez cultivé » pour associer la date sur la façade du Château avec la bataille de
Iéna et la reconnaissance par Hegel en Napoléon comme « l’âme du monde ». Pourtant
le narrateur ajoute qu’il s’agit de « Mensonge et vérité », puisque « les Français pillèrent
et saccagèrent sa demeure37 ». Il est évident donc que L’Instant de ma mort s’inscrit au-
delà de toute révélation de la vérité et que Blanchot met en cause la conception d’une
prise de conscience de l’absolu, telle que la décrit Kojève à partir de Hegel.
L’Instant de ma mort expose un parcours, qui n’est pas de l’ordre de la vérité et qui ne
se laisse pas concevoir simplement comme survie ou comme dépassement de
225
38. Blanchot se réfère aussi au « mot-trou » dans Le Ravissement de Lol. V. Stein de Marguerite
Duras pour décrire la « voix narrative », « une voix neutre qui dit l’œuvre à partir de ce lieu sans
lieu où l’œuvre se tait », in Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. 565.
39. Derrida Jacques, Demeure, op. cit., p. 80.
40. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 8.
41. Ibid., p. 15-16.
42. Derrida Jacques, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans
réserve », in L’Écriture et la différence, op. cit., p. 369-407 ; Bataille Georges, « La Part maudite.
Essai d’économie générale », in Œuvres complètes, VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 17-179.
43. Dans « Tout autre est tout autre », Derrida écrit : « Il n’y a pas de face-à-face et de regard
échangé entre Dieu et moi, entre l’autre et moi. Dieu me regarde et je ne le vois pas, et c’est depuis ce
regard qui me regarde que ma responsabilité s’initie », in Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, p. 126.
44. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 10.
226
45. « Puis, sachant que tout était achevé désormais, Jésus dit, pour que toute l’Écriture s’accom-
plit : “J’ai soif […] Tout est achevé” », L’Évangile selon Saint Jean, 19 : 28, 29. Notons que le jeune
homme « avançait lentement d’une manière presque sacerdotale ». Blanchot écrit : « Je crois qu’il
s’éloigna, toujours dans le sentiment de légèreté, au point qu’il se retrouva dans un bois éloigné,
nommé “Bois des bruyères”, où il demeura abrité par les arbres qu’il connaissait bien. C’est dans
le bois épais […] », in L’Instant de ma mort, op. cit., p. 9 ; p. 12-13.
46. Voir notamment Nietzsche Friedrich, L’Antéchrist. Imprécation contre le Christianisme, in
Œuvres, II, Lacoste Jean et Le Rider Jacques, traduction par Albert Henri, traduction révisée par
Lacoste Jean, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, p. 1031-1103. Ecce homo se termine par les mots
« M’a-t-on compris ? – Dionysos face au Crucifié… », in Nietzsche Friedrich, Ecce homo. Comment
on devient ce qu’on est, dans Œuvres, II, Lacoste Jean et Le Rider Jacques (dir.), traduction par
Albert Henri, traduction révisée par Lacoste Jean, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, p. 1198.
47. Blanchot Maurice, Le Livre à venir, op. cit., p. 19.
48. Voir Blanchot Maurice, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983,
p. 12-13.
49. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 12.
50. Derrida Jacques, Demeure, op. cit., p. 96.
51. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 14. Derrida note : « C’est le lundi
13 octobre 1806 que Iéna fut occupé par les Français. » Voir Derrida Jacques, Demeure, op. cit.,
p. 109-111, note 1 ; p. 112, note 1 ; Michaud Ginette, Tenir au secret, op. cit., p. 75-79.
227
228
60. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. 567, note 1. Voir aussi Lévinas Emmanuel,
Totalité et infini, essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, 161-195.
61. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 16-17. Voir aussi Derrida Jacques,
Demeure, op. cit., p. 129-130.
62. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 10.
63. Voir Derrida Jacques, Mémoires, pour Paul de Man, op. cit., p. 50-54.
229
64. Bataille écrit : « Dans le “système”, poésie, rire, extase ne sont rien, Hegel s’en débarrasse à la
hâte : il ne connaît de fin que le savoir. Son immense fatigue se lie à mes yeux à l’horreur de la
tache aveugle. », in Bataille Georges, L’Expérience intérieure, dans Œuvres complètes, V, Paris,
Gallimard, 1973, p. 130. Voir aussi Bataille, Georges, « Ce monde où nous mourons », in
Critique, no 123-124, 1957, p. 675-684 ; Halsberghe Christophe, « Georges Bataille ou les limites
d’une entente », in Maurice Blanchot, de proche en proche, Hoppenot Éric, Manoury Daiana,
(dir.), Paris, Éditions Complicités, 2008, p. 245-263.
65. Blanchot Maurice, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 10-12.
66. Derrida Jacques, L’Écriture et la différence, op. cit., p. 375-376. Voir aussi Séminaire, La bête et
le souverain. Volume 2 (2002-2003), Lisse Michel, Mallet Marie-Louise, Michaud Ginette (dir.),
Paris, Galilée, 2010, p. 247-271 ; Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 200.
67. Derrida Jacques, L’Écriture et la différence, op. cit., p. 378, Derrida souligne. Bataille écrit :
« L’émoi dont je parle est connu, il est définissable, et c’est l’horreur sacrée : l’expérience à la fois
la plus angoisssante et la plus riche, qui ne se limite pas d’elle-même au déchirement, qui s’ouvre
au contraire, ainsi qu’un rideau de théâtre, sur un au-delà de ce monde-ci, où le jour qui s’élève
transfigure toutes choses et en détruit le sens borné. » Bataille, Georges, « Hegel, la mort et le
sacrifice », in Œuvres complètes, op. cit., XII, p. 338, Bataille souligne.
230
231
232
78. Man Paul de, « Autobiography as De-facement », in The Rhetoric of Romanticism, op. cit.,
p. 75-77. Voir aussi Derrida Jacques, Mémoires, pour Paul de Man, op. cit., p. 47.
79. Ibid., p 47-48.
80. Blanchot Maurice, Écrits politiques, 1953-1993. Textes choisis, établis et annotés par Éric
Hoppenot, Paris, Gallimard, 2008, p. 251-252.
81. Voir Man Paul de, « Autobiography as De-facement », in The Rhetoric of Romanticism,
op. cit., p. 76-81 ; Derrida Jacques, Mémoires, pour Paul de Man, op. cit., p. 48-49.
233
François Brémondy
À Georges Kliebenstein
Peut-être a-t-il changé la condition de tous, peut-être seulement la mienne.
Maurice Blanchot, Le Dernier homme
À
quel genre de roman appartient Le Très-Haut ? Une telle question apparaî-
tra sans doute datée, et dépassée à un moment où, si l’on en croit Blanchot,
« chaque livre semble […] indifférent à la réalité des genres » : « seul importe le
livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoi-
gnage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa
place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, il appartient à la
seule littérature1… » Avant Blanchot Benedetto Croce et après lui Theodor Adorno2
1. Blanchot Maurice, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, Paris, 1959, p. 292-293. Voir Blanchot
Maurice, L’Espace Littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 294, note 1.
