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SERGE TISSERON

Le jour où mon robot m’aimera : Vers l’empathie artificielle


Editions Albin Michel, 2015, 220 pages

Serge Tisseron traite dans son dernier ouvrage, des objets autonomes, et des
questions qu’ils poseront de plus en plus à leurs usagers. Disons-le d’emblée. Le lecteur y
est plongé dans une atmosphère double. D’un côté, la fascination pour ce monde en train
de naître qui rejoint les plus incroyables récits de science-fiction ; et de l’autre
l’inquiétude face à un avenir dans lequel la plupart des concepts psychanalytiques, et plus
largement humanistes, vont être questionnés.
Cette oscillation se construit bien entendu autour de l’étrangeté des robots. L’auteur
montre qu’il ne s’agit pas seulement de celle que Freud, confronté par hasard à son reflet
dans la vitre d’un compartiment de chemin de fer, a décrite sous le nom d’inquiétante
étrangeté, ni de celle de Masahiro Mori décrivant la « vallée de l’étrange » (Uncanny
valley) provoquée par la ressemblance grandissante d’une machine à un humain. Pour
Tisseron, cette inquiétante étrangeté doit être élargie à d’autres domaines : le robot ne
déroute pas seulement les repères auxquels nous sommes habitués dans nos relations avec
nos semblables, mais aussi dans ceux qui guident nos relations aux objets et aux images.
C’est pourquoi l’ouvrage convoque trois grandes références conceptuelles pour
problématiser la relation de l’homme au robot : ses relations à ses semblables, à ses
objets, et à ses images.
Tout d’abord, le robot est un objet, mais différent de tous les autres : c’est un objet
qui parle, capable en plus de prendre des initiatives. En second lieu, le robot a une
apparence qui le fait ressembler à ceux que nous avons vus dans les films, mais tout se
passe comme s’il était sorti du cadre de l’image pour nous rejoindre. Enfin, le robot
humanoïde, voire androïde, c’està-dire doté d’une apparence semblable à la nôtre, nous
inspire des sentiments humains. Pour autant, dans la plupart des situations concrètes, un
robot continuera à être perçu comme un objet. Le robot est un objet, même s'il est un
super-objet.
C'est pourquoi l'auteur parcourt le monde des objets, chez l'enfant, l'adolescent, et
même l'adulte. Il montre alors l'incroyable part d'affection qui relie les sujets aux objets :
l'être humain rêve sur ses objets avant de les concevoir, mais il en rêve aussi à chacun des
moments qu'il partage avec eux. Après avoir envisagé la relation aux objets, l'auteur
précise leurs fonctions dans la relation aux robots, qui sont au nombre de quatre : une
fonction d'esclave (nous demandons aux robots de faire exactement ce que nous
attendons d'eux) ; une fonction de témoin (le robot est désiré dans la mesure où il renvoie
le sujet à luimême) ; une fonction de complice (le robot devient le complice de mémoire
du passé, ou un support de parties clivées ou déniées) ; enfin, une fonction de partenaire

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(impliquant une forme de relation réciproque robot-humain). Et, comme le souligne
l'auteur, plus les robots deviendront complexes, et plus ces diverses fonctions seront
appelées à coexister.
La seconde référence des relations humaines aux robots concerne les images :
chacun pourra bricoler l’apparence de son robot pour le faire ressembler à la créature de
son choix : ange, démon, ou familier disparu. Enfin, le robot sera conçu pour se
substituer à une présence humaine. Le cœur de cette manipulation, c’est l’ « empathie
artificielle » : alors que les robots n'auront jamais plus de cœur que nos « machines à
laver », ils simuleront l'affection que tout être humain attend de ses semblables, pour que
l'on puisse mieux les adopter. Autrement dit, l'empathie artificielle développera notre
propre empathie à leur égard, en nous permettant de « communiquer avec ces robots
exactement comme avec un être humain, c'est-à-dire en utilisant la voix, le regard et le
geste » (p.12). En effet, « pour qu'un robot soit complètement accepté, il est
indispensable qu'il parle avec des intonations et des mimiques qui évoquent de vraies
émotions » (p.16).
Les recherches actuelles en robotique s'attachent alors à concevoir des robots
capables non seulement d'interagir avec un être humain en s'adaptant à lui, mais aussi et
surtout comme s'il était lui-même un être humain. Cette capacité à simuler du robot
explicite d’ailleurs son utilisation dans le domaine de la santé mentale (avec les enfants
autistes, par exemple). Un robot accepté est un robot avec lequel l'utilisateur peut
interagir de manière aussi simple et naturelle qu'avec un autre être humain. Reste une
question d'importance éthique, posée par l'auteur : si donc nous pouvons poser les bases
d'une empathie artificielle qui permettrait, en retour, d'assurer l'empathie robotique (celle
de l'être humain à l'égard du robot), la question est bien : est-ce souhaitable ?
L’auteur nous montre que cette stratégie, imaginée pour nous permettre de vivre en
paix avec les robots, pourrait aussi créer des dangers bien plus graves. Il en pointe trois :
nous faire oublier qu’ils sont connectés en permanence ; nous cacher qu’ils seront encore
longtemps des machines à simuler, incapables de toute émotion et de toute souffrance ; et
même nous faire croire qu’ils seraient un modèle possible pour les relations entre
humains. Qu’un psychiatre et psychanalyste questionne ce champ nous paraît d’une
importance capitale. Serge Tisseron pose en effet les bases d’une compréhension de nos
relations à notre environnement non-humain. Il situe bien les enjeux de nos rapports aux
machines autonomes, en analysant pourquoi et comment il va être de plus en plus
difficile de ne les considérer « que » comme des objets, alors qu’elles ne cesseront jamais
d’en être !
Frédéric Tordo : Psychologue

Source : https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2017-1-page-12.htm

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