2. Adorno Theodor Wiesengrund, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1970, p. 255.
235
Le Très-Haut et la Peste
L’argument n’a rien d’extraordinaire. Un jeune fonctionnaire (Henri Sorge) est cir-
convenu par un voisin (Pierre Bouxx), apparemment un médecin, en réalité le chef
d’une organisation subversive, qui a reconnu en lui le beau-fils d’un membre de l’appa-
reil d’État – un État plus ou moins totalitaire. Une épidémie se déclare. Le chef révolu-
tionnaire met à profit l’incapacité de l’administration pour prendre le contrôle de la
région infestée. Le jeune homme, l’un des premiers malades, choisit, contre le souhait de
son beau-père et sur l’invitation du chef révolutionnaire, de rester dans l’immeuble
transformé en hôpital. À la fin, le chef révolutionnaire déclenche une insurrection géné-
rale. Une infirmière (Jeanne Galgat) qui s’est liée au jeune homme le tue, après avoir
salué en lui « le Très-Haut ».
On retrouve le thème de l’épidémie dans un autre roman de l’époque, La Peste, d’Albert
Camus. Parce qu’il parut en 1947, un an avant Le Très-Haut, Évelyne Londyn estime même
3. Voir Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 10.
4. Adorno réfère le « déclin des genres » et le nominalisme esthétique à « l’éclatement de l’ordre
moyenâgeux », Adorno Theodor Wiesengrund, Théorie esthétique, op. cit., p. 255. Cet ordre « moye-
nâgeux » semble perdurer au moins jusqu’au xviiie siècle, voir Linné Carl von, Systema Naturae, 1758.
5. Voir « De toutes les influences qui s’exercent dans l’histoire d’une littérature, la principale est
celle des œuvres sur les œuvres », Brunetière Ferdinand, Manuel de l’Histoire de la Littérature
française, Paris, Delagrave, 1893, p. II-III.
236
6. Londyn Evelyne, Maurice Blanchot romancier, Paris, A.G. Nizet, 1976, p. 188.
7. Picon Gaëtan, « La Peste, d’Albert Camus », in L’Usage de la lecture, Paris, Mercure de France,
1960, p. 81.
8. Neveux Marcel, « Une théorie du choléra », in Cahiers Jean Giono, Paris, Gallimard, 1954.
9. Voir Blanchot Maurice, L’Instant de ma Mort, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p. 7.
237
238
17. Voir Delorme Bruno, Le Christ grec, Paris, Bayard, 2009, p. 15, 30, 39, 51, 86, 114-115 et 42-45.
18. « Le pr. – le Christ », in Les Carnets de L’Idiot, dans Dostoïevski Fedor, L’Idiot, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 893.
19. Philippenko Georges, « La sainteté impossible », in Nouveau Recueil, n° 37.
20. Mauriac François, La Vie de Jésus, Paris, Flammarion, 1936 ; Burgess Anthony, Jesus Christ
and the Love Game [1976], trad. fr. Jésus de Nazareth, Paris, Robert Laffont, 1977.
21. Jean, XX, 31.
22. Dostoïevski Fedor, Correspondance, t. 3, Paris, Calmann-Levy, 1960, p. 171.
23. Mauriac François, « Préface », in La Vie de Jésus, op. cit., p. III.
239
24. Bataille Georges, Madame Edwarda, Paris, Pauvert, 1956, p. 41, 50 et 57.
25. Voir Surya Michel, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Seguier, 1987, p. 308-309.
26. L’Exode, XIX, 5. Voir Samuel, I, XX, 5.
27. Burgess fait de Jésus « un homme marié, puis un veuf sans enfant », in Jésus de Nazareth,
op. cit., p. 5. Certaines légendes évoquent un mariage du Bouddha et une vie de plaisirs antérieure
à sa conversion.
28. Voir ibid., XIX, 12. Voir Pohier Jacques, « Au Nom du Père », Recherches théologiques et
psychanalytiques, Paris, Le Cerf, 1972, p. 178-179.
29. Matthieu, XXII 30.
30. Corinthiens, I VII 1. Signalons toutefois que longtemps avant le bouddhisme prescrivit la
continence.
240
241
242
44. Bernanos Georges, Sous le Soleil de Satan, t. III, Paris, Gallimard, 1961, p. 167.
45. Ibid., p. 173.
46. Balthazar Hans Urs von, Le Chrétien Bernanos, 1954, trad. fr. Paris, Éditions du Seuil,
1956, p. 331-332.
47. Voir Estève Michel, Notes à Sous le Soleil de Satan, op. cit., p. 1761.
48. Voir Todorov Tzvetan, Introduction à la Littérature fantastique, op. cit., p. 29 et 46.
49. Bernanos Georges, Sous le Soleil de Satan, op. cit., p. 179. Je souligne.
243
50. Verne Jules, Œuvres complètes, Lausanne, Éditions Rencontre, t. XXXIII, 1967-1971, p. 489.
51. Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 52.
52. Balthazar Hans Urs von, Le Chrétien Bernanos, op. cit., p. 319.
53. Dostoïevski Fedor, Les Frères Karamazov, trad. fr. Paris, Gallimard, 1952, p. 663-666.
54. « Nous n’hésitons pas entre le naturel et le surnaturel ». « Nous hésitons [seulement] quant
à la signification des paroles de Sorge qui terminent le roman », Maurice Blanchot romancier,
op. cit., p. 181.
244
55. Voir Todorov Tzvetan, Introduction à la Littérature fantastique, op. cit, p. 46.
56. Blanchot Maurice, « Le Merveilleux », in La Condition critique, articles 1945-1998, Paris,
Gallimard, 2010, p. 116.
57. Mole Gary D., Lévinas, Blanchot, Jabès, op. cit., p. 93. Voir Le Très-Haut, op. cit., p. 20 et 87.
58. Voir Stoekl Allan, « Death and the End of History », op. cit., p. XXII.
59. Klossowski Pierre, Un si funeste Désir, op. cit., p. 171.
245
Comme on voit, il n’y a rien là de magique. Sorge a seulement dit qu’il a entendu les
ciseaux « s’ouvrir et mordre [ses cheveux] », mais sa sœur a pu n’en couper qu’une
mèche. Surtout, Sorge tait ce qui suivit l’instant où il entend les ciseaux : « J’entendis ses
ciseaux s’ouvrir et mordre. Et qu’arriva-t-il ? – Je l’aperçus qui elle aussi courait. »
Autrement dit, il y a comme un blanc, on passe sans transition des cheveux coupés dans
le caveau à la course dans le cimetière. Bien plus, Sorge dit que sa sœur lut quelque
chose dans son regard, alors « ses yeux devinrent de cendre, quelque chose se déclen-
cha, elle me gifla… » Que lit-elle dans son regard ? Il ne le sait pas. L’événement est
moins « surnaturel » que mystérieux.
246
247
Un épileptique
Ces paroles ne constituent certes pas un démenti de ce que Jeanne a proclamé. Mais on
a plusieurs raisons de douter de la santé mentale de Sorge lui-même, qui semble bien
plus gravement atteint qu’Ivan Karamazov. Or c’est lui le narrateur du récit. Dès lors on
a une excellente raison de penser que ce qu’il raconte n’est que ce qu’il imagine.
69. Voir Observation XLIV de Krafft-Ebing : Hystérie avec délire religieux chez une héréditaire
dégénérée, citée par J.M. Dupain, in ibid.
70. Blanchot Maurice, Le Très-Haut, op. cit., p. 222.
71. Ibid.
72. Ibid.
248
249
Un psychotique
C’est d’autre part le comportement de Sorge qui dès le premier chapitre suggère au
lecteur que ce personnage est atteint d’une maladie mentale82. Et le romancier prend
soin de le lui faire dire par plusieurs personnages.
80. Dupain J. M., Étude clinique sur le délire religieux, op. cit., § IV, « Du délire religieux dans
l’épilepsie ».
81. Voir ibid., « Observation XLIV ».
82. D’autres commentateurs le pensent. Voir Janssen Sandra : « D’autres personnages per-
çoivent ce narrateur comme un individu assez singulier du point de vue psychique », dans « Le
complot de la loi, psychose et politique dans Le Très-Haut de Maurice Blanchot », in actes
(à paraître) du colloque « Blanchot et le politique » (Université Paris Ouest Nanterre La Défense,
4-6 mai 2009), et Philipe Antoine : « L’histoire ne prend son sens qu’à partir du moment où on
se rend compte qu’elle nous est contée par un fou », in Le Prix de la Solitude, une lecture du Très-
Haut de Maurice Blanchot (à paraître). Philipe a remarqué un détail qui suggère que la clinique
dont Sorge vient de sortir est une clinique psychiatrique : « Le salon est dans un perpétuel demi-
jour. », « […] il y avait une question d’ambiance, de silence : le médecin m’avait expliqué cela… »,
in Le Très-Haut, op. cit., p. 10. D’après Philipe, le narrateur de La Folie du Jour, lui aussi, est fou.
Voir Philipe Antoine, « Le médecin de nuit » (Le Prix de la Solitude…, à paraître).
250
251
Le lecteur ne peut douter que Sorge est psychotique lorsqu’il manifeste qu’il ne se
distingue pas clairement d’autrui91. Au début de ses relations avec Bouxx, il lui confie
d’abord qu’il doute de sa réalité : « Bonne nuit ; je finirai par croire que vous m’avez
réellement rendu visite. » « Je doute parfois que vous existiez92 ». Cela peut paraître un
trait d’humour. Cela ne peut pas être le cas plus tard, lorsqu’il dit à son interlocuteur
que par la bouche de celui-ci c’est en réalité lui, Sorge, qui parle : « Vous ne m’apprenez
rien, vous ne faites qu’exprimer ce que je pense, et quand vous parlez, ce n’est pas vous,
c’est moi qui parle93. » Une autre fois, il dit de Bouxx que celui-ci lui parle « comme si
sa parole avait voulu précéder la [sienne], afin de mieux se faire passer pour distincte
de [sa] pensée94… » Lisant plus tard une lettre de Bouxx, Sorge se dit : « Ces mots, je
savais qu’ils étaient en quelque sorte écrits par moi, je les lisais, je les jugeais honteux,
mais je les comprenais, je les approuvais95… » Recevant, plus tard encore, une autre
lettre de Bouxx, « pour la rendre vraie, [il l’écrit lui-]même96 » Il éprouve le même
trouble dans une conversation avec un autre malade, Dorte : « Qui vous a soufflé ces
idées ? Vous me les volez […] Voyons, dis-je, laissez-moi me reprendre. J’ai l’impression
252
Que penser d’ailleurs de ce que Sorge confie à son chef de bureau : « Je sens parfaite-
ment que si je changeais ou si je perdais la tête, l’histoire s’écroulerait » ? Cette dernière
confidence conduit le lecteur à se demander si l’écroulement de l’histoire99 dont il lit
ensuite le récit n’est pas l’invention d’un homme qui a perdu la tête.
À un moment, enfin, le lecteur à l’impression que Bouxx est le psychiatre qui soigne
Sorge, lorsqu’il lui dit : « Finissons-en. Vous savez parfaitement que je ne suis ni celui-ci
ni celui-là, mais votre médecin. Je vous soigne. Vous devez avoir confiance en moi », et la
réponse de Sorge n’est pas exactement un démenti :
Que voulez-vous que cela me fasse que vous soyez médecin ? Vous l’êtes, vous ne
l’êtes pas. Je sais tout cela. Et peut-être cet immeuble peut bien être une clinique.
Qu’est-ce que cela change100 ?
253
254
Il y a une telle « percée » au début du Très-Haut : dans le deuxième chapitre, Sorge sort
de son bureau de l’Hôtel de Ville, et c’est la seule page heureuse du roman, ce qui, je
crois, justifiera une citation un peu longue :
La rue était extraordinairement claire, le vent était tombé. Une sorte de courant
lumineux allait d’un passant à l’autre, d’une voiture à une autre. Les pavés, les maisons
brillaient. […] Je n’avais aucune envie de voir surgir quelqu’un en particulier, et même
je pensais que ce n’était pas possible. Je suivis une rue, une autre. J’allais de l’avant,
personne ne m’arrêtait, le jour était radieux, un de ces jours qui expriment complè-
tement pourquoi, par-delà les vicissitudes du jour et de la nuit, demeure un hori-
zon ineffaçable de lumière Avec chaque passant me venait le sentiment que tous mes
secrets lui étaient révélés, que tous les siens m’étaient connus ; ses secrets, c’est-à-dire
qu’il marchait, qu’en marchant il avait une idée et que rien d’étranger ne pouvait de
lui me surprendre. Je me mis à courir. Pourquoi ? Dans une ville on ne court pas. Mais
justement je pouvais agir en excentrique. En vérité, je le pouvais : J’étais là, partout,
au-dehors, chacun pouvait me voir, sur les immeubles, sur la main blanche de l’agent,
sur la rive lointaine du fleuve, et pourtant je courais, d’ailleurs je ne courais pas, j’étais
emporté par un sentiment de triomphe, la certitude à jamais aperçue que le ciel nous
appartenait, que nous avions la charge de l’administrer comme le reste, qu’à chaque
instant je le touchais et le survolais108.
107. Jaspers Karl, « La folie par excellence », in Strindberg et Van Gogh, op. cit., p. 165.
108. Blanchot Maurice, Le Très-Haut, op. cit., p. 39-40
109. Klossowski Pierre, Un si funeste Désir, op. cit., p. 171.
255
À vrai dire, Todorov lui-même, tentant de définir « l’étrange pur », reconnut que
« l’impression d’étrangeté n’est pas [toujours] liée au fantastique mais [qu’elle l’est par-
fois] à ce que l’on pourrait appeler “l’expérience des limites”111 », et il a illustré son idée
par l’exemple de l’œuvre d’Edgar Poe : ainsi, dans La Maison Usher, « c’est » d’après lui
« l’état extrêmement maladif du frère et de la sœur qui trouble le lecteur112. »
Dans le même sens, Blanchot avait écrit de Poe que « [certains de ses contes] sont
l’œuvre aveugle d’une obsession qui, par tous les moyens, cherche une issue » et que c’est
à cause de cela que « ces fictions “bizarres” sont les plus réelles113. » Ce que Blanchot dit
de « certains contes de Poe », on ne peut le dire de son roman : ce n’est certes pas « l’œuvre
aveugle d’une obsession », cette dernière, nous l’avons vu, est parfaitement consciente.
Mais ce que Todorov dit de La Maison Usher, je crois qu’on doit le dire du Très-Haut.
256
114. Voir Faulkner William, Le Bruit et la Fureur, Paris, Gallimard, « 7 avril 1925 ». – Blanchot n’a
cité qu’incidemment le nom de Faulkner, notant dans un article sur « Le merveilleux » qu’on prétend
à tort « notre époque prisonnière d’un néo-naturalisme généralement qualifié d’abject, et soumise
à l’influence de la littérature américaine d’où sont exclus, on le sait, Melville, Poe, Hawthorne (et
bientôt Faulkner) », Blanchot Maurice, La Condition critique, op. cit., p. 115-116.
115. Kaplan Francis, « Un roman vrai », in Duc de Saint-Simon, Mémoires du Règne de Louis
XIV, Paris, Flammarion, 2002, p. 6.
116. Proust Marcel, À la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1954, t. III, p. 378.
Toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent dans un commence-
ment si abrupt qu’il vous coupe le souffle, et toutefois se déployant comme le retour et
le recommencement éternel – « Ah, dit Goethe, en des temps autrefois vécus, tu fus ma
sœur ou mon épouse » – tel est l’événement dont le récit est l’approche1.
De Judith à Claudia
Au début du Moment voulu, le narrateur, « Je », après une longue séparation, retourne
à l’appartement qu’il habitait jadis avec Judith. Celle-ci lui ouvre la porte. À première
vue, le visage de Judith a peu changé, ce qui a pour conséquence de réveiller chez lui un
passé enfoui : « Sa figure ou plutôt son expression qui ne variait presque pas, à mi-che-
min entre le sourire le plus gai et la réserve la plus froide, ressuscitait en moi un souvenir
terriblement lointain2… » Elle est restée aussi jeune qu’auparavant. De manière presque
259
Cette situation a des conséquences sur « Je ». Il est pris par une expérience « horrible »,
« abominable », voire « intolérable7 ». Tel un « bœuf assommé8 », il éprouve une
expérience-limite qui a des conséquences sur son rapport aux autres personnages.
260
9. Ibid.
261
Le moment voulu reste celui d’un temps, d’un temps voulu, mais d’un temps « perdu »,
le temps perdu de la recherche de Proust, ce temps qui prend la forme de l’espace, le
temps d’un moment voulu qui se traduit par le changement des espaces propres à cet
appartement dans lequel, jadis, le narrateur régnait. C’est tout ce dispositif de la tempo-
ralité à la fois pris dans l’écoulement de la durée, mais aussi inscrit dans un espace fabri-
quant un temps, celui du temps voulu, que le narrateur ressent en découvrant le visage de
Judith et l’appartement dans lequel il a vécu. Les deux sont liés, visage et lieu, deux choses
entremêlées pour rendre compte du temps qui prend la forme d’un espace : « D’un côté,
il y avait la salle de bain communiquant avec la chambre que je venais de quitter, plus loin
devaient se trouver la cuisine et la seconde chambre : tout était clair dans mon esprit, mais
pas du dehors11. » Un sentiment de dépaysement naît de cet espace et la carte intérieure
du lieu pousse le narrateur au bout de son existence. C’est à travers cette expérience-
limite que « Je » ressent la violence horrible née de ce « sentiment d’épouvante12 » :
Tout indique que j’avais un air atrocement égaré, j’entrais à peu près sans le savoir,
sans le sentiment de me déplacer, occupé par une chute stationnaire, incapable de voir,
à mille lieux de m’en rendre compte. Je demeurai probablement sur le seuil13.
Les visages de Judith évoquent le temps perdu dans l’épaisseur des formes de la réalité
historique des propres morceaux de vie de l’ensemble des personnages. Mais ce que
Judith provoque chez le narrateur n’a rien à voir avec ce qu’évoque, pour « Je », Claudia,
l’amie d’enfance de Judith. Claudia est au contraire la « mesure » de tous les temps, une
présence presque objective, celle qui mesure et l’espace et le temps. Cette mesure que
Claudia orchestre est celle de l’instant présent dans lequel la réalité des choses s’affirme14.
Devant Claudia et la temporalité qu’elle met en scène, « Je » est comme touché par la Vie,
10. Ibid., p. 8.
11. Ibid., p. 13.
12. Ibid., p. 14.
13. Ibid., p. 15.
14. Ibid., p. 26.
262
263
Toutefois, dans un tel moment, personne n’est à la hauteur d’un tel instant. Si les per-
sonnages, et plus particulièrement le narrateur, sont capables de comprendre et d’inter-
préter que ce qui est de l’ordre du « dit » ; aucun n’est dans la capacité de maîtriser ce qui
est de l’ordre du « vu » : « Et même maintenant où je l’ai lié, je suis maître de ce que je dis,
non de ce que j’ai vu22. » On retrouve en fait la question du « Parler ce n’est pas voir » de
Blanchot, une pensée libérée de la figure de la représentation. Parler ce n’est pas voir parce
que la vérité n’est pas de sens, elle n’a pas « un » sens. C’est à cet instant précis du présent,
celui que Blanchot définit comme l’instant de l’« inspiration » que nous touchons le noyau
de ce qu’il appelle l’expérience littéraire en tant que jugement esthétique et morale :
Je devais me condamner à un effort terrible de passivité, dès ce moment, – ce qui
était sans doute le résultat d’une longue histoire, mais plus encore de quelque chose
qui n’était pas mon œuvre et qu’il me semble que je ne pénétrerai parfaitement que
le moment venu – j’avais gagné, moi aussi, le droit de me tenir fermement à la seule
passion de mon regard, fut-il stérile et peu heureux23.
Blanchot nous montre comment, dans les différentes manières de mettre les choses à
distance en vue de tisser un lien entre les gens ou entre les choses, le récit s’organise.
C’est presque un travail de tapisserie dont la trame représente les liens de la vie, les liens
entre les personnages, voire les liens que les mots réussissent à tisser :
Mais, dans le travail de tapisserie que nous étions en train de composer fil à fil avec
nos gestes – tapisserie bien faite pour le décor d’un musée –, la raideur et l’allure
guindée qui étaient les nôtres, disparaissaient grâce à la vie parfaitement naturelle qui
circulait entre nous24.
264
25. Ibid.
26. Ibid., p. 89.
27. Ibid., p. 62.
28. Ibid.
29. Ibid., p. 63. Kai Gohara inscrit Claudia dans l’ordre de la médiation, et cela par l’utilisation
du prosôpon ; le masque ou le comédien. Dans un théâtre antique, une sorte de théâtralité se
trouve dans cette figure qui met en scène l’art de la prosopopée qui consiste à appeler « un absent »
sur la scène « en tant que masque » et à le présenter (« “Figures” féminines comme prosôpon dans
Au Moment voulu », in L’Œuvre du féminin dans l’écriture de Maurice Blanchot, E. Hoppenot,
D. Manouri [dir.], Paris, Complicités, 2004). Ce que nous voudrions souligner ici, c’est le passage
entre les figures possibles et le prosôpon [visage] qui met en scène l’invisibilité.
30. Blanchot Maurice, Au Moment voulu, op. cit. p. 87.
31. Ibid., p. 86.
32. Ibid., p. 87.
265
Derrière cette image du froid de la neige, celui du regard de Judith, et du chaud du feu
de cheminée, celui de la douceur d’expression de Claudia, c’est la figure du récit du
Moment voulu qui se dessine. Le froid, le chaud, la neige, le feu, Judith, Claudia : quel est
donc ce moment voulu ? Blanchot a déjà sa réponse : « Personne ici ne désire se lier à une
histoire36 », autrement dit, le moment voulu est celui de l’attente d’un choix. Et derrière
cette attente, c’est toute la question de la langue pour Blanchot que l’on retrouve.
Lorsque Blanchot parle du langage, il fait souvent allusion à la distinction faite par
Mallarmé entre « la parole brute » ou « immédiate » et « la parole essentielle. » Selon
Mallarmé, cité par Blanchot : « La parole brute “a trait à la réalité des choses”, “Narrer,
enseigner même décrire” nous donne les choses dans leur présence, les “représentés”37. »
Tandis que « la parole essentielle les éloigne, les fait disparaître, elle est toujours allusive,
elle suggère, elle évoque38. » Et Blanchot, qui rejette cette distinction « brutale » de
Mallarmé, de protester : « Cependant, la parole brute n’est nullement brute. Ce qu’elle
représente n’est pas présent39. »
266
En effet, le langage pour Blanchot est le même dans la parole immédiate comme dans la
parole essentielle. Ce qui fait la différence entre les deux, c’est l’usage que l’on en fait.
Dans le premier cas, le langage est utilisé comme outil de communication ; il donne
l’illusion de représenter les objets et nous met ainsi en rapport avec le monde de tous les
jours. Lorsque le langage lui-même parle en tant que parole « essentielle, » ce qui se met
en évidence, c’est la conversion du quotidien en poétique du langage :
La parole poétique n’est plus parole d’une personne : en elle, personne ne parle et ce
qui parle n’est personne, mais il semble que la parole seule se parle. Le langage prend
alors toute son importance ; il devient l’essentiel ; le langage parle comme essentiel, et
c’est pourquoi la parole confiée au poète peut être dite parole essentielle44.
267
45. Ibid.
46. Ibid., p. 43.
47. Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 22. Comme Alain Milon le fait remarquer :
« Blanchot préfère s’interroger sur la manière dont l’écriture devient un lieu d’accueil dont le
temps et l’espace sont des modulations de ses propres variations » ; « le temps [devenant] un
espace de potentialité qui permet à l’écriture de prendre des formes multiples ». Voir « La
fabrication de l’écriture à l’épreuve du temps », in L’Épreuve du temps chez Maurice Blanchot,
E. Hoppenot, Paris, Complicités, 2005. L’appartement dans le récit est bien une figure de ce lieu
d’accueil où se déploient différentes mémoires en tant que visages et emplacement des meubles
aussi bien que comme passage entre les formes multiples du vide.
48. Blanchot Maurice, Au Moment voulu, op. cit., p. 69.
49. Ibid., p. 68.
268
« Je » écrit donc pour s’entendre, et paradoxalement pour se taire. D’un côté, il lui faut
écrire pour s’entendre parler, pour imposer une forme de silence au Silence qui ne cesse
de parler ; de l’autre, en écrivant, il apporte son propre silence destituant toute parole par
le grand Silence. Un mouvement de retour naît ainsi, mouvement qui s’engage vers la
solitude essentielle, vers le point non-style, vers la fêlure où le sujet écrivant devient
personne et que « là où je suis, je ne [peux] plus m’adresser à moi et que celui qui
s’adresse à moi, ne [dit] pas “Je” ne soit pas lui-même51. » Pour Blanchot, écrire nous
engage alors vers cette « fêlure d’inspiration » où le « Je » rencontre la limite de sa propre
voix et accepte de s’abandonner au Silence infini tout en gardant le droit de parler.
Il s’agit d’un seuil, d’une limite comme point d’émergence où les formules toutes faites
du langage virent de sens, où le plein touche le vide, où le vide fait germiner le plein. La fin
commence et recommence. Écrire est alors un mouvement dans lequel le sujet s’engage
dans une production de sens qui le renvoie constamment à la limite de son pouvoir,
au pied d’une « grande muraille ferme » où une « altérité » advient et revient. Le poète
s’acharne à écrire jusqu’à éprouver sa maîtrise pour s’abandonner dans une altérité
inexprimable. À la fin du Moment voulu, « Je » a cette formule : « Cependant, bien que
le cercle déjà m’entraîne, et même s’il me fallait l’écrire éternellement, je l’écrirais
269
270
271
Maintenant met fin à un temps qui s’établit sur la passion d’une répétition sans fin – la
façon d’aimer de Judith : « Il était bien vrai que nous nous entendions, mais dans la
profondeur de maintenant, là où la passion signifie aimer et non pas être aimé61. » Le
narrateur et Judith sont pris dans un rapport à sens unique dans lequel elle regarde le
narrateur sans qu’il ne la voie. Ce rapport à sens unique est une façon de traduire la
nature singulière de la temporalité du Moment voulu. On assiste à un retour au
commencement du récit lorsque « Je » rencontre Claudia pour la première fois : « Je
n’avais guère le temps de me le demander, tout juste le temps de saisir, de surprendre,
moi aussi, la vérité de ce frôlement et de lui dire : “Comment, vous étiez là ! Maintenant !”62 »
Vers la fin du récit, même si Claudia refuse d’aller dans le Sud avec le narrateur « Je », il
reste persuadé qu’elle sera de retour. On assiste à la coïncidence du moment voulu avec
la fin du récit. Le moment voulu est bien celui de la fin choisie du récit.
Alain Milon
«
“Fragment”, un nom, mais ayant la force d’un verbe, cependant absent1… » :
un nom qui a la force d’un verbe pour fabriquer une phrase, une phrase qui, par le
nom, tente de toucher la nomination. Pourtant, tout en étant présent par ce qu’il
essaie de nommer, le verbe reste absent, et c’est au fragment de rendre compte de cette
absence puisque, tout en tentant de dire, il justifie l’inachèvement de ce qu’il signifie. Reste
à savoir si le fragment ouvre par sa possibilité plus qu’il n’enferme dans son impossibilité.
Inscrite dans le corps même de l’écriture, la mission de l’écriture fragmentaire consiste
alors à pousser la nomination dans ses retranchements :
[…] une littérature de fragment qui se situe hors du tout, soit parce qu’elle suppose
que le tout est déjà réalisé (toute littérature est une littérature de fin des temps), soit
parce qu’à côté des formes de langage où se construit et se parle le tout, parole du
savoir, du travail et du salut, elle pressent une toute autre parole libérant la pensée
d’être seulement pensée en vue de l’unité, autrement dit exigeant une discontinuité
essentielle. En ce sens, toute littérature est le fragment, qu’elle soit brève ou infinie,
1. Blanchot Maurice, « Parole de fragment », in L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 451.
275
En fait, ce commentaire de Blanchot sur son propre travail n’apporte pas grand-chose.
L’écrivain ne fait que commenter une écriture qui est déjà un commentaire de l’écriture
elle-même. Le seul intérêt de cette citation est de résumer son approche de la qualité
fragmentaire de l’écriture, autrement dit l’acceptation que l’écrivain, « libérant le dis-
cours du discours », atteigne, par le fragment, une parole pleine et entière, une parole de
l’économie verbale, « une parole de fragment » et de la dislocation, une parole qui touche
le réel inextinguible de Char. Et ce n’est pas par hasard que le texte de Blanchot, « Parole
de fragment », soit entièrement consacré à la poésie de Char, poésie de la pulvérisation
de la langue, quand celle-là permet à la langue d’exister.
L’écriture fragmentaire ne strangule pas l’écriture par son étroitesse, ni par son
inachèvement. Elle n’est pas fragmentaire par « accident » – les aléas des indices
typographiques ou les marques temporelles3 – mais par « nécessité » – l’impossible
nomination –, autre moyen de reconnaître que le fragmentaire sauve l’écriture (il reste
un acte d’écriture) tout en la remettant en cause (il mesure ses incapacités). En fait, le
fragment nous dit, plus implicitement qu’explicitement, que la nomination ne peut rien
pour le discours. Tous ceux qui « fragmentent » le fragment en le limitant à des artifices
typographiques comme le losange4 ou le signe ± ne perçoivent de l’espace littéraire que
sa forme géométrique en oubliant sa composante essentielle : l’indétermination de son
espace poétique. Et quand il arrive à Blanchot de fragmenter le fragment, c’est
uniquement pour indiquer la puissance d’indétermination de l’écriture. En réalité, le
fragment ne s’arrête pas aux limites géographiques du fragment ; il est inscrit dans le
2. Blanchot Maurice, Écrits politiques, 1958-1993, Paris, Gallimard, 2008, p. 112. Dans ce texte,
Blanchot fait état de quatre types de fragment : le fragment dialectique, le fragment aphoristique,
le fragment de la pensée voyageuse, et l’écriture fragmentaire. De ces quatre types de fragment,
c’est le dernier qui rend le mieux compte de son écriture.
3. Le fragment n’est pas inscrit dans une « antériorité » (une esquisse) ou une « postériorité »
(un addendum) comme Blanchot le précise dans L’Entretien infini (op. cit., p. 451), mais dans la
dislocation et la pulvérisation. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui pousse Blanchot à penser le
fragment dans une mise en correspondance avec la poésie de René Char.
4. Le losange a une valeur en logique ; il signifie la possibilité. Le signe ± a la valeur d’une
approximation en algèbre. Possibilité et approximation sont des caractéristiques formelles de
l’écriture fragmentaire.
276
5. Blanchot Maurice, L’Entretien infini, op. cit., p. 488. Blanchot modifie en fait la formule de
Buffon qui écrit : « Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre […] »
6. Buffon Georges-Louis, Œuvres complètes, t. 12, Paris, Verdières et Ladrange, Libraires, 1828, p. 47.
Dans L’Entretien infini (op. cit., p. 488), Blanchot fait référence au Discours sur le style de Buffon.
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16. Blanchot Maurice, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 117 et 176. Dans ces
deux textes, l’expression « scène primitive » est entre parenthèses et avec un point d’interrogation
comme pour signaler l’incertitude d’un tel événement.
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283
Dans ces lignes, Blanchot insiste sur le fait que l’image n’est pas la représentation d’un
objet. Elle n’a même aucune ressemblance avec l’objet ; elle est plutôt sa dissimulation,
ce qui engendre son éloignement finalement.
L’image n’a même pas de signification pour Blanchot dans la mesure où elle ne traduit
aucunement l’existence de l’objet. En réalité, elle tend à nous soustraire de la compré-
hension que l’on peut en avoir. Il n’y a alors rien à quoi ressembler, et c’est justement ce
que montre Blanchot : refuser que l’image ressemble à quelque chose au risque de sou-
mettre l’image à l’immobilité de la ressemblance. Si l’image est la ressemblance d’une
chose, elle limite cette chose à ce que la ressemblance impose. L’image n’est plus dans la
reproduction d’une chose mais dans l’éloignement de cette chose. Sa puissance se
mesure à sa capacité à s’éloigner de ce dont elle est l’image. En fait, le « Parler, ce n’est pas
voir » traduit explicitement cette distance qui sépare l’image de son objet. Comme le
« parler » traduit une libération à l’égard des exigences optiques qu’impose le savoir,
l’image traduit une mise à distance de ce qu’elle réfléchit à la manière du miroir qui
réfléchit sur ce qu’il réfléchit pour reprendre la formule de Cocteau : « Les miroirs
17. Blanchot Maurice, « Parler, ce n’est pas voir », in L’Entretien infini, op. cit., p. 38.
18. Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, op. cit., p. 354. On retrouve cette idée dans « L’Absence de
livre », in L’Entretien infini, op. cit., p. 435 : « Que l’art ne dit pas la réalité, mais son ombre, qu’il est
l’obscurcissement et l’épaississement par quoi quelque chose d’autre s’annonce à nous sans se révéler. »
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285
286
La parole se crée alors et la littérature se fabrique dans et par l’acte de nomination qui
est un « nom qu’il faut entendre comme un verbe, le mouvement de tourner, vertige où se
reposent le tourbillon et le saut et la chute28 ». Tout bouge car, dans ce rapport mot-sens-
acte de nomination, « voir le mot » et « dire le sens » ne sont pas des actions distinctes,
mais des présences simultanées. Comme le fait remarquer Lévinas, « Blanchot guette
précisément le moment entre le voir et le dire où les mâchoires restent entr’ouvertes29 ».
287
C’est pourquoi « penser » n’est pas encore une « pensée », comme « parler » n’est pas
encore une « parole ». La tâche de la nomination est donc d’essayer d’exprimer le
« penser » et non « les pensées » même si celui-là est impossible. L’acte de nomination
s’inscrit ainsi dans la découverte d’un « mouvement » pris dans le piège d’une distance
étrangère qui s’éloigne au fur et à mesure que l’on s’approche de ce que l’on cherche à
découvrir. Ce « rapport dans le non-rapport » pose une question primordiale : cette
découverte a-t-elle le poids d’une « scène primitive » ?
S
i nous présentons les deux comptes rendus de Thierry Maulnier, l’un de
janvier 1942 et l’autre de novembre 1942, c’est parce qu’ils sont le témoignage d’un
écrivain découvrant une œuvre encore inconnue. Hors de tout contexte universi-
taire, ces lectures de Maulnier traduisent un sentiment fort sur la singularité de l’écriture
de Blanchot. Il exprime, à travers sa sensibilité d’écrivain, la densité d’une écriture à
travers son questionnement sur la manière dont ces deux romans posent explicitement
la question de l’invention du langage : comment se réalise littérairement l’acte de nomi-
nation alors qu’il s’enferme dans sa propre impossibilité.
Maulnier, comme Lévinas, fait partie de ces écrivains qui refusent toute opération de
déplacement dans leur lecture de Blanchot. Il nous montre que la pensée de l’écrivain est
loin de toute vision mystique de la littérature.
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298
Renato Boccali
Maître de conférence à l’université IULM de Milan où il enseigne l’Esthétique. Il est le coordina-
teur de la Chaire UNESCO-IULM « Cultural and Comparative Studies on Imaginary ». Ses
recherches portent essentiellement sur la phénoménologie et l’herméneutique, les théories et les
pratiques de l’image, le rapport entre littérature et philosophie. Il est l’auteur de plusieurs études
sur Merleau-Ponty, Lévinas, Ricœur, Blanchot, Derrida. Parmi ses publications : L'Eco-logia del
visibile: Merleau-Ponty teorico dell'immanenza trascendentale [L’Éco-logie du visible. Merleau-
Ponty théoricien de l’immanence transcendantale], Milan, Mimesis, 2011 ; Le Frontiere dell'alterità
[Les frontières de l’altérité. Imaginaires du proche, de l’étranger et de l’exotique], avec P. Proietti,
Palerme, Sellerio, 2009 ; La Narrazione come traccia: percorsi e forme del raccontare attraverso lo
sguardo del Novecento [La Narration comme trace. Parcours et formes du récit au xxe siècle], avec
A. Fioravanti, G. Saccoccio, Rome, EDUP, 2002.
François Brémondy
Professeur de philosophie, François Brémondy a publié quelques articles sur Maurice Blanchot :
« Lévinas, Blanchot et la Bible », in Emmanuel Lévinas, Maurice Blanchot, penser la différence,
Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2007 ; « Pascal fut-il un penseur dialectique ? » in
Maurice Blanchot et la philosophie, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010 ; « Naïf
301
Anca Calin
Enseignant-chercheur à l’Université Dunarea de Jos de Galati, Roumanie, Anca Calin s’intéresse
aux questions liées à l’acte de nomination à partir de l’œuvre de Maurice Blanchot. Elle a soutenu
sa thèse de philosophie et de littérature, intitulée La question de la nomination dans l'œuvre de
Maurice Blanchot, université Paris Ouest Nanterre La Défense et l’université Dunarea de Jos de
Galati. Elle a publié plusieurs articles portant sur la question l’acte de nomination à partir du
dispositif lecteur/texte/auteur. « L’acte de création comme mouvement de déformation », Défor-
mer le réel, Cahiers ERTA n° 3, Institut de Philologie Romane, université de Gdansk, Pologne,
2013 ; « La chorégraphie du langage littéraire », revue Mélanges francophones no 7 (Une écri-
ture… l’absente de toute lecture ?), Presses Universitaires de Galati, 2012 ; « Éléments pour une
analyse critique de certaines notions-clés des théories littéraires », Lexique commun/Lexique
spécialisé, Galati, Europlus, 2010 ; « Une lecture critique de la figure du lecteur », Communica-
tion interculturelle et littérature, n° 2, Galati, Europlus, 2010.
Arthur Cools
Arthur Cools enseigne la philosophie contemporaine, la philosophie de l'art et la philosophie de la
littérature au Département de Philosophie à l'Université d'Anvers. Il est membre du comité de
rédaction de la collection « Résonances de Maurice Blanchot ». Il est l'auteur de Langage et
subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas, Louvain,
Peeters, 2007. Récemment, il a (co-)édité The Locus of Tragedy, Boston, Brill, 2008 ; Maurice Blanchot.
De stem en het schrift. Drie opstellen over de esthetische distantie in de vertelling, het humanisme en de
toekomst van de boekcultuur, Zoetermeer, Klement ; Kalmthout, Pelckmans, 2012 et Metaphors in
Modern and Contemporary Philosophy, Bruxelles, University Press Antwerp, 2013.
Maxime Decout
Maître de conférences à l’université Lille 3 Charles de Gaulle. Il est l’auteur d’Albert Cohen : les
fictions de la judéité, Paris, Classiques-Garnier, 2011 et a dirigé le numéro d’Europe consacré en
janvier 2012 à Georges Perec. Son travail porte sur les rapports entre littérature et judéité. Il a
publié plusieurs articles sur Albert Cohen (Poétique, Les Temps modernes, Études littéraires, Gene-
sis…), Georges Perec (Europe, Poétique, Roman 20-50, Littérature, Études littéraires, Genesis…),
Hélène Cixous (Critique) et Patrick Modiano (Littérature).
302
Claudine Hunault
Metteur en scène de théâtre et d’opéra, actrice et écrivain. Elle donne de nombreuses formations
sur la présence scénique et le rapport du chant à la parole à des chanteurs et des acteurs. Dernière
publication : Des choses absolument folles, Bruxelles, EME, 2012.
Slimane Lamnaoui
Professeur habilité de littérature française à l’université de Fès au Maroc. Il est l'auteur de nom-
breux articles sur la littérature française et la littérature arabe classique. Derniers ouvrages
publiés : « La traduction de l’éros arabe entre thème et version, corps culturel et corps textuel » in
Traduire le texte érotique, Presses de l’université de Québec, Figura, « Figura », 2013, et La Céré-
monie du papier (recueil de poésie), Paris, Les Éditions du Panthéon, 2011.
Pierre Madaule
Écrivain, auteur de Maurice Blanchot-Pierre Madaule, correspondance (1953-2002), Paris,
Gallimard, 2012, Une tâche sérieuse, Paris, Gallimard, 1973.
Geoffroy Martinache
Maître de Conférences à l’université catholique de Lille. Il a publié plusieurs articles en esthétique
sur Rodin, Blanchot ou Derrida. Ses recherches portent actuellement sur l'ontologie plastique et
sur le devenir en peinture ou en littérature.
Alain Milon
Professeur de philosophie des universités, Université de Paris Ouest Nanterre. Derniers ouvrages
publiés : Philosophie de l’écologie : le plan de nature, Belval, Circé, 2014 ; Cartes incertaines. Regard
critique sur l'espace, Paris, Encre marine, 2013 ; La Fêlure du cri : violence et écriture, Paris, Encre
marine, 2010 ; Bacon, l’effroyable viande, Paris, Encre marine, 2008 ; L’Écriture de soi : ce lointain
intérieur, Paris, Encre marine, 2005 ; La Réalité virtuelle. Avec ou sans le corps, Paris, Autrement,
2005 ; Contours de lumière : les territoires éclatés de Rozelaar Green, Draeger, 2002 ; L'Art de la
303
Gary D. Mole
Professeur et ancien directeur du département de français à l'université Bar-Ilan en Israël. Il est
l'auteur notamment d’ouvrages sur Levinas, Blanchot et Jabès, sur la poésie française de la dépor-
tation, et de nombreuses études sur divers aspects de la littérature française et francophone. Il
s'intéresse particulièrement aux rapports entre la littérature et la guerre : la Shoah, la déportation,
la poésie de la Grande Guerre, la violence et le génocide dans la fiction francophone postcoloniale
de l'Afrique subsaharienne. Il est membre du comité éditorial de la collection « Résonances de
Maurice Blanchot », du comité consultatif de Yod : Revue des études hébraïques et juives, et lecteur
pour Dalhousie French Studies (Canada).
Antoine Philippe
Docteur en littérature française de l’université de Californie à Irvine. Il est actuellement Profes-
seur associé à l’université de Porto Rico, où il enseigne la littérature française et comparée, le
cinéma et la théorie littéraire. Il a publié plusieurs articles sur le cinéma et sur Maurice Blanchot,
en particulier : « Le Complexe d’Orphée, une lecture de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot »,
Contre-attaques 1 (Janvier-Juin 2009). Il est en train de terminer une monographie qui porte sur
La Folie du jour, L’Arrêt de mort et Le Très-Haut.
Caroline Sheaffer-Jones
Caroline Sheaffer-Jones enseigne la littérature française à l’université de Nouvelle-Galles du Sud
à Sydney, en Australie. Elle a publié des textes sur divers aspects des écrits de Blanchot, ainsi que
sur Camus, Derrida et Sarah Kofman, notamment « As Though with a New Beginning: Le dernier
homme », in Clandestine Encounters: Philosophy in the Narratives of Maurice Blanchot, Hart Kevin
(dir.), University of Notre Dame Press, Notre Dame, IND. 2010, p. 241-262 ; in « Tableau Before
the Law: Albert Camus’ The Fall After Deconstruction », in Derrida Today, vol. 6, n° 1, mai 2013,
p. 115-134.
304
Tomasz Swoboda
Tomasz Swoboda enseigne la littérature, la traduction et l’anthropologie du spectacle à l’univer-
sité de Gdańsk et à l’université de Szczecin. Auteur d’une thèse de doctorat consacrée au roman
décadent et d’une thèse d’habilitation sur Bataille, Leiris, Artaud et Blanchot. Traducteur en
polonais de Nerval, Barthes, Bataille, Caillois, Ricœur, Poulet, Richard, Vovelle et Le Corbusier.
L e 14 septembre 2011, dans l’émission de Laure Adler Hors d’Alain Milon dans la même collection :
champ sur France Culture, Jean-Luc Godard tenait les propos
suivants : « Question : Expliquez-nous la différence entre du Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot :
cinéma vrai et des films, faire des films. Réponse : Les films on penser la différence
sous la direction
d’Alain Milon
peut les voir, le cinéma on ne peut pas le voir. On peut juste voir Maurice Blanchot et la philosophie
ce qu’on ne peut pas voir… de l’inconnu ou des choses comme
cela… Question : C’est cela que vous tentez de faire ? approcher
de l’invisible… Réponse : Ce qu’on fait naturellement, ce que font
beaucoup d’écrivains à leur manière. Quand j’étais adolescent, l’un
des premiers livres qui m’avaient touché, c’est un livre de Maurice
Maurice Blanchot
Blanchot… je ne connaissais rien à la philosophie et à toute cette
école… c’était un livre qui s’appelait Thomas l’Obscur… voilà
c’est Thomas l’Obscur… »
entre roman et récit
Le 28 janvier 1942, à la sortie de Thomas l’Obscur, Thierry
Maulnier faisait le commentaire suivant dans sa chronique
littéraire : « Le premier roman de M. Maurice Blanchot constitue
à n’en pas douter une des expériences les plus subtiles et les plus
audacieuses qui aient été faites depuis longtemps pour faire dire
Maurice Blanchot
Deux témoignages différents mais la même intuition sur un
auteur à part qui a marqué toute une génération d’écrivains.
L’intention de cet ouvrage collectif sur les romans et récits de
Maurice Blanchot est justement de creuser cet informulé dans
Photo de couverture © Anne-Lise Large
23 €
L e 14 septembre 2011, dans l’émission de Laure Adler Hors d’Alain Milon dans la même collection :
champ sur France Culture, Jean-Luc Godard tenait les propos
suivants : « Question : Expliquez-nous la différence entre du Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot :
cinéma vrai et des films, faire des films. Réponse : Les films on penser la différence
sous la direction
d’Alain Milon
peut les voir, le cinéma on ne peut pas le voir. On peut juste voir Maurice Blanchot et la philosophie
ce qu’on ne peut pas voir… de l’inconnu ou des choses comme
cela… Question : C’est cela que vous tentez de faire ? approcher
de l’invisible… Réponse : Ce qu’on fait naturellement, ce que font
beaucoup d’écrivains à leur manière. Quand j’étais adolescent, l’un
des premiers livres qui m’avaient touché, c’est un livre de Maurice
Maurice Blanchot
Blanchot… je ne connaissais rien à la philosophie et à toute cette
école… c’était un livre qui s’appelait Thomas l’Obscur… voilà
c’est Thomas l’Obscur… »
entre roman et récit
Le 28 janvier 1942, à la sortie de Thomas l’Obscur, Thierry
Maulnier faisait le commentaire suivant dans sa chronique
littéraire : « Le premier roman de M. Maurice Blanchot constitue
à n’en pas douter une des expériences les plus subtiles et les plus
audacieuses qui aient été faites depuis longtemps pour faire dire
Maurice Blanchot
Deux témoignages différents mais la même intuition sur un
auteur à part qui a marqué toute une génération d’écrivains.
L’intention de cet ouvrage collectif sur les romans et récits de
Maurice Blanchot est justement de creuser cet informulé dans
Photo de couverture © Anne-Lise Large
23 €